ALLER à LA TABLE DES MATIERES D'EURIPIDE

ALLER A LA TABLE DES MATIÈRES DE PATIN

 

EURIPIDE

 

 

 

CHAPITRE DIXIÈME.

TROYENNES - HÉCUBE.

 

traduction de la pièce (Troyennes)

En analysant les Phéniciennes, si riches de personnages et d'accidents tragiques, si pleines de pathétique et de spectacle, je me suis attaché particulièrement à montrer que l'incohérence de cette pièce n'est qu'apparente; que ces intérêts divers, dont elle est mêlée, se confondent dans un intérêt plus général, dans un intérêt collectif, si je l'ose dire, d'où résulte l'unité de la composition.

Cette unité n'est pas celle qu'a si bien expliquée Aristote : je dois même avouer que sa Poétique, où, comme dans un exact procès-verbal, il a curieusement enregistré toutes les inventions de l'art, ne fait nulle mention de ce genre nouveau, auquel l'épuisement des combinaisons dramatiques avait conduit Euripide, et dont son théâtre offre d'irrécusables monuments.

Aristote parle, il est vrai, de tragédies épisodiques, de tragédies à épisodes (01) ; mais c'est là une expression de blâme plutôt qu'un terme de classification. Elle désigne des ouvrages qui ont bien un seul héros, mais non pas un seul sujet; qui, dans les dimensions restreintes du drame, renferment la multiplicité d'événements permise aux libres développements de l'épopée; des ouvrages dont les parties mal jointes ne se lient entre elles ni nécessairement ni selon la vraisemblance; dont une conception négligente ou faible, une facilité trop complaisante pour les caprices des comédiens, a exagéré les proportions naturelles, rompu la continuité, détruit l'ordre et l'ensemble (02). Nulle part Aristote ne reconnaît, ne définit cette espèce particulière de composition où plusieurs actions, qui chacune pourraient suffire à une pièce, en forment une autre par leur rapprochement; où un même point de vue rassemble des perspectives au premier abord distinctes et divergentes, une même impression des émotions qui semblaient éparses et isolées.

Ce n'est pas dans les productions de l'art qu'est l'unité, mais dans nos sens, dans notre âme, en qui elles en éveillent le sentiment. Ces symphonies de Beethoven, par exemple, qui nous envoient tumultueusement des harmonies si diverses, si disparates, notre sensibilité émue les ordonne : ce vaste tableau où, dans d'innombrables scènes, Michel-Ange a étalé le spectacle du jugement dernier, notre pensée en comprend l'étendue, l'immensité. L'unité ! ce n'est pas une certaine disposition matérielle et extérieure, c'est l'idée première de l'artiste; c'est le sens général de son œuvre ; elle peut manquer à la régularité la plus symétrique, elle peut se produire du milieu même de la confusion ; comme on ne la fait pas par le calcul, on ne la retrouve pas non plus par l'analyse, et le froid jugement du critique en est un juge moins infaillible que l'émotion irréfléchie du spectateur.

Veut-on savoir si ces tragédies, qu'avec la Poétique d' Aristote, mais dans un sens plus favorable, j'appellerai, pour abréger, épisodiques, sont ou non conformes à la règle de l'unité, qui est la loi même de notre esprit? Il ne faut pas compter minutieusement les événements, les personnages, résumer la fable par une question qui attend une réponse précise. Cette espèce d'enquête et d'interrogatoire, que le traducteur d'Euripide, Prévost (03), semble emprunter aux formes de la procédure judiciaire, transforme le drame en accusé, et risque fort de le faire mentir, au gré de la passion de son juge, ou dans l'intérêt de son innocence. Il est plus simple et plus sûr de s'interroger soi-même sur ce qu'on a senti; car on ne court pas risque de se méprendre, de se tromper sur ses impressions, et il n'est pas de sophisme qui puisse, en dépit de la conscience et contre la vérité, les faire passer pour simples ou leur retirer ce caractère.

Lorsque Eschyle liait ensemble, par l'analogie des sujets et la continuité de la représentation, plusieurs drames distincts, une intention commune, un même dessin, une même couleur, en faisaient un drame unique; lorsque Euripide de plusieurs fables entreprend d'en composer une seule, et réussit à nous la faire paraître telle, n'est-ce pas absolument la même chose, et trouve-t-on quelque différence essentielle entre les trilogies du théâtre primitif et les pièces épisodiques du théâtre à son déclin (04) ?

Cette identité, qui suffit à la justification d'Euripide, n'a jamais, que je sache, été remarquée. Elle n'en est pas moins incontestable, et si l'étude et la comparaison des monuments de la scène grecque ne la révélaient assez clairement, Aristote pourrait mettre sur la voie pour la trouver. Ces pièces, qu'il appelle épisodiques, il leur donne aussi le nom de simples; bien plus, ce n'est, selon lui, qu'une variété, qu'une espèce du genre simple (05). Or, qu'est-ce que le genre simple, selon Aristote? Nous l'avons dit souvent, c'est un drame sans action, c'est le drame d'Eschyle. Effacé longtemps par l'heureuse invention de Sophocle, par la tragédie à péripéties, à intrigue, la tragédie implexe, il reparaît lorsque celle-ci commence à s'user, comme une ressource dernière de l'art en péril. Ainsi que dans l'origine, pour suppléer aux développements de l'action, on redouble l'effet de ces tableaux, en les accumulant. Seulement, ce qui se faisait par un cercle de pièces, on l'accomplit dans l'enceinte d'une seule.

Je demande grâce pour des détails un peu techniques, mais qui ont cependant leur intérêt. Ils montrent l'inquiète mobilité, la flexibilité heureuse du génie grec, qui ne pouvait s'emprisonner longtemps dans les mêmes formes, et qui, forcé de revenir à celles qu'il avait quittées, ne les reprenait pas sans leur rendre quelque nouveauté et comme un air de jeunesse.

Eschyle, rajeuni, semble, en effet, se remontrer sous les traits d'Euripide. On retrouve la tragédie simple, non plus avec son immobile grandeur, sa sombre majesté. mais une allure plus vive et des traits plus touchants. Au lieu de cette gradation de terreur qui variait seule la contemplation d'un objet effrayant, ce sont les aspects divers de l'infortune, les traits redoublés du pathétique. En même temps, à cet art si naïf, qui s'ignorait soi-même et que guidait un instinct mystérieux et sublime, a succédé une habileté formée par la réflexion et la pratique. Les critiques ont souvent relevé, et certainement avec justice, la négligence qu'apporte Euripide à la composition de ses pièces ; mais peut-être n'ont-ils pas assez loué l'artifice qui, presque toujours, la déguise. Dans ces ouvrages, surtout, formés de l'assemblage quelque peu arbitraire de parties indépendantes les unes des autres, il faut voir comme il sait par d'ingénieuses préparations, par des rapprochements adroits, donner à une succession d'incidents fortuits l'apparence d'un enchaînement nécessaire ; comme tous ces fils dont il lui a plu de composer sa trame s'y mêlent, s'y entrelacent sans confusion, se rejoignant, se divisant tour à tour, et se perdant enfin dans le nœud artistement formé qui les rassemble.

Nous avons pu remarquer dans les Phéniciennes quelques-uns de ces mérites ; mais ils nous frapperont davantage dans deux tragédies, où le même genre est traité avec plus de franchise, et qu'un système pareil de composition, aussi bien que la liaison intime des sujets, né nous permet pas de séparer, quelque espace de temps que l'époque de leur représentation ait pu d'ailleurs mettre entre elles (06). Je veux parler des Troyennes et  de l'Hécube.

Si l'on peut dire que ces deux tragédies ne sont que des tableaux , des tableaux semblables à ces immenses et complexes représentations du Pœcile d'Athènes et de la Lesché de Delphes, où, d'après les poètes cycliques, le pinceau de Polygnote avait exprimé les mêmes sujets (07), et dont notre poète avait pu s'inspirer, on peut ajouter, en suivant cette image, qui est une définition exacte, qu'elles ont l'une et l'autre pour fond la prise de Troie. Euripide y rappelle sans cesse, avec une inépuisable fécondité d'imagination, i'idée de cette grande et terrible catastrophe ; il y retourne, en mille façons, le contraste de tant de gloire, de prospérité et de tant de misère ; l'horreur de cette nuit de fête, terminée dans le sang et dans la flamme ; ces ruines, ces cendres, cette fumée, qui seules marquent la place où fut Troie.

C'est au chœur, à une troupe de jeunes Troyennes, que le poète confie surtout le soin de chanter l'hymne funèbre de la patrie. De là des odes animées d'un mouvement tout dramatique. Ces femmes se représentent avec terreur toutes les scènes qui ont frappé leurs regards, la ville en feu, pleine de tumulte et de carnage, les temples profanés, les maisons ravagées, leurs pères, leurs frères, leurs époux livrés au glaive, elles-mêmes entraînées avec leurs enfants par le soldat furieux. Parmi ces images de désolation se mêlent quelques traits d'une grâce touchante, convenable au personnage, et où se complaisait la poésie d'Euripide. Je veux en citer un exemple : aussi bien ai-je plus insisté jusqu'ici sur la portion dramatique des pièces grecques, que sur cette partie lyrique qui leur sert comme de cadre.

« Ainsi donc, ô ma patrie, ô Ilion, tu ne seras plus comptée parmi les villes imprenables ! Tant elles étaient épaisses ces nuées de Grecs qui t'ont enveloppée de toutes parts ; tant elles étaient nombreuses ces lances qui t'ont ravagée ! Tu t'es vu dépouiller de ta couronne de tours; la fumée t'a noircie et hideusement souillée. Jamais, hélas ! jamais je ne dois rentrer dans ton enceinte.

« Ce fut au milieu de la nuit que se consomma notre ruine; à l'heure qui suit le repas du soir et où un doux sommeil se répand sur les paupières. Quittant les chants joyeux, les plaisirs de la fête, mon époux s'était étendu sur sa couche, ses armes négligemment suspendues, sans songer aces bataillons ennemis qui, des vaisseaux, marchaient en foule contre Troie.

« Et moi, rassemblant sous une bandelette, attachée avec grâce, ma chevelure flottante, les yeux fixés sur le métal brillant qui répétait mon image, j'allais aussi monter sur la couche pour m'y livrer au sommeil : quand, tout à coup, un grand bruit parcourt la ville ; ce sont des voix guerrières qui crient dans les rues: « Fils des Grecs, qu'attendez-vous? qu'attendez-vous, pour renverser la citadelle d'Ilion et retourner dans votre patrie? »

« J'abandonne mon lit, à demi vêtue, comme une jeune fille de Sparte; j'embrasse l'autel de Diane, hélas! bien vainement. Voilà qu'on m'entraîne sur la mer, après avoir vu périr mon époux, après avoir de loin contemplé une dernière fois ma ville natale, lorsque, s'élançant du rivage et reprenant sa route, le vaisseau m'eut séparée pour toujours de la terre d'Ilion. Malheureuse ! en cet instant, je me sentis défaillir de douleur.

« Je dévouai à la vengeance des dieux, avec le pasteur de l'Ida, avec le funeste Paris, cette sœur des Dioscures, cette Hélène, qui m'a perdue, qui m'a bannie, proscrite, par son hymen, que dis-je, un hymen? non : c'est le fléau d'une furie. Puisse la mer ne la point ramener dans sa patrie ! Puisse-t-elle ne rentrer jamais sous le toit de ses pères (08) ! »

J'ai choisi de préférence ce beau morceau parmi les chœurs des deux tragédies, parce qu'il en est comme l'abrégé, qu'il les résume tous. Rien n'y manque, en effet, pas même l'épigramme , pour laquelle , nous le savons, Euripide réserve volontiers une place. A-t-on remarqué, au milieu de ces peintures pathétiques, un trait malicieusement lancé contre les mœurs trop libres et le vêtement trop peu modeste des filles de Lacédémone (09) ? Ce trait caractéristique, qui se trouve ailleurs (10), n'est pas seulement un indice de la rivalité des deux républiques ; il témoigne encore, chez le poète et son public , de cette légèreté athénienne qu'au théâtre, comme à la place publique, le sérieux n'arrêtait pas longtemps, et qui, selon l'expression célèbre d'Homère (11), mêlait quelquefois le rire avec les larmes.

Les chœurs que nous parcourons, nous fourniront, parmi beaucoup d'autres (12), un exemple très frappant de ces distractions ordinaires à Euripide , que son sujet n'entraîne jamais assez loin d'Athènes et de sa rivale pour les perdre entièrement de vue, et ne leur point adresser, à l'une quelque marque flatteuse de souvenir, à l'autre quelque sarcasme, quelque malédiction. Ses Troyennes s'inquiètent du maître que leur donnera le sort, du pays où elles seront conduites; elles parcourent en imagination , avec une érudition géographique peut-être assez peu vraisemblable, les diverses contrées de la Grèce, et toujours leur préfèrent l'Attique. « Oh ! disent-elles, si j'étais emmenée vers l'illustre terre de Thésée, et non aux bords de l'Eurotas, dans la demeure détestée d'Hélène, pour y voir, pour y servir Ménélas, le destructeur de Troie (13) !» Et ce n'est pas seulement d'Athènes qu'elles
se souviennent, mais encore (14), on l'a quelquefois remarqué (15), des colonies athéniennes de l'Italie, de la Sicile, dont, au temps de la représentation des Troyennes (16), l'ambitieuse et imprudente Athènes se promettait la. conquête.

L'esclavage auquel elles sont destinées est le texte le plus fréquent de leurs discours, et comme la matière générale des deux tragédies. Il est peint, non pas avec ces couleurs adoucies que lui prête, dans nos imitations modernes. une civilisation plus humaine, et qui le réduisent à une sorte d'exil dans une terre étrangère, mais avec toute son ignominie, toute sa misère, tel qu'on se figure qu'il dut être en effet au milieu de la rudesse des mœurs barbares. La poésie grecque ne fardait rien, et l'on ne s'étonnera pas qu'Euripide , même lorsque sa pensée et son style s'élèvent le plus, exprime avec une franchise familière, sans vains détours de figure ou de périphrase, les plus humbles détails de cette condition servile, de cette domesticité à laquelle vont être ravalées ses héroïnes. Homère, avant lui, les avait bien mêlés à l'entretien d'Hector et d'Andromaque (17). La critique aurait mauvaise grâce à se montrer plus dédaigneuse. Ne craignons pas de compromettre la dignité de notre analyse, en disant que les captives troyennes se représentent déjà, chez un Grec, réduites à garder sa porte, à balayer sa maison, à préparer son repas, à soigner ses enfants, à filer ses habits, quelquefois même, et c'est le comble de l'outrage et du malheur, à satisfaire sa fantaisie brutale. à passer de ses bras dans les bras d'un de ses esclaves (18). Mais combien la bassesse hardie à laquelle descend volontairement Euripide, est heureusement relevée par ces images de bonheur domestique, de prospérité, de gloire, qu'un regret douloureux ramène à chaque instant dans la mémoire et dans les plaintes de ces femmes si malheureuses et quelques-unes si illustres. Car ce n'est pas seulement le vulgaire d'Ilion que le poète nous montre en proie à de telles appréhensions ; ce sont aussi les princesses du sang de ses rois, les filles de Priam et les épouses de ses fils.

Nous arrivons des derniers plans de ce tableau lugubre, à ces malheurs d'élite qui se dessinent plus près de nos regards et doivent principalement les attirer. C'est la prêtresse d'Apollon, la prophétesse Cassandre, que, malgré son saint caractère, un sort injurieux destine à la couche d'Agamemnon ; c'est Andromaque, la veuve d'Hector, condamnée à suivre sous un titre pareil, le fils de son meurtrier, à se voir arracher, pour un affreux trépas, le fils qu'il lui a laissé (19); c'est Polyxène, immolée en victime expiatoire sur le tombeau d'Achille ; c'est Polydore, lâchement assassiné par l'hôte avare et perfide auquel l'a confié la sollicitude de ses parents (20).

Voilà les acteurs qui, dans les deux drames où les a groupés Euripide, doivent principalement représenter le désastre de Troie. Mais eux-mêmes entourent une figure plus touchante encore, en qui se rassemblent tant d'infortunes particulières, qui les ressent, qui les déplore toutes, et sert comme de. lien commun, comme de centre à la composition.

Cet empire glorieux et florissant qui vient de s'anéantir, Hécube en était reine; tous ces princes, ces héros massacrés, c'étaient son époux et ses fils; ces vierges et ces veuves qu'immole, que souille la victoire, ce sont ses filles; et les dernières et chères espérances de son amour, les tendres rejetons de Priam et d'Hector, en qui pouvait refleurir un 'jour la fortune de Troie, on les étouffe impitoyablement à ses yeux; elle-même, parvenue au terme de la vieillesse, ployant sous le faix des ans et des douleurs, on l'entraîne en esclavage, elle sera la servante d'Ulysse I Sa plainte se lasserait plus tôt que le sort dont les coups redoublés l'accablent. Les plus malheureux s'oublient pour la pleurer, et ses oppresseurs, avec étonnement et pitié, quelquefois même avec ce doute pénible de la Providence divine, qui troublait, nous l'avons vu (21), les derniers moments d'Antigone, contemplent en elle le modèle accompli du malheur. « Ah! lui dit quelque part Agamemnon, fut-il jamais femme plus infortunée? — Jamais, reprend-elle, sinon l'infortune elle-même (22). »

Cette Hécube, par le rôle qu'elle joue dans les deux tragédies d'Euripide, remplies du continuel spectacle de ses disgrâces, de ses inépuisables lamentations, me parait avoir quelque analogie avec ce personnage de Marguerite, ramené si souvent par Shakspeare au milieu des scènes multipliées de son Richard III, et dont les imprécations, organes de la justice divine, ne cessent d'appeler sur ses persécuteurs, comme autant de rétributions vengeresses, chacun des crimes du tyran. Hécube se montre aussi infatigable à souffrir et à pleurer que Marguerite à maudire; l'une personnifie par sa douleur sans fin les calamités sans nombre de Troie, ainsi que l'autre, par la constance de ses ressentiments, l'enchaînement confus des crimes d'York et de Lancastre ; elles sont toutes deux l'âme, la pensée, l'unité du drame. Euripide ne paraît pas s'être dissimulé que cette unité- là risquait fort de ressembler à de l'uniformité, et, en effet, il n'a pu lui en sauver toujours la fâcheuse apparence, quoiqu'il ait pris soin d'interrompre tant de malheurs sans remède, tant de plaintes sans combat, qui, comme on l'a dit fort bien (23), fatiguent à la longue et épuisent la pitié, par l'expression plus vive du sentiment de la vengeance, par le spectacle plus animé des efforts tentés pour l'assouvir. Cela explique ce qui a quelquefois embarrassé les critiques, comment se sont introduites dans une fable à laquelle elles semblaient étrangères, les scènes où Hécube pouf suit auprès de Ménélas la punition d'Hélène(24), auprès d'Agamemnon celle de Polymestor (25) ; scènes qui varient sans doute l'impression quelque peu monotone du drame, mais qui troublent aussi, on en doit convenir, par le mélange de passions haineuses, pour lesquelles on ne se sent guère de sympathie, l'intérêt touchant qu'il excite.

Par une intention du même genre, le poète a ménagé au malheur de Troie et à l'attendrissement du spectateur une sorte de compensation dans le tableau souvent répété des maux qui affligent la Grèce elle-même. Les captives troyennes s'écrient avec quelque joie :

« Là aussi, près des belles eaux de l'Eurotas, gémit et pleure, dans sa maison déserte, la jeune Lacédémonienne ; là, une mère, dont les enfants sont morts, frappe sa tête blanchie, et déchire ses joues de ses ongles ensanglantés (26). »

Elles vont quelquefois jusqu'à préférer le sort des Troyens à celui de leurs vainqueurs :

« ....Pour la seule Hélène, les Grecs ont perdu des milliers de soldats. Leur général, ce guerrier si sage, pour un objet odieux, a immolé ce qu'il avait de plus cher; ses joies dômestiques, ses enfants, il les a livrés à son frère, pour une femme volontairement ravie. Descendus aux rives du Scamandre, ils y sont morts, et ils ne défendaient pas la frontière de leur pays, les murs de leur cité ! Ceux que Mars a fait périr n'ont point revu, avant d'expirer, leurs enfants (27), n'ont point été ensevelis des mains de leur femme ; ils sont couchés dans une terre étrangère, tandis que chez eux, disgrâce pareille! meurent abandonnés, des veuves, des vieillards sans postérité, qui les ont inutilement nourris; et sur leur tombeau, nul jamais ne viendra répandre en offrande le sang des victimes.... Les Troyens, au contraire, et c'est la plus belle des gloires, sont morts pour la patrie. Ceux que la lance a frappés, rapportés dans leurs maisons par des mains amies, déposés par elles dans leur terre natale, ont reçu les honneurs funèbres de qui ils les devaient attendre. Pour ceux qui ne sont point morts dans le combat, ils ont passé leurs jours auprès de leurs épouses et de leurs enfants, bonheur refusé aux Grecs (28). »

Il y a, si je ne m'abuse, quelque chose de bien vrai et de bien éloquent dans cette prétention au bonheur, dans ce cri de triomphe qui s'échappe du sein même de la ruine et de la défaite. Nous nous sentons un instant soulagés par cette joie étrange, avec ceux dont elle éclairât la douleur.

Ce n'est pas tout : les malheurs qui doivent suivre, et la dispersion de la flotte, et le long et pénible retour des principaux chefs, et l'accueil ennemi de leurs proches, tout cela est annoncé dans les deux pièces, comme nous le verrons bientôt, par la prophétesse Cassandre (29), par l'aveugle Polymestor (30), à qui, selon une superstition antique, est accordée la vue de l'avenir, enfin par les divinités elles-mêmes qui ouvrent la tragédie des Troyennes. Ainsi le nouvel aspect que nous découvre le poète nous montre les vainqueurs courbés comme les vaincus sous la main du destin, ce dieu suprême de la religion. des Grecs, le premier acteur, et comme l'ordonnateur de leur tragédie.

Je viens d'analyser les éléments généraux qui sont entrés dans la composition des Troyennes et à'Hécube, j'ai recherché dans quelles proportions ils s'y mêlent, dans quel ordre ils s'y disposent, et de ce que j'ai dit, doit, je pense, résulter la conviction, que ces ouvrages ne sont pas, comme on l'a légèrement avancé, construits au hasard, mais que, s'ils paraissent d'abord peu conformes aux règles et aux usages ordinaires de la scène, ils ont, pour qui les regarde du vrai point de vue, leur ordonnance, leur plan. Il me reste, en les parcourant plus en détail, et en y relevant au passage ces beautés de sentiment, de pensée et de style, dont abonde Euripide, à montrer avec quel art s'ajustent les pièces de son œuvre, à délier, pour ainsi dire, ces nœuds d'un travail délicat, qu'une critique expéditive et tant soit peu brutale. s'est trop souvent contentée de trancher.

Je commence par la tragédie des Troyennes, dont les remarques, qui ont précédé, abrégeront fort l'analyse (31).

Le début a de la grandeur. On y voit Neptune, abandonnant les ruines de cette ville qu'il a bâtie et protégée, et où il ne lui reste plus d'autels (32). On y voit Minerve qui vient animer contre les Grecs, profanateurs de son temple, le courroux du dieu des mers. Mais les scènes que remplit la majesté de ces deux divinités ont le défaut de n'être qu'un prologue, c'est-à-dire, comme cela est usité chez Euripide, et comme je l'ai tant de fois expliqué, une simple préface directement adressée aux spectateurs. Elle leur apprend que Troie n'est plus ; que ses guerriers ont péri; que ses femmes ont été distribuées à l'armée grecque; que dans une tente, qu'on voit sur le théâtre, les vainqueurs tiennent renfermées quelques captives sur lesquelles le sort n'a pas encore prononcé et qui sont réservées aux principaux chefs ; que parmi elles se trouve Hélène, soumise comme les Troyennes à ce partage; Hécube, qui, accablée de maux, ignore encore que l'on vient d'immoler Polyxène sur le tombeau d'Achille, que l'on doit livrer Cassandre à Agamemnon.

Lorsque le poète a ainsi annoncé quelques-uns des événements qu'il doit réunir dans le développement complexe de son drame, il entre véritablement en matière, et le spectacle commence.

Latente s'ouvre ; Hécube paraît, misérablement étendue sur le seuil, au milieu des Troyennes qui s'empressent autour d'elle, la relèvent, l'exhortent, la consolent. La malheureuse reine, livrée, comme elle le fait entendre, aux convulsions du désespoir, repasse avec ses compagnes la longue histoire de leurs disgrâces communes, et déplore celles qui les attendent encore. Le moment où est placée cette scène, celui du départ des Grecs et du partage des captives, en augmente l'effet pathétique, et fait éclater avec plus de force, dans le mouvement tumultueux d'un dialogue coupé, et de strophes rapides, le regret de la patrie, l'horreur de l'esclavage, la crainte de ces maîtres encore inconnus que le sort va nommer.

Talthybius se présente : c'est le héraut de l'armée grecque, l'interprète de ses volontés; il vient les déclarer, et Hécube qui l'interroge apprend d'abord de lui la condition ignominieuse réservée à Cassandre, à la prêtresse d'Apollon. Elle s'informe ensuite de sa fille chérie, de Polyxène, qui lui a été ravie. Le héraut, à qui Euripide a prêté, avec la dureté officielle de son ministère, quelque sentiment de compassion, évite de s'expliquer. Les questions pressantes d'Hécube n'en obtiennent que ces réponses équivoques : « Ta fille ! elle a été consacrée au service du tombeau d'Achille Elle est heureuse, honorée — Elle n'a plus de malheurs à redouter (33).... » Hécube ne comprend pas le sens sinistre de ces paroles: elle poursuit et on lui annonce qu'Andromaque doit suivre Néoptolème, et elle-même, Ulysse. Ce dernier coup l'accable; Ulysse est de tous les mortels celui qu'elle méprise et déteste le plus.

Ici les Troyennes, qui, jusqu'à ce moment, par une déférence naturelle, ont laissé parler leur reine, veulent à leur tour connaître ce qui a été décidé d'elles. Mais Talthybius, sans daigner les satisfaire, se dispose à emmener Cassandre, et ordonne qu'on la fasse sortir de la tente.

 La prêtresse accourt en désordre, les mains armées de flambeaux, et célébrant avec des transports, que sa mère et le chœur s'efforcent en vain de calmer, l'hyménée qui l'unit à Agamemnon, hyménée funeste, qui réjouira les mânes de Troie en causant la perte de son vainqueur. Comme Talthybius, indigné de ces menaces outrageantes inspirées par l'esprit prophétique, s'étonne naïvement de la passion qui fait rechercher au chef des Grecs l'amour d'une Ménade insensée, dont lui, pauvre et obscur, ne voudrait pas ; comme il lui ordonne de venir trouver Agamemnon, et qu'il prescrit à Hécube d'attendre les ordres d'Ulysse, Cassandre, frappée à ces paroles d'une nouvelle vision, annonce et la mort prochaine de sa mère et les longues infortunes du roi d'Ithaque ; puis, revenant à son propre destin, termine par d'éloquents adieux à son art fatidique, par de touchantes apostrophes à sa mère qu'elle va quitter, à son père, à ses frères qu'elle va rejoindre, après les avoir vengés. Cette scène, pleine de mouvement et d'éclat, mériterait plus d'éloges, si elle ne rappelait trop visiblement et le dessein et les idées, et jusqu'aux expressions de l'admirable scène où Eschyle, avant Euripide, avait exprimé dans Cassandre, avec l'inspiration divine, les plus tendres, les plus nobles affections de la nature humaine (34).

Un char paraît, chargé de dépouilles ; il conduit aux vaisseaux du fils d'Achille la veuve d'Hector et son jeune enfant, qui, dit le grec avec une naïveté charmante et une hardiesse d'expression qu'on ne peut rendre, suit le sein maternel (35) ! Un dialogue des plus pathétiques, tout en gémissements, en plaintes entrecoupées, s'engage entre Hécube et Andromaque :

ANDROMAQUE.

Les Grecs m'entraînent; ils sont nos maîtres.

HÉCUBE.

Hélas! hélas!

ANDROMAQUE.

Pourquoi pleures-tu à ma place?

HÉCUBE.

Hélas!

ANDROMAQUE.

Sur mes douleurs?

HÉCUBE.

O dieux!

ANDROMAQUE.

Sur mon destin ?

HÉCUBE.

Mes enfants !

ANDROMAQUE.

Nous fûmes autrefois....

HÉCUBE.

Plus de bonheur ni de gloire ! plus de Troie !

ANDROMAQUE.

Malheureuse!...

HÉCUBE.

Ils ne sont plus mes nobles fils !

ANDROMAQUE.

Pleurons....

HÉCUBE.

Oui, mes maux.

ANDROMAQUE.

Les nôtres....

HÉCUBE.

Le déplorable sort....

ANDROMAQUE.

De la patrie....

HÉCUBE.

Qui n'est plus que cendre.

ANDROMAQUE.

Viens, viens, ô mon époux!

HÉCUBE.

Tu appelles mon fils ! il est chez les morts, infortunée !

ANDROMAQUE.

Viens secourir ton épouse.

HÉCUBE.

O toi, fléau des Grecs, Hector, père vénérable de mes enfants, Priam, recevez-moi dans les enfers (36).

Cet entretien d'un désordre si vrai, où les interlocuteurs s'interrompent sans cesse, et, dans l'emportement de leur douleur, achèvent la pensée l'un de l'autre, se règle peu à peu et fait insensiblement place à des confidences mutuelles qu'échangent entre elles ces deux malheureuses femmes, et qui leur font faire de douloureuses découvertes dans leur infortune. Remarquez, ce que j'ai annoncé, comme, dans les courtes répliques que je vais citer, s'entassent, se pressent, se lient en faisceau toutes les calamités qui affligent la maison d'Hécube, et semblent, dans ce rapide résumé, n'en former qu'une seule.

ANDROMAQUE.

On m'emporte, comme une proie, avec mon fils. Nés pour la liberté, nous voilà tombés dans l'esclavage; terrible révolution !

HÉCUBE.

C'est la loi de la nécessité. Moi-même, on vient de me ravir, de m'arracher Cassandre.

ANDROMAQUE.

Que dites-vous? A-t-elle rencontré un nouvel Ajax? Mais ce n'est pas, hélas! le dernier de vos malheurs.

HÉCUBE.

Ils sont sans mesure; ils sont sans nombre; ils se disputent mon cœur.

ANDROMAQUE.

Vous avez perdu votre fille, votre Polyxène, égorgée sur le tombeau d'Achille, immolée à une ombre insensible I

HÉCUBE.

Malheureuse! voilà donc ce que m'annonçait cette obscure énigme de Talthybius, qui n'est que trop éclaircie (37) ! "

Andromaque s'occupe tendrement de consoler Hécube : Polyxène lui paraît heureuse d'avoir échappé, par la mort, à l'esclavage. Cette considération la ramène naturellement vers la pensée de son abaissement, vers le souvenir de son bonheur et de sa prospérité, et ici se montre dans son idéale beauté ce type de tendresse, de pureté conjugales, qu'Euripide avait emprunté d'Homère, et qui de lui passa à Virgile et à Racine (38).

« Polyxène est maintenant comme si jamais elle n'eût vu la lumière; elle ne sent rien de ses maux. Et moi, qui avais louché un si noble but, qui avais obtenu une telle part de gloire, que je suis loin aujourd'hui de cette heureuse fortune! Tout ce qui convient à une femme modeste, je m'efforçais de le réunir en moi.... je vivais retirée dans la maison d'Hector, sans désirer jamais d'en sortir, sans y admettre l'élégante frivolité des entretiens du sexe. L'honnêteté était ma seule étude, mon unique soin. Une bouche silencieuse, un œil serein, voilà ce que j'offrais à mon époux. Je savais en quoi je devais le vaincre. en quoi lui céder la victoire. Cependant le bruit de mes louanges est venu jusqu'aux Grecs, et c'est ce qui m'a perdue. Captive, le fils d'Achille m'a voulue pour épouse. Je servirai donc dans la maison de mes meurtriers. Si je repousse le souvenir d'Hector, si j'attache mon cœur à un nouvel époux, ne semblerai-je point criminelle envers celui qui n'est plus? et si je rejette cette odieuse alliance, ne sera-ce point m'exposer à la haine d'un maître? Ils disent qu'une nuit triomphe de l'aversion d'une femme. Honte à celle qui, perdant un époux, peut passer à un autre lit, à d'autres amours. La cavale elle-même, lorsqu'elle a perdu sa compagne, se refuse au joug. Et c'est une brute sans parole, sans intelligence, au-dessous de notre nature! O mon Hector! je trouvais tout en toi, le rang, la richesse, la prudence, le courage. Tu m'avais reçue, des mains d'un père, innocente et pure.... et maintenant tu n'es plus, et voilà que je vais voguer vers la Grèce, captive, condamnée à l'esclavage. Ah ! le destin de Polyxène n'est-il pas moins malheureux (39)?... »

Quoi sentiment exquis de pudeur dans ce discours; et comme le fait ressortir la franchise hardie, la chaste nudité du langage !

Hécube rend à Andromaque les consolations et les conseils qu'elle en reçoit. Elle l'engage à céder à la fortune, à ménager son maître dans l'intérêt de ce fils, le dernier débris, le seul espoir de Troie. Cette espérance lointaine, que leur donne un enfant au berceau, et qui mêle quelque douceur à l'amertume de leurs adieux, est bien habilement éveillée par le poêle, au moment même où elle va être cruellement détruite. Avais-je tort de vanter, dans ces compositions que l'on croit si négligées, l'art des ménagements, des préparations?

Tout a un caractère dans la tragédie grecque, même les personnages subalternes. Ils ne ressemblent pas, comme ceux de notre théâtre, à ces statues de Vulcain que décrit Homère (40), qui marchaient et parlaient; ce ne sont pas des machines à répliques et à récits, des automates dramatiques, mais des êtres humains, avec les sentiments et le langage que comporte leur condition. Voyez Talthybius: on n'en a pas fait seulement un héraut, impassible et solennel organe des décrets de ses maîtres, mais encore un homme ; il se permet, malgré ses instructions, de ressentir de la pitié, et même de la laisser voir. Le poète, qui le ramène sur la scène, fait pressentir par sa tristesse l'ordre affreux qu'il apporte, et qu'il ne peut se résoudre à avouer. Andromaque, alarmée, mais dans une illusion naturelle à la douleur, qui cherche à se tromper elle-même, soupçonne d'abord toute autre chose que la vérité. Son fils doit-il être séparé d'elle? doit-il servir un autre maître? l'abandonnera-t-on, ce dernier reste de Troie, parmi ses ruines? Non; il sera précipité du haut des murs ; les Grecs ne veulent pas laisser vivre le fils d'un père si redoutable; c'est Ulysse dont l'éloquence victorieuse a, dans le conseil des Grecs, fait triompher cet avis. « Puisse, s'écrie la mère indignée, une semblable victoire lui coûter ses propres enfants (41) ! » Talthybius, dans un langage où perce toujours sa compassion, interdit à l'infortunée, de la part des Grecs, une résistance inutile, et même, si elle veut que la dépouille de son fils ne reste pas sans honneurs, toute malédiction contre ceux qui le font périr. Andromaque cède, mais avec cet accent de douleur maternelle dont la fidèle expression n'a jamais manqué, nous l'avons vu plus d'une fois (42), à la muse pathétique d'Euripide.

« Ô mon fils, mon cher enfant, il faut que tu meures d'une main ennemie, que tu quittes pour toujours ta mère infortunée ! La vertu de ton père cause ta perte, cette vertu qui fut à d'autres si secourable. C'est un malheur pour toi d'être né d'un si glorieux père. Hymen funeste, qui m'amena autrefois dans la maison d'Hector! triste fécondité! devais-je donc mettre au jour une victime pour les Grecs, et non un roi pour l'opulente Asie? O mon enfant, tu pleures? sentirais-tu ton malheur? Pourquoi me presser de tes mains, pourquoi t'attacher à mon voile, pauvre colombe réfugiée sous mon aile (43)? Hector, avec sa lance redoutable, ne sortira point de la terre pour te défendre; il n'est plus pour toi de parents, ni d'amis; plus d'armée phrygienne. Impitoyablement précipité, tu vas briser ta tête contre la terre, et rendre dans les tourments ton dernier soupir. Tendre enfant, doux fardeau, enivrante haleine ! c'est donc en vain que ce sein t'a nourri, que j'ai pris pour toi tant de soins, enduré tant de douleurs ! Embrasse ta mère encore une fois, ce sera la dernière  (44): entoure-la de tes bras; applique tes lèvres sur sa bouche. O Grecs, plus farouches que les barbares, d'où vient cette recherche de cruauté? Pourquoi tuer cet enfant? que vous a-t-il fait? Et toi, rejeton de Tyndare, non, tu n'es pas sortie de Jupiter. Une furie détestable, la fureur, le carnage, la mort, tous les monstres que nourrit la terre, voilà ta famille, tes parents! Croirai-je que Jupiter ait produit le fléau commun des barbares et des Grecs? Puisses-tu périr, toi dont la funeste beauté fait périr honteusement l'illustre empire des Phrygiens I Eh bien, prenez cet enfant, emportez-le, précipitez-le ; je vous l'abandonne ; nourrissez-vous même de sa chair. Vainement tenterai -je de le soustraire au trépas, lorsque les dieux veulent notre perte. Pour ce corps misérable, jetez-le, cachez-le dans vos vaisseaux. Oh! l'heureux, le noble hyménée, auquel je marche, sur le sang de mon fils (45). »

Dans cette tirade dont on ne saurait dignement louer l'éloquence, et qu'il est déjà assez téméraire d'oser traduire, se rencontre une imprécation contre Hélène, souvent répétée dans la pièce ; elle sert à annoncer une scène dont j'ai déjà indiqué l'intention et le défaut, et que toutes les préparations du poète ne rendent pas d'un effet plus heureux. C'est celle où Hélène, que vient chercher Ménélas, se défend contre les reproches de son époux, et les accusations d'Hécube qui poursuit en elle l'auteur de tant de maux. Les Athéniens aimaient au théâtre, comme ailleurs, les plaidoiries contradictoires, les thèses subtiles, et Euripide, ici, et partout, a soin de les servir selon leur fantaisie (46). A peu près vers la même époque, Isocrate, dans son école, s'appliquait à réhabiliter ingénieusement la réputation fort compromise d'Hélène. Son discours est par le goût tout à fait contemporain de la scène d'Euripide.

Il y a cependant, dans cette scène , quelque chose d'aussi dramatique que spirituel. A travers tout le courroux de Ménélas, on aperçoit qu'il se laissera vaincre par les attraits trop puissants d'Hélène, comme cela n'échappe pas à l'expérience féminine d'Hécube, et comme elle l'en menace fort sensément. Ménélas ne veut pas punir son épouse sur-le-champ ; il ajourne sa vengeance jusqu'à son retour en Grèce. L'arrêt d'Hélène n'est donc pas irrévocable. On peut dire d'elle ce que dit Acomat de Bajazet :

Il n'est point condamné, puisqu'on veut le confondre.

Le dénouement ou plutôt la conclusion de cette pièce la termine de la manière la plus frappante. Andromaque a quitté le rivage de Troie, entraînée par le fils d'Achille, sans pouvoir rendre les derniers devoirs à son Astyanax. On apporte, de sa part, à Hécube, pour qu'elle vaque à ce triste soin, le corps du jeune prince (47) ; on l'apporte sur le bouclier d'Hector (48), qui doit être enseveli avec lui. Cette imagination ingénieuse (49) expose en quelque sorte aux yeux, sous une forme sensible, le souvenir de la puissance troyenne et l'idée de son anéantissement.

Les plaintes d'Hécube sur la mort de son petit-fils sont touchantes ; mais W. Schlegel trouve, avec raison, qu'elles le sont moins que celles d'Andromaque sur son fils vivant. La raison qu'il en donne est remarquable : c'est que l'expression de la crainte nous émeut plus que celle d'une douleur sans espérance. Et toutefois quelle imagination passionnée, que d'éloquence pathétique dans ces paroles:

« Posez à terre le bouclier d'Hector, triste objet, qui ne réjouit point mes yeux ! O Grecs, qui mettez votre gloire dans les armes plutôt que dans la sagesse, pourquoi, par crainte d'un enfant, avoir commis ce meurtre inouï? Il aurait peut-être un jour relevé Troie tombée? Vaine inquiétude, puisque avec la valeur d'Hector et tant d'autres bras nous avons péri. C'est notre ville prise, et les Phrygiens détruits, que vous avez eu peur d'un faible enfant ! Je méprise des alarmes si dépourvues de raison. Enfant chéri! quelle misérable fini Si au moins tu étais mort pour ta patrie, ayant joui de la jeunesse, de l'hyménée, de la divine royauté, tu aurais été heureux, de ce bonheur qui peut être dans de tels biens. Tu n'as fait que les apercevoir de loin par la pensée, tu ne les as pas connus; de tout ce que tu devais posséder un jour, rien ne t'a été accordé. Tête infortunée! comme l'ont misérablement dépouillée les murs de ta patrie, ouvrage d'Apollon! où est ta chevelure, que se plaisaient à cultiver les soins d'une mère, sur laquelle s'imprimaient ses baisers? maintenant fracassée, sanglante.... je ne puis achever, j'écarte de repoussantes images. Ô mains, qui offriez avec celles d'un père une si aimable ressemblance, comme vous m'êtes rendues, toutes brisées! Te voilà fermée. bouche d'où sortaient tant d'aimables propos (50)! Tu me trompais donc, enfant, quand, te jetant dans mon sein, tu me disais : « Ma mère, un jour je ferai tomber en ton honneur cette flottante chevelure ; je conduirai vers ta tombe la troupe de mes compagnons, et je l'y adresserai de tendres paroles de souvenir. » Ce n'est pas toi qui me pleures ; c'est moi, pauvre vieille femme, sans patrie, sans enfants, qui dois ensevelir ta jeunesse, ce malheureux corps. Hélas ! tant d'embrassements, de soins, de veilles, tout cela est perdu! Qu'écrira .le poète sur ton monument? «  Les Grecs ont tué cet enfant qu'ils redoutaient! » Honteuse inscription, dont devra rougir la Grèce! Si tu ne recueilles pas l'héritage de ton père, tu auras du moins, pour te servir de cercueil, son bouclier d'airain. Et toi, qui protégeais le beau bras d'Hector, tu as perdu ton vaillant possesseur. Que j'aime à voir l'empreinte qu'ont gardée tes anneaux, et sur tes bords la trace de la sueur qu'y laissait tomber, dans les travaux de la guerre, le front d'Hector, lorsqu'il t'en approchait. Hâtez-vous, apportez de quoi parer ce corps, comme nous le permet notre fortune présente. Les dieux nous ont ravi l'opulence, mais ce qui nous reste, nous te l'offrons. Insensé le mortel qui, croyant à la durée du bonheur, se livre à la joie. La fortune, dans ses vicissitudes, est comme le furieux que ses transports poussent ça et là. Nul n'est toujours heureux (51) »

Tandis que le dernier des princes troyens descend dans la tombe, au milieu des gémissements de toutes ces femmes qui parent son cercueil de ce qu'elles ont pu sauver de plus précieux des ruines de leur patrie, Troie elle-même s'écroule dans les flammes. Le spectacle et le bruit de sa chute, rendus présents, sinon sur la scène, du moins dans les vers du poète, ....

Omne.... visum considere in ignes
Ilium, et ex imo verti Neptunia Troja (52)....

se confondent avec un inexprimable concert de douleur qui est comme le résumé de tout l'ouvrage.

Lorsque, dans un prochain chapitre, j'aurai de même analysé et expliqué les principales scènes de l'Hécube, il me restera à passer en revue les nombreuses imitations qui ont été faites de ces deux tragédies chez les anciens et chez les modernes. Qu'on me permette d'anticiper sur cette dernière partie de ma tâche, en citant une cantate que les Troyennes ont inspirée à un poète célèbre de notre temps, Casimir Delavigne, et qui fut un des premiers et brillants essais de son talent. Elle offrira, de l'ouvrage d'Euripide, comme un nouveau commentaire, qui dédommagera du mien.

Aux bords du Simoïs, les Troyennes captives,
Ensemble, rappelaient, par des chants douloureux,
De leur félicité les heures fugitives;
Et, le deuil sur le front, les larmes dans les yeux,
Adressaient, de leurs voix plaintives,
Aux restes d'Ilion, ces éternels adieux.

CHŒUR.

D'un peuple d'exilés déplorable patrie,
Ton empire n'est plus et ta gloire est flétrie !

UNE TROYENNE.

Des rois voisins puissant recours,
Ilion florissait au sein de l'opulence,
Un nombreux et bruyant concours
S'agitait dans les murs de cette ville immense.
Nos tours bravaient des ans les progrès destructeurs,
Et, fondés par les dieux, nos temples magnifiques
Touchaient de leurs voûtes antiques
Au séjour de leurs fondateurs.

UNE AUTRE.

Cinquante fils, l'orgueil de Troie,
Assis au banquet paternel,
Environnaient Priam de splendeur et de joie
Ils étaient les rayons de son trône éternel.

UNE TROYENNE.

Royal espoir de ta famille,
Hector, tu prends le bouclier;
Sur ton sein la cuirasse brille,
Le fer couvre ton front guerrier.
Aux yeux du peuple qui frissonne,
Par les jeux chéris de Bellone
Occupe ton vaillant repos :
Plus tard, aux champs de la victoire,
Ton bras nous donnera la gloire,
Ton regard fera des héros.

UNE JEUNE FILLE.

Polyxène disait à ses jeunes compagnes :
« Dépouillez ce vallon, favorisé des cieux;
C'est pour nous que les fleurs naissent dans ces campagnes'.
Le printemps sourit à nos jeux. »
Elle ne disait pas : « Vous plaindrez ma misère,
Sur ces bords où mes jours coulent dans les honneurs. »
Elle ne disait pas : « Mon sang teindra la terre
Où je cueille aujourd'hui des fleurs. »

CHŒUR.

D'un peuple d'exilés déplorable patrie,
Ton empire n'est plus, et ta gloire est flétrie.

UNE TROYENNE.

Sous l'azur d'un beau ciel, qui promet d'heureux jours,
Quel est ce passager dont la nef couronnée,
Dans un calme profond s'avance, abandonnée
Au souffle des amours?

UNE AUTRE.

Elle apporte dans nos murailles
Le carnage et les funérailles.
Neptune, au fond des mers, que ton trident vengeur
Ouvre une tombe à l'adultère !
Et vous, dieux de l'Olympe, ordonnez au tonnerre
De dévorer le ravisseur!

UNE AUTRE.

Mais non : le clairon sonne et le fer étincelle ;
Je vois tomber les rocs, j'entends siffler les dards ;
Dans les champs dévastés le sang au loin ruisselle;
Les chars sont heurtés par les chars.
Achille s'élance,
Il vole; tout fuit;
L'horreur le devance,
Le trépas le suit ;
La crainte et la honte
Sont dans tous les yeux;
Hector seul affronte

UNE AUTRE.
Sur les restes d'Hector qu'on épanche une eau pure;
Apportez des parfums, faites fumer l'encens :
Qu'autour de son bûcher vos sourds gémissements
Forment un douloureux murmure!
Ah ! gémissez, Troyens ! soldats, baignez de pleurs
Une cendre si chère !
Des fleurs, vierges, semez des fleurs;
Hector dans le tombeau précède son vieux père.

CHŒUR.

Des fleurs, vierges, etc.

UNE TROYENNE.

Ilion, Ilion, tu dors : et dans tes murs
Pyrrhus veille, enflammé d'une cruelle joie ;
Tels que des loups errants par des sentiers obscurs,
Les Grecs viennent saisir leur proie.

UNE AUTRE.

Hélas! demain, à son retour
Le soleil pour Argos ramènera le jour;
Mais il ne luira plus pour Troie.

UNE TROYENNE,

O détestable nuit! ô perfide sommeil!
D'où vient qu'autour de moi brille une clarté sombre?
Quels affreux hurlements se prolongent dans l'ombre!
Quel épouvantable réveil !

UNE JEUNE TROYENNE.

Sthénélus massacre mon frère !

UNE AUTRE.

Ajax poursuit ma sœur dans les bras de ma mère!

UNE AUTRE.

Ulysse foule aux pieds mon père !

UNE TROYENNE.

En des fleuves de sang nos ruisseaux sont changés,
Nos palais sont ravagés,
Nos saints temples saccagés,
Nos défenseurs égorgés ;
Femmes, enfants, vieillards, sous le fer tout succombe;
Par un même trépas, dans une même tombe,
Tous les citoyens sont plongés.

UNE AUTRE.

Adieu champs où fut Troie ! adieu terre chérie !
Adieu mânes sacrés des héros et des rois!
Doux sommets de l'Ida, beau ciel de la patrie,
Adieu pour la dernière fois!

UNE AUTRE.

Un jour, en parcourant la plage solitaire,
Des forêts le tigre indompté
Souillera de ses pas l'auguste sanctuaire,
Séjour de la divinité.

UNE AUTRE.

Le pâtre de l'Ida, seul près d'un vieux portique,
Sous les rameaux sanglants du laurier domestique,
Où l'ombre de Priam semble gémir encor,
Cherchera des cités l'antique souveraine,
Tandis que le bélier bondira dans la plaine
Sur le tombeau d'Hector.

UNE AUTRE.

Et nous, tristes débris battus par les tempêtes,
La mer nous jettera sur quelque bord lointain.
Des vainqueurs nous verrons les fêtes,
Nous dresserons aux Grecs la table du festin.
Leurs épouses riront de notre obéissance,
Et dans les coupes d'or où buvaient nos aïeux,
Debout, nous verserons aux convives joyeux
Le vin, l'ivresse et l'arrogance.

UNE AUTRE.

Chantez cette Ilion proscrite par les dieux,
Chantez, nous diront- ils, misérables captives,
Et que l'hymne troyen retentisse en ces lieux.
O fleuves d'Ilion ! nous chantions sur vos rives,
Quand des murs de Priam les nombreux citoyens,-
Enrichis dans la paix, triomphaient dans la guerre;
Mais les hymnes troyens
Ne retentiront pas sur la rive étrangère.

UNE AUTRE.

Si tu veux entendre nos chants,
Rends-nous, peuple cruel, nos époux et nos pères,
Nos enfants et nos frères ;
Fais sortir Ilion de ses débris fumants.
Mais puisque nul effort aujourd'hui ne peut rendre
La splendeur à Pergame en cendre,
La vie aux guerriers phrygiens,
Sans cesse nous voulons pleurer notre misère ;
Et les hymnes troyens
Ne retentiront pas sur la rive étrangère.

CHŒUR.

Adieu, mânes sacrés des héros et des rois I
Adieu, terre chérie !
Doux sommets de l'Ida, beau ciel de la patrie,
Vous entendez nos chants pour la dernière fois.


(01) Ἐπισοδεώδεις.

(02) Poét. VIII, IX, XVIII.

(03)  Voyez t. III, p. 6 sqq.

(04) Voyez t. I, p. 31, 62.

(05) Polit., IX.

(06)  Un passage d'Élien (Var. hist. II, 8), dont j'ai. parlé ailleurs (t. 1 p. 30 sq.), rapproché d'autres passages du scoliaste d'Aristophane (Ar. 843, I7I1; Vesp,, 1317), autorise à placer la représentation des Troyennes en 416 ou 415, dans la première ou la deuxième année de la XCIe olympiade. Voyez Musgrave, Chronol, scen.; Bœckh, Trag. gr. princ., c. xiv: Clinton, Fast. hellenic., p. 79; Th. Fix, Euripid. éd. F. Didot, 1843, Chronolog. fabul., p. VI; J. A. Hartunp, Euripid. restitut. , 1844. t. II, p. 231, cf. 28I. On ne sait point précisément la date de l'Hécube; mais, d'après certains indices, on a pu supposer, non sans vraisemblance, qu'elle a été représentée en 425. la quatrième année de la LXXXIXe olympiade. Aristophane, en effet, dans ses Nuées, données pour la première fois l'année suivante, la première de la LXXXIXe olympiade, y a fait, notamment v. 709, 1152 sqq. (cf. Hecub., 159, 169 sqq.), plus d'une allusion; et d'autre part, Euripide, aux vers 458 sqq., semble avoir eu en vue le rétablissement des fêtes Déliaques (Thuc., III, I04; Plutarcb. vit. Nic.,IV), dans la troisième année de la LXXXVIIIe olympiade. De là cette date intermédiaire d'après laquelle l'Hécube aurait précédé d'environ neuf ans les Troyennes. Voyez sur ces calculs en dernier lieu, Th. Fix, ibid., p. IX; J. A. Hartung, ibid., t. I, p. 504 sqq. Cf. H. Weil, De tragœdiarum graecarum cum rebus publicis conjunctione, 1844, p. 32.

(07) Paus., Att. XV; Phoc., XXV, XXVI, XXVII.  Cf. Barthélemy, Anach., XXII.

(08) Hec., 889-932.

(09) Ibid. 915 sq.

(10) Andromach., 586 sqq. Plutarque, qui cite ce passage dans le Parallèle de Lycurgue et de Numa, c. vi. en rapproche quelques vers de Sophocle, rapportés par Valckenaer (Diatrib. XXI) à sa tragédie d'Hermione (voyez plus haut, p. 283 sqq.) et par Brunck (Soph., Fragm), par E. A. J. Ahrens (Soph. fragm., éd. F. Didot, 1842, p. 260), a une de ses tragédies sur Hélène, à son Hélène redemandée.

(11)  lliad. VI, 484.

(12) Troad., 14, 132 , Hec., 121, 462 sqq., etc.

(13Troad., 212 sqq. Cf. 222 sq.

(14)  V. 224 sqq.

(15) Voyez Th. Fix, ibid., p. VI ; E. A. J. Hartung, ibid., p. 232 ; B. Weil, ibid.,p. 32; E. Moncourt, De parte satirica et comica in tragoediis Euripidis, 1851, p. 65.

(16)   Voyez  plus haut, p. 334, note 1 et t. I, p. 30 sq.

(17)  Iliad. VI, 456. ,

(18) Troad, 198 sqq., 499 sqq. ; Hec., 357 sqq., etc. Cf. Androm., 166 sq.

(19) Les Troyennes.

(20) Hécube.

(21)  T. II, p. 269.

(22) Hec. 769 sqq. Cf. 484 sqq., 648 sqq.

(23)  W. Schlegel.

(24Les Troyennes.

(25)  Hécube.

(26) Hec., 642 sqq.

(27)  Je traduis παῖδας selon la correction de Musgrave , adoptée par M. Boissonade, et la leçon du manuscrit de Florence.

(28)  Troad., 376-401.

(29Les Troyennes.

(30)  Hécube.

(31). M. Saint-Marc Girardin l'a analysée lui-même et en a traduit et commenté plusieurs passages dans un intéressant chapitre de son Cours de Littérature dramatique, le XIVe intitulé : De l'Amour maternel. — Andromaque dans Homère, dans Euripide et dans Racine.

(32) V. 25 sqq. On peut rapprocher de ce passage les vers des Sept Chefs d'Eschyle, 202 sqq., 289 sqq., au sujet desquels le scoliaste cite une tragédie de Sophocle, où les dieux étaient représentés emportant d'Ilion leurs statues, et qui tirait de cette circonstance son titre : Ξοανηφόροι Cet abandon des villes prises par leurs divinités protectrices, ainsi exprimé unanimement par les trois grands tragiques d'Athènes, Eschyle, Sophocle, Euripide, était un trait emprunté, non pas seulement à la tradition poétique, mais à la croyance religieuse. Les auditeurs d'Eschyle, les pères de ceux de Sophocle et d'Euripide, n'avaient, Hérodote le raconte (VIII, 4I. Cf. Plutarch., Vit. Themist., X), quitté leur ville, menacée par les Perses, que lorsqu'un prodige, auquel semble croire l'historien, la disparition du serpent qui gardait le temple de Minerve dans la citadelle, leur avait fait penser que la déesse elle-même était partie. Au temps d'Alexandre, les Tyriens, assiégés par ce prince, chargèrent de liens, disent Diodore de Sicile (XVII, 4I) et Quinte-Curce (IV, 3), les statues de leurs dieux, dont ils redoutaient la retraite. Le grave Tacite a rapporté (Hist., V, I3) qu'au siégé de Jérusalem par Titus, les portes du sanctuaire s'étant ouvertes d'elles-mêmes, une voix plus forte que la voix humaine annonça que les dieux en sortaient, et qu'en même temps fut entendu un grand mouvement de départ. Les Romains n'étaient pas, il s'en faut bien, étrangers à cette superstition : on les voit, chez Tite Live (V, I5, 21), sommer respectueusement les dieux des villes qu'ils assiégent de s'en retirer, d'accepter chez eux un nouveau domicile, et cela par des prières consacrées, dont, d'après de vieux auteurs, Verrius Flaccus, Sammonicus Serenus, Furius, etc., Pline l'Ancien (Nat. hist. XXVIII, 4) atteste l'existence, et Macrobe (Saturn. III, 9) rapporte le texte. Selon ce dernier, pour éviter qu'on fît usage contre eux de semblables évocations, ils tenaient secrets et le nom latin de leur ville et celui du dieu sous la garde duquel elle était placée. Virgile donc, c'est encore Macrobe (ibid.Cf. V, 22) qui le remarque avec Servius, lorsqu'il fait dire à Énée, haranguant les derniers défenseurs de Troie, et leur conseillant un beau désespoir (En. II, 251):

Excessere omnes, adytis arisque relictis,
Di, quibus imperium hoc steterat....

" Ils se sont tous retirés ; ils ont déserté leurs sanctuaires, leurs autels, les dieux par qui subsistait cet empire ; »

le docte Virgile met en œuvre le droit religieux de sa patrie, en même temps qu'il se souvient (et bien des imitations de détail attestent ce souvenir) de la scène par laquelle s'ouvrent les Troyennes.

(33) V. 269 sqq.

(34)  Voyez t. I, p. 322 sqq. Cassandre avait un rôle dans des tragédies du même Euripide et de Sophocle, qui, de son nom, étaient appelées Alexandra, ou, plus probablement, du nom de son frère Paris, Alexandre. Les mêmes titres se retrouvent. donnant lieu à la même incertitude dans le catalogue des tragédies d'Ennius, et ils désignent, on doit le croire, une imitation de l' Alexandra ou de l'Alexandre soit d'Euripide, soit de Sophocle.

La fable XCIe d'Hygin, Alexander Paris, contient peut-être l'argument de la tragédie d'Ennius et de son modèle grec. Le mythologue y raconte qu'Hécube enceinte, ayant rêvé qu'elle accouchait d'un flambeau, Priam, sur l'avis des devins, exposa l'enfant auquel elle donna le jour. Des bergers de l'Ida relevèrent, et plus tard une circonstance fortuite, l'enlèvement par les fils de Priam, pour servir de prix à des jeux, d'un taureau qui lui était cher, l'amena à Troie. Il y prit part aux jeux, où il triompha de tous les concurrents, et entre autres de ses frères , qui voulurent s'en venger en le tuant ; mais la prophétesse Cassandre fit reconnaître en lui le fils de Priam.

Cette reconnaissance, on n'en peut guère douter, était le sujet de l'Alexander de Sophocle, dont il ne reste rien. C'était aussi très certainement le sujet de la pièce d'Euripide, sur laquelle jettent un peu plus de jour les fragments assez nombreux qui en restent. Un, que cite Plutarque (Praecept. poiitic., XXVIII). sans nom de pièce ni d'auteur y a été placé par conjecture, et faisait visiblement partie d'un rôle de Cassandre.

« Le Dieu m'a condamnée à prononcer de vains oracles. Une fois tombé dans le malheur, on croit à ma science ; mais avant, on me juge insensée. »

C'est à un rôle de Cassandre, à une scène sans doute où, en présence de l'auteur futur de tous les maux de Troie, elle dévoilait les terribles secrets de l'avenir, qu'appartenaient les plus intelligibles des fragments d'Ennius. Je les transcrirai ici, d'après les auteurs qui les
citent (Cic.,de Divinat.,1, 31, 50; II, 55; Orat. , XLVI; Epist. ad Att., VIII, n; Macrob., Saturn. VI, 2), me permettant seulement de les ranger selon l'ordre naturel des idées :

«  Pourquoi, disait vraisemblablement Hécube, cette fureur qui brille tout à coup dans ses yeux enflammés ? Qu'est devenue cette jeune fille, naguère si retenue, d'une modestie si virginale? »

Sed quid oculis rabere visa est derepente ardentibus?
Ubi illa paulo ante sapiens, virginali modestia?

« O la meilleure des mères, la meilleure des femmes, répondait Cassandre, je me sens emporter par des transports prophétiques; Apollon m'égare, et, malgré moi, me force de prononcer ses oracles. Jeunes filles, mes compagnes, je rougis pour mon père de ce que je fais : ma mère, j'ai pitié de toi et de moi-même. Hélas I tu n'as donné à Priam que des enfants dignes de lui, excepté moi, malheureuse ! moi, le fardeau de ma famille, tandis qu'ils en sont l'appui. »

Mater optuma, tum multo mulier melior mulierum,
Missa sum superstitiosis hariolationibus;
Namque me Apollo fatis fandis dementem invitam ciet.
Virgines vero œquales, patris mei, meum factura pudet,
Optumi viri; mea mater, tui me miseret, mei piget.
Optumam progeniem Priamo peperisti extra me : hoc dolet,
Me obesse, illos prodesse ; me obstare, illos prosequi.

Cicéron, qui cite ces vers, moins frappé que nous de la rudesse du style, en vante le caractère tour-haut et pathétique : « O poema tenerum, et moratum atque molle; » puis il passe à d'autres, où il admire de plus en plus l'expression de la fureur divine, où il lui semble que ce n'est plus Cassandre que l'on entend, mais un dieu revêtu d'une forme humaine. « Le voilà! le voilà! Il brille enfin ce flambeau funeste, tout enflammé, tout sanglant ; longtemps il fut caché : accourez, ô mes concitoyens, éteignez-le. »

Adest, adest fax obvoluta sanguine atque incendio :
Multos annos latuit : cives, ferte opem et restinguite.

« Voyez-vous ce jugement célèbre où un mortel prononce entre trois déesses ? Voilà pourquoi une femme de Sparte, une furie nous arrivera. »

Eheu videte ! judicavit inclutum judicium .
Inter deas tres aliquis : quo judicio Lacedemonia
Mulier, furiarum una adveniet.

« Et déjà se construit et s'élance sur la mer une flotte rapide ; elle nous apporte avec elle un essaim de malheurs. La voilà arrivée , et une armée cruelle couvre de ses vaisseaux ailés tout le rivage. .

Jamque mari magno classis cita
Texitur; exitium examen rapit;
Advenit et fera velivolantibus
Navibu' complevit manu' littora.

Des passages, dans lesquels Macrobe aperçoit le modèle de quelque vers fameux de l'Énéide (II , 20, 237 sq.,181 sqq.; VI, 515 sq. Cf. Propert., Eleg. III, XIII, 61 sqq.), complètent à peu près cette revue prophétique.

" O lumière de Troi! Hector ! ô mon frère ! pourquoi ce corps misérablement déchiré? qui a pu te traiter ainsi, à notre vue ? "

O lux Trojae, germane Hector,
Quid ita cum tuo lacerato corpore miser?
Aut qui te sic respectantibus tractavere nobis ?

" D'un bond immense il a franchi nos murs, ce coursier gros d'homme armés, dont l'enfantement doit perdre Pergame. "

Nam maximo saltu superavit
Gravidus armatis equus
Qui suo partu ardus perdat
Pergama.

Deux poètes, séparés par un immense intervalle de temps, Lycophron et Schiller, ont tous deux fait prophétiser Cassandre dans une situation analogue : chez l'un, elle voit d'une tour, où la tient enfermée Priam, le départ du vaisseau qui porte dans la Grèce le ravisseur d'Hélène; chez l'autre, au moment où l'on célèbre les noces de Polyxène avec Achille, elle erre dans le bois d'Apollon, en proie aux pressentiments sinistres que lui envoie le dieu. L'Alexandra de Lycophron, sous forme à la fois tragique et lyrique, n'est qu'une oeuvre d'érudition, dont M. Boissonade (Biog. univ., art. Lycophron) a parfaitement caractérisé le pédantisme, la bizarrerie et l'obscurité. La Cassandre de Schiller est une ode à l'élévation moral laquelle Mme de Staël (de l'Allemagne, IIe partie, ch. XIII) rend un digne hommage.

Sur les trois Alexandre de Sophocle , d'Euripide , d'Ennius , voyez les restitutions ingénieuses et généralement vraisemblables qu'en ont données, en dernier lien, après Brunck, après Welcker et autres, E. A. J. Abhrens, ibid., 1842, p. 250 sqq.; J. A. Hartung , ibid., 1844 , t. II, p. 233 sqq; ; F. G. Wagner, Euripid. fragm., éd. F. Didot, 1846, p. 630 sqq.; O Ribbeck, Trag. lat. reliq., 1852, p. 17, 257 sqq. M. Hartung pour reconstruire la pièce d'Euripide a mêlé fort à propos aux vers grecs ceux de l'imitation latine , et même certains passages d'une Héroïde d'Ovide (Epist. XVI , Paris Helena), dans laquelle il est à croire , en effet, qu'avait pu se conserver la trace des situations de la tragédie. On a pu voir t, I, p. 30 sq., cf. III, 334 sq. que l'Alexandre commençait, avec le Palamède, la tétralogie dont les Troyennes étaient la dernière tragédie. Entre ces trois pièces, dont les sujets étaient pris d'un même cercle d'aventures, M. Hartung, fidèle il l'esprit de son livre, a établi , particulièrement p. 227, avec un soin curieux, des rapports propres, selon lui, à faire disparaître le manque de cohérence et d'unité quelquefois reproché à la composition des Troyennes.

(35)  V. 577.

(36)  V. 585-602.

(37)  V. 622-633.

(38) Voyez plus haut, p. 288 sqq.

(39) V. 649-688.

(40) Iliad. XVIII, 417 sqq.

(41) V. 732.

(42)  2. T. III, 275 sqq.

(43) Cf. Andromaque, 442, 497. Voyez plus haut, p. 276 sq.

(44) V. 769. J'ai traduit selon la correction et la ponctuation adoptées par Boissonade, νύν, οὔ ποτ', αὖθις.

(45)  V. 748-787.

(46)  Dans cette scène se trouvent, sur l'ascendant de Vénus par lequel s'excuse Hélène, et qui, pour Hécube, et sans doute pour Euripide, n'est que celui de la passion (voyez notre t. I, p. 47), des vers, 940, 983 sqq., ingénieusement commentés par M. Saint-Marc Girardin, Cours de littérature dramatique, ch. XXXIV. Nous avons eu occasion de citer nous-mêmes, t. I, p. 38, le Sua cuique deus fit dira cupido de Virgile (Eneid. IX, I84), si conforme à la pensée d'Euripide. Ajoutons-y le développement qu'elle a reçu depuis de Sénèque, dans son Hippolyte, v. 184, 194 sqq. Phèdre y fait usage de la même excuse qu'Hélène; c'est, dit-elle, un dieu, maître de tous les dieux, qui règne souverainement dans son âme tout entière :

Potensque tota mente dominatur Deus....

à quoi sa nourrice lui répond, comme Hécube, que c'est la passion, qui par une honteuse complaisance pour le vice, et pour être plus libre dans ses transports, a fait de l'amour un dieu :

Deum esse amorem, turpiter vitio favens
Finxit libido : quoque liberior foret,
Titulum furori numinis falsi addidit. ...

(47) M. Hartung, ibid., p. 273, compare ingénieusement à l'artifice du voile de Timanthe l'adresse, déjà louée par le scoliaste, avec laquelle Euripide, au moyen de cette substitution d'Hécube à Andromaque, évite la reproduction impossible, même pour sa poésie pathétique, et d'un effet trop pénible d'ailleurs, de la douleur d'une mère en une telle situation.

(48) C'est ce que semble retracer un vers, conservé par Nonius (v. Lavere), et qu'on place parmi les fragments de l'Andromaque d'Ennius (voyez plus haut, p. 276, 288) :

Nam ubi introducta est, puerumque ut laverunt, locant
In clupeo.

(49)  Théocrite s'en souvenait-il, lorsqu'il peignait (Idyll. XXIV, 4 sq.) Alcmène berçant ses deux enfants, Hercule et Iphiclès. dans un bouclier conquis par son époux Amphitryon sur Ptérélas?

(50) Sur cette revue pathétique du corps meurtri  d'Astyanax, voyez le VIIIe des fragments attribués à Longin, éd. de M. Egger, 1837, p. 119.

(51) V. 1153-1203.

(52) Virg. Aen. II, 624.