Patin, études sur Euripide

M. PATIN

 

ÉTUDES SUR LES TRAGIQUES GRECS

 

EURIPIDE. Tome I

 

CHAP. VIII. ANDROMAQUE

 


 

 

 

 

 

 

 

CHAPITRE HUITIÈME.

Andromaque.

J'ai montré dans quelle tragédie d'Euripide Racine avait trouvé le modèle de son Oreste. Je me trouve naturellement amené à celle des compositions du même poète où il a pris la première idée des autres personnages d'Andromaque.

Je dis la première idée, et voudrais pouvoir dire moins encore. Ce sont, en effet, sous des noms antiques, des personnages presque entièrement modernes. Transportés dans un ordre tout autre de mœurs et de sentiments, ils ne pouvaient conserver leur caractère primitif, et devaient nécessairement subir une métamorphose à laquelle nous avons vu que n'ont pas échappé davantage les acteurs de l'Hippolyte et de l'Iphigénie en Aulide.

Racine s'est fait assurément une grande illusion, ou bien il a voulu abuser ses lecteurs; quand il a dit dans une de ses deux préfaces (1) : « Mes personnages sont si fameux dans l'antiquité, que, pour peu qu'on la connaisse, on verra fort bien que je les ai rendus tels que les anciens poètes nous les ont donnés. » On voit, je pense, tout le contraire, et l'analyse de l'Andromaque grecque suffit pour le démontrer.

La scène est marquée avec une précision qui n'est pas inutile à l'intelligence de la fable. Elle est placée en Thessalie, entre la ville de Phthie, où règne Néoptolème, et celle de Pharsale, qu'il laisse gouverner par le vieux Pelée, dans un lieu peu éloigné de l'une 273 et de l'autre, et qui s'appelle Thétidée, soit parce que Thétis l'a autrefois habité avec Pelée, soit à cause d'un temple consacré, près du palais, à la mère d'Achille, à la divinité domestique de la contrée.

Dans ce temple ouvert aux regards des spectateurs s'est réfugiée Andromaque, autrefois épouse d'Hector, depuis captive de Néoptolème, et qui, forcée, par l'horrible droit de la guerre reconnu dans ces temps barbares, de céder à la passion brutale de son maître, lui a donné un fils, nommé Molossus. Abandonnée pour Hermione à laquelle ce prince s'est uni, poursuivie en son absence par cette femme jalouse et cruelle, qui l'accuse de lui ravir le cœur de son époux et de la frapper de stérilité par des maléfices, elle a caché son enfant dans une retraite ignorée, et est venue demander un asile à ce temple où le poète nous la montre au début de son ouvrage.

C'est d'elle-même que nous apprenons ces détails ; elle nous les expose dans un prologue de formes un peu plus dramatiques que ne le sont communément chez Euripide les morceaux de ce genre, adressés sans trop de façon au public.

Une esclave phrygienne vient annoncer à Andromaque que Molossus a été découvert, et que Ménélas, le père d'Hermione, qui partage la haine et sert d'instrument aux violences de sa fille, est sorti du palais pour s'en emparer. Elle se charge, malgré les dangers d'une telle démarche, d'aller en toute hâte à Pharsale, avertir Pelée, dont Andromaque a déjà, par plus d'un message, réclamé le secours. C'est là une scène fort ordinaire, et qui semble promettre bien peu. Elle n'est pourtant pas sans beautés. Cette femme obscure que l'esclavage a rapprochée de sa reine, lui donne, comme autrefois, le nom de maîtresse. Celle-ci, au contraire, l'appelle sa compagne et son amie (2). U y a là un contraste qui frappe d'autant plus, que le poète, avec la discrétion particulière aux Grecs, s'est moins donné de peine pour le faire ressortir. Il a peint 274 également avec simplicité, avec naturel, sans aucun faste d'héroïsme, le dévouement de cette pauvre Troyenne, qui ne perd rien de son prix, pou* être mêlé d'un peu de frayeur, de quelque hésitation.

Andromaque, restée seule, s'entretient des malheurs de sa patrie et des siens dans une sorte de chant élégiaque (3) que Brumoy compare avec raison aux stances de nos anciennes tragédies. Un tel intermède, qui semble une disparate sur notre scène, était mieux placé sur la scène grecque, où la poésie lyrique se montrait si souvent et sous tant de formes diverses.

Les plaintes d'Andromaque sont belles, mais d'un caractère trop général et trop vague. Nous ne pouvons contredire le sentiment des scoliastes anciens, qui n'y voient qu'un morceau du second ordre, et étendent même cette observation à la pièce entière (4)..

Elles sont interrompues par l'arrivée du chœur* Des femmes de Phthie, touchées de pitié pour Andromaque, lui apportent des consolations et lui conseillent toutefois, esclave et sans appui, de céder à la fortune et de quitter son asile.

Hermione vient bientôt appuyer ce conseil timide de ses fureurs. Andromaque lui répond avec une fermeté modeste qui l'élève beaucoup au-dessus de son ennemie, et achève de mettre celle-ci hors d'elle-même. Elle sort en annonçant qu'elle a trouvé un sûr moyen de triompher des refus d'Andromaque et de lui faire abandonner l'autel protecteur de la déesse.

Cette menace obscure ne tarde pas à s'accomplir. Après quelques strophes où le chœur célèbre les suites funestes du crime de Paris, on voit paraître Ménélas avec le jeune Molossus. Il annonce le dessein de le faire mourir, si sa mère ne cède et ne se livre. En vain Andromaque s'em- 275 porte contre cette lâche cruauté, invoque le nom de Néoptolème qu'elle outrage et qui sans doute en punira les auteurs ; Ménélas lui répète froidement l'arrêt odieux qu'il a porté. Il faut qu'elle meure ou voie mourir son fils. Son choix n'est pas douteux, elle se remet aux mains de ses persécuteurs, et le trouble de son âme, dans un tel moment, les efforts désespérés de l'innocence qu'on opprime, le cri de détresse et le dévouement passionné de l'amour maternel, tout cela est rendu avec ce pathétique déchirant qui n'a jamais manqué au génie d'Euripide.

« .... Douloureuse alternative! cruelle rançon, qui m'est demandée ! Que j'accepte, que je refuse, je suis également malheureuse. Ô toi, que si peu de chose pousse à de tels excès, pourquoi veux-tu me tuer ? que t'ai-je fait? Ai-je livré tes États, massacré tes enfants, embrasé ton palais? J'ai cédé à la force, je suis entrée malgré moi dans le lit de mes maîtres : faut-il me tuer, pour ce crime involontaire, et en épargner l'auteur? faut-il se détourner de la cause, et ne poursuivre que ses suites? Hélas ! quel comble de maux! ô ma patrie, à quoi suis-je réduite ! devais-je, dans l'esclavage, mettre au jour des enfants, et à toutes mes misères ajouter cette misère nouvelle (5) ? Quelle douceur m'offrirait encore la vie? où reposer mes regards? sur mon sort présent ? sur ma fortune passée ? J'ai vu Hector égorgé, et emporté par un char, dans la poussière; j'ai vu, spectacle affreux! Ilion livré aux flammes (6); esclave, on m'a traînée par les cheveux vers les vaisseaux des Grecs, et, transportée à Phthie, je suis tombée dans les bras des meurtriers d'Hector. Mais, que fais-je ? et pourquoi revenir sur ces malheurs, déjà loin de moi, lorsque d'autres sont là, qui me menacent et que je dois pleurer ? Un fils m'était resté, un fils, l'œil de ma vie ; et ils vont le tuer! Non, il ne périra pas, pour racheter mes jours misérables : le sauver est tout mon espoir, et quelle honte à moi de n'oser mourir à la place de mon enfant! Voyez! je quitte l'autel; je me livre en vos mains; vous pouvez me tuer, m'égorger, me charger de liens, entourer mon cou du nœud fatal! Ô mon enfant, je t'ai donné la vie, et, pour que tu ne meures pas, je m'en vais chez Platon. Si tu échappes à ton destin, souviens-toi de ta mère, de ses souffrances, de son trépas; dis à ton père, avec des baisers, des larmes, de tendres caresses, dis-lui ce que j'ai fait pour toi. Ah ! nos enfants sont  276 notre âme, notre vie; celui qui, sans Pavoir connue, condamne cette tendresse, celui-là peut-être a moins de peines ; mais aussi, quel triste bonheur ! (7) »

Ménélas n'est point attendri par des paroles si touchantes ; malgré l'intercession du chœur, qui le supplie d'épargner Andromaque, il ordonne qu'on l'enchaîne, et quant à Molossus, il déclare, avec une barbarie impudente et brutale, que sa fille en décidera. Andromaque trompée éclate en plaintes et en reproches; au milieu d'un dialogue animé est jeté ce trait charmant : «Quoi! vous arracherez cette tendre colombe de dessous l'aile de sa mère (8) ? » On les entraîne tous deux dans le palais, et le chœur dé- 277 plore dans ses chants ces conséquences funestes d'un double hyménée.

Bientôt reparaissent la mère et le fils que Ton mène à la mort, par Tordre de Ménélas. Une situation de ce genre invitait naturellement la muse plaintive d'Euripide, et il faut entendre quels douloureux accents elle fait éclater dans cette espèce de lamentation lyrique :

ANDROMAQUE.

Les mains ensanglantées par ces liens, on m'entraîne aux sombres demeures.

MOLOSSUS.

O ma mère, ma mère; j'y descends avec toi, sous ton aile.

ANDROMAQUE.

Quel sacrifice, ô princes de la Phthiotide !

MOLOSSUS.

Viens,, mon père, secourir les tiens.

ANDROMAQUE.

Cher enfant, tu vas reposer sur le sein de ta mère, au tombeau, sous la terre, ton corps près de son corps.

MOLOSSUS,

Hélas! hélas ! infortuné! quel est mon sort! quel est le tien, ma mère (9) !

A-t-on remarqué comme cette image que nous citions tout à l'heure, cette image d'un pauvre oiseau arraché de dessous l'aile de sa mère, revient naturellement dans les discours de Molossus (10), qui l'a retenue et la répète avec l'éloquence enfantine de la douleur ?

Voici maintenant Ménélas qui hâte la marche de ses victimes, et dont la voix sombre et redoutable forme comme la basse de leur lugubre concert. Qu'on me passe ici cette expression, qui convient peut-être pour une scène d'une composition toute musicale.

MÉNÉLAS.

Allez au tombeau; sortis d'une ville ennemie, vous périrez tous deux par une double loi. Toi, c'est ma sentence qui t'immole, et ton enfant, celle de ma fille, celle d'Hermione. Quelle folie à un ennemi d'épargner son ennemi, lorsqu'il peut le faire périr, et délivrer ainsi sa maison de toute crainte (11)!

Dans sa détresse, dans son indignation, quel secours invoquera contre cette oppression la mère de Molossus ? Qui le croirait? le secours d'Hector ! C'est, ce me semble, un trait de génie, qui n'a point été remarqué, que cet appel inattendu, où éclate, au milieu des alarmes d'Andromaque pour le fruit d'une union qu'elle déteste, l'inviolable amour qu'elle conserve à son premier, à son seul époux.

ANDROMAQUE.

O mon époux, mon époux! ô fils de Priam! si ta main, si ta lance pouvaient combattre pour moi !

MOLOSSUS.

Infortuné! où trouver des chants magiques, pour conjurer le trépas (12)?

Ces paroles rappellent Andromaque, des pensées belliqueuses d'un autre temps , au sentiment de sa faiblesse, au langage de la servitude.

ANDROMAQUE.

Presse les genoux de ton maître, mon fils, implore-le.

MOLOSSUS.

O cher prince, cher prince, fais-moi grâce de la mort.

ANDROMAQUE.

Malheureuse ! mon cœur se fond ; et de mes yeux, comme des flancs obscurs d'une roche, distillent de tristes pleurs.

MOLOSSUS.

Hélas ! hélas ! comment pourrai-je me dérober à mes maux l

MÉNÉLAS.

Pourquoi tombera mes pieds? Prie plutôt les rochers ou les 279 flots. Je dois aux miens mon appui; mais pour toi je ne me sens rien. N'ai-je point consumé ma vie à prendre Troie et ta mère? Jouis du bonheur d'être son fils et descends avec elle aux enfers (13).

Ainsi, comme tout à l'heure, par une disposition symétrique, semblable, je le répète, à la distribution des parties d'un morceau lyrique, les cris plaintifs de la douleur et du désespoir sont coupés par cette terrible reprise de la haine implacable et féroce.

A la suite de ces scènes de douleur et d'effroi, arrivées à leur dernier terme, l'apparition subite et pourtant prévue de Pelée forme un coup de théâtre intéressant. Mais, il faut bien le remarquer, c'est un coup de théâtre, artifice presque inconnu jusqu'ici à la simplicité de la tragédie grecque. Elle ne se contente plus des révolutions nécessaires du cœur humain ; elle recherche, par la combinaison des accidents du drame, un effet de surprise.

Pelée arrive d'un pas aussi rapide que le lui permet sa vieillesse, et du plus loin qu'il peut se faire entendre, s'adressant à la foule et à Ménélas, il s'efforce de suspendre le fatal sacrifice qui allait s'accomplir. Enfin, il est parvenu jusqu'à Andromaque, et lui demande pour quelle raison et de quel droit, en l'absence de Pelée et sans l'aveu de Néoptolème, on l'a ainsi chargée de liens, pourquoi on la traîne à la mort avec son enfant, comme une brebis et son agneau (14), ajoute-t-il, par une de ces vives et familières figures qui animent si naturellement la poésie dramatique des Grecs.

Andromaque répond et dit au vieillard ce que sans doute il n'ignorait pas, mais ce qu'il a voulu se faire redire en présence de Ménélas. Elle fait valoir, avec l'éloquence et même l'art du malheur, tous les droits qu'elle a à sa protection; et, tombant à ses pieds, elle s'excuse de ne pouvoir, retenue comme elle l'est par des liens, porter une main suppliante vers son visage. Virgile, on se le rap- 280 pelle, a heureusement profité, dans son Énéide (15), de ce trait ingénieux et touchant :

Cette vierge sacrée et si chère à Pallas,
Cassandre échevelée, et par de vils soldats
Traînée indignement du fond du sanctuaire,
Levait au ciel ses yeux enflammés de colère ;
Ses yeux.... des fers, hélas! chargeaient ses faibles mains
(16).

Pelée ordonne qu'on délivre Andromaque ; Ménélas s'y oppose ; ils réclament, l'un l'autorité d'un roi dans ses États, l'autre celle d'un maître sur son esclave; une dispute, d'une violence homérique, s'engage entre les deux princes, qui se menacent de leurs sceptres et sont près d'en venir aux mains. Bientôt, dans des répliques développées, et qui se répondent, comme cela est fréquent chez Euripide, ils s'accusent et se justifient, cherchant à se blesser par des sarcasmes moqueurs et d'odieuses imputations. Dans le nombre se rencontrent des vers dont l'indiscrète application coûta, à ce que l'on raconte (17), la vie à Clytus. Comme Ménélas paraît tirer vanité de la guerre de Troie , Pelée se plaint de l'inégale distribution de la gloire. Lorsqu'une armée, dit-il, triomphe des ennemis, ce ne sont pas ceux qui ont travaillé à la victoire, c'est le général seul qui en recueille l'honneur (18).

Après une longue contestation, Ménélas cède enfin au double avantage de l'âge et du rang. Il reprend le chemin de Sparte, couvrant la honte de sa retraite par le prétexte d'une guerre qui l'y rappelle (19). Pelée revient auprès d'Andromaque ; il s'empresse lui-même à détacher ses liens, et invite à le seconder dans cet office le jeune 281 Molossus. Ses paroles sont pleines de pitié pour la mère, et de tendresse pour le fils, en qui le vieillard, malgré l'illégitimité de sa naissance, chérit un rejeton de sa race.

« Retirez-vous, esclaves; voyons si quelqu'un de vous m'empêchera de la délivrer. Relève-toi, malheureuse. Que moi-même, de mes mains tremblantes, je rompe ces nœuds redoublés. Comme ce méchant a maltraité des mains si délicates ! Pensais-tu donc garrotter un taureau ou un lion? avais-tu peur qu'elle ne s'armât d'une épée pour se défendre contre toi? Viens ici, viens, mon enfant ; aide-moi à détacher les liens de ta mère. Oh ! je t'élèverai à Phthie, pour les combattre un jour et les vaincre (20).... »

Ce discours, et le tableau qu'il retrace, sont véritablement d'une grâce et d'une naïveté charmantes. On en peut dire autant des remercîments d'Andromaque, mêlés d'un reste de crainte, et de la réprimande que lui adresse le vieillard, fier de la fermeté qu'il vient de montrer, et quelque peu blessé qu'on se défie ainsi de sa protection.

ANDROMAQUE.

O vieillard, que les dieux vous favorisent, vous et les vôtres, pour avoir sauvé mon enfant et sa pauvre mère. Mais prenez garde que, cachés dans quelque lieu solitaire de la route, nos ennemis ne nous surprennent et ne nous ravissent. Un vieillard, une faible femme, un jeune enfant! Oh! si, échappés au danger, nous allions y retomber de nouveau !

PÉLÉE.

Laissez là ces craintes de femme. Allez, allez. Qui oserait vous toucher? il s'en repentirait. Grâce aux dieux, nous avons dans Phthie assez de cavaliers et de fantassins, et nous ne sommes pas encore si affaiblis par l'âge que vous le pensez. 282 Un homme comme lui, je le vaincrais d'un seul regard, tout vieux que je suis. Un vieillard courageux vaut bien des jeunes gens. Que sert-il à un lâche d'être fort (21)?

J'ai traduit ce passage, qui nous montre l'humain, le généreux Pelée un moment emporté par un mouvement d'innocente jactance, parce qu'il m'a paru très propre à faire comprendre le génie libre et flexible de cette tragédie, qui s'approche ainsi sans crainte et sans effort des limites de la comédie. L'épopée faisait quelquefois de même. Chez Virgile (22), cet élève des Grecs, le bon Latinus, lorsqu'il traite avec Ênée, s'enchaîne lui-même, comme s'il avait conscience de sa faiblesse, par d'ambitieuses protestations d'inflexible fermeté. Ces personnages tragiques et épiques ont quelque chose de la comique énergie du Chrysale de nos Femmes savantes.

Pelée est parti, probablement pour Pharsale, avec ceux qu'il a si heureusement délivrés ; et le chœur, qui tout à l'heure lui donnait presque tort, dans sa dispute avec Ménélas, célèbre maintenant ses louanges. Gela n'a rien d'étonnant, puisque l'avantage lui demeure, et que le chœur, c'est le public. Ainsi, dans les pièces grecques, la foule elle-même avait son rôle, son caractère; elle s'y montrait, ce qu'elle est dans tous les temps et partout, rigide en paroles, mais timide en conduite; amie de la vertu malheureuse, mais complaisante pour le crime puissant; portée du reste à prendre parti pour le dévouement et le courage, toutes les fois qu'ils réussissent.

La duplicité d'action et d'intérêt est un défaut très rare chez les Grecs. Ils n'en étaient que trop défendus par l'excessive simplicité de leurs compositions. Euripide cependant y est tombé plus d'une fois mais, comme nous aurons occasion de le reconnaître dans la suite, moins par inadvertance que par système. De même que Térence ne faisait quelquefois qu'une comédie de deux 283 comédies de Ménandre, de même il arrivait à Euripide de rassembler dans une seule tragédie des sujets qui eussent offert à ses devanciers la matière de plusieurs tragédies distinctes. On aperçoit partout, dans son théâtre, le dessein d'ajouter à l'intrigue une complication nouvelle.

Ici, par exemple, après une première pièce, sur la rivalité d'Andromaque et d'Hermione, on en voit commencer comme une seconde, sur la mort de Néoptolème (23). Par une fatalité commune à un grand nombre des productions d'Euripide, et que n'ont pu surmonter les lois 'de la gradation, cette seconde pièce n'est pas, à beaucoup près, la meilleure. Nous ne pouvons savoir s'il y avait précédé ou suivi Sophocle, auteur d'une tragédie d'Hermione, précisément sur le même sujet (24), et dont quelque chose nous est connu par ce qui reste de l'imitation qu'en fit chez les Romains, après Livius Andronicus, Pacuvius (25).

Une esclave d'Hermione, sa nourrice, comme on l'a conjecturé (26) d'après l'expression de tendresse familière que lui a prêtée le poète, annonce que da maîtresse, troublée du sentiment de l'horrible action qu'elle a voulu commettre, effrayée du châtiment auquel l'exposent le départ de Ménélas et le retour prochain de son époux, veut se donner la mort. En effet, cette princesse paraît bientôt sur la scène, au milieu de ses esclaves qui 284 cherchent vainement à contenir ses transports, dans tout le désordre d'un désespoir, qui a paru à la plupart des critiques trop subit, trop peu motivé, et auquel la perversité du personnage ne permet pas de prendre beaucoup d'intérêt.

Tout à coup un étranger survient. Il se nomme Oreste, dit-il, se rend à Dodone pour y consulter l'oracle, et, passant par la Phthiotide, près du palais du fils d'Achille, a cru devoir venir s'informer du sort d'Hermione, sa parente. Celle-ci se jette à ses pieds, et, après lui avoir déclaré dans quel danger l'ont précipitée sa jalousie et ses entreprises contre Andromaque, elle le conjure de l'emmener pour la soustraire à tout ce qu'elle redoute. Oreste fait alors connaître qu'instruit de la discorde qui troublait la maison de Néoptolème, il est venu avec des hommes armés dans le dessein d'y reprendre une épouse qui lui fut promise et dont le mari d'Hélène et le fils d'Achille l'ont injustement frustré (27). Il annonce même obscurément qu'il a préparé, contre ce dernier, dans la ville de Delphes, où Néoptolème s'est rendu pour fléchir Apollon irrité contre lui, une trame à laquelle le mal- 285 heureux prince doit nécessairement succomber. Hermione consent, par son silence, à la mort de son époux, et suit ce libérateur qu'elle achète d'un tel prix.

Cette scène a justement révolté. La passion n'excuse ici ni Hermione ni Oreste  (28). L'une n'agit que par crainte, l'autre que par calcul de vengeance et d'intérêt : car ce n'est pas l'amour qui le presse, comme le supposent la plupart des critiques, et comme le leur ont fait croire les traducteurs; il recherche tout simplement un hymen à sa convenance, se l'assure, sans scrupule, par le rapt et l'assassinat.

Averti de ces événements, et sans doute arrêté par cette nouvelle dans sa marche vers Pharsale, Pelée reparaît sur la scène, et apprend du chœur le danger dont les complots d'Oreste menacent son petit-fils. Bientôt on vient lui raconter comment il a péri sous les coups des habitants de Delphes, ameutés contre lui (29).

Deux scènes seulement séparent les menaces d'Oreste du récit de cet accident tragique qui les accomplit. Cela est bien peu vraisemblable, si l'on songe surtout quelle est la distance de la ville de Phthie à celle de Delphes. Rien, il est vrai, dans le texte, comme on l'a dit (30), ne force de croire qu'Oreste ait été présent au meurtre préparé par ses intrigues. Quelques-uns (31) ont même pensé 286 que lorsqu'il l'annonce comme prochain, il est déjà commis. Mais, quoi qu'on doive admettre de ces hypothèses officieuses, il n'en reste pas moins vrai c/ue le poète s'est donné pour la durée de son action de grandes libertés, et de cet exemple, comme de beaucoup d'autres, on peut conclure que la règle de l'unité de temps, établie par les Grecs, et dont la présence continuelle du chœur leur faisait une loi, n'exerçait pas cependant sur leur théâtre une autorité aussi despotique que sur le nôtre.

On apporte à Pelée le corps de Néoptolème, et tandis qu'à cette vue il fait éclater ses regrets, Thétis, à qui il fut autrefois uni, lui apparaît. Elle l'engage à modérer l'excès de sa douleur; elle-même n'a-t-elle pas été réduite à pleurer un fils ? Elle lui ordonne d'ensevelir celui qu'il regrette au pied de l'autel pythien, dans le temple de Delphes, pour que ce tombeau y soit un monument éternel de* la violence de ses habitants. Andromaque épousera Hélénus et se retirera chez les Molosses, où doit régner son fils Molossus et sa postérité. Quant à Pelée, il recevra de la déesse qui l'honora de son alliance le don de l'immortalité; il en jouira, près d'Achille, dans l'île de Leucé, demeure des héros, des bienheureux.

Cette intervention commode d'une divinité, qui vient, au signal du poète, concilier par ces paisibles arrangements les divers intérêts du drame, pourvoir à la vengeance de Néoptolème, à l'établissement de sa race, et comme à la retraite de son aïeul, nous paraît, avec raison, un dénouement assez froid. Il avait alors une sorte d'intérêt local, qui le ranimait un peu. Il rappelait aux Grecs les traditions fabuleuses de leur histoire, expliquait l'origine obscure de leurs monuments, consacrait l'antiquité d'une famille royale qui depuis longtemps régnait dans la Grèce, et de laquelle devait dans la suite se vanter de sortir .Pyrrhus, l'ennemi des Romains (32).

287 Il paraît, en outre, qu'Euripide n'avait pas négligé, selon sa coutume, de donner à cette pièce le mérite des allusions contemporaines, mérite quelquefois utile au succès d'un drame, mais seulement auprès des contemporains. Ainsi l'on y trouve de très nombreuses (33) et très violentes tirades contre Sparte (34), qui prouvent avec évidence que la pièce fut composée à une époque de rupture et d'inimitié entre les deux républiques, soit la huitième, soit la treizième, soit la vingtième année de la guerre du Péloponnèse (35). On y trouve aussi des passages (36) qui semblent être la satire d'une forme d'administration introduite, vers cette même époque, par suite des malheurs de la guerre, dans le gouvernement d'Athènes (37). Ce n'est pas tout : la censure perpétuelle (38) d'un double hyménée, la vive peinture du trouble qui peut en résulter pour les familles, se rapportaient soit à la loi de Périclès, qui avait consacré l'état et les droits des enfants illégitimes (39), soit à une autre loi dont on ignore l'auteur, dont l'existence même paraît douteuse, et qui, pour réparer les pertes de la guerre et de la peste, avait, prétend-on, autorisé la bigamie (40). Dans ce dernier système, Euripide, qui, comme Socrate, aurait, dans un âge assez avancé, profité follement de l'indulgence de la législation, aurait aussi, pour expier son imprudence et pour la réparer, travaillé à l'abolition de la fatale loi, par cette sorte de remontrance que permettait la liberté du théâtre, et qui était comme le droit de pétition d'Athènes.

Mais, je le répète, pour nous, ces intentions détournées sont absolument perdues, et je me persuade qu'auprès des Athéniens eux-mêmes, à qui elles n'échappaient 288 pas et qui y trouvaient du plaisir, elles nuisaient, par leur multiplicité, au véritable intérêt de l'ouvrage. Ce n'est jamais impunément qu'on transforme une pièce de théâtre en un pamphlet politique.

N'est-il pas remarquable que cet esprit d'allusion ait dénaturé certains caractères ; que la rudesse des rôles de Ménélas et d'Hermione, exprimée d'ailleurs avec énergie, si elle ne pouvait l'être avec charme, ait été à dessein exagérée (41) dans le dessein d'offrir une image maligne, une odieuse allégorie de la violence et de la perfidie reprochées par Athènes à sa rivale Lacédémone ?

Si les souvenirs nationaux, les traits de localité et de circonstance dont abonde cette tragédie, sont sans effet pour nous, si plusieurs de ces personnages nous repoussent par l'expression ou trop chargée ou trop fidèle de la barbarie, que peut-il donc lui rester qui nous y attire? Uniquement ce que je me suis attaché à faire ressortir dans cette analyse, les peintures touchantes et dans le génie d'Euripide, que présentent soit la fidélité de l'esclave troyenne, soit l'humanité du vieux et faible Pelée, soit l'innocence de Molossus, soit enfin l'héroïsme maternel si vrai, si simple de ce rôle d'Andromaque que deux grands poètes ont dignement loué en l'imitant.

Je ne puis en venir de l'ouvrage d'Euripide à celui de Racine, sans m'arrêter à un morceau célèbre (42) placé entre eux dans l'ordre du temps, et qui leur sert comme de lien. L'inspiration du poète grec a été recueillie par Virgile, qui l'a transmise, plus pure peut-être et plus vive encore, au poète français. Ainsi, pour emprunter à l'antiquité (43) une figure prise de ses usages (44), dans le 289 stade d'Athènes, le flambeau que se passaient les coureurs arrivait tout éclatant jusqu'au bout de la carrière.

On me pardonnera de traduire en prose les vers de Virgile. L'élégante traduction de Delille ne leur a pas toujours conservé ce caractère de simplicité que l'auteur de l'Énéide tenait des Grecs non moins que de son génie, et qui est un des principaux objets de notre étude.

Énée raconte que, conduit en Épire par les hasards de son voyage, il y apprit une nouvelle étrange. Un fils de Priam, Hélénus, régnait sur les Grecs; il possédait la couche et le sceptre de Pyrrhus, et Andromaque avait retrouvé en lui un époux troyen.

« Je m'étonne et brûle d'entretenir ce héros, de l'interroger sur ces grands événements. Je quitte ma flotte et le rivage, et m'avance vers la ville. Ce jour même? non loin des portes, dans un bois sacré, aux bords d'un faux Simoïs, Andromaque offrait à la cendre d'Hector un sacrifice solennel et des présents funèbres; elle appelait ses mânes auprès d'un vain tombeau, de deux autels de gazon, consacrés par elle à de chers souvenirs et qui faisaient couler ses larmes. Lorsqu'elle m'aperçoit de loin, lorsqu'elle voit autour d'elle les armes de Troie, éperdue, interdite, frappée de cette vision inattendue, tout son corps se roidit, la chaleur l'abandonne, elle tombe, et un long temps s'écoule avant qu'elle puisse me dire : « N'est-ce point une « trompeuse image? est-ce bien toi qui viens t'offrir à mes yeux, fils d'une déesse? vivrais-tu en effet? ou, si tu ne jouis plus de la lumière, dis-moi où est Hector. » A ces mots, elle répand des torrents de larmes et remplit tout le bois de ses cris. Au milieu de ses transports, à peine puis-je moi-même, dans mon trouble, trouver pour lui répondre quelques paroles sans suite, quelques sons entrecoupés : « Oui, je vis; oui, je traîne encore mes jours parmi toutes les misères. N'en doute point; ce que tu vois, n'est point un songe... Et toi, autrefois unie à un tel époux, toi, tombée dé si haut, quel est aujourd'hui ton sort? Aurais-tu revu une fortune digne de toi? L'Andromaque d'Hector est-elle la femme de Pyrrhus? » Elle baissa les yeux et d'une voix affaiblie : « Heureuse, dit-elle, entre toutes, la fille de Priam, condamnée à mourir a sur une tombe ennemie, au pied des murailles de Troie! Elle ne s'est point vue soumise à la honte d'un partage, comme un vil butin; elle n'est point entrée, captive, au lit d'un vainqueur et d'un maître. Nous, hélas! arrachée de notre patrie en cendres, traînée de mers en mers, il 290 nous a fallu subir les orgueilleux caprices du fils d'Achille, et devenir mère au sein de la servitude. Cependant Pyrrhus recherche l'hymen d'Hermione et l'alliance de Sparte; il m'abandonne, esclave, aux bras de l'esclave Hélénus. Indigne qu'on lui enlève l'épouse qui lui fut promise, poussé par les Furies vengeresses, Oreste surprend son rival sans défense et l'égorgé aux pieds des autels. Par la mort de Néoptolème, une moitié de ses États devint le partage d'Hélénus ; il l'a nommée Chaonie, en mémoire du troyen Chaon; il a bâti, sur ces collines, une nouvelle Pergame. Mais toi, quels vents, quels destins t'ont conduit? tu ne pouvais connaître notre histoire ; sans doute qu'un dieu t'a poussé vers nos bords. Et Ascagne vit-il toujours, jouit-il de la lumière?— dans un âge si tendre, songe-t-il quelquefois à la mère qu'il a perdue ? se forme-t-il déjà aux antiques vertus, aux sentiments d'un homme et d'un guerrier? sent-il qu'il est le fils d'Énée et le neveu d'Hector? » Tels étaient ses discours, interrompus de ses larmes et de ses longs et vains gémissements lorsque, sorti des remparts, avec une suite nombreuse, le noble fils de Priam, Hélénus, vient à notre rencontre; il accueille ses concitoyens, il les conduit joyeux vers son palais, et aux plus doux entretiens il mêle de nombreuses larmes. J'avance, et reconnais une petite Troie, une image de la grande Pergame, un ruisseau aride décoré du nom de Xantbe, et)e baise, en entrant, le seuil d'une autre porte Scée (45)...».

A ces détails touchants succèdent, un peu longuement, un peu froidement, les révélations prophétiques qu'Énée obtient d'Hélénus. Ils reparaissent, au départ des héros, dans le tableau des adieux que lui adressent ses hôtes:

« .... Non moins attendrie que son époux, non moins sensible à notre départ, Andromaque offre au jeune Iule des vêtements de pourpre, enrichis d'une broderie d'or, un manteau phrygien, de précieux tissus, « Reçois aussi, lui dit-elle, aimable enfant, ces ouvrages de mes mains ; qu'ils soient pour  toi un souvenir d'Andromaque; qu'ils te rappellent longtemps l'amitié de l'épouse d'Hector. Prends-les : ce sont, hélas, les derniers dons de tes proches, ô toi, la seule image qui me reste de mon Astyanax ! Voilà ses yeux, ses traits, la grâce de son maintien ! Il aurait aujourd'hui tan âge ; il serait comme toi dans la fleur de l'adolescence (46) .. »

Je ne crains pas que cette citation, quoique longue, 291 paraisse une digression. N'est-ce pas un commentaire bien instructif et surtout bien intéressant de la poésie grecque, que cette autre poésie, formée à son image, qui l'explique par sa ressemblance et aussi par le mélange de traits un peu divers ?

Ceux de mes lecteurs à qui ma faible version a rappelé le souvenir des vers admirables de Virgile, auront sans doute remarqué comment l'expression naïve et familière d'Euripide y prend un tour plus élégant et plus élevé. C'est la même simplicité de mœurs, la même vérité de sentiments; ce n'est plus tout à fait le même accent, le même langage ; il y a moins de cette vivacité, de cet abandon, de cette négligence si conformes à la nature, qu'il semble que l'art se soit borné à l'écouter et à transcrire fidèlement ses discours.

Cette différence tient sans doute en partie à celle de deux genres de composition qui peignent l'homme, l'un par l'action, l'autre par le récit, et doivent nécessairement avoir, le premier une plus grande liberté de mouvements, le second une allure plus mesurée. Mais elle tient davantage encore à cette perfection progressive de formes, qui, dans tous les arts, polit la rudesse primitive du modèle et finit quelquefois par en effacer l'expressive physionomie. Telle ne fut pas, je me hâte de le dire, la perfection de Virgile, placé comme notre Racine à cette époque heureuse où La pureté, la finesse de la touche corrigent, sans la refroidir et la glacer, la hardiesse du pinceau, et conservant à son œuvre le sentiment et la vie, y ajoutent la grâce et la noblesse.

La situation des deux Andromaque, d'Euripide et de Virgile, est absolument la même. Dans un sujet si délicat, l'un et l'autre poète ont également fait prévaloir la dignité morale. Mais là une expression franche et libre rappelle la chaste nudité de la statuaire antique ; ici paraît déjà cette pudeur craintive de l'art moderne qui lui fait voiler ses figures. L'Andromaque grecque avoue sans détour une faute involontaire : elle s'abandonne, sans contrainte, aux affections nouvelles qu'une union forcée a 292 mêlées dans son cœur avec l'amour encore vivant d'Hector. L'Andromaque latine n'a fait que traverser la servitude et ses outrages ; elle conserve à peine quelque trace de son atteinte ; elle en repousse avec confusion le souvenir presque oublié ; sa pensée est tout entière, en dépit du «sort qui a si cruellement disposé d'elle, au culte toujours fidèle, aux souvenirs sans cesse présents d'un premier hymen. Cette pure et noble figure est bien du même poète qui a fait dire à Didon, près de faillir : « Celui qui, le premier, m'unit à son sort, celui-là a emporté avec lui mes amours ; qu'il les possède, qu'il les garde éternellement dans la tombe ! »

Ille meos, primus qui me sibi junxit, amores
Abstulit : ille habeat secum servetque sepulcro (47) ;

qui a inspiré ces beaux vers à Racine :

Ma flamme par Hector fut jadis allumée ;
Avec lui dans la tombe elle s'est enfermée (48).

Un de nos contemporains, qui, dans une des plus célèbres productions de cet âge a mêlé aux imaginations du poète, aux considérations du philosophe et de l'historien, une grande sagacité de critique, a fort bien montré comment les idées chrétiennes ont encore épuré dans l'œuvre de Racine ce personnage d'Andromaque (49). Je reviendrai tout à l'heure aux idées que lui a fournies cette vue nouvelle; mais c'est ici le lieu de lui reprocher quelque injustice envers les devanciers, et, on peut le dire, les précurseurs de Racine. L'Andromaque de l'Énéide lui paraît plus épouse que mère : mais oublie-t-il donc qu'auprès de cet autel consacré de ses mains à la mémoire 293 d'Hector, elle en a élevé un autre à la mémoire d'Astyanax ? oublie-t-il ses touchants discours au jeune Ascagne, en qui elle retrouve une image de ce fils qu'elle a perdu ? Cela ne suffit-il pas à sa situation, et n'est-il pas naturel qu'elle en dise et en fasse moins que lorsqu'elle a encore un fils vivant à aimer et à défendre ? Quant à l'Andromaque d'Euripide, le même écrivain l'accuse, je ne sais en vérité pourquoi, d'un caractère à la fois rampant et ambitieux > qui détruit le caractère maternel. Je ne lui ai remarqué, pour moi, d'autre ambition que l'ambition, certes bien maternelle, de sauver son enfant, et si parfois elle s'abaisse, elle qui oppose constamment aux injures et aux menaces une dignité tranquille, c'est dans un intérêt qui ennoblit aux yeux d'une mère la plus humble posture.

Une mère à vos pieds peut tomber sans rougir,

fait dire Racine à Clytemnestre.

Racine, à qui me ramène cette citation, n'a emprunté que bien peu de chose à la pièce d'Euripide (50) et à ceux des vers de Virgile qui en contiennent comme l'analyse et l'argument. Cela se réduit à l'idée première, je l'ai déjà dit, de la rivalité de Pyrrhus et d'Oreste, de la jalousie d'Hermione contre Andromaque. En passant de l'ouvrage ancien dans l'ouvrage moderne, cette rivalité, cette jalousie ont entièrement changé de nature, et sont devenues ce qu'elles n'étaient certainement pas d'abord, des effets de l'amour. Dans un sujet emprunté à des temps barbares, et où il s'agit du meurtre d'un enfant, se sont introduites les délicatesses de la passion, telle que l'a faite notre politesse sociale. On a pu, non sans raison, reprocher à Racine ce contraste entre l'acte féroce qui fait le fond de sa pièce et les affections tendres qui la remplissent (51), ce déguisement des mœurs brutales d'une société 294 naissante sous les formes élégantes et gracieuses de la civilisation la plus avancée. Mais, la critique une fois admise, et on ne peut refuser de l'admettre, il ne reste qu'à admirer la science profonde du cœur, la vérité des sentiments, l'éloquence de l'expression, toutes les grâces de la poésie et du style qui font de cet ouvrage un des monuments les plus beaux, les plus achevés de notre théâtre et de notre langue ; ajoutons, ce qui est surtout de notre sujet, une production si étrangère à l'imitation, si originale.

C'est surtout de ce dernier caractère que me paraît briller le personnage d'Andromaque, tout emprunté qu'il est à l'antiquité. « Il ne s'agit point ici, c'est Racine que je laisse lui-même expliquer son œuvre (52), il ne s'agit point ici de Molossus; Andromaque ne connaît point d'autre mari qu'Hector, ni d'autre fils qu'Astyanax. J'ai cru en cela me conformer à l'idée que nous avons maintenant de cette princesse. La plupart de ceux qui ont entendu parler d'Andromaque, ne la connaissent guère que pour la. veuve d'Hector et pour la mère d'Astyanax. On ne croit point qu'elle doive aimer ni un autre mari ni un autre fils; et je doute que les larmes d'Andromaque eussent fait sur l'esprit de mes spectateurs l'impression qu'elles y ont faite, si elles avaient coulé pour un autre fils que celui qu'elle avait eu d'Hector. »

Ainsi, c'est d'après nos idées que Racine a réformé ce rôle ; il en a effacé la tache que lui avaient imprimée les outrages de la servitude antique; ce qu'elle n'avait pu dégrader, ces sentiments déposés dans le sanctuaire inviolable de l'âme, il l'a rendu plus pur encore de tout mélange. Et en même temps, l'éloquence de son héroïne a acquis plus de dignité, de grâce, de délicatesse; il n'a pas craint de lui prêter, sous l'inspiration des mœurs contemporaines et non des modèles grecs ou latins, jusqu'à cet art innocent de tourner à son avantage une passion qu'elle repousse et qu'elle déteste.

295 Que reste-t-il à ajouter pour compléter la revue des traits modernes de notre Andromaque ? ce qu'en écrit Chateaubriand, dans le passage que j'ai déjà cité.

« Lorsque la veuve d'Hartor dit à Céphisa, dans Racine :

Qu'il ait de ses aïeux un souvenir modeste;
 Il est du sang d'Hector, mais il en est le reste.

qui ne reconnaît la chrétienne? C'est le deposuit potentes de sede. L'antiquité ne parle pas de cette sorte, car elle n'imite que les sentiments naturels ; or, les sentiments exprimés dans ces vers de Racine ne sont point purement dans la nature ; ils contredisent au contraire la voix du cœur. Hector ne conseille point à son fik d'avoir de ses aïeux un souvenir modeste ; en élevant Astyanax vers le ciel, il s'écrie :

« Ô Jupiter, et vous tous dieux de l'Olympe, que mon fils règne, comme moi, sur Ilion, qu'il obtienne l'empire entre les guerriers. Qu'en le voyant revenir tout chargé des dépouilles de l'ennemi, on s'écrie : Celui-ci est encore plus vaillant que son père (53) ! »
« A la vérité, l'Andromaque moderne s'exprime à peu près ainsi sur les aïeux d'Astyanax. Mais, après ce vers :

Dis-lui par quels exploits leurs noms ont éclaté,

elle ajoute :

Plutôt ce qu'ils ont fait, que ce qu'ils ont été.

« Or, de tels préceptes sont directement opposés au cri de l'orgueil ; on y voit la nature corrigée, la nature plus belle, la nature évangélique. Cette humilité que le christianisme a répandue dans les sentiments, et qui a changé pour nous le rapport des passions, perce à travers tout le rôle de la moderne Andromaque.... »

296 Bien peu d'années avant que ce passage fût écrit, La Harpe s'écriait dans son Cours de littérature : Quel modèle que ce rôle d'Andromaque ! comme il est grec ! comme il est antique ! Oui, sans doute, par la perfection du goût et du langage, par le naturel et la vérité ; mais, quant à la nature des sentiments, qui ne lui confirmerait cette qualification de moderne que lui a donnée l'auteur du Génie du Christianisme ?

Ce rapprochement peut faire comprendre quelle nouveauté a dû rendre aux sujets les plus vieux, et en apparence les plus usés, l'esprit qui pousse aujourd'hui la critique à comparer les productions des arts avec les époques d'où elles sont sorties ; esprit sérieux, qui élève et agrandit les recherches littéraires, en les transportant dans le domaine de l'histoire et de la philosophie.

 

(1)  Première préface d'Andromaque.

(2)  Cf. Hecub., 60 sq., Plaut., Captiv., II, 1, 45,49.

(3) Voyez ce que dit de ce passage l'abbé Souchay dans une Dissertation sur l'Élégie, Mémoires de l'Académie des belles-lettres, t. VII, p. 3S5

(4) Argum. Andromach. Peut-être comme on l'a quelquefois remarqué, faut-il entendre par τῶν δευτέρων que la pièce est du nombre e celles qui, dans les concours, n'obtinrent que la seconde place.

(5) J'ai suivi, à partir de cet endroit, dans l'ordre des vers, l'arrangement proposé par Musgrave et adopté par d'autres éditeurs.

(6) Ces souvenirs sont éloquemment rappelés dans les fragments

suivants de l''Andromaque d'Ennius, que nous ont conservés Cicéron (Tusc.l III, 19 ; de Orat., I, 64; III, 58; Tusc, I, 35, 44) et Varron {de Ling. lat., IX. Cf. O. Ribbeck, Trag. latin, reliq., 1852, p. 21 sqq.) :

................ Quid petam
presidii ? quid exsequar? quo nunc aut exsilio aut foga
Freta sim? Arce et urbe sum orba; quo accedam,quo applicem?
Cui nec patriae arae domi stant : fractœ et disjectœ jacent ?
Fana flamma deflagrata, tosti alti stant parietes
Deformati, atque abiete crispa....

O pater, o patria, o Priami domus,
Septum altisono cardine templum :
Vidi ego te, adstante ope barbarica,
Tectis cœlatis, laqueatis,
Auro, ebore, instructum regifice...

Haec omnia vidi inflammari,
Priamo vi vitam evitari,
Jovis aram sanguine turpari....

Vidi, videreque passa sum œgerrime,
Curru Hectorem quadrijugo raptarier....

Hectoris natum de muro jactarier.

« Où chercher, où trouver un appui ? Quel exil, quelle fuite me sauvera? Je n'ai plus ni citadelle ni ville : où sera mon refuge? Je n'ai plus même les autels paternels : ils sont brisés, dispersés. De nos temples ravagés par la flamme, il ne reste plus debout que des murailles noircies, désolées.... Ô mon père, ô ma patrie, 6 maison de Priam, demeure aux portes retentissantes; je t'ai vue avec tes richesses, ton éclat, tes voûtes, tes sculptures, tes lambris royalement embellis d'or et d'ivoire.... Oui, j'ai vu tout cela livré aux flammes; j'ai vu Priam arraché de force à la vie, et souillant de son sang l'autel de Jupiter.... J'ai vu, le cœur plein de tristesse, Hector traîné par les chevaux d'Achille.... J'ai vu le fils d'Hector précipité des murs de Troie.»

(7) V. 385-421.

(8)  V, 442.

(9)  V. 494-506.

(10) V. 497 sq.

(11) V. 507-514.

(12) V. 515-519.

(13)  V. 520-535.

(14)  V. 548..

(15) Il, 403.

(16) Trad. de Delille.

(17)  Voyez t. I, p. 138 sq.

(18) V. 684-687.

(19) V. 723 sqq. Ce passage où Ton a vu quelquefois une allusion à une guerre réelle, est un de ceux dont on s'est servi pour assigner par conjecture une date à Y Andromaque. Samuel Petit, Miscellan., lib. III, ch. xvi, Bœckh, Grœc. trag.princ, xv, s'en sont autorisés pour rapporter la représentation de cette tragédie à la deuxième année de la xce olympiade. M. Th. Fix, Eurip., éd. F.Didot, 1843, Chronol. fabul., p. ix, se range à l'avis de ceux qui ne soient dans les paroles de Ménélas qu'un prétexte imaginé à l'instant pour se tirer d'une situation embarrassante, sans qu'il y faille chercher subtilement une intention secrète du poète.

(20) V. 706-715.

(21)  V. 741-756.

(22) Aen.,XII, 203.

(23)  Elle semble annoncée à la fin de l'Oreste, v. 1648 sqq. Cette duplicité d'action, reconnue jusqu'ici par tous les critiques, M. Hartung, dans son Euriid. restitut. 1844, t. II, p. 108 sqq., s'applique à la faire disparaître au moyen d'une explication nouvelle du sujet de la pièce. Ce sujet c'est, selon lui, la ruine de la maison de Pelée par suite de ses rapports avec la famille des Atrides.

(24)  Eustathe, ad Hom. Odyss. IV; Schol. Eurip., Orest., 1649; cf. Hyg., Fab. cxxiii.

(25) Sur la restitution difficile de ces pièces, voyez, en dernier lieu, E. A. J. Abrens, Sophocl. fragm., éd. F. Didot, 1842, p. 291; O. Ribbeck, trag. lat. reliq. 1852, p. 3, 80, 320.

(26) Hardion, sur l'autorité du scoliaste et d'un manuscrit de la Bibliothèque du Roi, n° 2793. Mém. de l'Acad. des belles-lettres, t. IX, p. 36 sqq. La plupart des éditions la désignent par le mot Τροφός.

(27)  Dans l'Hermione de Sophocle (voyez page précédente), autant qu'on peut le conjecturer par les fragments de l'Hermione de Pacuvius, Oreste et Néoptolème se disputaient Hermione en présence de Ménélas. A cette contestation peuvent se rapporter les vers suivants conservés par le grammairien Nonius (v. v. Flexanima, Dicere, Aptus, Autumare) :

O flexanima, atque omnium regina rerum o ratio....
Prius data est, quam tibi dari dicta, aut quam reditum est Pergamo....
Quod ego, in acie celebre objectans vitam, bellando aptus sum....
Quid benefacta mei patris, cujus opéra te esse ultum autumant.

ORESTE OU NÉOPTOLÈME.

O parole qui changes les cœurs et gouvernes toutes choses!...

ORESTE.

On me la donna, avant qu'il fût question de te la donner, avant que les Grecs fussent revenus de Troie

NÉOPTOLÈME.

Ce que j'ai acquis au prix de mes dangers, en exposant ma vie dans les combats (tu me le disputes ?)...

ORESTE.

Où sont les services de mon père, par lesquels on sait que tu as obtenu vengeance?...

(28) Il en est autrement chez Ovide, où Hermione réclame aussi le secours d'Oreste, par une lettre, qui atteste leur amour mutuel, mais, comme dans toutes les pièces du même recueil, en termes plus élégants, plus ingénieux que passionnés, et d'une coquetterie de pensée et de style bien peu d'accord avec de si tragiques aventures. Voyez Héroïd. Épistol. VIII, Hermione Orestae; cf. Trist., II, 399.

(29)  Peut-être au récit correspondant de l'Hermione de Sophocle appartenait ce que Pacuvius a ainsi traduit ou imité (voyez Varron, de lng. lat.,  IV; Nonius, v. Clypeat.) :

Currum liquit, chlamyde contorta astu clypeat brachium.

«  Il a quitté son char et de sa chlamyde, roulée autour de son bras, il se fait un bouclier. »

(30) Hardion, Mémoires de l'Acad. des belles-lettres, t. VIII, p. 264 sqq. contredit par Musgrave, Heath, Brunck, suivi par Boissonade (Notulae in Andromachen; Eurip., t. II, p. 353),

(31)  Prévost et autres, mais non Métastase, qui, dans le chapitre de ses malignes Observations consacré à l'Andromaque. traite d'impardonnable l'invraisemblance qu'on peut ici reprocher à Euripide.

(32) Plutarch.. Vit. Pyrrh., 1.

(33) V. 320, 446, 462, 581, 724, 762 sqq., etc.

(34)  Schol. Eurip., Orest., 365; Androm., 445.

(35)3. Samuel Petit, ibid. Cf. Bœckh, ibid.; God. Hermann, Praefat. ad Andromachen; Clinton, Fast. hellenic, p. 79; Hardion, ibid, p. 264, 276.

(36) V. 470, 477, 692 sqq.

(37) Hardion, ibid. Cf. Th. Fix, ibid.

(38). V. 177, 465 sqq., etc.

(39) Hardion, ibid.

(40) L. Racine, Mémoires de L'Acad. des belles-lettres, t,X, p. 311 sqq.

(41)  C'est peut-être par la. même raison que Ménélas est montré sous un jour si fâcheux dans l'Oreste. Voyez plus haut, p. 263 sq.

(42) Je ne parle pas de l'Andromaque d'Ennius, citée plus haut (p. 276) ; elle n'était pas, à ce qu'il semble, imitée de l'Andromaque d'Euripide, et se rapportait plutôt à un épisode de ses Troyennes. De l'Andromaque d'Attius on ne sait rien, absolument, que son existence.

(43) Lucret., de Nat. Rer., II, 78.

(44) Voyez t. I, p. 299 sq. 

(45) Aen.,III, 294-351.

(46) Ibid., 482-491.

(47)  Aen., IV, 28.

(48) Acte III, se. iv.

(49) Génie du christianisme, II» partie, liv. II, ch. YI. M. Saint-Marc Giradin a depuis, en 1843, dans le chapitre xiv de son Cours de littérature dramatique, où il est question de l'Amour maternel, curieusement étudié le caractère d'Andromaque dans Homère, dans Euripide et dans Racine.

(50) « Liberius eamdem Racinius Gallus imitatus est, » dit M. Hartung, ibid., p. 125, avec raison sans doute, mais sans grande connaissance de cause, puisqu'il ajoute : « cujus drama neque ipsum mini» neque quae de eo a Gallis scripta sunt, innotuisse fateor. »

(51) Manzoni, Lettre à M. C... (Chauvet) sur l'unité de temps et de lieu dans la tragédie.

(52) Seconde préface d'Andromaque.

(53) Iliad., VI, 476.