Kraka

ANONYME

 

ODE DE KRAKA ou CHANT DU CYGNE DE LODBROK.

 

Œuvre numérisée par Marc Szwajcer

 

 

 

 

 

  

ODE DE KRAKA[1]

ou

CHANT DU CYGNE DE LODBROK.

 

***

ARGUMENT.

Vers la fin du huitième siècle de l'Ère Chrétienne Ragnar Lodbrok, roi de Danemark, fut fait prisonnier par son ennemi Ella, roi d'une partie d'Angleterre. Le vainqueur se vengea sur le captif d'une manière à faire frémir. Il le fit jeter dans une prison qu'il avait fait remplir de reptiles venimeux. On a dit que Ragnar composa dans cette horrible prison cette ode, dans laquelle il chante ses exploits et exhorte ses fils à venger sa mort, mais, à s'en rapporter au commentaire ci-après, il paraît évident que les vingt-trois premières strophes ont servi de chanson guerrière à Ragnar et à ses guerriers, et que les dernières strophes y ont été ajoutées, après la mort du roi, peut-être même par la reine Kraka. On retrouve dans cette ode les mêmes expressions que lui attribue l'ancienne histoire ; il n'y a que le style qui en soit plus poétique.

— Quant à la version de ce poème, les métaphores du texte ne sont pas traduites littéralement, toutes les fois qu'elles ont paru en empêcher l'intelligence, mais, en de tels cas, les expressions originales se trouvent traduites à la lettre au bas du texte.


 

ODE DE KRAKA

ou

CHANT DU CYGNE DE LODBROK.

 

 

Nous avons frappé du glaive ! Il n'y a pas longtemps que nous exterminâmes le reptile[2] en Gothland, alors Thora nous fut livrée. Dans ce combat je transperçai d'un coup d'épée l'anguille de la bruyère. On m'en donna le nom de Lodbrok.[3] J'enfonçai le fer flamboyant dans le corps du serpent qui, tortillé en forme d'anneau, se reposait sur la terre.

II.

Nous avons frappé du glaive ! j'étais encore bien jeune, lorsque j'allai avec mes guerriers vers l'orient du Sund, où nous épuisâmes la faim des animaux voraces.[4] Quand l'acier de l’épée fit gémir la haute crête du morion, nous offrîmes une nourriture abondante aux oiseaux de proie.[5] La mer s'était enflée. Le corbeau marcha dans le sang des tués.

III.

Nous avons frappé du glaive ! J'avais vu s'écouler vingt hivers, quand nous couchâmes les lances, et baignâmes de tous côtés l’épée dans le sang. Vers l'orient à l'embouchure du fleuve de Duna, nous emportâmes la victoire sur huit comtes ennemis. Dans ce combat nous régalâmes les animaux de proie[6] d'un bon repas. Le sang découlait dans la mer bruyante ; bien des hommes y perdirent la vie.

IV.

Nous avons frappé du glaive ! La femme de Hédin[7] était de notre partie, quand nous envoyâmes les peuples d'Helsingie dans les salons d'Odin. Nous montâmes le fleuve d'Iva, et tandis que les flèches perçaient les armures, les flots furent rougis dans les torrents de sang qui jaillissaient des blessures.[8] Le fer étincelant frappa à grand bruit les cottes de mailles, et la hallebarde fendit les boucliers.

V.

Nous avons frappé du glaive ! Je sais que personne ne s'en alla avant que Herroed eût succombé sur le bord de son vaisseau.[9] Jamais comte plus vaillant n’ira avec de longs vaisseaux sillonner la plaine liquide.[10] Partout dans la guerre ce roi faisait voir un courage intrépide.

VI.

Nous avons frappé du glaive ! Les soldats jetèrent les boucliers, quand les flèches partant de nos arcs vinrent assaillir la poitrine des héros. Dans le combat sur les brisants de Skarfé, les lances percèrent les boucliers ronds,[11] qui devaient rougir avant que le roi Rafn tombât Le sang qui découlait des fronts des guerriers, venait comme une sueur rouge arroser les cottes de mailles.

VII.

 Nous avons frappé du glaive ! Dans la mêlée à Ullarager les coups d'épées retentissaient dans le lointain, avant que le roi Eisten succombât Resplendissants d'or les ennemis se rendirent au repas fumant des vautours. La flamme de l’épée[12] exterminante se fit jour au travers des boucliers rougis dans la rencontre des casques. Le sang[13] ruissela des plaies de la nuque, et inonda les épaules.

VIII.

Nous avons frappé du glaive ! Devant les îles d'Eindéris, les corbeaux eurent à déchirer une riche proie. Nous donnâmes cette fois un bon repas aux chevaux de Fala.[14] Il était difficile d'avoir l'œil à tout Au lever du soleil j'entendis les flèches[15] siffler dans les airs. Le fer volant perça le bord du morion.

IX.

Nous avons frappé du glaive ! Les boucliers furent teints de sang, quand, devant l'île de Bornholm, nous agitâmes l’aiguillon de la blessure. Les nuages de la grêle meurtrière déchirèrent les annelets des armures. L'arc[16] lança le fer. Voulner périt dans le combat ; jamais roi ne fut plus vaillant. Au haut et au loin les corps morts furent jetés sur le rivage. Le loup se régala de la proie.

X.

Nous avons frappé du glaive ! Dans le pays des Flamands le combat était douteux, jusqu'à ce que le roi Frey fut tué. Infecté de sang, l'aiguillon bleu de la blessure perça la cotte d'armes dorée.[17] La vierge pleura le combat de la matinée. On rassasia la faim dévorante du loup.

XI.

Nous avons frappé du glaive ! Devant Englanèse les guerriers étaient tombés par centaines sur le bord des vaisseaux. Nous luttâmes pendant six jours avant que l'armée ennemie fût vaincue. Au lever du soleil nous livrâmes le dernier combat.[18] Le sort voulut que Valthiof tombât sous les coups de nos armes.

XII.

Nous avons frappé du glaive ! Un torrent[19] de sang tombait à grands flots de nos épées dans le golfe de Barda. Nous offrîmes aux vautours[20] les pâles victimes de la mort. La corde de l’arc[21] retentit, quand le fer tranchant perça dans la mêlée[22] les cottes de mailles, forgées par le marteau de Svelner.[23] La flèche,[24] arrosée de sang et infectée de venin, volait à travers l’air, portant les blessures sur ses ailes.

XIII.

Nous ayons frappé du glaire ! Nous levâmes bien haut les boucliers[25] dans le jeu de Hilde, que nous jouâmes à la baie de Hedning. On y voyait se fendre les casques des guerriers, quand, au milieu du fracas des épées,[26] nous rompîmes en mille pièces les boucliers. C'était autre chose que de coucher au lit nuptial avec une tendre épouse d'une beauté éblouissante.

XIV.

Nous avons frappé du glaive ! En Northumberland la grêle meurtrière perça les boucliers, et la terre fut jonchée de morts. Le matin de cette journée on n'eut pas besoin d'exhorter les hommes au jeu de Hilde. Les lances étincelantes[27] fracassèrent les têtes. Je vis dans ce combat les boucliers se rompre, et les hommes mordre la poussière.

XV.

Nous avons frappé du glaive ! Dans les îles des Hébrides le destin donna à Herthiof de remporter la victoire sur nos hommes. Une grêle de traits abattit Rœgnvald ; cela mit le comble à la douleur qui atteignit les combattants au milieu du fracas des épées. Le guerrier[28] lança avec force son javelot

XVI.

Nous avons frappé du glaive ! Les morts faisaient un énorme monceau. Le vautour[29] se réjouissait dans l'espérance que fit naître le bruit du combat. Le roi Marstan, qui régnait sur l’île d'Irland, rassasia de carnage les aigles et les loups, pendant que les flèches mordaient sur les boucliers. Le golfe de Vedra engraissa les corbeaux par de bons repas.

XVII.

Nous avons frappé du glaive ! Un matin je vis tomber une foule d'hommes sous les coups d'épée du guerrier dans la mêlée des flèches. L'épine du fourreau pénétra trop tôt jusqu'au cœur de mon fils. Égil fit mordre la poussière à Agnar, ce héros intrépide. La lance perça à grand bruit la chemise de mailles grise.[30] Les enseignes resplendirent au soleil.

XVIII.

Nous avons frappé du glaive ! Je vis les braves mariniers aguerris[31] éventrer la proie, avec les épées resplendissantes, pour en régaler les animaux carnassiers. Ce n'était pas dans le golfe de Skède comme quand les vierges nous présentent le nectar. Bien des vaisseaux[32] furent vides de guerriers au fracas des lances. Les chemises de mailles[33] furent mises en pièces dans la mêlée des rois.

XIX.

Nous avons frappé du glaive ! Au sud de Lindesœre nous jouâmes un matin le jeu de Hilde avec trois rois. Peu de personnes échappèrent au carnage ; la plupart des ennemis furent sacrifiés aux bêtes féroces.[34] Les vautours[35] et les loups s'arrachaient la proie. Le sang d'Hiberniens coulaient à grands flots dans la mer agitée.

XX.

Nous avons frappé du glaive ! Je vis s'enfuir un matin les favoris des femmes et l'aimant de la vierge, lui qui était fier de sa belle chevelure. Avant la chute du roi Oern, ce n'était pas dans le détroit d'Ala, comme quand la fille[36] vient nous présenter des bains chauds. Ce n'était pas comme quand assis aux premières places nous embrassons d'aimables vierges.

XXI.

Nous avons frappé du glaive ! Nous agitâmes avec force les épées qui allaient trancher les boucliers, quand la lance dorée fit fléchir les cuirasses.[37] L'île d'Angul montrera encore pendant des siècles comment nous rois nous nous sommes comportés dans le jeu des épées. Devant la langue de terre le dragon qui apporte les blessures sur ses ailes fut de grand matin rougi de sang.

XXII.

Nous avons frappé du glaive[38] ! Pourquoi la mort frappera-t-elle le héros, au choc des flèches, parée qu'il s'avance au premier rang. Il arrive souvent que la mort surprend plus tôt celui qui ne fait jamais face à l'ennemi. Il est bien difficile d'emmener un poltron dans le jeu divertissant des épées. Le lâche ne tire jamais avantage de son cœur.

XXIII.

Nous avons frappé du glaive ! Il est de la justice du combat que dans la rencontre des armes un homme en attaque un autre, et que le guerrier ne fuit jamais devant son ennemi ; telle était, depuis longtemps, la loi du vrai guerrier. Celui qui aspire à l'amour de sa maîtresse, doit toujours se montrer intrépide au bruit des armes.

XXIV.

Nous avons frappé du glaive ! Il me semble que j'éprouve que nous sommes entraînés par le destin. Jamais personne n'échappa aux décrets des Nornes.[39] Quand je mis les vaisseaux à la mer pour aller rassasier les corbeaux affamés,[40] je ne croyais point qu'Ella me fît toucher à la fin de la vie. Dans les golfes d'Ecosse nous avons abondamment régalé les animaux de carnage.[41]

XXV.

Nous avons frappé du glaive ! Je me réjouis toujours en pensant qu'un festin se prépare pour les héros sur les bancs du salon du père de Balder.[42] Bientôt nous boirons de la bière dans des cornes de bêtes.[43] Un homme brave qui arrive dans le palais magnifique de Fiölner,[44] ne regrette point d'avoir perdu la vie. On ne m'entendra pas prononcer des paroles d'effroi en entrant dans la salle de Vidrer.

XXVI.

Nous avons frappé du glaive ! Si les fils d'Asloeg[45] connaissaient bien mes tourments, et qu'ils sussent comment nombre de serpents venimeux me déchirent, ils saisiraient leurs armes et voleraient au combat. La mère que j'ai donnée à mes fils leur a donné en héritage un cœur vaillant

XXVII.

Nous avons frappé du glaive ! La mort approche à grands pas ; le serpent m'a fait une blessure profonde ; la vipère habite déjà les recoins du cœur. J'espère que la lance[46] pénétrera bientôt jusqu'au cœur d'Ella. Mes fils seront enflammés de colère à la nouvelle de l'assassinat de leur père ; la bouillante jeunesse ne leur laissera point de repos.

XXVIII.

Nous avons frappé du glaive ! Cinquante et une fois j'ai livré des batailles sanglantes.[47] Je n'aurai jamais cru rencontrer un roi plus vaillant que moi. Dès ma jeunesse j'appris à rougir le fer tranchant. Les Ases[48] viennent m'inviter ; il ne faut pas se plaindre de la mort.

XXIX.

Il me tarde à présent de finir. Les déesses[49] que m'a envoyées Odin m'invitent à entrer dans son salon. Plein de joie je vais boire de la bière, assis avec les Ases aux premières places. Les heures de la vie touchent à leur fin ; je meurs avec joie.

 

 


 

[1] Une traduction plus moderne de cet Ode se trouve sur le site www.edelweiss-hama.org/krakumal.html. Le traducteur a publié La saga de Ragnarr aux Braies velues, 2005, éd. Anacharsis.

[2] On conjecture qu'il pense à un guerrier nommé Ormr, nom qui désigne la dénomination danoise d'un reptile.

[3] Lodbrok signifie des culottes relues. Ou le nomma ainsi à cause de l'espèce de chausses qu'il portait au combat.

[4] "Au loup affamé." Le nom du loup s'emploie dans le poème pour indiquer toute sorte de bêtes carnassières ; mais comme il est question ici d'un combat naval, j'ai préféré le nom général à celui de l'original.

[5] "Aux oiseaux aux jambes jaunes."

[6] "Le loup."

[7] Hilde, femme de Hédin, était la Bellone des anciens peuples du Nord.

[8] "Dans la source bouillante des blessures."

[9] "Sur les chevaux de Hefler." Hefler était un roi maritime.

[10] "Les plaines des oiseaux aquatiques."

[11] "La lune des boucliers."

[12] "La lueur mortelle."

[13] "Le vin."

[14] Fala était une des sorcières qui, selon la tradition, voyageaient à travers l'air montées sur des loups.

[15] "Les vierges enchanteresses de la corde."

[16] "L'orme."

[17] ''La cotte d'armes dorée de Hœgne.'' Hœgne était un ancien guerrier célèbre.

[18] "Nous célébrâmes la messe des flèches."

[19] "Une rosée."

[20] "Aux éperviers." Les éperviers ne se nourrissent pas de cadavres.

[21] "L'orme."

[22] "Dans la mêlée de la flamme du fourreau."

[23] On croit que Svelner était un des noms d'Odin, ou peut-être un de ces magiciens que forgeaient et enchantaient les armes.

[24] "Le reptile."

[25] "Les tentes de Hlaka." Hlaka était une des déesses nommées Valkuries, lesquelles Odin envoyait dans les combats pour dispenser la victoire, ou pour choisir ceux qui devaient être tués pour venir chez lui.

[26] "Des harengs de la mort."

[27] "Les rayons tranchants."

[28] "Celui qui ébranle les casques."

[29] "Le frère du loup."

[30] "La chemise de mailles grise de Hamder." Hamder était un ancien fameux guerrier.

[31] "Les fils loyaux d'Endil." Endil était un ancien roi maritime.

[32] "Des ânes d'Égir.» Egir était le dieu de la mer.

[33] Le manteau de Skœgul." Skœgul était une des "Valkuries.

[34] "Tombèrent dans la gueule des bêtes féroces."

[35] "Les éperviers." Voir plus haut.

[36] ''La vierge du pressoir."

[37] "L'écorce de Hilde."

[38] Au lieu des premières lignes de cette strophe, on pourrait lire selon une variante : "Quel sort plus heureux peut attendre le héros que d'être placé au premier rang dans l'orage des flèches. Celui qui ne fait jamais face à l'ennemi doit mener une triste vie."

[39] Les Nornes étaient les Parques du Nord.

[40] "Les faucons sanguinaires."

[41] "Le loup."

[42] Balder était le second fils d'Odin.

[43] "Dans des branches recourbées de crânes."

[44] Fioelner et Vidrer étaient des noms d'Odin.

[45] Asloeg était la femme de Ragnar ; son premier nom était Kraka.

[46] "La hart d'Odin."

[47] ''Des batailles proclamées par la flèche-messagère (Bud-stikken)."

[48] Les Ases étaient des héros qui accompagnaient Odin.

[49] "Les Dises." Ces déesses étaient les messagères d'Odin.