ÉTUDES SUR LES TRAGIQUES GRECS.
LIVRE TROISIÈME.
THÉÂTRE DE SOPHOCLE.
CHAPITRE PREMIER.
Ajax (01).
J'ai retracé ailleurs (02) le tableau de la révolution qu'opéra, dans la tragédie, le génie de Sophocle. On a pu voir comment une manière nouvelle de comprendre les événements qui sont la matière du drame, avait en partie substitué au ressort primitif de la fatalité le ressort presque inconnu des passions humaines ; comment d un plus heureux mélange, d'un concours plus égal de l'irré- 2 sistible ascendant de la destinée avec les mouvements de la liberté morale, était sortie une tragédie, toujours simple, toujours grande, toujours empreinte d'une sombre majesté, mais en même temps plus rapprochée des proportions de notre nature; une tragédie plus pure et plus belle, de formes plus précises et plus variées, d'un mouvement plus vif et plus rapide, où paraissait un art plus achevé et plus complet. Tel est en effet le caractère général des compositions, trop peu nombreuses, qui nous sont restées de Sophocle, et sur chacune desquelles je me propose d'appeler successivement l'attention de mes lecteurs. Il les frappera, je l'espère, dans celle qui commence ordinairement son recueil, et qui, par cette seule raison, se placera aussi la première dans cette revue de ses chefs-d'œuvre. Son Ajax offre déjà l'intérêt d'une action sans doute encore peu étendue, mais animée toutefois par la variété nouvelle des incidents ; une conduite naturelle, régulière, attachante; des caractères tracés habilement, et qui ressortent par d'ingénieux contrastes; une peinture de mœurs, une expression de sentiments vraies et touchantes ; une terreur adoucie par les émotions nobles et pathétiques que produit le spectacle de l'héroïsme et du malheur.
Tous ces mérites, qui se mêlent et se confondent dans l'unité de son œuvre, dans l'impression qu'on en retire, il faudra, et je crois devoir m'en excuser, les considérer isolément. C'est l'inévitable inconvénient de la critique, soit qu'elle s'occupe des productions de la nature, soit qu'elle s'arrête aux créations de l'art, de diviser ainsi ce qu'elle veut connaître, de rompre par l'analyse l'accord et l'ensemble des parties, ce tout harmonieux d'où résultent la beauté et la vie. Heureuse si elle parvient ensuite à rapprocher ces pièces désunies, à reconstruire ce qu'elle a brisé, à replacer la statue sur sa base, et à retrouver, en sa présence, ce premier sentiment dune admiration confuse et naïve, que font quelquefois regretter les notions plus positives et plus claires de la science ! Je tâcherai du moins, en parlant de l'Ajax de Sophocle et, par 3 la suite, des autres tragédies de ce grand poète, de n'en pas troubler l'ordonnance par des classifications trop méthodiques. Je n'examinerai point à part, comme dans des chapitres divers, la marche de l'action, puis le développement des caractères, puis enfin toutes les parties qui entrent dans la composition de son drame, tous les éléments dont se forment la terreur, la pitié, l'admiration qu'il inspire. Je me bornerai, comme j'ai fait pour Eschyle, à le raconter, mêlant à mon récit, à mesure qu'elles se présenteront, les observations qui me paraîtront les plus propres à faire sentir le génie du poète grec et les progrès de l'art; tâchant de ne pas interrompre sans motif et sans mesure, par de longs et oiseux développements, la continuité de cette exposition ; m'attachant sans cesse à faire ressortir, au milieu des détails qu'il faudra remarquer en passant, le caractère général du tableau, la disposition et l'enchaînement des peintures qu'il rassemble.
Je ne me dissimule pas que l'analyse et l'examen des compositions de Sophocle n'offrent plus au même degré cet attrait de nouveauté que j'avais cru trouver dans l'étude des productions du vieil Eschyle. Cet inventeur de l'art avait été généralement bien mal compris ; les monuments de sa muse originale avaient été presque tous étrangement défigurés par ceux qui s'en étaient constitués les interprètes ; une explication nouvelle d'oeuvres si sublimes et d'un dessin si obscur, pouvait prétendre à l'intérêt de ces restitutions où la sagacité des architectes modernes relève, en quelque sorte, les édifices antiques que le temps a renversés et détruits, et, profitant de quelques débris informes, cachés dans la poussière, nous rend leur majestueuse ordonnance, et jusqu'à la riche variété de leur décoration. Je n'ai pas l'orgueil de penser que mes faibles efforts aient dégagé Eschyle des ruines sous lesquelles Vont enseveli les siècles, et des décombres nouveaux qu'y ont successivement ajoutés les ignorances, les prétentions de la critique. Je l'ai essayé toutefois, et il y avait dans cette tentative, pour celui du moins qui 4 s'y livrait, un plaisir de curiosité et de découverte qu'il ne peut se promettre également de la suite de ses recherches, à mesure qu'il s'approchera de ces monuments, plus respectés du temps et des hommes, mieux étudiés, mieux connus, qu'il lui reste encore à décrire. Il est bien peu de leurs beautés et de leurs défauts, bien peu de leurs traits caractéristiques, qui aient pu échapper à l'esprit délicat de Brumoy, à la patiente étude de Rochefort, au bon sens de Lia Harpe, à la pénétration de W. Schlegel, à l'attention active de tant de littérateurs et de savants qui en ont fait l'objet de leurs commentaires et de leurs traductions (03) ; enfin, au sentiment plus prompt et plus vif de ces poètes, de ces écrivains originaux qui se sont appliqués à les reproduire dans leurs ouvrages, et qu'on ne peut négliger de compter parmi les plus heureux commentateurs de l'antiquité; à l'enthousiasme et 5 au goût des Fénelon, des Voltaire, des Ducis, des Chômer. Mais leurs remarques sont éparses et isolées ; elles sont quelquefois mêlées de préjugés modernes, d'erreurs et de subtilités. Que reste-t-il à faire? sinon de les dégager de cet alliage, de les réunir en les complétant : tâche modeste sans doute, et qui ne peut réclamer d'autre gloire que celle de l'utilité.
Parmi les travaux dont nous recueillons ainsi l'héritage, plusieurs ont eu pour objet spécial l'ouvrage qui doit maintenant nous occuper, la tragédie d'Ajax. Un critique qu'ont rendu célèbre, presque au même titre, les impuissantes tentatives de sa muse tragique et les aveugles rigueurs de sa théorie théâtrale ; que l'étude persévérante et approfondie de la poétique ne sauva pas du malheur de composer une Zénobie et de dédaigner le Cid; dont le grand Condé, si juste appréciateur du mérite littéraire, a parfaitement exprimé le goût étroit et servile par une plaisanterie fort connue ; l'abbé d'Aubignac, enfin, s'est donné le plaisir d'appliquer à l'Ajax de Sophocle, en vrai criminaliste, en vrai prévôt du Parnasse, tous les articles de ce code qu'il avait rédigé d'après la lettre d'Aristote, bien plus que d'après l'esprit de l'art. L'Ajax a résisté à cette épreuve rigoureuse, et Sophocle a été déclaré innocent de toute infraction aux principes. Il nous est permis de nous prévaloir en sa faveur de cet arrêt, quelle que soit d'ailleurs notre opinion sur la compétence du juge. Les règles qu'a prescrites d'Aubignac, et qu'il a éprouvées avec succès sur la tragédie que nous examinons (04), ne doivent pas perdre de leur valeur et de leur autorité par l'abus superstitieux qu'il en a fait quelquefois dans ses jugements et dans sa pratique. S'il s'est trompé en quelque chose, ce n'est pas en les jugeant raisonnables et utiles ; elles le sont pour la plupart, et personne ne le conteste; mais en se persuadant faussement que leur scrupuleuse observation soit l'indispensa- 6 ble condition des succès du théâtre, et puisse suffire au mérite dramatique. Il n'en est pas ainsi, et lui-même semble avoir pris la peine de le démontrer, en tombant méthodiquement d'après ces mêmes règles que Corneille avait négligées avec tant de bonheur et de gloire* Mais ces règles cependant, qui ne sont rien sans le génie, et qu'il peut quelquefois enfreindre impunément, ajoutent à ses œuvres, quand il s'y soumet, cette irréprochable perfection qui permet de les contempler sans trouble, sans inquiète préoccupation, qui donne à l'admiration de la confiance et de la sécurité.
Nous devons à d'Aubignac de pouvoir nous abandonner, avec une conscience tranquille, aux impressions du spectacle de Sophocle. Il serait difficile de n'être pas complètement rassuré sur l'exactitude du poète à observer les lois de la vraisemblance, après la sévère enquête qu'il a subie à ce sujet. Enquête est le mot propre. Le critique s'établit en quelque sorte sur la scène où vont se représenter l'égarement, la mort, les funérailles d'Ajax, demandant compte à chaque personnage des motifs qui l'y conduisent ; ne leur permettant pas d'en Sortir sans de bonnes raisons; s'informant même curieusement de ce qu'ils deviendront, lorsqu'ils seront hors de sa vue; portant son attention, non seulement sur la conduite extérieure du drame, mais encore sur ses développements secrets, sur la continuité de sa marche dans ces moments de repos que remplissent seuls les intermèdes de la poésie lyrique. Cet examen minutieux met dans tout son jour l'artifice véritablement merveilleux de la composition de Sophocle. Le poète qui émeut si vivement le cœur, qui transporte l'imagination dans une région si idéale , satisfait en même temps la raison, qui peut à chaque instant s'assurer qu'on ne l'a point surprise par quelque ruse dramatique. On trouverait, dans toute l'histoire du théâtre , peu d'exemples d'une pareille bonne foi, ou, pour mieux dire, d'une si exacte, d'une si savante disposition. Car ce n'est qu'à force d'art et de patience qu'on peut s'affranchir ainsi des moyens 7 factices d'une illusion vulgaire. Jamais ce mérite, qui n'appartient pas seulement à Sophocle, mais qui est celui de la scène grecque, ne s'y montra au même degré. Le naturel, la régularité d'Eschyle n'avaient pas droit de surprendre dans des drames si courte et si simples. C'est du contraire qu'on aurait pu s'étonner. Depuis, Euripide laissa voir, dans la structure de ses pièces, trop souvent abandonnée aux hasards capricieux de son imagination, beaucoup d'imprévoyance et de légèreté. Il faut aller jusqu'aux chefs-d'œuvre de notre Racine pour retrouver cette combinaison habile d'incidents et de situations, qui se succèdent constamment dans l'ordre de la nature, sans qu'il s'y rencontre jamais rien de fortuit, d'arbitraire, de forcé. Corneille, dans la puissante, mais quelquefois pénible conception de ses plans, ne lui avait pas donné le modèle de cette aisance et de cette vérité. Comme Sophocle, Racine sembla le créateur d'un art nouveau, celui de la vraisemblance; comme Sophocle, il céda la place à un autre Euripide, qui, à force d'étourdir les esprits par la rapidité du mouvement, la variété des surprises, ne leur laissa pas le loisir d'apercevoir le jeu défectueux des ressorts qui remuaient un drame si vif et si animé, et parvint, par les séductions de son art, à établir cette maxime relâchée, qu'il vaut mieux, au théâtre, frapper fort que frapper juste. On a pu voir longtemps les conséquences d'une telle doctrine. Il fut reconnu en principe, professé dans les poétiques , pratiqué par les poètes, qu'il y a une vérité dramatique autre que celle de la nature : étrange vérité, toute convenue, toute factice, qui n'était qu'illusion et que mensonge. Séduisante d'abord, mais bientôt usée et flétrie, elle finit par fatiguer de la répétition monotone des mêmes moyens, des mêmes effets, et ramena le goût, le besoin de ce qui seul est toujours jeune, toujours nouveau, toujours inépuisable, du naturel et du vrai.
Revenons aux modèles les plus accomplis de ce naturel et de ce vrai, à Racine et à Sophocle. S'ils ont entre eux, par la pureté et la perfection de leur génie, tant de res- 9 semblance, on ne doit pas en être étonné ; on sait comment le poète moderne lisait et étudiait le poète ancien , comment il s'appliquait à se pénétrer de ses beautés, quelle singulière vivacité il mettait à le commenter, à le traduire devant ses doctes et judicieux amis, ravis de s'entendre expliquer de tels ouvrages et par un tel interprète : rencontre heureuse, en effet, qui donnait pour panégyriste au Racine de la Grèce le Sophocle de la France! Nos bibliothèques possèdent des monuments précieux de ce culte littéraire ; je veux parler d'exemplaires de Sophocle où des notes rapidement tracées à la marge rendent témoignage de l'enthousiasme qui saisissait Racine à cette lecture (5). On y trouve traduits en courant quelques vers de la tragédie qui nous occupe; ceux (6), par exemple, où Ajax adresse à son jeune fils ce noble et touchant adieu:
Ο mon fils, sois un jour plus heureux
que ton père ;
Du reste avec honneur tu peux lui ressembler.
Mais plus que ces souvenirs, que ces anecdotes, que ces traces accidentelles d'un sentiment si profond, les ouvrages de Racine nous attestent, par des imitations fréquentes, par une multitude de tours et de formes qu'il dérobe, souvent sans doute à son insu, au maître de la scène grecque, par les procédés même de sa composition qu'il s'approprie avec toute la liberté d'un talent original, combien Sophocle lui était cher et familier, combien il avait profité de ce commerce assidu. Si l'on excepte quelques traits de différence qui tiennent à la diversité des deux théâtres; plus de pompe, de mouvement, de complication d'un côté ; une intrigue plus simple, une marche plus calme, une expression plus naïve de l'autre, quelle frappante conformité ! Racine a traduit, non pas les ouvrages, mais l'art même de Sophocle; et, voulant expliquer de quelle manière aisée et naturelle ce dernier annonce son sujet, fixe le lieu de la scène, l'heure et les 9 limites de l'action, introduit ses personnages, les renvoie et les ramène, remue les fils de sa fable, sans les confondre et sans les montrer; voulant, dis-je, rendre compte de cet art infini qui échappe par sa perfection à l'œil du spectateur, et ne se révèle qu'à l'observation plus attentive de la critique, nous ne pouvons mieux faire que de renvoyer aux commentaires vivants qu'en a donnés Racine en le reproduisant.
C'est surtout dans l'exposition d'une pièce de théâtre, que ce mérite est rare et difficile. Ceux qui ont présentes à l'esprit les belles expositions de Bajazet et α Athalie, par exemple, auront une idée précise des qualités qui distinguent les premières scènes de l'Ajax.
Nous connaissons, surtout par Homère et par Ovide, l'histoire et le caractère d'Ajax, les actes de sa valeur impétueuse et brutale, les excès de son orgueil impie, sa funeste dispute avec Ulysse au sujet des armes d'Achille, enfin le trépas volontaire auquel il se condamna dans son désespoir. Conformément à des traditions, dont la trace ne se trouve pas chez ces deux poètes, et que nous chercherons ailleurs, Sophocle suppose qu'après le jugement des généraux grecs et le triomphe de son rival, Ajax s'est levé, la nuit, dans un transport de fureur, pour aller tirer vengeance de son affront. Minerve, la protectrice des Grecs, a troublé ses sens, et détourné sur les troupeaux qui formaient le butin de l'armée, et n'étaient point encore partagés, les coups destinés aux Atrides, à Ulysse et aux autres chefs. Après s'être rassasié de carnage, Ajax est rentré dans sa tente, conduisant enchaînés quelques-uns de ces vils animaux sur lesquels s'est égarée sa colère, et qui, dans sa folie, lui semblent être ses ennemis captifs. Il veut les faire expirer dans de lentes tortures, et se complaît surtout dans la pensée de déchirer, à coups de fouet, cet Ulysse qu'on lui a préféré. Tout à coup sa raison lui est rendue, il voit dans quel abîme l'a jeté le courroux des dieux, il mesure l'étendue de son infortune, et se décide à sortir d'une vie déshonorée. Cette résolution et son accomplissement, voilà le 10 sujet de la tragédie de Sophocle» Les faits qui l'ont amenée sont rejetés dans l'avant-scène, et détaillés rapidement dans l'exposition, ou le prologue, pour parler comme les Grecs.
Ils appelaient prologue ce qui précédait l'entrée du chœur. Dans l'origine, le chœur, présent au développement complet de l'action, était presque toujours chargé d'en exposer le sujet. L'expérience montra bientôt qu'il était peu propre à ce ministère, et amena l'usage de quelques scènes préparatoires, où s'expliquait, par le dialogue, ce que des chants lyriques n'auraient fait entendre que confusément. Le chœur n'arriva plus désormais qu'après cette annonce : c'est une disposition qu'on voit commencer dans quelques-unes des tragédies d'Eschyle, qui devient constante chez Sophocle et Euripide, et qu'Aristote recueillit de la pratique pour la placer dans sa théorie de l'art.
Dès les premiers vers du prologue, nous sommes déjà instruits de tout ce qu'il nous importe de savoir pour suivre avec intérêt le développement de la fable. Ces tentes sont celles d'Ajax ; cet homme qui s'en approche aux premiers rayons du jour, et dont la marche, décrite parle poète, annonce déjà tant de curiosité et d'adresse, c'est Ulysse qui vient épier son ennemi, soupçonné par les Grecs du massacre de leurs troupeaux. Cette divinité qui lui parle, et dont, avant qu'il l'ait aperçue, il reconnaît la voix amie (7), c'est Minerve, sa conseillère, sa protec- 11 trice, qui vient de le sauver lui et les siens, et peut seule lui révéler ce qu'il est chargé de découvrir, puisque seule elle a le secret de l'égarement qu'elle a causé. Ulysse apprend d'elle comment ont été trompée les desseins d'Ajax. Elle veut même le rendre témoin de la frénésie où elle l'a plongé ; et Ulysse se refuse à cette offre avec une modération, ou, si l'on veut, une timidité dont plusieurs critiques ont blâmé l'excès. Peut-être ne se sont-ils pas assez rappelé que le courage n'était pas compris, aux temps homériques, précisément comme de nos jours, et que les héros de cet âge, même les plus braves, ne se piquaient pas de s exposer témérairement à un danger inutile et au-dessus de leurs forces. Rochefort, qui prend avec la chaleur d'un ressentiment personnel le parti d'Ulysse diffamé par Sophocle, aurait dû plus qu'un autre, ayant traduit Homère, faire cette réflexion. Et puis Sophocle est-il donc aussi coupable qu'on le prétend ? Cet Ulysse, qu'on lui reproche de ravaler, ne le peignait-il pas tout à l'heure se proposant lui-même, avec cette sorte de dévouement hardi qui est un des traits de son caractère, pour la mission hasardeuse d'observer les démarches d'Ajax? Ne s'est-il pas plu, dans une autre 12 pièce, son Philoctète, où nous retrouverons bientôt le même personnage, à mettre encore plus en relief ce qui est chez lui si honorable, son zèle éclairé, courageux, pour la chose publique? enfin ne l'a-t-il pas ramené sur la scène, avec une sorte de prédilection, dans un fort grand nombre de ses ouvrages, tragédies ou drames satyriques (8), la plupart empruntés, dit son biographe, à l'Odyssée? Quoi qu'il en soit, au reste, de la prudence ou de la lâcheté d'Ulysse, Minerve le rassure en lui promettant de le dérober aux regards d'Ajax, et l'on voit sortir de sa tente, à l'appel de la déesse, ce guerrier malheureux, encore livré à ses funestes illusions. Sophocle ne l'expose qu'un instant à la vue dans cet état de dégradation morale. Il lui prête quelques paroles remplies d'un orgueil hautain, d'une joie féroce, dans lesquelles éclate surtout l'expression de la vengeance satisfaite; puis il repose l'esprit de ce tableau terrible, par la noble compassion d'Ulysse, qui pleure, dans l'abaissement de son ennemi, sa propre faiblesse et celle de l'humanité, par les graves et sublimes paroles où Minerve célèbre la toute-puissance des dieux, arbitres souverains de nos destinées, qui élèvent et abaissent à leur gré les choses mortelles , protègent l'humble vertu et châtient les superbes (9).
13 Ainsi se trouve exprimée, avec plus de précision et de clarté qu'on ne la encore vu dans aucune pièce du théâtre grec, l'intention morale de l'ouvrage. Ce n'est plus cette force mystérieuse dont Eschyle racontait, le plus souvent, les capricieuses et aveugles rigueurs. La fatalité se montre ici avec les divins attributs de la puissance et de la justice ; elle se révèle au spectateur sous les purs et nobles traits de Minerve, qui, interprète de la pensée religieuse dont le drame sera l'expression, fait en même temps connaître le secret des événements qu'il retrace. A ce double titre, on ne peut qu'approuver l'intervention de ce personnage surnaturel dans l'exposition de Y Ajax, intervention que justifieraient d'ailleurs les croyances mythologiques des Grecs et les usages de leur théâtre : et toutefois ne semble-t il pas que si Sophocle fait des-» cendre la divinité du ciel, c'est pour le besoin de son sujet, qui ne pourrait, sans difficulté, s'expliquer autrement ? Nous lui ferons le même reproche quand nous examinerons la manière dont il dénoue l'intrigue de son Philoctète. L'apparition d'Hercule peut être certainement défendue par de bonnes raisons ; elle ne manque pas de vraisemblance, elle est amenée avec art : mais enfin il est malheureux qu'elle ait besoin de justification, et qu'on puisse être tenté de la regarder comme la ressource dernière d'un poète dans l'embarras. Â cet emploi, habile sans doute mais artificiel, du merveilleux, on ne peut méconnaître qu'il tient déjà moins intimement à l'essence de la tragédie grecque. Les dieux s'en vont, comme on le disait à la chute du polythéisme, et céderont bientôt à l'homme la scène tragique. Le temps approche où ils n'y seront plus rappelés que par respect pour la tradition littéraire, où on ne verra plus en eux qu'un accompagnement obligé du spectacle, où dépouillés de toute vie réelle, il ne leur restera plus d'autre existence que celle 14 d'une décoration de magasin, d'une machiné de dénouement et de prologue.
Les ouvrages d'Euripide nous montreront cette décadence du merveilleux tragique, que font seulement pressentir ceux de Sophocle. Ici l'influence de la volonté divine sur les événements humains, quoique marquée avec moins de force qu'elle ne l'était par Eschyle, n'a cependant point encore le caractère d'un ornement accidentel et factice. Elle fait partie du drame, et on ne pourrait guère l'en retrancher sans qu'il y perdit. Des oracles qui s'accomplissent, des présages tirés de rencontres fatales et que l'événement justifie , la rappellent fréquemment à la pensée ; elle est énoncée dans les paroles qui terminent la pièce, et paraît sous une forme visible dans les scènes qui la commencent. On peut dire cependant qu'elle n'en forme pas l'intérêt, et que, sur ce fond mythologique et surnaturel, la figure humaine se détache au premier plan, comme l'objet principal que présente le poète à l'attention du spectateur. Déjà se fait sentir, dans cette composition, le passage de la tragédie merveilleuse d'Eschyle à la tragédie mortelle, on nous pardonnera ce mot, que Sophocle et Euripide ont léguée aux modernes. La révolution littéraire que nous nous sommes appliqué à décrire, est comme exprimée sous la forme d'un emblème dans le personnage de cette Minerve qui ouvre le spectacle tragique et s'en retire, pour n'y plus reparaître, à l'approche des personnages humains sur lesquels, désormais, va se fixer l'intérêt.
Au prologue succède le chœur, d'après les usages ordinaires de l'ordonnance théâtrale des Grecs. Les soldats de Salamine qu'Ajax a conduits à Troie, accourent auprès de leur général, émus par la rumeur publique qui l'accuse des désastres de la nuit. Ajax est-il coupable, ou plutôt n'est-il pas victime, soit du courroux des dieux qui ont égaré ses esprits, soit des calomnies d'Ulysse et des Atrides qui lui imputent l'œuvre d'une autre main? Ils ne le savent, et viennent avec empressement s'en éclaircir. Ils appellent Ajax et l'invitent à confondre 15 ses ennemis par sa présence. A leurs cris, sort Tecmesse, la captive d'Ajax, que les lois de la guerre dans ces temps barbares ont faite Bon épouse. Elle apprend d'eux les actes forcenés que l'on impute au héros, et leur raconte ce qu'elle a vu, ce qui confirme cette accusation. L'exposition s'achève par ces confidences mutuelles, et une ingénieuse disposition, dont l'ancien scoliaste de Sophocle a le premier remarqué l'artifice, distribue le récit de tout ce qui s'est passé entre ces deux personnages qui s'informent réciproquement de ce qu'ils ignorent. Mais le chœur ne sait pas encore toute l'infortune d'Ajax ; Tecmesse a quelque chose de plus cruel à lui révéler, même que ce déplorable égarement qui a souillé la gloire de son époux. Quel est donc ce nouveau malheur que le poète nous fait attendre et dont il recule l'expression jusqu'à la fin de cette scène, avec cet art de suspension, de progression, cette conduite habile, qui fait des tragiques grecs les éternels modèles du théâtre! Ajax a recouvré sa raison; il connaît son opprobre ; étendu sans mouvement dans sa tente, au milieu du carnage dont il l'a remplie, refusant toute nourriture, sourd à toute consolation, Ajax, l'inflexible Ajax verse des pleurs et pousse des gémissements ; ses paroles entrecoupées annoncent des pensées sinistres, une funeste résolution. Tandis que Tecmesse retrace aux Salaminiens ce triste tableau, et leur exprime ses douleurs et ses craintes, on entend retentir les cris de désespoir d'Ajax ; il appelle à son aide Teucer, son frère chéri, que retient une expédition lointaine ; il prononce le nom de son jeune fils Eurysacès ; et Tecmesse à cette parole, encore effrayée des fureurs de flon malheureux époux, laisse éclater la sollicitude de son cœur maternel, par un trait dont tous les critiques ont remarqué la naïve vérité.
Enfin s'ouvre cette tente où a déjà pénétré notre pensée ; enfin s'offre à notre vue ce spectacle préparé avec un art si simple et si profond. Ce n'est pas à la folie d'Ajax que Sophocle a voulu nous intéresser ; une si triste maladie de l'âme n'est point par elle-même, non plus que 16 la maladie physique, l'objet de la tragédie. Les Grecs, qui les ont si souvent représentées, ne voulaient pas émouvoir par une douloureuse sympathie le pathétique grossier que nos scènes subalternes empruntent quelquefois aux hôpitaux ; ils avaient, spectateurs et poètes, un sentiment plus délicat de l'art : les tortures du corps, l'égarement de leur esprit ne furent jamais le but de leur imitation ; jamais ils n'y virent qu'un moyen d'exprimer, soit ces affections violentes qui jettent le désordre dans l'âme et brisent jusqu'aux ressorts de l'organisation, soit la puissance de la volonté qui soutient ce choc terrible, et se montre plus forte que les maux qui l'assaillent : ces peintures déchirantes n'étaient ainsi que le point de départ de leur génie , qui s'élevait de là jusqu'aux traits sublimes de la passion et de l'héroïsme. En vain les philosophes, Platon, Cicéron et autres, leur ont reproché d'amollir les âmes par les images de la souffrance et les lamentations de la douleur ; le reproche est injuste, et il faut les louer, au contraire, d'avoir fait sortir du milieu de ces effusions involontaires, de ces cris, de ces larmes arrachées à la faiblesse et au désespoir, le noble accent de la fermeté morale, de la dignité humaine.
Sophocle nous a montré, dans Ajax, le sentiment de l'orgueil blessé, la passion de la vengeance, poussés jusqu'à la frénésie ; il a abrégé cette peinture de la nature dégradée, et l'a ennoblie, nous l'avons vu, par l'image d'une divinité offensée qui punit, par celle de la pitié qui s'émeut, à ce spectacle, dans le sein même d'un ennemi : c'était là son exposition, son prologue, l'occasion et non pas le sujet de son drame. Nous arrivons au drame même, au réveil du héros, à sa généreuse douleur, à ses efforts désespérés pour rétablir son honneur détruit. Ajax, qui n'était tout à l'heure qu'un objet d'effroi, nous attendrit et nous élève ; de l'horreur, le poète nous fait passer aux émotions du pathétique et de l'admiration : c'est là le but où il tend, où tendait la tragédie grecque. Nous retrouvons ici cette gradation de sentiments que nous avons louée chez Eschyle, lorsqu après nous avoir 17 épouvantés, au début même de son plus bel ouvrage, par l'appareil d'un supplice, il nous enlevait à ces pénibles impressions, nous amenait à la contemplation, douloureuse encore, mais plus pure et plus calme, d'un courage au-dessus delà souffrance et de l'oppression.
Ce goût délicat, qui guidait si heureusement le génie des poètes grecs, il est intéressant de le retrouver dans les compositions de leurs artistes. L'Ajax furieux, peint par le célèbre Timomaque, ne montrait pas le héros égorgeant les troupeaux des Grecs ou les déchirant à coups e fouet, mais dans le moment d'affliction et de désespoir qui suivit ces actes insensés (10). Ce choix judicieux de Timomaque, si conforme au dessein de Sophocle, a été relevé par Winckelmann, dans sa belle Histoire de l'art chez les anciens (11).
L'Ajax de Sophocle, revenu à lui, laisse paraître dans le désordre et l'emportement de ses premières paroles un reste d'égarement : c'est, dit éloquemment Brumoy, « une mer qui gronde après la tempête. » Sa vengeance trompée, la joie insultante de ses ennemis, le transportent de fureur; et puis, rappelé par les plaintes de ses compagnons, par la vue du carnage qui l'entoure, au sentiment de son impuissance et de sa honte, il s'abandonne aux mouvements d'une douleur que le poète, avec un génie admirable, a su proportionner à la grandeur fabuleuse du héros et à l'excès de son infortune (12). Cependant, 18 au milieu de ce trouble où s'égarent ses pensées et ses discours, on voit déjà apparaître la résolution terrible qu'il va bientôt accomplir ; elle ne s'exprime d'abord que confusément, par de pathétiques adieux, de lugubres invocations, par les tristes ou riantes images de cette nature qu'il va quitter, de cet Érèbe qui va le recevoir, et dont les ténèbres seront désormais sa lumière ; mais enfin elle s'arrête, elle se fixe dans son esprit ; ce n'est plus le transport involontaire du désespoir; elle prend insensiblement le caractère d'une détermination réfléchie, qui lui fait chercher dans la mort l'unique moyen d'échapper à l'opprobre. Cette belle succession de sentiments et d'idées est marquée, selon la judicieuse coutume des Grecs, par le changement même du mètre, qui passe du mouvement de la poésie lyrique à la forme plus grave et plus calme du vers adopté pour le dialogue, du vers ïambique.
Tecmesse, par les plus vives prières, Conjuré Ajax de vivre pour ses Vieux parents qui soupirent après son retour ; pour son fils, pour sa femme qu'il laissera exposés, sans défense, aux insultes de ses ennemis; pour celle à qui il a tout ravi, et qui a reporté sur lui seul toutes ses affections. On croit entendre Andromaque arrêtant aux portes de Troie l'époux dont elle pressent la perte (13). Ajax, sans répondre, demande son fils, et apprend, avec un sentiment douloureux, par quelle juste crainte on l'a éloigné. C'est un tableau bien pathétique, et dont le poète fait ressortir avec adresse le touchant caractère, que celui de cet enfant, étranger par son âge aux scènes lugubres qui l'entourent, qui ne peut comprendre ni les larmes de sa mère, ni les adieux et les leçons qu'un père lui adresse 19 avant de mourir. Un jour, on les lui rappellera, et le moment solennel où il les entendit se représentera à sa mémoire. Fénelon pensait-il à ce passage, lorsqu'il peignit Ulysse prenant sur ses genoux, avant de partir pour Troie, le jeune Télémaque, et lui donnant, dans un âge si tendre, de graves enseignements ?
Ajax confie son Eurysacès à la tendresse de Teucer; o'est sur son frère qu'il se repose du soin de l'élever, de le faire connaître à son père Télamon, à Éribée sa mère, de consoler ces vieillards sur le bord de la tombe. Son fils héritera de son fameux bouclier, dont il tient ce nom d'Eurysacès. Pour le reste de ses armes, elles seront ensevelies avec lui ; il ne veut pas qu'elles soient disputées comme celles d'Achille, qu'Ulysse puisse les obtenir ou les donner. Après avoir ainsi pourvu aux intérêts de sa famille et déclaré ses dernières volontés, il fait éloigner cet enfant dont la vue le trouble, il repousse les tendres instances de Tecmesse, et, pour s'y dérober, il court se renfermer dans sa tente où elle le suit.
Combien on aime à voir l'âme dure et inflexible d'Ajax se laisser cependant amollir aux sentiments de la nature ! Ce sont ces traits, d'une vérité générale, qui donnent aux caractères exprimés par les Grecs un intérêt si puissant : ils ne peignent pas seulement des héros, mais des hommes; nous nous retrouvons dans chacun de leurs personnages; il n'en est pas de si grands, qui, par de vulgaires et naïves affections, ne descendent jusqu'à notre niveau. Mais ce qu'il y a ici de bien remarquable, c'est que l'empreinte individuelle du caractère d'Ajax se fait apercevoir jusque dans la peinture de ces sentiments qu'il partage avec l'humanité tout entière. S'il s'émeut au souvenir de ses vieux parents que sa mort va mettre au désespoir, il songe surtout à la honte de reparaître déshonoré devant le vieux Télamon, qui fut autrefois l'honneur de la Grèce. Ses adieux à son fils sont pleins d'une tendresse sauvage qui convient parfaitement à la rudesse de ses mœurs ; ce qu'il aime surtout dans Eurysacès, c'est le représentant futur de sa valeur, l'héritier 20 de sa gloire et de son bouclier. Quant à Tecmesse, il la traite avec une gravité sévère, plutôt comme une captive que comme une épouse. Quelques mots laissent, il est vrai, soupçonner que ce terrible Ajax n'est point insensible aux tendresses de l'amour conjugal; mais il rougirait de rendre ses amis témoins de cette faiblesse, et, par un trait de vérité qui achève le tableau, le poète nous dérobe la vue du dernier combat livré à sa constance, et où il ne triomphe que par la ruse.
Nous le voyons reparaître, en apparence résigné à son sort ; il s'est laissé vaincre, dit-il, à la douleur et aux raisons d'une épouse ; il se soumettra aux dieux, il ; honorera, il adorera les Atrides ; renversement ironique d'expression, finement remarqué par le scoliaste. Pour le moment, il va sur le rivage se purifier, suivant les rites sacrés, du sang impur qu'il a répandu, ensevelir dans le sable cette épée, présent d'Hector, dont il a fait un si funeste usage : c'est sur ces assurances que Tecmesse et le chœur le laissent partir, après des paroles sinistres, dont le véritable sens n'échappe pas au spectateur :
« Je vais où je dois aller ; faites ce que je veux, et vous apprendrez bientôt que les maux d'Ajax, tout grands qu'ils sont, ont cessé (14). »
Cet artifice, le premier de sa vie peut-être, par lequel il se délivre des obstacles qui s'opposent à son cruel dessein, par lequel il en prépare, il en assure l'exécution (on permet qu'il sorte, en effet, et avec son épée, et pour des actes qui n'admettent point de témoins), cet artifice d'Ajax marque fortement l'invincible fermeté de son âme. En même temps, il amène sur la scène cette variété de situations et de sentiments, ces alternatives d'espérance et de crainte, ce jeu des péripéties, qui y étaient à peu près inconnus. A peine Tecmesse et les Salaminiens commencent-ils à goûter la joie inattendue que leur ont causée les fausses protestations d'Ajax, qu'ils sont tout à coup replongés dans leurs premières inquiétudes. Un 21 messager vient annoncer le retour de Teucer, encore retenu dans le conseil des Grecs. Teucer recommande que jusqu'à son arrivée on veille avec soin sur Ajax, menacé par Calchas d un sort funeste s'il sort dans cette journée. A cette nouvelle, tous les personnages s'empressent de courir sur les traces du héros, pour prévenir, s'il en est temps, le malheur qui leur est annoncé, et, par une disposition dont nous n'avons encore rencontré qu'un seul exemple, dans les Euménides d'Eschyle, la scène reste vide.
C'est, dit La Harpe, après plus d'un critique d'ailleurs , d'Aubignac, L. Racine, Brumoy, etc., pour qu'Ajax y rentre, et puisse sans opposition accomplir son dessein : et il se récrie sur l'adresse et la vraisemblance d'une combinaison qui laisse au héros la place libre, et le débarrasse de témoins importuns. Mais, à vrai dire, cette adresse serait bien maladroite, et cette vraisemblance bien invraisemblable. Comment Ajax reviendrait-il dans un lieu qu'il n'a quitté que pour éviter les regards de ses amis, où il leur a ordonné de rester, qu'il n'a aucune raison de supposer abandonné par eux ? Il faut bien se résoudre à reconnaître qu'ici, comme dans les Euménides, le départ du chœur et la solitude de la scène annoncent un changement de décoration; il faut bien convenir que les Grecs, dont la pratique a établi la règle de l'unité de lieu, ne se sont pas fait scrupule d'y manquer, quand leur sujet l'a exigé, et qu'alors ils l'ont fait avec franchise, sans recourir aux puérils escamotages qu'on leur suppose gratuitement. Repoussons donc un éloge que Sophocle eût regardé comme une critique; n'admettons même pas les explications conciliantes, mais incompréhensibles, que le traducteur de Sophocle, Dupuy, et le célèbre auteur d'Anacharsis (15) ont proposées, pour accorder, par une espèce de compromis, l'observation de l'unité de lieu avec la vraisemblance. Croyons-en plutôt, ainsi que l'ont fait sagement Rochefort, et l'un des der- 22 niers annotateurs de Brumoy, M. Raoul Roohette, l'ancien scoliaste, qui nous dit qu Ajax reparaissait dans un lieu désert, sur le rivage de la mer.
C'est alors que commençait (16) ce célèbre monologue souvent cité, souvent traduit, mais que tant de versions, même celle de La Harpe, malgré son élégance, ne font qu'imparfaitement connaître, parce que les idées y sont le plus souvent déplacées, quelquefois même indiscrètement supprimées, et que le vague de l'expression leur enlève toute originalité. A ne le lire que dans ses traducteurs, on n'y voit guère qu'une belle amplification, relevée des invocations et des apostrophes ordinaires. C'est au texte qu'il faut recourir pour retrouver cette naïveté de mouvements qui en font une scène si naturelle et si vive.
Qu'on ne s'y trompe pas, en effet ; c'est la scène principale de l'ouvrage, celle pour laquelle il est fait, où il se résume tout entier. Le caractère d'Ajax, sa gloire, son opprobre, les motifs qui le poussent au suicide, les obstacles qui l'arrêtent, tout cela y est exprimé. Loin de s'étonner de l'étendue du morceau, on doit admirer, au contraire, comment le poète a su renfermer tant de sens en si peu de paroles. « Pour nous, dit La Harpe, ce monologue serait trop long dans le moment où il est prononcé, » et il l'excuse par l'importance qu'attachaient les anciens aux paroles dernières des mourante. L'apologie est bonne, mais insuffisante, et l'on peut répondre d'une manière plus directe et plus décisive. Ce n'est pas une longueur qui arrête le cours de l'action : l'action est à son terme ; le spectateur ne doute plus de l'événement, et Sophocle ne fait pas violence à sa curiosité, en l'arrêtant sur le moment solennel où il va s'accomplir. Qu'on ne dise pas que l'état violent où est Ajax ne souffre pas de tels discours. Cela serait vrai s'il se donnait la mort, comme tant d'autres personnages tragiques, dans le transport involontaire du délire et du désespoir. Ici c'est tout autre 23 chose : la mort d'Ajax est un acte libre, réfléchi, qui admet et exige môme les développements du monologue.
Mais enfin, dans ces développements, n'y aurait-il pas quelque chose d'inutile ? que l'on voie, et que l'on juge!
Ajax s'entretient d'abord des apprêts de son trépas, des précautions qu'il a prises pour assurer le coup mortel. Il semble se complaire dans cette peinture, qu'il entoure avec complaisance de circonstances sinistres : ce fer nouvellement aiguisé, qu'il a fixé dans le sol ennemi de Troie, et sur lequel il va appuyer sa poitrine, c'est l'épée d'un Troyen détesté, l'épée d'Hector, et, avec une ironie amère, il l'appelle un ami bienveillant qui lui prête son aide dans ce dernier besoin (17).
Il a fait tout ce qui dépendait de lui ; pour le reste, il s'en remet aux dieux.
Il conjure Jupiter d'assurer sa sépulture, de soustraire sa dépouille aux outrages de ses ennemis, de guider vers elle les pas de Teucer, à qui la piété fraternelle fait un devoir de la défendre et de l'ensevelir (18).
Les Grecs ne prodiguaient pas follement l'héroïsme. Leurs héros n'insultaient pas à la douleur, et ne couraient 24 pas au-devant d elle, comme les gladiateurs de Sénèque. L'intrépide Ajax, qui regarde si fièrement la mort, demande à Mercure, au dieu conducteur des ombres, un passage heureux vers les sombres demeures, un trépas prompt et facile : ainsi faisait, et presque dans les mêmes termes, la Cassandre d'Eschyle (19).
Il s'adresse ensuite aux Euménides et réclame d'elles la vengeance qui lui est due. Ses paroles prophétiques et qui ne seront point vaines, le spectateur le sait, dévouent à des coups parricides ceux qui le forcent à périr de sa propre main (20).
A la suite de ces invocations si naturelles , disposées dans un ordre si vrai, et où il faut se garder de voir des apostrophes de rhéteur, arrive une prière pathétique au dieu du jour, qu'Ajax aperçoit roulant son char au haut du ciel, et qui va bientôt descendre vers Salamine, sa patrie :
« Ο soleil, quand tu verras ma terre natale, retiens tes rêne d'or et annonce le triste destin d'Ajax à son vieux père, à sa mère infortunée. Hélas ! à cette nouvelle, de quels cris aigus elle fera retentir toute la ville (21) ! »
Ces pensées ébranlent la constance d'Ajax ; en vain il les repousse, elles reviennent malgré ses efforts (22), et avec elles les images ravissantes de la vie qu'il va perdre. Adieu le jour ; adieu la patrie , le foyer de ses pères, les 25 compagnons de son enfance, cette Athènes voisine de Salamine, Athènes, dont le seul nom, prononcé dans cette énumération pathétique, devait, nous en dirons plus tard la raison, charmer les oreilles délicates des auditeurs de Sophocle! Ajax n'oublie rien dans ses adieux; il a des larmes pour Troie elle-même, pour ses fleuves, ses fontaines , pour cette terre qu'il appelait tout à l'heure ennemie et dont tant d'années de combats et de gloire lui ont fait une autre patrie (23). C'est l'Argant du Tasse qui, chancelant sous l'épée de Tancrède, et les yeux déjà obscurcis par les ombres de la mort, jette un regard attendri sur les murs de Jérusalem qu'il a si longtemps défendus. Enfin Ajax prononce encore le nom de ses parents chéris (24) : « Ce seront ses derniers mots ; il n'en doit plus proférer que dans les enfers. »
L'expression manque pour louer cette poésie, sortie du fond des entrailles humaines : on n'y peut méconnaître un accent de vérité dont nous n'approchons point. Les héros qu'on nous montre expirants sur notre scène, regrettent la passion dont leur vie a été surtout occupée, leur gloire, leur vengeance, leur amour. Les héros de la scène grecque regrettent, en mourant, la vie tout entière, avec ses attraits les plus vulgaires, ce qui charme le pâtre comme le roi. C'était le génie antique. Homère nous montre dans les enfers le grand Achille, qui achèterait, dit-il, au prix de sa renommée, l'obscure existence du dernier des laboureurs (25). Peut-être la différence que nous 26 marquons ici entre le poésie des anciens et la nôtre, tient-elle à cette spiritualité qui nous fait dédaigner les liens grossiers de la vie matérielle. En nous applaudissant d'une doctrine plus digne de la sublimité originelle de notre nature, il peut nous être permis cependant de regretter qu'on n'aperçoive pas plus souvent, dans nos peintures, ce mélange de faiblesse qui rattache à la terre l'esprit céleste dont nous sommes animés.
Les Grecs exprimaient cette faiblesse humaine avec un inconcevable charme. Non pas comme les Allemands en formules philosophiques ; leurs personnages ne disaient pas comme l'Egmont du célèbre Goethe : « Adieu la douce habitude de l'existence et de l'action (26) » Les attributs de la vie, les objets de la nature, trouvaient place dans leurs discours naïfs , et s'y montraient sous des formes d'une simplicité et d'une grâce enchanteresses. Le jour, surtout, le jour, l'air, la lumière du soleil, ces biens universels qu'on regrette dans tous les temps et par tous pays, étaient sans cesse rappelés dans ces adieux suprêmes.
Aux regarde d'un mourant le soleil est si beau !
a dit éloquemment un des plus grande poètes de notre âge, l'auteur des Méditations.
Mais , on le sent, c'est surtout dans la Grèce, cette terre favorisée du ciel, où l'air est si limpide, la lumière si pure, les horizons si riches et si éclatants ; c'est à Athènes, où la vie n'était pas ôtée au condamné avant le coucher du soleil, comme nous l'a redit et expliqué l'écrivain cité tout à l'heure, dans ces vers touchants :
Mais la loi défendait qu'on leur
ôtât la vie
Tant que le doux soleil
éclairait l'Ionie ;
De peur que ses rayons, aux vivants destinés,
Par des veux sans regard ne fussent profanés,
27
Ou que le malheureux, en fermant ta paupière,
N'eût à pleurer deux
fois la vie et la lumière !
Ainsi, l'homme exilé du champ de ses
aïeux,
Part avant que l'Aurore ait éclairé les cieux (27).
C'est, dis-je, dans la Grèce et à Athènes que ces Images devaient s'offrir d'elles-mêmes à la poésie. Aussi reviennent-elles sans cesse dans la tragédie d'Eschyle , de Sophocle, d'Euripide, et en relèvent-elles les douloureux tableaux par le contraste touchant de la sérénité de la nature avec le malheur de l'homme. Il n'est personne qui, dans l'infortune, n'ait été douloureusement frappé de cette opposition. Les poètes la reproduisent sans cesse, et, sans recueillir tous les exemples que nous en offrirait l'antiquité (28), nous en pouvons trouver tout près de nous. C'est &tt milieu de la description d'une ravissante soirée que l'auteur de Paul et Virginie place la séparation cruelle et les déchirants adieux de ses jeunes amants. L'auteur des Martyrs enveloppe de la belle lumière de l'Italie et des plus vives couleurs de son pinceau le lugubre tableau du supplice de son Eudore et de sa Cymodooée.
« Jamais plus beau jour, dit-il, n'était sorti de l'orient pour contempler les crimes des hommes. Ο soleil ! sur le trône élevé d'où tu jettes un regard ici-bas , que te font nos larmes et nos malheurs ! ton levant et ton couchant ne peuvent être troublés par le souffle de nos misères ; tu éclaires des mêmes rayons le crime et la vertu ; les générations passent, et tu poursuis ta course (29)....»
Ce soleil, insensible témoin de nos maux, n'était pas seulement présent à l'imagination dans les spectacles de la Grèce ; mais, par la disposition des théâtres ouverts â là lumière du jour, il revêtait de son riant éclat les tristes tableaux delà scène tragique ; il brillait aux yeux d'Ajax qui l'invoquait, de tous ces spectateurs qui suivaient involontairement vers le ciel le regard, lé geste du héros, 28 et que ce mélange singulier des fictions du drame avec la vivante décoration de la nature, transportait réellement, dans des instants d'une illusion complète, parmi ces fabuleuses aventures et dans ces temps reculés. Oui, je n'en doute pas, ils se croyaient quelquefois contemporains des illustres infortunés, rapprochés d'eux par le génie du poète et l'artifice de la représentation. Du moins, pouvaient-ils être émus de ces invocations, de ces apostrophes, de ces images auxquelles la lecture retire une partie de la vie qui les animait, et qui, à la triste lueur dont nos théâtres sont éclairés, au milieu de ces ténèbres visibles qui ont remplacé, sur la scène, le soleil de la Grèce, ne paraîtraient plus guère qu'une déclamation (30) !
Ajax se tuait-il, comme le veut Barthélémy (31), hors de la vue des spectateurs, par respect pour le principe qui défend d'ensanglanter la scène ? je ne le pense pas. Que deviendrait, dans cette supposition, l'anecdote de l'acteur Timothée de Zacynthe, qui, au rapport du scoliaste, exécutait ce coup de théâtre avec tant d'adresse et de talent, qu'il en avait, acquis le surnom de Meurtrier ?
Cependant le chœur, divisé en deux troupes, reparaît sur la scène : les uns ont cherché le héros sur le rivage du côté de l'orient, les autres ont fait la même recherche à l'occident; ils se rencontrent naturellement près du lieu où Ajax vient de s'immoler. Tecmesse, la première, aperçoit le corps de son époux, et se hâte de couvrir d'un voile et de dérober à d'autres yeux cet objet d'horreur. Au milieu de leurs pleurs et de leurs gémissements, survient Teucer, qui prévoit douloureusement les malheurs qu'attirera sur lui la perte d'un frère, et qui, fidèle à ses derniers vœux, s'occupe de lui rendre les honneurs funèbres.
29 Mais à peine se livre-t-il à ces soins religieux, que Menélas vient, au nom des Grecs, lui défendre d ensevelir Ajax.
Ici commence, au sujet de la sépulture du héros, comme une seconde pièce, souvent reprochée à l'auteur, mais dont on l'a très souvent aussi justifié. Répétons qu'il l'a préparée avec beaucoup d'art, par les craintes d'Ajax mourant (32), puis de son épouse au désespoir (33); que, par suite de l'importance extraordinaire qu'attachaient les anciens aux cérémonies des funérailles, la tragédie, régulièrement finie pour nous, devait continuer pour les spectateurs athéniens, qui ne se seraient pas retirés satisfaits avant de savoir ce que devenait le corps d'Ajax. Si l'on prétendait que ce nouvel intérêt, moins vif que le premier, devait répandre de la langueur sur la fin de l'ouvrage, nous répondrions que c'est là trancher témérairement une question dont les anciens étaient seuls juges, et que décide d'ailleurs en faveur de Sophocle, avec un assez grand nombre d'autres compositions épiques (34) et dramatiques (35), l'histoire même d'Athènes. Il est, en effet, permis de penser que le peuple qui, en ce même temps, condamna à mort dix généraux vainqueurs (36) pour avoir négligé les honneurs dus aux soldats tués dans le combat, aurait pu traiter sévèrement un poète dramatique qui eût oublié d'ensevelir ses acteurs. A ces raisons, assez généralement alléguées, on peut ajouter la conjecture ingénieuse, mais hasardée d'un savant (37), 30 qui, rapportant cette pièce à l'époque où les cendres de Thémistocle, mort en exil, furent secrètement ramenées dans l'Attique, a pensé que le poète avait voulu donner indirectement une leçon de modération aux Athéniens. Enfin, W. Schlegel nous fournit, pour excuser Sophocle, cette dernière considération qui comprend implicitement toutes les autres, qu'Ajax, ayant effacé sa honte par sa mort volontaire, ne devait pas être poursuivi au delà du trépas, et que, renvoyer les spectateurs dans ce doute pénible, c'eût été les révolter au dénouement par le sentiment de l'injustice (38).
La dispute de Ménélas et de Teucer est vive et rapide. Elle rappelle les dialogues de Corneille par la concision du trait, la promptitude de la repartie. Le langage des deux héros conserve quelque chose de la rudesse homérique; c'est, je pense, un sujet d'éloge, et nous pouvons l'admirer, malgré la censure de La Harpe qui juge la contestation indécente, et celle de Brumoy qui, avec la trivialité trop ordinaire de son style, désespère de la rendre potable. Nous sommes, aujourd'hui, moins délicats ; nous pouvons nous hasarder à en citer quelque chose :
MÉNÉLAS.
« J'ai vu, je m'en souviens, un homme hardi de la langue, qui, avant la tempête, exhortait les matelots à se mettre en mer, et dont, la tempête venue, vous n'eussiez plus entendu la voix : caché dans son manteau, il se laissait fouler à l'envi sous les pieds de tout l'équipage. Ainsi de toi et de ta bouche insolente. D'un petit nuage va bientôt souffler un grand orage qui éteindra toutes ces clameurs.
31 TEUCER.
Et moi aussi, je sais an homme plein d'égarement, qui insultait à ses semblables dans leur infortune ; ce que voyant, quelqu'un de semblable à moi, et d'humeur aussi peu endurante, le reprit en ces termes : Homme, ne manque pas aux morts, ou, si tu le fais, attends-toi à en porter la peine. Voilà quel avertissement on donnait à cet insensé, que j'ai devant les yeux, et qui n'est autre, ce me semble» que toi-même. Ai-je parlé par énigme (39). »
Ménélas s'éloigne, et Teucer, obligé de quitter le corps d'Ajax, pour s'occuper de préparer sa sépulture, met ces restés précieux sous la protection d'Eurysacès et de Tecmesse, de la faiblesse et de l'enfance, comme dit fort bien l'auteur du Lycée : tableau touchant qu'on remarque dans une pièce où, selon le génie grec, tout parle aux yeux, et qui, si on en effaçait les paroles, resterait encore, par la composition touchante des groupes qu'elle offre à la pensée, une pathétique peinture, une éloquente pantomime.
Mais voici qu'Agamemnon vient soutenir de son autorité les orgueilleuses menaces de son frère. Teucer, revenu sur ses pas, résiste avec un noble courage à la puissance tyrannique du roi des rois. On a regardé, avec quelque raison, comme un défaut, cette répétition d'un effet déjà produit; mais il y a toujours quelque chose d'heureux dans les fautes du génie. Les deux Atrides sont ici parfaitement caractérisés ; l'un a toute la hauteur du commandement, comme l'autre tout l'emportement d'une autorité et d'une haine subalternes ; et Teucer, qui leur tient tête à tous deux, qui s'engage avec un héroïque dévouement dans une lutte inégale et sans espoir, s'élève, par la chaleur de son zèle, à là plus haute éloquence.
Enfin, Ulysse, soutenant la noblesse de sentiments qu'au début de l'ouvrage le poète lui a attribuée, se présente pour défendre, contre la haine des Atrides, le corps de son ennemi, et termine la tragédie par la douce 32 victoire de sa vertu modeste et de sa persuasive parole. Il offre même à Teucer, qui le refuse par respect pour l'ombre irritée d'Ajax, de l'aider dans les tristes soins qui l'occupent. On retrouve là quelque chose de la grande scène où Corneille a montré César sollicitant comme une faveur le droit d'élever de ses mains victorieuses le bûcher funèbre de Pompée (40).
Telle est cette belle tragédie que j'ai d'abord considérée à part, avant de rechercher, ce qui n'est pas sans intérêt, quelle est sa place dans l'histoire générale des traditions poétiques dont s'est formée progressivement la fable d'Ajax, et parmi les ouvrages, les ouvrages dramatiques particulièrement, composés sur cette fable.
Aristote a remarqué (41), peu d'accord en cela avec le conseil donné depuis par Horace (42) aux poètes tragiques :
Rectius Iliacum carmen deducis mactus,
que l'Iliade, précisément à cause de son unité, a fourni peu de sujets à la tragédie. Il n'en est pas de même, a-t-il ajouté, des poèmes cycliques, compléments assez incohérents de la narration homérique, mais, par cette incohérence même, plus riches en sujets : or, parmi ceux qu'on leur a empruntés, il cite la dispute d'Ajax et d'Ulysse au sujet des armes d'Achille (43).
La petite Iliade, continuant la grande, jusqu'à la prise de Troie, commençait par raconter comment, dans cette dispute, Ulysse l'avait emporté par la protection de Minerve ; comment Ajax, frappé d'égarement, s'était follement vengé sur les troupeaux des Grecs, puis, revenu à la raison, avait, dans son désespoir, mis fin volontairement à sa vie.
Un autre poème qui avait, comme la petite Iliade, attri- 33 buée à Leschès de Mitylène, sa place dans le cycle troyen, l'Aethiopide d'Arctinus, terminait, au contraire, de longs récits où le prince éthiopien Memnon jouait le principal rôle, par cette même querelle et ses suites funestes. Il en était dit quelque chose encore dans un poème du même auteur, sur la Destruction de Troie, mais incidemment, à l'occasion d'une distinction faite entre les enfants d'Esculape, Machaon et Podalire, diversement habiles, excellant l'un dans la chirurgie, l'autre dans la médecine, et dont le dernier avait pu reconnaître, avant tous, chez Ajax, les signes de la folie (44).
Aux détails que ne donne point le court extrait fait par Photius (45) de l'analyse bien courte elle-même où Proclus, dans sa Chrestomathie, avait résumé le contenu des poèmes cycliques, on peut suppléer par quelques indications qui se rencontrent chez des scoliastes, et qu'ils avaient certainement été prendre dans ces poèmes.
On voit chez un (46), que les Grecs, embarrassés de choisir entre Ajax et Ulysse l'héritier des armes d'Achille, avaient, sur le conseil de Nestor, envoyé quelques espions près des murs de Troie, avec la mission de surprendre, dans les discours des Troyens et même des Troyennes, l'opinion naturellement fort éclairée de leurs ennemis sur une question si délicate.
On voit chez un autre (47) qu'Agamemnon, pour ne paraître favoriser aucun des deux prétendants, avait demandé à des prisonniers troyens lequel avait fait le plus de mal à leur patrie, et que sur leur réponse il s'était prononcé pour Ulysse.
De la même source venait peut-être ce que dit Eustathe dans son commentaire sur l'Iliade, que, par ordre d'Agamemnon, irrité contre Ajax, les restes de ce héros, 34 au lieu d'être brûlés, avaient été enterrés sans honneur (48) ; ce que rapporte Pausanias (49), et que racontaient, dit-il, les Éoliens établis sur le sol d'Ilion, qu'après le naufrage d'Ulysse, les armes d'Achille avaient été rejetées par les flots près du tombeau d'Ajax ; enfin ce qui se lit chez divers auteurs, poètes, historiens et autres, de la longue suite de disgrâces attirées par la mort d'Ajax à Teucer. On sait que Télamon, lui attribuant, dans l'emportement de sa douleur, la perte de son fils chéri, qu'il avait, disait-il, abandonné à lui-même, qu'il avait laissé périr en lâche frère, et peut-être par de secrets et coupables motifs d'ambition, ne voulut point le recevoir à Salamine ; il lui fallut, sans même être descendu de son vaisseau (50), aller fonder au loin une autre Salamine dans l'île de Chypre (51); enfin, lorsque la mort de Télamon semblait devoir le rappeler dans sa patrie, il en fut de nouveau repoussé par le fils d'Ajax, Eurysacès, et alla finir en Espagne, dans la Galice, où il forma un nouvel établissement (52), sa vie aventureuse.
Sauf un vers de l'Odyssée (53), d'une authenticité contestée par Aristarque, auquel ne paraissait point admissible ce qui y était rappelé, que la querelle d'Ajax et d'Ulysse avait été jugée par les Troyens et par Minerve, ce qui toutefois petit s'expliquer en disant, conformément aux récits des poètes cycliques, que le témoignage des Troyens et la protection de Minerve avaient décidé le jugement favorable à Ulysse; sauf, dis-je, ce vers de l'Odyssée, et un autre encore (54) où on lit que la mère 35 d'Achille, Thétis, avait elle-même mis au concours les armes de son fils ; il n'y a rien chez Homère qui ajoute quelque nouveau détail à cette histoire. Mais elle y est, on s'en souvient, rappelée d'une manière bien frappante, et par Ulysse lui-même, racontant comment il a évoqué, avec tant d'illustres ombres, celle d'Ajax, et vainement essayé de la fléchir ;
«.... Les autres ombres s'arrêtaient devant moi et me racontaient leurs douleurs : seul, le fils de Télamon, Ajax, se tenait à l'écart, encore irrité de la victoire que j'obtins sur lui, près de nos vaisseaux, an sujet des armes d'Achille. La mère du héros avait ouvert le débat, que jugèrent les fils des Troyens, avec la déesse Pallas. Faut-il, hélas l que je l'aie emporté, et que, par suite, la terre ait reçu dans son sein Ajax, cette tête illustre, ce guerrier, la premier des Grecs, après le fils de Pelée, par sa force et par ses hauts faits ! Cependant je lui adressais affectueusement ces paroles :
« Ajax fils de Télamon, devais-tu donc persister jusqu'après la mort dans ton ressentiment contre moi, à cause de ces armes fatales ? Ah ! les à dieux en ont fait le fléau des Grecs. Nous t'avons perdu, toi notre à rempart I toi que nous ne cessons de regretter à l'égal du fils de Pelée ! à Nul n'est coupable de ta mort, que Jupiter, qui haïssait notre armée, et à par la volonté de qui le destin s'est appesanti sur toi. Mais viens, ô à chef ! consens à t'approcher de moi, à m'entendre : dompte le courroux de ton cœur généreux. »
« Je disais ; il ne me répondait rien, et s'en alla, dans l'Érèbe, se réunir à la foule des ombres (55)....»
Quelle éloquence ne fallait-il pas à Sophocle, pour traduire par des paroles ce silence où Longin (56) a vu la sublime expression d'une haine implacable, et que Virgile a loué mieux encore en le transportant à sa Didon (57) !
Je reconstruis de mon mieux, avec les vers d'Homère, avec les débris, les souvenirs plus ou moins incertains des poèmes d'Arctinus, de Leschès et d'autres, une des plus intéressantes histoires qu'ait reçues de l'épopée grecque la tragédie d'Athènes, une de celles dont elle s'est le plus volontiers et le plus naturellement inspirée; car cette histoire était tout athénienne.
36 L'île de Salamine, alliée d'Athènes au temps d'Ajax (58), passait pour lui avoir été donnée par les enfants mêmes d'Ajax, Eurysacès et Phyléus, lorsque, devenus citoyens de cette ville, ils s'étaient établis dans deux bourgs de l'Attique, l'un à Brauron, l'autre à Mélite. Ce titre fabuleux à la possession de Salamine, avait été produit par Solon, en faveur des Athéniens, contre les Mégariens qui la revendiquaient, devant les arbitres lacédémoniens chargés de juger les prétentions des deux États (59). Ajax, adoré à Salamine, avait, ainsi qu'Eurysacès, à Athènes, un autel encore subsistant du temps de Pausanias (60). Il y avait une statue parmi celle des Éponymes, héros dont avaient pris leurs noms les tribus athéniennes (61). Enfin, à la descendance d'Ajax se rattachait l'origine de plusieurs grandes familles d'Athènes, celle de Miltiade (62), celle d'Alcibiade (63) ; au souvenir de la plus illustre des grandes journées d'Athènes, la journée de Salamine, se liait le souvenir d'Ajax qu'on avait invoqué avant l'action, à qui, après la victoire, on avait consacré un des vaisseaux pris sur l'ennemi (64). Que de raisons pour que les sujets de tragédie que pouvait fournir la fable d'Ajax, fussent, à Athènes, recherchés des poètes et accueillis du public, comme autant de sujets nationaux ! Cela explique l'intérêt que devaient offrir au peuple rassemblé dans le théâtre de Bacchus certains détails de Y Ajax de Sophocle : le vers par lequel Tecmesso salue dans les Salaminiens des hommes de la race d'Érechthée (65) ; cet autre (66) déjà rappelé (67), où le héros, prêt à quitter la vie, prend congé d'Athènes aussi tendrement que de Salamine même.
Avant Sophocle, Eschyle s'était, à sa manière, c'est-à-dire sous forme de trilogie (68), exercé sur la fable d'Ajax. 37 Dans une première tragédie intitulée, cela est peu français mais littéral (69), le Jugement des armes, il avait seulement reproduit la dispute d'Ajax et d'Ulysse. De cette pièce, à laquelle sans doute, autant qu'à la fable d'où elle était tirée, pensait Pindare (70), quand il trouvait, dans le jugement rendu au sujet de l'héritage d'Achille, un exemple frappant des erreurs de l'aveugle vulgaire ; de cette pièce, dont la perte est si regrettable, il reste seulement quelques vers qui ont dû, la plupart du moins, appartenir au rôle d'Ajax. C'est lui qui disait au conseil des Grecs :
« Le langage de la vérité est simple comme elle (71), »
et à Ulysse :
« Sisyphe eut commerce avec Anticlée, ta mère, Ulysse, celle qui t'a mis au jour (72). »
C'est lui encore qui, vaincu et désespéré, s'écriait :
« Qu'est-ce que la vie, s'il faut la passer dans la honte et l'infortune (73) ? »
Le suicide d'Ajax avait été, pour Eschyle, le sujet d'une seconde tragédie, intitulée, à cause de la composition du chœur, où sans doute figuraient des compagnes de Tecmesse, les Captives de Thrace. La mort du héros, mise sur la scène par Sophocle, y était seulement racontée (74), ce qui devait paraître moins hardi, moins frappant, et aussi manquait de vraisemblance. On a eu le droit de demander (75) comment celui qui l'avait vue ne l'avait pas empêchée. Une circonstance de ce récit nous a été conservée (76). Eschyle y avait mis en œuvre la tradition (77), d'après laquelle Hercule, tenant dans ses 38 bras, enveloppé de sa peau de lion, Ajax encore enfant, avait obtenu des dieux, pour le fils de Télamon, le don d'être invulnérable : don imparfait, comme .celui qui fut alors aussi accordé au fils de Pelée ; car un endroit du corps, l'aisselle, que n'avait point touché la dépouille du monstre de Némée, en était secrètement excepté. Usant de cette tradition, que crut devoir négliger Sophocle, Eschyle avait peint les inutiles efforts du héros pour enfoncer dans son flanc son épée qui se courbait comme un arc, jusqu'au moment où quelque mauvais génie lui faisait enfin trouver la place qui seule pouvait donner accès à la mort. On aimerait à en savoir davantage sur cette tragédie d'Eschyle, et qu'à défaut de la pièce même que le temps nous a enviée, quelques fragments du moins autorisassent un parallèle plus étendu entre deux si grands poètes, traitant successivement un si beau sujet. Acceptons, comme d'Eschyle et du rôle d'Ajax, au moment où il se décide à sortir de la vie, celui-ci que donne, sans nom d'auteur, saint Clément d'Alexandrie (78) et dont une partie s'est retrouvée assez récemment sur un papyrus égyptien (79) :
« Il n'est point, pour le cœur de l'homme libre, de plus cruelle morsure que l'atteinte du déshonneur. Je l'éprouve aujourd'hui, qu'une blessure, une plaie profonde, bouleversent mon être; que je me sens déchiré des aiguillons de la rage. »
La trilogie d'Eschyle se terminait probablement par les Salaminiens ou les Salaminiennes, pièce où l'on peut supposer que le poète, transportant la scène du rivage troyen à celui de Salamine, avait peint les suites de la mort du héros, la douleur de Télamon, l'exil de Teucer. Teucer, on est fondé à le croire, d'après une allusion d'Aristophane (80), y était peint de fort nobles traits.
Ces pièces, à l'exception peut-être de la première, 39 furent refaites par Sophocle, qui, outre un Ajax, un Teucer, composa encore, sur la querelle du frère et du fila d'Ajax, cela est vraisemblable, un Eurysacès. Dans l'Ajax était annoncé le Teucer : les passages où Ajax prévoit la douleur de Télamon (81), et Teucer sa colère (82), sont pour nous comme l'argument d'un ouvrage qui devait offrir une admirable peinture de la tendresse paternelle. Il fallait qu'elle fût telle pour répondre à l'attente des spectateurs qui avaient vu, pour la plupart, à Salamine, la pierre traditionnelle où l'on prétendait que s'était longtemps tenu assis le vieux Télamon suivant des yeux le vaisseau qui emportait son fils à Troie (83). Priam, aux pieds d'Achille, parlant au héros, pour le toucher, de l'espoir dont se flatte la vieillesse solitaire de Pelée, n'avait pas rencontré, dans les vers d'Homère (84), un accent plus vrai, plus pénétrant, que le Télamon de Sophocle lorsque le poète lui faisait dire, c'est à peu prés tout ce qui nous reste de l'ouvrage :
« Je ressentais, ô mon fils ! une bien trompeuse joie à cette fausse nouvelle que tu vivais encore. Cachée dans l'ombre, la Furie de Télamon l'abusait de cette douce et mensongère apparence (85). »
Je ne sache pas que ces aventures, si curieusement exploitées par le génie tragique d'Eschyle et de Sophocle, aient fourni à Euripide autre chose que la scène épisodique de son Hélène (86), où il amène Teucer en Égypte, à ce qu'il semble, pour y consulter, sur la recherche de sa nouvelle Salamine, la fille de l'ancien roi, Protée, la sœur du nouveau roi, Théoclymène, la prêtresse Théonoé, mais en réalité pour informer la femme de Ménélas, dans la retraite ignorée de tous où les dieux Font cachée, de beaucoup de choses qu'elle ignore et qu'il faut qu'elle 40 sache cependant, c'est-à-dire pour aider le poète à finir son exposition (87).
Un des derniers rejetons de la maison tragique d'Eschyle, Astydamas le jeune (88), avait, selon Suidas, osé faire, après Sophocle, un Ajax furieux.
Aristote, passant en revue (89) les diverses espèces de reconnaissance, dit que « la troisième a lieu par le souvenir lorsqu'on devine à la vue d'un objet. Ainsi, ajoute-t-il, dans les Cypriens de Dicéogène (90), à la vue d'une peinture le héros fond en larmes (91). » Si l'on adopte une conjecture ingénieuse et vraisemblable de M. Welcker, ce héros c'est Teucer, revenu, à la nouvelle de la mort de Télamon , de Chypre, dans Salamine , sa patrie, qui s'est introduit sous un habit étranger, mais se fait involontairement reconnaître à ses larmes, devant l'image de son père. Dicéogène aurait ainsi renouvelé la situation touchante d'Ulysse, que trahit, chez les Phéaciens, son attendrissement subit en écoutant les chants de Démodocus, sur les exploits des Grecs et d'Ulysse lui-même, au siège de Troie (92) ; il aurait devancé la belle imitation qu'en a faite Virgile (93), lorsqu'il a peint son Énée contemplant, sur les murs d'un temple de Carthage, la représentation des malheurs de Troie et des siens propres, avec une émotion douloureuse mêlée de quelque espoir dans la pitié d'un peuple sensible, à ce qu'il lui semble, aux humaines disgrâces :
Sunt lacrimae rerum et mentem mortalia tangunt.
C'est à un imitateur d'Euripide, c'est à un tragique de cette époque où, dans la tragédie, les thèses sophistiques, les débats judiciaires, avaient remplacé la lutte des pas- 41 sions (94), que j'attribuerais volontiers (95) un Teucer dont quelques passages d'Aristote (96), de Cicéron (97), de Quintilien (98) ont révélé l'existence à la sagacité de la critique (99). Il faisait suite à l'Ajax de Sophocle, mais sans s'y rattacher : au contraire, il en contredisait le dénouement. Là, c'était Ulysse qui trouvait le premier, sur le rivage désert où il s'était donné la mort, le corps d'Ajax ; c'était lui qui retirait le fer de la blessure ; Teucer le surprenait l'épée sanglante à la main et l'accusait du meurtre de son frère : de là une double plaidoirie , pendant de celle où, ailleurs, on se disputait la possession des armes d'Achille, et qui, comme elle, empruntée au théâtre par les rhéteurs, arriva, sous forme d'exemples souvent allégués, dans les traités des maîtres de l'éloquence.
Tout ce cycle tragique fut transporté par Ennius, Pacuvius, Attius, sur la scène romaine, où il nous faut maintenant en rechercher la trace : c'est rechercher celle de tant de pièces grecques perdues que la critique n'a guère pu reconstruire qu'avec les fragments, trop rares encore et trop peu distincts, trop peu significatifs, de leurs imitateurs latins.
La dispute d'Ajax et d'Ulysse avait été, nous l'avons dit (100), après Eschyle et d'après lui, exprimée, dans des peintures célèbres, par Timanthe et Parrhasius. Vers le même temps, Antisthène, disciple de Gorgias avant qu'il le fût de Socrate, l'avait développée dans deux discours, monuments encore subsistants aujourd'hui de l'éloquence sophistique. Au dernier âge enfin de la tragédie grecque, Théodccte , rhéteur lui-même aussi bien que poète tra- 42 gique (101) avait cru pouvoir la rajeunir dans son Ajax, par de nouveaux arguments ingénieusement prêtés aux deux héros et qu'a mentionnés la Rhétorique d'Aristote (102). Cette dispute, lieu commun dramatique et oratoire dont l'antiquité, à ce qu'il semble, ne pouvait se lasser, exerça tour a tour, chez les Romains, dans des pièces intitulées, toutes deux» Armorum judicium, aussi bien que la parodie qu'en donnèrent plus tard les Ménippées de Varron (103), la verve poétique de Pacuvius, et d'Attius, et ce ne fut qu'en passant, comme chez les Grecs, du théâtre & l'école des déclamateurs, où l'enrichit de plus d'un trait heureux Porcius Latro, l'un des maîtres d'Ovide (104), qu'elle arriva enfin à l'auteur des Métamorphoses (105). N'admire-t-on pas de quel mélange s'est formée, comme une sorte d'airain de Corinthe, la matière façonnée par l'ingénieux poète, et qui a reçu de lui une forme si élégante et si durable! Pacuvius et Attius, ces traducteurs, ces imitateurs d'Eschyle, ont été, comme le poète grec, dont leurs fragments nous rendent quelque chose, pour beaucoup dans ce travail préparatoire. Ce trait, par exemple :
Frater erat, fraterna peto (106)....
n'est qu'un résumé rapide de quelques vers d'Attius, sans doute» blâmés par la rhétorique (107), mais absous par l'art de la scène : car les personnages dramatiques ne parlent point en orateurs exercés, d'après les règles de l'art, mais d'une manière conforme à leur caractère, à leur passion.
« Les paroles de Thétis sont assez claires, si tu veux les comprendre. « Les Grecs, a-t-elle dit, ne s'empareront de Pergame, qu'en donnant « les armes d'Achille au guerrier qui lui ressemble le plus. » A ce titre, elles m'appartiennent, je le déclare. Il est juste que j'hérite des armes fraternelles et qu'on me les adjuge, ou comme à son parent le plus proche, ou comme à l'émule de sa valeur. »
Aperte fatur dictio, si intelligas :
Tali dari arma, qualis, qui gessit, fuit,
Jubet, potiri si studeamus Pergamo.
Quœ ego mea profiteor esse; nam me sequum est frui
Fraternis armis, ambiqae adjudicarier,
Vel quod propinquus, vel quod virtute aemulus.
D'autres vers d'Ovide ont la même origine, et, sans qu'il soit besoin de les transcrire ici, chacun se les rappellera en lisant ce parallèle éloquemment ironique que faisait de ses exploits et de la lâcheté d'Ulysse l'Ajax du même Attius, probablement :
« Je t'ai vu, Ulysse, d'un rocher lancé par ta main, abattre le grand Hector; je t'ai vu couvrir de ton bouclier la flotte des Grecs , et c'était moi alors , qui, tout tremblant, conseillais la honteuse fuite. »
Vidi te, Ulîxe, saxo sternentem Hectora;
Vidi tegentem clupeo classem Doricam ;
Ego tunc pudendam trepidus hortabar fugam (108).
Par un éclectisme qui fut, pour la tragédie latine, le dernier terme de son originalité, les deux poètes avaient mêlé Sophocle à Eschyle dans leurs pièces terminées, à ce qu'il semble, d'après quelques fragments, par la mort d'Ajax. L'imitation de Sophocle est sensible dans un vers d'Attius qui reproduit fidèlement ce même passage dont une note manuscrite de Racine nous a tout à l'heure fourni une traduction â peu près littérale (109) :
Virtuti sis par, dispar fortunis patris (110).
Ce qui reste des dernières scènes de Pacuvius suit de moins près le modèle. Ce sont quelques mots desquels on a pu conclure que, chez ce poète, Ajax se tuait dans sa tente même : c'est un vers, énergique réclamation du 44 héros contre l'ingratitude des Grecs, qui, dans les jeux dramatiques dont furent accompagnées, selon l'usage, les funérailles de Jules César, et dont l'antique répertoire de Pacuvius fit en partie les frais, fut à dessein répété pour émouvoir la pitié et l'indignation du peuple romain :
« J'ai donc sauvé ceux qui me devaient perdre ! »
Men' me servasse, ut essent, qui me perderent (111) !
Il est difficile de comprendre comment un tragique contemporain de Sénèque, et son rival en tragédie, admiré en son temps, pour les mêmes mérites, pour sa science mythologique et l'éclat de ses pensées et de ses expressions (112). Pomponius Secundus a pu croire qu'il y avait encore lieu pour lui de composer un Armorum judicium (113). Nous ne sommes pas plus à portée de savoir comment il avait renouvelé ce sujet si vieux, si souvent traité, même à Rome, si rebattu. Singulière destinée des grands ouvrages, et même des tragédies ! Il ne reste de celle-ci que la périphrase prétentieuse par laquelle le poète avait désigné une échelle.
Tum prae se portant ascendibilem semitam ;
et elle ne nous serait pas connue si elle n'avait excité l'émulation de Stace lorsqu'il peignit l'échelle dressée contre les murailles de Thèbes par Capanée :
Gemina latus arbore clusus
Aerium sibi portat iter.
Après ces diverses pièces, s'offrent à nos souvenirs, dans l'ordre des sujets, un Ajax, un Télamon, imités par Ennius de l'Ajax et du Teucer de Sophocle, un Teucer encore emprunté par Pacuvius à la seconde de ces deux tragédies. L'Ajax d'Ennius n'est représenté aujourd'hui que par deux vers peu significatifs, à peine suffisants pour 45 en marquer le rapport avec l'original. Mais de son Télamon, du Teucer de Pacuvius il est resté quelques débris, quelques souvenirs qui peuvent aider à retrouver en imagination la pièce grecque, et ajoutent beaucoup au regret de l'avoir perdue. Tel est, car il faut choisir parmi tous ces fragments du théâtre romain dont la restitution, l'explication suffiraient à un ouvrage spécial, un passage du Teucer qui exprime bien la solitude, l'anxiété de Télamon interrogeant tous les étrangers au sujet de ses fils, et ne pouvant rien apprendre de leur sort :
Postquam defessus perrogitando advenas
De gnatis, neque quemquam
invenit secium (114).
Tels sont ces reproches, tour à tour emportés et tendres, adressés par le père désespéré à Teucer. Cicéron, qui les cite avec admiration dans le texte rude mais énergique du vieux poète, n'en sépare point le souvenir toujours présent de l'éloquente expression qu'y joignait un grand acteur, Aesopus sans doute, dont les yeux étincelaient, dit-il, de fureur à travers son masque, ou bien dont les larmes, les sanglots étouffaient la voix (115).
« As-tu bien osé l'abandonner et revenir sans lui à Salamine ? Quoi ! tu n'as pas redouté les regards d'un père?... Tu as déchiré, désespéré, assassiné un père privé du soutien de sa vieillesse ; tu as été insensible à la mort de ton frère, au sort de son malheureux enfant confié à tes soins (116) »
Segregare abs te ausus, aut sine illo Salamina ingredi?
Neque
paternum adspectum es veritus? .........
Quem œtate exacta indigem
Liberum lacerasti, orbasti, exstinxti; neque fratris necis,
Neque
gnati ejus parvi, qui tibi in tutelam est traditus?...
46 Telle est enfin cette maxime par laquelle Teucer, après une lutte désespérée et impuissante contre l'inflexible courroux de Télamon (nous avons plus d'un débris de ce dialogue), se consolait ou consolait les compagnons de son exil :
« Partout où l'on est bien, là est la patrie. »
Patria est, ubicumque est bene (117)
Parmi les fragments du Télamon d'Ennius, plusieurs paraissent se rapporter à cette situation, et ceux-là même peuvent n'y être pas étrangers, dans lesquels Ennius, aux applaudissements du religieux peuple romain, a rendu, bien avant Lucrèce, la doctrine épicurienne de l'indifférence des dieux à l'égard de l'homme (118) ; dans lesquels aussi, sur un ton plus propre à la comédie qu'à la tragédie, il a tourné en ridicule l'art de la divination (119). Malgré le peu de convenance dramatique de ces passages, il est permis d'y voir une expression du désespoir de Télamon, assez malheureux pour en venir à douter de la Providence divine, et justement irrité contre les devins dont les fausses promesses l'ont abusé.
Parmi d'autres fragments, cités ou rassemblés sous le même titre de Télamon, il en est qui visiblement n'appartiennent pas à cet ouvrage. Dans l'un, par exemple, Télamon est représenté lui-même comme exilé, et on lui dit:
« Est ce bien là ce Télamon que sa gloire élevait naguère jusqu'au ciel, que contemplaient les Grecs, qui axait tous leurs regards? »
47 A quoi il répond :
« Certes, la fortune me manque plus que la noblesse. J'avais un trône, et vous pouvez juger de quelle élévation, de quelle prospérité je suis tombé dans ces misères. »
Hiccine est Telamo ille, modo quem gloria ad cœlum extulit,
Quem
adspectabant, cujus ob os Graii ora obvertebant sua ?
— Pol ! mini fortuna magis nunc défit, quam genus.
Namque regnum suppetebat mihi
; ut scias quanto e loco,
Quantis opibus, quibus de rebus lapsa
fortuna occidat (120).
Un autre fragment nous ramène bien au sujet dont paraissait nous écarter beaucoup le précédent, puisqu'il y est question de Télamon après la mort d'Ajax; mais le héros s'exprime sur son malheur avec une résignation qui doit nous paraître assez étrange, chez le père emporté de Teucer, à nous à qui la cause de cette révolution dans ses sentiments reste inconnue :
« Je n'ignorais pas, quand je le fis naître, que je donnais le jour à un mortel, et c'est pour cet avenir commun que je Pèlerai. Bien plus, quand je l'envoyai à Troie défendre la Grèce , je savais que je l'envoyais à une guerre meurtrière et non à un festin. »
Ego quum genui, tum moriturum scivi, et ei rei sustuli
:
Praeterea,
ad Trojam quum misi, ob defendendam Graeciam,
Sciebam me in
mortiferum bellum, non in epulas mittere (121).
Il est naturel de rapprocher ces passages d'une scène dont nous parle aussi Cicéron (122), et à laquelle je pense que le second du moins appartenait. C'était une scène, d'une invention originale. Sophocle, dit l'auteur des Tusculanes, avait représenté Télamon, que s'efforçait de consoler Oïlée, le père de l'autre Ajax, soit que l'exil de l'un l'eût 48 conduit à Locres près d'Oïlée, soit qu'Oïlée fût venu visiter Télamon à Salamine même. Quoi qu'il en soit, il arrivait que le consolateur apprenait à son tour la mort de son fils, et qu'il se trouvait sans force contre sa propre douleur. A ce sujet, le poète faisait ou du moins faisait faire à un de ses personnages, peut-être au chœur, cette réflexion qui nous est parvenue doublement, en latin, dans la traduction, soit de Cicéron lui-même , soit d'Ennius , en grec, dans les vers de Sophocle, conservés par Stobée (123), On aimera peut-être à comparer les deux passages. Sophocle avait dit :
« Que de sages comme celui-ci, qui, après avoir trouvé de belles paroles pour consoler le malheur d'autrui, devenus à leur tour l'objet des rigueurs de la fortune, et frappés de son fouet cruel, oublient à l'instant leurs propres leçons ! »
Enriius a dit à son tour :
« Il n'est pas d'homme si sage, qui après avoir consolé par ses paroles la misère d'autrui, devenu à son tour l'objet des rigueurs de la fortune, ne succombe à cette atteinte imprévue et n'oublie ses propres leçons. »
Nec vero tanta praeditus sapientia
Quisquam est, qui aliorum œrumnam dictis allevans,
Non idem, quum fortuna mutata impetum
Convertat, clade subita frangatur sua;
Ut illa ad alios dicta et praecepta excidant.
Dans cette longue revue d'auteurs de tragédies ne négligeons pas de faire intervenir, en finissant, un prince atteint, comme chez les Grecs Denys, mais bien plus modérément, de la manie tragique. Il ne s'agit pas de moins que de l'empereur Auguste lui-même. Il s'était amusé à composer, avec un Achille (124), un Ajax (125). Mais lui qui avait supprimé prudemment, pour que la dignité impériale ne courût pas le risque d'en être compromise, l'Œdipe de son père adoptif et de son prédécesseur Jules 49 César (126), ne pouvait manquer d'user, en ce qui le concernait personnellement, de la même prudence. Il laissa là son Ajax commencé, il passa dessus l'éponge; et comme un certain Lucius, Lucius Varius peut-être, l'auteur du Thyeste, lui en demandait des nouvelles, en confrère obligeant, « Mon Ajax, dit-il, par allusion à la chute du héros sur son épée, il est tombé sur l'éponge » : respondit, Ajacem suum in spongiam incubuisse.
A ces tragédies il faut encore ajouter, pour être complet, l'imitation de l'Eurysacès de Sophocle par Attius, peut-être même une imitation bien antérieure du même ouvrage par Livius Andronicus. Il me semble en trouver la trace, non encore remarquée, que je sache, dans un passage où Varron parle non seulement d'Epiménide, qui, après un sommeil de cinquante années, n'est reconnu que par quelques personnes, mais du Teucer de Livius, méconnu, après quinze ans, de tous les siens(127).
Tous ces ouvrages popularisaient, chez le public romain, l'histoire de la famille d'Ajax ; elles le préparaient à l'usage qu'en devaient faire épisodiquement, dans des compositions d'un autre genre, les poètes du siècle d'Auguste et des âges suivants; par exemple, avec Ovide, dont nous avons déjà parlé, Horace et Virgile et plus tard Juvénal.
Horace était à l'instant compris de tous ses lecteurs, lorsque, faisant argumenter à la manière des maîtres du 50 Portique, grands citateurs de tragédies (128), son écolier stoïcien Damasippe, il mettait dans sa bouche cette longue allusion aux dernières scènes de Y Ajax de Sophocle, aussi bien qu'au dénouement de l'Iphigénie en Aulide d'Euripide :
« Pourquoi donc, fils d'Atrée, défende-tu d'ensevelir Ajax? — Je suie roi. — Il suffît : je n'insiste pas, je suis peuple. — Et puis, ce que je veux est juste. Si quelqu'un pense autrement, qu'il le dise sans crainte ; je le permets. — Ô le plus grand des rois, fassent les dieux qu'un jour, vainqueur de Troie, tu ramènes heureusement ta flotte ! Je pourrai donc librement t'interroger et ensuite te répondre. — Tu le pourras. — Pourquoi laisser pourrir le corps d'Ajax, de ce héros, le second après Achille, tant de fois illustré par le salut des Grecs? Est-ce pour donner à Priam et à son peuple la joie de voir sans sépulture celui qui a privé des honneurs du tombeau tant de leurs guerriers ? — Il a, dans sa folie, mis à mort mille brebis, s'écriant qu'il tuait Ulysse et Mené las avec moi. — Mais , toi-même, lorsqu'en Aulide, tu amenais à l'autel, en guise de victime, ta jeune et tendre fille, que tu répandais sur sa tête la farine et le sel, ta raison était-elle bien droite? — Comment? — Qu'a fait de si fou Ajax égorgeant vos troupeaux? Il s'est répandu en imprécations contre les Atrides, mais il n'a point porté la main sur sa femme, sur son fils ; il n'a point touché à Teucer, ni même à Ulysse» — J'ai, moi, pour affranchir nos vaisseaux que retenait captifs un rivage ennemi, sagement apaisé , par un peu de sang, le courroux des dieux. — Ce sang, o'était le tien, fou furieux. — Le mien, soit ! mais je n'étais point en fureur. — Celui dont l'esprit troublé se laisse emporter loin du vrai par les suggestions du crime , celui-là est hors de sens ; il doit passer pour tel, qu'il pèche par erreur de jugement ou par colère, peu importe. Ajax est fou, dis-tu , Parce qu'il tue des agneaux innocents ? et toi qui, épris de vains titres de gloire, commets de sang-froid le crime, tu serais raisonnable ! ton esprit tout gonflé d'un criminel orgueil, resterait sain (129)!... »
Le même Horace n'étonna pas Plancus, autant qu'il peut nous étonner, lorsque, dans la pièce où il entreprend dé consoler des inconsolables ennuis d'une grandeur méprisée, d'une pompeuse disgrâce, ce scandaleux héritier des guerres civiles, dont on regrette que le poète se soit avoué l'ami, nous le voyons se jeter tout à coup sur le 51 propos de Teucer et terminer ainsi son ode à peine commencée ;
« Fuyant Salamine et son père , Teucer, dit-on, ceignit d'une branche de peuplier son front échauffé par le vin, et dit à ses amis attristés : « Vers quelque bord que nous conduise la fortune, moins cruelle que mon père, nous irons, Ô mes compagnons fidèles! Ne désespérez point, quand c'est Teucer qui vous conduit et dont vous prenez les auspices. L'infaillible Apollon ne m'a-t-il pas promis que je retrouverais, sur une autre terre, une image de Salamine? Ο mes braves, éprouvés avec moi par tant d'autres infortunes ! égayez aujourd'hui vos soucis par le vin : demain « nous repasserons la vaste mer (130). »
Les lecteurs de Virgile n'avaient pas besoin, comme nous, dénotes savantes pour comprendre comment Didon, avant qu'Énée lui racontât, à Carthage, l'histoire de la guerre de Troie, en avait pu apprendre quelque chose à la cour de son père Bélus, par Teucer, dans le temps où ce dernier réclamait les secours du roi de Sidon pour l'aider à fonder, dans l'île de Chypre, sa nouvelle Salamine (131). Les aventures du malheureux frère d'Ajax leur étaient parfaitement connues par les seuls souvenirs du théâtre ; et ils avaient pu voir, dans quelque imitation de l'Hélène d'Euripide, que ce poète avait donné à Virgile l'exemple de s en servir comme d'un moyen commode d'exposition.
Juvénal aussi trouvait ses lecteurs parfaitement préparés à le comprendre, lorsqu'il exprimait la variété des manies dont sont agitées les âmes humaines, par une double allusion à la tragédie grecque, devenue la tragédie latine; à l'Oreste d'Euripide, qui, même dans les bras de sa sœur, 52 est poursuivi par le terrible aspect et les flambeaux des Furies (132), à l'Ajax de Sophocle, qui frappant un taureau, croit entendre mugir Agamemnon ou le roi d'Ithaque.
Non unus mentes agitât furor : ille sororîs
In manibus vultu
Eumenidum terretur et igni;
Hic, bove percusso , mugire Agamemnona
credit,
Aut Ithacum (133).
J'ai fait connaître, aussi complètement qu'il m'a été possible, le long travaille l'imagination antique sur la fable des Eacides. Au milieu de tant de ruines est seul resté debout l'Ajax de Sophocle, impérissable monument dont je voudrais avoir fait comprendre les mérites si divers, si nombreux, la riche simplicité. Quand on considère, en effet, la variété et l'intérêt de tous ces incidents, le mouvement et l'opposition de tous ces caractères, tous ces traits de mœurs, tous ces éclats de passion, toutes ces beautés de dialogue et de poésie, tout ce que Sophocle a fait sortir d'un fond si simple, on en est véritablement frappé d'admiration. C'est que, dans le sujet le plus étroit en apparence, le cœur humain peut se trouver tout entier, et c'est là pour le génie une assez vaste carrière.
Un poète moderne n'a pas cru pouvoir se renfermer dans les limites où Sophocle s'était trouvé à l'aise. En 1762 (134), Poinsinet de Sivry, auteur d'une Briséis restée longtemps au théâtre, et qui n'est pas indigne d'attention, fit représenter un Ajax. Nous ne lui reprocherons pas d'avoir reproduit, dans son œuvre, en assez beaux 53 vers (135), la contestation célèbre qui orne le poème d'Ovide ; c'était un emprunt tout naturel. Mais qu'à ces simples et vraies affections sur lesquelles se fonde le drame de Sophocle, il ait substitué le galant commerce d'Ajax et d'une amazone sa captive, qui, avec la coquetterie exigeante des dames de la chevalerie, lui impose chaque jour de hasardeuses expéditions pour exercer son courage et son amour, qui l'envoie, par exemple, chercher des lions dans l'île de Ténédos; mais qu'il ait introduit dans un sujet grec un Agamemnon et un Ulysse s'entre- 54 tenant des idées libérales de l'armée, et, ce qui est plus fort, du fanatisme de Calchas ; il y a dans un tel mélange de souvenirs galants du moyen âge et d'idées philosophiques du dix-huitième siècle, quelque chose de trop plaisamment ridicule et en même temps de trop instructif pour qu'on puisse le passer sous silence. Cette pièce se jouait à l'époque même des succès de Voltaire. Elle offre, par l'infidélité choquante des mœurs, une espèce de charge, et, si l'on me permet de le dire, de caricature des défauts qu'on reproche à notre théâtre et au goût du public d'alors. En même temps elle fait ressortir, par le contraste, la belle simplicité de Sophocle, si supérieure à ces puérils et impuissants efforts. Par là, elle offre une leçon qui n'est pas sans utilité, et c'est ce qui m'excusera d'en avoir rappelé le souvenir dans cette histoire des chefs-d'œuvre de la scène antique.
(01) C'est le titre primitif, tel qu'il était donné par les didascalies contemporaines. L'argument grec qui l'assure, fait connaître en même temps que Dicéarque avait désigné la pièce sous un autre titre : la Mort d'Ajax. On ne sait trop quand fut ajoutée au nom d'Ajax d'après une circonstance très particulière de la tradition suivie par Sophocle, et qu'il a indiquée, v. 110, l'épithète μαστιγοφόρος, porte-fouet, pour distinguer l'ouvrage de quelque autre avec lequel on aurait pu le confondre, par exemple de l'Ajax le Locrien de Sophocle, dit encore l'argument grec déjà cité.
(02) Voyez, t.1, p. 34 et suivantes.
(03) Le nombre de ces traductions s'est beaucoup accru chez nous depuis quelque temps, comme le nombre des traductions d'Eschyle. Celles-ci, nous n'avons pas négligé de les rappeler précédemment (t. I, p. 198, 268, 273, 351, 360, 379), et il manquera peu de chose à nos indications, quand nous y aurons compris l'ouvrage que M. Pierron a placé honorablement, en 1841, auprès de celui de de la Porte du Theil. Aux anciennes traductions en prose de Sophocle, surpassées par Rochefort, se sont ajoutées, en 1827, celle de M. Artaud, souvent réimprimée; en 1845, celle de M. Bellaguet; d'estimables essaie de M. Boyer sur l'Œdipe roi, l'OEdipe à Colone, l'Antigone, en 1842, 1843, semblaient en annoncer une troisième. Les traductions en vers ont elles-mêmes été fréquentes. 11 y en a eu de partielles dans certains recueils, que nous avons déjà cités, l'Anthologie dramatique du théâtre grec, de M. E. Magne, 1846, la Grèce tragique, de M. Léon Halévy, 1846, comme aussi dans des versions isolées de telle ou telle pièce, mais surtout de l'OEdipe roi. Il serait long d'en donner ici la liste : nous y reviendrons dans l'occasion. D'autres traductions en vers ont embrassé tout le théâtre de Sophocle. Telles ont été, en 1848, celle de M. V. Faguet; en 1850, celle de F. Robin; en 1852, celle de M. Th. Guillard. Une lutte courageuse et habile avec le texte, a souvent fait de ces divers ouvrages une sorte de commentaire indirect de Sophocle, et la plupart sont en outre accompagnés de notes et de dissertations instructives et intéressantes. M. Faguet, particulièrement, a apprécié et discuté les mérites de son auteur, avec beaucoup de sagacité et une remarquable indépendance dégoût. Nous devons comprendre M. Guillard, trop tôt enlevé au succès de son œuvre, dans les regrets que nous avons donnés (t. I, p. 289 et suiv.) à un autre des jeunes professeurs de l'université, M. Anceau.
(04) Dissertation sur l'Ajax de Sophocle, à la suite de sa Pratique du théâtre, Paris, 1669.
(5) Voy. plus loin, liv. IV, ch. ix, les Phéniciennes; liv. V, Jugements des critiques sur la tragédie grecque,
(6) V. 548 sq.
(7) C'est ainsi que j'explique, avec M. Boissonade, je crois (Notul 16 in Aj. Soph.), et conformément aux vraisemblances ordinaires du théâtre, les vers 14 et suivants desquels plusieurs critiques, Brunck entre autres, ont conclu que, pendant tout le prologue, Minerve, vue des spectateurs, était seulement entendue d'Ulysse. Il est bien vrai que, d'après les traditions poétiques, à mesure que les hommes s'étaient corrompus, les dieux avaient cessé de s'offrir à leurs regards, qui les eussent profanés :
Nec se contingi patiuntur lumine claro.
(Catull., Càrm. LXIV, 409.)
Ils se contentaient de leur parler, sans en être vus, ou se montraient à eux sous une forme empruntée. Mais ce commerce mystérieux, auquel se prêtent volontiers les lecteurs de l'épopée, eût-il été accepté des spectateurs du drame, voyant de leurs yeux ce que l'acteur aurait été censé ne point voir? N'était-il pas plus simple de supposer que le dieu, d'abord reconnu de son interlocuteur à l'odeur d'ambroisie qu'exhalait sa personne divine, à sa voix, lui devenait bientôt visible comme à tout le monde? Je dois convenir/cependant, que quelques scènes du théâtre tragique des Grecs paraissent contredire mon explication. Dans le Rhésus (v. 604 sqq), au moment où Diomède et Ulysse, qui ont pénétré de nuit dans le camp des Troyens, vont se retirer, une voix se fait entendre à eux qui les exhorte à immoler dans sa tente le roi thrace, arrivé de la veille; or cette voix, reconnue d'Ulysse, comme dans l'Ajax, est celle de Minerve, avec laquelle le héros continue de s'entretenir, sans la voir, à ce qu'il semble. L'Hippolyte d'Euripide jouit, dit-il (v. 84 sq.), de la compagnie, de l'entretien de Diane, sans voir son visage ; et quand elle vient le visiter à son lit de mort, elle ne paraît pas lui être visible, non plus qu'à Thésée, quoiqu'elle converse longtemps avec l'un et avec l'autre. Elle s'était ainsi annoncée à Thésée (v. 1273 sqq.) : « Je t'ordonne, noble fils d'Égée, d'entendre ton fils. C'est la fille de Latone, c'est Diane, qui te parle. » Pour Hippolyte, elle n'a pas besoin de se nommer à lui : « Ο souffle divin ! s'écrie-t-il (v. 1382 sqq.), malgré mes douleurs, je t'ai senti, et je suie soulagé. Sachez tous qu'en ce lieu est la déesse Diane. »
(8) Si dans son Ulysse furieux, son Palamède, Sophocle l'avait représenté à son désavantage, feignant la folie pour se dispenser d'aller à Troie, accusant calomnieusement un de ses rivaux de gloire, il l'avait relevé dans d'autres ouvrages : dans les Filles de Scyros, Σκύριαι, où il découvrait avec adresse le déguisement d'Achille; dans Hélène, Ἑλένης ἀπαίτησις, où il allait bravement redemander aux Troyens la femme de Ménélas ; dans les Laconiennes, où il ravissait, en compagnie de Diomède, le Palladium ; dans Nausicaa, où il touchait le cœur compatissant de la fille d'Alcinous ; enfin dans Ulysse blessé, ἀκαντοπλήξ, frappé à mort par son fils Télégon, il finissait sa vie avec une constance que Cicéron (Tusc. II, 21), à tort, je crois, du moins littérairement, eût voulu moins mêlée des mouvements involontaires de la faiblesse humaine; et qu'il louait Pacuvius d'avoir, dans son imitation intitulée, d'après le second titre de la pièce grecque, Niptra, rendue, en romain, plus stoïque. Voyez, sur les sujets de ces tragédies, diversement expliqués par les critiques, et sur ce qui en reste, en dernier lieu, E. A. J. Ahrens, Sophocl fragm., éd. F. Didot.
(9) Il y a lieu d'admirer ici la diversité des goûts. L'auteur d'une dissertation sur le Merveilleux dans la tragédie grecque, 1846, plus d'une fois citée déjà, M. E. Roux a loué avec chaleur, p. 150, l'élévation de ce rôle de Minerve, fort rabaissé au contraire, depuis, en 1849, ainsi que toute l'exposition qu'il remplit, par M. Faguet, Théâtre de Sophocle, trad en vers, t. I, p. 417 et suivantes.
(10) Philostrat., Vit. Apoll., II, 10. Cf. Anthol., IV, 6.
(11) Liv. IV, ch. iii.
(12). L'exclamation plaintive αἶ, qui échappe plus d'une fois au héros, l'amène lui-même à remarquer (v. 428 sqq.), comme ailleurs le chœur, la conformité de son nom, Αἴας, avec son infortune. Ce nom toutefois avait eu, selon le récit de Pindare (Isthm., VI, 78), une origine heureuse, l'apparition d'un aigle, αἰετός, au moment où Hercule, convive de Télamon, mêlait à ses libations des vœux pour l'enfant qui devait naître de son ami. Nous avons déà rencontré (voyez t. I, p. 320), et nous rencontrerons encore, de ces rapprochements étymologiques, moins fréquente toutefois chez Sophocle que chez Eschyle et Euripide. Il faut y voir autre chose que ce qu'y voit Quintilien (Inst orat. V, 10), de simples jeux de mots, indignes de la tragédie. L'influence de la destinée paraissait aux Grecs d'alors se révéler même dans le choix, en apparence accidentel, en réalité fatal, des noms propres. Il était tout simple que cette opinion passât de la société au théâtre, régi comme elle par la doctrine de la fatalité. Ce que Platon a fait faire, assez subtilement, à Socrate dans le Cratyle, ce qu'Aristote a conseillé à l'orateur (Rhet. II, 23), comme un artifice oratoire, les tragiques pouvaient tout aussi bien, et même mieux, le prêter aux personnages superstitieux de leurs drames.
(13) Iliad. VI, 407 eqq.
(14) V. 689 sqq.
(15) Ch. LXXI, note 6.
(16) V. 814-864.
(17) V. 822. On a rapproché de ce trait et d'autres semblables de la même pièce, par exemple de l'invocation à la mort qui se rencontre plus loin, y. 854, un passage où Plante, et peut-être son modèle grec, semblent avoir voulu les parodier. Dans la Cistellaria (III, i, 9), un amant désespéré, qui vent en finir avec la vie, et n'est pas toutefois si pressé qu'il le dit, puisqu'ayant l'épée à la nain il ne sait trop de quel côté se frapper :
Utrum hac me feriam, an ab laeva latus ?
Alcésimarque s'écrie, à la façon d'Ajax :
Recipe me ad te, Mors, amicum et benevolum.
(18) Niaus, de même, voudrait pouvoir compter sur Euryale, pour recevoir de loi ces derniers services :
Sit qui me raptum pugna pretiove redemptum
Mandet humo solita, aut,
si qua id fortuna vetabit,
Absenti ferat inferias, decoretque
sepulcro.
Virgil. Aeneid. IX, 213.
(19) Agamemn., v. 1264.
(20) C'est l'idée exprimée par des vers que Wunder et Dindorf ont mal à propos exclus du texte. (Voyez dans la traduction de Sophocle, donnée en 1845, par M. Bellaguet, p. 103, une note judicieuse de M. Benlœw, auteur d'une dissertation de Soplhoclis Ajace, imprimée à Gœttingue en 1830.)
(21) V. 844 sqq. Cf. Virgil. Aeneid. IX, 477 sqq.
(22) Il y a aux vers 354 et suivants, une transition quelquefois négligée par les traducteurs, et que Joseph Scaliger a fidèlement conservée dans la version, d'ailleurs assez faible, trop dépourvue d'élégance et d'harmonie, qu'il a donnée de l'Ajax :
O mors age, mors age, veni ac me visita.
Quamquam alloquendi tempus olim erit satis.
Te luciesalmœ candidissimum jubar,
Te sol, etc.
(23) V. 862. Cf. 410 sq.
(24) D'autres, je le sais, et leur opinion est de nature à me donner des doutes sur la mienne, entendent ὦ τροφῇς ἐμοί de ces fleuves, de ces champs de Troie compris par Ajax dans ses adieux, « Vous tous qui m'avez nourri, » traduit M. Saint-Marc Girardin. J'ai cru, avec Roohefort particulièrement, l'expression grecque pouvant d'ailleurs s'y prêter, qu'il était plus conforme à la vérité que les dernières paroles d'Ajax, ces paroles d'un tour si solennel, fussent pour ses parents. La Harpe, dans une assez heureuse imitation en vers de ce morceau, fait ici un contresens bizarre : il traduit l'expression τροφῷ ἐμοί, par mes nourrices fidèles, et met ensuite dans son texte cette singulière admiration : « Il n'oublie rien, pas même ses nourrices. »
(25) Odyss. XI, 487 sqq.
(26) Chez Manzoni, tout Italien qu'il est, se retrouve le même, langage abstrait : « Retourner au champ de bataille, sentir de nouveau la vie !... » dit son Carmagnola, occupé de projets ambitieux.
(27) A. de Lamartine, La Mort de Socrate.
(28) Voyez entre autres, Virg., Aeneid. II, 268 sqq., 801 sqq. ; IV, 522 sqq., 583 sqq., etc.
(29) Chateaubriand, Les Martyrs, XXIV.
(30) Ces idées, que suggèrent naturellement les adieux d'Ajax à la vie, se sont aussi offertes à M. Saint-Marc Girardin : il les a rendues en termes pleins de charme, mêlant avec l'admiration émue du critique, les souvenirs du voyageur, à qui Athènes et son sol glorieux, et son beau ciel, sont toujours présents. Voyez Cours de littérature dramatique, 1843-1855, ch. ii et Y, p. 31 et 101 du 1er vol., les passages consacrés à la tragédie d'Ajax.
(31) Anachars., LXXI, note 6.
(32) V. 823 sqq.
(33) V. 919 sqq.
(34) Chez Homère, deux chants prolongent l'Iliade au delà du dénouement par le tableau des funérailles de Patrocle et d'Hector.
(35) Voyez 1.1, p. 200, ce qui a été dit de la dernière scène des Sept Chefs, et dans la suite de l'ouvrage, ce qui sera répété de l'Antigone de Sophocle, des Suppliantes d'Euripide, et d'autres pièces où les honneurs rendus aux morts occupent une grande place, quand ils n'en forment pas le sujet principal.
(36) Dans le combat naval des Argînuses, la troisième année de la XCIIIe olympiade, en 406, l'année de la mort de Sophocle. Voyez Xénoph., Hellenic., I, 7; Diod. Sic, XIII, 101, 102. Cf. Clinton, Fast. Hellenic., p. 86.
(37) Lebeau jeune, Mém. de l'Acad. des Inscript., t. XXXV, p. 435.
(38) Dans une savante dissertation De Sophocleœ Dictionis proprietate cum Aeschyli Euripidisque dicendi genere comparata, Paris, 1847, p. 70, M. L. Benloew explique la duplicité d'action reprochée à cette tragédie, en supposant, comme l'avait déjà fait, dit-il, God. Hermann, d'après certaines différences de versification, de style, de composition même, que l'ouvrage n'a pas été écrit par le poète tout d'une haleine, qu'il est de deux époques différentes. Il rapporte la première partie aux commencements de la guerre du Péloponnèse, et la seconde à ses dix dernières années. Poussant plus loin la conjecture, il est tenté de voir, dans les regrets donnés par les Salaminiens à la perte de leur général, une allusion à l'exil d'Alcibiade.
(39) V. 1139-1155.
(40) Pompée, V, 4.
(41) Poet., xxiii.
(42) Ad Pison., 129.
(43) Ὅπλων κρίσις, Armorum judicium, titres de tragédies grecque et latine , d'Eschyle d'une part, d'Attius et Pacθvius de l'autre, dont il va être question dans les dernières pages de ce chapitre. Armorum judicium est aussi le titre de la 107e Fable d'Hygin.
(44) Schol. Homer. ad Iliad. XI, 515.
(45) Biblioth. cod. ccxxxix. Voyez à la suite de l'Homère publié en 1837 par Firmin Didot, dans sa Bibliothèque grecque, Cyclicorum poetarum fragmenta, p. 581 sqq.
(46) Schol. Aristoph. Equit., 1055.
(47) Schol. Homer. ad Odyss. XI, 547.
(48) Quintus, dans le Ve livre de ses Poshhomerica, rempli par la discute au sujet des armes d'Achille, la défaite, l'égarement, le désespoir d'Ajax, n'est pas d'accord avec ces auteurs dépositaires probablement de la tradition des poètes cycliques, quand il fait non pas seulement appeler en témoignage, mais choisir pour juges les prisonniers troyens, ce qui est bien invraisemblable, quand il représente Agamemnon honorant comme tous les Grèce la mémoire d'Ajax.
(49) Att,, xxxv.
(50) Pausan., Att., xxviii.
(51) Schol. Thucyd., I, 12; Isoorat. Evagor.; Pausan., Corinth., xxix; Vell, Pat., Hitst. I, 1; Tac., Ann. III, 62; Serv. ad Aen. I, 619; schol. Horat. ad Od. I, vii, etc.
(52) Justin., Hist. XLIV, 3.
(53) XI, 547.
(54) Ibid., 544.
(55) Odys. V, 541-664.
(56) Subl., VIII.
(57) Aen. VI, 450 sqq.
(58) Hérodot., V, 66.
(59) Plutarch., Vit.Solon., x.
(60) Pausan,, Att., xxxv. Cf. Herodot., V, 66.
(61) Pausan., Ibid., ν.
(62) id., Corinth., xxix ; Pherecyd. apud Marcellin., Vit Thucydid., iv.
(63) Plutarch., Vit. Alcib., x.
(64) Herodot., VIII, 64, 121.
(65) V. 201.
(66) V. 861.
(67) Voyez plus haut, p. 25.
(68) Voyez Welcker (Trilog., etc., p. 438 sqq.); God. Hermann, de Aechyl. tragœd. fata Ajacis et Teucri complexis, 1838; Opusc, 1839, t. VII, p. 362 sqq, ; E. A. J. Ahrens, Aeschyl. fragm. F. Didot, 1842, p. 212 sqq.
(69) Voyez plus haut, p. 32.
(70) Nem., VII, 37 sqq.; VIII, 39 sqq., Cf. Isth., IV, 58 sqq.
(71) Fragm. II; Stob., tit. xi, 8. Cf. Euripid., Phoeniss., 472.
(72) Fragm. i. Cf. schol. Soph., Ajax., 190.
(73) Fragm. iii; Stob., tit. cxxi, 23.
(74) Schol. Soph., Ajax, 814.
(75) God. Hermann, ibid.
(76) Schol. Soph., Ajax. 833. Cf. schol. Aristoph., Ran., 1294.
(77) Pindar., Isthm., VI, 53 sqq.; Lycophr., Cassandr., 458. Cette tradition paraiî inconnue à Homère, voyez lliad. XIV, 406, et à Eustathe.
(78) Strom., II, 15, § 63.
(79) Journal des Savants, juin 1836, p. 321, article de M. Letronne, déjà cité, t.1, p. 19. Cf. God. Hermann Ibid.
(80) Ran., 1054.
(81) V. 848.
(82) V. 1004 sqq.
(83) Pausan., Att, xxxv.
(84) Iliad. XXIV, 490.
(85) Stob., tit. cxxii, 10. Sur le Teucer et l'Eurysacès de Sophocle,voyez les opinions des critiques et de Welcker, particulièrement, résumées et discutées par E. ÀA J. Ahrens, Sophocl. fragm., F. Didot, 1842, p. 282 sqq.
(86) V. 68 sqq.
(87) Voyez plus loin, liv. IV, ch. xv..
(88) Voyez notre t. I, p. 69, 100, 103
(89) Poet. XVI.
(90) Voyez notre t.1, p. 104.
(91) Voyez la traduction et le commentaire de la Poétique d'Aristote, par M. E. Egger, p. 353, 451. Voyez aussi M. Kayser, Hist. crit. tragic, graec., p. 253 sq.
(92) Odyss. VIII, 521 sqq.
(93) Aeneid. I, 450 sqq.
(94) Voyez t. I, p. 55 sqq., 102, 380.
(95) Welcker l'attribue à Ion (voyez 1.1, p. 80, 90), dont on cite un Teucer. Nicomaque (voy. t. I, p. 27, 73) parait avoir aussi composé une pièce de ce titre. Consultez à ce sujet Fr. G. Wagner, Poet. trag. graec. fragm., F. Didot, p. 29,101 ; W. C. Kayser, Hist. crit. trag. graec, p. 187 et suiv.
(96) Rhet. II, xxii, § 6 ; III, xv.
(97) Rhet. ad Herenn., I, ii, 17 ; II, 19 ; De Invent., I, 8, 49.
(98) Instit. orat. IV, ii, 13.
(99) Voyez, Journal des Savants, février 1843, p. 109 et suiv., ce que dit à ce sujet M. Rossignol.
(100) Voyez t. I, p. 147.
(101) Voyez t. I, p. 96, 101, 180, 183.
(102) II, xxiii, 20, 24.
(103). Voyez, Fr. Oehler, M. Terent. Varron. Sat. Menlpp. reliq., 1844, p. 99.
(104) Senec, Controv. II, 10.
(105) Metam. XII, 621 sqq.; XIII, |, sqq.
(106) Ibid., 31.
(107) Rhet. ad Herenn., II. 26.
(108) Charis., IV.
(109) Voyez plus haut, p. 8.
(110) Macrob., Saturn. VI, i. Cf. Virg., Aen. XII, 435 :
Disce, puer, virtutem ex me, verumque laborem ;
Fortunam ex aliis
(111) Sueton., Caes., LXXXIV.
(112) Quintilien, Instit. orat. VIII, 3; X, 1.
(113) Lactant., in Statii Theb., X, 841.
(114) Priscian., IV.
(115) De Orat., II, 46. Cf. III, 58. Nous savons par le même Cicéron (de Offic., I, xxxi), qu'Aesopus ne jouait pas aussi bien ni aussi volontiers l'Ajax d'Ennius :
«.... (Scenici) non optimas, sed sibi accommodatissimas fabulas eligunt.... non saepe Aesopus Ajacem. »
(116) Trad. de M. Th. Gaillard. J'y ai ajouté, ainsi qu'au texte lui-même, resté incomplet, lé moi au sort. Le fils d'Ajax n'est point mort; il doit même, cela a été déjà dit plus haut, régner un jour à Salamine, et en repousser à son tour Teucer ; événement célébré dans une tragédie, sous le titre d'Eurysacèe, par Sophocle lui-même et par son imitateur Attius.
(117) Cic, Tusc, V, 37. Ovide a dit depuis (Fast. I, 498):
Omne solum forti patria est.
La même idée avait été plus d'une fois exprimée par les poètes grecs, par Euripide (Stob. Serm., xxxviii), par Aristophane (Plut., 1151).
(118) Cic, de Divin., II, 50; de Nat. deor., III, 32.
(119) Cic., de Divin., I, 88.
(120) Cic, Tusc. III, 18, 19. C'est uniquement par conjecture, car Cicéron n'en dît rien, qu'on place ces vers dans le Télamon d'Ennius.
(121) Cic, ibid., 13. On doit dire que Cicéron ne nomme ici ni le personnage, ni la pièce, ni l'auteur. C'est encore par conjecture que l'on a, assez généralement du reste, rapporté ces vers au Télamon d'Ennius.
(122) Ibid., 29.
(123) Tit. xciv, 6.
(124) Suid., ν., Αὔγουστος.
(125) Suéton., Aug., 85, Macrob., Sat., II, 4.
(126) Sueton., Caes., 56.E
(127) « Nec mirum quum non modo Epimenides post annos L experrectus a multis non cognoscatur, sed etiam Teucer Livii post annos XV ab suis qui sit ignoretur. » Varro, de Lingua lai., VII, 2-3.
Sur l'Eurysacès d'Attius, auquel on pense qu'appartenaient les passages appliqués par l'acteur Aesopus à l'exil de Cicéron, comme le raconte éloquemment l'orateur lui-même, pro Sextio, LVI, sur les diverses restitutions de cette tragédie et de son original grec, essayées par la critique, et particulièrement sur les conjectures de God. Hermann et de Welcker, on peut consulter M. Ahrens, Sophocl. fragm., éd. F. Didot, 1842, p. 285; M. Wagner, Poet. trag. graec, fragm., éd. F. Didot, 1846, p. 142; enfin le dernier collecteur des fragments de la tragédie latine, M. O. Ribbeck, Trag. latin, reliq., 1852, p. 328 sqq.
(128) Voyez notre t. I, p. 134, 142.
(129) Horat. Sat. II, iii, 187 sqq.
(130) Horat., Od. I, vii, 21 sqq. J'ai déjà, t.1, p. 142, renvoyé, chez le même poète, à l'Ode II, iv, où, encourageant, par plaisanterie, à l'amour d'une servante, ancillae, un jeune homme honteux de cet attachement, il lui cite, entre autres autorités héroïques, le rude fils de Télamon, Ajax, ému lui-même par la beauté de sa captive Tecmesse :
Movit Ajacem Telamone natum
Forma captivœ dominumTecmessae.
(131) Virg., Aen. I, 619 sqq. Cf. Heyne, Excurs. xxiii.
(132) Voyez plus loin, liv. IV, ch. vii.
(133) Sat. XIV, 283 sqq.
(134). Déjà, en 1684, un des plus faibles successeurs de Racine, auquel valut quelques succès dramatiques l'attention de ménager dans ses tragédies des rôles favorables au talent de Baron, Lachapelle avait composé pour cet émule moderne de Timothée et d'Aesopus (voyez plus haut, p. 28, 45) un Ajax, alors applaudi, mais que l'auteur n'a pas jugé à propos de faire imprimer (voyez l'Histoire du Théâtre français, des frères Parfait, t. ΧII, p. 452).
(135) On nous saura peut-être gré d'en transcrire ici quelques-uns :
AJAX.
Vous qui me réduisez à cet excès d'outrage,
Avant de m'écouter
contemplez ce rivage.
Sur quels bords êtes-vous? Les efforts de mon
bras
A vos regarda, ô Grecs, s'offrent à chaque pas ;
Et dans ces
mêmes lieux, témoins de mes services,
Vous ne rougissez pas de
m'opposer Ulysses!
Ah! contre vos vaisseaux ces traits, ces feux
lancés,
Est-ce Ulysse, ou moi seul, qui les ai repoussés?
Prêterez-vous l'oreille à ses discours frivoles?
Sans doute il est
aisé d'être brave en paroles.
L'orateur sans péril moissonne un vain
laurier:
C'est un talent du faible, inconnu du guerrier.
Je méprise
cet art, et pour toute science
Des sièges, des combats, j'ai fait
l'expérience.
Voilà par quels travaux j'aime à me signaler.
Ajax ne
sait qu'agir, Ulysse que parler.
Ajax a combattu, nul de vous ne
l'ignore;
Mais que sait-on d'Ulysse, et qu'a-t-il fait encore?
Qu'il
parle et prouve enfin ces services rendus,
Ces combats, ces exploits
que personne n'a vus.
Quoi ! n'aura t-il jamais de sa gloire
suprême,
Pour témoins que la nuit, pour garant que lui-même?
Sur les
armes d'Achille il pense avoir des droits;
Il aspire à ce prix, mais
oh sont ses exploits ?
Que dis-je? quel besoin d'insister davantage?
Déjà de la dispute il a tout l'avantage.
Non, Grecs! de ce débat
quel que soit le succès,
Je n'en puis plus sortir qu'avili pour
jamais.
Eh! de quel prix pour moi serait une victoire
Dont Ulysse a
vos yeux me dispute la gloire ?
Ainsi des deux côtés mon opprobre
est égal :
Je m'estime vaincu, puisqu'il est mon rival.
ULYSSE.
Ο Grecs, si le courroux de la parque sévère
A vos vœux, comme aux miens, eût été moins contraire,
Libres du triste soin qui nous a rassemblés,
Et par Achille encore au Scamandre appelés,
A l'ombre de son bras nous pourrions sans alarmes
Jouir de ses exploits, comme lui de ses armes.
Mais les dieux pour jamais nous Ôtent son appui.
Voici de ce héros ce qui reste aujourd'hui :
Un trophée immortel, et cette armure insigne.
Puisque Achille n'est plus.... qui seul en était digne,
Que votre choix du moins ose justifier
Quiconque désormais peut s'en croire héritier.
Eh ! qui mérite mieux cette gloire suprême,
Qu'un prince, qu'un guerrier, dont l'heureux stratagème
Sut découvrir Achille, et du sein du repos
Sous les drapeaux de Mars entraîna ce héros ?
(Ici un long récit de l'aventure de Scyros.)
AJAX.
Oui, Grecs, tels sont ses droits : qui le sait mieux que loi ?
Eh ! qu'a-t-il à citer que les exploits d'autrui?
Lui-même il en convient; son bras a besoin d'aide :
Il lui faut pour agir Achille ou Diomède.
Pour moi, jaloux du prix qu'un vrai courage obtient,
Je n'estime un laurier qu'autant qu'il m'appartient.
Mais de quel front, grands dieux! ose-t-il peindre Achille,
Languissant à Scyros dans un obscur asile?
Eh! peut-on sans surprise entendre ce discours
De ce même guerrier qui, tremblant pour ses jours,
Contrefit l'insensé par une ruse infâme,
Et qu'il fallut de force amener à Pergame?
Ο Grecs, donnerez-vous ces traits, ce bouclier,
A celui d'entre vous qui s'arma le dernier?
(ACTE IV, sc. 7.)