Gudrun

ANONYME

 

LE POEME DE GUDRUN

 

  Oeuvre numérisée  par Marc Szwajcer

 

 

 

 

 

 

 

 

 


LE POEME DE GUDRUN

 

INTRODUCTION

Le Cycle des légendes de la Mer du Nord

…………………….. Bientôt enfin vint pour ces souvenirs l'instant fatal ; l'introduction du christianisme leur porta le coup de grâce. Dès 995 (pour ne parler que des populations tout à fait septentrionales, de celles qui, le plus longtemps soustraites aux influences du dehors, avaient dû conserver le plus fidèlement les traditions communes), dès 995 Olaf Tryggvason essaie de l'implanter en Norvège ; dès l'an 1000 il est formellement et légalement accueilli en Danemark. A partir de ce moment, outre que le clergé catholique fait une guerre acharnée aux légendes païennes, la vie des peuples du Nord change du tout au tout. Au témoignage d'Adam de Brème, un grand nombre de rois de mer renoncent à leurs courses de pirates des peines sévères menacent, à leur retour dans la patrie, ceux qui s'obstinent à continuer cette vie d'aventures. Les nationalités s'étant du reste définitivement constituées sur le continent, ceux qui voudraient rester fidèles à l'existence errante et vagabonde de leurs ancêtres ne trouvent plus la même inertie passive dans les contrées autrefois ouvertes sans défense à leurs incursions ; ils se casent donc peu à peu le long du rivage ils acceptent le christianisme avec l'investiture des terres qu'ils occupent, et, sous l'influence des nouvelles relations qui s'établissent entre eux et la population primitive du sol, ils s'intéressent bientôt à d'autres récits, oublient ou dénaturent ceux que leur ont légués leurs pères. Ainsi devait forcément s'arrêter la propagation des vieilles légendes du Nord, ainsi devaient périr la plupart d'entre elles. Heureuses celles qu'une curiosité trop rare recueillait à temps pour les sauver de l'oubli

Dans cette disparition presque universelle, au milieu de ce dépérissement général, la légende de Beowulf d'un côté, celle d'Hilde et de Gudrun de l'autre forment une heureuse et brillante exception. Longtemps conservée dans la mémoire des populations frisonnes et flamandes, cette dernière a eu la bonne fortune de servir de base à un poème allemand, qui, pour nous être parvenu dans une rédaction tardive, n'en occupe pas moins un rang éminent dans la littérature allemande. Le poème de Gudrun,[1] de l'avis de tous les historiens littéraires, ne le cède en effet qu'aux Nibelungen pour la grandeur de la conception, l'intérêt des événements et la vigueur du style dans le détail et pour le fini de la composition artistique, il leur est même supérieur en plus d'un endroit.

De plus, il a pour nous un charme que n'ont pas les Nibelungen : dans ces derniers, en effet, l'histoire a absorbé la légende, à tel point que l'on a discuté et que l'on discutera longtemps encore la tentative de ceux qui leur attribuent une origine mythologique dans la Gudrun, au contraire, nous nous retrouvons en pleine mythologie germanique sous le manteau chrétien et chevaleresque que lui a imposé le moyen âge, on aperçoit presque inaltérées les légendes et les traditions païennes les plus antiques. A travers les transformations que lui a fait subir le changement parallèle des mœurs, des idées et des relations sociales, on distingue encore nettement les mœurs, les idées, les coutumes d'un âge primitif.

Pour peu que l'on soulève le voile moderne, on se trouve reporté aux conceptions naïves de ces époques reculées, où les premiers Germains prirent possession des îles et des anses de la mer du Nord. Descendus des hauteurs de l'Asie centrale et poussés en avant par le flot toujours croissant qui se formait derrière eux, peut-être, avant d'arriver à ces rivages brumeux, n'avaient-ils jamais vu la mer le poème de Gudrun nous permet de retrouver l'impression que fit sur leur imagination jeune et novice encore l'aspect de cet océan sans bornes, tour à tour sombre et lumineux, calme et agité, séducteur et terrible.

Nul doute que le cycle de légendes auquel se rattache la Gudrun ne fût autrefois très important et que cette légende elle-même, celle d'Hilde surtout, ne fut très répandue. Nous en avons encore la preuve indirecte dans les nombreuses allusions faites par notre poète à des événements, qu'il se contente malheureusement d'évoquer, en passant, à l'esprit de ses auditeurs, soit qu'il jugeât inutile d'interrompre son récit par l'énumération de faits bien connus de ses contemporains, soit qu'il se contentât de répéter, sous la forme concise où ils lui étaient parvenus, des faits dont il ignorait lui-même les détails précis. Il semblerait même, s'il fallait prendre tout à fait à la lettre le passage où il s'appuie sur un livre, que certaines légendes de ce cycle avaient fait, dès avant lui, l'objet de poèmes écrits.

En tout cas, plus d'un passage tendrait à prouver que les chants, ou du moins une partie des chants accueillis et fondus dans le poème qui nous est reste, existaient d'une manière indépendante à l'époque où l'ouvrage reçut sa première forme épique…

Quoi qu'il en soit et bien qu'on ait voulu considérer ces diverses références à la tradition orale ou écrite comme des termes de remplissage, certains passages montrent d'une manière irréfutable l'existence d'autres chants, où étaient célébrés les exploits de tel ou tel personnage de notre Gudrun, exploits que le poète rappelle en passant, à la façon épique, mais qu'il néglige comme ne pouvant rentrer dans le cadre de son œuvre et comme n'ayant pas un rapport assez direct avec l'action générale du poème.

Ainsi, strophe 610, quand Hartmut fait demander la main de Gudrun, Hilde signifie au messager du prétendant son refus en ces termes :

« Dame Hilde dit « Comment serait-elle sa femme ? Mon père Hagen a donné à son père l'investiture de cent et trois[2] villes dans le pays de Garadine ; mes amis ne pourraient sans honte recevoir un fief des mains de Ludwig. »

« Il régnait dans le pays des Frideschottes, il eut le malheur de s'attirer à juste titre la haine du frère du roi Otte, qui tenait aussi un fief de mon père Hagen. Alors il quitta le pays ; et par là il excita aussi le mécontentement du roi. » Bref, vous pouvez le dire à Hartmut, jamais elle ne deviendra sa femme ; il n'a pas besoin de se flatter de l'espoir que ma fille l'aimera jamais s'il lui faut des reines pour son pays, qu'il s'adresse ailleurs.

De même, lorsqu'on vient annoncer à Hetel que Ludwig et Hartmut ont pillé son royaume et enlevé Gudrun, il explique ainsi à ses compagnons d'armes la cause d'une agression aussi subite

« Alors le roi Hetel parla « C'est parce que je lui ai refusé ma fille, la belle Gudrun je sais bien qu'il a reçu en fief la Normandie de mon beau-père Hagen ; aussi n'aurais-je pu sans déshonneur lui accorder la main de ma fille. » Sans doute, les événements auxquels il est fait allusion ici sont loin d'être rappelés en termes clairs sans doute ce roi Otte, dont il était question plus haut, n'est connu dans aucune autre légende…

Lorsque J. Grimm, dans les Altdeutsche Wälder, recueillait les allusions au chant d'Horand devant Hilde (allusions si fréquentes dans la littérature allemande du moyen âge, et qui prouvent la faveur dont jouissait autrefois la légende d'Horand en Allemagne comme dans les pays plus septentrionaux), le poème de Gudrun n'avait pas encore été retrouvé. A quelle légende pouvaient bien s'appliquer ces passages ? C'est ce que J. Grimm se demandait sans trouver de réponse à la question Hilde ne lui était connue que par Saxo et Snorri ; et dans leurs récits Horand n'apparaît pas. Lui est-il venu pour cela la pensée de mettre en doute la réalité des traditions évoquées et par Boppo, et par l'auteur du Weinschwelg, et par celui du Combat de la Wartburg et par celui de Salomon et Morolf ? Loin de là, il se contenta d'observer que les faits rappelés par ces poètes n'étaient pas arrivés jusqu'à nous il n'hésita pas à en admettre, malgré cela, l'existence et quelques mois plus tard la découverte du manuscrit de la Gudrun venait lui donner raison. N'est-il pas admissible que le même fait se soit produit au sujet du roi Otte, bien que nous n'ayons guère l'espoir de retrouver désormais quelque autre trace de la légende spéciale dont il a pu être l'objet ?

N'est-ce point chose encore plus vraisemblable en ce qui touche le vieux Wate ? Il n'apparaît dans notre poème qu'à titre de personnage secondaire, mais deux passages de la Gudrun prouvent que lui aussi avait une légende bien remplie et qu'avant de venir jouer son rôle dans notre poème il avait accompli maint exploit et sur terre et sur mer.

Lorsque, mandé par Hetel, il arrive à la cour d'Hegelingen, le roi le reçoit en ces termes :

« Seigneur Wate, soyez le bienvenu ; voilà bien des années que je ne vous ai vu, depuis le temps où, assis l'un près de l'autre, nous combinions le plan de mainte expédition contre nos ennemis. »

De même, lorsqu'à la prière d'Hilde, il consent à panser les blessés du combat de Wâleis, le poète rappelle, comme une chose connue de tous, que Wate possédait, par un don surnaturel, de profondes connaissances en médecine on avait entendu dire depuis longtemps que Wate avait été initié aux secrets de l'art de guérir par une ondine. » Comme nous le verrons plus tard, cette ondine n'était autre que sa mère Wâchilt, et l'on sait que, dans la mythologie germanique, l'art de guérir est l'apanage des Alfes et autres génies intermédiaires entre les dieux et les hommes, mais plus spécialement encore des génies marins, dont fait partie Wâchilt.

Au reste, s'il pouvait subsister quelque doute à ce sujet, la grande quantité d'allusions à la légende de Wate que l'on rencontre dans les diverses littératures du Nord, mais en particulier dans la littérature anglo-saxonne et anglaise, suffirait à nous convaincre.

On a conclu, avec moins de preuves et sur le vu d'une simple allusion, à l'existence de mainte épopée perdue dans notre littérature du moyen âge, et le plus souvent on a eu raison de le faire. Aussi ne pouvons-nous que nous associer aux regrets exprimés par Walter Scott, Tyrwhitt et Weber, lorsqu'ils déplorent la perte de la Geste de Wate. Peut-être Walter Scott va-t-il un peu loin en prétendant que le roman de Wate était originaire des frontières de l'Ecosse et nous n'oserions pas non plus certifier avec Conybeare que sa romance était écrite en anglo-saxon.

Mais, sans être aussi affirmatif, on ne peut s'empêcher de remarquer que voilà un héros cité un peu partout dans les pays septentrionaux, introduit dans mainte légende à titre épisodique ou secondaire, mais en raison de certaines qualités typiques, de certains attributs traditionnels qui semblent inhérents à sa nature mythique. N'y a-t-il pas là toute raison de supposer qu'alors même que ses aventures n'auraient point fait l'objet d'un poème, au sens étroit du mot, sa légende existait tout d'une pièce, bien constituée, vivace et indépendante, au moins dans les temps les plus reculés, parmi les peuples riverains de la mer du Nord ?

On le voit, rien qu'au point de vue mythologique, notre poème et par ce qu'il a conservé et par ce qu'il nous engage à rechercher, offre une vaste et attrayante carrière à l'étude de quiconque s'intéresse aux vieilles légendes du Nord et spécialement aux antiques traditions maritimes des Germains.

Il a encore un autre attrait à une époque où il semble que la portion jusqu'ici réputée la plus ancienne et la plus pure de la mythologie germanique menace ruine.

En cherchant à faire revivre les fictions sous lesquelles les Germains ont symbolisé les impressions diverses que fit sur eux leur première connaissance avec la mer, nous aurons occasion de constater que c'est peut-être, de tout le patrimoine mythologique du Nord, la partie qui est restée la plus indemne de. toute influence étrangère, classique ou chrétienne ; c'est là, dans le poème de Gudrun et dans les diverses légendes qu'il a successivement absorbées, que nous trouverons reproduites avec le plus de naïveté et de fidélité les croyances primitives de la portion maritime de la race germanique, ses mœurs si curieuses et si différentes de celles des Germains de la terre ferme, sa vie errante et agitée, pleine d'imprévu, de hardiesse et de grandeur. Le fait est, à un autre point de vue, d'autant plus digne d'attention que cette peinture si vraie, si vive, si animée de l'existence des pirates du Nord, nous la devons, selon toute vraisemblance, à un poète né bien loin des rivages de l'Océan ; que le chantre dont nous allons étudier l'œuvre. eut assez de génie pour s'inspirer, au pied des Alpes et peut-être plus loin encore dans le fond de l'Autriche, de tout un monde d'idées et de légendes complètement étranger au milieu dans lequel il vivait ; qu'il a su enfin rendre, avec un art merveilleux et sans les affaiblir, ces échos qui lui venaient de si loin.

 


 

LE POEME DE GUDRUN.

I. AVENTURES D'HAGEN.

1ère AVENTURE. En Irlande vivait un roi puissant, Sigeband, fils de Gêre et d'Ute. Resté, après la mort de son père, maître d'un grand royaume et cédant aux instances de sa mère, il avait pris pour femme Ute de Norvège. De ce mariage naquit un fils, Hagen. Idole de ses parents, il fut élevé avec tout le soin possible et on ne négligea rien pour le préparer à devenir plus tard un chevalier accompli. Il était à peine âgé de sept ans et faisait déjà concevoir les plus belles espérances, lorsqu'un fatal événement vint changer en tristesse la joie qu'il causait à ses parents.

Un jour que le roi et la reine étaient assis sur la terrasse du palais, Ute, ne pouvant cacher plus longtemps les désirs secrets de son cœur, parla en ces termes à son époux

Lorsque j'étais encore jeune fille, ô roi, écoutez mes paroles sans déplaisir, dans mon pays des Frideschottes, je voyais tous les jours les vassaux de mon père se disputer de nobles récompenses ; jamais je n'ai rien vu de tel ici.

Un roi aussi riche que vous devrait se montrer plus souvent au milieu de ses vassaux je les entendais eux-mêmes l'avouer il devrait fréquemment paraître avec eux dans les tournois ainsi il s'honorerait, lui et le royaume dont il a hérité.

Ute n'a pas de peine à convaincre son époux et Sigeband fait annoncer dans son royaume et dans les contrées voisines son intention d'organiser une fête splendide dès le retour du printemps tournois, jeux, festins, musique, chants, récits, distributions de riches présents, rien n'y doit manquer. Aussi de toutes parts son invitation est-elle accueillie avec empressement et les plus nobles chevaliers d'Irlande et de Norvège sont bientôt réunis à sa cour avec tous leurs vassaux. Somptueusement reçus, les hôtes se livrent aux divertissements les plus variés. Depuis dix jours déjà la fête durait, depuis dix jours chacun banquetait, buvait, riait et s'amusait ; cependant le moment approchait où la joie universelle allait faire place à la plus amère tristesse.

Au milieu de l'entrain général, les chevaliers auxquels étaient confiées l'éducation et la garde du jeune Hagen se relâchèrent de leur vigilance. Un jongleur déployait ses talents devant le roi et ses convives chacun se précipitait pour admirer son adresse. Tout à coup un bruit sinistre retentit et fait trembler la forêt voisine ; un oiseau monstrueux s'abat sur le jeune Hagen, resté sous la garde d'une seule des suivantes de la reine. C'était un griffon, qui, saisissant l'enfant dans ses serres, l'enlève au plus haut des airs et disparaît avec sa proie.

La terrible nouvelle se répand bientôt de proche en proche et remplit d'effroi cette réunion tout à l'heure si gaie. Bien que frappés dans leurs plus chères affections, Sigeband et Ute n'oublient pas un instant les devoirs de l'hospitalité ; mais c'est en vain qu'ils s'efforcent de retenir leurs convives ceux-ci comprennent qu'après un tel malheur toute continuation des fêtes est impossible ils se retirent, comblés de présents, mais le cœur brisé par la tristesse.

2e AVENTURE. Cependant Hagen n'était pas mort ; le griffon l'avait emporté dans son aire, située sur une île lointaine et déserte, pour le livrer en pâture à ses petits. L'un d'eux le saisit et s'envole sur un arbre pour le dévorer mais, cédant sous ce double fardeau, la branche sur laquelle il s'était posé casse et, dans sa chute, il laisse échapper l'enfant.

Egratigné et meurtri, celui-ci tombe au milieu des broussailles et s'y tient coi puis, lorsqu'il est sûr que le griffon a renoncé à le trouver, il se glisse dans l'herbe jusqu'à une caverne qu'il a aperçue non loin de là.

Dans cette caverne se trouvaient déjà trois princesses, que les griffons avaient aussi enlevées et qui avaient également échappé d'une manière miraculeuse à la mort. D'abord effrayées à l'approche d'Hagen, qu'elles prennent pour un nain malfaisant ou pour un monstre marin, elles l'accueillent avec empressement, quand il leur a expliqué son aventure et donné l'assurance qu'il est chrétien.

Elevé et soigné par elles, partageant l'humble nourriture qu'elles trouvent avec bien de la peine parmi les plantes, les baies et les racines de la forêt, il grandit et acquiert une force surprenante.

Un jour, un vaisseau poussé par la tempête fait naufrage en vue de la côte, l'équipage est englouti et Hagen aperçoit de la caverne le corps d'un des marins, que la mer a rejeté tout armé sur le rivage. A cet aspect son instinct chevaleresque se réveille s'élancer, dépouiller le cadavre, revêtir sa cotte de mailles et s'emparer de ses armes, tout cela est pour lui l'affaire d'un instant, et pourtant il a déjà trop tardé. Un bruit sinistre se fait entendre dans les airs, c'est l'un des griffons qui l'a aperçu et qui fond sur lui. Surpris à l'improviste, Hagen ne se déconcerte pas et, quand sa main inexpérimentée a épuisé contre le monstre toutes les flèches qu'il vient de trouver, il se précipite sur lui l'épée à la main. La lutte est longue et acharnée, mais Hagen en sort vainqueur ; tous les autres griffons, qui surviennent successivement, ont le même sort et tombent jusqu'au dernier sous. ses coups.

Plein de joie, étonné lui-même de sa force et de sa bravoure, Hagen appelle les jeunes filles et tous quatre abandonnent cette sombre caverne, où ils ont végété jusqu'ici dès lors ils peuvent jouir en paix et en liberté de l'air et de la lumière, qui leur avaient fait si longtemps défaut. Quant à la nourriture, elle ne leur manquera pas non plus ; Hagen ne tarde pas à déployer à la chasse une adresse et une agilité surprenantes ; aucun oiseau n'échappe à ses flèches et les bêtes de la forêt ne peuvent le dépasser à la course.

Sa vigueur croît de jour en jour avec une rapidité merveilleuse une fois, entre autres, un monstre horrible l'attaque au bord de la mer c'était un gabilun. Hagen l'abat d'un seul coup d'épée, le dépouille, se revêt de sa peau et boit son sang, ce qui lui donne la force de douze hommes. Il a bientôt l'occasion d'en fournir une nouvelle preuve ; un lion s'était approché de lui, il l'étreint et le dompte, et le fier animal le suit désormais avec la. docilité d'un chien.

Cependant, il ne pouvait toujours rester dans cette île déserter il se résout à gagner avec les jeunes filles le bord de la mer, dans l'espoir d'y apercevoir quelque vaisseau. Après avoir erré pendant vingt-quatre jours dans les bois, ils arrivent à la côte et voient en effet un navire que les vents contraires retenaient en vue de l'île. Il hèle les matelots, et, en dépit de la tempête et du bruit des flots, sa voix formidable parvient jusqu'à eux.

Tout d'abord, en voyant le héros enveloppé dans sa peau de bête et les jeunes filles vêtues de mousse, l'équipage les prend pour des monstres marins. Mais, quand ils ont affirmé qu'ils sont chrétiens, le capitaine s'approche en barque et consent à les laisser monter sur son navire.

3e AVENTURE. C'était un comte de Salmê ; après leur avoir fait donner des vêtements et de la nourriture, il les questionne sur leur patrie et sur les aventures, à la suite desquelles ils se trouvaient dans cette île déserte.

Nous apprenons ainsi que les trois jeunes filles sont de race royale l'une est Hilde, fille du roi des Indes l'autre Hildebourg, fille du roi de Portugal la troisième enfin, dont le poète ne nous dit pas le nom, est fille du roi de l'Iserland.

Quant à notre jeune héros, à peine a-t-il dit qui il est, que le comte de Salmê (ou de Garadê, car il porte indifféremment et alternativement ces deux noms) cherche à lui enlever ses armes. Il se trouve, en effet, qu'il a été en guerre avec le père d'Hagen et qu'il a eu beaucoup à souffrir des incursions des Irlandais dans son pays. Aussi se félicite-t-il du hasard qui a fait tomber entre ses mains un otage d'un tel prix. Il l'annonce même brutalement à Hagen.

A ces mots. la fureur de ce dernier se déchaîne ; il ordonne impérieusement, au comte et à l'équipage de faire voile sur-le-champ pour l'Irlande, et, sur leur refus, ayant pour la première fois conscience de sa force surhumaine, il se jette sur les hommes auxquels le comte avait commandé de l'enchaîner, en saisit trente par les cheveux et les lance par dessus bord. Les autres effrayés n'ont rien de plus pressé que de se soumettre, et, après une creuse et courte traversée, on arrive en Irlande.

Parvenu en vue des côtes, Hagen envoie une ambassade à la cour d'Irlande pour annoncer son retour. Mais Sigeband a reconnu ses ennemis de Garadê il craint une ruse et refuse d'abord de croire à la réalité de leur mission. Alors ceux-ci s'adressent à la reine, et, à un signe qu'ils doivent lui transmettre sur la recommandation d'Hagen, He reconnaît que c'est bien son fils qui les envoie. En effet, Hagen porte encore au cou la croix d'or, que sa mère y avait attachée, lorsqu'il était petit. Pleins de joie à cette nouvelle inespérée, Sigeband et Ute se rendent donc, suivis de toute leur cour, sur le rivage au devant d'Hagen.

4e AVENTURE. Le roi souhaite la bienvenue au héros et pourtant il n'est pas encore convaincu. Quant à la reine, il lui suffit de voir la croix pendue au cou d'Hagen pour que toute incertitude s'évanouisse. Alors ce sont de part et d'autre des transports de joie Sigeband et Ute ne peuvent se lasser de contempler, dans toute. la beauté et la vigueur de l'adolescence, ce fils qu'ils ont si longtemps pleuré. Mais Hagen n'est pas égoïste il faut que tous les nouveaux arrivés participent à l'allégresse de la famille royale et de la cour. Les trois jeunes princesses reçoivent de brillants habits, et, grâce à l'intervention d'Hagen, Sigeband se réconcilie avec le comte de Garadê, promet de réparer tout le dommage causé à ses gens par les Irlandais et conclut avec lui un traite d'alliance. Bien plus, il l'invite à venir à la cour d'Irlande avec ses compagnons et à prendre part aux. réjouissances qui vont avoir lieu pour célébrer le retour d'Hagen. Naturellement cette offre est acceptée avec empressement et tout le monde se rend à Bâlian, capitale du royaume de Sigeband. Quinze jours durant, les fêtes les plus splendides retiennent les nouveaux alliés d'Hagen et de Sigeband ; ce laps de temps écoulé, le comte de Garadê et sa suite quittent l'Irlande, comblés de présents par Sigeband et pleins de reconnaissance pour Hagen, dont ils admirent à la fois la force, la vaillance et la magnanimité.

Cependant, notre jeune héros a repris avec ardeur son éducation chevaleresque si tôt et si longtemps interrompue ; en peu de temps il est devenu le seigneur le plus accompli de la cour d'Irlande il ne lui manque plus que d'être armé chevalier ; c'est ce qui ne tarde pas à avoir lieu ; cette cérémonie est l'occasion de nouvelles fêtes dans lesquelles il épouse l'une des jeunes filles sauvées par lui, Hilde des Indes. La princesse d'Iserland se marie avec le roi de Norvège, qui l'a remarquée pendant les fêtes ; elle prend avec lui le chemin du Nord et disparaît dès lors du poème ; quant à Hildebourg, elle reste à la cour d'Irlande.

Quelque temps après Sigeband abdique en faveur d'Hagen, qui, par sa vaillance et sa justice, devient un souverain aimé de ses peuples et craint au loin de ses ennemis. Pour comble de bonheur, Hilde des Indes ne tarde pas à lui donner une fille, que, du nom de sa mère, on appelle également Hilde. A peine âgée de douze ans, la jeune princesse est déjà d'une beauté qui devient célèbre au loin ; aussi de toutes parts les princes demandent-ils à l'envi sa main. Mais Hagen repousse dédaigneusement leurs prétentions bien plus, dans son orgueil farouche, il va jusqu'à faire pendre leurs ambassadeurs il est bien décidé à ne donner la main de sa fille qu'à un prince aussi fort et aussi puissant que lui.

II. AVENTURES D'HETEL ET D'HILDE.

5e AVENTURE. En Danemark vivait un roi puissant nommé Hetel ; ses Etats étaient vastes et florissants et sa domination s'étendait sur de nombreuses villes fortes. Une foule empressée de vassaux aussi fidèles que braves ornait sans cesse sa cour. Mais une chose manquait à son bonheur ; ayant perdu tout enfant ses père et mère, il sentait, malgré le mouvement continuel de la cour, tout le poids de la solitude, et ses vassaux eux-mêmes voyaient avec peine le trône de Danemark privé d'une reine aussi lui conseillaient-ils tous de se choisir une épouse. Mais il avait beau chercher dans tous les Etats voisins, nulle part il ne trouvait une jeune princesse qui lui semblât digne de lui et qu'il crût pouvoir, sans honte, asseoir sur le trône d'Hegelingen.

 Alors Morung de Nitland, le jeune héros, dit : J'en connais une aussi noble et plus belle, à ce qu'on m'a rapporté, qu'aucune autre sur terre nous ferons volontiers tous nos efforts pour qu'elle devienne ta femme.

Il demanda qui elle étn.it et comment on l'appelait. Morung reprit : Elle s'appelle Hilde elle est d'Irlande, issue de race royale son père se nomme Hagen ; si elle vient dans ce pays, tu goûteras une joie et un bonheur sans mélange. Hilde est bien en effet telle que l'a dépeinte Morung et nulle autre ne pourrait plus complètement réaliser les désirs d'Hetel et de ses vassaux mais le jeune roi sait comment Hagen traite les ambassadeurs des princes qui envoient solliciter la main de sa fille, et, pour rien au monde, il ne consentirait à causer, afin de satisfaire un caprice, la mort d'un de ses vassaux. Toutefois, sur l'avis de Morung, il mande près de lui Horand, roi de Danemark, qui connaît de visu la cour d'Irlande.

Horand et Frute, qui arrive avec lui, trouvent également l'entreprise téméraire cependant ils pensent que, si Wate voulait s'en charger avec eux, elle pourrait réussir. Wate est donc mandé à son tour. Il arrive à la hâte, suivi d'une nombreuse escorte et convaincu qu'Hetel, attaqué par quelque puissant ennemi, se trouve dans une situation critique. Mais à peine a-t-il appris ce qu'on attend de lui qu'il entre dans une colère terrible. Il n'a pas de peine à deviner qui a inspiré à Hetel cette résolution ; Frute seul a pu suggérer cette idée. Toutefois, telle est sa fidélité de vassal que, tout en donnant libre carrière à sa mauvaise humeur, il ne songe pas un instant A refuser ses services au roi. Il est prêt à se charger du message, mais à une condition, c'est que Frute et Horand l'accompagneront. Assures du concours et de la direction de Wate, ceux-ci n'hésitent plus.

Il s'agit maintenant de savoir comment on s'y prendra car avec Hagen on ne peut procéder par les voies ordinaires ; la ruse : seule peut faire réussir cette tentative. Frute, qui dans notre poème personnifie la prudence et l'adresse, a bientôt imaginé un plan de campagne. Les trois héros se donneront pour de riches marchands, qui ont dû fuir précipitamment la colère d'Hetel ; puis, par des largesses bien entendues, ils gagneront tout d'abord la faveur et la confiance d'Hagen. Ils trouveront bien alors le. moyen de parvenir jusqu'à Hilde ; le reste dépendra de la tournure que prendront les événements.

Horand approuve de suite ce plan mais Wate s'en déclare moins satisfait. Le commerce ne lui va guère, à lui vieux guerrier blanchi dans les combats. Il n'a confiance qu'en son épée. Qu'il soit fait néanmoins selon que Frute et Horand le désirent, mais à une condition pour l'heure du danger, il cachera dans les flancs d'un des navires que l'on va fréter une troupe de guerriers d'élite, tous choisis par lui.

Ces diverses combinaisons obtiennent le plein assentiment d'Hetel, qui se hâte d'équiper plusieurs navires. Rien n'est oublié pour donner à l'expédition tout le luxe et l'éclat que comporte son but apparent chevaux, vivres ; marchandises rares, bijoux étincelants, pierres précieuses, encombrent le vaisseau principal. Entre temps, Wate n'a pas négligé non plus la part qu'il s'est réservée dans les préparatifs~ et, lorsque les héros mettent à la voile, le navire est aussi soigneusement garni à l'intérieur pour parer à une attaque possible, qu'orné à l'extérieur pour éblouir les yeux d'Hagen et de ses vassaux.

Poussés par un vent favorable, nos héros arrivent rapidement en vue des côtes d'Irlande. A peine ont-ils abordé que Frute, fidèle à sa mission, débarque et étale sur le rivage les étoffes précieuses dont le navire est chargé. Quant à Wate, sa nature chevaleresque perce de suite, pour ainsi dire, à son insu il envoie des présents à Hagen et lui fait demander un sauf-conduit pour lui et ses compagnons. Hagen l'accorde, non sans avoir manifesté quelque défiance. Mais Horand et Irolt ont facilement raison de ses soupçons : ils lui exposent que les étrangers sont de riches seigneurs, qui, réduits à fuir leur pays pour se soustraire à la colère d'Hetel, ont emporté à la hâte avec eux leurs biens les plus précieux, et, désormais sans foyer et sans abri, se livrent au commerce.[3]

Au reste, la magnificence des nouveaux venus a déjà frappé d'étonnement tous les Irlandais il n'est bruit que des riches étrangers débarqués sur le rivage, chacun veut les voir et accourt sur le bord de la mer pour contempler les trésors inappréciables étalés par Frute. Par une largesse pleine d'à-propos, celui-ci achève de se concilier la faveur générale il donne ses marchandises plutôt qu'il ne les vend. On ne parle plus d'autre chose à la cour ; bref, Hagen est assailli des sollicitations de la reine et de la jeune Hilde, qui veulent voir les nobles étrangers, et il les invite à venir à Bâlian, sa capitale.

Frute s'est admirablement acquitté de son rôle celui de va commencer. Dès l'arrivée des Danois à la cour, c'est sur lui que tous les regards se sont portés. Vêtu d'habits magnifiques, les cheveux ornés de tresses dorées, il s'avançait en tête du cortège d'un pas majestueux son air imposant et fier trahissait en lui le guerrier et lui acquit dès l'abord la sympathie d'Hagen.

On les questionne sur leur pays, et là encore Wate, par ses réponses moitié plaisantes, moitié bourrues, excite au plus haut point la curiosité des femmes. Présenté à la reine et à la jeune Hilde, il produit sur elles une impression mêlée de crainte et d'intérêt ; la jeune fille aurait eu peur de l'embrasser, tant il avait la barbe épaisse, mais elle prenait plaisir à l'interroger.

Dame Hilde et sa Elle commencèrent en plaisantant à demander à Wate, s'il lui était agréable de se trouver dans la compagnie de belles dames, ou s'il préférait être dans un combat au plus fort de la mêlée.

Alors Wate, le vieux héros, répondit Une seule chose me convient ; bien que je n'aie jamais eu jusqu'ici autant de plaisir à m'asseoir auprès des belles dames, une chose m'est cependant encore plus agréable, c'est de me voir environné d'une troupe de braves guerriers, et, quand l'heure est venue, de m'élancer au combat.

A ces mots, l'aimable jeune fille éclata de rire ; elle voyait bien qu'il n'était pas à son aise auprès des belles dames. Puis on continua encore longtemps d'échanger ainsi des plaisanteries dans la salle. Dame Hilde et sa fille s'adressèrent aux gens de Morung ;

Elles s'informèrent du vieux héros Quel est son nom ;. a-t-il aussi des serviteurs, des villes fortes et un fief ? A-t-il dans son pays une femme et des enfants ? Je parie qu'il embrasse et qu'il caresse rarement ceux qu'il a laissés à la maison.

Alors un des vassaux reprit : Il a une femme et des enfants dans son pays ; mais il risque volontiers ses biens et sa vie pour l'honneur ; il l'a prouvé plus d'une fois. C'est un vaillant héros, il s'est montré tel depuis sa jeunesse. Vaincu lui-même par tant de magnificence unie à tant de noblesse, Hagen ne sait quelles fêtes organiser en l'honneur de ses hôtes. Un jour, entre autres, il demande à Wate s'il a déjà vu une joute, et, avec une gaucherie charmante, celui-ci, restant à moitié dans son rôle, fait l'étonné à cette question et déclare qu'il verrait volontiers ce que le roi lui propose, qu'il apprendrait même avec plaisir à combattre à la manière des chevaliers. Sans tarder, le roi saisit une armure et déclare qu'il va sur-le-champ donner à Wate sa première leçon d'armes. Mais ici Wate achève presque de se trahir, et, dès les premières passes, le roi s'aperçoit qu'il a affaire à un rude champion ; il déclare en riant qu'il n'a jamais vu d'élève faire d'aussi rapides progrès. Toutefois Wate est assez prudent pour lui laisser l'apparence de la supériorité, et le roi n'en conçoit que plus d'estime pour lui.

Les voies ainsi préparées, le plus difficile reste à faire ; il faut gagner secrètement Hilde, lui faire savoir par ruse la mission véritable, dont les a chargés Hetel et lui faire agréer la demande du roi d'Hegelingen. Ce sera l'œuvre d'Horand c'est à lui, en, apparence le moins fort des trois, qu'est réservé le plus beau triomphe.

6e AVENTURE. Un soir, le roi de Danemark se mit à chanter, et sa voix résonnait si mélodieusement que tous les assistants en furent charmés le farouche Hagen lui-même, attendri par la douceur de ces accents suaves, déclare que rien de si beau n'a jamais frappé son oreille. L'impression n'est pas moins vive sur la reine et sur la jeune Hilde, et, lorsque, le lendemain matin, continuant ses exploits, Horand fait de nouveau résonner dans la cour du palais ses mélodies enchanteresses, tout ce qui dormait, se levant à la hâte, se précipite pour l'écouter.

Mais la jeune Hilde surtout (et c'est bien elle qu'Horand avait en vue) se sent pénétrer d'une douce langueur, qu'elle n'avait jamais connue jusqu'ici ; elle voudrait que le noble héros ne cessât jamais de chanter sous la fenêtre de son appartement ; enfin, poussée par un irrésistible désir, dont elle-même ne se rend pas compte, elle le fait mander secrètement le soir dans la partie du palais qui lui est réservée.

A sa prière de répéter devant elle ses plus belles mélodies, Horand répond d'abord par un habile refus et trouve moyen d'introduire de suite dans la conversation une allusion à son souverain.

Si j'osais chanter devant vous, belle dame, il m'en coûterait la tête ; ce serait le prix de mon audace, si votre père Hagen l'ordonnait. Ah ! si c'était dans notre pays, Dieu m'en est témoin, rien ne pourrait me détourner de votre service. Cependant il entonne une mélodie d'Amilê, que seuls les Elfes connaissent et dont le pouvoir est irrésistible sur toute la nature. Hilde complètement fascinée lui prend la main, le remercie avec effusion et veut le combler des plus riches présents. Mais Horand, toujours attentif à son rôle, se refuse à rien accepter, si ce n'est une ceinture qu'a portée la jeune fille Si quelqu'un me blâme d'avoir accepté un présent trop considérable, qu'il songe que je la porte à mon seigneur ce sera le plus beau cadeau et la plus précieuse nouvelle qu'il puisse recevoir. Cette seconde allusion à Hetel produit enfin sur Hilde l'effet désiré ; elle reprend

Quel est ton maître ? Comment s'appelle-t-il ? Porte-t-il une couronne ? Possède-t-il un royaume en propre ? A cause de toi je me sens animée de bienveillance envers lui. Alors le brave Danois répondit Je n'ai jamais vu un roi aussi riche.

Il continua Si tu veux ne pas nous trahir, belle jeune fille, je te le dirai volontiers, c'est à cause de toi que notre maître nous a fait partir, nous a envoyés ici, dans les états et à la cour de ton père.

Le moment si impatiemment attendu est arrivé Horand s'acquitte envers Hilde du message d'Hetel. Il répond à toutes ses questions, calme toutes ses inquiétudes. Elle peut, sans déroger, agréer son amour Hetel est un prince aussi puissant que brave, aussi noble que riche à sa cour douze chanteurs non moins habiles qu'Horand lui-même font sans cesse retentir les salles des plus douces mélodies ; mais, quelle que soit leur adresse, Hetel les surpasse tous dans cet art divin. Ainsi séduite et circonvenue, la jeune fille cède ; une seule chose la tourmente encore comment arriver à obtenir pour cette union le consentement d'Hagen ? comment oser même lui présenter la demande d’Hetel ? Alors Horand se découvre complètement à elle une troupe d'élite est cachée dans le vaisseau, qu'Hilde paraisse seulement sur le rivage et les amis d'Hetel sauront bien la mener, sans qu'Hagen puisse s'y opposer, vers celui qui l'attend anxieusement. Sans plus réfléchir, Hilde donne son approbation au plan que lui développe Horand, et celui-ci, fier de son succès, se retire à la hâte, secrètement reconduit par le chambellan d'Hilde, et va annoncer à ses compagnons l'heureux résultat de son audacieuse tentative.

Rien ne les retenant plus dès lors à la cour d'Irlande, le lendemain matin les Danois vont trouver Hagen et lui annoncent qu'il leur faut prendre congé de lui. Le roi, qui ne s'attendait à rien moins qu'à une telle nouvelle, cherche en vain à les retenir : il leur rappelle la faveur avec laquelle il les a accueillis, les honneurs dont il les a comblés ; il leur en promet de plus grands encore. Mais, tout en manifestant leur vive gratitude, les Danois lui représentent que leur résolution est inébranlable. Hetel, revenu à de plus justes sentiments, a levé l'interdit jeté naguère sur eux, il les rappelle leur pays leur est enfin rouvert, ils vont retrouver leurs familles et revoir leurs amis. Rien de plus naturel que de tels sentiments aussi Hagen n'insiste plus il n'a plus qu'une seule pensée répondre à la libéralité qu'ont jadis montrée ses hôtes, les combler à son tour de présents aussi riches que ceux qu'ils ont prodigués lors de leur arrivée.

Mais ni les étoffes précieuses, ni les bijoux, ni l'or, ni les chevaux qu'il leur offre ne peuvent les tenter. Trop fiers pour accepter aucun don, ils ne demandent au roi qu'un dernier et suprême honneur avant la séparation qu'Hagen vienne, accompagné de la reine et de sa fille et suivi de toute son escorte, contempler les richesses immenses accumulées dans leur vaisseau, c'est la seule faveur qu'ils lui demandent, aucune autre ne pourra leur être plus agréable ni les rendre plus fiers. Hagen y consent volontiers et l'on prend jour pour le lendemain.

7e AVENTURE. Pendant la nuit les héros préparent tout pour l'enlèvement toutes les richesses que renferment les navires sont débarquées et étalées sur le rivage, en apparence afin de les disposer pour la visite du roi, mais en réalité pour alléger d'autant la flotte et rendre la fuite plus rapide. A l'heure dite, le roi arrive suivi de toute sa cour et accompagné de son épouse et de sa fille. Tandis qu'on a détourné son attention en lui faisant visiter l'un des vaisseaux de transport, et celle de la reine en soumettant à son examen les étoffes et les pierres précieuses amoncelées sur le rivage, la jeune Hilde est conduite avec ses suivantes et les chevaliers de son escorte sur le navire principal. Tout à coup, sur un signe de Wate, ces derniers sont refoulés vers le rivage ou jetés par dessus bord. Le roi, témoin de ce tumulte soudain, comprend enfin le piège qu'on lui a tendu et tremble pour sa fille chérie il se précipite vers le navire et une légion de chevaliers armés s'élancent à l'instant sur ses traces. Mais il est déjà trop tard la troupe si longtemps tenue cachée par Wate fait irruption sur le pont, l'ancré est levée, les voiles sont hissées. Vainement Hagen, dont la fureur ne connaît plus de bornés, réclame à grands cris sa lance, vainement il la brandit contre les ravisseurs elle retombe dans la mer et les héros d'Hegelingen disparaissent, jetant au roi comme adieu une dernière plaisanterie ironique. Morung du haut du tillac leur dit d'un air railleur

Ne vous hâtez pas trop, quelque ardeur qui vous pousse au combat fussiez-vous mille chevaliers bien armés, il vous faudrait faire le plongeon alors vous pourriez aller redire aux autres s'il fait bon au fond de la mer.

Hagen, dont la flotte est à sec sur le rivage, en est réduit à les regarder fuir, le cœur débordant d'une rage impuissante.

La traversée des Hegelingen s'effectue heureusement et rapidement, et l'on voit bientôt apparaître les côtes de Wâleis. Wate envoie alors en avant quelques-uns de ses hommes pour prévenir Hetel de leur retour et du succès de leur expédition. Le roi accueille avec une joie exubérante ce message, qui vient enfin le tirer de son incertitude et calmer ses soucis. Il se met sur-le-champ en route avec une brillante escorte pour venir recevoir sa fiancée à son entrée sur la terre d'Hegelingen. Entre temps, Wate et ses compagnons ont débarqué sur la côte de. W&leis et l'on décide d'y rester quelques jours, tant pour se reposer des fatigues de la traversée, que pour fêter dignement l'arrivée de la jeune princesse dans les états sur lesquels elle est appelée à régner.

8e AVENTURE. Mais le lendemain, vers le soir, une flotte, qu'Horand reconnaît de suite pour celle d'Hagen, paraît à l'horizon. A cette nouvelle, Hetel songe tout d'abord à mettre Hilde en sûreté il la fait conduire sous bonne escorte à bord de l'un des vaisseaux ; puis il se prépare au combat et harangue ses troupes. Sur ces entrefaites, les Irlandais sont arrivés en vue du rivage une lutte furieuse s'engage, l'eau se teint du sang des combattants enfin le roi d'Irlande et les siens réussissent à prendre pied sur le bord. Hagen et Hetel ne tardent pas à se rencontrer face à face après un duel acharné, Hetel est blessé, mais le flot mouvant des guerriers le sépare d'Hagen, qui se trouve bientôt vis-à-vis du terrible Wate. Hagen à son tour est blessé par le vieux héros ; serré de près par lui, il reçoit un coup terrible que son casque n'amortit qu'à moitié et qui l'étourdit. Il chancelle et va succomber à ce moment, sur les instances d'Hilde qui, du haut du vaisseau, suit avec angoisse les péripéties de la lutte, Hetel intervient, sépare les deux combattants, se fait reconnaître d'Hagen et lui offre la paix. A mesure que la lutte devenait plus ardente, Hagen, à la colère qui l'animait, avait senti se mêler peu à peu une profonde estime pour des adversaires si valeureux. Il est bien certain maintenant d'avoir affaire non à des brigands, mais à un roi aussi puissant et aussi brave que lui-même, à des guerriers aussi courageux que ses propres vassaux. Il n'a donc plus aucune raison de repousser les offres d'Hetel ni de craindre une mésalliance. La paix est facilement conclue, et les deux rois, tout à l'heure acharnés l'un contre l'autre, confondent amicalement leurs troupes, que l'ardeur même déployée dans la lutte a préparées à ce rapprochement. Il y a bien eu quelques blessés mais Wate se révèle sous un aspect nouveau initié par une nixe aux secrets des plantes, il a bientôt pansé les plaies des héros et achevé de faire disparaître les dernières traces de la lutte. Toutefois, dans sa franchise mêlée de bonhomie et de brusquerie, il refuse de donner ses soins à Hagen, avant d'avoir reçu de lui l'assurance formelle qu'il pardonne à sa fille et qu'il l'accorde de bon cœur à Hetel.

Alors aux combats succèdent les fêtes Hagen accompagne Hilde à la capitale d'Hetel, où le mariage est célébré puis, au bout de douze jours, il repart pour l'Irlande, charmé de voir sa fille reine d'un si puissant empire, épouse d'un si vaillant héros. A son retour à Bàlian, il annonce à Hilde des Indes l'heureuse issue de son expédition et lui fait un tableau enchanteur de la brillante destinée de leur Elle sa joie et son contentement se résument dans une seule exclamation, qui termine son récit s'il avait d'autres enfants, il n'aspirerait qu'à les marier tous dans le pays d'Hegelingen.

Du reste, Hilde ne sera pas isolée dans ce pays nouveau pour elle ; outre ses suivantes, sa fidèle Hildebourg est restée auprès d'elle et continue vis-à-vis de la jeune princesse le rôle de compagne fidèle et dévouée, qu'elle a déjà joué autrefois vis-à-vis d'Hilde des Indes dans l'île des Griffons, et plus tard à la cour d'Irlande.

III. AVENTURES DE GUDRUN.

9e AVENTURE. Après les fêtes, Wate, Morung, Horand et Irolt regagnent respectivement leurs États. Hetel, dès ce moment, passe avec Hilde des jours pleins de joie, entrecoupés de temps à autre par quelques guerres qu'il a à soutenir et d'où il revient toujours victorieux. Enfin, pour comble de bonheur, Hilde lui donne deux enfants un fils, Ortwin, dont l'éducation est confiée à Wate, qui en fera un chevalier accompli ; une fille, Gudrun, qui ne tarde pas à surpasser en beauté sa mère et sa grand'mère mêmes. Aussi, dès qu'elle arrive à l'adolescence, les princes accourent-ils de toutes parts à la cour d'Hegelingen, pour briguer à l'envi sa main. Mais Hetel éconduit tous les prétendants ; comme autrefois Hagen, il n'en trouve aucun digne de lui. Siegfried lui-même, le puissant roi de Morland, n'est pas plus heureux que les autres. Bien qu'il ait réussi, par sa bravoure chevaleresque, à faire sur la jeune fille une impression favorable, il essuie également un refus de la part d'Hetel, et se retire irrité et proférant tout haut des menaces qu'il ne tardera pas à mettre à exécution.

10e AVENTURE. Après Siegfried, un prince non moins illustre vient, à son tour présenter sa demande. Le renom de la beauté merveilleuse de Gudrun a pénétré jusqu'en Normandie sur le conseil de sa mère Gerlinde, Hartmut d'Ormanie se décide, lui aussi, à briguer la main de la jeune princesse. En vain, son vieux père, le roi Ludwig, lui représente les difficultés de l'entreprise et lui prédit qu'il court au devant d'un affront ; en vain, il lui rappelle l'humeur altière d'Hetel et de son beau-père Hagen. Soutenu par sa mère, Hartmut reste inébranlable dans sa résolution, et Ludwig finit par céder à ses instances. Soixante héros, chargés de présents de toute sorte, reçoivent mission d'aller porter au roi Hetel une lettre d'Hartmut, dans laquelle il lui demande la main de sa fille. Somptueusement reçus à la cour d'Hegelingen, ils n'en échouent pas moins dans leur démarche. Le malheur veut qu'autrefois Ludwig, père d'Hartmut, ait reçu l'investiture d'un fief des mains d'Hagen, père d'Hilde. D'après les idées de l'époque, ce seul fait constitue pour le prétendant une infériorité irrémédiable vis-à-vis de celui dont il aspire à devenir le gendre, et Gudrun ne saurait, sans déroger, entrer dans la famille d'un prince dont le père a naguère prêté serment à un roi étranger. Hilde l'annonce en termes hautains aux ambassadeurs d'Hartmut et c'est avec cette réponse humiliante qu'ils reviennent à la cour de Normandie.

11e AVENTURE. Sans se laisser décourager par l'insuccès de ceux qui l'ont précédé, Herwig de Séelande se présente à son tour ; mais sa demande a le même sort que celles des autres prétendants. Hetel la repousse, bien qu'Herwig ait plus que tous les autres réussi à plaire à Gudrun. Il se retire donc, non moins froissé que ses prédécesseurs et décidé, sitôt qu'il le pourra ; à se venger de l'affront qu'il a subi.

Cependant, Hartmut avait reçu, avec une douleur facile à concevoir, la réponse que lui rapportaient ses messagers. Toute là famille royale de Normandie avait profondément ressenti l'injure faite à leur honneur mais, loin de décourager Hartmut, ce refus n'avait réussi qu'à surexciter son désir et il avait juré d'arriver, quoi qu'il dût lui en coûter, à posséder Gudrun.

Quelques années se passent un jour de nobles étrangers arrivent à la cour d'Hegelingen ils y reçoivent l'accueil magnifique et empressé qu'Hetel réserve à tous ses hôtes, connus et inconnus. Au bout de quelques jours, Hartmut (car c'est lui escorté de ses vassaux) est mis en présence de Gudrun et peut se convaincre, par lui-même, qu'on n'avait rien exagéré en lui vantant la beauté incomparable de la jeune princesse. Il trouve moyen de lui faire savoir qui il est et dans quel but il a tenté cette démarche périlleuse. Son air chevaleresque, l'éclat de sa suite, sa constance, la hardiesse même de sa tentative, tout est fait pour produire sur Cudrun une profonde et favorable impression. Mais elle n'ignore pas les raisons pour lesquelles ses parents ont une première fois rejeté les propositions d'Hartmut, elle est de trop noble race pour déchoir, et sa fierté lui interdit, en dépit de toute inclination, de songer jamais à une alliance avec Hartmut. Elle le fait donc prier, pour son propre repos, de quitter au plus vite le royaume d'Hegelingen, s'il tient à sa vie et à celle de ses compagnons. Déçu une seconde fois dans son espoir, Hartmut abandonne donc le pays d'Hetel, bien décidé à n'y revenir qu'à la tête d'une armée et à conquérir Gudrun par la force des armes, puisque tout moyen d'obtenir de bon gré sa main a échoué. A peine rentré en Normandie, il prépare donc tout pour une prochaine expédition.

Il est devancé par Herwig, qui, à la tête de trois mille hommes, envahit le pays d'Hegelingen et, un beau matin, se présente sous les murs de la capitale d'Hetel. Un violent combat s'engage ; Hetel et Herwig y font chacun de leur côté des prodiges de valeur et se trouvent bientôt face à face.

 Plus d'une fois, le vaillant Herwig fait jaillir des casques une gerbe d'étincelles ; la belle Gudrun, la fille du roi, le suit des yeux ; elle ne peut en détacher ses regards, le héros lui paraissait vaillant ; cela lui faisait plaisir et peine tout à la fois.

Les deux guerriers ne tardent pas à se reconnaître pour des adversaires dignes l'un de l'autre

Quand le roi Hetel s'aperçut que le fier Herwig était si merveilleusement brave, il pensa en lui-même tout en combattant ceux qui ne m'ont pas souhaité d'avoir ce héros pour ami, ceux-là l'ont bien mal connu ; aucun bouclier ne résiste à la vigueur de ses coups.

Alors Gudrun, qui, du haut de la terrasse du palais, a suivi toutes les péripéties de la lutte, intervient et les décide à conclure une trêve. Herwig paraît à la cour, suivi d'une nombreuse et brillante escorte. Après avoir reçu de la bouche même de Gudrun l'aveu de son amour, il s'adresse à Hetel, qui, ayant apprécié sa puissance et sa valeur, n'a plus d'objection à opposer à l'union des deux amants. Les fiançailles ont lieu sur-le-champ mais, sur la demande d'Hilde, on convient que Gudrun passera encore un an à la cour d'Hegelingen, avant que le mariage ne soit célébré.

13e AVENTURE. Siegfried n'a pas plutôt appris les fiançailles de Gudrun et d'Herwig, que, poussé par le dépit, il envahit les états de son heureux rival à la tête de quatre-vingt mille hommes. Herwig résiste avec courage mais, accablé par le nombre, il est contraint de se retirer dans une forteresse, et, pendant que l'ennemi met la Séelande à feu et à sang, il envoie prévenir Gudrun de la situation critique à laquelle il se trouve réduit. Gudrun n'a pas besoin de beaucoup d'instances pour décider son père à voler au secours de son fiancé. Hetel réunit à la hâte ses vassaux et débarque quelques jours après en Séelande, accompagné de son fils Ortwin et suivi de Wate, d'Horand, de Frute et de Morung. Pendant douze jours ce n'est qu'une suite non interrompue de combats ; enfinles troupes combinées d'Hetel et d'Herwig mettent l'armée de Siegfried en déroute et l'acculent dans une forteresse au bord d'un grand neuve, où ils l'assiègent.

14e AVENTURE. Aussitôt Hetel envoie des messagers à Matelâne, sa capitale, pour faire savoir le succès de leurs armes, mettre fin à l'anxiété de ceux qui sont restés au pays et annoncer un prochain retour.

Mais Hartmut, qui, depuis son échec, entretenait toujours des espions dans le pays d'Hegelingen, a été averti jour pour jour de ce qui se passait. Instruit des fiançailles de Gudrun, instruit de l'absence d'Hetel, il juge l'occasion propice pour mettre à exécution les projets de vengeance qu'il nourrit depuis longtemps dans son cœur. Gerlinde et Ludwig entrent avec empressement dans ses vues et les deux rois apparaissent subitement à la tête d'une nombreuse armée dans le pays d'Hegelingen.

15e AVENTURE. La capitale d'Hetel, privée de ses meilleurs défenseurs, n'est pas en état de résister aux Normands. Toutefois, avant d'en venir à la violence, Hartmut essaie d'une dernière tentative amicale. Il envoie encore une fois deux de ses barons à la cour d'Hegelingen, avec mission d'assurer Gudruil de la constance de son amour et de lui demander sa main. Il serait heureux de la voir se décider de bonne grâce à la lui accorder mais il est bien résolu, si elle persiste dans son dédain, à user de la force et à profiter des avantages que lui offrent les circonstances.

Quelque désagréable que soit leur arrivée, les envoyés d'Hartmut sont reçus à Matelâne avec tous les égards dus à de nobles étrangers. Introduits devant Hilde et Gudrun, ils exposent l'objet de leur démarche. Inutile de dire la réponse de Gudrun. Un seul mot la résume elle appartient tout entière et pour toujours à Herwig, à qui elle a engagé sa foi.

A peine les messagers sont-ils rentrés au camp et ont-ils fait part de l'insuccès de leur mission, que, sans perdre un instant, Hartmut et Ludwig font avancer leurs troupes et investissent Matelâne.

Entraînés par une bravoure inconsidérée, les défenseurs de la forteresse font une sortie et viennent offrir la bataille en rase campagne à l'armée innombrable des Normands. Mais ils sont écrasés par la supériorité numérique de leurs adversaires et refoulés dans la forteresse, dont ils ne parviennent pas à défendre l'entrée. Matelâne est pillée, la bannière d'Hartmut flotte sur le palais d'Hetel, et Gudrun, accompagnée d'Hildebourg et de soixante-deux autres jeunes filles, est emmenée en captivité par les Normands, qui se retirent chargés de butin.

Hilde, d'une fenêtre du palais, suit leur départ d'un œil désolé, en se tordant les mains dans son désespoir impuissant. Il ne lui reste qu'à faire parvenir au plus vite à Hetel et à Herwig la nouvelle de ces tristes événements et de l'affreux malheur qui les frappe tous les trois dans leurs plus chères affections.

16e AVENTURE. Hetel n'a pas plus tôt appris ce qui s'est passé, qu'il rassemble les chefs de l'armée et leur fait connaître le désastre arrivé au pays d'Hegelingen un cri unanime de vengeance s'élève de toutes parts. Mais, avant de se mettre à la poursuite des Normands, il faut en finir avec les Mores. Wate, toujours fertile en expédients, a bientôt trouvé le moyen de les amener à composition. Sur son conseil, on feint de préparer tout à grand bruit et ostensiblement, pour livrer le lendemain un assaut décisif à la forteresse dans laquelle ils se sont réfugiés. Dès l'aube, on commence même l'attaque avec une fureur qui leur donne le change ils sentent bien que c'en est fait d'eux et que ce jour verra l'anéantissement définitif de leur armée.

Or, selon ce qui avait été convenu entre les chefs, pendant qu'il donnait le signal de la lutte, Hetel faisait proposer une dernière fois à Siegfried de conclure la paix, alors qu'il en était temps encore. Les Mores ont prouvé, par leur longue et vaillante résistance, qu'ils n'étaient pas moins braves que leurs adversaires aussi Hetel est-il prêt à tout oublier, et l'attaque injuste contre Herwig et les dévastations commises en Séelande il n'exige qu'une chose, que Siegfried devienne désormais son allié fidèle.

Devant une proposition aussi honorable, Siegfried, qui a pleine conscience de la situation désespérée de son armée, n'hésite pas il jure un attachement inébranlable aux deux rois et la lutte prend fin sur-le-champ.

Alors Hetel lui fait part du malheur arrivé à sa famille et à son royaume Siegfried se déclare prêt à le suivre et à l'assister dans ses projets de vengeance contre les Normands. Mais les rois confédérés n'ont pas de vaisseaux pour se mettre à la poursuite de Ludwig et d'Hartmut. C'est encore Wate qui les tire d'embarras. Une troupe de pèlerins fait justement relâche non loin de là, on s'empare des soixante-dix vaisseaux qui les ont amenés, et, sans s'inquiéter de leurs gémissements et de leurs imprécations, on met aussitôt à la voile ; Hetel devait plus tard chèrement expier ce sacrilège.

17e AVENTURE. Cependant les Normands, après avoir quitté à la hâte le pays d'Hegelingen, où ils craignaient à chaque instant de voir reparaître Hetel, regagnaient tranquillement la Normandie, heureux du succès de leur entreprise et se félicitant du riche butin qu'ils avaient enlevé. Après quelques jours de navigation, se croyant désormais hors de toute atteinte, ils avaient abordé sur une île, le Wülpensand, située à peu de distance de la. Normandie, et ils étaient descendus à terre pour se refaire des fatigues de la lutte et du voyage et pour se préparer à rentrer triomphalement à Cassiâne, capitale du royaume de Ludwig.

Un soir, une flotte apparaît tout à coup à l'horizon en voyant la croix peinte sur les voiles, les Normands se figurent d'abord que ce sont des pèlerins ; mais bientôt les vaisseaux deviennent plus visibles, on aperçoit distinctement ce qui s'y passe et les Normands reviennent de leur erreur le tumulte qui règne sur le pont des navires, les casques et les armes qui y brillent de toutes parts ne leur laissent plus de doute ce sont les armées d'Hetel et d'Herwig.

En effet, à peine arrivés à portée de la côte, les Danois et leurs alliés se précipitent sur le rivage Herwig n'attend même pas que l'on ait jeté l'ancre et s'élance dans la mer pour atteindre plus vite les ravisseurs de sa fiancée. En vain, les Normands disputent le terrain pied à pied ; en vain, leurs traits volent serrés comme des flocons de neige et teignent la mer du sang des assaillants ; l'armée tout entière aborde, une lutte furieuse~ implacable, s'engage et ne s'arrête que lorsque l'obscurité sépare les combattants.

18e AVENTURE. Le lendemain matin, Hetel et Ludwig se rencontrent enfin face à face. Après maint coup d'éclat accompli de part et d'autre, Hetel est mortellement frappé et tombe pour ne plus se relever. A cette vue, Gudrun, captive dans le camp des Normands, pousse un cri lamentable de leur côté, les vassaux d'Hetel se précipitent pour le venger la rage de Wate ne connaît plus de bornes le carnage redouble et dure toute la journée. Mais la nuit vient surprendre les combattants et, à mesure qu'elle devient plus épaisse, la confusion se met dans les rangs de l'armée d'Hegelingen croyant avoir affaire aux Normands, les Danois et leurs alliés s'attaquent et se massacrent les uns les autres. Alors Herwig fait cesser le combat, sauf à le reprendre dès que l'aurore aura paru.

Mais, pendant la nuit, les Normands, effrayés à la vue des vides causés dans leurs rangs par cette lutte acharnée, effrayés à l'idée de se retrouver le lendemain en face d'adversaires rendus encore plus furieux et plus implacables par la perte de leur roi et de tant de leurs compagnons, s'embarquent sans bruit et mettent secrètement à la voile. Les plus terribles menaces imposent silence à Gudrun et à ses suivantes ; et, quand le jour paraît, les Hegelingen et leurs alliés ne trouvent plus personne en face d'eux : Hartmut et Ludwig ont disparu avec leurs captives.

Ortwin veut, sans tarder, s'élancer de nouveau sur leurs traces Wate et tous les autres ne demandent qu'à le suivre. Seul, Frute fait entendre les conseils de la prudence les Normands ont déjà une avance considérable, ils sont sur le point d'atteindre leur pays ; à peine pourra-t-on les rejoindre avant leur débarquement, et l'armée des rois alliés a subi des pertes trop considérables pour songer a attaquer, le cas échéant, Ludwig et Hartmut dans leurs propres états. On se résigne donc à attendre.

Tout d'abord on s'occupe d'ensevelir les morts on rend les derniers devoirs à tous sans exception, ennemis aussi bien qu'amis. Toutefois, on enterre séparément les chrétiens et les païens une place à part est également réservée aux Normands. Puis, à la mémoire d'Hetel, des Danois et de leurs alliés tombés sur le Wülpensand et en expiation du crime commis lorsqu'on a ravi aux pèlerins leurs vaisseaux, on y fonde un couvent que l'on dote richement et dans lequel on laisse un grand nombre de moines avec mission de prier pour les morts après quoi les princes et leurs vassaux reprennent tristement le chemin de Matelâne.

19e AVENTURE. Il s'agit maintenant d'apprendre à Hilde la funèbre nouvelle de la mort d'Hetel et de la défaite de ses armées Wate seul ose se charger de cette pénible et délicate mission. Son entrée dans la forteresse fait déjà pressentir tous les malheurs qu'il va avoir à raconter lui d'ordinaire si bruyant au retour d'une expédition, il arrive morne et silencieux. Aussi, avant d'avoir pu l'interroger, Hilde ne soupçonne déjà que trop ce qu'il va lui répondre. Wate ne peut que confirmer ses tristes pressentiments. Hetel est mort, mort aussi l'honneur d'Hegelingen Gudrun est irrévocablement perdue. La douleur d'Hilde ne connaît plus de bornes.

Avant de songer à rien d'autre, Wate rappelle qu'on a une lourde faute à expier, une injustice à réparer. On rend aux pèlerins leurs vaisseaux et on les dédommage abondamment de tout le mal qu'on leur a causé.

Puis, les chefs se réunissent en conseil et délibèrent avec Hilde sur les résolutions que commande la situation. Tous seraient prêts à recommencer de suite la guerre, et Hilde, qui a l'honneur de sa race à venger, mais qui aspire par dessus tout à tirer sa chère Gudrun de la captivité, donnerait volontiers son assentiment à ce projet. Néanmoins Wate et Frute s'y opposent la fleur des guerriers d'Hegelingen a été fauchée ; il faut attendre qu'une nouvelle génération soit en état de porter les armes. L'expédition vengeresse et libératrice ne doit être entreprise qu'avec toutes chances de succès. On est bien forcé de se rendre à leurs raisons, et Hilde se résigne à attendre le moment désiré. D'ici là, elle fera équiper une flotte nombreuse et solide, et la pourvoira de tout ce qui est nécessaire à une armée. Les choses ainsi convenues, tous prennent congé d'Hilde, promettant de s'assembler au premier signal. Avant de quitter Matelâne, Siegfried lui-même demande à être averti de l'époque de l'expédition il ne se le fera pas dire deux fois et accourra se joindre à. ses alliés. Après leur départ., Hilde envoie de riches offrandes au couvent bâti sur le Wülpensand, elle y fait construire une église et un hôpital.

20e AVENTURE. Entre temps, les Normands approchaient de leur pays : quand, du pont de son navire, Ludwig aperçoit ses forteresses, il les montre avec orgueil à Gudrun il veut lui faire admirer les riches et vastes plaines sur lesquelles elle est appelée à régner qu'elle consente à donner sa main à Hartmut, et tout cela lui appartient.

Alors la fille d'Hilde lui répondit Laissez-moi en repos plutôt que d'aimer Hartmut, je préférerais être morte il n'est pas d'une race qui puisse m'inspirer de l'amour ; oui, j'aime mieux perdre la vie, plutôt que d'avoir jamais de l'amitié pour lui.

Furieux de cette réponse hautaine, le vieux roi la saisit par les cheveux et la lance à la mer mais Hartmut s'y jette à sa suite et la ramène saine et sauve, non sans laisser violemment éclater l'indignation que lui cause la brutalité de son père. Cependant, avertie par des messagers qu'on a envoyés en avant, Gerlinde est accourue sur le rivage au-devant des héros, avec sa fille Ortrun et toute sa suite. Hartmut débarque, conduisant Gudrun par la main il la présente d'abord à sa sœur, la belle et douce Ortrun et Gudrun, heureuse, au milieu de sa détresse, de rencontrer un visage sympathique, l'embrasse tendrement. Gerlinde s'avance et veut faire de même mais autant Gudrun s'est sentie instinctivement attirée vers Ortrun, autant, au premier aspect, Gerlinde lui inspire de répulsion. Elle la repousse d'un air farouche, lui reprochant amèrement d'être la cause de son malheur.

Au milieu de la joie universelle causée en Normandie par le retour de la flotte, Gudrun reste morne et désolée tous ceux qui l'entourent sont pour elle un objet d'aversion Ortrun est la seule vers laquelle elle se sente portée.

Hartmut conduit Gudrun dans une de ses forteresses, et ordonne qu'on la traite avec tous les égards dus à sa future épouse. Puis, après avoir encore une fois tenté en vain de la fléchir, il part pour une expédition, la laissant à la garde de sa mère qui se fait forte de lui inspirer d'autres sentiments. Gerlinde essaie d'abord d'employer la douceur mais en vain ; alors elle s'abandonne à ses instincts mauvais et la maltraite d'une façon odieuse, elle la sépare de ses compagnes et la condamne aux travaux les plus humiliants. Mais rien n'y fait, trois ans et demi durant, elle l'opprime sans parvenir à la dompter. Au bout de ce temps, Hartmut, que plusieurs expéditions avaient retenu loin du pays, revient et il est tout indigné de trouver Gudrun dans un tel état ; mais ses recommandations restent lettre morte, il est forcé de repartir, et Gerlinde n'en continue pas moins à humilier sa captive elle l'oblige à balayer les chambres, à entretenir les poêles, et cela toujours sans plus de succès Gudrun reste inébranlable.

Son exil durait depuis neuf ans, lorsqu'Hartmut reparaît encore à la cour et fait une nouvelle tentative ; repoussé avec non moins d'énergie, il finit par s'irriter de cette obstination invincible, et menace même Gudrun de la prendre de force ; mais, avec une noble fierté, la jeune fille le défie de se déshonorer en mettant ses menaces à exécution elle lui rappelle les lois de la chevalerie, qui veulent qu'homme et femme ne se marient que d'un consentement mutuel ; en effet, Hartmut n'ose passer outre, et, changeant de tactique, il ordonne formellement d'en revenir à l'emploi de la douceur. On rend à Gudrun ses vêtements et ses parures ; on la réunit à ses compagnes puis, Hartmut décide Ortrun à s'interposer seule elle a su inspirer de la sympathie à Gudrun, seule elle peut, par ses conseils, entreprendre de la fléchir.

21e AVENTURE. Mais les bons traitements qui succèdent à ces longues années de souffrance, les soins et les attentions dont on l'entoure, les représentations amicales d'Ortrun, rien ne peut modifier la résolution de Gudrun Hartmut la retrouve aussi inflexible que jamais. Alors, dans son dépit, il l'abandonne définitivement à Gerlinde et la persécution reprend avec plus de violence comme dernier degré d'abaissement, la vieille reine la condamne à aller tous les jours laver le linge au bord du rivage. Hildebourg, touchée de l'humiliation à laquelle on abaisse sa jeune maîtresse, ne peut retenir l'indignation dont son cœur déborde, et Gerlinde ayant ironiquement répondu que, si elle prend tant de part aux peines de Gudrun, il lui est loisible de les partager, la jeune fille accueille avec empressement cette permission cela dure encore ainsi cinq ans et demi.

22e AVENTURE. Pendant ces longues années, Hilde n'avait pas perdu un seul instant de vue le but désormais unique de sa vie, la délivrance de sa fille. Attendant patiemment que la jeunesse du pays eût grandi, elle s'était, dans l'intervalle, constamment occupée d'équiper la flotte et de préparer tout ce qui était nécessaire à l'expédition. Enfin l'heure de la revanche a sonné, elle avertit tout d'abord Herwig qui arrive sur-le-champ ; Horand, Frute, Wate ne tardent pas à le suivre. Ortwin n'a pas plutôt reçu la nouvelle du rassemblement, qu'il se met en route avec ses fidèles guerriers. Avant le départ, Hilde place sous la protection des chefs de l'armée ce cher Ris, qui entreprend sa première campagne, et l'on met à la voile sous le commandement d'Horand. On fait une courte halte au Wülpensand, pour permettre aux fils de ceux qui y sont tombés d'aller visiter le tombeau de leurs pères c'est là que Siegfried rejoint l'expédition. Mais, à leur départ du Wülpensand, les confédérés sont saisis par des vents contraires et poussés vers la montagne aimantée, dont Wate leur raconte la légende. Ils y sont longtemps retenus par un calme désespérant ; enfin un bon vent du nord s'élève, les délivre et les amène après quelques jours de navigation en vue des côtes d'Ormanie. Ils abordent près d'une montagne, au pied de laquelle s'étend une vaste forêt, dont l'épaisseur les dérobera aux yeux de leurs ennemis jusqu'au moment de l'attaque.

23e AVENTURE. Aussitôt qu'on a jeté l'ancré, on débarque les armes et les chevaux et l'on se prépare au combat. Mais, avant de se lancer à l'assaut, les chefs de l'armée jugent prudent de faire reconnaître le terrain. Ortwin et Herwig s'offrent à aller à la découverte et se mettent en route, après avoir fait jurer à leurs amis de les délivrer, s'ils tombent au pouvoir des Normands, de les venger, s'ils périssent.

24e AVENTURE. On était arrivé au carême, et le printemps ramenait des jours plus doux : une après-midi, tandis que Gudrun et Hildebourg s'acquittent de leur tâche pénible sur le rivage, un ange, envoyé de Dieu, leur apparaît sous la forme d'un oiseau et leur annonce l'approche de leur délivrance. Après avoir donné à Gudrun des nouvelles de sa mère, de son frère, de son fiancé et de tous ses amis, il s'envole en lui promettant que le lendemain matin elle verra arriver deux messagers. Toutes préoccupées de cette heureuse nouvelle, les deux jeunes filles sont moins attentives à leur ouvrage et, le soir en rentrant au palais, elles sont durement réprimandées par Gerlinde.

Mais, le lendemain matin, par un de ces changements si fréquents au printemps, il était tombé de la neige ; Gudrun envoie Hildebourg prier Gerlinde de leur permettre de mettre des souliers pour aller au rivage ; mais la vieille reine repousse impitoyablement leur demande, et elles partent nu-pieds pour le bord de la mer.

25e AVENTURE. A peine y étaient-elles arrivées, qu'elles voient apparaître une barque montée par deux hommes ; elles ne doutent pas que ce ne soient les deux messagers annoncés par l'oiseau ; néanmoins, n'écoutant que sa pudeur, Gudrun, honteuse d'être surprise dans un costume aussi misérable et dans une occupation aussi humiliante, entraîne Hildebourg et s'enfuit. Mais les deux inconnus les menacent, si elles ne reviennent, de s'emparer des riches habits qu'elles lavent en même temps ils les rassurent et leur adressent de bonnes paroles les deux jeunes filles se décident donc à retourner sur leurs pas. Alors les deux héros commencent par s'informer des maîtres du pays ; puis, voyant les jeunes filles grelotter sous les haillons qui les couvrent à peine ils leur offrent leurs manteaux. Mais Gudrun repousse cette offre. Ils demandent ensuite aux belles laveuses si elles n'ont pas entendu parler d'une certaine Gudrun, qu'Hartmut aurait enlevée autrefois dans une expédition et ramenée captive en Normandie. Sur leur réponse affirmative, Herwig fait remarquera Ortwin, combien l'une des jeunes filles ressemble à Gudrum.

A ce nom d'Ortwin, Gudrun a reconnu ses libérateurs ; voulant éprouver la fidélité d'Herwig, elle se fait passer pour une des compagnes de Gudrun, enlevée avec elle par les Normands, et raconte que Gudrun est morte. Cette nouvelle inopinée frappe les deux héros au cœur et leurs yeux se remplissent de larmes. A cette vue, elle leur demande s'ils ont connu cette Gudrun dont la mort les impressionne si fort. Alors Herwig montre son anneau : il était le fiancé de celle dont il vient d'apprendre la fin malheureuse. En reconnaissant ce signe, qui lui rappelle un passé si cher, Gudrun cesse de feindre et montre à son tour l'anneau qu'HerwigIni donna autrefois : la. reconnaissance s'achève au milieu d'embrassements réciproques.

Cependant Ortwin, avec une brutalité quelque peu déplacée, émet le doute que Gudrun soit restée si longtemps fidèle à son fiancé elle a dû, de gré ou de force, devenir la femme d'Hartmut. A cette insinuation, la fierté de Gudrun se révolte et, d'une voix entrecoupée de sanglots, elle fait le récit des souffrances qu'elle a eu à endurer, et raconte aux héros la cause de l'état humiliant auquel ils la trouvent réduite : c'est précisément pour punir sa constance inébranlable qu'on l'a condamnée à ces vils travaux.

En entendant cela, Herwig ne peut se contenir plus longtemps, il presse Ortwin de partir et d'emmener les deux jeunes Biles :. Mais Ortwin s'y oppose ; d'abord, cela serait contraire aux lois de l'honneur chevaleresque ; il serait indigne de lui de dérober lâchement celles qu'on a loyalement enlevées par la force, les armes à la main ; puis, il faut songer aux autres suivantes de Gudrun dont le sort serait compromis par sa fuite.

Ces paroles, dont Gudrun comprend toute la justesse, ne laissent pas que de retentir douloureusement au fond de son cœur. Mais Herwig lui apprend que toute l'armée est dans le voisinage. L'aurore du jour suivant verra la prise de Cassiâne et la délivrance des captives sur cette assurance, on se sépare et les deux héros rejoignent à la hâte le camp des Hegelingen un plus long séjour sur le rivage pourrait dévoiler leur présence aux Normands.

Gudrun suit d'un œil inquiet la barque qui emporte ses libérateurs rappelée à son travail par Hildebourg, elle refuse de s'abaisser désormais à ces viles occupations et, dans un élan d'orgueil, lance à la mer le linge qu'elle devait laver.

A leur retour au palais, Gerlinde les réprimande durement sur le peu d'activité qu'elles ont déployé dans leur travail ; elle réclame les vêtements précieux qu'elle avait remis à Gudrun, et, sur la réponse de celle-ci, qui déclare qu'elle les a trouvés trop lourds et les a abandonnés sur le rivage, elle s'apprête à la faire fustiger en punition de sa négligence.

A la pensée de subir ce traitement indigne, la fierté de Gudrun se révolte elle défie Gerlinde d'abaisser à ce point celle qui est destinée prochainement à régner sur la Normandie et menace de faire cruellement expier leur audace à ceux qui oseraient la toucher. Gerlinde, toujours à l'affût du moment où Gudrun fléchira dans sa résistance, prend ces paroles pour un commencement de conversion et Gudrun n'a garde de la tirer d'erreur elle se déclare prête à se conformer aux désirs d'Hartmut. On envoie chercher le jeune héros qui arrive aussi heureux que surpris.

Alors tout change on rend à Gudrun son escorte on l'entoure de soins et d'attentions toutes sont conduites au bain et somptueusement parées. Par une nouvelle ruse, Gudrun conseille à Hartmut d'envoyer de toutes parts et sur-le-champ des messagers à ses vassaux pour les inviter aux fêtes qui vont être célébrées. Plein d'illusion, Hartmut y consent volontiers, et il expédie de suite la fleur de ses chevaliers dans toutes les directions, ce qui, dans la pensée de Gudrun, doit affaiblir d'autant la force de résistance des Normands pour l'attaque du lendemain.

Cette métamorphose subite surprend les compagnes de Gudrun convaincues que leur jeune maîtresse a définitivement succombé aux longs tourments dont on l'a accablée, elles s'abandonnent à la douleur. Mais, rentrée dans ses appartements et restée seule avec elles, Gudrun leur dévoile l'heureuse nouvelle et rit à haute voix avec elles de l'erreur des Normands.

Ce rire est rapporté à Gerlinde, qui commence à concevoir des doutes sur ce brusque revirement, mais qui ne parvient pas à faire partager son inquiétude à Hartmut.

La nuit est avancée et chacun ne songe plus qu'à se livrer au repos. Quant à Gudrun, avant de se mettre au lit, elle promet une riche récompense à celle de ses suivantes qui lui annoncera le lever de l'aurore elle veut être debout avec le jour pourvoir apparaître l'armée d'Hegelingen.

26e AVENTURE. En quittant Gudrun et Hildebourg, Ortwin et Herwig avaient regagné le camp ils font part aux chefs de l'armée du résultat de leur reconnaissance, et l'on tient conseil sur ce qu'il y a à entreprendre. Conformément à l'avis de Wate, on profite du beau temps et de la clarté de la lune pour faire voile sur-le-champ et, avant le lever de l'aurore, toute la flotte des princes alliés est déjà à l'ancre devant la forteresse de Ludwig silencieusement l'armée débarque et se range en ordre de bataille.

À peine le premier rayon du jour perce-t-il à travers les fenêtres du palais, qu'une suivante de Gudrun aperçoit les guerriers rangés au pied des murs, et court faire part de sa découverte à Gudrun. Du haut de la tour, le veilleur les a également aperçus il donne l'alarme Ludwig se précipite au balcon de ses appartements et, prenant la troupe qui s'étale dans la plaine pour des pèlerins, il fait appeler Hartmut.

27e AVENTURE. Mais celui-ci n'a pas plutôt rejoint Ludwig sur la terrasse, qu'il reconnaît, au milieu des rangs de ces prétendus pèlerins, l'étendard d'Hegelingen plus de doute, ce sont leurs ennemis qui viennent tirer vengeance de l'échec subi naguère et de la honte infligée à leurs armes. Passant en revue les troupes échelonnées sous les murs, il montre à son père les guerriers de Wate, les Sarrasins de Siegfried, les Danois d'Horand et d'Ortwin, les Séelandais d'Herwig, et lui nomme successivement tous leurs autres alliés. Puis, il donne des ordres pour préparer une vigoureuse sortie contre les assaillants.

Gerlinde intervient il lui semblerait plus prudent et plus sûr d'attendre l'ennemi derrière les remparts et de soutenir un siège pour lequel on a toutes les ressources nécessaires. Mais Hartmut repousse loin de lui une telle suggestion, comme indigne de son honneur ; il entraîne son père, et tous deux, se mettant à la tête des Normands, s'élancent hors de la forteresse. Un combat acharné s'engage. Gudrun en suit les péripéties du haut de la terrasse du palais.

En apercevant Hartmut, Ortwin se jette furieux à sa rencontre mais il est encore trop jeune pour soutenir la lutte contre un tel adversaire ; il est blessé et ne doit son salut qu'à l'intervention d'Horand. Celui-ci, du reste, n'est pas plus heureux et il est également atteint par Hartmut. Rien ne résiste aux Normands. Herwig lui-même, qui s'est attaqué à Ludwig, reçoit un coup d'épée qui le renverse et c'en serait fait de lui, si ses vassaux ne le dérobaient à son adversaire et ne l'emportaient à l'écart.

28e AVENTURE. Cependant, il ne tarde pas à reprendre ses sens et rougit de sa défaite ; quelle honte pour lui, si, des fenêtres du palais. Gudrun a été témoin de sa retraite humiliante ! Aussi, à peine remis de sa chute, il rentre dans la mêlée et se retrouve bientôt en face de Ludwig. Le combat reprend avec plus de fureur que jamais et se termine rapidement par la mort de Ludwig, à qui Herwig emporte la tête d'un coup de sa redoutable épée.

En apprenant cet échec fatal, Hartmut reconnaît trop tard la justesse des conseils de Gerlinde, il veut se replier avec ses troupes, mais il n'est plus temps ; on s'est avancé trop loin, Wate lui barre le passage et une nouvelle lutte s'engage entre les deux héros.

A la nouvelle de la mort de Ludwig, Gerlinde éclate en plaintes et en imprécations brûlant du désir de se venger à tout prix, elle donne l'ordre de massacrer Gudrun et sa suite.

Aux cris des jeunes filles, Hartmut devine ce qui se passe, et fait fuir l'assassin envoyé par Gerlinde, en le menaçant du gibet, s'il touche à Gudrun et à ses compagnes. Au même instant, Ortrun se précipite en pleurs aux pieds de Gudrun elle a déjà perdu son père, Hartmut ne résiste plus qu'avec peine aux attaques incessantes de Wate ; qu'au moins Gudrun lui conserve son frère et l'arrache aux étreintes du terrible Wate.

Gudrun s'avance donc sur le bord de la terrasse et appelle à grands cris l'un des chefs danois Herwig se présente et ne l'a pas plutôt reconnue, qu'il s'empresse d'acquiescer à sa demande. Mais Wate n'est pas homme à lâcher ainsi sa proie irrité de l'intervention de cet importun, qui cherche à le séparer de son adversaire, et, dans son aveugle colère, ne reconnaissant pas Herwig, il le renverse d'un formidable coup d'épée et fait Hartmut prisonnier.

29e AVENTURE. Désormais rien ne l'arrête plus après avoir confié le héros normand à ses vassaux qui l'emmènent sur l'un des navires, Wate, se mettant à la tête des Hegelingen, force l'entrée de la forteresse et prend le palais d'assaut. Sa rage ne connaît plus de bornes partout où il passe, on pille et on massacre, sans même épargner les enfants au berceau. Ortrun, effrayée de ce carnage, a cherché avec ses suivantes asile auprès de Gudrun ; Gerlinde aussi vient se mettre sous sa protection. Malgré son juste ressentiment, Gudrun ne la repousse pas ; elle fait preuve de la même bonté envers l'infidèle Hergard, qui, sur ce sol étranger, avait noué des relations coupables avec l'échanson du roi de Normandie. Mais Gerlinde est trahie par une de ses suivantes et tombe sous la main du terrible Wate. En vain Gudrun s'interpose en faveur de celle dont elle n'a éprouvé que des humiliations Wate repousse brutalement sa jeune maîtresse, entraîne Gerlinde et lui coupe la tête ainsi qu'à Hergard.

Enfin, las de carnage, les héros vainqueurs se rassemblent auprès de Gudrun. On tient conseil et l'on décide qu'une partie de l'armée restera dans la forteresse avec Gudrun, sa suite et les prisonniers, tandis que l'autre fera une incursion dans l'intérieur de la Normandie. Horand demeure donc à la garde de Cassiâne, pendant que le reste des troupes confédérées, envahit le pays, met tout à feu et à sang et pille tout sur son passage.

Au retour, on charge le butin sur les navires, Gudrun s'embarque avec Ortrun, leurs suivantes, Hartmut et les prisonniers, et l'on repart pour Matelâne, laissant la Normandie à la garde d'Horand et de Morung.

30e AVENTURE. Prévenue de leur arrivée, Hilde accourt pleine de joie au devant d'eux. On lui présente sa fille qu'elle reconnaît à peine après une si longue séparation elle l'embrasse tendrement, et salue ensuite avec enthousiasme tous les héros vainqueurs Wate, Ortwin, Herwig, etc. Sur les instances de Gudrun, elle se décide, bien qu'avec peine, à recevoir amicalement Ortrun, puis vient le tour d'Hildebourg.

Durant cinq jours, on se repose au milieu des réjouissances et des fêtes. Gudrun, dont la générosité éclate en toute circonstance, intercède si bien auprès de sa mère, qu'Hilde finit par pardonner même à Hartmut ; sur sa promesse de ne pas chercher à s'enfuir, il est mis en liberté avec les siens.

Cependant, Herwig brûle du désir de revoir ses états ; après une si longue absence, il lui tarde de rentrer dans son royaume. Néanmoins, ii reste encore quelque temps à Matelâne pour y célébrer son mariage avec Gudrun. Ici se manifeste une fois de plus la noblesse des sentiments qui animent Gudrun ; son frère Ortwin est aussi en âge de se marier telle est la force de persuasion de la jeune princesse, qu'elle amène son frère et sa mère à choisir Ortrun comme épouse pour le jeune roi. De même, elle offre à Hartmut la main d'Hildebourg qu'il accepte avec empressement. Reste Siegfried, on convient de lui donner pour femme la sœur d'Herwig ; Wate et Frute vont la chercher en Séelande et la ramènent à Matelâne, où cette dernière union est aussi consommée sur-le-champ.

De grandes fêtes, de brillants tournois ont lieu à cette occasion dans la capitale d'Hegelingen. Les princes rivalisent de bravoure, de générosité et de magnificence. Enfin, les réjouissances terminées, Hartmut quitte Matelâne avec sa nouvelle épouse et reprend le chemin de la Normandie, dont Hilde a consenti à lui rendre l'apanage. Horand retourne alors en Danemark.

Siegfried aussi prend congé de ses alliés et repart pour le Morland avec la sœur d'Herwig. Enfin Ortwin et Herwig font leurs adieux à Hilde, à laquelle Gudrun promet d'envoyer trois fois par an des messagers, et se séparent, après avoir conclu une alliance offensive et défensive et s'être juré de rester toujours unis.

 


 

[1] Gudrun, poème allemand de la fin du XIIe l'épopée la plus complète de la littérature germanique après les Niebelungen, une sorte d'Odyssée à côté d'une autre Iliade. En voici le sujet : Hagen, fils d'un roi d'Irlande, enlevé par un griffon, avait été sauvé miraculeusement et nourri par trois filles d'autres rois qui avaient eu le même sort. De retour dans sa patrie et devenu roi, il épousa une de ses compagnes, Hilde, dont il eut une fille qui porta le même nom. Hagen fit tuer plusieurs seigneurs, prétendants à la main de cette enfant, mais périt dans cette lutte, et Hettel, roi de Hegelingen, se maria avec la jeune Hilde. De cette union naquit l'héroïne du poème, Gudrun. C'est une suite de combats livrés à Hettel par les rois Siegfrid, du pays des Maures, Hartmut, de Normandie, Herwig, de Seeland; et après sa mort ses soldats soutinrent l'effort. Gudrun prit pour protecteur l'un des rivaux, Herwig, dont elle devint enfin la femme. Les diverses scènes se sont passées en Allemagne, dans la Frise, au Danemark, en Normandie, en Irlande, etc. Le poème de Gudrun l'emporte sur les Niebelungen par la richesse des pensées, l'éclat des images, l'originalité des caractères et des situations, la délicatesse d'expression, qui semble indiquer, non pas l'origine ancienne de l'oeuvre, mais un remaniement postérieur. Il doit être le travail d'un seul auteur, et non un assemblage de vieux chants. (www.cosmovisions.com)

[2] Ce nombre semble jouir d'une faveur particulière auprès des poètes allemands du moyen âge; on le rencontre fréquemment pour indiquer, comme ici, une grande quantité.

[3] Cette confidence n'est pas de trop pour préparer l'attitude de Wate, auquel, comme il l'a dit et comme il ne tardera pas à le prouver, ce rôle de marchand ne convient guère.