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Meyer, Maurice
Études sur le théâtre latin.
Paris : Dezobry : E. Magdeleine, 1847

III

LES FEMMES.

On a dit que la tragédie apprend à fuir la vie et la comédie à l'arranger. Il y a du vrai dans cette spirituelle définition. L'antique tragédie, qui n'a pour éléments que des caractères d'exception et l'inévitable action de la destinée, qui se noue par des malheurs et se dénoue par une catastrophe, la tragédie fait détester la vie : elle en découvre les maux. La comédie qui vit d'observation, qui cherche ses sujets dans la vie commune plutôt que dans les situations extraordinaires, qui place le beau dans le vrai et non dans le surhumain, qui enfin met tout à la merci de la finesse et se termine d'ordinaire par le triomphe du plus habile, la comédie nous enseigne la prudence dans la vie : elle en montre les détours, mais aussi l'issue facile. C'est là ce qui la distingue de la tragédie et ce qui la fait plus généralement goûter.
Savoir arranger sa vie ! n'est-ce pas là toute la vie? J'imagine que Plaute sut mieux ordonner la sienne après avoir perdu sa fortune et tourné la meule chez un maître, qu'il mit plus d'observation et de finesse dans les trois comédies qu'il composa alors et dans les suivantes, et qu'il y donna de plus utiles leçons de prudence. Il venait de retremper son talent à la meilleure école, à celle où l'on apprend le mieux le secret de la vie et des hommes : il venait de connaître le malheur après avoir goûté de la prospérité. La fortune qui nous échoit à la suite d'une vie obscure nous cause une sorte d'enivrement et nous fait le plus ordinairement illusion sur la réalité. On oublie ou on ignore les maux de la vie sociale et l'on est disposé à excuser ceux que l'on connaît. Ce qui corrige nos illusions, ce sont les revers après la fortune. Aucun éblouissement ne trompe plus nos yeux; nous avons un intérêt pressant d'étudier les caractères qui nous entourent, de pénétrer les causes du mal, d'en éviter des atteintes nouvelles ; et pourvu que nous soyons d'une humeur ferme et naturellement gaie, comme semble l'avoir été Plaute, nous jugeons, non pas avec aigreur, mais avec justesse.
Je ne suis pas indifférent à cet épisode de la vie de .Plaute, qui nous le montre aux gages d'un meunier après s'être enrichi au théâtre.
Quoiqu’il fût toujours rapproché du peuple par sa condition ou par ses goûts, il y a cependant telle vérité d'observation des Captifs ou du Fanfaron qui lui aurait échappé, je pense, s'il n'avait éprouvé personnellement, dans l'obscurité d'un sort subalterne, combien l'esclavage s'ennoblit par la fidélité, et combien l'orgueil se ridiculise par la jactance. Il y a de même dans le Misanthrope plus d'un trait que Molière aurait négligé, si' des chagrins d'intérieur n'étaient venus apporter un aliment de plus à son génie et ajouter à la vérité du portrait.
Pour Térence, à part bien d'autres raisons qui viennent de son caractère, je dois avoir moins de confiance en lui, après ce que je viens de dire. Térence, si ses biographes ont dit vrai, eut à Rome la vie la plus douce et la plus fortunée. Les revers avaient précédé. Ce rôle de commensal des grands, ces applaudissements qu'il recherchait et donnait au milieu de leurs festins joyeux, cette figure gracieuse dont Suétone nous parle, toutes ces délices d'enfant gâté en échange desquelles il permettait à ses hôtes de retoucher ses pièces, me semblent avoir dû laisser peu de place à la vérité et à l'observation. On voit mieux d'en bas que d'en haut ; et, dans la vie aristocratique il y a, avec les éblouissements qu'elle devait causer à l'affranchi Térence, une élégance menteuse dont ses oeuvres se sont fardées aux dépens du vrai. L'excès du bonheur a gâté ce talent un peu triste qui avait déjà tant de dispositions à oublier le naturel. Quand il accouple deux pièces de Ménandre pour en tirer une seule, quand il se traîne dans l'ornière de l'imitation, non seulement des Grecs, mais des latins ses contemporains, il faut lui savoir gré d'un peu de vraisemblance, à défaut de vérité.
Je préfère donc Plaute pour sa verve libre souvent jusqu'à l'incorrection, pour son bon sens rempli de bonne humeur, qui brave à tout instant la gêne et le clair-obscur. Cet oubli de la mesure, qui est pour nous une des parties les plus intéressantes de son talent, parce qu'elle nous révèle le fond véritable de cette société trop discrète sur sa vie intérieure, ce mensonge si transparent d'une étiquette grecque pour dissimuler, ou plutôt pour mieux faire ressortir des caractères tout Romains, tout en lui m'attache et m'instruit. Cette ville de Rome si remplie de turpitudes bourgeoises, ces maisons de débauche plus animées, plus curieuses que le foyer domestique, mais qui ne sauraient remplacer la famille qui, dans l'antiquité, n'était pas mêlée à la société, ces valets insolents qui se vengent de la servitude par l'effronterie, je les étudie à l'aise, je les vois sans fard dans le panorama du grand comique. Plaute est pour moi le chroniqueur préféré de la bourgeoisie Romaine. Seulement, il raconte et montre tout à la fois. Il est plein de gaîté, mais il est sérieux au fond. Il a de l'esprit, souvent trop d'esprit peut-être, mais son esprit ne sacrifie pas la vérité. Ce ne sont pas les grandes scènes du Forum, ce n'est pas le spectacle du patriotisme Romain. que je vais chercher là, ce sont les commérages et les vices de cette rue des Toscans que Lucilius dénoncera aussi, c'est le ménage de la plèbe Romaine, c'est comme les coulisses du forum dont je deviens le témoin. Il est pour la bourgeoisie de Rome ce que sera Tallemant des Réaux pour les ruelles du 17e siècle ; seulement c'est Tallemant moins la calomnie et avec un grain de poésie de plus.
Cette poésie, mêlée d'alliage, a eu, je le sais, ses détracteurs. Horace en fut. Mais je crois à peine nécessaire ici de défendre Plaute contre Horace. Le gros sel de l'un ne devait guère complaire au goût raffiné de l'autre. Horace est un critique nourri de l'art grec. En politique, il a gardé quelque chose de la vieille indépendance Romaine ; en littérature, il a oublié sont origine. Voyez plutôt ce Livius Andronicus qu'il étudiait dans son enfance à l'école du sévère Orbilius, Atta, Pacuvius, Afranius et tant d'autres noms consacrés par le temps et le génie, il s'étonne qu'on les admire, il cherche à affaiblir leur gloire. Le vers saturnin, dont l'origine remonte aux premiers essais de la littérature Romaine , à Naevius, par exemple, ce vers lui paraît une chose horrible horridus ille numerus Saturnius. C'est là d'ailleurs le défaut des siècles de perfection sociale. Lorsque les mœurs ont acquis toute leur politesse, quand la langue a atteint son moment le plus parfait, il semble que la prospérité littéraire présente fasse oublier les tâtonnements naïfs; la veine originale du passé et que les jeunes poètes, les heureux du jour doivent ridiculiser leurs aïeux. Sous Louis XIV je retrouve le même dédain pour la vieille langue française. Chapelain, surpris par Ménage au moment où il lisait le vieux roman de Lancelot, a bien de la peine à se défendre d'avoir fait une lecture si peu goûtée alors (1). Boileau qui a blâmé Lafontaine d'avoir employé dans sa fable du Bûcheron une autre langue que celle de son siècle (2), n'a-t-il pas dénié aussi à Molière le prix de son art parce que l'incomparable comique a mêlé un peu d'alliage à ses meilleures comédies.
Et sans honte à Térence allié Tabarin,
comme si les oeuvres secondaires de Molière étaient sans prix; comme si le rire poli avait seul le monopole du génie, à l'exclusion de la gaîté bourgeoise ? Ce serait un curieux sujet d'étude de comparer les femmes de Molière à celles de Plaute : d'un côté, la subordination, la retenue, dans la famille antique ;d'autre part, l'émancipation, la coquetterie, dans le gynécée moderne. Pour mieux juger de la femme telle que l'avaient faite le monde et le théâtre romains, il ne serait pas inutile de la mettre quelquefois en regard de celle que Molière nous a fait connaître. La lumière jaillit du choc des contraires et l'on se prend à aimer mieux ce qu'on avait dédaigné quand on le compare à ce qu'on aime encore, et réciproquement. Je sais que le rôle, ou, si l'on veut, le règne de nos femmes n'a plus guère de rapport avec la sujétion des femmes païennes et que le parallèle ne parait guère possible entre deux sociétés si complètement différentes sur ce point. Mais je n'essaierai les rapprochements que lorsqu'ils me paraîtront s'offrir d'eux-mêmes; et l'étude que j'entreprends ne sera pas un parallèle prolongé.
Il y a dans Plaute des indications suffisantes pour suivre la femme depuis sa sortie de la maison paternelle jusqu'à sa décrépitude, depuis ses cheveux blonds jusqu'à ses cheveux blancs. Il est vrai que ce n'est ni là ni dans les livres qu'on peut étudier dans tous ses détails la vie des filles des conditions libres, telle que la règle Romaine l'avait façonnée. Le théâtre était discret sur ce point : il nous en a donné de rares copies. La famille était comme Auguste, qui n’aimait pas de voir prodiguer son nom dans les vers des poètes, de peur de le démonétiser. Elle se défendait contre la curiosité d'un public épris de scandales, par le prestige de sa vieille austérité et, il faut bien le dire, par sa monotonie même. Quel attrait pouvaient offrir aux foulons, aux petits marchands, aux mangeurs de pois chiches, à toute la plèbe bruyante et inattentive de la cavea, ces mœurs d'intérieur, étrangères aux affaires publiques, et ordinairement contraires à ces menus désordres du dehors qui composent ou récréent la vie des peuples sensuels? La mère vouée aux soins du ménage, la fille occupée à filer, à aller aux écoles ; le fils livré, souvent par sa mère elle-même, à un libertinage qui alors n'avait rien de répréhensible, voilà ce qu'était la famille Romaine. La matrone et sa fille n'en pouvaient guère varier la froide régularité. Le père et son fils l'auraient pu, s'ils n'avaient toujours vécu au dehors, au milieu des affaires et des plaisirs, et si on ne les eût rencontrés moins souvent chez eux qu'au Champ-de-Mars, par exemple, ou au cirque, dans les temples ou dans les boutiques (3).Chez les femmes de naissance libre, l'éducation avait un caractère moins grossier que chez les hommes. À l'origine de Rome, au moment où la renommée prêtait à Hermodore d'Éphèse la rédaction des Douze-Tables, lorsque les Romains commençaient à goûter les institutions de la Grèce et à connaître les inspirations de sa muse, les femmes vivaient tout à la fois sous l'empire de la sévérité locale, et, sans doute, des traditions Helléniques.
Au temps d'Homère, les femmes ont je ne sais quelle majesté jusque dans les moindres soins de leur ménage. Elles partagent le meilleur de l'autorité conjugale. Elles ont l'ascendant de la beauté, et c'est là ce qui les distingue de la femme chrétienne; elles sont aimées ou admirées pour leurs vertus. Hélène, toute coupable qu'elle est, se fait pardonner les malheurs de Troie à force de grâce : les vieillards d'Homère la trouvent si semblable aux déesses qu'ils n'osent la blâmer. Pénélope est un modèle de résignation et de constance conjugales. Lorsqu'elle fait cesser, par sa présence, les désordres de ses prétendants et qu'elle change leur licence en respect, elle est en face d'eux comme le symbole du bien en regard de l'immoralité. Son prestige s'explique, mais il sera de courte durée. À cette époque encore, les femmes assises près de leurs époux, prenaient part à tous les banquets. Elles reposaient sur le même lit que les jeunes gens et les vieillards, que Nestor et Phénix (4). Tout était pur alors : l'innocence couvrait, justifiait tout. Ce sont des jeunes filles qui, par l'ordre de Pénélope, baignent Ulysse à son retour dans Ithaque, et il est à peine besoin de citer Iphigénie, Polyxène, Antigone, Alceste, Hécube pour rappeler les vertus ou la beauté de la fille et de l'épouse grecques, que l'épopée et la tradition avaient transmises à la tragédie. Mais le mal était, là comme ailleurs, l'inévitable voisin du bien. La critique devait suivre l'apologie. À côté d'Homère Hésiode médira des femmes; il se souviendra de Clytemneste plutôt que d’Andromaque.
« Se fier aux femmes, s'écriera-t-il, c'est se fier à des fourbes (5) »
et plus tard Euripide, le peintre d'Iphigénie, écrira Médée et se rendra célèbre par la haine que ce sexe lui inspire.
La constitution républicaine qui succéda à la royauté changea complètement leur sort. Ces occupations d'intérieur, qui primitivement n'étaient qu'une partie de leurs attributions, devinrent la seule, après l'invasion Dorienne. La femme grecque fut reléguée dans sa maison, sans relations avec le dehors et réduite à subir les événements qu'elle aidait à préparer naguère. Cet état d'infériorité, qui était dû en partie aux agitations politiques des diverses républiques entre elles permettait aux époux de porter toute leur attention aux luttes de l'Agora (6).
La comédie ne pouvait manquer de saisir et de ridiculiser ce besoin de leur émancipation première qui devait dominer les femmes, à l'aspect de tant de débats dont elles ne prenaient plus leur part. Thucydide a beau dire, pour les ramener à leur infériorité, que le plus bel apanage des femmes est de se cacher et de ne point faire parler d'elles ; Aristophane, au lieu d'une sentence, essayera de le leur apprendre par des exemples. La Lysistrata et les Harangueuses seront tout ensemble un tableau de mœurs et une leçon. Des femmes qui conspirent pour la politique ou qui veulent inaugurer la communauté des biens et l'égalité des deux sexes, sans y réussir, un poète populaire qui se moque d'elles et leur fait avouer maintes fois combien elles sont peu aimées de leurs maris ; tout cela parlait bien haut contre leur sexe. C'était un avertissement ingénieux et efficace de rester désormais dans leurs maisons, d'exercer une active surveillance sur les esclaves, de songer à la fabrication de la toile et des vêtements, à la cuisson du pain, d'économiser avec soin le superflu ; préceptes sages, que Xénophon, lui aussi, avait écrits pour elles, et qu'elles trouvaient sans doute humiliants puisqu'elles s'y rangeaient si peu.
Le secret de leur déchéance se trouve ailleurs aussi. Le discours de Démosthène contre Nééra est un tableau de mœurs bien plus instructif encore que les leçons d'Aristophane et de Xénophon. La popularité croissante des courtisanes, leur esprit, leurs relations avec les hommes les plus influents de la république, leur commerce plus aimable et moins onéreux que celui-des femmes mariées, leur séduisante dépravation poussée à ses dernières limites, nuisaient de plus en plus à l'ascendant des épouses. Faut-il s'étonner si celles-ci ne s'asseyaient plus à table, avec des étrangers, à côté de leurs époux, comme aux temps homériques (7), et si Ménandre et Philémon les ont tant décriées dans la plupart de leurs pièces ? (8)
Au nombre des règles que Xénophon a prescrites à l'épouse dans ses Économiques, se trouve celle de nourrir et d'élever ses enfants. Il n'y a pas de chapitre spécial pour la jeune-fille. Aristophane, de même, dans la dispute du Juste et de L'Injuste de ses Nuées, n'a parlé que, de l'éducation des hommes. Les Grecs ne donnaient toute leur attention qu'à ceux-ci. Les Romains ont été aussi discrets ou aussi négligents à cet égard. Nous avons à peine, je l'ai déjà dit, quelques instructions sur la vie des jeunes filles libres de Rome. Dans les honnêtes familles, elles avaient été élevées, dès le principe, sous l'œil de leurs mères, suivant avec elles la direction paternelle, et accoutumées à de sévères devoirs (9). À l'origine de Rome, sous l'empire de la morale et de la règle, on choisissait quelquefois une parente d'un âge mûr et de principes exemplaires pour lui confier tous les rejetons d'une même famille. Devant elle, on n'eût rien osé dire qui offensât la décence ou inquiétât la pudeur. Ce n'étaient pas seulement les études et les travaux de l'enfance, mais ses délassements et ses jeux qu'elle tempérait par je ne sais quelle sainte et modeste retenue (10). Bien que Varron dise encore plus tard, dans ses Ménippées « la jeune fille est exclue du banquet, parce que nos ancêtres n'ont pas voulu que les oreilles de la vierge nubile fussent abreuvées du langage de Vénus, » cette discipline s'était bien affaiblie déjà au VIe, siècle de Rome. L'invasion du luxe et des mœurs de la Grèce et de l'Asie, le grand nombre des femmes maîtresses de leurs dots et, par suite, plus libres dans le mariage, la contagion du célibat et les ravages portés par les célibataires au sein de la société, avaient ébranlé la vieille austérité.
Plaute, dans tout son théâtre, n'a osé montrer qu'une seule fille libre, mettant toutes les autres dans la situation exceptionnelle d'enfants exposés dès leur bas-âge, perdus pour leurs familles, laissés à la merci du vice, des malheurs, de la misère, et n'ayant gardé quelquefois que la noblesse du cœur au lieu de la dignité du rang, tant il craignait tout ensemble de n'être pas vrai et de profaner cette mystérieuse discrétion où se réfugiaient l'orgueil et la chasteté des femmes bien nées. La fille de Saturion du Persan représente seule, dans ses comédies, la jeune Romaine de condition libre. Mais, là encore, le grand comique a été habile et circonspect. C'est à un des derniers degrés de la société libre qu'il l'a choisie et il s'est bien gardé de la montrer amoureuse. Saturion, son père, est un parasite; et la vertu, de la fille vient plutôt de sa condition propre que des exemples qu'on lui donne. Est-ce a dire que cette droiture, mise en regard des fourberies de Saturion, soit un charme ici? Plaute a mieux aimé la rendre austère qu'attrayante; et il avait pour cela de bonnes raisons. Il fallait défendre tout son théâtre, son époque; il fallait prouver que la vertu ne gagnait rien à être tirée de son sanctuaire, car elle touchait au pédantisme, et par conséquent à l'ennui. Il fallait faire ressortir, par le contraste, ces portraits de femmes graveleux, mais piquants, que l'auteur avait si complaisamment prodigués ailleurs et justifier, du même coup, les préférences de son auditoire. Cette fille de Saturion, le dirai-je? n'est pas sans ressemblance avec quelques femmes de la société moderne. Avec sa morale sèche et trop expérimentée, avec son goût des sentences bien tournées elle me rappelle l'Hôtel de Rambouillet. Je ne sais s'il faut accepter cette maison fameuse comme le chef-lieu de la décence et de la pudeur au XVIIe siècle, ainsi que le voulait M. Raederer; mais il est vrai de reconnaître que les D'Angennes, que Madame de Sévigné tranchaient assez fortement, par leur vie, avec le reste de ce monde où la galanterie courrait et fomentait des désordres. Parmi les femmes célibataires et honnêtes, je ne sache pas de plus digne représentant de ces Jansénistes de l'amour, comme les appelait Ninon que la laide et sentimentale Scudéry, dont Boileau disait qu'elle avait encore plus de probité et d'honneur que d'esprit (11). Il ne faut pas trop s'en étonner. Le pédantisme, dans une âme bien douée, était un préservatif alors. Le commerce des personnages et des faits illustres n'est pas toujours stérile. Quand on parle de Brute et de Clélie, on tient a se montrer comme eux meilleur que les autres, et les grands noms peuvent inspirer les grandes choses. La fille de Saturion, dans le Persan, est un peu de cette école-là ; Mademoiselle Scudéry, au milieu des vices du XVIIe siècle, traite les sentiments avec ce ton prétentieux qu'elle devait à l'hôtel de Rambouillet et à sa condition de vieille fille-auteur. À Rome, au sein des débordements qui se montraient déjà, Plaute entreprend de mettre en scène aussi- une personne spirituelle, sermonnant son père avec la science d'une fille bien apprise et traitant ses propres devoirs en précieuse Romaine qui a étudié sa loi des Douze Tables. Quand on lui demande ce qu'elle pense des remparts qui défendent la place, elle répond : « Si les habitants sont vertueux, je. la crois assez bien défendue: pourvu qu'on ait exilé la Mauvaise Foi, le Péculat, l'Envie, etc. ». Mademoiselle de Scudéry n'eût pas mieux dit. Seulement, au nombre des vertus elle eût ajouté la Bienséance et fait couler le fleuve du Tendre autour des remparts.
Ce fleuve-là nous mène droit aux jeunes premières de Térence. Bien que postérieures de vingt ans aux jeunes filles de Plaute, elles sont d'une ingénuité et d'une grâce où l'imagination du peintre est pour quelque chose, pour trop peut-être. Quelle discrète et aimable création, par exemple, que l'Antiphile de l'Heautontimorumenos ! Le travail à l'aiguille, une parure simple, point de bijoux, des cheveux flottants négligemment sur un cou modeste : voilà Antiphile (12). La physionomie est heureuse, et la touche de Térence se reconnaît à la délicatesse du trait. On aimerait à croire que, ce devait être là, ou à peu près, la jeune Romaine d'alors, élevée près de sa mère, dans la sévérité de la règle primitive. Il y a je ne sais quel parfum pudique qui s'exhale de ces retraites dérobées à l'agitation du dehors, où s'enfermaient les femmes grecques et romaines; comme en un sanctuaire inaccessible à la passion; pareilles à ces femmes de l'Orient moderne qui cachent leur beauté sous les bandeaux et le cachemire, comme en une châsse sacrée, pour ne point exciter les regards profanes et pour conserver la paix du cœur.
Il me semble que la jeune Virginie devait avoir vécu de cette vie austère et pure lorsqu'elle commença à suivre les écoles publiques; et que le regard audacieux de Clodius la rencontra dans tout l'éclat de cette beauté que donne au visage d'une honnête femme le charme de la jeunesse augmenté de la pudeur surprise :
Gratior et pulchro veniens in corpore virtus.
L'offense alors venait du mépris qu'un patricien faisait d'une plébéienne ; l'orgueil du rang se confondait avec la chasteté du sexe dans ce sentiment d'effroi pudique que Tite-Live prête à Virginie. La résistance était toute la vertu alors. Plus tard, sous l'influence du Christianisme naissant, ce sentiment mélangé de la femme dépouillera son orgueil pour s'élever plus haut et s'ennoblir par la résignation. Sa force, au lieu d'être toute virile et extérieure, deviendra plus sublime en se contenant. Puisée à des sources moins terrestres, elle imposera l'admiration en faisant taire le désir, ou elle subira les affronts sans trouble; et la souffrance, au lieu d'être l'épreuve de la vertu, en sera comme la consécration et le baptême. Après la mort volontaire viendra le martyre, après Virginie, Jeanne D'Arc.
Rien de pareil dans l'Antiphile de Térence: J'y reconnais, malgré moi, je ne sais quelle ressemblance éloignée avec l'Agnès de l'école des Femmes. Agnès, comme Antiphile; vit dans l'innocence et dans la pratique des devoirs d'intérieur; elle ne néglige pas l'aiguille, cet instrument de la vie honnête, de l'industrie et quelquefois aussi de la fourberie des femmes. Lorsque Arnolphe lui demande : « Qu'avez-vous; fait encor, ces neuf ou dix jours-ci »
Agnés répond : « Six chemises, je pense, et six coiffes aussi. »
Est-ce une raison pour que la pupille. ne trompe pas son tuteur? Agnès ne le croit pas, et joue Arnolphe au bénéfice du jeune Horace: La vertueuse Antiphile n'a pas plus de scrupule; malgré la précaution prisé par Térence de la cacher trop souvent au spectateur; Antiphile n'hésite pas à s'associer à la ruse d'une courtisane pour épouser plus sûrement celui qu'elle aime. Cette pureté relative, dont Térence aime à orner ses, héroïnes; cette candeur, restée sans tache malgré l'absence de l'amant et le manque d'une famille, en dépit des funestes conseils de la misère et de l'isolement ; cette Virginie de second ordre, qui, cette fois, s'est fiancée toute seule à un autre Icilius, me, semblent une sorte d'exception ici. Les temps et les mœurs n'étaient plus les mêmes. La corruption, depuis Plaute, n'avait fait que s'accroître ; et l'éducation, au moment où écrivait Térence, se gâtait par le goût même des jeux usités au théâtre.. Térence a ici. un contradicteur remarquable. Voici une réfutation que j'emprunte à un discours de ce même Scipion Émilien, qui fut son ami. (c'est un récit curieux des mœurs d'alors : « On, apprend, dit-il, aujourd'hui des arts déshonnêtes. On va avec des hommes de mauvaises mœurs, se mêler aux jeux des histrions, au son de la sambuque et du psaltérion. On apprend à chanter, ce que nos ancêtres mirent au rang des choses indécentes pour les enfants de condition libre : les jeunes gens et les jeunes filles de noble naissance vont, dis-je, dans les écoles de danse, au milieu d'hommes de mauvaises mœurs. Quelqu'un m'ayant rapporté cela, je ne pouvais me mettre dans l'esprit que les hommes nobles enseignassent de pareilles choses à leurs enfants, mais ayant été conduit dans une de ces écoles de danse, j'y ai vu en vérité plus de cinq cents jeunes gens ou jeunes filles de condition libre. Parmi eux, j'ai vu, ce qui m'a vivement affligé pour la république, un enfant âgé d'environ douze ans; portant encore la bulle, fils d'un candidat, qui exécutait avec des crotales une danse qu'un jeune esclave impudique ne pourrait honnêtement; exécuter (13).
Cette délicatesse que Térence donne ailleurs encore à ses jeunes premières est donc un progrès qui va au-delà dès mœurs de son siècle. Ce n'est plus l'instinct brutal et mobile que Plaute décrit avec une vérité si audacieuse, ni cette sensibilité primitive de quelques-unes de ses héroïnes; ce n'est plus la chair seule qui glorifie ses sensations sous le nom de sentiment. C'est mieux déjà que l'amour d'Anacréon, de Properce et d'Horace, où le dévouement n'avait rien à voir. Je sens battre dans ces cœurs trop policés, non plus un sang impétueux et révolté, le sang de l'Italie païenne, mais j'y touche à une fibre plus délicate et à je ne sais quelles tendres émotions qui semblent de l'amour moderne. On raconte qu'un Scipion (il faut toujours citer cette famille là quand on parle de Térence), après une de ses conquêtes, trouvant parmi ses prisonniers une captive d'une beauté admirable, se sentit la force de la respecter et la rendit aussi pure qu'il l'avait reçue à un prince Celtibérien; son fiancé. Il y a quelque chose de ce respect chevaleresque dans la plupart des amours de Térence. On dirait que par l'élégance il a trouvé la politesse, et que sa réserve naturelle lui a fait deviner la pudeur et la discrétion de l'amour.
Il s'oublie quelquefois cependant et, quoiqu'il fasse, il est ramené involontairement à la vérité Romaine, au culte de la beauté sans apprêts. Écoutons Cheréa dans l'Eunuque. Ce qu'il exalte dans celle qu'il aime, c'est le naturel du teint, la fermeté des chairs, la forte sève,
Color verus, corpus solidum et succi plenum
.
Son cœur bat comme celui de Chérubin, et il ajoute (14) : « Ce n'est pas une fille comme les nôtres, à qui a les mères abaissent les épaules, serrent la poitrine pour leur faire fine taille. Quelqu'une a-t-elle un peu d'embonpoint? la mère dit que c'est un athlète, et lui retranche la nourriture. Malgré la bonté de son tempérament, on en fait un fuseau.»
En vérité, se mettre à jeun pour chasser l'embonpoint! voilà un raffinement de coquetterie que l'industrie de nos femmes n'a pas surpassé. C'est pour nous toute une révélation. Ainsi, ce besoin de plaire qui autrefois ne se séparait pas de l'estime, s'en était détaché à ce moment. Le goût des grâces extérieures avait envahi le gynécée, et la jeune fille subissait là aussi , non seulement l'exemple, mais la direction maternelle!
Du besoin de plaire à plaire il n'y a pas loin. Pourvu qu'on eût une dot, fût-elle de dix talents (15), ou même de deux (16), on trouvait un mari. Le désordre même à ce prix n'était plus un obstacle. « Ne vois-tu pas, dit Saturion , quelles sont les mœurs d'aujourd'hui, avec quelle réputation tant de filles trouvent ici à se marier? pourvu que la dot y soit, le vice n'est plus vice » (17). La fortune était donc devenue la seule condition nécessaire pour faire porter devant la nouvelle mariée, comme dit Olympion (18), le flambeau du mariage. Les Orphelines étaient plus heureuses ; elles recevaient au lieu d'apporter, et n'avaient pas toujours à craindre de rester filles. Car, j'imagine que la foi qui ordonnait à leurs plus proches parents de les épouser, au dire de Géta dans le Phormion, était aussi une loi Romaine. Il y avait quelques exceptions pourtant. On pouvait éviter le mariage en leur donnant une dot de cinq mines, mais pour cela il fallait que l'orpheline fût notoirement décriée (19).
Les flambeaux n'étaient pas seuls destinés aux honneurs de la noce : les choeurs, les flûtes y figuraient aussi (20). Quelquefois la joueuse de flûte se faisait attendre et retardait le moment solennel (21). D'autres fois était la lenteur de la jeune épouse qu'on accusait. « C'est la lenteur même, assurément, qui a donné naissance aux femmes, s'écrie Pleuside, dans le Fanfaron, car, de toutes les lenteurs imaginables, il n'y en a pas d'égale aux leurs. » Le mari d'une coquette à sa toilette dirait-il autrement aujourd'hui? Le moyen, en effet , d'être lestement préparée, quand on avait près de soi une mère occupée à serrer la taille, et autour de soi des esclaves, vingt costumes, vingt. coiffures de modes nouvelles à essayer, à endosser; « la tunique transparente, par exemple, ou la tunique épaisse, le linon franges, l'intérieure,. la chamarrée, la fleur de souci, la safranée, le par-dessus ou bien le sens-dessus-dessous, le bandeau, la royale ou l'étrangère, la vert-de-mer, la plumetée, la jaune-cire, la jaune miel, et mille autres frivolités? » (22) Heureux encore l'époux impatient s'il n'avait pas d’autre sujet de plainte, et, si, durant les apprêts de la fête, il ne voyait point un chien noir étranger dans la maison, ou un serpent tomber dans la cour, ou une poule chanter au plus beau moment : présages funestes de l'infidélité et de l'autorité prochaines de la jeune mariée. (23).
Il ne faut pas trop s'étonner que ce soit surtout à Térence que nous empruntions les principales scènes de la vie des filles libres et de leur mariage. C'est au mariage que Térence pousse avant tout ses personnages, mais au mariage où l'affection soit subordonnée finalement à la convenance. Le théâtre latin, en général, glorifie le mariage d'inclination (24). Mais chez Térence, la sympathie, quand il y en a, s'augmente de la distinction. Toutes ses jeunes premières se marient ou sont admises dans la famille, à l'exception d'une seule qui est une courtisane éhontée, la Bacchis de l'Heautontimorumenos. Quand il fait prédominer la force des sympathies, il va jusqu'à conclure des mariages sans aucune dot, témoin celui de Callidie avec le fils de Demée dans les Adelphes, malgré cette loi de l'opinion qui ne sanctionnait pas les mariages non dotés (25). Térence a fait plus encore pour la bienséance.
Sous le couvert des Grecs, il a imaginé de mettre au théâtre des femmes nées libres, mais d'une liberté que la scène pouvait montrer sans inconvénient. (26) Ce sont des étrangères ou des orphelines pauvres, comme Antiphile, vivant dans l'obscurité, avec une mère, une amie ou une étrangère comme elles, de cette vie équivoque qui n'est point le vice, puisqu'elles gardent une entière fidélité à celui qu'elles aiment, et qui n'est pas la vertu, puisqu'elles ont un amant et souvent un mari clandestin.
Je ne veux point examiner si ces créations mixtes ne devaient pas compromettre. davantage cette sévérité du foyer domestique que Térence tenait à ménager. Je constate seulement que, à défaut de Plaute, c'est là surtout qu'on devait trouver quelques détails sur la fille libre de la Comédie latine.
Plaute me paraît avoir mieux servi la cause des honnêtes femmes en reléguant indistinctement parmi les courtisanes ou les captives, ce qui est ordinairement la même chose, toutes les âmes ingénues qui s'étaient laissé surprendre par l’amour. Il n'y a pas de scènes plus piquantes, plus vives ou plus touchantes que toutes celles qu'il a écrites sur cette partie trop importante du monde romain. On pourrait ici faire des catégories sans fin et tracer l'histoire de la courtisane esclave, de l'affranchie, de la cliente, de l'indigène, de l'étrangère, etc. Il n'y a, à le bien prendre, que deux classes à noter. Ce sont les courtisanes viles, et les courtisanes honnêtes. Les courtisanes viles ont une poétique, j'aime mieux dire une règle de vie curieuse. Il n'est pas besoin de reconnaître que l'intérêt en fait le fond Les vieilles, qui ont gaspillé leurs jeunes années dans le désordre, n'ont plus que le souci de l'argent et de la bonne chère. Rarement la coquetterie leur est restée. Je doute qu'il y en eût beaucoup de semblables à ces Phrynés surannées dont se moquait Scapha dans la Mostellaria « qui se parfument de toutes sortes de parfums et qui tâchent de se remettre à neuf ; vieillottes édentées qui dissimulent avec du fard les défauts de leur personne. Chez elles, quand la sueur vient à se mêler avec les parfums, l'odeur qu'elles ont ressemble à ces mélanges de plusieurs sauces que font quelquefois les cuisiniers (27). » Elles aimaient mieux le fard joyeux qui vient d'un bon vin et se faisaient gloire de mériter les noms de Multibiba et de Merobiba, comme Tibère plus tard celui de Biberius Mero. Ce qu'elles n'épargnaient pas à leurs jeunes écolières, ce sont les conseils sur l'art de tirer de l'argent d'un cœur épris et sur les suites désastreuses d'un amour véritable, quand celles-ci en étaient atteintes. Quant aux belles paroles des amants ruinés, aux promesses séduisantes, c'étaient pour elles peines perdues. Elles n'avaient foi qu'a ce qu'elles tenaient. « Nos mains ont des yeux, répondait la vieille Cléerète à un amoureux appauvri, elles ne croient que ce qu'elles voient. »
Elles étaient tantôt les maîtresses, tantôt les servantes de leurs jeunes compagnes. A ce dernier titre, elles devaient faire patte de velours à tout venant, sourire avec agrément et cacher le piège sous mille agaceries (28). Maîtresses, elles n'avaient pas tant de ménagements à garder. Elles étalent à tout moment et tout haut leurs ignobles doctrines. Ce ne sont que comparaisons piquantes jetées sans honte au nez des amants. Tantôt l'amoureux est un poisson qui n'est délicieux que quand il est frais, parce qu'alors on le met à toutes sauces : une fois vieux et quand on en a tout tiré, il ne vaut plus rien; ou c'est une brebis, qu'il faut envoyer paître une fois qu'elle est tondue.
Tantôt c'est une ville ennemie où il ne faut laisser que les murs. Philosophie destructive qui sème bien des ruines autour d'elle! Enfin ce sont elles qui traitent aussi les grandes affaires et se font donner ces singuliers contrats, signés et paraphés, par lesquels leurs pupilles, moyennant une somme ronde, sont la propriété. mensuelle ou annuelle du plus offrant. Nous en avons un complet avec toutes ses clauses dans l'Asinaire. (29 C'est un monument de dépravation et de cupidité qui a son prix. J'ignore si les voluptueux de nos jours s'abaissent à faire des contrats pareils. Mais, en tous cas, ils ne les signent pas.
Les jeunes courtisanes, tombées entre les mains de ces mégères, ou de ces trafiquants non moins rapaces dont le nom de prostitueurs est assez tristement significatif, trouvaient autour d'elles, on le voit, tous les encouragements de la débauche. Leur beauté, leur jeunesse étaient un appât de plus pour prendre, comme elles disaient, ces poissons si bons à garder, qui tombaient dans leurs rets. Cette beauté était pour elles d'un prix inestimable. Bacchis l'explique fort bien à Antiphile dans l'Heautontimorumenos, et Scapha à Philematie dans la Mostellaria. C'est la fragilité même de ce mérite, fort lucratif pour elles, qui les forçait à se montrer cupides et intéressées. Car, une fois la beauté partie, les amants partaient avec elle.
« Sur mon honneur, dit la Bacchis de Térence, je vous félicite, ma chère Antiphile, et vous estime heureuse d'avoir su tenir une conduite qui répondît à vôtre beauté; je ne suis plus étonnée, de par tous les dieux ! que chacun vous recherche. J'ai pu juger de votre caractère par vos paroles. Quand je songe à la vie que vous menez, vous et toutes les femmes qui comme vous évitent le monde, je ne trouve pas étonnant que vous soyez si vertueuses, tandis que nous le sommes si peu. Vous avez tout profit à vous bien conduire; nos amants à nous ne nous le permettent pas; car ils ne s'éprennent de nous que pour notre beauté. Que cette beauté passe, ils vont offrir leurs cœurs à d'autres. Si nous ne nous sommes préalablement ménagé quelques ressources, nous vivons alors dans l’abandon. Vous, au contraire, si vous avez une fois consenti à unir votre destinée à celle d'un homme dont les goûts sont tout à fait conformes aux vôtres, cet homme s'attache exclusivement à vous. Grâce à ce lien, vous êtes comme enchaînés l'un à l'autre, et jamais aucun orage ne peut troubler votre affection. (30) »
Le contraste entre la corruption et l'ingénuité est plus franc dans Plaute :
« SCAPHA. Grâce à ta jolie figure , tout ce que tu mets te va bien.
PHILEMATIE. Flatteuse, tais-toi.
SCAPHA : Ma foi , tu es bien sotte. Est-ce que tu écouterais plus volontiers des mensonges malveillants que des vérités à ta louange ? Quant à moi, par Pollux, j'aime beaucoup mieux m'entendre louer faussement que d'être justement critiquée et de voir qu'on se moque de ma figure.
PHILÉMATIE. J'aime la vérité, je veux qu'on me la dise; le mensonge m'est odieux.
SCAPHA. Par l'amitié que tu me portes, par l'amour que Philolachès a pour toi, tu es charmante... Vraiment, par Pollux, je m'étonne qu'une fille si avisée, si instruite, si bien apprise et qui n'est pas sotte, se conduise sottement.
PHILÉMATIE. Eh bien ! montre-moi, je te prie, en quoi j'ai tort.
SCAPHA. Oui, assurément, tu as tort de ne penser qu'à lui, de lui être si dévouée, de n'en pas écouter d'autres. C'est bon pour une femme honnête et non pour une courtisane, de se rendre esclave d'un seul amour.
PHILÉMATIE. Ne me donne pas de mauvais conseils, Scapha.
SCAPHA. On voit arriver plus souvent ce qu'on n'attendait pas que ce qu'on attendait. Enfin, si mes paroles ne peuvent pas te persuader de cette vérité, jugé de mes paroles par les faits : tu vois un exemple ; quelle je suis, quelle je fus jadis. Je n'étais pas moins aimée que toi aujourd'hui : je me donnai tout entière à un seul amant , et lui, par Pollux, dès qu'il vit la couleur de mes cheveux altérée par l'âge, il me délaissa , il m'abandonna. Sois sûre qu'un même sort t'attend. » (31)
Si encore elles avaient pu se faire un pécule dans leurs bonnes fortunes! Mais « une courtisane est pareille à la mer : tout ce qu'un`lui donne, elle le dévore sans qu'il y ait accroissement pour elle. Du moins la mer conserve : ce qu'elle renferme subsiste toujours. Mais donnez tout ce que vous voudrez à une courtisane, il n'en reste rien, ni pour celui qui donne, ni pour celle qui a reçu (32). »
La coquetterie et la vanité, ita sunt gloriae meretricum ! Phronesie l'avoue, les rendaient prodigues: Le libertinage et l'économie ne vont guères de pair, et Plaute, dans le prologue du Trinumus, avait personnifié l'Indigence comme fille de la Débauche. On citait les courtisanes qui avaient su s'enrichir : c'était l'exception.
Ennius nous a laissé de la courtisane et de sa mobilité perfide un charmant croquis dont le théâtre de Plaute est le meilleur commentaire (33).
Cette coquette qu'il compare à :
une balle inconstante
Qui circule et voltige et trompe notre attente,
sera plus sévèrement traitée par Lucilius :
« Plus méchante mille fois, dit-il, que ce lion dont nous parlions tout à l'heure, plus elle est caressante et plus l'enragée vous mord (34). »
Peut-être veut-il signaler ici plutôt une de ces Laïs à deux oboles, parfumées de lavande, cagneuses (35) dont les courtisanes elles-mêmes faisaient litière. Car là aussi se glissait la vanité des rangs, et Molière n'eût pas manqué de se demander, en les entendant, où la dignité allait se nicher.
« Je rentre, dit l'une d'elles, car une courtisane, qui se tient toute seule dans la rue, a bien l'air d'une prostituée (36). » La modeste Adelphasie du Carthaginois ne veut pas se rencontrer à l'autel avec « ces bonnes amies des gardes-moulins, restes de galants enfarinés (37). » A coup sûr, la Lesbie de Catulle ou cette Flora, qui institua le peuple Romain son héritier, n'avaient rien à démêler avec cette méchante engeance, bien qu'elles fussent comprises pour la plupart, les unes et les autres, parmi les femmes du second ordre, in classe secundo, comme l'a dit Horace (38).
Les poursuites amoureuses dont les courtisanes étaient l'objet ne se cachaient pas dans l'ombre comme pour les filles de condition libre. On n'avait aucun scrupule de leur faire des signes en les rencontrant, de les appeler tout haut en pleine rue. On ne s'en tenait pas là : tantôt leurs portes étaient assiégées par vingt carillons ou charbonnées d'inscriptions galantes avec le bout de cette même torche qui, la nuit, servait à éclairer les soupirants; tantôt c'étaient leurs fenêtres qui retentissaient sous les doigts de ces amis impatients (39 ). La Tarentilla de Nævius, la coquette d'Ennius, les courtisanes de l'Asinaire et de la Mostellaria, nous ont appris comment toutes ces avances étaient accueillies. Nous savons même, par un passage du Fanfaron, qu'il ne fallait pas toujours prendre au sérieux les appels que les courtisanes faisaient à leur tour en pleine voie publique (40).
Une fois trouvé et accepté, l'amant quittait rarement celle qu'il avait choisie : il la suivait même aux écoles, comme Phedria, par exemple, aimait à le faire pour Pamphile du Phormion, la conduisant et la reconduisant sans cesse. On y allait, entre autres, apprendre à jouer de la lyre. (41) Mais quand la moisson ne donnait pas et que les galants manquaient, elles faisaient courir au port, attendre les vaisseaux étrangers, s'informer du maître et de son nom et saisir les dupes au débarquement (42).
Ces femmes, si hardies à la chasse des amoureux sont pour la plupart molles et hautaines, sans force pour le travail. Cette industrie infâme a les mêmes caractères sous toutes les latitudes. « Je ne suis pas accoutumée à porter des fardeaux, à mener paître les troupeaux, comme une paysanne » s'écrie la belle Pasicompsa du Mercator. Ces mains, qu'elles passaient des heures à laver, ce teint entretenu par l'oisiveté, cette peau qu'elles polissaient et repolissaient des journées entières (43), auraient pu se gâter sans doute à ce métier. Leur coquetterie ne s'accommodait guère que du repos (44).
Elles avaient d'ordinaire pour les aider dans les soins de leur toilette deux servantes, et souvent deux hommes pour leur apporter de l'eau (45) ; sans compter toute cette suite d'esclaves et d'affranchis que quelques-unes traînaient après elles, portant les bijoux et tous les oripeaux de leurs maîtresses. Il y a sur ce point un endroit curieux dans l'Heautontimorumenos. C'est lorsque Bacchis est près de venir au second acte. Le nombre d'esclaves et d'objets dont elle se fait suivre est si embarrassant, qu'elle ne paraît qu'après une fort longue scène, quoiqu'on l'ait entrevue au début. Elles se rendaient souvent dans les temples pour assister aux fêtes. Avant d'approcher des autels, elles se purifiaient par des ablutions, comme ces deux jeunes sœurs du Carthaginois, au jour où l'on célébrait la fête ,de Vénus, la solennité des Aphrodises (46). Cette valetaille, dont elles faisaient volontiers étalage, s'augmentait encore des esclaves étrangers que leur donnaient plus particulièrement les soldats fanfarons au retour de leurs campagnes. C'est ainsi, entre autres, que Phronesie du Truculentus reçoit de son militaire le don de deux esclaves Syriennes, princesses dont il a, dit-il, changé le pays en désert. Phedria, dans l'Eunuque, est plus généreux encore. Il accorde un eunuque à sa Thaïs, qui l'a demandé parce que les grandes daines seules en ont un à leur service, et une de ces négresses d'Éthiopie, déjà fort recherchées au temps de Ménandre.
En échange de tant de faveurs, elles se montraient aimables et caressantes. Elles donnaient à ceux de leurs amants qui étaient forcés de voyager des cachets dont elles avaient un double, portant un portrait, un signe convenu (47) ; c'était comme une lettre de créance sur leur tendresse. Elles leur écrivaient de ces aimables missives d'amour sur la cire de deux tablettes nouées d'un fil, où les mots les plus gracieux ne leur coûtaient pas à dire; espèces de circulaires dont le style faisait partie de leur trompeuse industrie, et dont nous trouvons un modèle très finement tourné dans le Pseudolus. Plaute a mis là, sous le poinçon de Phénicie, ses plus jolis néologismes, ses minauderies les plus coquettes (48). Il ne faut pas s'étonner de tous ces manèges qui égalent toutes les ruses, toutes les perfidies que nous connaissons déjà. Comment résister à ce goût de la fraude qui était comme la condition propre de leur existence? Comment l'oiseleur n'eût-il pas mis en jeu son appeau et ses miroirs, quand l'oiseau courait de lui-même à la glu et s'offrait si facilement au lacet? Au fond pourtant, on ne sait qui il faut plaindre le plus, de ces femmes obligées à tous les mensonges pour captiver toujours, ou de ces dupes qui, dans leur aveuglement, consentaient à partager leur possession avec d'autres plutôt que de la laisser échapper.
Plaute, du milieu de tant de désordres instructifs pour nous, avait su tirer des leçons plus instructives encore. Du plus profond de ces âmes corrompues et perdues pour ce monde sortaient quelquefois des accents touchants et vrais, de vagues aspirations, on le dirait, vers un monde meilleur. La constance, l'attachement, le dégoût du libertinage étaient souvent la suite inattendue d'une dégradation involontaire. Nous voulons parler des courtisanes honnêtes. La liste, on le prévoit, n'en saurait être longue.
Parmi ces femmes sans nom, sans origine, qui faisaient leur patrie du lieu où elles étaient le plus à l'aise, ubi bene, ibi patria, comme elles disaient, il s'en trouvait que le hasard ou, le malheur avait éloignées de leur famille, victimes de la cupidité d'un trafiquant, abandonnées dès leur bas âge ou forcées de transiger avec la misère. Quelques-unes, comme Gymnasie dans la Cistellaria, froidement débauchées, avares sans égoïsme, dépravées seulement par l'habitude, se montraient obligeantes et respectueuses. Leur naïveté dans la turpitude les rendait excusables. D'autres avaient un instinct singulier du bien et arrivaient à la dignité par la reconnaissance. Telle est Philématie dans la Mostellaria. La blancheur de son teint, sa beauté semblent refléter son âme.
« Selon la réputation qu'on a, dit-elle, l'argent vient en conséquence. Que j'aie bonne renommée, je serai assez riche. En, vain on met grand soin à se parer, si l'on se conduit mal. La mauvaise conduite est pire que la fange pour gâter l'éclat des parures. » Elle n'aime que Philolachès, elle ne vivra que pour lui seul. Ne l'a-t-il pas d'ailleurs affranchie. Quand la vieille Scapha lui reproche son oubli des autres amants, elle répond :
« Ils m'estimeront davantage en voyant que je suis reconnaissante. »
Voyez la pure physionomie de Silénie dans la Cistellaria, de Philénie dans l'Asinaire
SILÉNIE. Le cœur me fait mal.
GYMNASIE. Tu m'étonnes. Comment le cœur peut-il te faire mal? explique-le-moi, je te prie; les hommes prétendent que les femmes n'en ont pas.
SILÉNIE. Si j'en ai un, c'est lui qui souffre ; s'il n'existe pas, ma souffrance est là toujours.
GYMNASIE. Elle aime, la pauvre enfant !
SILÉNIE. Quoi ! l'amour est-il si amer, lorsqu'il entre dans l'âme?
GYMNASIE. Sans doute, par Castor ! dans l'amour le miel et le fiel abondent à la fois. Il fait goûter bien des douceurs, mais il est prodigue aussi d'amertume ; il en abreuve.
SILÉNIE. Je reconnais à ces traits le Mal qui me tourmente.
GYMNASIE. Du courage! ton mal s'apaisera.
SILÉNIE. Je l'espérerais si je voyais venir le médecin qui seul peut me traiter. Il viendra! que ce mot est lent quand on aime ! pourquoi pas, il vient? Folle que j'étais ! c'est ma faute si ré prouve des peines si cuisantes. Fallait-il m'attacher à lui seul pour lui consacrer toute ma vie ?
GYMNASIE. Quelle idée avais-tu, ma chère Silénie? Bon pour une matrone de n'aimer qu'un seul homme et de passer ses, jours avec lui, une fois qu'elle est mariée. Mais une courtisane, c'est tout comme une ville florissante ; elle ne prospère qu'autant que beaucoup d'hommes la fréquentent.
SILÉNIE. Prêtez-moi attention, s'il vous plaît, je vous expliquerai pourquoi je vous ai priée de venir me voir. Ma mère, voyant ma répugnance pour la profession de courtisane, et voulant récompenser par sa complaisance mon empressement à lui. plaire en tout, me permit, si je venais à concevoir une passion, de vivre avec celui que j'aimerais.
LA MÈRE. Par Castor ! quelle sottise ! Mais as-tu formé une liaison?
SILÉNIE. Avec Alcésimarque, avec lui seul. Aucun autre homme n'a porté atteinte à ma pudeur: »
C'est ici un dégoût insurmontable du vice que le dénouement justifiera en rendant à sa famille libre cette fille touchante dont les moindres paroles annonçaient un sang généreux ; là, c'est la tendresse désintéressée, une instinctive sympathie pour un seul; c'est aussi l'ennui de cette vie de subordination et d'efforts, qui ne permettait guère de suivre ses meilleures inclinations. Vivre avec l'être préféré, lui rendre en dévouement ce qu'elles ont reçu en libéralités, ou mourir s'il meurt, voilà la passion dernière de ces créatures à part. Plaute, en les représentant, a voulu respecter toutes les classes sans en intervertir l'ordre ; il a, je l'ai dit, mis la noblesse dans le cœur et non dans le rang, se réservant, à la fin, de justifier l'un par l'autre. - Mais c'est ici, ce devait être l'exception.
Térence en a fait à peu près la règle de son théâtre. Ses courtisanes sont honnêtes, elles ont réfléchi sur elles-mêmes, ce qui est assez rare, dit-on ; elles se sont trouvées trop libres, ce qui marque une grande sagesse, et elles ont changé de vie, ce qui est une invraisemblance et un anachronisme.
Je choisis, pour exemple, la courtisane Bacchis de l'Hecyre. Il faut ramener la paix dans un jeune ménage dont l'époux a aimé Bacchis. C'est elle qui s'en chargera, bien qu'elle n'ait qu'à se louer de son amant. L'invraisemblance commence déjà. Mais Térence tient surtout à faire mieux que les autres : c'est là l'écueil. Quand Bacchis est invitée à se rendre dans la famille du jeune époux, elle dit :
« Toute autre de mon état n'en ferait, ma foi, rien. Elle n'irait pas se montrer à une jeune épouse... Mais je ne veux pas que les parents de Pamphile, qui doivent l'estimer, le jugent sans raison plus léger qu'il n'est. »
Après, ce trait de dévouement, les parents enchantés lui offrent leur amitié. Mais voici le secret de toute cette conduite, ou plutôt de tout le théâtre de Térence, car il semble que ce soit lui qui se révèle ici par la bouche de Bacchis :
« Je ne serai pas fâchée qu'on dise que je suis la seule qui ait fait ce que mes pareilles évitent avec grand soin. »
... Quod si perficio non poenitet me famae
Solam fecisse id quod aliae omnes facere fugitant.
Je me borne là. Nous n'assistons plus aux tendres épanchements d'une âme aimante, ce n'est plus ici le cri du devoir désintéressé. C'est une femme d'expérience qui calcule ses démarches, quoiqu'elles soient honnêtes, qui fait le bien précisément parce que ses pareilles ne le font pas. Elle tient avant tout à faire parler d'elle par quelque chose d'extraordinaire. Cette conduite, loin de me complaire, m'étonne : je vois une courtisane devenue la providence d'un jeune couple et je ne me laisse guère séduire à cette vertu impossible. Quand on parcourt tout le théâtre de Térence, il est facile de reconnaître tout d'abord qu'il veut moraliser la scène et que, par suite, il est l'ennemi des courtisanes, telles qu'on les voyait à Rome, telles que les avaient représentées ses prédécesseurs. Sa pudeur s'effraye de voir réunies sous le même toit une fille de joie et une maîtresse de maison; une mère de famille. Dans les Adelphes, Démée s'écrie :
Proh divum fidem !
Meretrix et mater familias una in domo !

et la Bacchis de l'Hecyre ne manque pas de reconnaître en entrant chez Philumène que la présence d'une courtisane est un épouvantail pour une jeune épouse. Ces sentiments si choisis, cette décence inattendue au théâtre, je les retrouve encore un plus haut degré dans une scène de réprimandes, où l'irascible Chremès tonne contre son fils. Ce mari si peu respectueux pour sa Sostrate, sa mater familias, et qui lui disait tout à l'heure, entre autres injures, « parlez, parlez, je n'en ferai pas moins ce que je veux » , ce moraliste si oublieux, dès qu'il veut gourmander son fils, s'écrie :
« Vous ne cherchez pas ce qui vous manque, le moyen de plaire, à votre père et de conserver ce qu'il a gagné à la sueur de son front. Amener devant mes yeux par toutes sortes de subterfuges une... j'aurais honte de prononcer le mot en présence de votre mère ! (49) »
Cette pudeur excessive, quelqu'invraisemblable qu'elle soit, porterait son excuse avec elle si Térence l'avait gardée dans tout son répertoire. Mais n'est-elle pas un contre-sens, quand je vois ailleurs, dans l'Eunuque, par exemple, la courtisane Thaïs, celle qui se partage définitivement et sans rougir entre deux amants qu'elle aime inégalement, entrer dans une famille libre et se faire admettre dans la clientèle et sous la protection du père de son Phedria (50)? Et ce dégoût du vice n'est-il pas un dégoût de convention qui ne saurait me convertir au bien, quand je vois la courtisane de l'Hecyre devenue, comme je l'ai dit, l'amie d'une honnête maison ?
Balzac disait avec raison que les plus libres courtisanes des comédies de Térence sont souvent plus modestes que les plus honnêtes matrones des comédies de Plaute; et je ne m'étonne pas que ce soit celui-là qu'ait choisi pour modèle, au 10e siècle, la nonne Hrotswitha, quand elle voulut mettre en scène la courtisane corrigée. Seulement, avec les embellissements du comique latin, Hrotswitha avait un correctif de plus. Le Christianisme était venu. En ramenant, par le mépris, ces femmes de plaisir au sentiment de leur turpitude, en montrant le ciel et le pardon à leur repentir, il devait, leur inculquer la vraie dignité. Elles se purifiaient par les pleurs et par la prière, deux choses que le paganisme n'a pas connues. Madeleine n'avait-elle pas baisé en pleurant les pieds du Christ et ressaisi, par le remords, l'estime d'elle-même ? La courtisane sainte Afre n'avait-elle pas, au 4e siècle, reçu chez elle un pieux évêque et ne s'était-elle pas convertie à la vertu par la seule séduction, par l'action bienfaisante de sa présence? Souvent même la mort était choisie comme la seule expiation légitime. Dans sa comédie de Paphnuce, Hrotswitha nous montre la fille de joie Thaïs ramenée au bien par un homme de Dieu. Son corps, cette enveloppe souillée, se dissout et meurt. Son âme, libre et plus forte, s'envole aux cieux pour y recouvrer toute sa candeur native. C'était là l'unique moyen de traduire la courtisane à la barre d'un couvent.
Mais Térence avait-il besoin de devancer ainsi son temps en fardant le personnage? L'antiquité toute entière n'a-t-elle pas été aux pieds des courtisanes? Qui a reçu plus de fêtes, plus d'encens que ces Aspasie, ces Néera, que cette Précia, maîtresse de Lucullus, si vantée par Plutarque? Où brillaient l'esprit, la fortune, les fils et avec eux, il faut bien le redire, les pères des grandes familles de Rome et d'Athènes? n'était-ce pas chez elles sans cesse et pour elles ? On allait là, comme on allait, au XVIIe siècle, chez Ninon, dans sa maison du Marais, faire montre de bel esprit et de galanterie, parler des choses de la ville et rencontrer les hommes du bel-air. Pour beaucoup d'entre elles, malgré leur avidité, la vie n'avait qu'un jour, qu'un moment, le moment présent; elles vivaient de frivolités et d'insouciance, laissant à leurs mères le soin trop lourd de tout prévoir; elles aimaient à oublier, ou plutôt elles ignoraient ces préoccupations du lendemain qui ailleurs assombrissent déjà la veille, et elles changeaient d'amants, pour perpétuer leurs plaisirs. Mais elles n'allaient pas, même dans leur honnêteté, pourvoir, comme Bacchis, au bonheur de ceux qu'elles quittaient. C'eût été trop de prévoyance et de désintéressement pour elles.
Dans un temps où la loi Oppia venait d'être abrogée, après vingt ans de règne, non pas autant par l'éloquence de deux tribuns où par cette bonne fortune du hasard qui gagne souvent les plus mauvaises causes, que par l'ascendant des mœurs régnantes qui sont, après tout, la plus forte loi ; lorsque les mystères des Bacchanales portaient un tel ravage au sein des mœurs publiques, que le Sénat était obligé d'en arrêter les débordements; sous l'empire des chars, des litières, du luxe dés festins et des toilettes, que les lois Scatinia, par exemple, et Orchia purent à peine maîtriser un moment; n'y avait-il pas pour ces femmes trop populaires, partout, dans l'air vicieux qu'elles respiraient dans la mode qu'elles suivaient et imposaient, dans cette atmosphère brûlante de toutes les ardeurs, où elles vivaient, n'y avait-il pas les éléments d'un bonheur tout Épicurien? Pour quelques-unes que l'ennui ou la honte venait atteindre au milieu de ce sensualisme triomphant, combien d'autres qui ne connaissaient rien au delà, et qui couraient avec ivresse sur l'abîme en croyant fouler des fleurs!
Il est temps de revenir à la morale et de laisser l'histoire des passions pour celle de la raison. J'arrive au mariage proprement dit, sans intervention de courtisane.
Une fois mariée, la jeune fille libre, la jeune première changeait de condition. Elle passait sous le toit conjugal à deux titres différents. Elle se mettait sous la tutelle de son mari, lui abandonnait ses revenus, et alors elle devenait mater familias ; ou gardait sa fortune, ses biens et prenait le nom d'uxor (51). Alcmène de l'Amphitryon semble être le type le plus choisi de la mater familias. Je sais que cette tragi-comédie, toute exceptionnelle dans le répertoire de Plaute, a sans doute une origine plus particulièrement Grecque. Le Tarentin Rhinthon, qui a donné son nom à cette sorte de drames satyriques que les Grecs appelèrent Hilarotragédies et les Romains fables Rhynthoniennes, avait écrit un Amphitryon (52) qui a pu être le modèle de Plaute. Avant cela même, le comique Archippus d'Athènes avait donné une pièce du même nom ; (53) et l'on pourrait retrouver un Amphitryon jusque dans le bagage de, Sophocle (54). Mais l'érudition n'a que faire ici, et Plaute, malgré son savoir, eût été fort surpris sans doute d'apprendre le nombre des aïeux de sa fable. Il ne tient pas trop longtemps ses auditeurs hors de Rome ; car à peine Sosie a-t-il ouvert la pièce qu'aussitôt l'auditoire se reconnaît et se retrouve. « Que deviendrais-je, s'écrie-t-il dès le début, si les triumvirs me mettaient en prison! » L'illusion n'est plus permise : Alcmène est bien Romaine.
Il me semble la voir revêtue du costume des honnêtes femmes décrit par Palestrion dans le Fanfaron, la robe traînante, la longue chevelure, les bandelettes. N'est-ce pas Cornélie, la mère des Gracques, que j'entends dire à Sempronius, son mari :« Il est une dot que je me flatte d'avoir apportée, non pas celle qu'on entend ordinairement par ce mot, mais la chasteté, la modestie, la sage tempérance, la crainte des Dieux, l'amour de mes parents, une humeur conciliante à l'égard de ma famille, la soumission à mon époux, une âme généreuse et bienveillante, selon les mérites de chacun. » 
Non, c'est Alcmène qui parle (55). Cette déclaration corrige tout ce que pourrait avoir de compromettant pour elle cet adultère innocent, le seul que Plaute ait osé montrer; de même que le déguisement de Jupiter autorise la bouffonnerie sans danger pour la morale de la famille. Le roi des Dieux ressemble si parfaitement à Amphitryon qu'Alcmène est entièrement justifiée. La tragédie et la comédie, dont nous avons tracé le programme au commencement, se mêlent ici dans une mesure appréciable. Jupiter et son fils sont des personnages de tragédie; ils sont hors des proportions humaines, et leurs actions sont comme eux. Alcmène et Sosie sont des personnages de comédie; ils vivent de la vie générale; leurs caractères et leurs actions suivent la règle commune. Plaute, en associant dans une intrigue comique ces deux sortes d'acteurs si différents d'abord, a fait une tragi-comédie; il n'a qu'effleuré le tragique sans vouloir le toucher franchement.
Serait-ce qu'il pensait, comme Figaro, que de toutes les choses sérieuses le mariage est la plus bouffonne, ou voulait-il avertir, en riant, les bienheureux époux que la foi conjugale, comme tout le reste, est soumise à une volonté supérieure, et que là comme ailleurs, ils ne pourraient échapper à leur destinée? Assurément, à part l'influence du modèle grec, il semble qu'il y ait eu de tout cela dans la détermination du comique latin. Ridiculiser et avertir tout à la fois les maris sans entacher la vertu, proverbiale encore, de leurs femmes; c'était là une veine nouvelle pour la comédie. Lucrèce, cette tragédie de l'histoire, si populaire à Rome, qu'était-ce autre chose qu'Alcmène ? L'une et l'autre, esclaves volontaires du devoir, honorent leur foyer domestique par l'ascendant modeste de ces vertus patriarcales qui, à Rome surtout, étaient la seule force de ce sexe subalterne. Elles aiment leurs maris comme leur chasteté, mais ce qu'elles aiment aussi dans cette autre moitié d'elles-mêmes qui les domine et leur impose, ce qu'elles encouragent, ce qu'elles exaltent en eux, c'est le devoir, c'est plus que le devoir, c'est la gloire, c'est le renom qui vient du courage: « Ah! qu'il s'éloigne de moi, pourvu qu'il rentre avec honneur dans ses foyers. Je ne me plaindrai pas, si l'on proclame mon époux vainqueur de l'ennemi. La valeur est un don céleste. Liberté, puissance, richesse, existence, famille, patrie, parents, tout est défendu par la valeur! La valeur renferme en elle tout ce qu'on estime; c'est avoir tous les biens qu'avoir la valeur! ». Ces maximes, ce compliment flatteur adressé en passant à la bravoure des spectateurs Romains, on dirait qu'ils sont de Lucrèce, louant l'intrépidité de son époux occupé au siège d'Ardée. C'est Alcmène qui parle, au moment où son faux mari la quitte pour aller battre les Téléboëns.
L'analogie ne se borne pas là. L'une et l'autre ont admis un étranger dans l'asile inviolable où elles se renferment. Mais Lucrèce seule en a reçu le plus sanglant outrage, et l'on sait quelle catastrophe instructive a suivi et quelle révolution. Plus tard, Attius écrira une tragédie nationale pour consacrer la délivrance de Rome après le suicide de Lucrèce. Mais je doute que dans son Brutus il célèbre autre alose que la liberté publique, malgré un vers qui semble appartenir au récit de l'attentat commis sur la femme de Collatin (56). Faire reposer l'intérêt de sa pièce sur le crime de Sextus, montrer un patricien coupable, c'est été trop s'ex­poser dans un pays où Naevius avait si chèrement expié quelques allusions contre l'aristocratie. contemporaine. La censure était terrible alors ; elle avait des chaînes pour les récalcitrants ; au lieu d'éloigner la pièce seule des honneurs du pulpitum, c'était l'auteur qu'on exilait loin de la métropoles. La censure de nos jours, fille de la censure Romaine, vaut déjà mieux que sa mère.
Plaute, qui avait poussé la circonspection jusqu'à se moquer, dans deux vers que je blâme, du châtiment de Nævius, avait sous les yeux des célibataires entêtés, audacieux, une jeunesse passionnée et des gynécées peut-être troublés. Sa maligne sagacité, malgré l'apparente sérénité du dehors, entrevoyait sans doute plus d'un Sextus dans l'aristocratie qui l'entourait, et plus d'un divorce dans l'avenir de ces ménages bourgeois qui venaient l'écouter. J'imagine qu'il ne pouvait rappeler l'épisode ou le souvenir de Lucrèce qu'en le déguisant. Au lieu d'un fils de roi, c'est un dieu qui méditera l'attentat ; au lieu d'une péripétie sanglante qui pouvait tourner contre l'auditoire ou contre l'auteur, il inventera un dénouement honnêtement railleur qui ne compromettra que les Dieux, et enfin à la place d'un adultère volontaire qui pouvait offenser le vérité et les femmes, ce sera une fraude instructive qui ne fera réfléchir que les maris. La leçon, comme toutes les leçons de théâtre, ne corrigea sans doute personne; mais elle eut ce que Plaute poursuivait surtout, le succès.
Dirai-je toutes les beautés de sentiment que, dans cette comédie, Plaute a données à la matrone ?
Lorsque Jupiter quitte Alcmène, en lui demandant si elle n'a plus rien à désirer, elle ajoute avec ce ton ferme qui vient d'une fidélité sans tache, avec ce charme de tendresse où le devoir et l'amour s'exaltent et se rehaussent l'un par l'autre :
« Qu'absent tu aimes toujours celle qui est toute à toi, quoique absent.
Le vers latin est bien plus expressif :
Ut, quum absim, me ames me tuam absentem tamen ! (57)
La Didon de Virgile eût-elle parlé un langage plus tendre, et la Bérénice de Racine, lorsqu'elle dit à Titus :
Moi, dont vous connaissez le trouble et le tourment,
Quand vous ne me quittez que pour quelque moment,
Moi, qui mourrais le jour qu'on voudrait m'interdire
De vous...
a-t-elle trouvé un accent d'amour aussi abandonné et aussi contenu tout ensemble ? Ici Alcmène leur est supérieure parce qu'elle est tout à la fois amante et épouse, et parce que sa passion n'a rien que de noble dans son expansion. Ce qui fait que la passion émeut et entraîne, c'est lorsqu'elle vient d'une âme vivement éprise et se trahit par des mouvements naturels et grands. Mais qu'est-ce que l'émotion sans l'estime, et que faut-il préférer de. l'impression produite par un fougueux désordre des sens et du cœur ou du ravissement causé par l'équilibre inattendu de la passion avec le devoir? Le pathétique que la saine droiture peut désavouer et dont il faut cacher la source parce qu'elle est impure, n'a ni la force ni l'effet de l'émotion plus haute qui naît du spectacle d'une ardente vertu. J'aime la passion qui peut éclater devant tous, qui peut avouer son origine, j'aime Alcmène répondant, aux injures de son époux :
« La honte que tu me reproches est indigne de ma race. Moi infidèle ! on peut me calomnier, on ne peut me convaincre. J'en atteste le pouvoir suprême de Jupiter et la chaste Junon, que je révère autant que je le dois, le corps d'aucun mortel, excepté toi, n'a touché le mien et ma pudeur n'a souffert aucune atteinte! - La hardiesse sied bien à qui n'a point failli. »
Cette fierté passionnée me touche plus que le délire de Phèdre. Il me semble que la laideur morale n'est qu'un élément imparfait du beau dans les arts, et ne doit jamais produire cet entraînement salutaire qui vient de l'accord habile de la vertu et de l'amour. Ces sentiments qui appartiennent à la tragédie, Plaute a dû les traiter accessoirement et en affaiblir l'effet par le gai contraste du faux mari qui rit tout bas de la tendresse d'Alcmène. Il savait bien que Rome avait encore des Alcmènes sans doute, mais il n'oubliait pas que leur vertu avait perdu sa grâce à force de s'imposer et de se faire valoir, et que rien. ne plaît moins à des oreilles blasées que l'éternel panégyrique de la morale. Il fallait l'intervention d'un dieu, le récit piquant d'une surprise galante et d'un amour en belle humeur pour rendre aimables, aux spectateurs de la Cavea, ces détails sur la chasteté de l'épouse devenus monotones pour le plus grand nombre des maris. C'est le contraste qui sauve la donnée. Au sein de la corruption environnante, la pureté eût trop risqué à être montrée toute seule à des Romains. Plaute a voulu et su être amusant sans cesser d'être vrai.
Quand il essaie de quitter le merveilleux et le tragi-comique pour nous découvrir un coin analogue de la vie bourgeoise et contemporaine, il échappe encore à la monotonie par le même secret. Panégyris et Pinacie, par exemple, dans le Stichus, sont deux épouses différemment édifiées sur les devoirs du mariage. L'une et l'autre sont loin de leurs maris, qui les ont quittées pour aller réparer, en pays étrangers, les brèches survenues à leur fortune. Panégyris, l'aînée, prête une oreille fort complaisante aux propositions d'un nouveau mariage apportées par son père lui-même. Elle pousse beaucoup plus loin le respect filial ou plutôt l'oubli du mari, que Pinacie, sa sœur cadette. Celle-ci résiste avec un courage tout romain. Elle s'enferme dans son devoir comme dans une forteresse où il faut bravement succomber plutôt que d'en sortir. Héroïsme touchant et qui, sous la plume de Térence, eût prêté certainement à toute une élégie sur la foi conjugale, à d'élégantes sentences sur la tendresse.
C'est Hector, disait-elle, en l'embrassant toujours,
voilà ses yeux, sa bouche et déjà son audace !
C'est lui-même, c'est toi, cher, époux, que j'embrasse.
Plaute aime trop la popularité, il sait trop ses Romains pour tomber dans un tel écart ; il risquerait de voir, son public partir dès les premières scènes, comme il fit plus tard à la représentation de l'Hecyre de Térence, pour aller admirer un acrobate ou un ours.
Aussi, que de précautions pour se faire pardonner cette exquise création de Pinacie! Que d'enveloppes chatoyantes et multipliées autour de cette lueur sereine et un peu austère, pour ne pas blesser les yeux grossiers de la populace ! Auprès de Pinacie, on médit des femmes, du mariage; les farces d'un parasite et les orgies d'un esclave se donnent libre carrière pour faire accepter, pour sauver cette charmante, leçon de dignité conjugale, et la morale, à peine esquissée, passe à la faveur de la plus licencieuse gaîté. N'est-ce pas à peu près ainsi que Shakespeare faisait contraster les grossiers dialogues des domestiques de Capulet, ou les concetti de Mercutio avec les adorables entretiens de Roméo et de Juliette pour se faire mieux écouter de tous et ne pas encourir les sifflets de John-Bull.
Il serait intéressant de remarquer combien ces figures presque poétiques ont changé dans Molière et d'étudier ce qu'y est devenue cette morale du mariage. La théorie du devoir, si bien exprimée par Pinacie, se retrouve là désormais bien moins dans la pratique que dans les reproches des maris. Chrysale résume assez bien, je crois, l'opinion de Molière sur les devoirs des femmes mariées. Ce n'est pas que toutes les épouses, dans Molière, se montrent frivoles et se piquent d'infidélité. Martine, la femme de Sganarelle, veut être battue par son mari, et Elmire cache bien le sien sous la table pour le faire assister aux séductions de Tartufe. Mais ce sont des vertus d'intérieur où l'expérience du vice a trop de part; j'y reconnais l'alliage d'un société blasée. Elmire ne dirait pas :
Une femme se rit de sottises pareilles,
Et jamais d'un mari n'en trouble les oreilles,
si elle ne savait d'avancé combien les époux ont de raisons pour douter des protestations d'innocence de leurs femmes. Martine, qui se laisse étriller humblement devant les gens par le sien, a-t-elle sur ses devoirs des principes bien édifiants? Il est permis d'en douter quand on l'entend dire que c'est trop peu de tromper Sganarelle et qu'il lui faut un châtiment moins doux. « Je sais bien qu'une femme a toujours dans les mains de quoi se venger d'un mari; mais c'est une punition trop délicate pour mon pendard. Je veux une vengeance qui se fasse un peu mieux sentir. » Nous voilà bien loin des maximes de Plaute. C'est de la petite vertu à la place de la grande. Les temps étaient bien changés! Le Christianisme avait depuis longtemps relevé la femme de sa condition subalterne; il l'avait instituée l'égale de son mari pour commander ;à côté de lui au sein de la famille, pour briller auprès de lui, plus que lui, au sein de la société renouvelée. C'est pour la femme qu'avait été créée la politesse que Rome ne connaissait pas; c'est pour elle que, depuis la chevalerie, cette politesse s'était convertie en galanterie. Ce partage à deux du même sceptre, cette égalité à l'intérieur et au dehors, ces privilèges égaux quoique divers, en donnant à l'épouse des droits analogues, lui fournissaient nécessairement l'occasion des mêmes torts. Cette différence des deux sociétés, je ne la trouve nulle part mieux caractérisée que dans cette sortie de Madame Georges Dandin :
« Pour moi, dit Angélique, je vous déclare que mon dessein n'est pas de renoncer au monde et de m'enterrer toute vive dans un mari, Comment ! parce qu'un homme s'avise de nous épouser, il faut d'abord que toutes choses soient finies pour nous et que nous rompions tout commerce avec les vivants. C'est une chose merveilleuse que cette tyrannie de messieurs les maris et je les trouve bons de vouloir qu'on soit morte à tous les divertissements et qu'on ne vive que pour eux ! Je me moque de cela, et ne veux pas mourir si jeune ! »
Qu'on ne s'y trompe pas , cette déclaration des droits de la femme a ses précédents jusque dans Rome. Angélique n'est point autre chose que l'épouse dotée des Romains; Ici nous sommes en face de l'uxor. C'est celle-là que la comédie latine persécute sans cesse, c'est, avec elle, l'esclave qui fait partie de sa dot que Plaute se plaît à bafouer au profit du mariage d'inclination. (58 ) Malheureusement, ces hardies attaques contre l'émancipation de la femme libre, cette guerre du théâtre que Caton continuait de son côté à la tribune, ne purent rien contre la puissance du fait. Plaute dit dans le Rudens : « J'ai vu souvent débiter au théâtre de belles maximes, et le public applaudissait les leçons qu'on lui donnait. Mais ensuite, quand on s'en retournait chacun chez soi, personne ne s'était approprié les vertus que les acteurs avaient enseignées. »
Cette vérité, outre qu'elle est la plus naturelle justification de tout le répertoire de Plaute, expliquait en même temps l'inutilité de ses efforts contre les déportements de l'uxor. Cette autorité despotique du chef de la famille qui disposait si facilement de la vie de ses enfants (59), qui ne laissait à la femme qu'une servitude libre, selon le mot expressif de Servius (60), et s'étendait sur la tête de ses filles jusqu'au-delà de leur mariage (61), avait trouvé enfin son contrepoids dans les exigences de la femme dotée. La permission laissée par la loi à la femme de s'unir sans aliéner ses biens fut le plus rude coup porté à l'omnipotence d'un seul. La brèche qui suivit s'agrandit chaque jour; le théâtre et les livres ne se font pas faute de la signaler depuis Noevius jusqu'à Martial ; l'émancipation de la femme finira par y passer tout entière.
Le discours et l'échec de Caton au sujet de la loi d'Oppius suffiraient, au besoin, pour nous donner la mesure de l'altération des mœurs de la matrone d'alors. Des femmes qui allaient sans honte assiéger les portes du sénat, prier chacun des sénateurs d'intercéder pour elles ! cela ne s'était jamais vu avant le 6e siècle de Rome, et je ne suis pas fâché de la leçon (si toutefois l'histoire est vraie), que le- jeune Papirius donna un jour à cette gent loquace, impertinente et curieuse, en racontant à sa mère que les délibérations du sénat avaient eu pour objet de savoir s'il valait mieux, pour la chose publique, donner deux femmes à chaque mari, ou deux maris à chaque femme (62). On se figure l'émoi qui suivit. La nouvelle qui circule accroît le trouble et la frayeur. Toutes les rues qui avoisinent la voie sacrée sont encombrées le lendemain de matrones, de dames illustres en pleurs. Les sénateurs qui arrivent au temple pour délibérer ont un siège à soutenir contre les supplications qui leur pleuvent de toutes parts. « Plutôt deux maris pour une femme que deux femmes pour un mari ! »
Voilà la clameur générale. Les sénateurs restent stupéfaits; ils s'interrogent, ils remontent à la cause de tout ce bruit. Papirius avait tout fait. Pour faire cesser les instances de sa mère, qui voulait obstinément savoir de quoi il s'était agi au sénat, il avait inventé ce conte plutôt que de révéler l'objet véritable de la séance.
Aulu-Gelle nous a encore laissé un chapitre curieux, où, préoccupé d'un parallèle littéraire entre la comédie latine et la comédie grecque, il oublie la peinture de mœurs qui s'y montre, parce que de son temps cette peinture n'avait plus de prix. Elle en a pour nous. C'est la comparaison du Plocium de Cecilius avec celui de Ménandre. Voici les scènes du comique latin :Un vieillard se plaint de sa femme fort laide, mais très riche, qui vient de le contraindre à vendre une esclave jeune et jolie, habile au service; qu'elle soupçonnait d'être la maîtresse de son mari.
UN VIEILLARD. On est malheureux quand on ne peut cacher son chagrin.
LE MARI. Comment le pourrais-je avec une femme de ce caractère et de cette tournure? Quand je me tairais, mon malheur en serait-il moins évident? Hormis la dot, elle a tout ce qu'un mari ne souhaite nullement. Puissé-je au moins servir de leçon au sage! Je suis esclave; quoique libre, je suis prisonnier sans qu'on ait pris la ville. Cette femme m'enlève tout ce qui me plaît. Direz-vous que c'est pour mon bonheur! tandis que je soupire après sa mort, je suis moi-même un mort au milieu des vivants. Elle prétend que j'entretiens un commerce secret avec mon esclave, que je la trahis : aussi, plaintes, prières, instances, menaces, elle a tout employé pour me forcer à la vendre. Je parierais que maintenant elle va dire à ses amies et à ses parentes: « qui de vous dans sa jeunesse a obtenu de son mari ce que moi, vieille femme, je viens d'obtenir du mien? Je l'ai contraint à chasser sa maîtresse. » Là-dessus, les langues ne manqueront pas de s'exercer. Malheureux ! que de propos vont courir sur moi!
LE VIEILLARD. Dites-moi, je vous prie , votre femme vous ferait-elle enrager ? 
LE MARI. Eh ! pouvez-vous me le demander?
LE VIEILLARD. Mais encore ?
LE MARI. Ne m'en parlez pas, cela me fait mal; aussitôt que je rentre chez moi, à peine suis-je assis qu'elle vient m'embrasser et m'infecter de son haleine fétide.
LE VIEILLARD. Elle sait bien ce qu'elle fait. Elle veut vous obliger à rendre tout le vin que vous avez bu hors de chez vous,
Ut devomas volt quod foris potaveras. (63)
Après cela, doit-on s'étonner si les femmes les plus sévères de Plaute médisent de leur sexe, si celles de Térence sont obligées de faire des réserves pour expliquer leur propre mérite ? Le censeur Métellus n'avait-il pas dit, à peu près comme Euripide : « Romains, si nous pouvions nous conserver sans épouses, nous nous passerions de cet ennui. Mais puisque la nature a voulu qu'il soit également impossible d'être heureux avec les femmes et d'exister sans elles, il faut sacrifier le bonheur de notre vie à la conservation de l'État (64). » Voilà la guerre franchement déclarée. C'est dans un autre intérêt, l'intérêt de la patrie, qu'on supporte ce sexe importun, ces matrones dont la plupart abritaient, comme dit Horace, leur arrogance derrière des gardes, une litière, des coiffeurs, des monceaux de parures, et qui s'entouraient même de femmes parasites. (65) Nous pouvons nous expliquer désormais comment, sur le moindre prétexte, on répudiait ces femmes si péniblement tolérées. Qu'on était loin déjà de l'innocence de ce Ruga, qui avait quitté la sienne parce qu'elle était stérile ! Il fallut bien moins plus tard pour provoquer un divorce. Sortir sans voile (66), aller au théâtre sans permission (67), c'était pour bien des femmes une cause de séparation. A Rome, la défiance contre les matrones était si grande, ou, si l'on veut, les lois de la pudeur si sévères, qu'elles ne pouvaient quitter le logis sans être accompagnées. Se montrer seules, c'était pour elles encourir l'infamie. Noevius avait déjà dit (68):
Desubito famam tollunt si quam solam videre in via.
Les embrassements mêmes des époux étaient perfides. Pline dit qu'on voulait savoir par là si elles ne sentaient pas le vin (69). Aussi que de bons tours on cherchait à jouer à ces maîtres exigeants ! Myrrhine, dans la Casina, a beau dire : « Une honnête. femme ne doit point avoir de pécule que de l'aveu de son mari. Quand une femme a du bien acquis de son chef, il lui est venu par des larcins ou par des galanteries. » Les opprimées se donnaient néanmoins le plaisir des représailles, comme ces femmes de l'Astraba, qui s'entendaient pour faire payer à leurs maris les vivres plus cher qu'au marché (70). Le temps n'est pas loin où les épouses prendront elles-mêmes l'initiative du divorce et quitteront les premières la place sans même donner de motif (71). J'entends d'ici Dorippe, la matrone du Mercator, la femme qui a apporté une dot ; quelles doléances elle se permet quand elle voit une autre femme chez son époux Lysimaque! Écoutez les reproches d'Artémone, la femme du vieux Déménéte de l'Asinaire, qui court sur les brisées de son fils et se laisse surprendre par sa digne moitié en conversation délicate avec une courtisane. C'est toujours une épouse richement dotée qui se plaint ; et il est curieux d'étudier les scènes où elle se donne carrière. Ce n'est plus un ton humble et embarrassé; sa voix est forte et menaçante ; elle fait plier sous elle, comme un roseau, ce barbon émancipé, tout à l'heure si superbe ;
« Debout, amoureux à la maison ! voyez ce coucou à tête grise; que sa femme est obligée de tirer d'un tel repaire! »
C'est qu'elle se sent forte de son devoir devant son Déménéte, tout humilié de sa faute. Sans aucun doute, Artémone, épouse d'un sénateur, est une de celles qui ont demandé plus d'une fois en cachette à leur fils de quelle loi on s'était occupé au Sénat, ce qu'on disait de nouveau au forum, chez le barbier du coin, au Vélabre ou dans la rue Toscane. Je soupçonne même que cette scène, cette leçon faite à son Déménéte n'est pas la première. Est-ce à dire que sa tendresse conjugale en sera moins vive ou moins importune ? Ces libertés prises au-dehors me semblent, au contraire, devoir river mieux la chaîne, et réchauffer le cœur de la matrone. C'est une tempête qui attise le feu au lieu de l'éteindre.
Le temps approche où Varron, témoin de toutes ces bourrasques, s'écriera en définitive (72) « défaut d'épouse doit être corrigé ou supporté. Qui corrige sa femme l'améliore, qui la supporte s'améliore lui-même. » C'est la pensée de Socrate sous les foudres de sa femme Xantippe. Mais alors ce genre de résignation qu'il propose était d'une pratique facile pour les époux. Ils avaient, pour se consoler, une Aspasie ou une Laïs. L'intimité des courtisanes fameuses était une sorte de mode, et non un scandale. A Rome, tout au plus si cela jetait quelquefois un peu de trouble au sein des ménages. Déménéte est de la même école ou peu s'en faut. L'aimable Philénie le distrait des orages ou de la monotonie du mariage. Mais il craint sa chaste moitié tout en la bravant. C'est là ce qui le rend surtout comique. On dirait Chrysale parlant de Philaminte :
Elle me fait trembler dès qu'elle prend son ton;
Je ne sais ou me mettre et c'est un vrai dragon.
Et cependant avec toute sa diablerie
Il faut que je l'appelle et mon cœur et ma mie.
Je remarque néanmoins une disparité entre les deux théâtres. Déménéte, aussitôt qu'il a entendu gronder la voix de sa femme, s'écrie : Je suis mort! et, comme tous les barbons dé Plaute, il tremble pour sa peau, et se fait aussi humble qu'il peut. Les maris coupables de Molière ne s'effraient pas pour si peu ; ils le prennent de plus haut. Madame Jourdain, qui est la copie d'Artemone, lorsqu'elle vient, elle aussi, troubler la fête et gâter les joies du festin, ne rencontre pas un mari aussi souple, et la lutte s'engage d'égal à égal avec une bien autre vivacité que dans le cornique latin.
« Impertinente, lui riposte M. Jourdain, vous faites bien d'éviter ma colère ! »
et l'on sait aussi de quel bois Sganarelle frottait les oreilles de sa chère Martine, pour toute réponse à ses légitimes reproches. On ne saurait trop le répéter, la vertu n'était plus invariablement du côté de la femme. Avec des droits égaux, livrée nécessairement aux mêmes écarts, l'épouse perdait le privilège de sa supériorité en pareil cas. Son inégalité, qui autrefois faisait sa force, n'était plus qu'une fiction. Les femmes de Molière couraient aux mêmes plaisirs que leurs dignes maîtres; elles payaient une infidélité par une autre ; et le goût des représailles les dominait si fort, j'imagine, que leur vengeance précédait bien souvent l'outrage (73). La filiation de madame Jourdain pourrait, au besoin, se reconnaître facilement. Elle a dû s'appeler Agnès ou Isabelle avant son mariage; sa révolte dans l'âge mûr me fait supposer qu'elle a dû être bien humble dans sa jeunesse.
Cette émancipation des deux sexes avait encore un autre caractère, à cette époque, qui mérite d'être noté. Le théâtre latin pourrait, tout bien considéré, passer pour plus moral que le nôtre, quand on en étudie de près les passions et les désordres. Voyez ces jeunes Romains au bel-air et aux grandes équipées, voyez leurs vieux pères tout rajeunis par l'amour, à quelles portes vont-ils frapper? A celles des courtisanes et des esclaves. Térence nous montre bien des relations entre le fils de famille et la fille de condition libre, mais leurs sentiments sont estimables et purs. Le mariage les doit couronner; la débauche n'a rien à y voir. Hors de là, le désordre avait ses limites : jamais il n'allait publiquement troubler la foi conjugale, par l'adultère, ou le cœur d'une fille notoirement libre, par le libertinage. Chez les Romains de la république, sur le théâtre, le respect de la naissance et du rang était plus fort que toutes les passions. Dans nos sociétés modernes, rien de pareil : le gynécée n'est plus à l'abri de l'invasion des infidèles; le mal a grandi et le vice s'est raffiné. La morale de Molière, sur ce point, n'est plus celle de Plaute. Celui-ci laissait à peine soupçonner ce que l'autre a dépeint. L'un se serait bien gardé d'étaler sur la scène, si ce n'est sous le couvert d'une allégorie parfaitement inoffensive, ces licences graves dont l'autre a fait le ressort principal de son théâtre.
Il est à peine besoin de mentionner à part les matrones et les jeunes femmes de Térence. Nous savons son procédé. Ses épouses sont exactement aussi douces que ses jeunes filles sont des modèles de pureté. On se croirait en plein règne d'Évandre et de Numa Pompilius, mais de Numa arrangé par M.de Florian. C'est l'Arcadie transportée dans l’atrium; c'est l'histoire de la bourgeoisie Romaine, mise en idylles. Philuméne, par exemple dans l'Hecyre, est d'une pudeur qui me persuaderait difficilement. Pourquoi se marier, quand on a tant de remords d'une faute involontairement commise avant le mariage? ou pourquoi fuir le toit conjugal, quand on, a eu, malgré sa faute, le courage de tromper un mari? C'est me gâter le caractère de la fille de naissance libre. C'est me la faire tout à la fois trop timide et trop hardie, trop touchante et trop perverse. C'est toujours un peu Virginie avant le mariage, et Agnès le jour des noces.
L'auteur craint si fort de compromettre ce caractère double, cette délicatesse imaginaire de ses femmes en général, qu'il les laisse la plupart dans la coulisse pour ne point se commettre avec elles à l'éclat du grand jour. Voyez ses belles-mères, ses matrones, ses Sostrate! Le procédé ne change guères. L'uniformité n'effraie pas Térence:
« Je t'en prie, dit Sostraste à son mari dans l'Heautontimorumenos, ne va pas croire que j'aie rien osé faire contre tes ordres. - Si j'ai commis une faute, mon Chremès, c'est par ignorance. » Soumission exemplaire qui va même au-delà de celle d'Alcmène! C'est à peine si, dans les dernières scènes de son Phormion, il a pu toucher le côté acariâtre du caractère de la matrone. Nausistrate n'ose qu'en tremblant, et presque à l'insu de son mari, se plaindre de lui. C'est encore une ébauche timide du vrai modèle. On croirait entendre Térence lui-même nous confiant à demi-voix à l'oreille, avec force réticences, quelque grosse indiscrétion contre les dames romaines. Le caractère du conteur se trahit dans les demi-mots de la confidence.
Ainsi les matrones de la scène latine sont accommodantes, comme chez Térence , ou acariâtres, comme dans Plaute. Elles ne vont jamais au-delà de l'ennui. Au dehors , le maître, même humilié, c'est toujours le mari; la vie civile n'en connaît pas d'autre. Au dedans, il est quelquefois traité d'égal; il cède souvent, jamais il n'est complètement subalterne. Au dix-septième siècle, tout cela a changé: l'indépendance des femmes n'a fait que grandir; elle étend ses ravages autour d'elles. Molière n'avait montré qu'un coin de la vérité; la comédie de la société est plus piquante encore que celle de la scène et le théâtre vaut mieux que le monde. Voici, à ce sujet, un curieux témoignage de Labruyère :
« Il y a telle femme qui anéantit ou qui enterre son mari au point qu'il n'en est fait, dans le monde, aucune mention. Vit-il encore? ne vit-il plus? On en doute. Il ne sert dans sa famille qu'à montrer l'exemple d'un silence timide et d'une parfaite sou mission. Il ne lui est dû ni douaire ni convention. Mais à cela près, et qu'il n'accouche pas, il est la femme et elle le mari. Ils passent les mois entiers dans une même maison, sans le moindre danger de se rencontrer; il est vrai seulement qu'ils sont voisins. Monsieur paie le rôtisseur et le cuisinier, et c'est toujours chez Madame qu'on soupe. Il n'ont souvent rien de commun, pas même le nom. Ils vivent à la romaine ou à la grecque. Chacun a le sien, et ce n'est qu'avec le temps et après qu'on est initié au jargon d'une ville qu'on sait enfin que M. B... est publiquement, depuis vingt ans, le mari de madame L... (74). »
Nous voilà bien loin de la société romaine. Nous entrons à pleines voiles dans celle du 18e siècle et nous pouvons déjà entrevoir la femme libre du nôtre.

 

(1Mémoires de Sallengre. Continuat. par le P. Desmolets, t. VI, 2. part.
(2)
Voir Mémoires sur la vie de Jean Racine, par Louis Racine. Edit. Aimé Martin. Paris, Lefevr., 1835. 1ere part., p. 87. - D'Alembert croit cette assertion fausse.
(3) Voir Amphitr. 855. - Cf. Catull., LV. - Ovid., Ars Am., III, 289.
(4) Voir Athénée; édit. Tauchnitz, I, cap. 46; par,. 45;
(5) Hésiode, les Oeuvres et les Jours, édit. Tauchn., vers. 346.
(6) Voir. Stobée, serm., passim et, dans Wolf, Muller. grec. fragm. Goetting. 1739. les lettres, 150, 151, 152, sur l'harmonie et la sagesse des femmes, par les Pythagoriciennes, Périctione et Phintys.

(7) Voici dans la préface de Cornel. Nepos, De vita excellent. imper. un curieux passage qui marque la différence entre la Romaine de son temps et la femme grecque : « Avons-nous honte de conduire nos femmes dans les repas auxquels nous assistons? Nos mères de famille ne tiennent-elles pas les premiers rangs chez elles et dans le monde? Il n'en est pas de même en Grèce. La femme n'est admise qu'à la table de ses proches, elle ne séjourne qu'au fond de sa maison, appelé gynécée ; personne n'y pénètre que ses plus proches parents. » Cf. Fragment. Menandri, édit. Didot, fragm., 2,
ƒIereÝa .
(8)  
Voir Ménandre, fragm., I. Adelphes.- 6. Pêcheurs. - 2. Cousins, -p. 32. Fragm. du Mysogyn.- p. 40 de la Tonsa, - p. 41. du Collier et passim... - Philémon. édit. Didot, p. 124, Fragm., XLIV, et p. 128, Fragm., 70, 77, 78, 85, 103, 105, 106.
(9
Tit. Liv., dit au sujet de Virginie, III. 44: Perinde uxor instituta fuerat, liberique instituebantur.
(10
Dialog. de Causis corruptae Éloquent. C. 28.
(11
Voir son dialogue des Héros de Roman. Préface, ann. 1710.
(12) Terent. Heautont 285. - Térence a une prédilection et un art tout particulier pour cette sorte de personnage. Voir Phormio, 103.
(13) Macrob., Saturnr., II, 10..
(14) Eunuch., 313-318. - Dans les Adelphes, 102. Micion s'écrie : « Ce n'est pas un si grand crime à un jeune homme, croyez-le bien, que d'avoir des maîtresses, de boire, d'enfoncer des portes.
Non est flagitium, mihi crede, adolescentulum
Scortari, neque potare, non est ; neque fores
Effringere......
Térence est bien Romain à cet endroit-là !
(15Andr., 952.
(16) Heauton., 835.
(17)  Plaut., Persa., v. 382.
(18) Plaute., Casin., v. 30. Voir la note de M. Naudet.

(19Phormio, 290, et 409.
(20) Adelph., 910. - Catulle, LXI, v. 21 sqq. est bien plus explicite. Les vers fescennins, les noix répandues partout, ne manquaient pas. - Cf. Virgil., Eclog., VIII, 30.
(21) Ter., Adelph. loc. cit.
(22) Plaut., Epidiq., v. 211 sqq.- Comparer, avec ce passage un curieux morceau où il est parlé des cornes, hennins, et autres atours. que les femmes portaient sous Charles VI. Paradin, Annal. de Bourgogne, liv. III. ann. 1428.- Cf: d'Argentré, liv. X. C. 38.- Voir. dans Vertot Mem. acad. Inscrip., t. VI, p. 736, une curieuse description de. la coiffure appelée fontanges; il termine ainsi :«Pourra-t-on croire qu'il fallait pour ainsi dire un serrurier pour coiffer les dames du 17e siècle? » Cf. Poenul., v. 224. Térence, Heautont. v. 244. dit des femmes, à leur toilette :
Dum moliuntur, dum comuntur, annus est.
(23) Terent., Phormio, act. 4, sc. 5., Voir la note de Lemonnier.

(24) Voir, à ce sujet, un judicieux article de M. Saint-Marc. Girardin, Journal des Débats, 24 septembre 1844.
(25) Plaute contient un passage remarquable à ce sujet. Dans le Trinum., v. 645 sqq. Lesbonicus dit à Lysitèle qui lui offre d'épouser sa sœur sans dot, « J'aime mieux être pauvre et n'être pas déshonoré ; qu'on ne dise pas, à ma honte, qu'en te la donnant sans dot, j'ai fait de ma propre soeur ta concubine et non ta femme. » Plus tard le juriscons. Paul, L, 2, de Jur, dot., prouvera que cet usage est devenu une loi. Il dira : Reipublicae interest mulieres dotes saluas habere propter quas nubere possint.

(26
Térence, Heautont. 226, dit d'Antiphile :
Bene ac pudice eductam, ignaram artis meretricae;
et de Phanie dans le Phormion , 640 :
Perliberalis visa est. ..

(27)
Plaut., Mostel., v. 273 sqq.
(28)
Plaut., Trucul., 197 - 217.
(29Asinar. 750. - Cf. Terent. Andr. 79, et Ovid. Remed. Amor, 657-70.

(30) Térent. Heautont. 381 sqq.
(31) Plaut. Mostell. 174 sqq.
(32
Plaut. Trinum, 531 sqq.
(33)
Voir Bothe. Poet. scenic. latin. Fragm., in-8°. Lips 1834, p. 75. Scaliger attribue ces jolis vers à Noevius :
....Quasi in choro pila
Ludens datatim dat se et communem facit;
Alium tenet, alii nutat, alibi manus
Est occupata, alii... perpellit pedem;
Alii dat annulum spectandum, a labris
Alium invocat, cum alio cantat; attamen
Aliis dat digito litteras.
- Lucien, Toxaris. 13. dit de la coquette Cariclée :
« Tantôt il arrivait des lettres d'amour, tantôt des couronnes dé fleurs à demi-fanées, des pommes mordues, et d'autres charmes employés par les coquettes pour attirer les jeunes-gens dans leurs filets et enflammmer peu à peu leurs coeurs. » Cf. Aristénéte
ƒEpistolaÜ ¤rvtikaÛ, 3e lettre. - Horace. sat. I. 10. dit que Fundanius excellait à décrire les vices des courtisanes. - Cf. id., Epist. I, 17. 54 sqq.
(34)
Lucil. fragm. Corpet. XXX. 12.
(35)
Plaut., Astraba, vel Clitellaria, fragm., 12.
(36) Ibid, fragm., 19.

(37)
Plaut., Poenul., v. 261 sqq.- Il faut sans doute ranger aussi dans cette classe cette Crétéa citée par Lucilius (Varron Ling. lat., VI, 69), qui était venue d'elle-même trouver un ami : Cum ad se cubitum venerit sponte suapte. - Cf. Juvenal, Sat. VI. Cette satire est l'historique le plus complet de toutes ces turpitudes.
(38)
Sat. 1. 2. 48 :
Tutior at quanto merx est in classe secunda,
Libertinarum dico, etc., etc.

(39)
Plaut., Mercat., v. 402 sqq. Cf. Aristoph. …Axarn.. 144. - Propert. I. 16. - Horat. od., I, 25.- III, 10.
(40)
Miles glor. 69 et 93.
(41)
Térenc. Phorm. 86. - Plaute. Rudens. prol., 42.
(42)
Plaut., Menechm., v. 252.
(43)
Plaut. Paenul v.217. Serait-ce pour cela aussi qu'on les appelait peaux, comme dit Varron de Ling. Lat., VII, 84 : In Atellanis licet animadvertere rusticos dicere se adduxisse pro scorto pelliculum? - Cf. Festus, voc. scortum.
(44)
Dans l'Astraba ou Clitellaria, 14, c'est une courtisane sans doute qui répond à sa mère qui gourmande sa paresse
« Par Pollux, ma mère, je suis plus habituée à me coucher qu'a courir; je suis paresseuse. »
Pol, ad cubituram, mater, mage sum exercita
Quam ad cursuram; sum tardiuscula.

(45)
Plaut., Poenul. loc. cit.
(46)
Plaut., Pœnul,. v. 254 et v. 346. - Cf., Asinar., v. 785 et note de M. Naudet. - Macrob., Saturn, III, 1.
(47)
Plaut., Pseud., v. 53. - Cf. Bacch., 228. - Sur ce mot de symbolum, cachet, il y a tout un chapitre à faire. Dans les relations commerciales, on s'en servait beaucoup. Pour les relations d'amour, on pourrait trouver des analogues au moyen-âge et plus tard. C'était, après tout, un gage de confiance; mais en amour, c'était un peu comme le billet de La Chatre. - Dans l'Eunuq., 539, Antiphon invite à dîner au Pirée. Les convives donnent des gages : dati annuli :
Heri aliquot adolescentuli coiimus in Piræo
In hunc diem ut de symbolis essemus.
Ici le mot a une toute autre acception.

(48) Plaut. Pseudol., v. 40 sqq. - Cf. Alciphron, édit. Wagner. Leips.1798,
¤pistolaÜ ¤tairikaÛ, passim, et surtout la correspondance de Glycère avec Ménandre, tom. I. p. 297
(49
Heautont. 1041 sqq. On le voit ici : le latin dans les mots, comme dans les choses, ne bravait pas toujours l'honnêteté. - Pour les passages précédents, voir Adelph. 750 et Hecyr. 789.
(50)
Cherea dit, Eunuch. 1036 :
Tum autem Phedriae:
Meo fratri gaudeo esse amorem omnem in tranquillo : una'st domus;
Thaïs patri se commendavit : in clientelam et fidem
Nobis dedit se.
Lachés dit à Bacchis dans l'Hecyre, 763:
Nunc cum ego te esse præter nostram opinionem comperi
Fac eadem ut sis porro : nostra utere amicitia, ut voles;
Aliter si facias... sed reprimam me, ne aegre quidquam ex me audias.
Ce dernier vers est d'une politesse toute moderne. - Cf. Ciceron Philipp. II, 41: Ingenui pueri cum meritoriis, scorta inter matres familias versabantur. - Chez Plaute les courtisanes n'avaient pas besoin d'être douées de ces qualités de bon ton, de ces mérites de la bonne société pour être les clientes des maisons libres. Cet usage remontait bien haut. Voir Cistell. 25 sqq.- Miles Gloriosus 787 - Tite-Liv. XXXIX. 9 au sujet d'Hispala Fecenia.

(51)
Cicer. Topic. C. 3 : Genus enim est uxor : ejus duae formae, una matrum familias, earum quae in manum convenerunt; altera earum quae tantummodo uxores habentur. - Cf. Aul. Gel., XVIII, 6.
(52)  Steph., Byzan., voc.
t‹raw. - Eustath. ad Dionys. Perieg., 376.
(53
Schol. OEdip. Colon, v. 383. - Hesych., v Žmfit¡rmvw et Žtraum‹tiston.
(54)
Meinek., Quaest. scen., II, p. 47.
(55
Plaut., Amphit., v. 685 sqq.
(56)
Nocte intempesta nostram devenit domum.
Varro de Ling., lat. Spengel, VII, 94.

(57)
Cette répétition de absim et absentem rappelle ce vers de la Didon, Aen. IV. 83 :
... Illum absens absentem auditque videtque.

(58)  Voir Asinaire, 70 sqq. au mot dotalem servum. Cf. Aul.-Gell. XVII. 6, sur le mot receptitia. - La comédie latine est remplie de plaintes et de railleries contre la femme dotée et contre la femme en général. Voir Trinumus. 41. - Curculio 599. - Casine 91. - Epidique 166 :
« Une riche dot est un précieux don. - Oui, si elle venait sans charge de mariage. »
Aululaire
, 121 :
« Je n'aime pas vos femmes de haut parage, avec leurs dots magnifiques, et leur orgueil et leurs criailleries, et leurs airs hautains et leurs chars d'ivoire, et leurs robes de pourpre. C'est une ruine, un esclavage pour le mari. »
Miles Glor
., 489 et 495. - Id. 680: Térence même, Adelph. 113, a dit: « Ce qu'on regarde comme un grand bonheur, je ne me suis jamais marié. » Turpilius, (voir Nonius, v. Senium) :« Quia enim mihi odio ac senio nuptiae. » - Cf. Horac. Od. III. 18. - Mart. Epig. VIII. 12.
(59) Voir ce que dit Chremès à sa femme, Heauton., 635. - Cf. Lex XII Tabl.
(60)  Servius ad Eneid., IV, 103 Coemptione facta, mulier in potestatem viri cedit atque ita sustinet conditionem liberae servitutis. - Cf. Laboulaye, Recherches. sur la condition des femmes , depuis les Romains jusqu'à nos jours, in-8°. Paris, 1843, p. 31, et un mémoire de M. Giraud, sur la loi Voconia. Mém. Acad. Scienc. Moral et Polit. (Savants Étrangers). Tom. I. ;Tite-Liv. XXXIV. 2 : « Majores nostri. . . foeminas voluerunt in manu esse parentum, fratrum, virorum. » Caïus, Comment. I. § 144, va plus loin : « Veteres enim voluerunt faeminas, etiam si perfectae aetatis sint, propter animi levitatem, in tutela esse. »
(61)
Plaut., Stich.. v. 129 sqq.- Cf. Ennius (Auctor ad Herenn.), II, 24.
(62)
Aul. Gell., I, 23. - Cf. Leclerc, Revue française, liv., 15 août 1837, et des Journaux chez les Romains, p. 209, - Cf, Macrob., Saturn., I, 6.
(63) Aul.-Gell. II. 23. Collect. latine-française. Panckoucke, p. 169. Une allusion à cette dernière pensée se retrouve dans la bouche du célibataire des Adelphes de Térence, 32 : « Une femme, pour peu que vous tardiez, s'imagine que vous êtes à boire, à courtiser, à courir les plaisirs, que tout le bon temps est pour vous, tandis qu'elle a toute la peine. »

(64) Aul. Gell., I, 6. - Cf. Epidic, v. 166.

(65
Horat. Sat. I. 2. 98. - Dans Amphitryon, 370, Jupiter se hâte de retourner au camp, « de peur, dit-il, qu'on me reproche d'avoir préféré ma femme au bien public. »
(66)
Valer. Max., VI. 3, 40. - Cf. Stichus, v. 112.
(67) Val. Max., ibid, 12. - Cf. Mercat., v. 795.

(68)
Nævius, Danaé, édit. Klussmann, p. 97. - Nonius voc. desubito et fama. Cf. Ulpien, Dig. de injuriis, I, §,2 : fit (injuria ) ad dignitatem cum comes matronæ abducitur.
(69) Hist. nat., XIV. - Cf. Plaut., Mostell., v. 280. - Nous avons vu plus haut, dans le Plocium de Cécilius, que les femmes dotées en faisaient autant à leurs maris.
(70) Plaut., fragm., Astraba, 7.
(71) Cicer., Epist. ad div., VIII, 7 : Paulo Valerii soror Triarii, divortium sine causa, quo die vir e provincia venturus erat, fecit. - Cf., id., pro Cluent.. C. 5. - Martial, Epig., VI, 7.
(72) Aul.. Gell., I, 17.
(73)
Les femmes osent moins dans Aristophane. Lui aussi, il a dépeint les femmes grecques avec des goûts d'émancipation qui vont même jusqu'à la politique. Mais quelle différence quand elles sont vis-à-vis de leurs maris ! Elles ont un air contrit et humble, et les craignent tout autrement que dans Plaute, Térence et Molière, Voir les Harangueuses, édit. Brunck., 1815, tom. II, 479 sqq.
(74) Labruyère : Des Femmes.