Saga

ANONYME

 

SAGA DE KNYTLINGA  (extrait)

Œuvre numérisée par Marc Szwajcer

 

 

 

 


 

Extrait de la saga de

KNYTLINGA

 

 

par M. L.-S. Borring.

Mémoires de la Société royale des antiquaires du nord, 1839.

NOTICE

Le nom islandais de Saga, de même que le mot histoire qui est d'origine grecque, signifie récit des faits donnés pour vrais. Les narrations islandaises qualifiées de ce nom, se divisent en trois classes: les historiques qui contiennent des faits vrais; les mythiques qui datent du temps fabuleux, et les aventureuses ou romantiques dues à un temps plus récent. Quelques auteurs ont prétendu qu'aucune des sagas ne mérite notre confiance, par la raison qu'il y en a où il n'est question que de fables ou d'aventures romantiques, mais des cas particuliers n'autorisent pas un jugement général. Se fonder sur un tel raisonnement, c'est se priver du droit de juger.

On a été généralement d'accord de mettre la saga de Knytlinga au nombre des meilleures sagas historiques. On y traite de la ligne des rois de Danemark qui descendaient d'un certain Knut (Knûtr, en latin Canutus, en danois moderne Knud). L'histoire du Danemark y est racontée depuis l'avènement du premier roi chrétien Harald Gormson, l'an 912, jusqu'à l'entière soumission des Vendes poméraniens par Kanut 6 et l'archevêque Absalon, l'an 1184.

Le nom de l'auteur n'est pas connu d'une manière certaine ; cependant il y a une très grande probabilité pour attribuer l'ouvrage à Olaf Thordson, nommé Hvitaskald, le poète à la chevelure blonde. Cet auteur est connu comme un des Islandais les plus savants de son siècle; il était neveu de l'Hérodote du Nord, de Snorre Sturlason, auteur de Heimskringla, et c'est probablement par les leçons de cet illustre historien que ses facultés acquirent cet heureux développement qui le mit au nombre des poètes et des historiens célèbres du Nord. Dès son enfance il aima les livres; il étudia avec zèle le latin et un peu le grec et l'hébreu pour obéir au désir de ses parents, qui voulaient faire de lui un ecclésiastique; cependant, malgré leurs efforts, son goût pour les sciences prit une autre direction, et il ne parvint que jusqu'au grade de diacre. On ignore l'année de sa naissance, mais il était encore très jeune quand, après la mort de son père Thord Sturlason, chef d'un commandement, il entreprit, l'an 1236, un voyage en pays étranger. Il passa quelques années à la cour de Valdemar 2, roi de Danemark, qui l'honora de son amitié et lui fit part de plusieurs faits historiques. Il parle avec beaucoup d'estime du roi, qu'il appelle son maître, dans un ouvrage qu'il fit paraître sous le titre de Skàlda ou traité de l'art de la poésie, que l'on peut regarder comme la suite de l’Edda postérieure de Snorre Sturlason, à la rédaction de laquelle il eut une part très active. Il y raconte aussi que le roi lui apprit un verset qui contenait toutes les lettres runiques, usitées dans ce temps-là. Outre ces ouvrages il a encore composé plusieurs poésies dont nous regrettons de ne posséder que des fragments. De retour en Islande il exerça pendant quelques années, depuis 1248 jusqu'à 1252, la première magistrature de l'île, fonction qui du temps de la république était la plus importante et la plus élevée du pays. Il était du reste d'un caractère paisible, et menait une vie tranquille pendant l’époque agitée de la république. L'établissement d'un collège pour des jeunes gens destinés à l'état ecclésiastique, fut un des actes honorables par lesquels il signala sa vie active. Il mourut l'an 1259.

La saga de Knytlinga fut traduite en latin par Arne Magnusson, fondateur de l'institution littéraire qui porte son nom. Le texte original, accompagné de cette traduction, fut imprimé à Copenhague sous la direction de Gram, mais la mort de ce savant célèbre, l'an 1748, arrêta la publication de l'ouvrage. Le professeur Moelmann s'en chargea plus tard en y faisant ajouter une table des matières très détaillée, mais il y fallait encore une préface, et pendant que Moelmann promettait de l'écrire, l'ouvrage servait de pâture aux rats et aux souris du grenier de l'imprimeur. La mort lui interdit enfin d'y mettre la main l'an 1778, et il n'y eut alors que très peu d'exemplaires échappés à l'outrage du temps et des animaux. La Société Royale des Antiquaires du Nord se chargea par cette raison d'en publier une édition toute nouvelle, qui parut, accompagnée de la saga de Jomsvikinga, comme le onzième volume des anciennes sagas (fornmanna Sögur) qui contiennent des faits historiques hors de l'Islande, racontés par des Islandais. Cet ouvrage parut en 1828, et une traduction danoise en fut publiée dans le XIe volume des anciennes sagas du Nord (Old-Nordiske Sagaer). Une version latine du même ouvrage sera publiée par la Société dans le XIe volume de l'ouvrage, intitulé Scripta Historica Islandorum.

Pour faire mieux connaître cette saga si remarquable, nous avons fait choix de la partie de l'ouvrage qui traite de Kanut Lavard, fils d'Éric le débonnaire, roi de Danemark, mort en 1103, et duc de Sleswick, appelé aussi Jutland méridional. Le surnom de Lavardr ou mieux Lâdvaror, gardien ou protecteur du pays, répond au titre allemand de Markgraf d'où dérivent les noms de Marchîo, Marquis, etc. etc. Ce titre convenait fort bien à la dignité de Kanut qui en qualité de duc de Sleswick, était le défenseur naturel de la célèbre muraille dite Danavirke (barrière du Danemark). D'autres font dériver ce nom, qui plus tard fut employé dans le sens de seigneur, de hlaford, laford, mot anglo-saxon qui a servi à former le nom moderne de lord.

L'oncle de Kanut Lavard était le roi Kanut quatre, qui fut tué par ses sujets révoltés à Odensée, dans l'église de Saint Albain, l'an 1085. Un sort pareil attendait le duc qui portait son nom. Aimé de son peuple, il périt l'an 1131, victime d'un guet-apens. Après sa mort il fut canonisé et reçu au nombre des saints de l'église l'an 1170 ou 1171 par suite des instances de son fils, le roi Valdemar le grand, auprès du pape Alexandre 3. L'anniversaire de sa mort, le 7 janvier, fut célébré dans tout le royaume jusqu'à la réformation, l'an 1536. Il fut surtout regardé comme le saint protecteur de l'île de Sélande, où ses saintes reliques furent gardées dans l'imposante église de la ville de Ringsted. Son culte se répandit jusque dans les contrées étrangères, et l'on peut lire son nom dans le catalogue français des Saints, publié par les savants religieux de la congrégation de Saint Maur à Paris.


 

 

 

 

 

EX HISTORIA REGUM DANORUM DICTA KNYTLINGA SAGA

 

Le texte latin provient des Monumenta Germania Historiae, SS 29. 

85. [De Knutone Lavard.] Contigit aliquando, cum colloquerentur inter se Heinricus imperator et Knuto Lavard, ut loqueretur dux imperatori : Domine, inquit, visitavi vos adventu meo, ut peterem a vobis utilia consilia pro cognatione [nostra]. Honorem a vobis spero me esse accepturum, et vos maiorem esse rationem habituros consanguinitatis nostrae quam negotiorum meorum maiorum. Potestas mea in eo est, ut amittatur, sed per quam cupio retinere honorem. Vellem cupide retinere quae pater mihi dedit in manus [meas], vellemus cupide ad hoc petere utilia consilia a vobis, quomodo agam . Imperator respondit : Cognovi gratiam vestram, quod habetis cuiusque hominis laudem, summa igitur necessitas est, ut regnum vestrum retinere possitis et honorem. Noster mos est, inquit imperator, hic in Saxonia multisque aliis locis claudere portus terrae portoriaque exigere nec permittere cuiquam appellere naves suas in portu, nisi portorium solvent. Fieri potest, ut hoc nimis acerbum videatur, ubi homines hac re non assueti sunt, sed tantos progressus iam fecit vester honor, ut mihi videatur fore, ut ea hac re non deminuatur, nam potentum virorum consuetudo est in multis terrist ut claudant portus terrae suae magnamque pecuniam inde accipiant ; et hoc est praesidio magno terrae adversus bellum. Eliam aliquantum pecuniae tibi dabo, ut dignitatem tuam ob eam rem retinere possis . Dux gratias egit imperatori pro consilio et dixit terram suam aptissimam esse, ut portus clauderentur, et dixit talem esse naturam terrae, ut hoc multis locis facile fieri posset. Deinde dux rediit in regnum suum cum eximiis muneribus et multis honorificis rebus, quae ab imperatore acceperat.

86. [Clausi portus.] Tum magna vastatio illata est Daniae a paganis viris, qui aestate fere semper excubabant in expeditione et mercatores vel incolas terrae diripiebant. Et cum Knuto Lavard haud multo tempore domi commoratus esset in regno suo, exstruenda curavit castella duo in utraque ripa sinus Sle ubi brevissimus per fretum transitus erat quod se insinuat ad Heidaby. Deinde per fretum traiici fecit catenas ferreas et trabes, ut fretum claudi posset ; tum homines in castellis collocavit ad custodiendum, et qui tum demum naves appellere sinerent, cum pecuniam accepissent a quacunque navi. Dux fere semper Heidaby resedit, nunc tutus erat ab omni incursione. Iam valde locupletatus erat nummis et tamen retinuit omnem gratiam, ut imperator coniecerat.

87. [De Vidgoto.] Vidgotus vir quidam nominatus erat, qui ortus erat e Samlandia. Homo paganus fuit, mercator fuit et ditissimus fuit et bene gnarus multarum artium ; navigavit semper itineribus mercatoriis in orientales regiones. Contigit aestate quadam, ut navigaret orientem versus ad Curoniam. Tum Curones excubabant ante eum cum classe bellica et statim ei insidiati sunt et voluerunt eum interficere. Sed cum unam solam navem haberet, intellexit se iis resistere nullo modo posse, et vela pandit ad navigandum domum in Samlandiam. Curones statim eum navibus persecuti sunt et intervenerunt inter Samlandiam et eum. Videt sibi duas res esse prae manibus, periclitari cum iis congredi, uter superaret, aut navigare in altum mare et aufugere in christianas terras ; et neutra ei bona Visa est. Hoc tamen consilium cepit, ut navigaret in altum mare et ab oriente ad Daniam. Audiverat de Knutone Lavard et inter alia hoc, omnes ab eo aliquid boni accepisse, qui eum adiissent. Speravit sibi aliquid honoris [impertitum iri], ubi multi alii acceperant. Placuit igitur Heidaby navigare. Tum navigavit ad fretum, quod clausum erat, tum inclamavit custodes, qui in castello erant, dixit se velle appellere in portum. Custos interrogavit, quis esset. Respondit : Vidgotus nominor . Custos respondit : Non permittit Knuto Lavard, ut portum aperiamus hominibus, de quibus nihil novimus . Vidgotus respondit : Aperi portum, bone vir, nam Knutonem convenire volo. Pro te respondebo, si dux tibi istam rem crimini dederit . Custos respondit : Bene oras, inquit. Tum fretum aperuerunt, et Vidgotus applicuit navem et deinde ducem adiit. Knuto rogavit, quinam essent. Vidgotus dixit se Sambienses esse. Knuto respondit : Famam tui audivi, et mihi dictum est te paganum esse . Vidgotus respondit : Certe pagani sumus . Dux dixit : Duae sunt conditiones, ut fidem christianam amplectamini et baplizemini, tum eritis omnes vos acceptissimi, aut ut periclitemini, quid vobis accidat . Vidgotus respondit : Nonne certum est, domine, meliorem condicionem praeferendam esse, si licet ? Libenter fidem amplector, et spero inde honorem mihi eventurum esse a vobis . Deinde baptizati et commorati sunt apud Knutonem Lavard per hiemem bene tractati. Vidgotus saepissime colloquia cum duce habebat. De multis rebus narrare noverat, nam prudens vir fuit et multas regiones obierat. Dux de multis rebus orientalibus quaesivit, et scivit ille multa inde narrare.

88. [Matrimonium Knutonis ducis.] Haraldus rex fuit in oriente in Russia, filius Waldemari regis, Iarizlavi filii, Waldemari filii. Mater Haraldi fuit Gyda, filia Haraldi Anglorum regis, Gudini filii. Haraldus [uxorem] habuit Christinam, filiam Ingonis Sueonum regis, Steinkelis filii, sororem reginae Margaretae, quam habuit [uxorem] Nicolaus Danorum rex. Filiae Haraldi et Christinae erant Malmfrida, quam [uxorem] habuit Sigurdus rex Hierosolymipeta, et Ingiburga. Sed cum Vidgotus fuisset unam hiemem apud Knutonem Lavardum in summo honore, dux petivit, ut sui causa orientem versus in Russiam proficisceretur et posceret Ingiburgam, filiam Haraldi regis, sibi [uxorem]. Vidgolus respondit : Domine inquit, una res est, cuius causa vestrum negotium peragere possum, quod mihi pecunia non deest. Sed quamquam multarum rerum causa ad vestrum negotium peragendum minime aptus sum, tamen debeo perficere voluntatem vestram in omnibus rebus, ad quas me uti vultis . Dax ei gratias egit, ideoque se ad eum hoc locutum esse dixit, quia sibi optimus ad hanc rem videretur hominum, qui suae essent dicionis, et quoad ingenium et quoad strenuitatem. Deinde iter eius paratum est ; et priusquam Vidgotus proficisceretur, duci locutus : Domine, inquit, tribuistis nobis hac hieme magnum honorem et praebuistis nobis liberalitatem summam. Sed merces erit minor a manibus meis, quam aequum esset. Iam accipiatis a me quadraginta serkos albarum pellium . Sed quina timbra singulorum sunt serkorum, quadragenae vero pelles in timbro. Dux ei gratias egit pro dono et se melius donum unquam accepisse negavit. Vidgotus iam navigavit in de cum suo comitatu neque prius destilit, quam veniret orientem versus in Russiam ad Haraldum regem. Colloquium nactus est donis cum rege. Rex eum bene accepit, nam Vidgotus erat nobilis vir et sermonis ingenua libertate utens et gnarus multarum linguarum. Mandatum suum protulit coram rege egitque prudenter et ita locutus est de Knutone Lavard, omnes de eo dicere neminem ei parem esse in Dania et in multis aliis terris. Genus eius vobis omnibus notum est, et hoc omnibus vobis honori erit . Rex respondit : Valde eum commendas verbis tuis, et haec res cito perficeretur, si sequimur tuum consilium de ista re . Sane domine, inquit ille, nulla in re experientia vos docebit aliter, alque ego dixi, nam inter omnes constat, Knutonem Lavard praestantiorem esse omnibus hominibus, qui nunc adolescunt in Dania sive in terris septentrionalibus . Rex respondit : Cum te veracem esse sciamus, et tu nobis nonnisi de bona nota cognitus sis, audiverimus etiam antea aliquam famam de Knutone Lavard, de isto negotio bene respondebimus. Sed provinciam parvam nobis habere videtur regendam, cum habeat ducatum unum in Dania . Vidgotus respondit : Econtra ille possidet, quae multo sunt praeclariora. Quid est hoc ? inquit rex. Vidgotus respondit : Virtutes eum habere ferunt prae plurimis aliis viris, et hae sunt maioris pretii quam magna pecunia vel potentia . Deinde rex cum filia sua disseruit et cum aliis consiliariis suis eisque proposuit istam rem, sed omnes hanc rem suaserunt ; itaque evenit cum consensu Ingiburgae, ut haec Knutoni Lavard nuberet. Et profectus est Vidgotus cum hoc mandato in Daniam et convenit Knutonem ducem eique narravit de suo mandato. Knuto dux ei gratias egit pro opera eius. Dux nuptias suas paravit, sed Haraldus rex misit Ingiburgam filiam suam ab oriente ex Russia termino constituto cum splendido comitatu ; cum autem haec in Daniam venisset, dux eam optime accepit itemque universus populus. Deinde egit nuptias suas cum illa cum magna festivitate et honore. Aliquot liberos habuerunt, qui postea nominabuntur.

89. De Magno Nicolai filio. Magnus filius Nicolai regis adolevit in palatio patris sui et erat omnium hominum maximus [statura] in tota Dania et bene gratiosus ; attamen Knuto Lavard omnium gratiosissimus erat et optimus habitus a populo, quamquam Nicolaus rex et Magnus, filius eius, maiorem potentiam habebant, et hoc ipsum effecit, ut minor familiaritas inter eos esset, ut [rex et filius eius] gratiae eius inviderent ; et amici eius nimis multi eis videbantur. Magnus Nicolai filius duxit Rikizam, filiam Burizlavi Slavorum regis. Eorum filii fuerunt Knuto et Nicolaus.

90. De Knutone Lavard. Knuto Lavard iterum iter paravit e patria et profectus est ad Heinricum imperatorem, cognatum suum. Sed cum imperator eius adventum cognovisset, splendidum convivium parari iussit ad eum [excipiendum] eumque bene accepit. Imperator locutus est aliquando duci : Laetor cognate, inquit, quod omnes praedicant uno ore vestram laudem ; te enim laudant omnes, qui aliquid sapiunt et nominis tui famam audiverunt, ut nemo sit aeque gratiosus ac tu . Dux respondit : Fortuna id mihi dedit, domine, inquit, ut vos me adiuvaretis auxilio vestro consitiisque . Tum dux merces albas [pelles mustelinas] proferri iussit, quas Vidgotus ei dederat, et locutus est ad imperatorem : Has merces velim a me accipiatis, domine, quamquam minora sunt munera, quam debebant . Imperator vidit hoc donum et gratias ei egit et dixit : Magna munera accepi, inquit, sed pauca, quae meliora mihi Visa sunt . Dux commoratus est apud imperatorem per aliquantum temporis spatium bono hospitio et magna familiaritate. Et cum dux reditum pararet, imperator dedit ei multa cimelia dixitque eum pecunia non cariturum esse, quoad viverent ambo ; sed munera, quae mihi attulistis, separatim remunerabor. Accipiatis a me vestes, quarum similes vereor ut in vestra patria pluribusve locis extent. Et hoc spero fore, si has vestes possidebitis, ut eas comitentur salus vestra et prosperitas regni vestri. Id a vobis petere volo, cognate, inquit, ne vestes has alienes, nam vereor, si alienaveritis, ne mox interitus accidat honori vestro . Hac vestes sollemnes erant imperatoris, et omnes erant auro frigiatae et pretiosissimae. Dux ei gratias egit pro donis et omnibus rebus honorificis, quas ei tribuisset. Deinde dux rediit in regnum suum, et semper vir maxime egregius est habitus. Paulo post imperator mortuus est. Et dicunt homines eam naturam fuisse vestium sollemnium, quas imperator dedit Knutoni Lavard cognato suo, ut plerique breve tempus viverent, postquam vestes alienassent. Deinde accepit imperium Liudgerus Saxonicus dux, qui abhinc vocatus est Lotarius.

91. De Knutone Lavard. Knuto Lavard tam gratiosus fuit, ut prius dictum est, ut omnes optimi viri in Dania amici eius essent non minus quam Nicolai regis vel Magni filii eius. Sed, ut antea dictum est, rem pater et filius tam moleste tulerunt ob invidiam, ut odium conciperent in ducem et multos eius amicos. Et cum Knuto Lavard hoc sensisset, consuluit sibi et sibi visus est cognoscere se insontem omnis iniuriae in eos. Aliquando accidit, cum Nicolaus rex et Magnus filius eius in meridionali parte Iutiae morarentur, ut Knuto Lavard proficisceretur ad eos conveniendos cum nonnullis viris. Et cum convenissent, illi ducem bene exceperunt. Tum Knuto dixit : Ea de causa huc vem, quod vos invitare volo ad convivium. Velim, ut multa negotia amice inter nos interessent, ut nos decet propinquitatis causa, nec sinamus calumniatores familiaritatem nostram divellere sine ulla causa . Illi responderunt et dixerunt se id cupide velle et dixerunt nihil negotii inter se esse, unde familiaritas inter ipsos non posset bene conciliari. Deinde Knuto Lavard abequitavit domum Heidaby et ibi convivium parari iussit pro Nicolao rege et Magno filio eius. Illi autem venerunt ad convivium constituto termino. Et lautissimum ibi fuit convivium ; et cum dies venisset, quo abequitarent, dux gratias egit Nicolao regi pro honore, quem sibi veniendo tribuissent, et regi dedit multa egregia cimelia. Deinde ivit ad Magnum et locutus est : Magne cognate, inquit, ecce vestes, quas Heinricus imperator, cognatus meus, mihi dedit. Iam vero vobis dabo vestes amicitiae et integrae propinquitatis causa, ideoque dabo tibi res, quas mihi sunt optimae, quia te bene decet eas gerere, neque ego tibi usum earum invideo, nam mihi merito remuneraberis . Magnus illico vestes induit, et dixerunt omnes, qui eum viderunt, nullum virum inveniri posse, qui eo esset pulchrior sive augustior, et dixerunt, ut verum erat, munus honore summo dignum esse. Nicolaus rex et Magnus filius eius gratias egerunt duci pro honore, quem sibi honorifice praestitisset invitatione et amplissimis muneribus. El priusquam discesserunt, invitaverunt eum ad se hieme ad convivium natalis Domini. Grato animo hoc accepit. Cognati digressi sunt iam cum summa amicitia.

92. Caedes Knutonis. Ea hieme Nicolaus rex convivium natalis Domini habiturus erat Ringstadis in septentrionali parte Sialandiae, et ad hoc convivium venit Knuto Lavard, ut constitutum erat, cum nonnullis viris. Et cum Nicolao rege per festum natalis Domini fuit, et ibi convivium splendidissimum actum est, et erat ibi magna familiaritas inter Nicolaum regem Magnumque filium eius et Knutonem Lavard cognatum eorum. Sed cum dies advenisset, quo convivium finiretur, dux dixit reditum suum parare se velle. Eo die convivium quam lautissimum fuit, et homines ducis admodum ebrii erant. Tum Magnus locutus est ad ducem : Domine, inquit quamquam minora munera vobis traduntur, quam aequum esset, tamen in memoriam vobis aliquid dabo. Dabo vobis quadraginta equites cum omni apparatu eorum . Dicitur vero octo marcis auri cuiusque equitis apparatus constare. Dux gratias egit Magno pro munere dixitque istud munus et bonum et magnificum esse. Iam dies processit, nec venerunt equites, quos Magnus duci dar et ; non enim omnes uno in loco colligi potuerunt. Tum dixit dux : Magne cognate, inquit, iam abequitabimus et equites opperiamur, ubi vobis visum erit . Magnus respondit : Ita faciamus, inquit, et ego equitabo vobiscum, cognate, nec prius a vobis discedam, quam perfecta sunt quae sum pollicitus vobis . Sane, domine, inquit dux, sic omnia fient, ut constituistis. Semper vero videtur nobis honori esse vester comitatus . Deinde osculatus est Knuto Lavard Nicolaum regem, cognatum suum, et alios viros, quos ei visum est. Postea equos ascenderunt et abequitarunt. Equitarunt per silvam quandam et venerunt ad locum arboribus exstirpatum. Tum Magnus hortatus est, ut equis descenderent equitesque opperirentur, et dixil se putare brevi tempore opus fore. Ita tam fecerunt, ut equis descenderent et considerent loco arboribus exstirpato. Multi illico dormiverunt, cum equis descendissent, nam vehementissime eo die potaverant. Knuto Lavard arbori caesae insedit, Magnus vero, cognatus eius, iuxta eum, et Magnus paludamento caeruleo indutus erat. Deinde viderunt hominem quendam e silva procurrentem, in qua erant, et cum venisset in locum arboribus exstirpatum, ubi sedebant, exuit amiculum, quo indutus erat, et manicam alteram abrupit. Nihil locutus est, mox in silvam recurrit. Dux interrogavit : Magne cognate, inquit, quid putas fuisse illud ? Videtur esse significado aliqua . Nescio, domine, inquit Magnus, nihil significari illa re puto ; ecquid existimas aliud rei subesse ?' Dux respondit : Suspicor illam rem esse significationem aliquam aliquibus, qui prope nos adsunt, et exercitum venisse contra nos in silvam .

Minime hoc est, cognate, inquit Magnus, nam ita dilectus es, ut nemo vobis nocere velit . Tum dux manum suam humero Magni imposuit interrogavitque : Cur me ita deduxisti, cognate, inquit, ut loricatus esses ?' Magnus respondit : Quia non sum aeque dilectus atque vos estis, cognate . Eo tempore, quo colloquebantur, sonuerunt tubae in silva circumcirca eos undique, dein de proruerunt homines ad eos e silva. Huic multitudini praeerat vir quidam nomine Heinricus Claudus ; fuit filius Suenonis, filii Suenonis regis, Ulfonis filii, gradu uno remotior patruele a Knutone Lavard. Sed tamen fuerunt consilia ista Nicolai regis et Magni filii eius. Et cum dux videret homines proruere e silva adversus eos et videret eos hostes esse, dixit : Quid hoc est, Magne cognate ? inquit, tune huic multitudini praees ? Magnus se subito convertit ad eum et dixit : Nihil tua refert, quis praesit. Tu satis nunc habebis . Deinde contulit se ad Heinricum Claudum. Dux dixit : Deus libi ignoscat, cognate, inquit, si quid rant. Ibi cecidit Knuto Lavard, et plurimorum virorum sermo est, Heinricum Claudum eum ferro vulnerasse et interfecisse. Ibi cecidit etiam plurima pars comitatus ducis ; ipse vero precatus est, quae ei saluberrima erant, priusquam exspiraret ; pauci vero vel omnino nulli occiderunt militum Magni et Heinrici. Sed cum hic rumor cognosceretur per Daniam, unusquisque homo lugebat Knutonem Lavard, et Nicolaus et Magnus, filius eius, invidiam summam sibi contraxerunt ex hoc facinore, ut fere nemo in Dania eos laudaret ob hanc rem, et qui antea quidem eorum amici fuerant dixerunt, ita ut erat, illud flagitium esse pessimum, neque quenguam probum virum eis serviturum esse ab eo tempore. Knuto Lavard translatus est Ringstad ibique sepultus ; et vere sanctus est et patrator multorum pulchrorum miraculorum et egregiorum. Dies emortualis eius est una nocte post tertium decimum diem natalis Domini, sed nunc celebratur festus dies eius per omnem Daniam postridie festum Iohannis baptistae aestivum ; eo enim die elevatae sunt e terra reliquiae eius. Ex eo tempore Lavardi silva vocatur, ubi cecidit. Dani dicunt loco arboribus exstirpato, quo sanctus Knuto Lavard occidit, semper esse abinde summam viriditatem, sive sit hiems sive aestas.


 

 

 

KNYTLINGA

 

 

 

85 Kanut, fils du roi Éric, possédait le duché de Hédéby[1] qu'il avait reçu de son père le roi Eric.[2] Son esprit généreux et affable le rendait cher au peuple, bien que le roi Nicolas et Magnus son fils fussent plus puissants que lui. Aussi fut-il nommé Kanut Lavard ou Kanut le noble et généreux. Ce qui contribuait surtout à le faire aimer, c'était la générosité avec laquelle il offrit la jouissance de ses biens à tous ceux qui en pourraient avoir besoin, mais ceux qui profitaient de son extrême bonté, ne le faisaient pas avec modération, et comme ses revenus n'augmentèrent pas en proportion de ses besoins, ses moyens de faire du bien diminuèrent beaucoup. Le roi Nicolas et Kanut Lavard n'étaient pas de bonne intelligence, car la faveur dont jouissait Kanut auprès du peuple, excita la jalousie du roi, ainsi que celle de son fils Magnus. On était fâché de voir comment le seul désir de Kanut était une loi à laquelle tout le monde en Danemark se plaisait à obéir. C'était surtout Magnus qui lui en voulait.

Ce ne fut que peu d'années après la mort du roi Éric que l'empereur Henri mourut en Saxe, et son fils qui se nommait aussi Henri, fut élu empereur après lui. Henri était oncle de Kanut, et quand ce dernier apprit la nouvelle de sa mort, et que le fils était devenu empereur, l'envie lui prit d'aller voir son cousin, et, suivi d'un cortège considérable, il alla le visiter. Aussitôt que l'empereur fut informé de l'intention de son cousin, il donna ordre de faire préparer un grand festin en son honneur, et quand enfin il arriva, il lui fit le meilleur accueil. Kanut demeura quelque temps auprès de l'empereur qui lui donna plusieurs preuves honorables de sa haute faveur.

Un jour que Henri et Kanut Lavard étaient à s'entretenir, le dernier dit à l'empereur: « Monseigneur, je suis venu vous voir, afin de vous demander un bon conseil qu'à cause de notre parenté, j'espère que vous ne me refuserez pas ; vous êtes à même de soutenir l'honneur dont je jouis, et j'espère que vous me tiendrez compte du sang qui nous lie, plutôt que de me revaloir les faits de mes aïeux: mon duché est menacé d'un grand danger, mais comme je ne voudrais pas me défaire du pouvoir que me laissa mon père, j'ai recours à vous pour connaître votre opinion sur ce que j'aurai à faire. » « J'ai appris votre faveur auprès du peuple, lui répondit l'empereur, et je connais la bonne renommée dont vous jouissez partout, mais je trouve qu'il est fort à désirer que vous restiez en possession de votre territoire et de votre dignité. C'est l'usage chez nous, poursuivit l'empereur, comme dans beaucoup d'autres pays, de fermer nos ports et de lever un droit sur tous les navires qui souhaitent d'y aborder, et nous en interdisons l'entrée à quiconque ne paye pas ce droit. Il se peut bien que le peuple qui n'y est pas accoutumé, n'en soit pas d'abord content, mais telle est l'estime que tu as acquise que je suis sûr qu'elle n'en sera pas moindre. Tous les seigneurs puissants des pays voisins, ont introduit cet usage de fermer leurs ports, ce qui non seulement leur rapporte de grands revenus, mais augmente encore la sécurité du pays. Je vais aussi te donner de l'argent pour que tu puisses mieux relever l'éclat de ta puissance et maintenir l'estime dont tu jouis. » Le duc remercia l'empereur du bon conseil, en lui disant qu'il n'était pas difficile de fermer les ports du duché, vu que la nature même du pays s'y prêtait en plusieurs endroits. Ayant ensuite reçu de l'empereur des présents considérables et plusieurs objets d'un grand prix, le duc s'en retourna chez lui.

86 Le Danemark était à ce temps-là en butte aux invasions des païens, qui pendant presque tout l'été infestaient les côtes, et pillaient les marchands et les autres habitants du pays. De retour dans son duché, Kanut Lavard fit construire deux châtelets sur les deux rives les plus rapprochées du golfe du Sli qui entre à la ville de Hédeby ; il y fit encore élever des barrières de bois, munies de chaînes de fer servant à en fermer l'entrée. La garde des châtelets fut confiée à une garnison à qui il donna ordre d'interdire aux navires d'y relâcher avant d'avoir payé le droit d'entrée. Le duc établit sa résidence à Hédeby où il était en sûreté contre toute tentative hostile. L'argent qu'il y amassa fortifia beaucoup son pouvoir, sans que la faveur dont il jouissait en fût moindre. C'était ainsi que la prédiction de l'empereur s'accomplit.

87 Il y avait alors un homme païen nommé Vidgaut qui demeurait en Samland.[3] Il était négociant, possédant une grande fortune, et doué de divers talents. Pour ses affaires de commerce il faisait souvent des voyages dans les contrées le long de la Baltique. Un été qu'il faisait voile vers l'ouest pour la Courlande, il arriva qu'il y rencontra quelques vaisseaux armés, montés par des Courlandais, qui s'approchèrent aussitôt de son vaisseau et firent mine de le vouloir tuer. Comme il n'avait qu'un seul navire, il n'était pas en état de leur tenir tête; il mit donc toutes les voiles dehors, et voulut retourner en Samland, mais les Courlandais qui se mirent aussitôt à le poursuivre, lui coupèrent le chemin de son pays. Il ne lui resta alors que deux moyens, ou d'attendre leur rencontre et de tenter l'issue d'un combat, ou de se sauver en faisant force de voiles pour les pays chrétiens. Quoique ni l'une ni l'autre de ces deux conditions ne fussent selon son gré, il se décida à prendre le large et à tâcher de gagner le Danemark. Il avait entendu dire que Kanut Lavard était un noble seigneur qui recevait avec bonté tous ceux qui venaient le voir; il espérait par conséquent être bien accueilli chez lui, comme tant d'autres l'avaient déjà été. Il dirigea donc sa course vers Hédéby, et atteignit bientôt le golfe, mais le trouvant fermé, il cria à la garde qui était dans le châtelet, qu'il souhaitait d'entrer dans le port. La sentinelle lui demanda qui il était, à quoi il répondit: « Je me nomme Vidgaut. » — « Kanut Lavard, lui répliqua la sentinelle, ne nous a pas ordonné d'ouvrir l'entrée du port à des gens que nous ne connaissons pas. » — « Ne crains rien, mais ouvre la barrière, mon brave homme, repartit Vidgaut; je viens faire visite à Kanut, et je te promets de répondre pour toi, si le duc t'en fait des reproches. » — « Voilà ce qui est bien dit », s'écria la sentinelle; les barrières s'ouvrirent aussitôt, et Vidgaut alla jeter l'ancre dans le port, après quoi il se rendit auprès du duc. Celui-ci demanda qui il était, à quoi Vidgaut répondit qu'il était de Samland. « J'ai entendu parler de toi, répondit Kanut, et l’on m'a dit que tu es païen. » — « C'est vrai, dit Vidgaut, je le suis. » — « Eh bien, lui dit le duc, de deux choses l'une, ou il faut adopter le christianisme et vous faire baptiser, vous et votre suite, et vous serez alors les bien venus chez moi, ou il faut que vous vous prépariez à tout ce qui peut arriver. » — « Ne vaut-il donc pas mieux, fit Vidgaut, que nous choisissions la meilleure condition qu'on nous propose. Quant à moi, j'adopterai volontiers la nouvelle croyance pour jouir ensuite de votre bon accueil. » Ils reçurent alors le baptême et passèrent l'hiver chez Kanut Lavard qui les traitait avec bonté. Vidgaut voyait souvent le duc qui aimait à s'entretenir avec lui, comme c'était un homme plein d'esprit qui avait beaucoup à raconter de ses nombreux voyages. Le duc lui faisait beaucoup de questions sur les contrées autour de la Baltique, dont il lui donnait beaucoup de détails.

88 Quand Vidgaut eut passé tout l'hiver chez Kanut Lavard, dont il gagna toute la confiance, le duc le pria de faire route vers l'est jusqu'en Holmgard,[4] et de se charger de la mission de demander en mariage pour lui la princesse Ingeborg, fille du roi Harald. « Seigneur, lui dit Vidgaut, il y a une chose qui me met en état de me charger de votre mission ; c'est que je ne manque pas d'argent, mais sous tant d'autres rapports je ne me sens pas capable de m'en acquitter; cependant si vous insistez, je regarderai comme mon devoir de vous servir dans ceci comme dans tout ce que vous exigerez de moi. » — Le duc le remercia en lui disant qu'il s'était adressé à lui dans cette affaire parce qu'il ne connaissait personne de tous les habitants de son duché qui fût mieux fait pour s'en charger, tant à cause de son esprit que pour son activité. On s'occupa alors des préparatifs du voyage, et quand le jour du départ arriva, Vidgaut adressa ces paroles au duc: « Monseigneur, vous m'avez honoré pendant cet hiver de tant d'estime et d'amitié, que je ne saurais vous en prouver ma reconnaissance autant que je le désire. Cependant je vous prierai d'agréer de ma part quarante sacs de fourrures contenant chacun cinq paquets de quarante pièces. » Le duc le remercia du cadeau en lui assurant que jamais il n'avait reçu de cadeau plus précieux.

Vidgaut fit alors voile avec sa suite, ci continua son voyage vers l'est sans s'arrêter avant d'arriver à Holmgard où résidait le roi Harald.

A l'aide de son argent il se procura accès auprès du roi qui lui fit bon accueil, car Vidgaut était un homme bien renommé, beau parleur et versé dans plusieurs langues. Il fit connaître sa mission au roi, et plaida sa cause avec prudence. « Tout le monde, dit-il, est d'accord que Kanut Lavard n'a pas son pareil ni en Danemark ni dans les autres pays. Sa famille vous est déjà connue, et ce mariage vous fera honneur et gloire. » — « Ton discours, lui répondit le roi, est beaucoup en sa faveur, et si ce que tu nous dis est vrai, l'affaire sera bientôt terminée. » — « Monseigneur, dit-il, jamais vous ne trouverez que j'ai trop dit; l'éloge que je fais de lui est devenu populaire ; tout le monde convient que Kanut Lavard est bien supérieur à tous ses contemporains en Danemark et dans les autres pays du Nord. » — Eh bien, dit le roi, comme nous savons que tu aimes la vérité et que ton nom est bien famé, et comme nous avons autrefois entendu parler de Kanut Lavard, nous nous occuperons de ta demande, mais il nous semble que le duché qu'il possède en Danemark n'a que peu d'étendue. » — « Mais, dit Vidgaut, mon maître a ce qui vaut bien mieux. » — « Qu'est-ce que c'est donc? » demanda le roi. — « Ce sont des vertus, Monseigneur, repartit Vidgaut; en cela il est bien supérieur à la plupart des hommes, et cela vaut bien mieux que beaucoup de trésors et de grands pays. » Le roi en parla alors à sa fille, et demanda l'avis de ses conseillers après les avoir informés de l'état de l'affaire. Ils approuvèrent tous le mariage, et quand Ingeborg y eut consenti, il fut résolu qu'elle épouserait Kanut Lavard. L'affaire étant ainsi terminée.

Vidgaut retourna en Danemark et fit part à Kanut de la bonne issue de sa mission. Le duc Kanut le remercia du service qu'il lui avait rendu, et commença à s'occuper de sa noce. Au temps convenu le roi Harald fit partir de Holmgard sa fille la princesse Ingeborg avec une suite superbe, et quand elle arriva en Danemark, le duc, ainsi que tout le peuple, lui fit le plus bel accueil, et leur noce fut célébrée avec beaucoup de pompe et de joie. (Ils eurent quelques enfants dont on fait mention dans la Saga.)

89 Magnus, fils du roi Nicolas, fut élevé à la cour de son père. Il était de tous les Danois le plus grand et d'un caractère très affable, cependant Kanut Lavard était le plus affable de tous, et le plus aimé du peuple, mais le roi Nicolas et son fils Magnus, lui étaient supérieurs en pouvoir. Cependant la popularité de Kanut produisit de la froideur entre lui et le roi Nicolas. Celui-ci et sou fils lui portèrent envie à cause de son affabilité et du grand nombre de ses adhérents. Le prince Magnus épousa la princesse Rikissa, fille de Burislaf, roi des Vendes ; ils eurent deux fils, nommés Kanut et Nicolas. Magnus était toujours entouré d'une troupe nombreuse; il vivait le plus souvent à la cour de son père, mais quelquefois chacun d'eux avait sa résidence particulière. Sa force le rendit très renommé, et tout jeune il était développé sous tous les rapports; aussi fut-il surnommé Magnus le fort.

90 Kanut Lavard quitta encore une fois ses états pour visiter son parent l'empereur Henri, et dès que celui-ci fut informé de son départ du Danemark, il ordonna une grande fête en son honneur, et lui fit le meilleur accueil. Un jour l'empereur dit au duc: « J'ai appris avec plaisir que tout le monde est d'accord pour faire ton éloge, car tous ceux qui ont entendu parler de toi et qui ont du jugement, assurent que personne n'est aussi affable que toi. » — « Je puis me vanter de ce bonheur, il est vrai, répondit le duc, mais je vous en ai des obligations puisque vous m'avez aidé de vos conseils et de votre soutien. » — Le duc fit alors apporter les fourrures dont Vidgaut lui avait fait cadeau; puis il s'adressa à l'empereur en disant: « Je vous prie, Monseigneur, d'agréer cette preuve de ma reconnaissance, quoique ce ne soit rien en comparaison de ce que je vous dois. » — Après avoir considéré le cadeau, l'empereur l'en remercia en lui disant: « J'ai bien reçu des cadeaux plus précieux, mais aucun ne m'a fait plus de plaisir. » — Le duc resta longtemps auprès de l'empereur qui l'aimait beaucoup et l'accablait de bonté, et quand le temps arriva où le duc voulut retourner chez lui, l'empereur lui offrit beaucoup d'objets précieux en ajoutant: « aussi long temps que Dieu me prête vie, tu ne manqueras jamais d'argent, et pour les cadeaux que tu m'as offerts, je souhaite de t'en prouver ma reconnaissance: je te donnerai des habits dont on n'a vu les pareils ni dans ton pays ni dans bien d'autres, et aussi longtemps que tu conserveras ces habits, j'espère que le bonheur t'accompagnera et que la prospérité se répandra dans ton pays; mais je te prierai, continua-t-il, de ne jamais t'en séparer, car le jour où tu ne les auras plus, je craindrai que la chance ne se tourne et que le bonheur ne te quitte. » C'était le costume de parure de l'empereur qu'il lui offrit, et ces habits étaient brodés en or et d'une grande richesse. Le duc le remercia de ces dons et de toutes les marques d'honneur qu'il lui avait données. Il retourna ensuite dans son pays où il continuait à jouir de l'amour de ses sujets. L'empereur mourut peu de temps après le départ du duc, et l'on disait que le costume d'honneur que l'empereur avait offert à son parent Kanut Lavard, avait cela de particulier que ceux qui s'en privaient, ne vivaient pas long temps. Ce fut Ljodgeir, duc de Saxe, plus tard nommé Lotaire, qui succéda à Henri dans le gouvernement de l'empire.

91 Kanut Lavard était, comme nous l'avons déjà dit, d'un caractère si affable que tous les hommes de bien du Danemark l'aimaient autant que le roi Nicolas et son fils Magnus, mais ces deux derniers en furent très mécontents, et l'envie qu'ils lui en portaient, se changea en haine contre lui et plusieurs de ses amis. Dès que Kanut Lavard s'en aperçut, il pensa à ce qu'il y pourrait faire, et y ayant bien réfléchi, il trouva qu'il n'avait pas à se reprocher la moindre offense envers ses parents. Le roi Nicolas et son fils Magnus arrivèrent peu après dans le Jutland méridional; Kanut, accompagné de quelques-uns de ses hommes, se rendit aussitôt auprès d'eux, et ils lui firent un très bon accueil. « C'est le but de mon arrivée, leur dit Kanut, de vous inviter à une fête, car je souhaite que nous nous voyions souvent, que nous soyons bien ensemble comme cela sied aux parents et que nous empêchions les mauvaises langues de détruire notre bonne intelligence. » Ils répondirent aussitôt qu'ils accepteraient avec plaisir l'invitation, et que rien n'empêcherait que leur amitié ne fût continuée. Kanut Lavard reprit alors le chemin de Hédéby, et donna ordre de faire les préparatifs de la fête qu'il devait donner en l'honneur du roi Nicolas et de son fils Magnus. Les invités arrivèrent au temps convenu, et la fête qu'on leur avait préparée, était on ne peut plus magnifique. Quand le jour fut arrivé où ils voulurent s'en retourner, le duc remercia le roi Nicolas de l'honneur de sa visite, et lui fit des-cadeaux d'un très grand prix. Il alla ensuite à Magnus et lui adressa ces paroles: « Mon cousin Magnus, voici le costume que m'a offert mon parent l'empereur Henri : je t'en ferai cadeau maintenant dans le désir de resserrer entre nous les liens de famille et d'amitié; je t'offre ce que je possède de plus précieux, mais je le fais de bon cœur parce que ces habits te siéront bien, et que j'espère que tu m'en voudras du bien. » Magnus se revêtit alors du costume, et tous ceux qui le voyaient, convinrent qu'on ne trouverait pas d'homme plus beau et plus imposant que lui. Ils ajoutèrent qu'une telle preuve d'amitié mériterait bien d'être appréciée. Le roi Nicolas et son fils Magnus remercièrent le duc de tous les témoignages d'honneur qu'il leur avait prodigués dans cette fête, ainsi que des cadeaux magnifiques qu'il venait de leur offrir; et avant de s'en aller, ils l'invitèrent à venir célébrer la fête de Noël chez eux pendant l'hiver; il accepta l'invitation avec reconnaissance, et les parents se séparèrent avec beaucoup de protestations d'amitié.

92 Le roi Nicolas voulut pendant cet hiver célébrer la fête de Noël dans la ville de Ringsted au centre de l'île de Sélande. Kanut Lavard vint avec quelques hommes à cette fête comme il l'avait promis, et il passa le Noël chez le roi Nicolas. La fête était brillante, et c'était à qui des trois parents se donnerait le plus de preuves d'amitié. Quand le dernier jour de la fête arriva, le duc dit qu'il voulait s'occuper des préparatifs du départ, mais le régal de ce jour-là fut le plus somptueux, et tous les hommes du duc s'y enivrèrent. « Monsieur, dit alors Magnus à Kanut, quoi que les dons que nous t'offrons ne répondent pas à ce qui t'est dû, nous te dirons que jamais nous n'oublierons ceux que tu nous as faits ; je te donnerai quarante chevaliers armés de pied en cap. » L'armure d'un chevalier valait, dit-on, huit marcs en or. Le duc remercia Magnus en lui assurant que son don était généreux et considérable. Le jour s'écoula, mais la troupe des chevaliers que Magnus .voulut lui offrir, n'arriva pas, parce qu'ils n'habitaient pas tous le même lieu. « Eh bien, dit alors le duc, nous irons en avant et nous attendrons la troupe dans le lieu qu'il te plaira de nous déterminer. » — « Soit, mon cousin, dit Magnus, je t'accompagnerai en chemin, et je ne te quitterai que lorsque la promesse que je t'ai faite, s'est accomplie. » — « Monsieur, dit le duc, tout va se faire comme tu l'as ordonné, j'en suis sûr, mais ce sera toujours un grand honneur pour moi que d'être accompagné de toi. » — Kanut Lavard embrassa alors son parent le roi Nicolas, et d'autres qui lui étaient chers. Puis ils montèrent à cheval et s'en allèrent. Le chemin les conduisit à travers une forêt où il y avait une grande clairière; dès qu'ils y arrivèrent, Magnus les invita à mettre pied à terre pour attendre les chevaliers, qui, disait-il, no tarderaient pas à venir. Ils firent ce qu'il leur proposa de faire ; ils descendirent de cheval et s'assirent dans la place, mais plusieurs de ceux qui étaient descendus, s'endormirent aussitôt, tant ils avaient bu dans la journée. Kanut Lavard était assis sur un tronc d'arbre abattu, et son parent Magnus, qui était vêtu d'un manteau bleu, était a côté de lui. On aperçut alors un homme qui sortit du bois, et quand il arriva à la clairière où ils s'étaient assis, il ôta le manteau dont il était vêtu, en arracha une des manches, et, sans mot dire, il retourna en courant dans le fond de la forêt. « Mon cousin, demanda Kanut à Magnus, que crois-tu que cela signifie, on dirait que c'est un signal. » — « Je ne le sais, Monsieur, dit Magnus, je pense que ce n'est rien; crois-tu peut-être qu'on y cache quelque chose? » — « Je soupçonne, repartit le duc, que c'est un signal pour avertir quelques-uns qui ne sont pas loin de nous ; peut-être est-il venu dans la forêt une troupe ennemie qui nous en veut ? » — « Ce n'est guère possible, mon cousin, dit Magnus, car tu es trop aimé pour que l'on songe à te faire du mal. » — Le duc s'adressa alors à Magnus en lui mettant la main sur l'épaule: « Mais dis- moi, mon cousin, pourquoi as-tu mis la cuirasse si tu ne veux que m'accompagner. » — « Par la raison, dit Magnus, que je ne suis pas aussi aimé que toi, mon cousin. » — Comme ils parlaient ainsi, des cornes se firent entendre de tous les coins de la forêt, et des gens armés en sortirent en grand nombre. A la tête de la troupe était un homme, nommé Henri le boiteux, qui était fils de Suénon, petit-fils du roi Suénon Ulfson et cousin de Kanut Lavard; mais toute cette rencontre était un guet-apens, conçu par le roi Nicolas et son fils Magnus. Quand le duc vit que la troupe qui sortit de la forêt, s'avançait vers eux avec un air hostile, il demanda : « comment, mon cousin Magnus! commandes-tu à cette armée? » — Magnus s'éloigna aussitôt en disant: « Peu t'importe, quel en est le chef, tu vas voir qu'elle est assez forte pour se mesurer avec toi. » En disant ces mots il courut joindre la troupe de Henri le boiteux. — « Que Dieu te pardonne, mon cousin! s'écria le duc, si tu médites un crime; moi, je te pardonnerai. » — Magnus et Henri le boiteux attaquèrent alors avec impétuosité Kanut Lavard; celui-ci et ses gens firent une résistance vigoureuse, aussi la lutte fut-elle très acharnée, mais elle était trop inégale, car il y avait dix contre un, et le duc et ses hommes qui ne soupçonnaient aucune tentative hostile ce jour-là, n'y étaient pas préparés; plusieurs d'entre eux qui s'étaient endormis, étaient tellement ivres et vaincus de sommeil qu'ils ne s'éveillèrent que sous les coups de lances qui les percèrent de part en part. Kanut Lavard y laissa la vie; la plupart s'accordent à dire, que c'était Henri le boiteux qui lui porta le coup de mort. Là périrent la plupart des gens du duc; 'cependant avant de mourir il eut lui-même le temps de recommander son âme à Dieu. Quant aux gens de Magnus et d’Henri, il n'y en avait que très peu de tués. Quand cet événement fut connu en Danemark, chacun pleura la mort de Kanut, mais Nicolas et son fils Magnus furent depuis ce temps détestés au point que personne en Danemark ne voulut plus faire des vœux pour eux, et même ceux qui leur avaient été dévoués autrefois disaient, comme c'est vrai, que c'était une lâcheté inouïe; aussi n'y eut-il plus de brave qui voulût les servir. Le corps de Kanut Lavard fut conduit à Ringsted, où il fut enterre, et c'est maintenant un vrai saint qui fait de nombreux miracles dont on fait grand cas. L'anniversaire de sa mort est le lendemain du 13e jour de la fête de Noël, et l'on dit la messe pour lui dans tout le Danemark le lendemain de la messe de Jean Baptiste, car c'est ce jour-là que ses saintes reliques furent enlevées au sein de la terre. La forêt où il fut tué, porte encore le nom de Lavard, et les Danois racontent que le lieu où Saint Kanut Lavard trouva la mort est, en été et en hiver, couvert d'une belle verdure qui ne se flétrit jamais.


 

 

 

 

[1] Sleswick. Hedély, aujourd'hui Haddeby, est le nom d'un village tout près de la ville de Sleswick; c'est dans ce village que la première église chrétienne en Danemark fut construite.

[2] Éric le débonnaire.

[3] Contrée voisine de la Courlande qui fait partie de la Prusse orientale.

[4] Nom par lequel on désignait d'abord le pays situé entre les lacs du Ladoga et de l'Onega, qui à cause des fleuves, des lacs et des marais dont il est entouré, ressemble à une île (holmr en langue du Nord) ; plus tard le nom fut appliqué à tout le pays entre le Ladoga et la Mer Blanche. Par la ville de Holmgard on entendait la ville de Novgorod que Rurick fit construire sur la rivière du Volchow.