RETOUR À L’ENTRÉE DU SITE ALLER A LA TABLE DES MATIERES DE LA LOI SALIQUE

 

 

LOI SALIQUE

 

DISSERTATION HUITIÈME.

DE LA PROPRIÉTÉ FONCIÈRE D'APRÈS LA LÉGISLATION DES FRANCS.

 

 

 

 

DISSERTATION HUITIÈME.

DE LA PROPRIÉTE FONCIÈRE D'APRÈS LA LÉGISLATION DES FRANCS.

Les biens se divisent, par la nature des choses, en meubles et immeubles. Ces derniers sont les seuls au sujet desquels il y ait quelque importance à considérer la législation des Francs.

S'il faut en croire Tacite, chapitre xxvi, les Germains, sauf quelques modifications que le même écrivain indique chapitre XXVI, n'avaient que de très imparfaites notions de la propriété foncière : l'occupation temporaire donnait à celui qui avait cultivé une portion de terre la perception des fruits, que l'autorité publique lui garantissait comme prix de son travail. Mais le champ dépouillé redevenait vacant et soumis au droit du premier occupant, droit dont les plus graves inconvénients avaient été prévenus par l'intervention du magistrat qui, tous les ans, attribuait à chaque famille une certaine quantité de terres à cultiver : les années suivantes voyaient de nouveaux possesseurs se succéder. Dans un tel état de choses on ne peut, à proprement parler, trouver une véritable agriculture et une propriété réelle.

Soit que Tacite ait uniquement connu les usages de quelques peuplades moins civilisées que les autres ; soit, dans le cas où les usages qu'il atteste auraient été généraux, que des changements importants se soient introduits entre le IIe et le Ve siècle, les auteurs qui ont parlé des tribus franques établies par la concession des empereurs romains, ou même par force et malgré ces derniers, dans la Gaule, nous les montrent occupées de l'agriculture et des arts accessoires d'une manière qui suppose des notions sur la propriété permanente, semblables à celles des peuples civilisés.

La loi Salique qui fut évidemment une rédaction des principaux usages que les diverses fractions de cette tribu suivaient avant le renversement définitif de la puissance romaine, parle d'habitations qu'elle protége contre les attentats de ceux qui voudraient en enfoncer les portes, en escalader ou en ouvrir les clôtures ; de vergers plantés d'arbres à fruits, de vignes, de forêts, de prairies appartenant à des particuliers. Tout cela ne pourrait s'accorder avec l'état précaire, et je dirais presque de communauté générale, que suppose le texte de Tacite cité plus haut.

Bien plus, dans cet état, nul n'aurait pu instituer un héritier ou un donataire; il n'aurait pu exister de système de successions; or, nous trouvons toutes ces choses écrites dans la loi Salique.

Au surplus, quand on croirait que les Francs, au moment où ils renversèrent la puissance romaine dans la Gaule, n'auraient pas eu encore. une législation et des coutumes relatives au droit de propriété aussi parfaites que je le suppose, ce grand événement devint pour eux l'occasion d'acquérir des immeubles, et d'en avoir la propriété avec tous les effets et toutes les conditions qu'elle entraîne nécessairement.

Je ne crois pas, nonobstant l'opinion de quelques savants (01), que les soldats de Clovis aient enlevé aux habitants des contrées dont la victoire les rendait maîtres une partie de leurs propriétés privées, comme l'avaient fait les Bourguignons et les Visigoths. Les raisons d'analogie qu'on en donne ne me semblent pas décisives, ni même l'argument a fortiori qu'on semble tirer de ce que la loi Salique plaça, par la différence des compositions, les Romains dans une situation politique inférieure à celle des Francs. Un fait aussi remarquable que la dépossession et le partage des biens privés aurait été constaté par la loi Salique, comme il le fut chez les Bourguignons et les Visigoths par les codes de ces peuples ; il aurait été remarqué par les historiens, et nous en cherchons vainement des. traces. Il est plus vraisemblable que les vainqueurs, non sans doute par esprit de justice, mais parce qu'ils n'avaient pas un intérêt plus grand, se contentèrent de confisquer les bénéfices des magistrats, des chefs, des soldats romains, les biens des familles détruites par le fait de la guerre ou qui s'étaient expatriées, tout ce qui composait le domaine impérial, peut-être même une partie des biens des cités.

Cette riche dépouille était plus que suffisante pour le petit nombre de guerriers qu'une heureuse audace, et la conduite aussi lâche qu'impolitique des autorités romaines avaient rendus maîtres de presque toute la Gaule entre le Rhin et la Loire.

Je ne crois pas que l'ensemble de ces propriétés ait été divisé en lots tirés air sort, ainsi qu'on avait coutume de le faire pour le butin mobilier (02).

Ce mode aveugle de partage eût détruit les habitudes de compagnonnage qui étaient dans les usages germaniques et que la nouvelle position des Francs semblait rendre indispensables : il eût produit un isolement non moins contraire à leurs goûts qu'à leur sûreté, dans un pays où ils se trouvaient infiniment moins nombreux que les Romains, dont il était esses naturel de se défier. Le temps, une organisation sociale produite par l'influence de la religion chrétienne, la paix intérieure et extérieure pouvaient seuls amener une fusion entre les vainqueurs et les vaincus; et nous ne trouvons rien de semblable à cette première époque, vers laquelle il est nécessaire de se reporter pour bien constater la situation que je cherche à expliquer.

Voici, ce me semble ce qui dut arriver, relativement au partage des biens fonds.

L'armée de Clovis n'était pas un corps compacte et dépendant d'un seul chef comme nos armées modernes : elle était la réunion de diverses bandes formées d'hommes libres attachés à leur chef particulier; et ces chefs, qui avaient bien compris que l'union seule pouvait leur donner le moyen de vaincre l'armée romaine, avaient déféré le généralat, la royauté è Clovis, à l'égard de qui ils étaient des chefs subordonnés. Le résultat de la victoire de Soissons permit de dissoudre l'armée générale ; mais les bandes qui la subdivisaient devaient rester autour de leurs chefs particuliers, toujours prêtes à marcher si une guerre nationale ou le besoin de contenir le peuple vaincu l'exigeait ; un arrondissement territorial fut occupé par une ou plusieurs bandes, selon l'importance des biens à partager qui s'y trouvaient, et chaque guerrier de la bande obtint, d'après son grade, peut-être aussi selon qu'il fût plus habile ou plus fort, une propriété dans le voisinage du chef sous les ordres duquel il était habitué à marcher.

Par ce moyen fut résolu un double problème : chaque guerrier franc devint propriétaire, et les habitudes de confraternité d'armes furent conservées. Ces hommes furent voisins de propriétés comme ils étaient compagnons de guerre. Lorsqu'il s'élevait entre eux des contestations, elles étaient jugées dans le mâl formé par leur réunion, sous la présidence de leur chef, qui probablement à cette première époque devint le graf, gravio, comes, dont il est parlé dans la loi Salique, jusqu'à ce que la force des choses et les nécessités d'un pouvoir central attribuassent au roi le droit de nommer et de révoquer celui qui, dans chaque arrondissement, devait être son représentant direct pour toutes les branches de l'administration civile, militaire et financière.

Je ne saurais donc admettre avec M. Guizot (Essais sur l'histoire de France, page 105) « qu'il il y eut peu ou point de partages individuels que chaque chef de bande prit ou reçut des terres pour lui et ses compagnons, qui ne cessaient pas de vivre avec lui. » Le savant écrivain en donne pour motif, page 106, « le grand nombre de Francs qui paraissent sans propriétés personnelles et vivant sur les terres, dans les villa, soit du roi, soit de quelque chef. Les lois, ajoute-t-il, sont pleines de dispositions qui règlent les droits et le sort de cette classe d'hommes.» A l'appui de cette opinion, il cite la formule XLIV de Sirmond, dont j'ai déjà donné l'explication page 478 ; le chapitre XIII du capitulaire de 793, le chapitre IV du capitulaire de 800, le chapitre VI du capitulaire de 829.

Il y a dans tout cela, je le crois du moins, quelque confusion de choses et de temps.

La formule XLIV de Sirmond constate qu'un homme tombé dans la misère se met dans la dépendance d'un autre sans cesser d'être libre, ingenuili ondine, et qu'il s'oblige à le servir pour recevoir vlctum et vestitum.

Cette situation n'a rien d'analogue à l'état de choses que M. Guizot entend prouver. La pauvreté qu'elle suppose est un accident postérieur à l'époque du partage, et. il n'en résulte point qu'à ce moment on ait constitué une classe d'hommes à qui des biens-fonds étaient attribués, et une autre classe d'hommes qui, n'en recevant point, vivaient chez les premiers.

Quant aux capitulaires de 793, 800 et 829, ainsi qu'à plusieurs autres qui auraient pu être également cités, ils appartiennent à une époque où de grandes révolutions s'étaient opérées dans la propriété. Quoique sans doute l'attribution d'une part dans les domaines enlevés aux Romains eût été le prix de la victoire, et qu'elle imposât naturellement l'obligation de contribuer à la défense de l'état, la loi n'avait pas pris, comme on peut présumer que cela eut lieu chez les Bourguignons (titre LXXXIV), de mesures pour empêcher ceux qui avaient obtenu cette part de l'aliéner. Le temps, et beaucoup de circonstances que j'ai indiquées page 477 avaient réduit un grand nombre d'hommes libres à n'avoir plus de propriétés foncières. Puisqu'il ne leur restait plus de domaines sur lesquels ils pussent résider; puisque, comme le disent les capitulaires, proprium non habebant, il fallait bien qu'ils résidassent, qu'ils vécussent sur des fonds appartenant à d'autres. Mais les uns, sans doute par l'importance des offices qu'ils pouvaient rendre, conservaient leur parfaite ingénuité; ils étaient commensaux du propriétaire, ses leudes. Les autres, approchant de l'esclavage se faisaient lites, colons, avec la réserve de servir ingenuili ordine.

Inutile de parler des hommes qui, réduits à se faire esclaves, choisissaient, quand cela leur était possible, dans les différents degrés d'esclavage, le moins onéreux, et se faisaient servi coloni, sortes d'esclaves qui, ainsi qu'on l'a vu page 521, étaient moins malheureux que les esclaves domestiques. Ces hommes avaient complètement abdiqué leur liberté, tandis que les autres étaient libres.

C'est de la première classe d'hommes libres, habitant chez un propriétaire, sans être à son service, qu'il est question selon moi, dans le chapitre IV du capitulaire de 800 : on y reconnaît que ces hommes étaient ingenui Franci, puisqu'on dit qu'ils étaient jugés par leur loi propre, tandis que, s'ils eussent été lites ou colons, et à plus forte raison s'ils eussent été esclaves, ils auraient suivi la loi de leur dominus.

Le chapitre VI du capitulaire de 829., en reconnaissant qu'ils sont libres, établit, relativement à leur capacité d'être conjuratores, une distinction : s'il s'agit d'une question de propriété, ils ne peuvent être admis, parce que proprium non habent, et qu'ils ne sont pas consimiles des propriétaires en litige ; si au contraire il s'agit de liberté, ils peuvent être conjurateurs, parce qu'ils sont homines liberi.

Indépendamment de ce que ces autorités appartiennent è la seconde race, on voit qu'elles n'ont aucun trait à la question du partage originaire.

Comment en effet supposer qu'après la victoire de Soissons, et lorsqu'ils s'établissaient dans la Gaule en corps de nation, des hommes, inégaux, j'en conviens, sous le rapport de la discipline et de la hiérarchie militaire, mais certainement égaux comme citoyens, eussent été immédiatement divisés en deux classes ; que la plus nombreuse eût été légalement déclarée prolétaire, exclue du partage des biens conquis en commun, obligée, en quelque sorte, par la constitution sociale, à vivre sur la propriété d'autrui, au risque, si la commensalité cessait de convenir au chef ou à eux-mêmes, de tomber dans le plus absolu dénuement? J'admets sans difficulté qu'en vertu de la liberté des conventions l'hypothèse présentée par M. Guizot a pu se réaliser. Mais ce ne fut point, selon moi, l'état normal et légal. Le partage dut être et fut, je n'en doute pas, la conséquence de la révolution qui constituait le nouvel empire.

Je conviens que les Francs conservèrent longtemps leurs goûts pour l'oisiveté et une sorte d'aversion pour l'agriculture. Mais en acquérant des biens fonds, ils ne furent pas dans la nécessité indispensable de les cultiver par eux-mêmes. Ce que Tacite, chap. XXV, nous apprend des usages des Germains, les Francs le continuèrent.

Les biens dont ils devinrent propriétaires dans la Gaule y étaient cultivés par des esclaves, des colons plus ou moins asservis. Ces hommes restèrent, comme ils l'étaient précédemment, attachés aux domaines, et passèrent avec ces domaines dans le pouvoir des nouveaux possesseurs. De plus, ainsi que je l'ai dit page 476, les conquérants avaient amené avec eux leurs lites ; ils en firent venir d'autres, et les placèrent sur leurs domaines. Ainsi, sans qu'ils eussent besoin de devenir personnellement agriculteurs, les Francs purent jouir utilement de leurs propriétés, cultivées par des hommes,qui payaient une partie des produits à leurs maîtres.

Les Francs donnèrent aux biens qu'ils acquirent par le partage dont je viens d'indiquer les causes, le nom d'alodes; mot qu'on ne trouve qu'une seule fois dans la loi Salique (rubr. du tit. LXII), mais qui est souvent employé dans les formules et les documents.

Tous les savants s'accordent à reconnaître que ce mot appartient à la langue franque, mais ils en expliquent diversement l'étymologie. M. Philippe dans son ouvrage allemand intitulé, Système du droit germanique, t. Ier, page 230, fait, dériver alodis des mots a-hloth ou a-lod signifiant sors. M. Guizot dit la même chose page 88. Dans cette opinion, la formation et l'usage du mot alodis n'auraient commencé pour les Francs qu'à l'événement de la. conquête, et à l'occasion du r partage qui en fut le résultat. Je crois ce mot. plus ancien dans leurs coutumes civiles. Il est écrit en tête du titre de la loi Salique sur les successions, pour désigner l'ensemble de la fortune d'un défunt dévolue â ses héritiers ; or, bien certainement ce titre constate des usages antérieurs à la conquête, puisque, suivant le témoignage de Tacite, le droit de succession était connu chez les Germains, et que par conséquent ils ont dû avoir dans leur langue un mot pour exprimer la fortune d'un particulier que ses héritiers étaient, appelés à recueillir. Je crois pouvoir encore invoquer à l'appui de mon opinion le fait que ce même mot alodis se trouve dans les coutumes d'autres tribus germaniques qui n'avaient point émigré, point fait de conquête dans la Gaule, point eu par conséquent l'occasion d'y acquérir des biens par un partage, par l'effet d'un lotissement.

MM. Grimm, Deutsche Rechtsalterthümer, page 493, et Eichhorn, Deutsche Staats und Rechtsgeschichte, § 65, croient que le mot alodis vient du franc al-ôd, signifiant tout propre, entièrement propre ou totale propriété. Cette interprétation, déjà donnée. par Canciani dans sa note sur le titre Vi de la Iex Anglorum seu Thuringorum, qui a précisément pour rubrique de alodibus, a été adoptée par M. Aug. Thierry, lettre 10 sur l'histoire de France. Je reviendrai sur cette question en traitant des successions dans la dissertation quatorzième.

A l'époque où les Francs employaient le mot alodis dans le sens que je lui donne avec MM. Grimm, Eichhorn et Thierry, époque qui me paraît bien antérieure à la conquête de la Gaule par Clovis, ils ne connaissaient qu'une seule espèce de propriété, que je peux appeler propriété parfaite. Mais les causes dont j'ai déjà donné l'explication pages 490 et suiv. introduisirent une autre espèce de biens qu'on appela beneficia. Non seulement lorsque ces biens étaient concédés â vie, ou avec faculté de révocation arbitraire par le concédant, mais encore lorsque la concession était, tant au profit du concessionnaire qu'au profit de ses successeurs, à titre singulier ou universel, la propriété de ces biens n'était pas parfaite : ils étaient grevés de charges, ils obligeaient le concessionnaire à reconnaître un supérieur, une dépendance.

La distinction entre ces deux classes de propriétés dut être exprimée; car, aussitôt que des besoins nouveaux ou que des institutions jusqu'alors inconnues se manifestent dans une société, il faut des mots pour exprimer chaque situation. Le mot beneficium fut employé, comme je l'ai déjà dit, pour désigner les biens concédés dont le propriétaire était obligé de reconnaître un supérieur et une dépendance.

Le mot alodis, par une très légère déviation de son étymologie, servit à désigner les biens complètement libres. Au lieu de signifier omne proprium, il signifia mere proprium, ce qui, dans notre langue, se traduirait également par tout propre, totale propreté; et dans cette acception modifiée, il fut employé par opposition à beneficium. En effet, comme le dit très bien, p. 90, M. Guizot, que j'ai plus de plaisir à citer qu'à combattre : « Tout guerrier qui prit ou reçut du sort une terre, en fut maître comme de sa personne. La plénitude et l'entière liberté de la propriété furent le caractère fondamental des premiers alleux et la conséquence naturelle du mode d'acquisition. "

A cette indépendance de l'alode, par l'effet de laquelle celui à qui il appartenait ne reconnaissait aucune supériorité individuelle, et n'était tenu que des obligations sociales envers l'état, il faut ajouter l'immunité de contributions foncières dont étaient tenues les propriétés des Romains, ainsi qu'on le verra pages 555 et suiv.

Je ne crois pas devoir omettre d'indiquer ici une opinion particulière du comte de Montlosier sur la signification du mot alode ou alodis, qu'il traduit par alleu. Après l'avoir appliqué aux terres et avoir dit, t. 1er, pag. 10 et 17, que les unes étaient libres de toutes charges envers des particuliers, d'autres, au contraire, chargées de redevances appelées génériquement tributs, il assure. page 18, que l'alleu signifiait la propriété libre du Gaulois, par opposition à terre salique, propriété libre du Franc. Voici le passage de son ouvrage, qu'il
est plus sûr de transcrire que d'analyser :
« Dès que les Francs sont arrivés, la première chose à observer, c'est que tout l'ordre social se compte en double : on a, d'un côté, le Gaulois sous le nom d'ingénu ; de l'autre, le vainqueur sous le nom de Franc ou d'homme salique L'ordre des terres libres se compte de même en double : on a, d'un côté, l'alleu ou la terre libre possédée par le Gaulois ingénu; de l'autre, la terre originaire de la conquête, appelée terre salique. »

On ne peut, ce me semble, réunir plus d'erreurs en moins de mots, tout en partant néanmoins d'un principe vrai, qui est .la dualité, trop expressément constatée par la loi Salique pour qu'il y ait eu besoin de la prouver.

Oui, cette loi fait une distinction entre les vainqueurs et les vaincus, et la distinction est humiliante pour ces derniers; en cela M. de Montlosier a raison, sinon qu'il ne fallait pas prononcer le mot Gaulois, sujet à équivoque. Il n'y avait plus de Gaulois dans le sens historique; tous les vaincus, c'est-à-dire tous les hommes libres qui habitaient la Gaule lorsque les barbares s'en emparèrent au V° siècle, étaient des Romani. C'est ce qu'on lit dans la loi Salique, dont il était convenable de respecter le texte.

Sans doute ces Romani, hommes libres, pouvaient être appelés ingénus; je l'accorde volontiers : mais opposer la dénomination ingénus à la dénomination de Francs, hommes saliques, est une erreur évidente. La loi Salique, recueil des usages propres aux Francs, et dans laquelle il n'est jamais parlé des Romains que lorsqu'il s'agit du droit criminel, emploie indistinctement les mots si quis, si ingenuus, si Francus, et jamais personne n'a douté que ces expressions ne désignassent les hommes lege Salica viventes, par conséquent, les barbares, les vainqueurs. En veut-on des exemples ? Je les prends au hasard, dans les titres XLIII et XLIV relatifs aux meurtres. Le § 1er du titre XLIII porte : Si quis INGENUUS, FRANCUM aut BARBARUM qui lege Salica vivit occiderit. Dans le système de M. de Montlosier, ingenuus désignerait le Gaulois libre, c'est-à-dire le Romain; la loi punirait l'assassinat d'un Franc par un Romain, mais non l'assassinat d'un Franc par un Franc ! Le § 10 du même titre punit d'une composition moindre que celle de l'assassinat la tentative qui ne s'est pas réalisée; il porte : Si quis hominem ingenuum. Si ce mot désigne le Gaulois, il n'y aura donc pas de peine pour le même attentat contre le Franc ! Je pourrais fournir plus de cinquante exemples semblables, dont la conséquence serait que le code national des Francs, la loi Salique, n'aurait jamais protégé les personnes des Francs, des Saliques, mais bien celle des Romains vaincus. Je me borne à une dernière citation d'après le titre XLV. Le § 1er prononce DC sous contre celui qui in contubernio, c'est-à-dire, accompagné des complices, a attaqué et tué dans sa maison hominem ingenuum. Dans le système de M. de Montlosier, ce mot désigne le Gaulois, le Romain, le vaincu. Mais le § 4 dit au contraire que, si le même crime est commis envers un Romanus, la composition ne sera que de CCC sous !

Je rends justice à l'esprit, à la finesse des aperçus du comte de Montlosier, dont je n'ai jamais partagé les exagérations politiques, dans quelque sens qu'elles l'aient entraîné ; mais la vérité me commande de dire qu'il serait un mauvais guide dans l'étude des antiquités de notre droit,

Par l'effet du grand partage des terres conquises, sur lequel je me suis expliqué plus haut, le roi obtint une part considérable qu'on appelait bona fiscalia, fiscus. Ce fisc, diminué chaque jour par les donations dont j'ai parlé, page 490, se réparait par les retours auxquels ces donations étaient généralement soumises, par les déshérences, et par les confiscations prononcées contre un grand nombre de crimes. Il était administré d'après des règles que les documents de la première race ne nous font pas bien connaître. On peut, avec beaucoup de vraisemblance, croire que ces règles étaient analogues à celles que constate le captitulare de villis, de Charlemagne. Un grand nombre de ces domaines fiscaux d'une vaste étendue contenaient des maisons que les rois occupaient à certaines époques. Il est bon de consulter à ce sujet la dissertation de D. Germain, formant le livre IV de la Diplomatique de Mabillon.

Mais, outre les immeubles que je viens d'indiquer, le fisc avait encore l'administration des diverses portions du territoire que leur destination à des services publics avait fait exclure du partage. Tels étaient les places, les routes, les ponts, les fleuves, les rivages de la mer, sur lesquels le fisc percevait des droits sous une multitude de dénominations que du Cange fait connaître aux mots : anchoragium, exclasaticum, foraticum, nautaticum, passagium, pelagium, plateaticum, palificatura, pontaticum, portalaticum, ripaticum, rotaticum, teloneum, transitara, viaticum, etc.

Des documents et des formules attestent que les rois accordaient des exemptions de ces droits à des particuliers et à des établissements publics ; d'autres documents constatent même qu'ils concédaient quelquefois le droit de faire ces perceptions : tel est le diplôme de 562 (03) par lequel Chilpéric Ier donne à l'église de Tournay le teloneum qui appartient au fisc sur l'Escaut, et la charte de Dagobert Ier, de 629 (04), en faveur du monastère de Saint-Denis.

Quelques soupçons qu'on puisse élever contre la vérité de ce dernier document il. n'en constate .pas moins le fait certain que le fisc jouissait de tous les droits régaliens qui y sont .énoncés. Les raisons de douter portent uniquement sur le point de savoir si réellement Dagobert les a concédés au monastère.

On trouve encore désignée, sinon dans la: loi Salique, du moins dans des documents des premiers règnes de la première race, une classe de propriétés sur lesquelles je ne dois pas garder le silence.

Au moment où les Francs devinrent maîtres de la Gaule, ce pays était couvert d'établissements ecclésiastiques qui possédaient des biens-fonds; et le droit ainsi que la légitimité de cette propriété étaient consacrés spécialement par les lois romaines. Plus politiques et plus justes que beaucoup de gouvernements modernes, les rois francs ne mirent pas ces droits en question. Eux-mêmes firent des donations aux églises et aus monastères. Il reste encore des monuments de celles de Clovis. On peut conjecturer, d'après le chapitre XI de la constitution de Chlotaire Ier, de 560, que le père de Clovis, quoiqu'il ne fût pas chrétien, en avait fait aussi. Leurs successeurs les imitèrent avec une sorte de prodigalité. Il ne paraît pas que jamais les rois aient, comme on l'a vu, page  491 relativement aux donations à leurs antrustions, prétendu qu'ils eussent droit de révoquer celles qu'ils avaient faites aux établissements religieux, et la raison s'en trouve dans le texte même des diplômes. Elles étaient faites, suivant le style du temps, au saint sous l'invocation duquel l'église était placée, ou bien au titulaire de l'établissement, tant pour lui que ses successeurs. L'intention, la volonté de perpétuité n'étaient pas équivoques : il n'y avait aucun prétexte peur invoquer une précarité arbitraire.

Il est bien vrai qu'à la mort d'un titulaire ecclésiastique, véritable usufruitier quant à l'église propriétaire, le fisc prenait l'administration des biens dont ce titulaire avait joui; mais ce n'était point à titre de retour qui eût exigé une donation nouvelle ; c'était comme mesure de conservation intérimaire, et ce qui le prouve, c'est que cette mesure fut étendue aux autres propriétés des établissements religieux dont le roi n'était pas donateur.

A l'exemple des rois, les grands, les particuliers firent aussi aux églises des donations considérables, attestées par une multitude de témoignages historiques et de documents.

Il ne s'agit pas d'examiner si cette faculté illimitée pour le clergé de recevoir des donations d'immeubles, ou d'en acquérir par l'effet de ventes, d'échanges, etc. avait des inconvénients ; si ou non il eût été convenable de la restreindre. Cette question, que l'état de la société et les services immenses rendus par les établissements religieux à la civilisation et à l'agriculture dans l'empire des Francs résoudraient facilement, n'a aucune influence sur la légitimité du droit de propriété.

Une grande révolution en cette matière arriva du temps de Charles-Martel. Ce guerrier distribua une partie considérable des biens ecclésiastiques à ses compagnons. Il n'eut pas recours du moins aux sophismes du XVIIIe siècle pour nier le droit de propriété du clergé. Il était le plus fort, il invoquait la nécessité. Mais lui-même il sentit qu'il fallait mettre des bornes à la spoliation; il crut pouvoir la colorer, en ne donnant les biens dont il s'emparait qu'à titre de précaire et à la charge de quelques redevances envers l'église. Des lois ultérieures réparèrent l'injustice autant que cela était possible, et une transaction s'opéra entre le clergé et les usurpateurs de ses biens.

Les domaines ecclésiastiques s'accroissaient principalement par l'effet du principe qui rendait une église héritière des biens acquis, pendant ses fonctions, par l'évêque et par le prêtre décédé intestat. Hincmar, lettre 48, chap., XXXII, atteste que cette règle, établie par le 3e concile de Carthage, était suivie en France, ce qui est d'ailleurs prouvé par le chapitre XXXIX du capitulaire de 794, et le canon XVI du 6e concile de Paris, tenu en 829.

Les biens ecclésiastiques ne pouvaient être aliénés, si ce n'est pour être appliqués à la fondation d'autres établissements religieux et encore avec des formes et des conditions propres à prévenir les abus. On le voit notamment dans une charte de 686 (05). Toute autre disposition n'était autorisée que si l'évêque avait donné de ses biens propres en remplacement, ainsi que le décide le canon XXII du concile d'Albon de 517. Les échanges, dont nous trouvons plusieurs exemples dans les documents et les formules, étaient assujettis à des règles semblables. La XXIIIe du livre II de Marculfe atteste que l'abbé qui donnait des biens de son monastère en échange devait y être autorisé par l'évêque, permissu apostolico.

La légitimité immémoriale des propriétés ecclésiastiques, attaquées de nos jours par des sophistes avides, reposait donc sur des titres irrécusables (06).

Nous trouvons aussi dans les documenta l'indication d'hôpitaux dotés en biens-fonds. La plus remarquable concerne l'hospice que Childebert et sa femme Ultrogothe avaient fondé à Lyon, et que le concile d'Orléans de 549 confirma. L'acte de cet établissement n'existe plus. La formule 1ere du livre Ier de Marculfe contient le modèle de fondations semblables. On peut consulter encore une bulle du pape Grégoire Ier de 602 (07) et une charte d'un évêque de Poitiers de 696 (08).

Le chapitre XXIX du livre II de la compilation d'Ansegise offre une nomenclature de ces sortes d'établissements charitables, empruntée, il est vrai, du titre II de la novelle VII, mais que probablement Charlemagne ou son fils avait insérée dans quelque capitulaire : xenodochium, lieu où l'on recevait des voyageurs indigents; ptochotrophium, lieu où l'on prenait soin des pauvres et des infirmes ; nosocomium, lieu où l'on soignait les malades ; orphanotrophium, lieu où l'on nourrissait les orphelins ; gerontocomium, hospice des vieillards; brephotrophium, lieu où l'on élevait des enfants. Je n'entends pas dire qu'un nombre aussi considérable et aussi varié d'établissements charitables existât sous la première race. Mais d'abord les lois romaines constatent qu'il y en avait dans la Gaule avant l'invasion ; les documents cités plus haut appartiennent à l'empire des Francs : cela suffit pour qu'il en résulte la preuve que des corps moraux de cette sorte étaient capables de recevoir, d'acquérir et de conserver des biens-fonds. Ils étaient tous placés sous la direction de la religion, et leurs propriétés garanties par les principes d'inaliénabilité des biens de l'église.

Les cités avaient aussi des propriétés : les unes consacrées au public, telles que les cirques, les arènes, les fontaines, les bains ; les autres susceptibles de produits qui faisaient partie de leurs revenus. Il est hors de doute que, sous la domination romaine, des terrains considérables ne faisaient point partie des propriétés privées, et servaient au pâturage, ou, s'ils étaient couverts de bois, aux usages des propriétaires voisins. C'est ce que Frontin dit expressément dans son ouvrage De controversiis agrorum : Est et pascuorum proprietas pertinens ad fundos, sed in commune ; propter quod ea compascua multis locis in Italia COMMUNIA appellantar; quibusdam in provinciis PROINDIVISO. (Edit. Rigaltii, 1614, p. 54.) Aggenus Urbicus, son commentateur, développe cette pensée. C'est ce qu'on voit encore dans Festus, voc, compascua, vicinalia; dans Siculus Flaccus, De conditionibus agrorum; dans Hyginus, De limitibus; dans Isidore de Séville, Originum lib. V, cap. II.

La quantité, la délimitation de ces biens étaient déterminées par le magistrat qui présidait à l'établissement de la colonie, et des plans tracés avec exactitude étaient toujours entre les mains des autorités locales pour réprimer les usurpations privées sur la propriété commune indivise. A la vérité, les passages cités se rapportent aux colonies que les Romains fondaient dans les pays conquis. Mais ces mesures étaient la conséquence d'un besoin généralement senti et justifié par l'expérience. II y a identité de raison à reconnaître qu'il en était ainsi dans mates les parties de la Gaule où les propriétés agglomérées formaient des villages, des agrégations rurales. Aussi n'est-ce point sur l'état de choses antérieur à l'invasion des tribus germaniques qu'il peut y avoir quelque incertitude. Subsista-t-il sous la domination des Francs ?

Il est assez probable que plusieurs de ces biens, ceux surtout qui formaient des pâturages fertiles, des bois susceptibles de fournir aux plaisirs de la chasse, principal délassement des barbares, purent être confisqués par eux et entrer dans le partage après la conquête. Mais, dans un pays si vaste et dans lequel il s'en fallait de beaucoup que le nombre des habitants fût assez considérable pour que rien ne restât inculte, il subsista une grande quantité de bois et de pâturages communaux. C'est. ce qu'on voit dans le titre LXVII de la loi des Bourguignons, et surtout dans le § 6 du titre 1er de la 1ere addition à cette loi, qui porte : Silvarum, montium et pascuorum unicuique prorata suppetit esse communionem, Le titre LXXVI de la loi des Ripuaires parle de forêts communales ; et les paragraphes 19 et 30 du titre XXIX de la loi Salique constatent le droit que chaque habitant avait d'y prendre du bais pour ses besoins, sans autres obligations que de ne pas exploiter les arbres qu'un autre aurait déjà marqués depuis moins d'un an. La rareté et la prodigieuse nécessité des bois pour le chauffage et l'industrie n'avaient point encore donné l'idée de faire des règlements dont on ne s'est avisé qu'au XIVe siècle, et qu'on a perfectionnés plus tard.

Ce n'est donc pas avec fondement que des jurisconsultes estimables d'ailleurs, tels que Loiseau, et, de nos jours, Henrion de Pansey et Merlin, ont prétendu que les biens communaux étaient une concession faite par les seigneurs aux habitants de leurs fiefs. Des concessions de ce genre ont pu avoir lieu, sans doute; mais avant la féodalité, même avant la conquête germanique, les agglomérations d'habitants connues sous le nom de villae, ou autres analogues avaient aussi des biens communaux (09).

Ces biens, destinés à un usage concurrent et indivis, au sujet desquels j'ai donné quelques explications dans les notes 3 à 9, 527 et suiv. étaient inaliénables, et nul n'avait le droit de s'en approprier une partie exclusivement à ses voisins. Il paraît néanmoins que, la population s'accroissant, il fut permis à ceux qui avaient besoin de terres pour leur subsistance d'en mettre quelques portions en culture. C'est ce qui me parait résulter d'un édit de Chilpéric Ier, d'environ 574 (10). Le texte de ce document, qui n'a été tiré de l'oubli qu'en 1837, ainsi que je l'ai dit page 431, est très obscur, sans que jusqu'à présent nous ayons les moyens de le rectifier. On y voit que des terrains communaux qu'un homme aurait mis en culture doivent, après son décès, être partagés sicut lex Salica habet; mais seulement entre ses enfants et ses frères, d'où il semble naturel de conclure que dans les autres cas ces terrains revenaient à la communauté. Si l'on croit, d'après les mots de l'édit, piacuit ac convenit, que Chilpéric est l'auteur de cette mesure, elle. mériterait plus de recommander son nom, que la tradition qui lui attribue des prétentions l'art poétique et à la réformation de l'alphabet.

Après avoir considéré, d'après la législation des Francs, ce qui concerne les immeubles en eux-mêmes et dans les personnes à qui ils peuvent appartenir, je dois examiner quelles étaient, d'après cette législation, les règles générales sur les modes d'acquérir la propriété, sur les charges dont elles pouvait être grevée, sur les modifications dont elle était susceptible.

Le droit de la guerre mis par les Romains au rang des moyens d'acquérir, sous le nom de praeda bellica, fut rétorqué contre eux par les Germains vainqueurs. On a vu plus haut comment ils l'exercèrent. Mais, nonobstant le partage dont je viens de parler, il est très probable que de vastes terrains incultes et vacants existaient quine faisaient pas partie des propriétés des particuliers, du fisc, des établissements religieux ou des corporations civiles.

L'occupation qui, dans l'origine des sociétés, dut être le premier mode d'acquérir, resta quelque temps encore le moyen de devenir propriétaire des biens-fonds sur lesquels nui ne pouvait justifier son droit exclusif; et j'en ai donné plus haut un exemple relatif aux biens communaux.

La prescription, qui n'est qu'une occupation assez longue pour détruire des titres antérieurs, ou pour suppléer à ceux qu'on ne peut produire, était aussi dans la jurisprudence des Francs, un moyen d'acquérir, et, par suite, de se défendre contre celui qui contestait une propriété à un autre. On voit dans un placité de 680 (11)qu'une propriété était réclamée contre le possesseur. Il offre la preuve, à laquelle il est admis, que pendant trente et un ans lui et ses auteurs ont possédé le somalie sens interruption. La même chose est attestée par la formule XXXIII de l'appendice de Marculfe. S'il n'y e pas quelque faute dans la copie de ces documents, il en résulte que les usages francs exigeaient une possession de trente et un ans (12), tandis que le droit romain n'en exigeait que trente; c'est même ce qu'on voit dans la formule XL de Sirmond, dans le chapitre XII de la constitution de Chlotaire Ier de 560, et dans le chapitre IV de l'édit de Childebert Ier, de 559. Ce même chapitre parle aussi d'une prescription de dix ans, lorsque l'objet contesté était situé dans le ressort de la résidence du revendiquant. Il est très probable qu'elle est fondée sur les règles du droit romain, et qu'elle exigeait un titre, qu'en termes de barreau nous appelons titre coloré.

Mon projet étant de parler d'une manière spéciale, dans la quatorzième dissertation, de la transmission des propriétés par l'effet des successions, je vais donner quelques notions sommaires sur celles qui avaient lieu par une déclaration de volonté du propriétaire.

Parmi les documents échappés aux ravages du temps nous trouvons un assez grand nombre de donations faites par des rois ou par des particuliers, soit à des établissements ecclésiastiques ou publics, soit à des personnes privées.

En ce qui concerne la forme de ces actes, je donnerai des développements dans la onzième dissertation. Il me suffit de dire ici qu'on trouve dans la jurisprudence des Francs, la preuve qu'ils suivaient des règles tout à fait conformes à celles du droit romain, relativement à l'irrévocabilité des donations, et aux exceptions à cette règle fondées sur l'inexécution des conditions, ou sur l'ingratitude du donataire. On peut se reporter à ce que j'ai dit, pages 490 et 491.

Quoique, d'après Tacite, chap. XX, les testaments fussent inconnus chez les Germains et qu'on puisse croire que la donation, à cause de mort, faite avec des solennités déterminées par le titre XLVIII de la loi Salique, fut pendant longtemps la seule manière dont ne homme pouvait disposer des biens qu'il laisserait à son décès, les formules et les documents postérieurs nous apprennent que l'usage des testaments s'introduisit. En l'empruntant du droit romain, les Francs en empruntèrent aussi les formes et les règles.

Les ventes, les échanges étaient encore des moyens légaux et les plus fréquents de transférer la propriété. Il est sans utilité d'entrer dans des détail sur les effets de ces sortes de contrats, dont au surplus j'indiquerai les formes dans la dissertation onzième. Il suit de dire que' les contractants jouissaient de la plus grande liberté dans la stipulation des clauses et conditions sous lesquelles la propriété était transférée.

Les actes dont je viens de donner l'indication supposent la volonté formelle d'un propriétaire d'abdiquer son droit pour le transmettre à un autre, soit à titre gratuit, soit moyennant un prix, un équivalent.

La loi Salique nous fait connaître un mode d'expropriation forcée dont on ne trouve aucune autre indication dans les formules et les documents. Les titres LII et LIII constatent qu'un créancier, après avoir rempli quelques formalités qu'ils prescrivent, pouvait requérir le juge de le mettre en possession des biens de son débiteur, estimés préalablement, et jusqu'à concurrence du montant de la dette. Je renvoie aux explications de ces deux titres que j'ai données notes 568 et suiv. et surtout à ce que je dirai page 605.

Mais je dois entrer dans plus de détails sur un mode particulier d'aliénation et de transmission des biens qui fut très usité à l'époque dont je m'occupe, et qui a subsisté jusqu'à nos jours.

Des propriétaires possédaient de vastes terrains que la culture seule pouvait mettre en valeur, et que cependant un grand nombre de causes ne leur permettaient pas, la plupart du temps, de faire cultiver par des esclaves colons. Ils croyaient, d'ailleurs, avec raison, qu'entre les mains d'hommes libres, tenus seulement de redevances modiques et dont la quotité était déterminée, les biens seraient mieux cultivés, tandis que des esclaves mettaient peu d'intérêt à améliorer des domaines dont ils pouvaient être privés, en tout ou en partie, par la volonté arbitraire d'un maître à qui leur pécule appartenait comme leurs personnes.

Les concessions faites dans ces, circonstances à des hommes libres tenaient en quelque sorte le milieu entre les précaires, dont je parierai bientôt, et les ventes proprement dites, dont il a été question plus haut. Elles étaient de leur nature perpétuelles, tandis que les précaires n'attribuaient qu'une jouissance temporaire ; mais elles ne transféraient pas, comme les ventes, une propriété complète et absolue, parce que la réserve que faisait le concédant de prestations de fruits ou de services appelés plus tard corvées, lui laissait une sorte de copropriété, dont le concessionnaire n'avait jamais la faculté d'éteindre le droit, en remboursant le prix capital de la redevance. Le propriétaire était censé n'avoir concédé que la jouissance; et quoique, dans des temps postérieurs, on eût adopté d'autres principes, relativement aux baux à rentes foncières, ces règles primitives, qui furent en vigueur pendant plusieurs siècles, étaient restées jusqu'à nos jours dans un contrat du même genre, connu sous le nom de locatairie perpétuelle (13). Même dans le nouveau système, qui attribuait au concessionnaire la propriété du fonds grevé de prestations ou de services, on considérait ces prestations et ces services comme une part dans le fonds, qui en rendait à cet égard le concédant copropriétaire avec le concessionnaire, de manière que ce dernier n'avait pas le droit d'éteindre la rente par un remboursement de capital : on appliquait dans toute son étendue à ce cas la règle que nul ne peut être contraint de vendre à un autre ce qui lui appartient.

Pour mieux assurer ses droits, le concédant stipulait souvent que le bien concédé ne pourrait pas être vendu par le concessionnaire sans son consentement, ce qui devait avoir lieu principalement lorsque les charges consistaient en services personnels, le créancier d'une obligation de faire ne pouvant être contraint d'accepter un autre débiteur que celui qu'il a consenti.

Cette restriction n'était pas applicable, sans doute, aux transmissions par décès, parce qu'une transmission de cette sorte ne dépend pas de la volonté et que le concédant, n'ayant pas réduit la concession à la vie du concessionnaire, avait par cela même et par voie de conséquence consenti que les héritiers de ce dernier entrassent dans ses droits; mais quelquefois le contrat déclarait que,dans ce cas même, un seul héritier, l'aîné des mâles, par exemple, recueillerait le fonds grevé ; et cette clause devait être exécutée, puisque telle était la condition de la concession.

Lors même que le droit de vendre l'objet concédé n'avait été ni interdit au concessionnaire ni restreint, l'usage, converti plus tard en loi, s'était introduit que le concessionnaire ne pouvait vendre le bien ailleurs que dans le placité dont ce bien dépendait. C'est ce qui me paraît résulter du chapitre X du capitulaire de 803 ; peut-être même le sens de ce chapitre est-il que la vente ne pouvait être faite qu'à une personne de la même juridiction.

Il peut aussi être arrivé, car la liberté la plus entière présidait à ces conventions, que le concédant se réservât le droit de rentrer à sa volonté dans les biens concédés, à la seule charge d'indemniser le concessionnaire de toutes les dépenses qu'il avait faites pour donner de la valeur aux biens et y faire des constructions. Telle était jusqu'à nos jours, et telle est encore la théorie des contrats dits domaines congéables connus dans la Bretagne. Il serait digne des recherches .des jurisconsultes de cette province d'étudier l'origine et les premiers moments de cette espèce de convention.

Le concédant, à moins qu'il n'eût fait la réserve dont je viens de parler ou toute autre semblable, ne pouvait reprendre le domaine à son gré, ni empêcher le concessionnaire d'en disposer, sous les modifications ou limitations insérées au contrat : c'est même ce qui a servi dans la suite à faire prévaloir la maxime que le concessionnaire était véritable propriétaire.

Mais, comme toutes les conventions qui imposent des charges corrélatives et à titre d'équivalent, le contrat était résoluble ai le concessionnaire n'accomplissait pas ses obligations : et le concédant reprenait le bien sans être obligé de faire compte des améliorations, car le concessionnaire avait à s'imputer l'inexécution de ses engagements. De son côté, le concessionnaire, et après lui ceux à qui il avait transmis le domaine concédé, avaient le droit de se libérer des charges imposées par l'abandon du bien, ce que la jurisprudence appela dans la suite déguerpissement.

Jusqu'ici j'ai supposé des concessions faites à des hommes libres d'origine. Mais, à l'imitation de ces concessions, les maîtres qui affranchissaient des esclaves leur accordaient aussi, comme on l'a vu, page 532, des fonds, moyennant des charges et des redevances, dont le taux ou les bases étaient déterminés dans l'acte intervenu entre le maître et son affranchi : souvent même, lorsque telle était la convention, ou l'usage local auquel des contractante sont réputés s'être référés dans leurs conventions, le maître pouvait en certaines occasions exiger des prestations extraordinaires.

Dans ce cas, la qualité du concessionnaire ajoutait à ses obligations et aux causes qui pouvaient donner lieu à la révocation de la concession, sans néanmoins en changer la nature. S'il est vrai, en effet, qu'à l'égard d'un homme libre l'inexécution ne pût donner lieu qu'à la rentrée du concédant dans le bien, le maître de l'affranchi avait, par la nature du contrat, des droits plus étendus. Cet homme avait été son esclave ; il aurait pu ne pas l'affranchir; en lui donnant la liberté il avait apposé des conditions à cette faveur. L'affranchi qui les enfreignait devait non seulement être privé du fonds concédé, mais encore rentrer dans l'esclavage, d'où il n'était sorti que moyennant ces conditions. Telle était la disposition du titre XL de la lex Burguntlionum, qui proclame un principe évidemment suivi chez les Francs, comme on le voit dans le testament d'Abbon, cité page 521. Je ne crois pas même que cet affranchi eût été fondé à offrir le délaissement des biens concédés en conservant néanmoins sa liberté, car il n'aurait rendu à son patron qu'une partie de ce qu'il en avait reçu.

Mais les héritiers de cet affranchi qui auraient enfreint les conditions ne pouvaient raisonnablement être réduits en esclavage, soue prétexte que, fils ou descendants d'un esclave affranchi à certaines. conditions, dès qu'ils ne tenait pas les engagements de leur auteur, ils ne devaient pas conserver une liberté qu'ils n'auraient jamais eue si celui-ci était resté esclave. Une fois le concessionnaire mort, l'obligation personnelle avait cessé ; les charges prenaient un caractère réel attaché au domaine, et cessaient par l'abandon ou la dépossession. A l'inverse, le droit de faire rentrer dans l'esclavage l'affranchi qui manquait à ses obligations était personnel pour l'auteur de l'affranchissement, ses héritiers n'étaient pas admis à l'exercer ; c'était précisément ce que décidait le § 2 du titre cité plus haut de la loi des Bourguignon.

Je dois cependant lever quelques doutes qu'on peut fonder sur un aises grand nombre de documents, où nous lisons qu'un propriétaire vend, donne, lègue des domaines cum ingenuis, libertis, servis, mancipiis.

J'ai dit, page 481, à l'occasion des lites dénommés aussi quelquefois dans ces mêmes documents, quel était le véritable sens de cette clause. Point de doute qu'en vendant un domaine le vendeur transférait la propriété de ses esclaves colons ou serviteurs attachés à ces domaines : ces hommes état sa chose ; ils étaient un accessoire qu'il avait droit de vendre avec le principal. Mais les ingenui, les liberti n'étaient évidemment point dane une telle situation ; leur nom seul démontre qu'ils étaient hommes libres, qu'ils avaient cessé d'être esclaves, qu'ils étaient personnes et non choses. Lorsqu'on vendait un domaine dont quelques portions avaient été concédées à des hommes libres, et même à des affranchis, moyennant. des redevances ou des charges, on vendait le droit de percevoir les redevances, de jouir du bénéfice des charges imposées à ces hommes; et, par une sorte de figure ou de forme de langage, on désignait les débiteurs, au lieu de désigner la créance; mais l'acheteur n'acquérait pas le droit de faire rentrer dans l'esclavage l'affranchi qui ne remplissait pas les engagements créés par la concession.

Ce que je viens de dire explique facilement la véritable origine des redevances et des services, contre lesquels on a tant déclamé, sans jamais les avoir bien connus, jusqu'au moment où ils furent abolis, sous prétexte qu'ils étaient une suite de la servitude.

D'abord rien de semblable ne peut être supposé dans les concessions de domaines faites à des hommes libres. Le concédant n'avait jamais eu de droits sur leurs personnes ; les redevances n'étaient pas plus le prix d'un affranchissement du concessionnaire que ne le sont des fermages qu'un fermier s'engage à payer au propriétaire d'un fonds : elles étaient le résultat d'un contrat libre et consensuel, d'un véritable contrat commutatif.

Lors même qu'un maître, en affranchissant son esclave, lui avait donné des biens, moyennant certaines charges, ces charges, au moins en ce qui concernait les prestations en fruits ou deniers, n'étaient pas le prix de la liberté, mais de la concession territoriale. L'abdication de la puissance dominicale était évidemment ce que la religion, l'humanité, la raison auraient pu obtenir ; la seule chose que les esclaves auraient eu droit d'espérer des lumières et de la sagesse des gouvernements. Aucune de ces considérations n'imposaient aux maîtres à qui on aurait enlevé la puissance sur les esclaves l'obligation de leur donner une partie quelconque de patrimoine.

Mais depuis longtemps les biens grevés de ces charges étaient entrés dans le commerce. On feignait d'oublier la cause de la propriété, le fait incontestable qu'en l'acquérant le détenteur actuel l'avait payée moins cher que des biens libres. On ne parlait que du poids de ces charges ; on les présentait comme imposées par la violence et l'abus du droit féodal.

Dans le but, dont on a fini par faire l'aveu (14) de diminuer l'influence et les richesses des grands propriétaires, et d'attacher les petits à une révolution qui semblait donner de grandes espérances d'amélioration sociale, on commença par déclarer ces redevances rachetables, ce qui intervertissait le titre et la qualité des concessions, puisque les jurisconsultes les plus favorables aux concessionnaires convenaient que la redevance rendait le concédant copropriétaire du bien grevé, et qu'il ne pouvait sans son consentement être tenu de subir le rachat (15). Bientôt la révolution, faite contre un ordre social dont elle dénaturait ou brisait les institutions, ne se contenta pas de cette première atteinte au droit des propriétaires : les redevances furent abolies sans indemnité, par cela seul qu'elles avaient été faites ou qu'elles étaient présumées faites par un seigneur.

Le bien public a pu, sans doute, porter à maintenir ces actes d'une législation violente et réactionnaire ; mais il ne saurait être interdit à l'historien de constater quel a été dans la réalité l'état des choses à son origine.

Le droit de propriété était susceptible des modifications que reconnaissaient encore nos lois modernes.

La plus grave fut la concession qui pouvait être faite à une personne de jouir, à titre d'usufruit, d'un bien dont elle n'était pas propriétaire. Telles étaient évidemment les concessions de bénéfices faites par les rois à leurs antrustions, ou par ceux-ci à leurs leudes ou fidèles, dans les cas dont j'ai parlé, page 490. Quoique rien ne s'opposât à ce qu'elles comprissent la propriété entière et absolue, il est de fait que le plus souvent elles n'étaient accordées qu'en usufruit.

Que cet usufruit fût limité à la vie du concessionnaire, à une certaine durée de temps, ou à l'arrivée d'un événement prévu; qu'il fût révocable à la volonté arbitraire du concédant: question sur laquelle il n'est pas nécessaire de revenir, toujours est-il qu'il n'attribuât qu'un droit temporaire et que la propriété appartenait au concédant.

Ce que le roi et ses antrustions ou leurs fidèles faisaient dans un but d'intérêt que j'ai suffisamment indiqué, de simples particuliers le faisaient aussi lorsqu'ils y trouvaient leur convenance.

Il nous a été conservé un assez grand nombre de chartes appelées précaires ou ptestaires, qu'on trouve dans la collection des Diplomata de la première race, notamment celles de 625, 735 et 736 (16), ainsi que des formules, notamment les V, XXXIX, XL et XLI du livre Il de Marculfe ; XXVII et XXVIII, XLI et XLII de l'appendice; XX, XXI et XXII de Biguon; VI, VII et XXVIII de Sigmond; XIX, XX, XXV et XXVI de Lindenbrog, et VI de Mabillon. On. pourrait conjecturer que le titre LXXII du texte de la loi Salique publié par Herold, qu'on ne trouve dans aucun autre, se rapporte à cette espèce de contrat.

Ces documents. sont particulièrement relatifs à des concessions d'usufruit faites par des établissements religieux. Ce qui y avait donné lieu était la nécessité de concilier les principes sur l'inaliénabilité des biens ecclésiastiques avec l'utilité de mettre en culture des terres que les chefs de ces établissements ne pouvaient faire valoir par des esclaves, des lites, des colons dans leur dépendance ; on peut voir à ce sujet le VIIe canon du concile d' Agde de 506. Un grand nombre de donations étaient faites aussi à l'église avec la réserve, par les donateurs, de la jouissance précaire du bien donné pendant leur vie, ou celle d'une personne désignée.

On insérait dans ces actes la condition qu'ils seraient renouvelés tous les cinq ans ; mais on y ajoutait aussi que le défaut de renouvellement ne nuirait point à l'effet du titre primordial (17).

Il nous reste plusieurs formules relatives aux usufruits que des époux pouvaient se donner par actes entre vifs ou par testaments. Il y avait même des usufruits accordés par la loi à un  époux survivant sur les biens du prédécédé; j'en parlerai dans la treizième dissertation. J'ai  fait connaître page 457, les droits de la même nature qu'avaient les pères et mères sur les biens de leurs enfants mineurs.

Puisque dans tous ces cas la jouissance était usufruitière, que l'usufruit exclut la propriété, et qu'une chose ne peut être sans propriétaire, il en résulte que cette qualité appartenait au concédant, il fallait qu'à la cessation de l'usufruit il pût rentrer dans sa propriété d'une manière utile. Des règles furent donc nécessaires pour empêcher l'usufruitier d'abuser de la chose dont il n'avait que la jouissance.

Nous n'en trouvons point de précises à cet égard dans les lois de la première race; mais les chartes et les formules en supposent : quant à la seconde race, le chapitre III du IVe capitulaire de 819, et le chapitre Ier de celui de 829, établissent pour les bénéfices concédés par le roi des règles conformes au droit romain, qui évidemment, s'appliquaient aux biens dont l'église et les particuliers avaient concédé l'usufruit.

L'usufruitier n'avait pas le droit de dégrader la chose dont il jouissait; à plus forte raison il n'avait pas celui de l'aliéner. Les titres VII et VIII des Capita extravagantia et plusieurs formules de. donations entre époux le déclarent expressément.

Il était impossible que le voisinage des propriétés. et. la nécessité de leur exploitation ne donnassent pas lieu aux obligations des propriétaires de biens-fonds de. souffrir quelque chose pour l'utilité de fonds voisins. Le titre XXXVI de la loi Salique me paraît y faire allusion lorsque, dans les  §§ 2 et 3, il punit celui qui a fait passer une herse ou un char dans un champ, sine via; je crois que ces mots signifient, lorsque la personne n'a pas le droit de voie, de passage. Mais quand on n'admettrait pas cette interprétation, la donation d'Éloi de 631, et le testament de l'abbé Varée de 721, cités pages. 517 et 521, où des fonds sont concédés cum itibus et reditibus, cum exso et regresso ; le testament de sainte Fare, de 532 (18), où on lit quoscumque transitus ; une tradition de Saint-Gall, de 744 (19), viis discendentis atque regredientis, et les formules XVIII, XIX, LXXII de Lindenbrog, et XXVIII de Baluze, constatent très expressément la désignation d'un domaine cum exitu et regressu, cum inviis et perviis.  Le titre de la première additions à la loi des Bourguignons indique aussi des servitudes rurales
et urbaines.

L'irrigation des prairies, la marche des moulins nommés dans la loi Salique, tit. XXIV et XXXIII, devait aussi donner lieu à des obligations de souffrir le passage des eaux. Aussi des documents, trop nombreux pour que je puisse les citer, déclarent-ils que des biens sont donnés, vendus, avec les eaux et les cours d'eaux, aquis, aquarumque decursibus. On voit encore par le célèbre diplôme de Childebert Ier, de 558 (20), en faveur de l'abbaye de Saint Germain, que les héritages riverains d'un fleuve étaient, assujettis à la servitude du halage.

Les charges ou services imposés sur un fonds pour l'utilité d' un autre sont considérés dans notre droit, et l'étaient aussi dans le droit romain, comme des accessoires qui suivent naturellement le fonds auquel ils sont dus. Peut-être les coutumes imparfaites des Francs n'avaient pas adopte ces principes, ni pour les servitudes des fonds, ni pour les objets qui, étant de nature mobilière, sont par accession, par destination, pour employer les termes de nos lois modernes, immeubles avec l'objet auquel elles s'appliquent. On peut le supposer en voyant le soin qu'on avait d'énoncer avec le plus grand détail, dans les actes de vente, de donation, ou toutes autres transmissions de propriété, les esclaves et les bestiaux attachés à la culture, les droits de cours d'eaux, de passage et tout ce qui, dans le droit romain ainsi que dans nos législation. modernes, est censé vendu, donné, légué avec des immeubles.

Notre code civil a mis au rang des servitudes dérivant de la situation des héritages, le bornage entre deux propriétaires voisins. Ce n'est point ici le lieu d'examiner si cette classification est bien exacte (21); il me suffit de faire observer que le bornage et la prohibition de déplacer les bornes entre des voisins sont l'objet des dispositions des six premiers chapitres du titre XI de la lex Bajariorum, qui très probablement attestent le droit des autres tribus d'origine germanique. Le chapitre XXI du titre IX du même code parle de sentiers communs entre plusieurs propriétaires, semita convicinalis; le chapitre XXIII de puits également communs. Ils ont pour, objet de punir ceux qui interrompent l'usage des premiers, ou qui causent du dommage aux autres. Mais il suffit que l'existence de ces sortes de communautés soit constatée, et, d'ailleurs, qu'elle fût inévitable, pour qu'on doive en conclure qu'il existait des règles de voisinage entre les propriétaires à qui ces objets appartenaient.

Je ne dois point terminer cette dissertation suer la propriété foncière, d'après la loi Salique, sans dire quelques mots sur une question qui a singulièrement divisé les écrivains : elle consiste à savoir si les propriétés foncières, indépendamment des charges auxquelles let conditions de leur acquisition pouvaient en assujettir mi nombre plus ou moins considérable, étaient tenues envers le fisc à payer, soit en nature; soit en argent, quelque contribution du genre de celle que nous connaissons sous le nom d'impôt direct, contribution foncière.

Cette question a été décidée pour l'affirmative par l'abbé Dubos, livre VI, chapitres XIV et XV. Garnier, pages 35 et suiv. du Mémoire que j'ai déjà cité, page 488 ; Moreau, dans ses Principes de morale et de politique, disc. III, art. 3, § 2 ; M. de Pastoret, préface du tome XIX des ordonnances de la troisième race, ont reproduit l'assertion de Dubos sans ajouter de nouveaux arguments à ceux qu'il avait employés. Suivant ces auteurs, les rois francs perçurent toutes les contributions que percevaient les empereurs romains ; les cadastres dressés par ordre de ces derniers, et sur lesquels le Code théodosien contient les plus minutieux renseignements, cadastres que sans doute on rectifiait de temps en temps, étaient la base des perceptions ; les comtes de chaque arrondissement en faisaient opérer la rentrée. L'église, les établissements charitables, les cités n'en  étaient pas exempts ; mais souvent le roi en affranchissait qui bon lui semblait par des privilèges spéciaux, et, à ces exceptions près, chacun, quelle que fût son origine, y était soumis.

Adrien Valois, Notitia Galliarum, pages 209 à 210, a cru qu'une distinction devait être admise ; il l'a suffisamment indiquée par le titre même de sa dissertation : Franci immunes, Galli tributarii. Il invoque en faveur de la première de ces propositions plusieurs textes des auteurs anciens ; et pense que, chaque fois que dans ces mêmes auteurs il est parlé d'impôts, cela ne doit être entendu que des Gallo-romains. L'abbé de Gourcy, pages 32 et suiv.. et M. de Savigny, dans un mémoire sur les impositions romaines, que M. Pellet a inséré dans la Thémis, tome X, pages 227 et suiv: 506 et suiv. partagent cette opinion.

Montesquieu a consacré le chapitre XII du livre XXX de l'Esprit des lois à soutenir contre Dubos que les terres du partage des barbares ne payaient pas de tributs; il adopte en cela l'opinion d'Adrien de Valois. Il laisse même entendre que les Gallo-romains jouissaient pas de cette immunité; mais au commencement du chapitre XIII il paraît croire que la question est douteuse quant à ces derniers : il se contente de dire que, s'ils payèrent d'abord les impôts, ils en firent bientôt exemptés, leurs tributs ayant été changés en un service militaire. On voit qu'il existe peu de différence entre Montesquieu et Adrien de Valois. Mais Montesquieu ayant consacré les chapitres XIV et XV à établir qu'on avait donné sous les Mérovingiens aux mots census et tributum une acception nouvelle et entièrement opposée à celle que ces mots avaient sous le régime impérial; qu'ils ne désignaient plus des contributions publiques, mais bien des redevances dues par des esclaves colons, par des colons libres, des lites, des affranchis, soit au roi, mais à titre singulier et individuel, soit à des particuliers, Mably, liv. Ier, chap. II, en a conclu que les Romains mêmes ne payaient point d'impôts. Cette opinion a été développée avec un assez grand appareil d'érudition, par Mlle de Lézardière, Théorie des lois politiques de la France, tome VIII, Iere partie, pages 20 et suiv. IIe partie, pages 128 et suiv. IIIe partie, pages 160 et suiv.

L'immunité des Francs n'est contestée que par Dubos. Jamais, ce me semble, cet écrivain n'a mieux mérité le reproche que Montesquieu lui a fréquemment adressé, d'avoir pris des hypothèses gratuites, des conjectures pour des faits, et d'avoir altéré les textes.

La première base de son système est fondée sur la supposition que les Francs ne sont point entrés dans la Gaule en vainqueurs et en conquérants, mais en amis appelés pour délivrer les habitants des exactions et de la tyrannie des magistrats romains, hypothèse dont la fausseté est depuis longtemps reconnue, ainsi que je l'ai dit page 507 ; il en conclut que le chef des Francs prit, sans autre modification, la place des empereurs romains; et, par extension de cette hypothèse, qu'il y maintint l'entier système financier de l'empire; que les Francs furent sous ce rapport de véritables Romains, soumis comme ces derniers aux contributions pour les biens dont ils devinrent propriétaires : il n'en excepte pas même la capitation ou impôt personnel, dont la seule pensée avait révolté l'orgueil des Germains dans leurs luttes contre la puissance romaine.

Montesquieu l'a réfuté par des arguments remplis de verve et de logique. Quant aux autorités, on pourrait mettre an défi les partisans de l'opinion de Dubos d'en citer une seule qui justifie son assertion. Parmi le grand nombre de textes qu'il a accumulés, deux seuls sont vraiment applicables à la question ; ce sont deux passages de Grégoire de Tours. Le premier porte : Franci Partheniam in odio habebant pro eo quod eis tributa infiixisset (lib. III, cap. XXXVI ). Pour en détourner l'application, Dubos prétend que par inflixisset il faut entendre une aggravation des impôts existants, et par cette singulière traduction, le passage, qui évidemment constate une résistance à la tentative d'imposer sur les Francs des tributs inusités, et par conséquent un droit de franchise antérieur, semblerait être un aveu que des impôts étaient dus par eux, mais qu'ils se révoltaient contre leur augmentation.

Dans le second passage (lib. Vil, cap. XV), il s'agit de la vengeance des Francs contre Audon qui multos de Francis qui tempore Childeberti senioris ingenui fuerant, publico tributo subegit. Si l'on en croit Dubos, le mot ingenui doit être traduit par immunes : il serait question seulement de la violation de quelques privilèges d'immunités accordés par Childebert; et, comme ces privilèges étaient des exceptions qui confirment la règle, la conséquence, que Dubos en tire est que la règle obligeait tous les Francs à l'impôt. Avec une telle licence, il n'est plus d'histoire ni de critique possible. Un auteur qu'un texte embarrasse le dénaturera, donnera aux mots un sens qu'ils n'ont jamais eu et qu'ils ne peuvent avoir, et, dans un texte ainsi refait à sa manière, il trouvera tout ce qui conviendra au système dont il est l'inventeur.

Comment Dubos et les écrivains qui l'ont copié m'ont-ils pas observé que la résistance portée jusqu'à une sédition, ainsi qu'on le voit. dans ce qui concerne le juge Audon, n'a pu, avoir pour prétexte la violation d'immunités accordées exceptionnellement à quelques particuliers ! Les hommes sont les mêmes en tout temps, en tout pays. Des privilèges contre le droit commun, des faveurs que reçoivent quelques individus et dont la masse ne jouit pas, leur inspirent peu d'intérêt, presque toujours même il en résulte un sentiment contraire. Une sédition occasionnée par le fait que des privilégiés aient été privés d'une faveur spéciale refusée aux autres n'est pas possible, et ne saurait avoir le moindre prétexte. Mais si la masse jouit d'une franchise; si dans un pays où, comme était l'empire franc au VIIe siècle, composé de tribus distinctes, une de ces tribus jouit d'un privilège, commun à tous ses membres, la violation de ce privilège à l'égard d'un seul effraie tous les autres; ils se considèrent tous comme lésés et offensés dans l'atteinte éprouvée par l'un d'entre eux.

Je dois en convenir cependant, et il n'en résultera aucune conséquence en faveur du système de Dubos, les prétentions dont Parthénius et Audon furent si cruellement punis n'étaient peut-être pas aussi injustes qu'elles pourraient le paraître. Il y avait dans tout cela une équivoque qu'il n'est pas hors de propos d'expliquer.

Les Francs, je n'en doute point, furent au moment de la conquête affranchis de l'impôt pour les propriétés que le partage leur attribua, parce que ces propriétés représentaient celles qu'ils avaient dans leur ancienne patrie, où certainement on ne connaissait ni les cadastres, ni les contributions foncières de l'empire romain ; parce qu'ils étaient assujettis au service militaire et que les biens qu'on leur attribua par le partage étaient leur solde ; à cet égard la législation impériale pouvait servir de base.

Mais, par le résultat d'un grand nombre de causes, les Francs devinrent propriétaires d'immeubles qui avaient appartenu à des Romains, et qui, selon moi, ainsi qu'on le verra plus bas, n'étaient pas exempts de tributs. Le privilège des Francs allait-il jusqu'à n'en pas payer pour ces biens, qui y seraient restés assujettis si la propriété n'avait pas changé de main ?

Ils le prétendirent probablement, et la prétention n'était pas nouvelle : les vétérans l'avaient élevée du temps de la domination romaine. La constitution 28 du titre I du livre XI du Code théodosien la repoussa.

Je serais porté é croire que, dans les cas auxquels se rapportent les passages cités plus haut de Grégoire de Tours, les officiers du roi voulaient simplement exiger des Francs l'impôt territorial pour les biens qu'ils avaient acquis des Romains. Les Francs se défendaient par leur qualité. Leur orgueil, et je pourrais bien ajouter leur intérêt pécuniaire, se révoltaient contre une demande qui au fond était juste ; ils ne concevaient pas, ou ils feignaient de ne pas concevoir la différence des situations ; la logique des intérêts ressemble si peu é la logique du bon sens !

A des époques plus modernes nous avons vu plus d'une fois cette question controversée. Il existait avant la révolution des biens nobles et des biens roturiers : les premiers ne payaient pas l'impôt, qui était dû par les autres ; souvent des nobles devenus propriétaires de biens roturiers ont soutenu que leur qualité devait anoblir leur propriété et l'affranchir. Ils ont succombé, parce que le gouvernement était ferme et l'autorité des tribunaux respectée. Dans un temps où la force brutale était la seule connue, les agents du prince ont été poursuivis, assassinés, mais le principe qu'ils invoquaient n'était pas moins vrai.

Voilà peut-être comment il faut expliquer les passages de Grégoire de Tours, et, dans ce sens, la prétention des Francs était mal fondée. Mais cela ne justifie pas l'opinion de Dubos; il en résulte même un argument diamétralement contraire. L'immunité des France n'en subsiste pas moins, mais pour les biens qu'ils avaient reçus par le partage, et non pour les biens de Romains que des transactions postérieures avaient fait passer dans leur propriété.

La première proposition d'Adrien Valois me paraît donc justifiée, mais dans le sens seulement de son application aux biens que les Francs reçurent par le partage, nullement pour ceux que dans la suite ils acquirent des Romains (22). S'il est vrai qu'ils parvinrent à faire étendre la franchise à ces derniers, ce fut contre la vérité du principe, par violence; mais la force et la sédition ne constituent pas le droit.

Je passe à la seconde proposition. Mably et surtout Mll de Lézardière ont fondé leur opinion sur ce que Montesquieu avait dit du changement de sens des mots census et tributa. Mlle de Lézardière est l'auteur qui s'exprime le plus explicitement. Elle n'allègue pas, il est vrai, de textes, aussi formels en faveur des Romains que ceux qui existent en faveur des Francs ; c'est en quelque sorte par voie de conséquence qu'elle raisonne. Elle croit d'une manière générale que les anciens impôts du régime impérial furent abolis à l'entrée des Francs dans la Gaule ; et, par suite, qu'aucune propriété, quel qu'en fût le maître, ne devait payer de contributions directes.

L'argument le plus affirmatif est que dans les documents mérovingiens les mots census, tributum, qui certainement sous le régime impérial désignaient des contributions publiques, perdirent cette acception et désignèrent toute prestation, de quelque nature qu'elle fût, payée par une personne à une autre.

Ici, je le crois, les auteurs que je viens de nommer tombent dans un de ces paralogismes qui tant de fois ont concouru à obscurcir les questions de critique. J'en conviens, les mots census, tributum ont reçu une très grande extension : on dirait presque qu'on n'en avait pas d'autre pour exprimer des dettes de toute sorte ; mais est-ce à dire aussi qu'ils n'ont pas conservé leur ancienne acception? Ces deux choses ne sont ni contradictoires ni inconciliables.

On n'a donc rien fait lorsqu'on a prouvé que ces mots ont désigné sous les Mérovingiens des choses qu'ils ne désignaient pas sous le régime impérial. Il en résulterait une extension de signification, mais non une mutation absolue.

Il y a plus : les auteurs du système que je ne crois pas pouvoir adopter quant à l'application qu'ils en font aux Romains sont forcés de reconnaître que le mot tributa dont se sert Grégoire de Tours dans les passages cités ci-dessus, pages 557 et 558, doit être entendu d'après son ancienne acception. Ils se bornent à dire que les rois faisaient d'injustes tentatives. Mais il en résulterait toujours que le sens de ce mot n'avait pas été absolument changé, et qu'il était aussi employé, comme autrefois, pour désigner des impositions publiques : la justice ou l'injustice de la prétention est tout à fait étrangère à cette question de pure grammaire.

Ainsi rien ne détruit la seconde partie de l'assertion d'Adrien Valois : Galli tributarii. On a vu même, page 556, que Montesquieu hésite à se prononcer dans un sens contraire. M" de Lézardière affirme que le fisc n'eut jamais le droit de lever des tributs sur les terres des églises et des particuliers (t. VIII, part. Iere, pag. 32, art. 3). Elle invoque en faveur de cette opinion un argument qui, ce me semble, n'est rien moins que concluant. «Les impôts, dit-elle, n'étaient pas nécessaires d'après l'organisation de la monarchie des Francs.»

Mais peut-on ainsi, à douze cents ans de distance, au fond de son cabinet, décider une telle question d'utilité? Les rois francs qui tentaient, puisque Mlle. de Lazardiére ne voit là que des tentatives, d'imposer des contributions, connaissaient mieux leurs besoins que nous ne pouvons les apprécier. Ne savons-nous pas, d'ailleurs, que leurs libéralités avaient appauvri le fisc, au point que de nouvelles ressources devenaient incessamment indispensables, et que pour rétablir leurs finances ils cherchaient à reprendre arbitrairement les dons de bénéfices? Comme ils éprouvaient des résistances auxquelles ils étaient presque toujours forcés de céder, est-il surprenant qu'ils recourussent à des contributions sur les biens des Romains ?

S'il n'y avait point eu sous les Francs d'impôts publics, mais simplement des redevances dues à titre particulier, soit au fisc, soit à d'autres personnes, comment pourrait-on interpréter le célèbre diplôme de 510 (23) par lequel Clovis concède au vieillard Euspice des biens fiscaux, absque tributis et exactione? Quand on accorderait que tributis signifie des redevances foncières, exactione ne pouvait signifier que les impôts publics, comme on le voit dans le Code théodosien, liv. XII, tit. VI, const. 20. Quel serait le sens des mots functiones publicae qu'on lit dans Flodoard, liv. II, chap. II, à l'occasion d'immunités accordées par Dagobert à l'église de Reims, lorsque nous nous rappelons que précisément ces mots désignaient les impôts publics dans la législation romaine? La lettre écrite en 535 par le synode d'Auvergne au roi Théodebert (ap. D. Bouquet, t. IV, p. 57) ne me paraît pas moins formelle. Par l'effet des partages de l'empire, des habitants d'un royaume avaient leurs biens dans un autre royaume ; ils craignaient de les perdre à cause de la guerre entre les rois : les évêques demandaient que ces propriétés fussent respectées, en payant pour ceux à qui elles appartenaient l'impôt au souverain de la situation des lieux : debita tributa dissolvat domino in cujus sortem possessio sua pervenit.

Une objection peut être faite : il aurait fallu maintenir l'ancienne organisation impériale, les curies surtout, unique instrument, dans cette organisation, de l'assiette et du recouvrement des contributions; il aurait fallu modifier les anciens cadastres et les rôles pour n'y plus comprendre les biens obtenus par les Francs dans le partage qui suivit la conquête !

Je crois que les rois francs ont pu assujettir les Romains à continuer le payement des impositions anciennes, sans qu'il ait été nécessaire de maintenir dans son intégrité l'ancien système financier de l'empire. Il y avait, au moment où l'autorité franque s'installa pour remplacer l'autorité romaine, des rôles de contributions ; rien ne dut empêcher que la perception en fût continuée au profit du roi, comme précédemment elle était faite au profit de l'empereur. Les curies auraient pu cesser d'exister, que la continuation du recouvrement de l'impôt n'eût pas été moins facile. Nous avons vu de nos jours des années victorieuses envahir des pays où le système d'assiette et de recouvrement des contributions étaient organisés aussi habilement qu'il pouvait l'être dans la Gaule impériale. Le vainqueur ne laissait point en place les officiers du souverain avec qui il était en guerre : il devait naturellement s'en défier; mais il nommait des intendants à qui il n'était pas difficile de trouver des subordonnés dans le pays même, et, avec le secours des registres et des rôles, les perceptions étaient continuées. Précisément, Grégoire de Tours, liv. VII, chap. XXIII, nous apprend que le grafion, le comte, était chargé de recouvrer les deniers publics et de les verser au trésor royal.

Sans doute, le montant de ce que produisait chaque arrondissement ne fut pas le même que sous le gouvernement impérial, puisque les biens attribués aux Francs par le partage ne payaient plus d'impôt ; mais il n'en résulta pas de difficultés sérieuses, parce que, dans le système impérial, on n'attribuait pas à un arrondissement déterminé une somme fixe qu'il devait fournir, laquelle était répartie sur tous les biens imposables dans une proportion telle que la somme commandée dût toujours être produite.

L'impôt était ce que dans notre langue financière nous appelons impôt de quotité. Chaque fraction de biens-fonds avait dans le cadastre une évaluation d'après laquelle elle payait sa contribution, de manière que l'impôt était invariable pour la propriété grevée, mais variable pour la quotité du produit à l'égard du fisc.

Ainsi, pour rendre cette preuve sensible par un exemple, si dans un arrondissement il y avait cent parcelles formant chacune le capot imposable, le fisc recevait cent fois la somme due par chaque parcelle; si des exemptions accordées à un nombre plus ou moins considérable de propriétaires réduisaient les parcelles à quatre-vingts, celles qui restaient imposables ne payaient pas davantage, mais le fisc recevait moins.

Rien ne fut donc plus facile que de concilier les deux principes qui exemptaient les biens des Francs et laissaient ceux des Romains soumis à l'impôt. Il est bien vrai que, sous le gouvernement impérial, les curies étaient l'instrument de la perception des impôts. Mais d'abord il n'est pas prouvé que les anciennes curies romaines aient été abolies. Je crois, à la vérité, ainsi que je l'ai dit, page 513, qu'elles ne conservèrent pas leurs attributions, d'ailleurs très restreintes, pour les jugements des causes civiles et criminelles. Mais je crois aussi qu'elles conservèrent leurs anciennes attributions économiques et d'ordre intérieur, que nous appellerions administration locale; les comtes purent donc les employer pour la conservation des cadastres, les révisions des rôles et tout ce qui devait préparer la perception. A la vérité, elle ne leur fut pas confiée; le comte délégué du roi en fut chargé, comme on l'a vu plus haut par le témoignage de Grégoire de Tours. Souvent même les rois, soit parce que dans certaines localités il n'existait plus de curies, soit parce que celles qui avaient continué d'exister ne leur inspiraient pas assez de confiance, déléguaient des commissaires spéciaux pour la rédaction des rôles, ainsi que l'atteste Grégoire de Tours, liv. IX, chap. XXX (24). Jamais une autorité nouvelle n'a manqué de serviteurs, et Sidoine Appollinaire, dans sa lettre VII, liv. VIII, signale avec beaucoup de verve la bassesse d'un grand nombre de Romains empressés de prendre les ordres du pouvoir nouveau, et d'autant plus ardents à les exécuter qu'ils cherchaient à faire oublier que précédemment ils en servaient un autre.

Assurer que les choses se passèrent avec la facilité et la régularité qui eussent été possibles dans un état social moins précaire et mieux ordonné que ne l'était alors la monarchie des Francs, c'est ce que je ne crois pas possible. Tout fut arbitraire et violent de -la part des; rois comme de la part des sujets, et l'anarchie en était la conséquence.

Plus elle faisait de progrès, plus l'autorité royale perdait de force ; tout le monde lui résistait ; les Francs défendaient les Romains pour donner un appui de plus à leurs prétentions mal fondées, et peut-être Montesquieu a-t-il eu raison de dire que, si les Gallo-romains ont payé des impôts, cet état de choses ne subsista pas longtemps.

La dissertation qu'on vient de lire était composée, et je me proposais même d'en donner communication à l'Académie des inscriptions pour m'éclairer par les conseils de mes savants confrères, lorsque cette compagnie a mis au concours la question relative aux impositions sous les deux premières races.

Dans cet état de choses, je n'ai pas cru devoir communiquer un travail dans lequel j'exprimais mon opinion sur un point dont je pouvais devenir juge. Depuis, le concours a été jugé et le prix donné en 1837 à MM. Baudi de Vesmes et Guadet ; mais leurs mémoires n'ont pas encore été imprimés. Je ne les connais que par le rapport, malheureusement trop sommaire, de mon savant confrère M. Guérard, inséré au tome Ier de la Bibliothèque de l'école des chartes, pages 336 et suivantes. Je suis donc dans la nécessité de laisser subsister cette partie de ma dissertation telle que je l'avais composée, en faisant des voeux pour que la publicité des mémoires couronnés mette les savants et moi-même en état de confirmer ou de rectifier l'opinion que j'ai émise relativement à ce sujet.


(01) C'est l'opinion de M. Gaupp, Dissertatio inauguralis, pag. 35 et seqq. WratisIaviae, 1842. Georg. Sartorius, Comment. soc. Gottingensis recent. t. III, part. 11, p. 329 et seqq. en avait défendu une contraire, qui me paraît être celle de M. de Savigny, § 94.

(02) Grégoire de Tours, liv. II, chap. XXVII .

(03) Diplomata, 1er édit. p. 58;  2e édit. t. Ier, p. 122.

(04)  Ibid. 1ere édit, p. 132; 2e édit. t. II, p. 4.

(05) Diplomata, 1ere édit. p. 305; 2e édit. t. II, p. 208.

(06) Gibbon, qu'on n'accusera pas sans doute de partialité pour le christianisme et surtout pour le catholicisme, a dit dans ses Mémoires, t. II, p. 318 (tra fr.), que la mainmise suc les biens du clergé avait ébranlé la propriété dans ses fondements.

(07) Diplomata, 1ere édit. p. 92 ; 2e édit. t. II, p. 187.

(08) Ibid. 1ere édit. p. 345 ; 2e édit. t. II, p. 239.

(09) Je serais mal compris si on concluait de ce que je dis ici que les biens dans lesquels des communes ont aujourd'hui de simples droits d'usage avaient été autrefois leur propriété absolue, dont les seigneurs les auraient dépouillées. Je suis loin d'une telle opinion. contraire à tous les documents historiques bien appréciés, et je partage complètement celle que M. Troplong a développée dans la Revue de jurisprudence . t. 1er, p. 8 et suiv.

(10) Pertz, Monumenta Germania, t. IV, p.10; Diplomata, 2e édit. t. Ier, p. 143.

(11) Diplomata, 1ere édit. p. 290;  2eme édit. t. II, p. 185.

(12) Très probablement cela voulait dire, trente ans et le trente et unième commencé. Cet usage était resté dans nos coutumes, ou il est parlé d'an et jour, trente ans et jour.

(13) Boutaric, Traité des droits seigneuriaux, chap. XIV ; Fonmaur, Traité des lods et ventes, n° 536.

(14) Procès-verbal du conseil d'état, du 15 ventôse an III, opinion du consul Cambacerès.

(15) Pothier, Traité du contrat de bail à rente, n. 23.

(16) Diplomata, 1ere édit. p. 121, 467 et 468; 2e édit. t. Ier p. 224, t. II, p. 368 et 369.

(17) C'est ce qu'on lit dans les chartes et dans les formules citées plus haut.

(18) Diplomata, 1ere édit. p. 142 ; 2e édit. t. II. p. 15.

(19)  Ibid. 2e édit. t. II, p. 389.

(20) Diplomata, 1er édit. p. 53; 2e édit. t. Ier, p. 116.

(21) Voir mon Traité des Servitudes ou Services fonciers, 8e édition, t. Ier. p. 7.

(22) On sent très bien qu'il ne s'agit pas des droits connus sous le nom de telonea et autres perceptions de ce genre que nous appellerions contributions indirectes.

(23) Diplomata, 1ere édit. pag. 2e édit. t. 1er, pag. 57.

(24) Les expressions de cet historien sont remarquables. Le roi Childebert II envoie des descriptores, mot qui rappelle les perequatores et les discussores du Code Théodosien, liv. XIII, th. XI, const. 7. Ces hommes ont pour mission de faire acquitter les impôts tels qu'ils étaient dus au temps de Sigebert, facta ratione innovaturae, ce qui désigne précisément la révision dont parle la const. 2a du même livre. Ce chapitre de Grégoire de Tours suffirait seul pour démontrer l'existence d'un impôt public auquel étaient assujettis les Romains.