RETOUR À L’ENTRÉE DU SITE ALLER A LA TABLE DES MATIERES DE DEZOBRY

Dezobry, Charles (1798-1871)


 Rome au siècle d'Auguste,
ou Voyage d'un Gaulois à Rome à l'époque du règne d'Auguste et pendant une partie du règne de Tibère

ROME AU SIÈCLE D'AUGUSTE

LIVRE TROISIÈME.

LETTRE LVIII

UNE NOCE ET DEUX MARIAGES.

Les Romains firent acte de sagesse en laissant chaque peuple qu'ils soumettaient à leur empire libre de conserver ses lois et ses usages. Ils sentirent que si les courages se pouvaient dompter, il n'en était pas de même des habitudes, des croyances, et de certaines idées de prééminence personnelles, qui touchent à l'honneur, ou à ce qu'on croit être l'honneur des familles. Là devait donc s'arrêter la conquête, parce qu'il n'y avait plus à livrer que des combats sans but raisonnable, et sans espoir de succès. Une prudence aussi remarquable fut sans doute inspirée aux conquérants par ce qui se passait chez eux : Romulus, peu de temps après l'augmentation de son petit État au moyen des réfugiés de l'Asyle, avait proclamé l'égalité des droits entre les nouveaux et les anciens citoyens ; la distinction de patriciens et de plébéiens avait dû disparaître ; elle se conserva néanmoins, non plus dans les lois, mais dans les moeurs qui en gardèrent les dénominations, les répulsions, et les préférences, particulièrement dans les mariages. Après plus de sept siècles, et malgré toutes les révolutions qui ont été opérées dans la législation , cet état de choses subsiste encore : comme au premier temps de Romulus, les Romains ont le mariage patricien et le mariage plébéien. Je vais te rendre ceci plus sensible par des faits.
Il y a un mois environ, Mamurra m'a fait convier aux noces d'un de ses amis, membre de l'illustre race Fabia, l'une des plus nobles de Rome, qui épousait une Métella, et cette alliance avec une race non moins illustre et non moins noble avait fait le sujet des conversations de la ville. C'était un mariage purement patricien, et comme ces sortes d'unions sont rares aujourd'hui, c'en fut assez pour provoquer un grand concours de monde ; aussi, en arrivant chez Métellus, qui demeure dans le quartier des Carènes, nous trouvâmes le vestibule de sa maison encombré d'une foule qui refluait sur la voie publique. C'étaient tous les clients, tous les affranchis des races Fabia et Métella. Ce ne fut pas sans peine que nous pénétrâmes jusqu'à l'atrium, où les armoires contenant les images des ancêtres étaient ouvertes, et de là dans le péristyle et dans la basilique, où les parents et les amis étaient reçus avec les clients de choix, les clients des premières admissions.
On attendait là que les futurs époux fussent prêts, et la société, divisée par groupes, se livrait au plaisir toujours nouveau de la conversation. Mamurra me quitta pour aborder ou recevoir quantité de gens de sa connaissance. Demeuré seul dans la foule, je m'approchai d'un groupe rangé en demi-cercle devant un de ces philosophes grecs qui affluent à Rome pour y chercher fortune, et dont je t'ai parlé précédemment. Il parlait avec une certaine animation et assurait qu'il avait été l'un des principaux artisans du mariage qu'on allait célébrer : « Il y a dix ans que je suis lié avec Métellus, disait-il au groupe qui l'entourait ; sa fille n'était pas plus grande que cela (désignant le siège où il était assis) lorsque cet excellent homme m'attira dans sa maison. Depuis ce temps, je n'ai pas cessé un seul jour, pour ainsi dire, d'être admis dans son intimité et dans celle de Marcia (femme de Métellus) ; l'oecus a toujours été aussi libre pour moi, que l'atrium pour les clients. J'ai fait jouer bien des fois la petite Métella avec ses balles de couleur, et dès qu'elle fut en âge d'apprendre, je lui choisis un précepteur et un pédagogue. Cette charmante enfant ayant atteint sa douzième année, ordinairement l'âge du mariage, comme vous savez, ce fut moi qui proposai Fabius. Après un jour de réflexion, Métella m'apprit qu'elle acceptait, et voulut que je l'accompagnasse lorsqu'elle alla consacrer ses poupées aux Pénates de la maison, qu'elle préféra à Vénus, pour faire ainsi acte de grande fille. Les fiançailles devaient se conclure par procuration ou par lettres, Fabius étant en Orient avec l'Empereur ; mais il revint l'année suivante, et la cérémonie eut lieu ici, dans cette basilique, en présence des amis et des principaux membres des races Fabia et Métella, à la première heure du jour, ajouta-t-il en souriant, ce qui rend les fiançailles meilleures et favorables. L'illustre et savant jurisconsulte Antistius Labéon y présida ; il voulut qu'un acte en fût rédigé par écrit, bien qu'un simple consentement verbal eût pu suffire. Je l'entends encore dire gravement à la jeune Métella, avant de présenter l'acte à nos cachets : « Les fiançailles, de même que les noces, ne se contractent que du libre consentement des parties, et une fille peut résister à la volonté paternelle, dans le cas où le citoyen qu'on lui présente pour fiancé a été noté d'infamie, a mené ou mène une conduite répréhensible. Avez-vous, ma belle enfant, quelque objection de ce genre à faire ?... Vous ne répondez point ; nous allons donc passer outre, attendu que la fille qui ne résiste pas ouvertement est censée consentir. »
« L'acte signé, Fabius offrit à sa fiancée, comme garantie de l'engagement qu'il venait de contracter, un anneau de fer tout uni, sans aucune pierrerie. Métella l'accepta, et, en signe de l'union cordiale qui devait régner désormais entre elle et Fabius, elle le mit à l'avant-dernier doigt de la main gauche, parce qu'il existe, dit-on, un nerf qui correspond de ce doigt au coeur.
« Il fallut ensuite fixer le jour du mariage, poursuivit Anaxagoras (c'est ainsi qu'on le nomme). L'édit de l'Empereur, qui déclare nulles toutes fiançailles contractées deux ans d'avance n'existait point encore ; mais Fabius craignait qu'on ne prît le délai d'une année, comme on fait assez ordinairement, et il me sut beaucoup de gré quand je proposai la fin du mois, en rappelant que le mariage suivait quelquefois de très près les fiançailles. Mais mon savoir se trouva en défaut dans cette occasion. - Nous serons encore dans le mois de mai, dit aussitôt Marcia , mois funeste, à cause des Lémuries, et pendant lequel il faut éviter de se marier. - On pourrait remettre au lendemain, aux calendes de juin. - Vous ignorez encore, cher philosophe, que tous les jours qui précèdent les ides de juin sont funestes aussi pour les mariages. - En sautant aux calendes de quintilis, serait-on à l'abri de la fatalité ? - Pas davantage, cria quelqu'un qui se trouvait derrière le cercle d'auditeurs, et il faut être un barbare pour ignorer que le jour des calendes de quintilis est férié, qu'on ne peut alors faire violence à personne, ou du moins à une jeune fille, et qu'il n'y a qu'une veuve qui puisse se marier un pareil jour. - C'est ce qui me fut encore objecté par Marcia,. répondit Anaxagoras à son interrupteur qui s'éloignait ; elle ajouta que le lendemain des calendes, des nones, des ides, sont également des jours funestes, des jours « religieux, » pendant lesquels il n'est permis de faire que les choses absolument indispensables. »
Le petit discours d'Anaxagoras m'avait intéressé, et quand le philosophe eut cessé de parler, je m'approchai d'un autre groupe où des rires assez bruyants annonçaient que la conversation était moins sérieuse. C'était un poète comique qui discourait sur le mariage et sur les filles à marier : « L'Empereur aura beau faire, disait-il, je doute qu'il parvienne jamais à propager dans la gent togée le goût du mariage. Je ne connais qu'un moyen, mais infaillible, ce serait d'assurer de bonnes grosses dots aux femmes. Oh ! alors, l'humeur matrimoniale s'emparerait promptement, non pas de tous les coeurs, mais de toutes les têtes, et cela suffirait. L'ambition, un intérêt sordide, ne font-ils pas aujourd'hui presque tous les mariages ? on négocie pour se marier comme pour acheter une maison, un fonds de terre ; on se marchande, on se vend ; les sesterces de la dot sont les principales, et souvent les seules vertus qu'on recherche dans une épouse ; aussi, trouver à marier une fille qui n'est pas bien dotée est ce qu'il y a de plus difficile, et le monde regarde presque comme des concubines les femmes ainsi mariées. De là l'orgueil des femmes riches, leur empire presque absolu sur leurs maris. » - Il parle ainsi, dit quelqu'un à demi-voix, parce qu'il a sa soeur à doter, et que la médiocrité de la dot n'attire pas les gros partis. - Je voudrais, continua le poète, que l'Empereur ordonnât des supplications perpétuelles à Vénus pour que toutes les jeunes Romaines fussent belles, l'argent, après la beauté, étant ce dont on s'inquiète le plus. Les pauvres filles sont victimes de cette exigence, qui devient pour elles un véritable supplice, et depuis que l'Empereur les a déclarées, par édit, nubiles à douze ans, ce supplice commence presque dès leur enfance. Les mères n'ont qu'une idée, c'est que leurs filles soient belles, et dans cette vue elles s'étudient à leur rabaisser les épaules, à leur serrer la poitrine, afin que les malheureuses aient la taille plus élégante, désespérées de ne pouvoir rien sur les traits du visage. Quelqu'une prend-elle de l'embonpoint : « C'est un athlète, crie aussitôt la mère ! » et elle lui retranche là nourriture jusqu'à ce que, malgré la bonté de son tempérament, elle l'ait, à force de régime, rendue mince comme un jonc. C'est une grande affaire pour une mère de « placer sa fille, » de la fourrer à quelqu'un, et pour lui trouver un époux il n'est pas d'ami auquel on ne se recommande.
« La religion n'est pas respectée davantage : autrefois, on ne concluait aucun mariage sans prendre les auspices ; depuis longtemps cette coutume est tombée en désuétude, et si une jeune Romaine invoque encore les déesses Carrel, protectrices des filles à marier, sa dévotion ne lui inspire plus d'aller, la veille de ses noces, avec sa mère ou une parente, passer la nuit dans un temple pour écouter si quelque oracle ne se fera pas entendre. Un des ministres sacrés qui auraient de présider à cette sainte consultation de la volonté céleste, vient, pour la forme, rapporter qu'il n'y a point d'auspices défavorables, et l'on se contente de sa simple déclaration. »
Ce discours fut interrompu par l'arrivée de la jeune Métella qui sortait des oeci, situés en parallèle de la basilique, et venait, accompagnée de sa mère, recevoir les félicitations des personnes conviées à ses noces. On se porta à sa rencontre avec un empressement d'autant plus vif, qu'il était augmenté par le désir de voir une fort jolie personne. En effet, Métella peut passer pour le type de la beauté romaine : elle est blonde a le front bas le nez petit et légèrement aquilin, des yeux noirs très vifs, surmontés de sourcils parfaitement arqués jusqu'à la naissance des joues, et se joignant presque, une bouche que l'on compare à celle de la déesse des amours, un teint de roses et de le plus joli petit pied du monde, et une main blanche et longue, dont les doigts galbés et un peu relevés sont ornés d'ongles de rose.
Métella, qui n'a que quatorze ans, empruntait un nouvel éclat de son costume de mariée : elle avait une longue tunique blanche, unie, tombant jusque sur les pieds, et par-dessus, une palla qui, gracieusement ramenée sur la tête, encadrait son visage, et laissait voir sur le front ses cheveux partagés en deux bandeaux ; c'est le costume ordinaire des matrones, et, dans l'agencement de la palla et de la coiffure, celui des vestales, comme symbole d'innocence et de pureté. Mais la palla, au lieu d'être blanche, est couleur de safran, ou plutôt de flamme jaunâtre, ce qui l'a fait appeler flammeum. Les mariées seules portent cette palla de couleur ; elles en sont comme voilées, cela a fait donner au mariage patricien le nom de noces (nuptiae), de nubere, voiler. Enfin son pied était chaussé d'un brodequin également de couleur jaune.
Le pouvoir civil n'intervient point dans les mariages ; mais il n'en est pas de même du pouvoir religieux. Le Pontife Maxime, chef de la religion, et le prêtre du roi de dieux, le Flamine-Dial, président aux mariages, et les consacrent. On attendait ces ministres sacrés lorsqu'un bruit de faisceaux retentit sur la porte, et annonça leur arrivée. Ils furent aussitôt conduits au sacrarium de la maison, où les suivirent les futurs époux et leurs parents, ainsi que dix témoins, exigés par la loi pour valider un mariage. Métellus ordonna d'ouvrir le péristyle à tout le monde, et la foule se rangea sous les portiques et dans le xyste.
Fabius et Métella se placèrent sur une chaise jumelle, couverte de la toison avec sa peau d'une brebis ayant servi de victime Le Flamine-Dial mit la main droite de la jeune fille dans la main droite du jeune homme, prononça certaines paroles sacramentelles et solennelles par lesquelles il déclara que la femme devra participer aux biens de son mari ainsi qu'à toutes les choses saintes . Il offrit ensuite à Junon, qui préside aux mariages, un sacrifice où les libations furent faites avec du vin miellé et du lait, et dans lequel figura un pain du froment nommé far, apporté et présenté par la mariée. Cette offrande du pain de far a valu à ce mariage le nom de Confarréation. On eut soin, dans ces sacrifices, de jeter le fiel de la victime au pied de l'autel, pour rappeler que toute aigreur devait être bannie du mariage.
Métellus avait fait à sa fille des présents de noces, lui avait donné un trousseau, des perles, des pierreries, des parures. C'était un acte de sa générosité ; mais les conventions, inscrites sur les tablettes nuptiales, portaient que Métella serait dotée d'un million de sesterces (dot ordinaire des enfants de bonne maison), acquittés en trois payements, dont le premier aurait lieu, le jour même du mariage. En sortant du sacrarium les deux familles rentrèrent dans les oeci, avec les dix témoins et un augure, pour s'occuper de cette affaire importante ; je dis importante, parce qu'en jetant les yeux sur les suites du mariage, on ne peut s'empêcher de mettre les biens au nombre des choses nécessaires à sa félicité. Par une coutume assez fréquente, un esclave fut compris dans les apports de Métella sous le titre d'esclave dotal. C'est un serviteur qui suit le sort de l'apport dotal de la femme. Les tablettes furent ensuite déposées au Tabularium du peuple, et une copie au Tablinum de la maison.
La foule s'écoula lentement. Je la suivis en gagnant le haut de la Voie Sacrée, et je descendais sur le Forum lorsque je rencontrai près de l'Arc de Fabius une nombreuse procession qui se rendait au tribunal du Préteur : c'étaient deux familles plébéiennes qui allaient s'allier en unissant un jeune homme et une jeune fille conduits en tête de la bande.
Le mariage plébéien est un achat, une coemption, c'est ainsi qu'on le nomme. Le mari achète sa femme qui, légalement parlant, devient son esclave. Elle est vendue par son père ou son tuteur, en présence du magistrat, de cinq témoins, citoyens romains pubères, et du libripens ou franc-peseur, c'est-à-dire peseur impartial ; qui figure dans toutes les ventes. Ici la ,vente étant purement symbolique, le prix de la femme vendue n'est que d'un as. Par une singularité dont j'ignore l'origine, cet as est fourni par la femmes, de sorte que c'est elle réellement qui achète son mari.
Mais voici les familles rangées devant le tribunal du Préteur. La première formalité est un acquiescement mutuel des parties : il est nécessaire. pour les fiançailles, à plus forte raison l'est-il pour le mariage - « Femme, dit l'homme, veux-tu être ma mère de famille ? - Je le veux, » répondit-elle. Puis interrogeant l'homme à son tour : « Homme, veux-tu être mon père de famille ? » Même réponse affirmative. Remarque ce mot famille, qui rappelle l'esclavage : la patricienne est matrone ; la plébéienne, mère de famille.
Afin de rappeler à la jeune fille la dépendance nouvelle où elle entrait, son mari lui sépara légèrement les cheveux avec un javelot dont il lui promena six fois la pointe sur la tête.
Quelques jeunes gens s'approchèrent ensuite de la femme, l'enlevèrent comme de force, et la portèrent jusqu'à la maison de son mari, dans laquelle ils la déposèrent, sans que ses pieds eussent touché le seuil. Cette violence simulée, accomplie en présence des familles qui escortaient les ravisseurs, a pour but de rappeler l'enlèvement des Sabines.
Avant d'arriver à la maison conjugale, on s'arrêta, au premier carrefour, où l'on passa, devant un de ces laraires en plein vent qu'on trouve fréquemment dans ces endroits ; la jeune femme tira une bourse de son sein, et y prit un as qu'elle offrit à ces petits dieux publics, puis la procession continua sa marche.
La femme mariée par coemption n'a point le culte des Pénates de son mari, qui sont honorés dans la partie la plus secrète de la maison; placée par son union dans la condition légale des esclaves, elle n'a droit d'honorer que les Lares publics, dieux protecteurs des esclaves. Elle doit cependant une offrande au Lare du foyer ; c'est encore un as que, par une coutume assez bizarre, elle apporte dans sa chaussure, le jour de son mariage peut-être pour signifier qu'il doit la protéger dans ses démarches.
Telles sont les formalités du mariage plébéien. Mais le mariage patricien n'est pas terminé par les cérémonies de la confarréation ; il y a encore la conduite de l'épouse chez l'époux. Mamurra vint me chercher de nouveau pour assister à cette dernière cérémonie. En descendant par le Tuscus vicus, il m'arrêta devant une maison décorée de guirlandes de verdure et de fleurs, et dont la porte était ornée de tentures blanches : « C'est ici, me dit-il, que Fabius demeure. Entrons : il faut que je vous fasse connaître la disposition d'une maison où sont attendus de nouveaux mariés. Vous voyez d'ici, me dit Mamurra, dès que nous eûmes franchi le seuil, vous voyez d'ici, en face même de ce couloir qui conduit de la voie publique dans l'atrium, la chambre nuptiale : c'est le tablinum, qui sert à cet usage ce jour-là. » En effet, il était occupé par un lit superbe, dressé sur une estrade ornée d'ivoire, couvert de tapis brochés d'or, ou de pourpre tyrienne. Il y avait autour du lit six statues de dieux et de déesses qui président à l'hymen.
Nous arrivâmes chez le père de Métella au moment où Vesper, l'étoile de Vénus, apparaissait au ciel : ce fut le signal du départ. Les parents s'empressèrent pour conduire la nouvelle épouse au domicile du mariage. En même temps, cinq affranchis, portant chacun une torche nuptiale, qu'ils avaient été allumer chez les édiles, se mirent en tête du cortège. Les édiles veillent au maintien des moeurs, et c'est encore en signe de bon présage qu'on va chez eux chercher le feu des flambeaux de l'hymen. Avant de prendre rang à la suite des porteurs de flambeaux, les deux époux se placèrent devant Marcia, l'un à droite, la seconde à gauche, mais un peu écartés de côté. Marcia, debout derrière eux, leur mit la main sur l'épaule, comme pour les rapprocher, et dit à sa fille de prendre de la main droite la main droite de son époux. Alors trois jeunes enfants, vêtus de la toge des jeunes garçons, tous trois patrimes, c'est-à-dire issus de mariages patriciens, et ayant encore leurs père et mère, s'approchèrent de Métella, qui tira son flammeum jusque sur ses yeux. Ils feignirent d'arracher la jeune épouse des bras de sa mère. Deux la prirent chacun par une main, et le troisième se plaça devant elle avec une torche d'épine blanches, bois qui préserve des maléfices. Devant eux se rangèrent une esclave et un jeune camille : la première portait une quenouille garnie de laine, avec son fuseau ; le second, une corbeille d'osier dans laquelle se trouvaient les ustensiles de travail de la jeune femme.
Les statues de quatre divinités protectrices des mariages portées sur des brancards, ouvraient la marche : c'étaient Jugatinus, dieu du joug ; Domiducus, qui préside à la marche de la femme vers la maison de son mari ; Domicius, qui doit la faire entrer dans la maison ; et Manturna, déesse par la protection de laquelle elle demeurera avec son mari. Tu reconnais là l'esprit religieux des anciens temps, et la fidélité des Romains à garder leurs usages.
Le cortège s'avançait à. la lueur d'une multitude de flambeaux en bois de sapin. La procession fut bruyante, et animée par des chants fescennins, plaisanteries fort libres que, par un usage assez singulier, les enfants faisaient retentir aux oreilles de la jeune épouse. Il y avait aussi une exclamation symbolique : on criait talassio, vieux mot signifiant panier à mettre la laine, afin de rappeler à l'épouse ses devoirs de fileuse dans la maison de son mari. Les femmes accompagnaient ce cri d'un battement de main léger et cadencé.
Aussitôt que le cortège fut arrivé à la maison nuptiale, Fabius se plaça devant la porte, et s'adressant à Métella : « Qui êtes-vous, lui dit-il ? - Là où vous serez Caïus, lui répondit-elle fièrement, je serai Caïa, », déclarant ainsi qu'elle comptait vivre avec son mari sur le pied d'égalité, et, en même temps, qu'elle remplirait avec exactitude les devoirs de maîtresse de maison, comme la belle-fille de Tarquin, Caïa Caecilia, dont le nom est resté synonyme de ménagère laborieuse. Après cette déclaration un des patrimes lui présenta une torche de pin enflammée et de l'eau, en l'engageant à y porter la main : c'était pour la purifier, ou plutôt pour lui annoncer que désormais elle jouirait en communauté avec son mari du feu et de l'eau, c'est-à-dire de la vie. Métella attacha des bandelettes de laine blanche à la porte, nouvelle manière d'indiquer qu'elle serait bonne fileuse, et en frotta les jambages avec de la graisse de porc et de loup, pour écarter les maléfices. C'est de cette onction que la femme mariée a été appelée uxor, épouse, corruption de unxor, du verbe ungere, oindre.
Lorsqu'il fallut entrer dans la maison, les compagnes de Métella la soulevèrent pour lui faire passer la porte ; on eût regardé comme une profanation que ses pieds touchassent le seuil, qui est consacré à Vesta, déesse de la virginité.
Le mari eut aussi à remplir à son tour une formalité symbolique : il jeta des noix aux enfants, comme pour déclarer qu'il renonçait aux futilités, et ne songerait plus désormais qu'aux graves devoirs du père de famille.
Aussitôt que Métella eut pénétré dans l'atrium, on la fit asseoir sur une toison de laine, autre manière de lui rappeler qu'elle devra filer pour son époux ; on lui présenta une clef, symbole de l'administration intérieure qui allait lui être confiée, et Fabius lui offrit, dans un plat, quelques pièces de monnaie d'or, comme prix de la première nuit nuptiale.
Il y eut ensuite un souper splendide, où les matrones prirent place sur les lits à côté des hommes. Celles qui n'avaient été mariées qu'une fois portaient une couronne de fleurs blanches, et le soir, les plus âgées d'entre elles conduisirent Métella au lit nuptial. Dès qu'elles l'eurent introduite dans le tablinum, dont les voiles se fermèrent sur elles un choeur de jeunes garçons et de jeunes filles fit retentir le chant suivant, qu'accompagnait un concert de flûtes :
« Habitant de la colline Hélicon, fils de Vénus-Uranie, toi qui entraînes vers un époux la tendre vierge, dieu d'hyménée, Hymen, Hymen, dieu d'hyménée.
« Ceins ton front des fleurs de la marjolaine odorante ; prends le Flammeum. Viens ici, aimable dieu ; accours, portant un jaune brodequin à ton pied blanc comme la neige.
« Animé par ce jour d'allégresse, mêle ta voix argentine à nos chants d'hyménée ; que ton pied léger frappe la terre, et que ta main agite le pin enflammé.
« Appelle en cette demeure celle qui doit y régner. Qu'elle désire son nouvel époux, et que l'amour enchaîne son âme, comme le lierre enlace l'orme de ses replis errants.
LES GARÇONS SEULS. « Et vous aussi, chastes vierges, qui verrez naître pour vous un pareil jour, répétez en cadence : Dieu d'hyménée, Hymen, Hymen, dieu d'hyménée. »
Bientôt les matrones sortirent, l'époux fut introduit auprès de l'épouse pendant que les chants continuaient. Tout à coup les portes de l'atrium sont ouvertes, les voiles du tablinum tirés, et l'on aperçoit Fabius auprès de Métella. Mais presque au même instant, après cette preuve publique du mariage, les voiles retombent, les chants cessent, et tout le monde se retire en silence.
Le lendemain, on vint faire repotia chez les nouveaux mariés : c'est un souper où la femme remplit pour la première fois les devoirs de maîtresse de maison et qui signifie proprement réjouissance.
Le mariage est un contrat par lequel un homme et une femme se donnent mutuellement leur foi et s'engagent à vivre perpétuellement ensemble ; les noces sont ce même contrat revêtu des formes prescrites par les lois religieuses. La femme acquiert par les noces le titre d'épouse, uxor ; par le mariage elle n'a que celui de moitié, mulier : la confarréation est un mariage avec noces, la coemption est un simple mariage. J'ai voulu te faire connaître ces deux modes d'union conjugale en usage chez les Romains, mais non pas en vigueur, car celui par confarréation, bien que le plus respectable, est presque tombé en désuétude. C'est le plus avantageux pour femmes ; une épouse confarrée participe au culte religieux particulier à la race de son mari ; elle est toujours sous le pouvoir de son père, mais elle reste libre vis-à-vis de son époux. Les enfants qui naissent de son mariage jouissent de certains privilèges, on les emploie dans les cérémonies religieuses parce qu'ils sont patrimes, et c'est parmi eux qu'on choisit les flamines et les vestales.
Si la confarréation est avantageuse pour les femmes, elle a des inconvénients pour les hommes, qu'elle prive du pouvoir conjugal, et souvent du pouvoir paternel ; en effet, les pères perdent toute autorité sur leurs fils devenus flamines, et sur leurs filles qui épousent un de ces pontifes. Aujourd'hui que l'esprit religieux est nul, on évite la confarréation pour échapper à ses conséquences, et ce mode de mariage n'est plus guère pratiqué que dans les familles sacerdotales, qui fournissent les grands flamines, dont on exige cette pureté d'origine.
Mais cet antique mariage religieux n'a pu lutter complètement contre les moeurs ; il a dû être modifié dans une de ses principales conséquences, l'indépendance de la femme. Cette modification est une loi sous la forme d'une exception, car rien n'est changé, à l'ancien usage si l'on n'en fait pas la convention expresse au moment du sacrifice ; aussi jamais on n'y manque. Alors la femme confarrée tombe sous la nain de son époux, ainsi que disent les jurisconsultes ; elle devient sa fille, comme si elle avait été mancipée (le pouvoir sur les enfants étant le même que celui sur les esclaves), et elle cesse d'appartenir à sa famille consanguine. En revanche, son nouvel état la rend apte à hériter de son mari, et s'il y a des enfants, elle a droit à une part égale de l'héritage, comme enfant elle-même, car elle porte réellement le nom ; on dit la Métella de Fabius, la Terentia de Cicéron, etc.
Cette condition lui crée une deuxième servitude, celle de son beau-père, qui légalement devient son aïeul, et à ce titre acquiert la puissance sur elle.
La dérogation à la dignité de patricienne ne lui fait rien perdre de sa considération ; elle garde le titre de matrone, affecté aux femmes mariées par confarréation, tandis que celles mariées par coemption ne sont appelées que mère de famille, c'est-à-dire, suivant la rigueur du terme, mère d'esclaves. C'est son titre irrévocable, qu'elle ait ou qu'elle n'ait pas d'enfants.
La modification relative à l'état de la femme dans le mariage patricien fut inspirée par une disposition de la loi des XII Tables en vertu de laquelle toute femme confarrée tombait sous la puissance de son mari quand elle avait habité avec lui une année entière, sans coucher trois nuits hors du domicile conjugal. Cette cohabitation annale était appelée usage. Depuis, on trouva plus simple de fixer immédiatement la position de l'épouse.
L'usage ne fut pas aboli, mais l'on imagina de l'appliquer à des unions conclues sans aucune formalité ni civile, ni religieuse, et simplement en présence de témoins. Une fois l'année révolue, ce mariage produit le même effet que la coemption. On l'a inventé particulièrement pour les prolétaires, afin de propager la race citoyenne, qui diminue de jour en jour, et ne peut naître que dans les unions légitimes. Il ne faut pas moins que cette facilité pour engager au mariage une plèbe insouciante, qui, logeant dans un grenier, avec un lit pour tous meubles, et n'économisant pas même sur ses besoins de quoi acheter une toge, se soumettrait difficilement, pour le bien de la République, à acheter une femme, quoique cette dernière acquisition soit beaucoup moins chère que l'autre.

LETTRE LIX.

LE DIVORCE ET LA RÉPUDIATION

C'est une assez remarquable infirmité de notre nature que les sentiments les plus honorables ; les passions les plus honnêtes puissent quelquefois se changer presque en vices quand nous les poussons à une certaine extrémité. Le siècle dernier qui, sauf quelques rares exceptions, ne fut certes pas un siècle de bonnes moeurs, ni de nobles caractères, a vu l'un des excès dont je parlé ici, et qui peuvent avoir eu quelque élévation peut-être dans les âges primitifs ou dans les beaux âges des sociétés.
Le célèbre orateur Q. Hortensius s'était enthousiasmé de la vertu de Caton, homme d'un caractère à part, qui avait beaucoup d'admirateurs, quoique peu d'imitateurs. Au nombre des derniers on remarquait Favonius, dont j'ai parlé ; Hortensius n'était que parmi les premiers : mais à force d'admirer Caton, il était devenu son ami, son compagnon le plus assidu, et cette fréquentation habituelle lui fit naître un violent désir de s'allier à lui, et de mêler, de quelque manière que ce fût, sa maison et sa race avec celle d'un homme si vertueux. Il n'imagina rien de mieux, pour arriver à cette fin, que de lui demander en mariage sa fille Porcia ; bien qu'elle fût déjà mariée à Bibulus, dont elle avait deux enfants. « Ma proposition, dit-il, doit paraître étrange, si on la juge avec l'esprit du vulgaire ; mais n'est-il pas aussi honnête en soi-même, qu'utile à la République qu'une femme jeune et belle ne reste pas inutile en laissant passer l'âge d'avoir des enfants, et qu'elle ne soit pas à charge à son mari, ne l'appauvrisse pas en lui donnant plus d'enfants qu`il n'en veut avoir ? Si l'on communiquait ainsi les femmes honnêtes aux citoyens honnêtes, la vertu se multiplierait et deviendrait commune dans les familles, et par le moyen de ces alliances la ville se fondrait pour ainsi dire en un seul corps. » Caton fit observer que Bibulus ne consentirait sans doute pas à se séparer de sa femme, dont il était toujours fort épris. « Je la lui rétrocéderai, s'il le faut, repart naïvement Hortensius, dès qu'elle m'aura rendu père, et que par cette communauté d'enfants, je me serai plus étroitement uni et à vous et à lui. »
Peux-tu concevoir qu'un pareil discours ait été tenu par un contemporain de César, de Pompée, et de Cicéron ? ne te prends-tu pas à douter de la sincérité d'Hortensius, et ne croirais-tu pas qu'il n'a voulu faire qu'un jeu d'esprit, essayer de mettre son éloquence aux prises avec la vertu de Caton, et tenter un de ces triomphes oratoires qu'il gagnait si souvent au barreau ? Pour moi, j'avoue que telle a été ma pensée quand j'ai lu cette anecdote pour la première fois. Mais voici qui est bien plus fort encore : Caton ayant fini par faire comprendre à son enthousiaste ami qu'il demandait une chose impossible, Hortensius, plus ardent que jamais pour la vertu, demande alors à Caton de lui céder sa propre femme Marcia. Cette proposition devait paraître encore plus étrange que la première, car Marcia était enceinte, et par conséquent personne ne pouvait douter de l'affection qu'avait encore pour elle son mari ; néanmoins Caton ne la rejeta pas, soit que la théorie professée par Hortensius sur la propagation de la vertu lui eût porté conviction, soit qu'il fût touché de l'admiration de son ami. Cependant il se réserva de consulter Philippe, le père de sa femme. Ce dernier, qui sans doute avait quelque conformité de caractère avec son gendre, le laissa parfaitement libre de faire ce qu'il voudrait. D'ailleurs que dire à un mari qui trouve lui-même tout naturel de céder sa femme à un autre ? Mais Philippe mit une certaine finesse dans le consentement qu'il donna : il voulut, probablement pour s'assurer de la parfaite sincérité de Caton, il voulut qu'il signât au contrat de mariage de Marcia et d'Hortensius. Caton ne se démentit point, et signa cet acte, c'est-à-dire y apposa son anneau comme s'il se fût agi de sa fille.
Hortensius épousa Marcia sans restriction, sans aucun engagement de la rendre dans un délai déterminé, comme il avait proposé de faire pour la femme de Bibulus. Il vécut avec elle jusqu'à son dernier jour, et lorsqu'il mourut, il laissa un testament qui déclarait cette femme vertueuse héritière de tous les grands biens qu'il avait amassés. Ce qui n'est pas moins curieux que tout ce qui précède, c'est que Marcia ayant fait son temps de veuvage, Caton l'épousa de nouveau. Il est vrai qu'il ne vécut pas avec elle, car cet hymen eut lieu au moment où il allait partir pour suivre Pompée dans la guerre qu'il entreprenait contre César ; il ne la prit que pour gouverner sa maison, et servir d'appui à ses filles qui se seraient trouvées seules pendant son absence.
Quant à l'action d'Hortensius, elle fut jugée diversement : les uns la louèrent, les autres (et ce fut le plus grand nombre) la blâmèrent : c'était à leurs yeux presque un adultère légal. On ne dit rien de la docilité de Marcia, de cette facilité à se laisser commander, pour ainsi dire, l'indifférence et l'affection pour tel ou tel c'est cependant ce qui me paraît le plus extraordinaire, et je ne me l'explique que par l'absolutisme du pouvoir paternel, Philippe étant intervenu dans le second mariage de sa fille.
Quand je disais , en commençant cette lettre, que l'action d'Hortensius n'était presque qu'un anachronisme, je me rappelais qu'elle lui avait sans doute été inspirée par une loi de Numa ; cette loi portait que le mari qui se trouverait assez d'enfants pourrait céder sa femme soit pour un temps, soit à perpétuité, au citoyen romain qui la lui demanderait pour en avoir également de la postérité.
Après avoir vu le mariage entouré de formalités qui toutes ont pour but de le rendre durable, tantôt en le consacrant par les plus saintes cérémonies de la religion, tantôt en lui donnant le caractère non moins sacré de la propriété acquise à prix d'argent, il paraît étrange qu'il ne soit pas irrévocable, car, outre la loi de Numa, il y en a d'autres encore qui permettent l'annulation de cet acte ; c'est que, dans la pensée du législateur, le mariage n'a jamais été considéré que comme une association qui ne doit durer qu'autant que les associés seront de bon accord ; que là où il n'y a pas accord, il n'y a plus de société possible ; et que pour prévenir ce mal, il faut pouvoir dissoudre légalement un mariage qui n'est plus, de fait, qu'une désunion.
Originairement cette dissolution possible fut ménagée pour servir d'auxiliaire au maintien des bonnes moeurs, comme un châtiment réservé aux épouses qui s'écarteraient du chemin de la vertu ; Romulus, entre autres ordonnances, en fit une qui permettait au mari de répudier sa femme si elle avait empoisonné ses enfants, falsifié ses clefs, commis un adultère, ou seulement bu du vin fermenté. On craignait que cette boisson ne leur fit commettre quelque action déshonnêtes, et, par suite d'une telle appréhension, les femmes ne devaient jamais boire que du vin doux. Bien que cette interdiction soit depuis des siècles tombée en désuétude, une ancienne coutume, toujours en vigueur, la rappelle : c'est de baiser les femmes sur la bouche. Originairement ce fut un droit, et presque un devoir, non seulement pour le mari, mais encore pour les parents, jusqu'aux cousins ; ils devaient aborder ainsi les femmes de leur famille, toutes les fois qu'ils les rencontraient, afin de s'assurer si elles ne sentaient pas le vin.
Les lois de Romulus et de Numa tombèrent en désuétude ou plutôt en oubli avant d'avoir été appliquées, et l'on aurait pu les regarder comme abolies, lorsque, l'an 520 de Rome, un citoyen nommé Spurius Carvilius Ruga crut devoir user de la loi Romuléenne ; mais dans une intention parfaitement honnête : sa femme était stérile, sans qu'il l'aimât moins pour cela. Cependant il avait juré devant les Censeurs de se marier pour donner des citoyens à la République ; sacrifiant donc sa tendresse à son respect pour la religion du serment, il quitta l'épouse de son choix pour en prendre une autre.
La rupture du mariage de Caton fut un Divorce, celle de Carvilius, une Répudiation, Le Divorce est la dissolution du mariage patricien, et la Répudiation, celle du mariage plébéien. Le premier est un acte entre gens libres, égaux en droits, et peut être demandé par l'un ou l'autre des conjoints ; le second est une action de maître à esclave, et ne pouvant jamais venir que du maître, c'est-à-dire du mari.
Peut-être en raison de cette distinction, trouvera-t-on presque incroyable que pendant plus de cinq siècles il ne se soit trouvé qu'un seul exemple de Répudiation : le fait s'explique d'abord par la pureté de moeurs qui régnait autrefois : ensuite par les conditions que Romulus avait imposées à cet acte : si une femme se mettait dans le cas d'être répudiée pour l'une des causes mentionnées plus haut, elle était renvoyée purement et simplement ; mais au contraire si le mari n'avait pas de motifs légitimes, la moitié de ses biens devait passer à la femme qu'il répudiait, l'autre moitié être consacrée au temple de Cérès, et lui-même dévoué aux dieux infernaux. C'était là, comme tu vois, un terrible frein contre les caprices possibles de la Répudiation.
Le Divorce rappelle, par son nom même, l'indépendance de ceux qui ont droit d'y recourir : il signifie séparation des parties, qui s'en vont chacune de son côté, par suite de la divergence dans les esprits, c'est-à-dire de l'incompatibilité dans les caractères. Cette rupture doit être constatée et consommée d'une manière aussi authentique que le mariage même : ainsi l'intervention des ministres du culte est encore nécessaire, parce que seuls ils peuvent délier ce qu'ils ont lié, et qu'il faut que la confarréation soit détruite. Les époux doivent donc se soumettre à une autre cérémonie qui annule tous les effets de la première, dont elle forme comme la contre-partie, et qu'on appelle la diffarréation.
Au civil, il faut que le Divorce soit déclaré devant le Préteur, en présence de sept citoyens romains pubères. Un affranchi domestique porte les tablettes qui contiennent l'acte de mariage et les brise publiquement. Au domicile conjugal il se consomme ainsi : quand le mari est le provocateur du Divorce, il redemande à l'épouse les clefs de la maison, et la congédie en lui disant : « Femme, reprends tes biens, va ; ou : Adieu, sors d'ici. » La femme confarrée, qui a toujours la propriété des biens qui lui ont été donnés, quoique par le mariage ils aient été confondus avec ceux de son mari, reprend sa dot quand les torts de son mari ont provoqué le Divorce ; mais si cette séparation est causée par la conduite de la femme, le mari a le droit de retenir une partie de la dot, un sixième par chaque enfant, jusqu'à concurrence de la moitié de cette dot, car les enfants, en vertu du pouvoir paternel, demeurent toujours la propriété de leur père. Il y a un cas où la femme perd toute sa dot, c'est lorsqu'elle a causé le Divorce en commettant le crime d'adultère. Alors, avant de la congédier, on la dépouille de la stole, costume des honnêtes femmes, et on la revêt de la toge, habit des courtisanes.
La rupture du mariage plébéien, c'est-à-dire du mariage par coemption, est extrêmement simple : conclu sous forme de vente, il se défait par une vente ou plutôt par un rachat. La femme a été, comme disent les jurisconsultes, mancipée (vendue) par le père ou tuteur au pouvoir duquel elle était ; celui qui l'a achetée (le mari) la mancipe à son tour, comme une esclave dont il ne veut plus : seulement c'est celui qui la lui a vendue d'abord qui la rachète ; ou, pour dire les choses telles qu'elles sont véritablement, elle est rendue au père ou au tuteur par une vente simulée, de même qu'elle lui avait été achetée.
La femme mariée par coemption n'a point de dot reconnue légalement, sa condition d'esclave lui interdisant de rien posséder ; néanmoins, quand elle a été dotée, bien que sa dot soit devenue la propriété du mari, comme un pécule d'esclave, elle lui est ordinairement restituée. Autrefois cette restitution était toute bénévole, et une pure affaire de probité ; mais la fréquence des répudiations, et la corruption générale ayant appris dès longtemps à ne rien remettre « à la bonne foi, » on stipule, en rnancipant une fille en mariage, que dans le cas de Répudiation ou de mort, la dot fera retour à la femme ou à ses ascendants, excepté une partie laissée pour les enfants issus du mariage.
La plupart des dispositions relatives au partage et à la retenue de la, dot ont été établies par la loi des XII Tables, qui a consacré, en les complétant, les ordonnances de Romulus, dont j'ai parlé plus haut.
L'incompatibilité d'humeur et la stérilité sont, avec l'adultère, les principales causes de Répudiation et de Divorce, ou du moins celles que l'on invoque toujours dans ces sortes de séparations. Je me trouvais un jour chez un homme auquel ses amis reprochaient d'avoir répudié sa femme sans motifs : « Que trouves-tu à redire en elle ? lui disaient-ils, n'est-elle pas chaste et honnête ? n'est-elle pas belle ? ne te donne-t-elle pas de beaux enfants ? » Le mari ainsi attaqué était plus habitué aux calculs des publicains que familier avec l'exercice de la pensée et l'art de la réplique; il balbutiait sans dire grand'chose, quand un de ces philosophes grecs dont j'ai déjà parlé, commensal de la maison, le tira d'embarras : il avança la jambe droite, montra sa sandale aux interlocuteurs, et leur dit : « Vous voyez cette baxea ? n'est-elle pas belle ? le cuir n'en contourne-t-il pas bien mon pieds ? Toutefois il n'y a personne qui sache où elle me blesse. Les grandes fautes évidemment découvertes, ajouta-t-il, déterminent ordinairement les maris à quitter leurs femmes ; mais il y a quelquefois de petites hargnes et riotes souvent répétés, procédant de quelques fâcheuses conditions, ou dissimilitude et incompatibilité de nature, que les étrangers ne connaissent pas, lesquelles, par succession de temps, engendrent de si grandes aliénations de volontés entre des personnes, qu'elles ne peuvent plus vivre ensemble. »
Quelque cause pareille détermina probablement P. Émile lorsqu'il répudia, sans que l'on en sache le motif, Papyria, sa première femme, après avoir longtemps vécu avec elles.
Cicéron, dans un âge assez avancé, répudia aussi sa femme Térentia, alléguant pour motifs le peu d'affection qu'elle avait pour lui et pour sa fille, son esprit de désordre, et son caractère dépensier. Terentia niait tout, et Cicéron sembla vouloir la justifier jusqu'à un certain point en se remariant à une très-jeune fille, qu'il épousa, dit-on, pour sa beauté, ou plutôt, comme l'a dit Tiron, son affranchi de confiance, pour sa fortune, dont il était dépositaire par un fidéicommis.
César répudia sa femme, simplement soupçonnée d'adultère.
Anciennement, quand les moeurs étaient aussi pures qu'austères, un Romain répudia sa femme pour s'être montrée en public le visage découvert ; un autre, parce qu'elle s'était entretenue en particulier dans la rue avec une affranchie de mauvaises moeurs ; un autre, seulement pour l'avoir vue assistant aux Jeux publics sans qu'il l'y eût autorisée.
Le Divorce, non plus que la Répudiation, n'ont jamais empêché une femme de se remarier, pour ainsi dire immédiatement. Quand les moeurs se furent corrompues, on abusa tellement de ce droit, que les séparations parurent comme une conséquence, une suite naturelle et inévitable du mariage. Il y a maintenant bon nombre de femmes des premières familles de Rome, femmes de beaucoup de noces, comme on dit, qui pourraient compter, pour ainsi dire, leurs années, non par le nombre des consuls, mais par celui de leurs maris ; car on en était venu au point que les épouses avaient acquis aussi le droit de divorcer, même en l'absence de leurs maris, et il était arrivé à plus d'un époux qu'en rentrant chez lui après un lointain voyage, il n'y avait plus trouvé la femme qu'en partant il avait laissée à la tête de sa maison.
C'était là un désordre trop grave pour que l'Empereur, qui s'occupe incessamment de la réforme des moeurs publiques, n'y portât pas remède ; il a fait rendre une nouvelle loi qui impose des conditions plus sévères aux divorces : l'un de ses principaux chefs déclare qu'une femme divorcée ou répudiée ne pourra se remarier qu'après un délai de dix-huit mois; déjà une loi de Jules César avait fixé ce délai à six mois.
La réconciliation entre époux séparés per Répudiation ne pouvant avoir qu'un caractère parfaitement moral, les délais prescrits par la nouvelle loi de l'Empereur ne leur sont point applicables, et dès qu'ils veulent se remarier ensemble, il leur est permis de le faire aussitôt. On dirait que cette exception a été méditée en faveur de Mécène : il a une femme fort jolie, fort séduisante, dont il est éperdument amoureux ; mais capricieuse à l'excès, elle le tourmente au point de lui causer des insomnies presque perpétuelles, qu'il combat en recourant au vin pour s'assoupir ; d'autres fois il se fait donner, dans une pièce voisine de sa chambre à coucher, une espèce de symphonie produite par un appareil semblable à un autel rond, garni de tuyaux percés à leur partie supérieur et dont l'inférieure plonge dans l'eau : un enfant agite cette eau, l'agitation chasse l'air dans les tuyaux, et il en résulte un son doux, et comme une harmonie lointaine.
Quand Térentia (c'est le nom de la femme de Mécène) a bien lassé sa patience, il la renvoie ; mais une fois sa colère passée, il la regrette, cherche à se rapprocher d'elle, lui fait des visites, lui envoie des présents, la supplie de revenir, et elle se laisse persuader. Ces séparations sont si fréquentes qu'on les a qualifiées de quotidiennes, et qu'on dit de Mécène qu'il a été marié mille fois, quoiqu'il n'ait jamais eu qu'une seule femmes.
Il ne s'agit là que de Répudiation, et sans doute le Divorce offrirait plus d'obstacles à un rapprochement désiré par des époux divorcés ; car le Divorce est un acte sérieux, et doit, aux termes. de la loi, avoir un caractère irrévocable. Le maître fait ce qu'il veut de son esclave ; il la prend, il la quitte, personne n'a de compte à lui demander, et c'est le cas de la Répudiation. Le citoyen au contraire ne doit pas faire légèrement un acte civil non moins important que le mariage même.
On rapporte que jadis les divorces fondés sur incompatibilité d'humeur étaient inconnus ; s'élevait-il quelque différend entre deux époux, ils se rendaient au mont Palatin, dans le petit temple de Viriplaca, déesse qui apaise les hommes, et là, après s'être expliqués, ils renonçaient à leur querelle et s'en allaient réconciliés. Cette déesse, assurément bien respectable, mériterait peut-être un culte particulier, comme gardienne de la paix journalière des familles ; car son nom même, sans blesser l'égalité résultant d'une tendresse mutuelle, exprime le respect que doit la femme à la dignité du mari.
Dans ce siècle corrompu et peu religieux, la meilleure Viriplaca c'est la beauté. Je passais dernièrement dans le Comitium, près du tribunal du Préteur, où Sulpicius avait assigné sa jeune épouse pour entendre prononcer leur Divorce. Elle arrivait en litière fermée. - « Qu'elle sorte ! s'écrie le mari courroucé ; qu'elle comparaisse ! depuis assez longtemps elle me rend malheureux ! » - La litière s'abaisse et la jeune femme en sort dans tout l'éclat de la parure la plus séduisante. Sulpicius devient muet ; son regard s'adoucit, et laissant tomber les doubles tablettes de son mariage, toutes prêtes à être brisées, se précipite vers son épouse, l'embrasse en s'écriant : « Tu as vaincu, Paula ! » et il la ramène chez lui aux applaudissements de la foule.

LX

LES FUNÉRAILLES OU L'INÉGALITÉ DEVANT LA MORT.

Inégalité à court terme, et qui finit au sépulcre ; mais jusque-là honneur du rang, distinction, de la richesse persistent devant un cadavre. Tu vas en voir un exemple. Depuis les calendes de septembre je n'avais pas été chez Mamurra, lorsque, vers la fin du mois, je me rendis à sa salutation. J'entrai par la porte trompeuse, le Pseudothyrum, et j'arrivai jusqu'à l'atrium où je ne trouvai que l'affranchi Atimétus, intendant ou dispensateur de mon hôte, en conférence avec des comédiens et un chorége ; il débattait des prix pour une représentation scénique, et leur faisait signer divers engagements. Un poète survint, qui avait proposé une tragédie. Atimétus l'avait lue, il la fit estimer par l'un des comédiens, et en paya immédiatement le prix, en puisant dans une caisse à argent qu'il avait près de lui. Il chargea un troisième individu, qui se fit connaître comme procurateur de la scène, de chercher des costumes pour tous les acteurs, et fit porter la pièce au temple d'Apollon-Palatin, à des examinateurs publics qui doivent en autoriser la représentation . « Dès qu'on aura cette autorisation, ajouta-t-il, qu'on commence immédiatement les répétitions ; elles se suivront ici, et nous y inviterons des littérateurs, pour avoir leur avis. » Un esclave atriense annonça le général des travaux théâtraux. « Nos jeux, lui dit Atimétus, auront lieu au théâtre de Marcellus ; on jouera le Siège de Troie. »
Je croyais être désoeuvré, comme cela m'arrive encore quelque-fois, et j'avais assisté patiemment à ce qui venait de se passer, lorsque m'approchant d'Atimétus, quand tous ces gens furent sortis : « Mamurra est donc édile ou préteur ? lui dis-je. - Quoi ! me répondit-il, vous ne savez pas l'affreuse nouvelle ? ces jeux scéniques que je viens d'ordonner sont pour des funérailles, c'est par ordre de notre maître ; son père nous est décédé. - Se peut-il ! Mamurra... --- Il a vécu. »
Ici la douleur d'Atimétus se réveilla si vivement que les sanglots coupèrent la voix de ce vieux serviteur, et ce ne fut qu'après un assez long intervalle que je pus apprendre comment, depuis deux jours à peine, il avait perdu son maître, mon hôte et mon ami.
La veille de son trépas, Mamurra paraissait encore plein de santé. Il a succombé à la pernicieuse influence de l'automne, aux variations de température de cette saisons : après une chaude journée, le froid du soir le saisit, et il se coucha mal disposé. Le lendemain, il voulut, à son ordinaire, descendre au Forum ; mais au moment de monter en litière il s'évanouit. Les esclaves cubiculaires s'empressent autour de lui, et le reportent dans sa chambre. On court aussitôt quérir Marcus son fils ; il arrive en toute hâte ; sa voix et ses soins raniment un peu le malade qui fait un effort pour se dépouiller de ses anneaux et les lui remettre (manière dont les Romains désignent leur héritier). Cet effort l'épuise, et il retombe dans son évanouissement. L'infortuné Marcus n'eut que le temps de coller sa bouche sur celle du vieillard pour recevoir son dernier soupir, pieuse coutume à laquelle un fils ne manque jamais volontairement. Lorsqu'il fut bien sûr que les glaces de la mort avaient saisi son père, il lui ferma les yeux, puis sortit pour se dérober au déchirant spectacle qu'il avait devant lui.
Aussitôt on descend au temple de Libitine faire la déclaration du décès, et prévenir les libitinaires (ce sont les entrepreneurs des funérailles) d'envoyer leurs esclaves pour préparer le corps. Cette préparation consiste en lotions d'eau chaude et en embaumement avec des aromates, tels que l'amome, la myrrhe, et la casse. Pendant qu'on y procède, on appelle de temps en temps le défunt à haute voix, pour s'assurer qu'il a bien cessé de vivre. Lorsque les serviteurs de Libitine ont lavé et parfumé le mort, ils lui arrangent la figure à l'aide d'une sophistication composée de pollen, fleur de farine, d'où le nom de pollinctores, que portent ces agents dont la fonction est de donner aux cadavres la pâleur d'une mort paisible, en réparant les déformations de l'agonie ou de la maladie. Si le défunt a été tué par un accident qui lui a détruit la figure, ils la remplacent par un masque à sa ressemblance.
Cela est nécessaire, car on fait un spectacle des funérailles : les morts sont offerts aux yeux de tous, la face découverte, le corps enveloppé de linceuls blancs, mais habillés comme s'ils vivaient. C'est, je crois, une manière d'authentiquer leur trépas, et, pour mieux atteindre encore ce but , les funérailles sont précédées d'une exposition.
Mamurra fut revêtu d'une toge en pourpre ; on lui mit sur la tête une couronne de chêne qu'il avait gagnée à la guerre en sauvant un citoyen ; on le déposa sur un lit élevé, enrichi d'ivoire, couvert d'étoffes attaliques et décoré de faisceaux. Le fils de mon hôte, aidé de quelques parents, vint placer ce lit dans l'atrium de la maison, les pieds du cadavre tournés vers la rue. La demeure de Mamurra, naguère si animée et si brillante, était maintenant déserte et comme flétrie par les insignes du deuil et de la mort : des tentures sombres, bleu de mer très foncé, vêtaient les portes ; sur le vestibule il y avait un petit autel où brûlaient des parfums, et, en avant , un grand rameau de pesse ou de cyprès indiquait aux Pontifes qu'ils eussent à s'écarter de cette maison, parce qu'ils y seraient souillés par la vue d'un mort.
Le corps resta exposé pendant sept jours, gardé par un serviteur qui se tenait auprès. Le huitième jour, dès l'aurore, des hérauts allèrent par les rues, places et carrefours de la ville, annoncer les funérailles, dans la forme suivante : « Mamurra est décédé. Ceux auxquels il conviendrait de venir aux funérailles de ce quirite, il est temps. On célébrera des jeux, et le maître des funérailles (l'héritier) aura un appariteur et des licteurs. »
Peu d'heures. après cette proclamation, l'atrium se remplit de monde. Les hommes étaient vêtus de la paenula (manteau de voyage) et non de la toge, qu'on ne porte pas dans les funérailles ; les femmes avaient, par-dessus leur tunique, un ricinium brun-roux ou bleu foncé, comme habit de deuil. Le ricinium se compose de deux pièces carrées, qui, jointes sur les épaules par un ou plusieurs boutons, tombent sur la poitrine et sur le dos, en descendant jusqu'à la ceinture ou jusqu'aux hanches. Une praefica, chanteuse et pleureuse à gages, fournie par les libitinaires dans l'appareil du convoi, récita, au son des flûtes et de la lyre, des nénies, poèmes funèbres à la louange du défunte. Les chants terminés, un désignateur, autre agent des libitinaires, préposé à l'ordonnance des funérailles, donna le signal du départ. Marcus Mamurra et trois de ses parents, en prétexte brune et la tête couverte, vinrent enlever le lit mortuaire et le portèrent à l'épaule. Le convoi suivit, à la lueur de quantité de flambeaux de cire et de torches, bien qu'il fît grand jour. Le désignateur marchait en tête, précédé de licteurs en tuniques bleu foncé. Derrière lui s'avançaient, dans l'ordre suivant , une troupe nombreuse de joueurs de trompette droite, remplissant les airs de la plus lugubre harmonie ; des choeurs de satyres exécutant une danse comique appelée la sicinne ; la bande nombreuse des affranchis de Mamurra, tous le bonnet de liberté sur la tête.
Ensuite on voyait à part un archimime ou chef de mimes, habillé et masqué tout à fait à la ressemblance du défunt, dont il imitait la démarche, toutes les habitudes de corps, et jusqu'aux ridicules. Il tâchait, dans des discours très libres, de rappeler les défauts de caractère du père de Mamurra.
Rien ne m'a plus étonné d'abord que l'archimime aux funérailles des grands ; cette espèce de jugement de la vie et de la mort figuré en action me paraît toujours bizarre dans une cérémonie lugubre.
Mais les Romains aiment les contrastes de ce genre, et nous en verrons encore un semblable, à peu près, dans la pompe si majestueuse du triomphe.
Après l'archimime venaient, dans un long ordre chronologique, les ancêtres de Mamurra représentés dans leurs portraits en cire coloriée, faits à l'instar des masques de théâtre, et portés, à la manière des acteurs, par des gens dont la stature, et même les habitudes de corps, ressemblaient au personnage dont ils avaient le masque. A quelque distance, on croirait voir les ancêtres eux-mêmes. Le costume aide à l'illusion et complète la ressemblance, car chaque personnage, ainsi ressuscité, porte l'habit des honneurs qu'il a reçus pendant sa vie, qu'il ait été consul, préteur, censeur, ou même triomphateur, et de plus il a les insignes de ces honneurs : le triomphateur est en char, et les autres magistrats sont précédés des licteurs ou des appariteurs attachés à leur dignité, mais les faisceaux ou les verges renversés.
Le corps du défunt, précédé d'un appariteur, suivait immédiatement, puis encore une quantité d'autres lits funéraires chargés des insignes de toutes les magistratures que Mamurra avait obtenues pendant sa vie.
Après cette pompe s'avançaient les parents et les amis, en vêtements gros bleu, et sans anneau, ce qui est une grande marque de deuil.
Les femmes fermaient la marche. Les habits en désordre, les cheveux épars, elles versaient des larmes abondantes, et jetaient des cris de désespoir. A leur tête s'avançait la mère de Mamurra, accompagnée de ses filles et de la femme de son fils. La troupe se composait essentiellement de leurs servantes, dirigées par la praefica, qui leur indiquait la pantomime de la douleur, et leur donnait le ton des gémissements.
Le convoi descendit sur le Forum romain, où il s'arrêta au pied des Rostres. Les images des ancêtres se placèrent tout autour. Des chaises d'ivoire étaient réservées aux simulacres de ceux qui avaient occupé des magistratures curules On déposa le lit funèbre sur la tribune même, et le corps fut dressé debout, de manière à être vu de tous les assistants. Je me trompe en disant le corps ; il était caché dans la litière ; mais un corps de cire fait à la ressemblance du défunts. Marcus Mamurra se tint auprès du pieux fardeau qu'il venait de porter, et devant cet auditoire, dont tant de siècles semblaient faire partie, prononça un magnifique discours où il rappela, dans les termes les plus louangeurs, et l'origine des Mamurra, et les principales actions de la vie du défunt. Le discours fut long, parce qu'il embrassa aussi l'éloge de tous les ancêtres représentés à cette pompe. De temps en temps l'orateur s'interrompait pour se reposer. Dans ces intervalles, des flûtistes et des chanteurs faisaient entendre des hymnes d'un ton grave et lugubre. Ces discours, ces chants, cette musique émurent beaucoup les assistants, et il y eut même un moment où l'émotion devint si générale, que le peuple entier parut pénétré de la douleur d'une seule famille.
En quittant le Forum la pompe se dirigea par le Cirque Maxime et la porte Capène, sur la voie Appia, où un bûcher avait été préparé, les Romains, ainsi que nous, brûlant leurs morts ; il se composait d'une très haute pile de bois de pesse ou d'ilex, avait la forme d'un autel, était décoré de guirlandes et de rameaux de cyprès, et entouré d'une haie de même arbre. Avant d'y déposer le lit, la mère de Mamurra vint ouvrir les yeux de son fils (ce serait un crime, dit-on, de priver le ciel des regards d'un mort), lui remit ses. anneaux, lui introduisit entre les lèvres, et jusqu'aux dents, un triens, pour payer le passage au nautonier des enfers, baisa ses lèvres glacées, puis lui cria d'une voix entrecoupée de sanglots : « Adieu! adieu ! adieu ! Nous te suivrons tous dans l'ordre que la nature nous assignerai. »
Aussitôt les trompettes retentirent, et le corps fut porté sur le bûcher, auprès duquel on égorgea les chevaux et les chiens favoris du défunt ; des perroquets, des merles, des rossignols qu'il avait aimés. On répandit aussi sur la terre, en forme de libations, deux grands vases de vin pur, deux patères pleines d'un lait écumeux, et deux coupes remplies du sang des victimes.
Cependant les assistants se groupent autour du bûcher. La face tournée à l'Orient, ils partent par la gauche, et en font processionnellement le tour, en y jetant toutes sortes de présents, les uns des parfums, de l'encens, du nard, de la myrrhe, du cinnamome ; les autres de l'huile, du vin ; d'autres, et principalement ceux qui avaient fait la guerre avec Mamurra, des couronnes et autres récompenses militaires gagnées par leur valeur. On vint déposer aussi sur cette pile sacrée les animaux sacrifiés, et jusqu'à des mets de festin. Les femmes prenaient part à ces tristes offrandes d'une manière extrêmement touchante : elles s'arrachaient des poignées de cheveux, et les joignaient aux dons funéraires ; elles se frappaient le sein et se déchiraient le visage, pour honorer les Mânes, qui aiment le lait et le sang. Afin de mieux flatter encore ces goûts sanguinaires, il y eut autour du bûcher des combats à outrance dans lesquels cent vingt hommes, achetés ou gagés, furent commis ensemble, et s'entre-tuèrent presque tous. Ce qui produisit le plus d'impression sur l'assemblée, ce fut le désespoir de deux vétérans qui, ne pouvant supporter l'idée d'être séparés de leur ancien chef, se percèrent de leur épée devant son bûcher.
La procession accomplie, les offrandes terminées, le cortège se rangea autour de l'enceinte de cyprès. Un brûleur, agent libitinaire, présenta des torches enflammées à Marcus et à quelques-uns des parents, qui les mirent sous le bûcher, en détournant la vue. Bientôt de noirs tourbillons de fumée s'élèvent dans les airs ; des pleurs, des gémissements éclatent de toutes parts, et se mêlent aux chants de deuil et au bruit des trompettes.
Lorsque la pyramide ne présenta plus qu'un amas de cendres et de charbons éteints, la vieille mère et la femme de Mamurra, après avoir plongé leurs mains dans une eau pure, vinrent recueillir au milieu de ces tristes résidus les os, ou plutôt les débris d'os blanchis et encore brûlants de leur fils et de leur mari. Les parfums dont les corps sont frottés aidant à la prompte combustion des chairs, les os ne peuvent être complètement consumés. C'était un spectacle bien touchant de voir ces deux femmes, penchées vers la terre, trier dans ces cendres encore chaudes des parcelles d'os, chères reliques qu'elles mettaient dans le pan de devant de leur Ricinium , légèrement relevé de la main gauche. Elles arrosèrent cette sainte récolte de vin vieux et de lait, la pressèrent dans des voiles de lin, et l'enfermèrent dans une urne d'airains, avec des roses et des aromates.
Le maître des funérailles, Marcus Mamurra, reçut alors du désignateur un rameau de laurier, et faisant trois fois le tour de l'assemblée, la purifia par une aspersion d'eau pure ; puis il la congédia en disant : « Vous pouvez vous retirer. » La plupart des assistants reconduisirent l'image du mort à la maison de Mamurra, où on la plaça dans l'Atrium, parmi les portraits des ancêtres. - Le jour suivant, les jeux scéniques furent célébrés. Il y eut une visceratio ou distribution de chair crue au peuple, et de plus, un repas public pour lequel des lits furent dressés dans le Forum.
Le neuvième jour, les parents apportèrent dans le tombeau de Mamurra l'urne contenant les cendres du défunt, et dès qu'elle y fut déposée, des siticines, trompettes d'un son grave, annoncèrent par leur sombre harmonie que le dernier acte des funérailles était accompli.
Mais tout n'était pas fini pour le pauvre Marcus qui, ce jour-là même, dut réunir ses parents dans un grand festin. Les émotions de cette affreuse neuvaine avaient été bien multipliées pour lui ; ne sortant point à cause de son deuil récent, il n'avait pas trouvé de repos dans son intérieur ; il avait eu à débattre avec les libitinaires les frais des funérailles, ordinairement prélevés sur le plus liquide des biens du défunt ; il avait eu surtout à recevoir les nombreuses visites de ses amis, qui tous lui vinrent exprimer combien ils prenaient part à sa douleur.
Le dépôt des cendres dans le sépulcre termina les cérémonies funèbres ; mais la purification de la famille, c'est-à-dire des parents et des esclaves, suivit ce dernier acte ; c'est l'héritier qui doit y procéder. Marcus commença donc par balayer la maison avec de la verveine ; il alluma ensuite du feu dans l'atrium, jeta un peu de soufre sur les charbons ardents, et, suivi de toute la famille, il traversa plusieurs fois cette fumigation sulfureuse. Alors seulement les cérémonies qui accompagnent les funérailles furent complètement terminées. Cette purification , que chaque personne qui a paru au convoi mortuaire pratique aussi chez soi, s'appelle les Denicales, parce qu'elle s'accomplit le dixième jour du décès, pourvu qu'il n'y ait ce jour-là ni fête privée, ni fête publique ; elle est elle-même une férie pour la famille, qui, à son occasion, suspend tout travail. On a un si profond respect pour les devoirs dus aux morts, que les parents qui doivent les rendre ne peuvent être cités en justice depuis le premier jour des funérailles jusqu'à la fin de la purification, afin que rien ne les dérange de leurs pieuses fonctions.
Le malheureux événement de la mort de Mamurra m'ayant conduit à te parler des funérailles, je saisirai cette occasion d'entrer dans quelques autres détails sur ce sujet ; conformément à ma méthode de tâcher de peindre toutes les conditions, je vais opposer à ces obsèques d'un riche celles des citoyens d'un état médiocre, et celles des pauvres.
Les premières se passent avec un certain petit appareil : on n'y invite pas le peuple, parce qu'on n'a pas de jeux à lui faire voir, de festin à lui donner, mais les parents y assistent ; il y a un lit funèbre, non pas garni de tapis précieux, mais simplement de papyrus ; l'usage, d'après lequel un mort doit être porté au bûcher par ses enfants, petits-enfants, ou gendres, quelle que soit leur qualité, ou ses parents les plus proches, et, à défaut de parents, par des amis, est religieusement observé ; des joueurs de flûte marchent devant le convoi si le défunt est mort à la fleur de l'âge, et des joueurs de trompette droite s'il a atteint la vieillesse ; il y a dix instrumentistes, juste le nombre permis par une lois, que, du reste, on viole tous les jours. Mais ce convoi passe rapidement au milieu de la foule, et ne s'arrête point sur le Forum. Qu'y ferait-il ? il n'y a point de matière à éloge pour le citoyen qui a vécu obscur, point d'ancêtres à louer pour celui qui ne descend de personne, et n'a pas le droit d'images, n'ayant pas usé du droit d'honneurs ? Cependant, dans cette petite pompe, on retrouve les flambeaux et le bûcher des grandes pompes funèbres ; les flambeaux par un reste d'une ancienne coutume prescrivant de ne faire ces cérémonies que de nuit, afin qu'elles ne soient point rencontrées par des magistrats ou des prêtres qu'elles auraient souillés ; le nom même de funérailles (funus), emprunté au mot funale, torche funèbre, est tiré de cette coutume. Quant au bûcher, il est petit, bas, et contient tout juste assez de bois pour consumer le corps, dont les cendres sont ensuite recueillies dans une modeste urne de terre cuite déposée dans un tombeau non moins modeste. Du reste, point de sacrifice autour du bûcher, point de cuisine (c'est la partie réservée pour les mets de festin), point de parfums, point de libations, point d'offrandes, point de combats sanglants pour complaire aux Mânes ; toute la satisfaction sanguinaire, si l'on peut s'exprimer ainsi, qu'on leur accorde, consiste à couvrir le corps avec une pièce de pourpre de Tyr, qui rappelle la couleur du sang. Le mort qui sur cette terre a vécu médiocrement et dans les privations, éprouvera le même sort ailleurs, dès qu'il n'a pas le moyen de payer les jouissances qui sont le lot de la richesse.
Rien de plus humble que les funérailles des petits plébéiens, que les grands, dans leur superbe, appellent acheteurs, c'est-à-dire mangeurs de pois frits et de noix. Un pauvre meurt comme il a vécu, incognito. Aucun cyprès placé devant sa porte n'indique qu'il y a un mort dans la maison. A peine trois jours sont-ils écoulés depuis qu'il a rendu l'âme, qu'on se hâte de jeter son corps dans une espèce de petite litière étroite, ou de coffre appelé aroa ou sandapila. Une méchante toge, passée à force de servir à tout le monde, couvre le malheureux, qui souvent revêt ainsi pour la première fois cet habit du citoyen. Quatre misérables esclaves marqués courent s'en débarrasser hors de la porte Esquiline, dans un champ où sont beaucoup de petits celliers, construits et voûtés comme des citernes. On les appelle « petits puits, » sans doute d'un orifice circulaire, ménagé sur la voûte, et qui se ferme avec une dalle. Chaque soir un de ces celliers s'ouvre à tous les morts de la journée. Les véspillons, agents libitinaires qui reçoivent les corps, les y précipitent pêle-mêle. La plupart des corps n'ont pas de linceul : ce spectacle est horrible, et le serait davantage si les ombres du soir ne le voilaient en partie. C'est même de là que les ensevelisseurs sont nommés vespillons, de vesper, « Soir » car ces funérailles vulgaires ne se font jamais qu'à la chute du jours, suivant la rigueur de l'ancienne coutume ; le pauvre seul n'a pas droit de la violer. Elles se passent avec d'autant plus d'indécence que les vespillons sont comme le rebut des libitinaires : on les appelle « dépouilleurs de cadavres, » parce qu'ils volent le linceul du mort dont les parents surveillent mal, ou ne surveillent pas l'émission au « petit puits; » ils lui arrachent jusqu'au pauvre triens d'airain qu'on lui met entre les dents ou sur la langue pour payer son passage au nautonier des enfers. Dès qu'un cellier est plein, on scelle sa dalle pour ne la relever qu'au bout d'une année, temps suffisant pour la dessiccation des cadavres.
Quand la mortalité est trop considérable, la plébécule reçoit les honneurs du bûcher, mais en masse : les vespillons rangent les cadavres par piles, et pour tenir lieu des parfums et des aromates qui aident à la combustion, ils mettent un corps de femme parmi dix corps d'hommes, parce que les femmes, disent-ils, renferment plus de calorique et s'enflamment plus aisément.
Dans les premiers temps de Rome, on inhumait les corps, même ceux des riches. L'usage de les brûler s'établit quand les Romains eurent connu, dans les guerres lointaines, que les tombeaux n'étaient pas toujours des asiles sacrés. Néanmoins plusieurs familles ou races conservèrent l'ancienne coutume, et dans la race Cornelia, par exemple, le dictateur Sylla est le premier dont on ait brûlé le corps. Il le voulut ainsi parce qu'ayant fait exhumer le cadavre de Marius, il craignit une pareille vengeance pour lui-même. Aujourd'hui les Romains brûlent les corps par un point de religion, afin, disent-ils, que l'âme retourne aussitôt à sa nature première. Les personnes tuées par la foudre, les enfants morts avant d'avoir des dents, sont les seuls qu'on ne brûle point ; on les inhume.
On s'abstient aussi de toutes les cérémonies de la sépulture, telles que l'exposition, la pompe et l'oraison funèbre, pour les morts prématurées, quels que soient d'ailleurs la condition et le sexe des défunts. La croyance générale est qu'une maison serait souillée par les funérailles d'une personne morte en bas âge ; afin donc de dérober, autant que possible, à tous les regards ces obsèques appelées funestes, on les célèbre de nuit et à la lueur des torches, portées en avant du convoi. Quel que soit l'âge des enfants, le père assiste toujours à leurs funérailles.
La loi défend de prendre le deuil des enfants morts âgés de moins de trois ans ; au-dessus de cet âge elle ne permet de le porter qu'autant de mois qu'ils ont vécu d'années, jusqu'à dix ans inclusivement. Le deuil, en général, n'est qu'une obligation morale ; l'usage y astreint les femmes, mais il est tout à fait facultatif pour les hommes. Dans tous les cas il ne peut durer plus d'une année, pour toute espèce de parents, même les plus proches, comme un père, un frère, ou un mari.
J'ai voulu savoir ce que coûtèrent les funérailles de Mamurra : la dépense s'en éleva à onze cent mille sesterces ! et cela d'après les ordres de Mamurra lui-même, qui, dans un codicile de son testament, réglant toute sa pompe funèbre, comme font assez souvent les riches avait ordonné que l'on y consacrât cette somme.
Cela ne t'étonnera pas quand tu sauras que la vanité des Romains ne brille pas moins dans ces cérémonies que dans beaucoup d'autres ; on y étale une richesse, une pompe et un luxe extrêmes. Ce luxe a été porté si loin, même dans les premiers temps de la République, que la loi des XII Tables renferme plusieurs dispositions pour le réprimer : ainsi, elle règle la quantité de parfums que l'on pourra employer pour oindre le corps ; prohibe les somptueuses aspersions, les grandes couronnes ; défend de placer devant les morts un autel pour y brûler de l'encens ; d'étendre plusieurs lits, de polir le bois du bûcher, et de célébrer plusieurs fois des obsèques en l'honneur d'une seule personne, ce qui avait lieu soit en rassemblant les os du défunt, soit, avant de le brûler, en réservant un de ses membres, un seul doigt, auquel on rendait les mêmes honneurs funéraires, déjà rendus au reste du corps. Ces doubles funérailles n'étaient permises que pour les citoyens morts à la guerre, en pays étrangers : on les brûlait dans le lieu du décès, et l'on rapportait leurs os renfermés dans une urne. Cela se pratique encore aujourd'hui.
La même loi des XII Tables défendait aussi d'employer plus de trois ricinia, ces espèces de demi-stoles de deuil dont j'ai parlé plus haut, pour jeter sur le bûcher, ni de faire accompagner les funérailles par plus de dix joueurs de flûte. Elle alla jusqu'à régler la douleur, et enjoignit aux femmes de ne point s'abandonner à de trop grandes lamentations, et surtout de ne point se déchirer le visage.
Ces prescriptions ont été depuis longtemps transgressées, et il n'en pouvait guère être autrement : quand le luxe des habits, des ameublements, des maisons, faisait de continuels progrès, celui des funérailles ne pouvait rester stationnaire. Tu viens de voir combien l'on fait peu de compte de la loi décemvirale, relativement aux parfums, aux lamentations, etc.; mais c'est bien autre chose pour les lits, et cela va jusqu'à l'extravagance. Croiras-tu qu'aux funérailles de Marcellus, fils d'Octavie et neveu de l'Empereur, lesquelles eurent lieu l'année même de mon arrivée à Rome, le convoi en comptait six cents ! Je l'ai vu de mes propres yeux, et comme je me récriais, on m'apprit qu'aux funérailles de Sylla on en porta un nombre dix fois plus considérable !

ACHÈVEMENT. - Des funérailles publiques. J'avais essayé pour ce sujet le tableau. des funérailles de Marcellus, neveu de l'Empereur, qui le regardait comme un fils ; mais encore trop ignorant des usages des Romains, je dus ajourner ce récit, parce qu'il y avait une foule de choses que je n'avais point comprises. Tout ce dont je me souviens maintenant, c'est qu'on fit à Marcellus des obsèques magnifiques. Bien qu'il fût mort à Baïes, en Campanie, elles eurent lieu à Rome, où l'on rapporta son corps en grande pompe. L'Empereur prononça l'oraison funèbre (il est d'usage qu'un père rende lui-même ce triste honneur à son fils), et fit placer les cendres au Mausolée du Champ de Mars, qu'il avait élevé pour lui et sa famille quelques années auparavant.
Les funérailles publiques sont de deux sortes : celles appelées proprement publiques, décernées par le Sénat, et payées par la République, et celles nommées collectives, parce qu'elles se font au moyen d'une collecte faite parmi tous les citoyens. Valérius Publicola eut l'honneur des funérailles collectives ; les citoyens se taxèrent eux-mêmes à un quadrant ou quart d'as par tête, pour en acquitter les frais.
Ménénius Agrippa reçut un pareil honneur, et la cotisation fut d'un sixième d'as seulement. Pareille cotisation eut lieu pour Fabius Maximus, et elle produisit une si forte somme, que son fils y trouva encore de quoi donner au peuple une visceratio et un repas public.
Les Funérailles publiques étaient autrefois décernées aux citoyens qui avaient rendu de grands services à la patrie. Le Sénat les décernait ; il jouit encore de ce droits, mais il le partage avec l'Empereur, et la facilité avec laquelle Auguste, dans les commencements de son principat , accorda cet honneur, lui a beaucoup fait perdre de son prix.
Parmi beaucoup de funérailles publiques, j'en choisirai deux seulement dont je t'offrirai le récit : celles de Sylla, et celles de Germanicus, fils adoptif de l'empereur Tibère. Je fus témoin de celles de Germanicus ; les commentaires du temps me fourniront le tableau de celles de Sylla.

LES FUNÉRAILLES DE SYLLA. (L'an 676.)

« Sylla étant mort, vers la fin de l'année, à sa villa de Putéoles, en Campanie, son trépas devint le sujet d'une sédition les uns voulaient que ses restes fussent portés en pompe par toute l'Italie, conduits à Rome, sur le Forum, et ensevelis aux frais du public, le consul Aemilius Lépidus, et les chefs du parti démagogique s'y opposaient. La démagogie avait fait à Sylla tout le mal possible pendant la guerre contre Mithridate, où il ne dut son salut qu'à son énergie indomptable et à son génie. Vainqueur, il se vengea à outrance de tous ses ennemis, et gardant le peuple pour le dernier, lui ôta presque tous ses pouvoirs, et rendit la prépondérance à l'oligarchie. Les démagogues voulurent se venger en refusant les honneurs qu'on voulait faire à ses restes mortels. Ils échouèrent contre Caïus Catulus, l'autre consul, soutenu par Pompée et les nombreux partisans de Sylla. Le corps de l'ancien dictateur fut porté presque triomphalement à travers l'Italie, et arriva à Rome, sur une litière d'or, avec un appareil royal.
« Le cortège se composait d'une innombrable multitude de trompettes, d'une nombreuse cavalerie, et de quantité de fantassins en armes. Tous ceux qui avaient fait la guerre sous Sylla accouraient, en armes aussi, se joindre au convoi de leur ancien général : jamais on ne vit un tel concours. On portait en avant de la litière les vingt-quatre haches et les insignes de la dictature. Il y avait six mille lits funèbres.
« Ce convoi majestueux suivit la voie Appienne, entra dans Rome par la porte Capène et le Cirque Maxime. Lorsqu'il pénétra dans la grande cité, plus de deux mille couronnes d'or faites à la hâte, offrandes des villes, des légions autrefois commandées par l'illustre défunt, et de ses amis, furent étalées à tous les regards.
Il serait, impossible de décrire le luxe déployé dans ces funérailles, que Pompée conduisait lui-même. Les matrones romaines s'empressèrent d'y contribuer par une si grande quantité de parfums de tous genres, qu'outre ce que l'on porta dans deux cents corbeilles, il en resta encore assez pour former, avec de l'encens et du cinnamome, une fort grande statue de Sylla, et une autre d'un licteur placé devant lui, avec ses faisceaux et sa hache !
« Par précaution contre les diverses affections du grand nombre de soldats confondus avec le cortège, les collèges de prêtres et celui des Vestales entourèrent le corps. Puis venaient le Sénat entier, tous les magistrats avec les insignes de leur dignité, et tous les chevaliers en trabée. Après les chevaliers marchait l'armée, corps par corps, telle qu'elle avait été réunie sous le commandement de Sylla, et au complet, avec des enseignes d'or. Beaucoup avaient des armures d'argent reçues en récompenses militaires. De temps en temps une grosse troupe des trompettes faisait entendre des airs tristes et lugubres, et le Sénat proférait diverses acclamations qui, répétées par les chevaliers, l'étaient ensuite par les soldats, puis par le peuple. Les uns regrettaient Sylla sérieusement ; les autres par crainte, comme s'il était encore vivant, et menaçaient le peuple d'une nouvelle dictature.
« Le corps fut déposé sur les Rostres, et l'oraison funèbre prononcée non par Faustus, fils de Sylla, il était encore trop jeune, mais par un personnage qui passait pour très éloquent. Quelques sénateurs des plus robustes enlevèrent ensuite la litière à l'épaule et vinrent la déposer sur un magnifique bûcher élevé clans le Champ de Mars. Dès qu'on y eut mis le feu, et pendant tout le temps qu'il brûla, l'ordre équestre et l'armée tournèrent autour trois fois, en poussant des gémissements auxquels se mêlait le son des trompettes. Les sacrifices ordinaires de victimes, les oblations de casques, d'armes précieuses, de harnais jetés sur le bûcher, accompagnèrent ces lugubres processions.
« Comme on était en décembre, le temps menaçant pluie dès le matin fit retarder le convoi : il ne se mit en marche qu'à la neuvième heure, et le ciel parut le favoriser. Au moment où l'on enflamma le bûcher, un grand vent s'éleva, qui hâta la combustion, et dès que le bûcher né fut plus qu'un monceau de charbons et de cendres rouges, une pluie torrentielle les éteignit en peu de temps. Alors le jeune Faustus recueillit les os de son père en présence de la foule consternée. Un sépulcre. érigé dans ce Champ même, où jusqu'alors les rois seuls avaient été ensevelis, reçut les cendres de l'homme qui gouverna la République romaine avec une puissance plus que royale. »

LES FUNÉRAILLES DE GERMANICUS. (L'an 772.)

La mort de Germanicus frappa tous les honnêtes gens d'indignation et de terreur, le peuple de désespoir, car le bruit courut généralement que ce jeune homme, à peine âgé de trente ans, avait été empoisonné par ordre de Tibère. Il venait d'être revêtu de pouvoirs extraordinaires, et envoyé en Orient pour calmer quelques mouvements qui s'y étaient manifestés, et menaçaient d'enlever à la domination romaine plusieurs provinces de ce pays, lorsque la mort le frappa. On brûla son corps à Antioche et sa veuve Agrippine, ayant recueilli les cendres de son mari, s'embarqua aussitôt pour les rapporter à Rome. L'hiver n'interrompit pas un instant la navigation de cette malheureuse épouse ; elle arrive à Corcyre, île située vis-à-vis des côtes de la Messapie, et y demeure quelques jours pour calmer ses esprits emportés par la douleur et impatients de souffrir. Cependant au premier bruit de son arrivée, tous ses amis, ainsi que la plupart de ceux qui avaient fait la guerre sous Germanicus, et même un grand nombre d'inconnus, habitants des municipes voisins, les uns croyant flatter le prince, d'autres, entraînés par l'exemple, étaient accourus à Brindes, le premier port et le plus sûr où elle pût aborder.
Aussitôt qu'on découvrit la flotte à l'horizon, non seulement le port et tous les lieux voisins de la mer, mais encore les remparts et les toits, et tous les lieux d'où l'on pouvait apercevoir de plus loin, se couvrirent de spectateurs éplorés qui se demandaient les uns aux autres s'ils recevraient Agrippine en silence ou avec quelque acclamation. Pendant que durait cette incertitude, la flotte entra insensiblement dans le port, non avec cette allégresse ordinaire aux navigateurs qui arrivent, mais lentement et avec un air triste et lugubre.
Dès que l'on eut vu sortir du vaisseau Agrippine, l'urne sépulcrale dans les mains, les regards baissés vers la terre, et deux de ses enfants avec elle, ce ne fut qu'un seul et même cri de douleur, et l'on n'aurait distingué ni hommes, ni femmes, ni étrangers, ni parents. Seulement, épuisé par une longue affliction, le cortège d'Agrippine montrait une désolation moins vive que les autres, dont la douleur était récente.
Tibère avait envoyé deux cohortes prétoriennes, avec ordre aux magistrats de la Messapie, de l'Apulie, et de la Campanie, de rendre à la mémoire de son fils les honneurs suprêmes. Les tribuns et les centurions portaient les cendres sur leurs épaules ; en avant marchaient les enseignes nues, les faisceaux renversés. Les soldats portaient également leurs lances le fer baissé vers la terre, et leurs boucliers face tournée en dedans, de peur que les images des dieux qui y sont peintes ne fussent souillées par l'aspect du mort. Dans toutes les colonies où l'on passait, le peuple vêtu de toges sombres, les chevaliers en trabée, brûlaient solennellement, sur des bûchers élevés au bord de la voie publiques, des étoffes, des parfums, et d'autres offrandes funéraires, proportionnées à la richesse du lieu. Les habitants même des villes éloignées de la route venaient au-devant du convoi, sacrifiaient des victimes, élevaient des autels aux dieux Mânes, exprimaient leur désolation par des cris et des larmes unanimes.
Drusus s'avança jusqu'à Terracine, avec Claude, frère de Germanicus ; et ceux de ses enfants que ce dernier avait laissés à Rome. Les consuls, M. Valérius et C. Aurélius, qui avaient déjà pris possession de leur charge, le Sénat, une grande partie du peuple, couvraient la voie Appienne par troupes éparses, et pleuraient chacun séparément. L'adulation n'y avait aucune part, car nul n'ignorait la joie mal déguisée que causait à Tibère la mort de son fils adoptif.
On porta les restes de Germanicus au Mausolée d'Auguste. Le jour où l'on fit ce solennel dépôt fut marqué tantôt par un morne silence, tantôt par un bruit tumultueux de gémissements. La multitude remplissait les rues ; le Champ de Mars étincelait de flambeaux ; les soldats sous les armes, les magistrats dépouillés de leurs insignes, le peuple rangé par tribus, s'écriaient que la République était perdue, qu'il ne restait plus d'espérance. Ils le disaient publiquement, avec emportement, paraissant oublier quels étaient leurs maîtres.
Mais rien n'ulcéra plus Tibère que l'enthousiasme qu'ils firent éclater pour Agrippine : ils l'appelaient l'honneur de la patrie, le vrai sang d'Auguste, l'unique modèle des vertus antiques ; et tous ensemble, les yeux tournés vers le ciel et les dieux, les suppliaient de conserver sa famille, et de la faire survivre à ses ennemis.
Quelques-uns eussent désiré plus de pompe pour des funérailles publiques ; on ne manqua pas de rappeler tout ce qu'Auguste avait déployé de magnificence et d'honneurs funèbres pour celles de Drusus, père de Germanicus : il s'était avancé, au coeur de l'hiver, jusqu'à Ticinum, à plus de trois cents milles de Rome d'où il n'avait cessé d'accompagner le corps jusqu'au milieu de la Ville ; et Tibère, dans la circonstance actuelle, ne daignait pas même paraître en public ! On avait rangé autour du lit funéraire les images des Claudes et des Jules ; on avait pleuré le défunt dans le Forum ; on l'avait loué sur les Rostres, on avait prodigué tous les honneurs inventés par les anciens Romains ou leurs descendants.
Germanicus, au contraire, ne reçut pas même les distinctions ordinaires, celles auxquelles tout noble avait droit de prétendre. L'éloignement des lieux avait, il est vrai, contraint de brûler son corps sans pompe dans une terre étrangère ; mais plus le sort refusa d'abord d'honneurs à sa cendre, plus il eût été juste de l'en dédommager. Son frère n'avait été au-devant de lui qu'à une jour-née, son oncle pas même aux portes de Rome. Qu'étaient. devenues ces coutumes antiques, l'image du défunt sur le lit funéraire, les vers chantés à la louange de ses vertus, les éloges, les larmes, enfin tout ce qui prouve ou représente la douleur ? Ces murmures parvinrent jusqu'à Tibère. Pour les réprimer, il fit aussitôt paraître un édit dans lequel, commençant par féliciter le peuple de sa douleur, il finissait par lui représenter qu'elle ne convenait ni aux chefs d'un grand empire, ni à un peuple-roi, et qu'après avoir cédé aux premières impressions du moment, il fallait que chacun retournât à ses travaux, et même aux plaisirs qu'allaient ramener les Jeux Mégalésiens que l'on était sur le point de célébrer.

LETTRE LXI.

LA DÉDICACE D'UN TEMPLE.

Cette lettre sera courte ; il faut en attribuer la brièveté à une visite que j'ai faite dans les Bains d'Agrippa : hier on m'a conduit dans ces somptueux édifices, qui sont installés à peu près comme une palestre grecque. J'y ai pris le bain, et en sortant du Sudatoire, je suis entré dans une des salles d'exercices appelée Corycée. Là, sur le défi de quelques personnes, j'ai voulu m'essayer à la corycomachie, jeu gymnique qui consiste à pousser devant soi un gros ballon de cuir, bourré de graines de figues, ou de farine, ou même de sable, parce qu'il faut qu'il soit dur et lourd. Il pend au bout d'une grosse corde attachée au centre du plafond de la salle, et qui laisse tomber le ballon jusqu'à hauteur du ventre du joueur. Le jeu, ou plutôt l'exercice consiste à le porter ou pousser devant soi aussi loin que le permet la corde ; puis on le lâche tout à coup en reculant devant lui. Ensuite on le chasse violemment à deux mains, et l'on cherche à l'arrêter au retour, soit des paumes, soit de la poitrine en étendant les bras ou les croisant derrière le dos. Cette manoeuvre exige beaucoup de vigueur, car la moindre faiblesse, un faux mouvement suffit pour vous faire renverser. La corycomachie est, dit-on, un excellent remède contre l'embonpoint. J'ajouterai qu'elle n'a pas son second pour provoquer une abondante et prompte transpiration. Je me souviendrai longtemps d'avoir eu la fantaisie d'en essayer : je m'y suis plus fatigué que je n'aurais fait en un jour tout entier de combat ; j'en ai encore les bras presque rompus et les poings meurtris, car on m'avait donné le ballon des plus robustes, le ballon de sable. Sans le départ des tabellaires, je ne t'aurais pas écrit aujourd'hui, d'autant plus que je n'ai rien de complet en ce moment sur mon journal. Voici cependant un fragment : c'est presque de l'histoire ancienne, mais il faudra t'en contenter pour cette fois.
Parmi les divers Fora de Rome, qui n'en compte pas moins de neuf ou dix, il y en a un au pied du mont Quirinal qui peut passer pour le plus beau de tous peut-être, c'est le Forum de César. Il n'a, pour ainsi dire, d'un Forum que le nom, car c'est un monument complet, régulier, bâti sur un plan uniforme, en une seule fois, et qui, malgré son nom de place publique, ne renferme aucune maison particulière, aucun autre monument qu'un temple. Situé très près du Forum romain, son entrée principale se trouve vis-à-vis d'une rue droite qui part de cette place et passe sur le côté gauche de la Basilique Aemilia. Cette entrée se compose d'une galerie à jour supportée par quatre rangs de colonnes. La galerie se continue en retour sur les deux parties latérales du Forum, dans toute sa longueur, et s'adosse à un mur qui ferme la place.
Au fond, entre ces portiques, s'élève un beau temple consacré à Vénus-Génitrice, et qui s'avance de cent cinquante pieds environ sur l'aire du Forum. Il est tout en marbre banc, avec un péristyle de huit colonnes d'ordre corinthien et de front, trois de profondeur, et une colonnade à simple rang sur les côtés. Les socles de son perron, qui n'a que quelques marches, sont ornés de deux belles statues grecques ayant servi de support à la tente d'Alexandre le Grand.
A moitié de la longueur des deux grands portiques latéraux du Forum, sur leur flanc extérieur, s'ouvrent deux vastes hémicycles dont le développement vient presque se profiler avec le mur de fond du temple. Ils sont formés par une haute muraille en grosses pierres de taille d'un gris cendré, tout unie, mais divisée comme en deux étages par une corniche, et au-dessus, par un entablement surmonté d'un attique. Deux rangs de niches à fond carré, décorées de statues, sont ménagés dans le pourtour de la partie inférieure des hémicycles, ainsi que dans celle qui surmonte la corniche.
Un large renfoncement, orné d'un petit fronton porté sur deux colonnes, se trouve au centre de chacun de ces hémicycles : ce sont deux tribunaux. Le divin Jules avait destiné son Forum uniquement aux affaires judiciaires, et c'est par suite de cette destination, encore la même aujourd'hui, qu'il y prodigua les portiques, au point que le temple de Vénus se trouve presque pressé par ceux qui passent sur ses flancs. Mais César, qui pendant son édilité couvrit de voiles tout le Forum romain et la voie Sacrée, depuis l'Arc de Fabius jusqu'au mont Capitolin, savait combien l'ombre est agréable au peuple ; il songea donc aux plaideurs, à la foule qui devait se presser devant ses tribunaux, et voilà pourquoi il encadra son Forum de portiques qui en forment presque la partie la plus considérable. Du reste, pour faciliter la circulation, deux larges portes ont été réservées à droite et à gauche du temple, à l'extrémité de l'aire découverte bordée par les portiques latéraux.
Cette splendide constructions coûta des sommes énormes : il y avait sur son emplacement un quartier tout entier, couvert de maisons qu'il fallut acheter, et cette acquisition monte à plus de cent millions de sesterces, faible partie, il est vrai, de. l'immense butin que César rapporta de ses guerres. Cependant ce Forum est infiniment moins spacieux que le Forum romain; aussi a-t-il valu à ce dernier le surnom de Grand Forum.
La statue de César, en airain doré, orne la nouvelle place dont il a doté Rome. Elle s'élève devant le temple de Vénus. Le dictateur est représenté en guerrier, et monté sur son cheval de bataille, qui, dit-on, n'a jamais voulu supporter d'autre cavalier. Cet animal avait les sabots des pieds de devant fendus, et presque façonnés comme les doigts d'une main humaine. C'était là un prodige que les Romains n'avaient garde d'oublier, et cette singulière conformation a été soigneusement reproduite par le sculpteur. Ici finira ma lettre : le reste, qui traite de la dédicace du temple de Vénus-Génitrice, est encore un fragment de Gniphon ; il complétera la relation des cérémonies religieuses des Romains. 

Extrait du Journal de Gniphon.
L'an IeCCVIII de Rome.

« Jules César, la veille de la bataille de Pharsale, promit à Vénus de lui bâtir un temple à Rome, s'il remportait la victoire. La déesse, mère de Jules, entendit la prière de son petit-fils, qui, fidèle à sa promesse, fit ériger un magnifique édifice qu'il vient de lui dédier.
« La dédicace d'un temple fut de tout temps une cérémonie très importante et fort honorable pour celui qui s'en trouve chargé. On a vu quelquefois les premiers magistrats de la République se disputer cet honneur. Ordinairement ils tiraient au sort entre eux ; mais quand ils ne pouvaient s'accorder, on portait la contestation devant le Sénat, qui la décidait lui-même, ou bien en renvoyait la décision au peuple.
« Anciennement il fallait être consul, ou tout au moins empereur, c'est-à-dire général vainqueur, pour avoir le droit de dédier un temple. Néanmoins, aucune loi écrite n'excluait ceux qui ne possédaient pas l'une de ces qualités ; ce n'était qu'une coutume généralement respectée, et à laquelle le peuple ne dérogea que deux fois : une première en faveur d'un simple centurion, et une seconde pour un petit-fils d'affranchi, parvenu, il est vrai, à l'édilité curule. Cette nouvelle dérogation choqua vivement l'orgueil des nobles, et l'année même où elle eut lieu, l'an quatre cent quarante-neuf, les sénateurs firent proposer au peuple une loi qu'il sanctionna, et en vertu de laquelle personne ne put désormais dédier un temple ou un autel sans un ordre exprès du Sénat, ou sans un popliscite ou un plébiscite. Cette loi, connue sous le nom de loi Papiria, du nom du tribunal Papirius, qui la présenta, a, jusqu'aujourd'hui, régi la matière.
« En donnant la faculté d'éloigner les indignes, elle a permis d'admettre diverses magistratures, telles que la préture urbaine et la censure, à l'honneur de faire des dédicaces. On alla même jusqu'à nommer pour ces cérémonies des magistrats spéciaux, appelés duumvirs, quelquefois anciens magistrats qui avaient voué le temple à consacrer.
« J'ignore si Jules César, qui s'inquiète assez peu de l'autorité du Sénat et du peuple, se fit autoriser par eux à dédier son temple de Vénus-Génitrice ; quoi qu'il en soit, la cérémonie a été très belle, et un concours immense de monde s'y porta. Ce fut le XIII des calendes de Sextilis, en plein mois de Quintilis, et par un temps splendide, qu'elle eut lieu.
« Le peuple y avait été convoqué par un édit, et dès avant le jour une foule immense remplissait déjà les environs. César partit de sa maison, la Regia de la voie Sacrée, et, à la tête d'une procession composée du Roi des sacrifices, des flamines, des pontifes majeurs et mineurs, se rendit au Forum qui porte son nom depuis le jour qu'il est commencé. La pompe sacrée s'arrêta devant le temple. Le Dictateur s'avança seul vers l'édifice, monta les degrés, pénétra sous le péristyle, posa la main sur l'un des jambages de marbre de la porte, le saisit, et se tournant vers le collège pontifical : « Venez, Publius, dit-il à l'un de ses membres, venez, pendant que je dédie ce temple, me dicter les paroles sacramentelles. » Le pontife cité monta vers César, et lui dicta la formulé suivante, qu'il répéta mot à mot : « Vénus, mère des Jules, César, vainqueur de tous ses ennemis, te donne et te dédie ce temple, qu'il t'a voué autrefois, pour que tu sois volontiers propice à lui et au peuple romain »
« Cette formule fut dite à haute et intelligible voix, condition de rigueur pour la validité de la consécration, à ce point qu'à l'occasion d'une dédicace semblable, un Pontife maxime, qui était bègue, s'exerça pendant plusieurs jours à prononcer le nom de la déesse Ops-Opifera, à laquelle il devait dédier un temple .
« Pendant la prière, le plus profond silence régna dans l'assemblée, et le Dictateur fit attention à tenir sa main toujours bien appliquée sur le jambage, de peur d'interrompre la Dédicace. Il pénétra ensuite dans le temple, dont l'intérieur répond à toute la dignité de l'extérieur : on y voit une ordonnance de douze colonnes en deux rangs peu distants des murs. Quatorze statues assises remplissent les entre-colonnements, et chaque colonne porte une statue debout. Le fond se terminé par un grand hémicycle pour la, statue de la déesse. Elle ne l'occupait pas encore, et re­posait, frottée d'essences précieuses, au milieu du temple, sur un lit splendide, en attendant que César vînt aussi la dédier. Il s'approcha d'elle à genoux, et lui adressa cette courte prière : « Vénus, mère des Jules, nous t'avons préparé ce temple digne de ta majesté ; je te demande, je te prie et te supplie de vouloir bien y demeurer ; les Romains te rendront un culte aussi beau que et plus beau que dans aucun autre de tes temples. De même que ta présence embaume cette enceinte, que ta divinité remplisse notre Empire ; veuille, ô Vénus, reine de la beauté, prendre sous ta protection toute puissante, et Rome, et les descendants de ta race. »
« Après la Dédicace il y eut deux jours de Jeux que, suivant l'usage, César offrit au peuple. Il y déploya une grande magnificence, et les composa de tous les exercices du Cirque et du Théâtre. »
J'ajoute au récit de Gniphon que César institua à perpétuité ces Jeux en l'honneur de Vénus-Génitice la Victorieuse, et créa un collège pour les célébrer ; qu'on les observe encore aujourd'hui au même jour anniversaire, et qu'au centre du théâtre, sur les gradins, on dresse alors un trône d'ors, sur lequel on place une couronne d'or ornée de pierreries, parce que le Sénat avait décerné ce double honneur à César, avec le droit de s'en servir en public, lorsqu'il présidait les Jeux ; mais s'il n'y venait qu'en spectateur, il s'asseyait sur le simple tabouret dit subsellium, parmi les tribuns du peuple, dont sa puissance tribunitienne le rendait le collègues. L'Empereur faisait de même dans les premiers temps où il fut revêtu de cette puissance. Gniphon finit son récit par les réflexions suivantes ; qu'il écrivit après la mort du Dictateur :
« Depuis son entrée dans la carrière des honneurs, César a toujours saisi les occasions de se montrer magnifique et prodigue en toutes choses ; car cet homme n'eut jamais que de grandes idées : quand il donna des Jeux, ils furent d'une magnificence inconnue avant lui ; ses triomphes surpassèrent ceux de tous les autres triomphateurs ; la Dictature, il la lui fallut plus, grande qu'elle n'était, c'est-à-dire perpétuelle. Dans ses monuments, même goût de l'extraordinaire : il fit une basilique qui surpassa en grandeur et en beauté celles que Rome possédait ; il donna au Cirque Maxime des proportions encore plus colossales en augmentant le nombre de ses gradins ; enfin il éleva un Forum monumental tel que personne n'en avait encore eu l'idée. Lorsqu'il mourut, il allait commencer deux entreprises encore plus extraordinaires, le comblement des Marais Pontins, et l'agrandissement de Rome. Pour ce dernier projet, il devait joindre à la ville tout le Champ de Mars, en créer un nouveau dans le champ Vatican, et afin que l'on n'eût pas à traverser le fleuve pour s'y rendre, il allait prendre le Tibre au pont Milvius, à trois milles et demi, et lui creusait un autre lit qui venait passer au pied du Vatican. Encore quelques années, et César faisait de Rome la merveille du monde, en y mettant partout le sceau de son génie. »

LETTRE LXII.

LES STATUES.

C'est d'un peuple, ou tout au moins d'une armée de marbre et d'airain que je vais te parler, et dont l'effectif, tant à Rome que dans les jardins, les maisons des faubourgs et des environs, n'est pas évalué à moins de soixante-dix mille sujets ! Oui, soixante-dix mille statues. La chose est aussi vraie qu'elle paraît invraisemblable. Quand je t'écrivais, il y a bien des années, qu'il y avait sur le Forum romain « littéralement un peuple de statues mon attention était alors attirée et distraite par des milliers de choses neuves pour moi ; je n'avais pas encore eu le temps de remarquer que mon observation devait se généraliser, et que la ville abondait en images de ce genre. Le nombre n'a cessé de s'en accroître depuis ce temps-là, et va devenir plus patent, du moins je le pense, par suite d'une espèce de joute provoquée entre les possesseurs des plus belles statues. Voici le fait .
Ces jours derniers, à l'heure de la promenade au Champ, ou au Champ de Mars, si tu aimes mieux, il se manifesta dans la foule, ordinairement paisible, des promeneurs et des promeneuses du beau Portique d'Octavie, une certaine émotion, causée par une longue affiche fixée aux murs de sa jolie place demi-circulaire qu'on appelle l'École. Cette table contenait un discours d'Agrippa, que ce ministre de l'Empereur a composé pour engager tout le monde à rendre publics ses tableaux et ses statues. La surprise était grande, car bien des gens pensent qu'Agrippa a plus de rusticité que de délicatesse, et l'on disait qu'en cette occasion il avait obéi sans doute à quelque inspiration ou quelque ordre secret de l'Empereur. Je n'en crois rien ; j'ai souvent vu Agrippa et je trouve que sa physionomie annonce la perspicacité, l'énergie et la finesse, et qu'elle est parfaitement d'accord avec sa vie connue et ses actions : il a un beau front, un peu soucieux, l'oeil très couvert, le nez légèrement aquilin, le menton retroussé , la lèvre supérieure très mince, la bouche petite, et des cheveux bouclés. Je ne vois dans cet ensemble rien qui dénote la rusticité. Les beaux et grands travaux qu'il a fait exécuter dans Rome et ailleurs sont encore des arguments en faveur de mon opinion. Agrippa n'est plus dans l'âge des grandes entreprises, et il cherche à faire jouir le peuple des trésors d'art qu'il ne peut pas lui offrir lui-même. Il aura dignement couronné sa carrière gouvernementale, si son invitation réussit ; et elle réussira, car tant de gens sont disposés à faire leur cour aux puissances, qu'ils ne manqueront pas une occasion où doivent aussi trouver leur compte la vanité personnelle, la petite gloire de passer pour un homme, de goût, et la satisfaction secrète de faire voir qu'on possède des choses que d'autres peuvent envier.
La singulière invitation d'Agrippa m'a donné l'idée de prendre quelques renseignements sur l'art statuaire, comme pour servir de complément à ma lettre sur les tableaux. Je me suis proposé, dans les notes que je t'envoie, non de traiter à fond, mais d'effleurer ce sujet, que j'ai d'ailleurs plutôt considéré sous le rapport des mœurs qu'au point de vue de l'art en lui-même.
La sculpture est aussi ancienne en Italie que la peinture ; dès les premiers temps les Romains eurent des statues pour honorer soit les dieux, soit les hommes. On voit au Forum Boarium, devant les carcères du Cirque Maxime, une statue d'Hercule en airain qui remonte au temps du roi pasteur Évandre, et dans le temple de Janus Geminus, en dehors de la porte Carmentale ou Scélérate, un Janus au double front ; consacré par Numa.
Ce fut surtout pour récompenser les services publics que l'on multiplia les statues les inscriptions parurent insuffisantes ; en effet, elles parlent peu à l'esprit de la foule, et point du tout à ses yeux. On voulut au contraire que le peuple pût voir, en quelque sorte tout à fait, ceux qui se dévouaient pour lui, et auxquels on désirait assurer une mémoire éternelle en échange d'une vie courte et passagère ; que le plus ignorant, le plus grossier plébéien pût reconnaître au premier coup d'oeil ces citoyens recommandables. D'ailleurs les images des grands, hommes sont une perpétuelle excitation à la vertu. Voilà pourquoi le Forum romain fut choisi de préférence pour ces espèces d'apothéoses des vivants, et sur cette place les lieux les plus célèbres, tels que les Rostres et le Comitium. Je t'ai dit les principales statues qui s'y trouvent ; s'il fallait les compter toutes, on en trouverait un nombre très considérable.
On en éleva aussi à des femmes illustres : Clélie , par exemple, l'otage du roi Porsena, a une statue équestre au Sommet de la voie Sacrée, près du Clivus Palatin, devant le temple de Jupiter-Stators; et Cornélie, mère des Gracques, est représentée assise, avec des sandales sans courroies, dans les édifices du portique d'Octavie.
II serait bien difficile d'énumérer toutes les statues qui n'ont fait que passer sur le Forum, temple, tout à la fois, et Gémonies de quantité d'illustrations romaines. En effet, les Romains, depuis leurs discordes civiles des deux derniers siècles, moins sages que leurs ancêtres, proscrivent jusqu'à ces simulacres de marbre ou d'airain, et l'on pourrait presque écrire l'histoire des partis qui tour à tour ont dominé la République pendant ces époques funestes, par celle des statues qui brillèrent près des Rostres ; ainsi, à l'endroit où est aujourd'hui la statue dorée de l'Empereur, on a vu successivement celles de Sylla, de Pompée, de César, de Lépide. Ce fut le Sénat qui décréta et proscrivit tour à tour ces images, avec un zèle qui lui permettait d'être constamment prêt à exalter le vainqueur et proscrire le vaincu.
L'honneur d'une statue fut d'abord une récompense décernée à des services publics, et dont quelquefois le peuple fournit la matière : la contribution de chacun était de la menue monnaie d'airain. Ordinairement, quand le Sénat votait une statue, il allouait le crédit nécessaire à l'érection, dont il chargeait les questeurs du Trésor. Cette récompense éclatante alluma toutes les vanités : les magistrats auxquels le Sénat ou le peuple ne la décrétèrent pas l'usurpèrent souvent, et, pour perpétuer le souvenir de leurs magistratures, se firent représenter en consuls, en préteurs, en tribuns, etc., dans un endroit public, quelquefois dans un temple mais la plupart du temps sur le Forum. Je ne saurais affirmer que ce droit leur appartint ; je le croirais cependant volontiers, d'autant qu'ainsi je trouverais expliqué par une usurpation frauduleuse l'établissement de cette multitude de statues que d'obscurs citoyens se sont dressées à eux-mêmes en public. Il y a tant de magistrats, ils se renouvellent si souvent, qu'il est à peu près impossible, dans ce grand tourbillon de Rome, de savoir si tel homme à véritablement été questeur, édile, tribun, censeur, duumvir, etc., ou s'il n'a rien fait de remarquable pendant sa magistrature. Le peuple, ensuite, n'attache pas assez d'importance à une distinction si commune pour prendre la peine de contrôler les usurpations. Le droit d'ériger des statues est tellement abandonné à tout le monde, si peu surveillé par l'autorité publique, qu'Annibal lui-même est représenté dans trois endroits de cette ville contre laquelle, seul parmi tous les ennemis du nom romain, il osa lancer une javeline !
Les statues auraient pu, jusqu'à un certain point, servir de supplément aux annales du peuple romain, si on y avait toujours mis une inscription, comme cela se fait depuis environ un siècle ; mais dans l'origine, suivant un usage pris des Grecs, la statue était l'image même de la personne à qui le peuple ou le Sénat l'avait décernée : elle reproduisait non seulement les traits de son visage, mais les proportions de ses membres et de sa taille. Les Grecs appelaient « iconiques » ce genre de statues. A la ressemblance, chacun voyait qui elle représentait ; mais après l'extinction de la génération contemporaine, la tradition s'effaçait peu à peu, et le nom finissait par se perdre ; ainsi, on ne sait plus aujourd'hui à qui appartiennent plusieurs anciennes statues : par exemple, celle que j'ai, tout à l'heure, citée avec le nom de Clélie, d'autres prétendent qu'elle représente Valérie, fille du consul Valérius Publicola.
Quant à la statue de soi-même à soi-même, principalement sur le vestibule de la maison, et dont j'ai parlé ailleurs, elle est de droit pour le propriétaire, le vestibule n'étant pas censé public, bien qu'il le soit véritablement. Là, les maîtres des plus belles demeures de la ville donnent carrière à leur vanité d'autant plus librement qu'ils sont pour ainsi dire dans le cercle d'une publicité domestique. Hier, en passant dans le quartier des Carènes, j'en ai vu un nouvel exemple assez comique : c'est celui d'un orateur qui vient de se faire représenter en guerrier, lui qui n'a jamais combattu que dans l'étroite enceinte de la chicane, au temple de Mars Vengeur, et cueilli des lauriers que... dans un gâteau, comme on dit assez gaîment d'un présomptueux qui cherche à acquérir de la gloire à peu de frais, allusion à des gâteaux couverts de feuilles de laurier.
Il y a déjà longtemps que les gens sensés dédaignent l'honneur d'une statue, si toutefois on peut encore dire que ce soit un honneur ; quelqu'un se récriait un jour devant Caton le Censeur de ce qu'une foule d'inconnus avaient des statues, tandis que lui Caton n'en avait pas : « J'aime mieux, repartit le vertueux magistrat, entendre demander pourquoi on n'a pas élevé de statue à Caton, plutôt que pourquoi on lui en a dressé une. »Le plus grand inconvénient de cette espèce de droit d'images abandonné à tous, c'est d'avoir pour résultat d'embarrasser la voie publique. L'an cinq cent quatre-vingt-seize, le nombre de ces parasites de gloire était déjà si grand sur le Forum, que les Censeurs furent obligés de faire enlever toutes les statues qui n'avaient point été posées par ordre du peuple ou du Sénats. Mais depuis, d'autres les ont remplacées, l'encombrement a recommencé, et le bruit court que l'Empereur va renouveler l'édit des vieux Censeurs, et reléguer dans le Champ de Mars tout ce peuple de marbre et d'airain.
Ce ne sera une perte pour la ville sous aucun rapport, car excepté quelques morceaux, parmi ceux qui ne datent que du dernier siècle, les autres, au dire des connaisseurs, passent pour fort médiocres. Tous les vieux ouvrages de sculpture sont étrusques ; en ne connut pas d'autres sculptures à Rome jusqu'au commencement du IVe siècle. Beaucoup existent encore sur les frontons des temples, tant à Rome que dans les municipes. Ce qui les distingue est la fermeté du modelé, la perfection du travail et la solidité de l'oeuvre. Ils sont cependant en argile cuite, matière toujours employée jadis, même pour les simulacres des dieux. Voilà pourquoi l'on enluminait de vermillon la statue de Jupiter-Capitolin, coutume qui dure encore, bien que la matière soit aujourd'hui plus précieuse.
Après la plastice, qui est l'art de modeler en argile, vinrent les statues de marbre ou d'airain, et les statues dorées. La première de ce dernier genre que l'on vit à Rome, et même dans toute l'Italie, fut érigée l'an cinq cent soixante-onze, au Forum Olitorium, devant le temple de la Piété, en l'honneur d'Acilius Glabrion, qui avait remporté une victoire signalée sur le roi Antiochus, auprès des Thermopyles. Elle est équestre, et l'érection en est due au fils même de Glabrion. Plus d'un siècle auparavant le goût des statues était déjà si répandu que les Romains, s'il faut en croire un annaliste plein de haine contre eux, assiégèrent Volsinies, ville étrusque, pour s'emparer de deux mille statues qui s'y trouvaient.
Les statues grecques obtinrent la préférence dès qu'elles furent connues ; Scaurus, pendant son édilité ; Marcellus, Mummius, les Lucullus, par leurs conquêtes, et le droit de butin né de la guerre, commencèrent à remplir Rome de ces statues étrangères, ravies aux temples et aux monuments publics. Autrefois les Romains estimaient si peu les statues, qu'ils les laissaient comme un vain amusement, et une consolation de la servitude aux peuples qu'ils avaient conquis. Depuis qu'ils eurent changé de goût, l'invasion des statues produisit une révolution artistique et morale : on représentait jadis les personnages romains avec leur costume national, avec la toge, afin que de toutes manières la ressemblance de ceux dont on voulait transmettre le souvenir à la postérité fût plus parfaite. Mais dès que l'on eut vu des statues grecques, on s'attacha aux nouveaux modèles avec une fidélité ridicule, et les personnages furent représentés complètement nus, parce que chez les Grecs, qui aiment à ne rien voiler, les jeunes gens paraissent ainsi dans les gymnases. Ces statues sont appelées achillées, du grand guerrier Achille, toujours représenté de la sorte. J'ai peine à me faire à cet usage, et je ne conçois pas comment les Romains reconnaissent leurs héros dépouillés de tout costume. C'est plus beau, disent les. connaisseurs, il y a plus d'art et de charme dans la représentation de la nature que dans celle d'un costume quelconque. Reste à savoir s'il vaut mieux sacrifier la vérité, la ressemblance exacte à ce qu'on appelle la beauté de la forme, et si cela n'est pas contraire au but principal que doit se proposer le statuaire. L'Empereur a fait placer ces jours-ci une statue semi-colossale en marbre blanc, sur une porte ou arc de même matière, joignant le théâtre de Pompée du côté de la Curie Pompéia. Cette statue est entièrement nue, sauf une légère draperie qui lui passe sur les épaules et retombe sur l'un de ses bras. Eh bien, c'est là Pompée, le grand Pompée, comme l'appellent les Romains. Que les Grecs, qui érigent souvent des statues à leurs athlètes, les montrent nus, rien de mieux, puisque ces jouteurs combattent ainsi ; mais que l'on imite cette méthode pour représenter un général, un magistrat, un consul de la République romaine, cela me parait un contre-sens.
Cette coutume n'est cependant pas tellement absolue qu'on n'y ait dérogé quelquefois : ainsi, la statue de Jules César, celle qui décore le milieu de son Forum, est exempte de ce défaut ; soit que le statuaire ait été plus raisonnable, soit que le héros ait donné des ordres en conséquence, César, le premier guerrier du monde, a du moins été représenté en guerrier : il porte le thorax, cuirasse des généraux romains.
Rome doit aux Grecs une autre innovation plus heureuse, celle des statues équestres et des statues curules, dont on n'avait encore, eu que très peu d'exemples ; on ne connaissait guère que les statues pédestres. Vers la fin du siècle dernier, Rome avait vu des statues d'argent apportées des pays barbares, et représentant des rois : c'étaient des butins de guerre. L'Empereur étant comme un roi dans la République, la flatterie imagina de le traiter de même, et on lui dressa aussi des statues en argent. Les flatteurs étaient nombreux, car ici la puissance a beaucoup de courtisans, de sorte qu'au bout de quelques années Auguste se trouva avoir environ quatre-vingts statues d'argent, tant pédestresqu'équestres, ou curules, c'est-à-dire dans des quadriges. Mais ne voilà-t-il pas qu'un jour l'Empereur s'avisa de faire main basse sur ces riches images, et de les envoyer au fourneau du fondeur. C'était, dit-il, pour en employer le prix à des trépieds d'or destinés au temple d'Apollon-Palatin, et qu'en effet il y consacra tant en son nom qu'au nom de ceux qui avaient érigé les statues. Comme les sommes produites par cette fonte générale furent très considérables, je m'imagine que l'Empereur fut inspiré dans la proscription de ses propres images par un calcul financier, plus que. par un sentiment de piété pour Apollon, car on assure qu'une partie de ce riche butin fut convertie en monnaies, et servit probablement à payer les énormes dépenses de construction du superbe Atrium et du magnifique temple du dieu. Si ma conjecture est vraie, Auguste eut bien raison d'employer aussi utilement des décorations qui n'ont plus aucune valeur honorifique depuis qu'on les a tant prodiguées.
La sculpture, malgré le goût général qu'on montre ici pour ses oeuvres ; malgré l'usage journalier et domestique qu'on en fait pour les portraits de famille, pour ceux d'amis et d'amies exécutés par des modeleurs en cire, la sculpture est toujours demeurée, ainsi que la peinture, un art grec ; les Romains s'y livrent fort peu, et ce sont principalement des Grecs qui l'exercent ; s'ils voulaient s'y adonner, ils pourraient y réussir aussi, mais ils montrent pour la culture des arts une sorte d'antipathie, ou plutôt de dédain plein d'une noble fierté. J'interrogeais le fils de Mamurra sur cette espèce d'inconséquence, et je lui demandais pourquoi les Romains ne poursuivaient pas un genre de gloire qui pourrait aussi leur appartenir : « Nos arts et notre gloire, me répondit-il, sont de gouverner le monde, d'être les arbitres de la paix, d'épargner les vaincus, et de soumettre les superbes. Que des Grecs promènent le pinceau sur le bois, sur l'ivoire, sur le buis, sur les murs de nos temples ou de nos portiques ; qu'ils façonnent l'argile, le marbre ou l'airain, c'est leur métier : mais nous!... - Ici il s'interrompit. - Vous, repris-je, vous prodiguez votre admiration aux habiles ouvriers qui les exécutent. - Non, répliqua-t-il, pas même à nos concitoyens, et Fabius, qui reçut le surnom de peintre, dégrada son génie dans un art sordide. Notre admiration pour des arts si misérables ! n'avons-nous pas des peintres parmi nos affranchis ou nos esclaves ? Notre admiration est pour Mummius, qui nous a fait connaître ces curieux ouvrages en les conquérant, pour Pompée, pour Lucullus, pour tous les triomphateurs qui les ont importés chez nous. Chercher à rivaliser avec les Grecs, ce serait lutter avec nos esclaves ; les rois payent les artistes sans s'amuser à faire de l'art, et nous sommes le peuple-roi ! »

LXIII

UNE NUIT DE ROME.

La République vient de perdre Agrippa, gendre de l'Empereur, qui l'avait associé à la puissance tribunitienne. Il est mort à l'âge de cinquante-un ans. Ses talents supérieurs et son activité, après avoir contribué à la fortune d'Auguste, furent ensuite les meilleurs auxiliaires du Prince dans l'administration de l'Empire. Utile jusqu'aux derniers instants, il revenait de la Pannonie, qu'il avait soumise, lorsqu'en arrivant en Campanie il tomba malade : c'était pendant les Quinquatries. L'Empereur célébrait cette fête par un combat de gladiateurs, quand la funeste nouvelle lui fut apportée. Aussitôt il part pour voir son ministre, son ami, le compagnon de son enfance ; mais c'était trop tard : à son arrivée, Agrippa n'existait plus. Alors il ramena son corps à la ville, et hier, Rome entière a célébré les funérailles de ce grand homme. Auguste a voulu y présider ; sa qualité de Pontife Maxime était un obstacle, parce que la vue d'un cadavre est interdite au chef de la religion : mais il fit étendre un voile entre lui et son ami mort, et en plein Forum, du haut des Rostres, il prononça lui-même l'oraison funèbre, en présence d'un peuple immense. Le corps fut brûlé au Champ de Mars, et les cendres portées dans un tombeau que le défunt s'était fait ériger depuis longtemps dans cette plaine.
Homme d'un caractère simple et réservé, Agrippa avait admirablement compris son époque : « La concorde accroît les petites choses, disait-il, et la discorde ruine les grandes. » Cette maxime, à laquelle il devait beaucoup, formait comme son principe de conduite ; aussi était-il aimé de tout le monde, et très populaire. Il rendait au peuple affection pour affection, et lui en a donné un dernier témoignage dans son testament : il lui a légué ses Jardins, les magnifiques Bains qu'il avait bâtis derrière et joignant le Panthéon, et de plus une petite somme d'argent par tête.
Les funérailles d'Agrippa ayant interrompu les habitudes de la ville, je n'allai voir ce jour-là aucun de mes. amis, je soupai seul chez moi, et vers le commencement de la première. veille, je sortis pour me promener.
Je t'ai parlé de la division du jour en XII heures ; tu sauras que les Romains partagent aussi la nuit en XII heures : la première commence après la XIIe heure du jour, dont le coucher du soleil marque la fin, comme je te l'ai expliqué dans ma lettre sur Une Journée de Rome. La nuit a des subdivisions usuelles, marquant ses progrès, puis son décroissement; ce sont : vesper, le soir, la chute du jour ; viennent ensuite le crépuscule, lorsque les vraies ténèbres ne sont pas encore arrivées, et que la lumière est incertaine et douteuse ; prima fax, la première torche, c'est-à-dire quand les premières torches apparaissent dans la rue ; pour éclairer en avant les litières des riches ; conticinium, le silence ; concubitum ou intempestum, l'heure où chacun est couché, le temps le plus intempestif pour les occupations ; gallicinium, le chant du coq, l'approche du jour, matutinum, le matin ; et diluculum, le point du jours.
J'étais donc sorti un peu avant la première torche. Ma promenade, favorisée par un de ces beaux clairs de lune de printemps, qui sont ici presque égaux à la clarté du jour, s'était prolongée jusqu'à la nuit close. Déjà la ville était paisible, les tavernes fermées, et j'allais quitter le mont Coelius, où j'avais égaré mes pas dans les quartiers des constructeurs, des loueurs d'ânes, et des ouvriers en laines, lorsqu'en passant auprès des Mansions des Albains, je vis faiblir la lumière de la lune, et, peu après, son disque se voiler : c'était une éclipse. Une petite place qui se trouve devant les Mansions se remplit aussitôt de plébéiens: Ils accoururent de tous côtés, les uns avec des torches, d'autres avec des tisons ardents, beaucoup avec des lanternes en feuilles de cornes, en peau de vessie, en toile huilée, illuminées par une petite lampes, et d'autres avec des bassins d'airain. A la lueur vacillante de milliers de flambeaux, on lisait sur les visages la terreur et la consternation. Cette plèbe superstitieuse attribuait les ténèbres dont la lune se couvrait à des enchantements pratiqués pour, la faire mourir ; elle voyait dans l'éclipse de cet astre le présage des plus grands malheurs, qui ne pourraient être détournés qu'autant qu'il recouvrerait promptement sa splendeur primitive.
Dans cette idée, pour empêcher la déesse des nuits d'entendre les prétendus enchantements dirigés contre elle, les uns font un grand bruit en frappant sur les bassins d'airain, en soufflant dans des trompettes, en agitant des sonnettes, pendant que d'autres élèvent vers elle leurs flambeaux ardents, leurs tisons enflammés comme pour ranimer ses feux près de s'éteindre ; et suivant qu'elle leur paraît répandre une lumière plus brillante ou plus obscure, ils s'affligent ou se réjouissent. Au moment où elle disparut tout à fait, la croyant entièrement ensevelie dans les ténèbres, ils éclatèrent en marques du plus violent désespoir, persuadés que le ciel, sourd à leurs prières, leur annonçait d'éternelles infortunes. Cette terreur ne cessa qu'après l'accomplissement de l'éclipse.
Je m'éloignai, un peu assourdi par le bruit que je venais d'entendre, et je traversais le quartier des Carènes, en songeant à retourner chez moi, lorsqu'en passant devant l'ancienne maison de Pompée, maintenant à Tibère, quelqu'un sortit d'auprès des trophées et des rostres qui en décorent le vestibules, et, me frappant sur l'épaule, m'interpella ainsi : « D'où et où ? » Je reconnais aussitôt Labéon, et le prie de répéter ce qu'il m'a dit : « Je vous parle notre langage elliptique de la conversation, me dit-il ; je vous demande d'où vous venez, et où vous allez ? - Je rentre chez moi, et je viens du Coelius. - Vous venez d'y voir un beau spectacle, repart-il. J'ai entendu d'ici le bruit des batteries d'airain, des trompettes, des sonnettes, et tout cela, doit vous donner une bien haute idée du peuple romain ? - Je sais que les gens, qui ont quelque instruction ne s'épouvantent pas des éclipses, dont ils connaissent parfaitement la cause et les effets. »
Labéon allait au Quirinal, et nous suivions le vicus Cyprius, après avoir passé sous le fameux Soliveau de la Soeur, lorsqu'à la jonction du vicus Cyprius et du vicus Sceleratus, vis-à-vis d'un temple de Diane, nous entendîmes dans l'intérieur d'une maison des coups de cloche précipités. - « Écoutons, me dit Labéon en m'arrêtant : c'est un veilleur de nuit qui appelle ; il crie : « A l'eau !... » cette lueur rougeâtre, ce tocsin,... le feu est ici. Courons prévenir la cohorte voisine. »
Mais déjà l'alarme avait été entendue à la porte Sanqualis, et deux cohortes d'affranchis accouraient avec les pistons publics, du vinaigre, des échelles, des seaux, des balais de chiffons, des éponges, des haches, des crampons et tout l'attirail nécessaire en pareille circonstances. Des enfants de la plèbe couraient devant, en criant : « Les Spartiotes ! les Spartiotes ! » sorte de sobriquet des Vigiles d'incendie, corruption plaisante du nom de Spartiate, parce que leurs seaux sont faits de sparte poissé à l'intérieur.
La maison était fermée, on brisa la porte à coups de hache, et tout le monde entra pêle-mêle. On se dirigea vers la cuisine, d'où partait l'incendie, et malgré les lamentations et les frayeurs des femmes et des enfants, qui, en se cherchant, entravaient les secours ; malgré la singulière avidité des esclaves de la maison, qui se jetaient sur les provisions de l'office avant de s'occuper du feu, malgré les voleurs accourus du dehors pour profiter d'un désordre qu'ils augmentaient encore afin d'exercer plus aisément leurs rapines, les bonnes dispositions prises par les tribuns, le Préfet des vigiles, accouru aussi sur le lieu du sinistre, et l'édile Egnatius Rufus, qui amena ses propres esclaves pour travailler, firent qu'en peu de temps le feu fut dompté sans qu'on eût besoin, comme quelques personnes le proposaient déjà, d'abattre les deux maisons voisines, pour empêcher le fléau de s'étendre.
Au moment où les flammes paraissaient se développer avec le plus de violence, il se passait une scène assez extraordinaire entre le maître de la maison, les propriétaires des habitations voisines, et Sénécion, vieil usurier, que l'on trouve à tous les incendies. Il y vient pour acheter les maisons en danger, que la crainte et l'incertitude de l'événement lui fait souvent obtenir à vil prix. Une lueur plus ou moins grande, un pan de mur qui s'écroule ou qui résiste, hâte ou arrête le marché. Cette spéculation, dont l'invention appartient à Crassus, est fort bonne, et Sénécion possède des rues entières qu'il a acquises ainsi à la lueur des incendies.
Dans le tumulte inséparable d'un pareil événement, dont nous ne pûmes rester spectateurs oisifs, je perdis Labéon. Je le cherchai pendant quelques instants ; on me dit qu'il venait de se retirer, et l'idée me vint, je ne sais comment, de passer le reste de la nuit dehors, en observateur. La saison est si douce, que dans peu de jours, au commencement d'avril, les hirondelles vont arriver : d'ailleurs une nuit de Rome me parut devoir être un spectacle assez curieux : je voulus le voir au moins une fois.
J'avais à peine formé cette résolution, que je fus sur le point de m'en repentir; j'entrais je ne sais plus dans quelle petite rue, derrière le Forum de César, quand je me trouvai face à face avec un homme plus long qu'une grue. C'était un plébéien en tunique et en sabots : « Halte-là ! » me crie-t-il. Mon homme paraissait sortir de quelque souper de frairie, et sa démarche peu ferme sur la ligne droite témoignait qu'il avait, comme on dit ici, bu à son dam. Néanmoins il me barra le chemin en me criant à tue-tête : « D'où viens-tu? où t'es-tu bourré de fèves et de vinaigre? quel cordonnier a partagé avec toi ses poireaux et sa tête de mouton? où loges-tu ? Dans quelle synagogue ? Réponds, si tu ne veux pas que je réchauffe la pointe de mon glaive dans ta jugulaire, ajouta-t-il, en brandissant un bout de bois qu'il prenait pour un poignard ; réponds ! ou d'un coup de pied... » Cette dernière démonstration lui fit perdre tout à fait l'équilibre, je sautai par-dessus lui et je continuai paisiblement ma route jusqu'au Forum de César, où j'entrai par l'une des portes du fond, sur le côté du temple de Vénus-Génitrice. En même temps que moi, par l'autre porte se précipitèrent cinq ou six jeunes gens, les uns coiffés d'un bonnet, les autres d'une espèce de casque de laine. Ils riaient, parlaient très-haut, et paraissaient aussi sortir d'un souper qui s'était prolongé outre mesure. Je les suivis de loin : ils prirent la voie Neuve, remontèrent dans la voie Sacrée par l'Arc de Fabius, après s'être amusés à casser les calices dans une taverne de marchand de vins, et brisèrent la fermeture de deux ou trois autres tavernes dont ils répandirent les marchandises sur la voie publique. Les femmes qu'ils rencontraient, ils les insultaient ; les hommes, ils les attaquaient, les battaient, les plongeaient dans les cloaques, s'adressant de préférence à ceux qui leur paraissaient ivres ou peu vigoureux : ceux que l'ivresse troublait, ils les renversaient sur un sagum (grand manteau militaire), les lançaient bien haut, puis les laissaient retomber à terre; tout cela, en s'animant les uns les autres, et riant comme avec les joues d'autrui, ainsi qu'on dit des rieurs immodérés. Une ronde de Vigiles vint à passer, et tous prirent la fuite, heureusement pour les victimes, qui furent recueillies par les soldats de la garde.
En quittant le lieu de cette scène, je me trouvai dans la voie Suburane, dont je garde toujours le souvenir, voie infâme, plus affreuse, encore la nuit que le jour : elle est le repaire des courtisanes de bas étage, qui se tiennent assises sur des chaises hautes, devant des maisons illuminées de petites lampes. En fuyant cette voie je tombai dans le vices Patritius, sur le mont Esquilin, où je rencontrai les mêmes infamies ; je me sauvai vers le Cirque Maxime, et je trouvai encore beaucoup de ses arcades peuplées de ces sentinelles de prostitution.
Dans une ville comme Rome, il y a pendant le jour un assemblage confus de tous les bruits, dont la plupart n'arrivent pas jusqu'à vous : mais ils planent dans l'air et produisent un bourdonnement général qui pénètre partout. Cet état d'agitation cesse à la chute du jour, et pendant la nuit il règne un calme au milieu duquel un léger bruit résonne comme l'écho dans le silence; vous entendez alors au loin un cri isolé, ou la marche d'un individu, tandis que pendant le jour mille cris confus, poussés à cent pas de vous, n'ont point frappé votre oreille.
J'éprouvai cet effet en me hâtant de passer devant les longs portiques du Cirque ; j'arrivais derrière le Forum Boarium lorsque j'entendis quelques exclamations qui venaient dans la direction du Quirinal. Je doublai le pas, je passai entre la basilique Julia et le temple de Saturne, je traversai le Forum romain dans sa largeur, et, parvenu près du petit temple de Janus Geminus, j'entendis distinctement les exclamations suivantes à l'extrémité opposée de la voie Forum de Mars : « Accourez, citoyens ! arrêtez le voleur ! tenez-le ! tenez-le ! » Bientôt j'aperçus un esclave de taverne, vêtu d'une longue tunique tombant jusque sur ses talons, puis cinq ou six cuisiniers armés de fourchettes à découper les viandes, de broches encore pleines de rôti, de couteaux et autres instruments de cuisine. Ils couraient à perdre haleine. Derrière eux venait une vieille femme ceinte d'un lambeau de toile sale, chaussée d'une paire de sabots dépareillés, et traînant par la chaîne un grand chien molosse qu'elle animait contre un malheureux fuyant devant la bande servile qui le poursuivait en criant. Le fugitif fut bientôt atteint. Désarmé sur-le-champ d'un candélabre de bois dont il se servait pour se défendre, il lui fallut se rendre à discrétion. - « Par Hercule ! dit un homme tout hors de lui, et qui paraissait le chef de la bande, tu voulais donc décamper pour ne point payer le loyer de ta chambre ! mais cela, ne se passera point de la sorte ; ma maison n'est pas celle d'une pauvre veuve, mais de Marcus Manicius, sache-le bien, qui ne doit un as d'airain à personne, et nourrit vingt ventres, et son chien. - Je n'ai point voulu vous faire tort, dit le fugitif à Manicius ; j'en jure par les ossements de ma mère et par ceux de mon père. Si je mens, que les cendres de l'une et de l'autre me soient pesantes. - Misérable sacre, scélérat ! champignon pourri ! Va conter cela à un toqué de Cérès, à quelque cervelle pleine de larves ; mais moi, je suis dans mon bon sens, et tu ne me prendras pas ainsi. »
Sur ces entrefaites survint le Procurateur du quartier, qu'on avait été chercher dans une maison voisine, où il soupait. Il était dans une litière à deux porteurs, à cause de la goutte qui le tourmente, et commença par s'estomaquer d'une voix braillarde et sauvage contre les ivrognes et les vagabonds ; puis apercevant l'homme qu'on venait d'appréhender : « O le meilleur de nos poètes, c'est vous ? et ces misérables esclaves ne s'éloignent pas au plus vite, ils osent porter les mains sur vous ! ma femme me méprise, continua-t-il en baissant la voix ; si vous m'aimez, faites donc quelques vers contre elle pour qu'elle rougisse de sa conduite. » Je m'éloignai en voyant l'affaire prendre cette tournure ; poète et procurateur étaient gens de la même farine, ce qui ne parut pas plaire beaucoup à Manicius. J'errai quelque temps dans le vicus Aemilianus, et rentrant par la porte Catularia, je finis par me retrouver sur le Forum romain. Un bruit de voix et de bravos en troublaient le silence : c'étaient quelques jeunes gens applaudissant du haut des Rostres à une jeune femme qui venait d'en descendre, et déposait une couronne de fleurs sur la statue du satyre Marsyas. J'entendis appeler Julie, et peut-être j'allais apprendre ce que signifiait cette scène, lorsque l'approche d'une litière éclairée par un esclave qui portait une torche en avant, mit le groupe en fuite. « L'Empereur ! l'Empereur ! » cria-t-on ; et tous disparurent au milieu de l'obscurité. C'était effectivement Auguste qui arrivait de la campagne nuitamment, suivant son habitude, afin de ne point déranger les citoyens, et s'épargner à lui-même l'honneur de voir le peuple venir au-devant de lui.
La nuit touchait à l'intempestum ; je tournai mes pas vers le mont Aventin, sans faire d'autres rencontres que celles de quelques riches revenant de souper en ville, et dont la litière était éclairée soit par un seul esclave, soit par plusieurs portant des torches. D'autres s'avançaient à la clarté d'une belle lanterne d'airain, qu'un esclave abaissait devant eux. Ceux-là 'allaient à quelque affaire secrète, et comme ils ne voulaient pas être reconnus, ils avaient préféré à la torche la lanterne, qui éclaire la marche et laisse le visage dans l'obscurité. La torche est d'ailleurs plus habituellement l'éclairage du voyageur. Arrivé au bas du clivus Publicius, du côté des carcères du Cirque Maxime une petite pluie me força de m'abriter dans l'embrasure de la porte d'une maison ornée d'une petite colonnade, car je n'avais pas de capuchon, comme en portent la plupart des gens qui sortent la nuit. En me renfonçant, j'aperçus quelques-unes de ces inscriptions que les amants viennent écrire avec du charbon, ou suspendre à la porte des femmes qu'ils poursuivent de leur amour. Ils y tracent l'expression poétique de leurs sentiments d'affection, de dépit ou de haine. A l'aide de la lumière intermittente de la lune, je m'amusai à les déchiffrer, et parmi quatre ou cinq assez communes, j'ai retenu les deux suivantes :
 Confiez votre voile aux caprices d'Éole,
Mais craignez Valérie et ses serments d'un jour;
Oui, les flots sont encor plus sûrs que sa parole,
Et moins douteux que son amour.
Un amant plus heureux avait fait une sorte d'apologie de Valérie, sur l'autre battant de la porte, et vantait ses charmes, et surtout sa bonté. Un rival dédaigné, ou quelque vieux célibataire morose, inscrivit ce distique au-dessous :
Femme et bonnet je n'en crois rien;
Comment un mal deviendrait-il un bien ?
Je réfléchissais sur cette singulière mode de mettre le public dans la confidence de ses amours, lorsque j'aperçus à une trentaine de pas, presque vis-à-vis de moi, un homme couché sur le seuil d'une maison, et enveloppé dans une lacerna (grand manteau) dont un pan lui couvrait la tête et lui cachait en partie le visage. Je le pris d'abord pour tin voleur en embuscade ; mais je le vis baiser la porte, la frotter de parfums dont le vent m'apportait l'odeur, et je reconnus que c'était un amant. Tout à coup une flûte modula un air plaintifs, et il chanta le petit poème suivant :
O Lycé, quand tu serais née
Près des sources du Taries,
Quand tu serais même enchaînée
Au plus sévère des maris,
Tu me donnerais quelques larmes,
Lorsque, devant ta porte assis,
J'endure, esclave de tes charmes,
L'outrage des vents ennemis.
Entends-tu ce vent redoutable
Dont ta porte même frémit ?
D'un sifflement épouvantable
Le bosquet voisin retentit.
L'air est pur; l'haleine glacée
De ces sauvages aquilons
A durci la neige entassée,
Qui couvre et blanchit nos sillons.
Quitte cette fierté rebelle
Que hait la mère de l'Amour,
Ou de la Fortune infidèle
Redoute un funeste retour.
D'un Toscan serais-tu donc née
Pour être, à la fleur de tes ans,
Une Pénélope obstinée
A désoler tes courtisans?
Tu veux rester inaccessible
A nos voeux comme à nos présents,
Tu fais gloire d'être insensible
A la pâleur de tes amants;
Tu ne sens pas même l'outrage
Que par son infidélité
Le coeur de ton époux volage
Fait tous les jours à ta beauté.
Le chanteur fit une pause à cet endroit. La tempête (toute poétique) qu'il se plaignait d'endurer, les sillons couverts de neige (sans doute ceux des Apennins) ne parurent pas produire beaucoup d'effet : Alors il reprit d'un ton assez menaçant, et avec une certaine fermeté
Plus inébranlable qu'un chêne,
Plus cruelle que les serpents
Que nourrit la plage africaine,
Lycé, prends d'autres sentiments;
Qu'à la fin la pitié l'emporte,
Car toujours tu ne verras pas
Un amant, au seuil de ta porte,
Souffrir le vent et les frimas.
Le silence seul répondit à la sommation du jeune homme. Alors, désespérant d'avoir touché le coeur de celle qu'il aimait, il déposa une couronne de roses sur le seuil de la porte de son in sensible, et s'éloigna. Un autre amant, non mieux traité, avait déjà laissé là une torche renversée, en témoignage d'une attente inutile.
Il pleuvait toujours, et j'étais encore sous mon portique, lorsqu'un homme, qui me parut assez 'âgé, vint frapper rudement à la porte d'une autre maison toute voisine. Les aboiements du chien, des lumières que je vis aller et venir derrière les croisées, et surtout le temps qui s'écoula avant que l'on ouvrît à ce vieillard appelant d'un ton de voix impérieux et courroucé, ne me permirent point de douter du trouble que causait son arrivée, et me firent soupçonner que celui-ci pouvait bien être un mari. Mon soupçon se changea à peu près en certitude, lorsqu'au moment où une nourrice lui ouvrit la porte, je vis un jeune homme en tunique, sans ceinture, et pieds nus, sauter par la fenêtre.
Je ne jugeai pas à propos de demeurer là plus longtemps, et je montai vers le haut du clivus, où, tout près du temple de Junon-Reine, il se passait une scène moins sérieuse : un homme en toge de préteur frappait à la porte d'une maison où l'on entendait de bruyants éclats de rire : « C'est moi, criait-il ; ouvre, Aspasie. » Et comme on ne lui répondait point : « Cruelle ! reprit-il ; et les cinq talents que je t'ai donnés hier, est-ce là ce que tu m'avais promis ? » Alors une fenêtre s'ouvre, et une amphore d'eau froide est versée sur la tête de cet amoureux-plaintif.
Je continuai mes excursions solitaires en m'aventurant dans le quartier du Vélabre et de la Voie Triomphale. Je rencontrai encore quelques jeunes gens soupirant à la porté de leurs amies, après avoir passé une partie de la nuit sur le seuil ; d'autres, chancelants d'ivresse, une torche éteinte à la main, chantaient de petits poèmes adressés à la porte qui ne s'était point ouverte devant eux, et cherchaient, comme si elle eût été un être animé, à l'attendrir par leurs prières : « Pardonne, lui disaient-ils, si dans ma, fureur j'ai proféré quelques imprécations contre toi. - Salut, ô porte que j'aime comme mes yeux, comment va la santé ? etc. »
Sans m'arrêter à écouter ces espèces d'insensés, je me dirigeai vers mes Pénates, car il n'était plus nuit, sans qu'il fût encore jour. Cependant la ville n'avait pas repris sa vie, elle était toujours livrée au, silence et à la solitude, au point qu'on l'aurait crue veuve de ses habitants. Je m'arrêtais de temps en temps, et tout en écoutant sans rien entendre, je me pris à remarquer combien cette solitude et ce silence lui prêtaient de charme et même de majesté. Le point du jour est le moment le plus favorable pour apprécier Rome sous le rapport monumental ; pendant la journée on ne la voit vraiment pas : mille distractions pour l'esprit ; pour la vue, mille obstacles mobiles, les voitures, les chevaux, les litières, les piétons, les étalages de marchands, enfin un frémissement, un bourdonnement général, tout vous distrait, vous étourdit, vous éblouit, vous aveugle presque. A la fin du crépuscule, au contraire, alors que les gens de nuit sont eux-mêmes rentrés dans le repos, le calme est complet : on se trouve seul à seul avec la ville. Les longues perspectives de ses rues s'allongent devant vous comme les paisibles avenues d'un vaste jardin, et les marges, ces petits chemins des gens de pied, qui détachent, en quelque sorte, les maisons de la voie publique, prêtent à cette illusion en accusant plus fortement leurs lignes. Les monuments aussi semblent emprunter à ce calme général quelque chose de plus grand et de religieux. De loin en loin quelques individus isolés apparaissent comme des ombres ; le bruit léger de leurs pas fait retentir le silence, et ces rares passants servent, par contraste, à mieux faire voir la longueur des rues, l'immensité de certaines places, ainsi que l'étendue, la grandeur des édifices et des monuments.
Je me plaisais dlans cette observation, qui avait un certain charme mystérieux ; mais bientôt l'aurore dora le ciel de ses feux, le calme cessa, et j'entendis commencer l'agitation du jour. Les artisans allaient à leurs travaux ; quelques gros chariots chargés de fumier se hâtaient plus ou moins, suivant la nature de leur attelage, chevaux, mulets, ou boeufs, de gagner les portes de la ville avant que le soleil fût tout à fait sur l'horizon, de peur de stationner dans Rome jusqu'au soir ; les pauvres clients couraient à la salutation, et les tavernes s'ouvraient et se paraient.
Je me retirai par la porte Flumentane, en suivant la voie de ce nom jusqu'au théâtre de Cornelius Balbus, où je pris à gauche, en passant devant le temple des Lares Marins, pour gagner le pont du Janicule. Déjà je l'avais franchi, et je me croyais au terme de mes aventures, lorsqu'en arrivant devant ma porte je vis un homme de mauvaise mine qui semblait en vouloir forcer la serrure : « Que fais-tu là ? m'écriai-je en me précipitant sur lui. - Je cherche à me guérir de la fièvre quarte, » me répondit-il d'une voix, languissante. Je crus qu'il voulait se moquer de moi : « Sache, repris-je en le secouant fortement, sache qu'il n'est pas facile de m'en donner à garder. Viens chez le procurateur du quartier. - Par Pol ! me réplique-t-il en tombant à mes genoux, je ne dis que la vérité. Je vous en prie, je vous en conjure par votre Génie, par votre main droite, par vos dieux Pénates, ne me perdez pas, prêtez-moi l'oreille un instants. - Que tiens-tu dans ta main ? - Un morceau de cire. Miné depuis longtemps par la fièvre, je fus consulter un mage sur les moyens de me guérir, et voici sa réponse : Prenez les rognures des ongles de vos pieds et de vos mains, amalgamez-les avec de la cire, et, avant le lever du soleil, allez les appliquer à la porte d'une autre maison que celle où vous demeurez, en criant : « Cherche un remède pour la fièvre tierce, pour la fièvre quotidienne, pour la fièvre quarte ! » Par ce moyen vous arriverez promptement à la guérison aux dépens de celui à la porte duquel vous vous serez adressé. »
« Que les dieux te ruinent jusqu'à la racines ! » lui criai-je en le poussant de l'autre côté de la rue. Après cette exclamation toute romaine, je rentrai chez moi, plus satisfait encore que fatigué de l'emploi de ma nuit.

LETTRE LXIV.

LES ADOPTIONS.

Je rencontre souvent dans la société des citoyens qui, attachés par leurs antécédents ou par leurs sympathies à l'ancienne République, respectent l'ordre de choses actuel sans l'avoir accepté, et se considérant comme vaincus, mais non soumis, attendent un moment favorable pour arracher l'Empereur son pouvoir usurpé, et rétablir le peuple dans tous ses droits. Ce sont là peut-être de nobles projets ; mais ces citoyens que j'appellerai volontiers des âmes d'élite, aveuglés par l'ardeur de leurs désirs, ne voient pas qu'ils attendent après une chimère, et que chaque jour l'esprit du peuple, au lieu de se rapprocher d'eux, s'en éloigne. Ils viennent dernièrement d'en avoir une preuve qui les aurait fait renoncer à leurs espérances, si des espérances si pures et d'une origine si haute pouvaient jamais mourir dans les coeurs qui les ont conçues. L'Empereur, qui n'a point d'enfants, et qui voudrait laisser un successeur capable de continuer l'oeuvre politique qu'il a commencée, avait jeté ses vues sur le fils de sa soeur, le jeune Marcellus. Tout le monde le considérait comme devant hériter un jour de l'Empire ; il avait été comblé d'honneurs : le Sénat l'avait autorisé à demander le consulat dix ans avant l'âge requis; il était édile à dix-huit.ans, et c'était, après l'Empereur, le citoyen le plus considérable de Rome. Mais la mort a déjoué de si belles espérances : Marcellus succomba à une maladie de langueur qui dura deux années, et l'enleva peu de jours après mon arrivée à Rome pendant qu'il était édile.
En voyant tomber cet héritier présomptif du pouvoir impérial, ce jeune homme qui, par ses qualités et son caractère, s'était montré digne d'une aussi haute position, les vieux républicains frémirent de joie ; leur ennemi, leur vainqueur était affaibli de son plus puissant soutien ; ils le voyaient seul, face à face avec son usurpation, et n'ayant plus à qui la laisser un jour.
Mais la joie de ces vétérans de la liberté fut éphémère ; le peuple les désespéra par la part qu'il prit à l'affliction de l'Empereur, par l'empressement qu'il mit à se porter aux funérailles de Marcellus, par les témoignages de regrets dont il honora la mémoire de ce jeune homme. Cependant Auguste demeurait sans postérité, et l'espérance de voir la tyrannie bornée à la vie du tyran leur restait encore, lorsque quatre ans après la mort de Marcellus, l'Empereur adopta les deux fils d'Agrippa, son gendre et son ministre, et longtemps après adrogea Claude Tibère, fils de Livie, et Agrippa, fils posthume d'Agrippa.
Mais il faut ici quelques explications préliminaires.
Parmi les lois romaines, il en est une qui permet de changer de famille, et produit une filiation fictive, imitant, autant que possible, la filiation naturelle jusqu'à en conférer tous les avantages, c'est-à-dire le droit de succéder au nom, aux biens, ainsi qu'aux sacrifices domestiques de la famille où l'on entre. Cette mutation d'état, qui n'est point irrévocable, car tous ceux dont le père naturel meurt sans enfants peuvent rentrer dans leur véritable famille ; cette mutation, dis-je, a lieu par une cérémonie ou plutôt un acte civil que l'on appelle Adoption.
Il y en a deux espèces : l'Adoption proprement dite et l'Adrogation. L'Adoption est pour les enfants, encore au pouvoir de leur père ; l'Adrogation pour le citoyen maître de lui-même et qui a déjà reçu la toge viriles. La première se fait à Rome, devant le Préteur urbain ; en province devant le gouverneur de la province ; la seconde ne peut se faire qu'à Rome parce qu'elle requiert le suffrage du peuple : ce suffrage doit être précédé de la demande formelle de l'adoptant, et du consentement de l'adopté qui, devenant fils de famille du citoyen qui l'adopte, subit toutes les conséquences de la puissance paternelle, à laquelle il n'était plus soumis. Ces consentements divers sont donnés publiquement sur l'interrogation du magistrat ; et c'est de cette interrogation ou demande que l'acte a été appelé Adrogation.
Un pupille, non plus qu'une femme, alors même qu'elle ne se trouve plus sous l'autorité d'un père, ne peuvent être adrogés ; les femmes, parce qu'elles n'ont pas droit d'assister aux comices ; les pupilles, parce que leurs tuteurs ne sont pas armés par la loi d'assez de puissance pour qu'ils puissent livrer à des mains étrangères un enfant confié à leur garde et à leurs soins.
Une particularité de l'Adoption, c'est que l'adopté ne se trouve lié de parenté qu'avec les membres de la famille dans laquelle il entre, et nullement avec ceux qui sont alliés à cette famille : cela vient de ce que l'adoption ne donne pas les droits du sang. Il devient donc fils du mari, dont il prend les noms, ou, pour mieux dire, dont il ajoute les noms à son nom de race, le seul qu'il garde, en lui donnant souvent une terminaison adjective, commeAemilius, Aemilianus ; Octavius, Octavianus, etc. L'épouse d'un adoptant ne tient point lieu de mère au fils adoptif de son mari, parce que réellement ce fils n'entre pas dans la famille de la femme. Mais, bien qu'enfant adoptif, il devient frère de la fille légitime de son père par adoption, parce que cette fille est le sang du père, fait partie de sa famille, et en raison de cette fraternité le mariage est prohibé entre eux.
Une autre cause encore qui empêche toute affinité, toute parenté légale entre l'épouse d'un adoptant et un adopté, c'est que les femmes ne peuvent faire acte d'adoption, c'est-à-dire mettre quelqu'un en leur pouvoir, puisqu'elles n'ont pas même le droit d'y avoir leurs propres enfants.
La différence entre l'Adoption et l'Adrogation prend sa source dans l'absolutisme du pouvoir paternel. Le consentement du fils est si peu nécessaire pour son adoption dans une nouvelle famille, qu'on ne le lui demande même pas : un esclave n'a pas droit d'avoir une volonté. Il y a plus : qu'un père de famille se donne lui-même en Adrogation, tous ses biens présents et à venir passent de plein droit à l'adoptant ; ses enfants deviennent les petits-enfants de cet adoptant, et tombent en sa puissance. La sanction du peuple est nécessaire pour une Adrogation, parce qu'un citoyen ne s'appartenant pas à lui seul, mais aussi à toute la cité, a besoin du consentement de ses concitoyens pour changer d'état, pour aliéner sa liberté en faveur d'un nouveau père.
Voici maintenant un exemple de chacun des deux genres d'Adoptions dont je viens de parler. Le premier est ancien, et la relation en est écrite depuis bien des années ; le second est un événement tout récent.

UNE ADOPTION.
L'an DCCXXXVII de la fondation de la ville.

L'Empereur, inconsolable de la mort de son neveu Marcellus, a voulu de nouveau s'assurer contre les embûches que l'on pourrait lui dresser, en adoptant les deux jeunes fils de sa fille Julie, enfant de Scribonia, sa première femme, et femme d'Agrippa.
Cet abandon de ses enfants par un père placé dans une si brillante position n'a paru extraordinaire à personne, et de tout temps on l'a vu pratiquer même par les citoyens les plus recommandables. Les deux familles de cette race glorieuse des Scipions, par exemple, où l'on trouve réunis l'un et l'autre Africain, se sont ainsi trouvées alliées par une adoption : Paul-Émile le Macédonique ayant répudié sa première femme Papyria, en épousa une autre, dont il eut deux enfants, et donna en adoption dans les familles Fabia et Cornelia les deux fils de son premier mariage.
Revenons à l'Adoption des enfants d'Agrippa. Le Préteur urbain fut mandé à la maison palatine ; il s'y rendit accompagné d'un libripens ou peseur, portant sa balance, ainsi que de plusieurs scribes. Introduits dans l'atrium, ils ne tardèrent pas à voir arriver l'Empereur, Agrippa et ses deux fils, dont l'aîné en très-bas âge, et le plus jeune encore dans les bras de sa nourrice. Auguste déclara au Préteur que son intention était d'adopter, sous la dénomination de Lucius et Caïus, prénoms de la famille Julia, les fils d'Agrippa, tous deux présents. Agrippa élevant alors la voix : « César, dit-il en s'adressant à l'Empereur, je remets en votre pouvoir ces fils qui sont les miens. - D'après le droit des Quirites, répondit Auguste, que ces enfants m'appartiennent : je les achète avec cette monnaie et cette balance d'airain. » En même temps, frappant sur la balance du libripens, il donna, par manière d'acquit, un as à son gendre Agrippa, comme s'il lui achetait ses enfants et lui en payait le prix. C'est ce qu'on nomme la mancipation.
Immédiatement après, Agrippa racheta ses fils, qui lui furent revendus par Auguste avec les mêmes formalités.
Alors l'Empereur les revendiqua comme étant ses propres enfants. Agrippa n'opposant aucune dénégation, la prétention fut admise, et le préteur ordonna que Lucius et Caïus eussent à suivre Auguste.
La revendication s'exécuta aussi sous forme d'une revente ou remancipation. L'adoption ainsi consommée, des scribes transcrivirent l'acte sur des registres publics, en présence du libripens et de cinq témoins, citoyens romains en âge de pubertés. Voilà bien des formalités pour un acte où le consentement réciproque de celui qui demande et de celui qui donne à adopter semblerait devoir suffire. Aucune cependant n'est inutile : pour effectuer une Adoption, il faut qu'il y ait dissolution de la puissance paternelle ; transmission de ladite puissance à un tiers ; constitution à l'adopté du droit d'agnation, c'est-à-dire de descendant par mâles d'une même souche masculine.
La puissance paternelle se dissout par la vente de l'enfant.
La vente d'un enfant par son père le met dans la catégorie des esclaves ; pour éviter ce malheur, l'adoptant revend l'enfant à un tiers, ordinairement au père même qui vient de le lui vendre, et, dépossédé par ce moyen, il le revendique comme son fils. Le père naturel acceptant cette fiction, le Préteur déclare le revendiqué vraiment fils de l'adoptant.
Ainsi, la première vente du père naturel au père adoptif dissout la puissance paternelle.
La revente ou remancipation du père adoptif au père naturel met l'enfant en état d'être revendiqué.
Enfin la troisième vente, qui n'est que l'exécution de la sentence rendue sur revendication, constitue à l'adopté le droit d'agnation.
Tu vois que toutes ces formalités, bien que roulant sur des fictions, sont utiles, et même indispensables. Mais si les Romains admettent des actes fictifs dans tout ce qui, peut être utile aux citoyens, ils reviennent à la réalité quand il s'agit de conserver des droits avantageux : ainsi, dans le cas présent, quoique les liens de parenté naturelle soient considérés comme rompus par l'Adoption, néanmoins le vrai père conserve tous ses droits à la succession de son fils, de même que son fils à la sienne, sauf une ou deux exceptions.
On ne suppose jamais que les droits du sang ou de la parenté puissent être détruits par aucune loi civile.

UNE ADROGATION.
L'an DCCLVII de la fondation de la ville.

Il y avait dix-huit ans que l'Empereur avait adopté les fils d'Agrippa, lorsqu'il perdit Lucius ; et un an et demi après, Caïus. Le coup fut d'autant plus cruel que, plusieurs, années auparavant, la mort lui avait déjà ravi ses deux ministres, Agrippa et Mécène, le premier l'an sept cent quarante-deux, le second l'an sept cent quarante-six. Toute sa tendresse, toute sa confiance, tous ses rêvés d'avenir avaient été concentrés sur Lucius et Caïus, qui, par leur orgueil, leur dureté, et leurs mauvaises moeurs, se montrèrent peu dignes du haut rang auquel il les destinait. Encore en bas âge, de neuf à onze ans, il les avait comblés d'honneurs, tels que le sacerdoce, le droit d'entrer au Sénat, de prendre rang, dans les Jeux publics, parmi les Sénateurs, et même plusieurs des attributions consulaires. Avant dix-sept ans, il les envoyait en tournée dans les provinces, afin de les faire connaître comme ses futurs successeurs. Les provinces s'empressaient de les accueillir, et poussaient la soumission et la flatterie jusqu'à élever des statues à ces jeunes gens encore imberbes, incapables encore de rendre un service public. Par exemple, la ville de Nicomédie en éleva une à Caïus l'année où il prit la toge virile. Je le tiens d'un publicain Asiatique pour les péages du pays. Enfin Auguste avait une telle affection pour ses petits-fils, que peu de temps après leur adoption, le feu ayant détruit la basilique Julia, il entreprit de la reconstruire au nom de Lucius et Caïus, en donnant leurs noms au monument, dont il effaçait ainsi le nom du grand et glorieux Jules, à la mémoire duquel il devait sa prodigieuse fortune.
Après la mort de ces enfants, dont l'adoption devint une de ses erreurs, il se trouvait donc encore une fois sans héritier ; son édifice politique, élevé au prix de tant de sang versé, redevenait incertain alors que lui-même venait d'atteindre un âge qui déjà dépassait de quatre ans la soixantaine. Il ne voyait dans sa maison personne qui lui inspirât de la confiance ou même de l'affection ; aussi demeura-t-il deux années dans une espèce de veuvage filial.
Cependant, soit raison d'État, soit pour céder aux instances secrètes de Livie, soit plutôt par l'un et l'autre motif, il se décida à demander encore des fils à l'adoption, et jeta ses vues tout à la fois sur Agrippa, fils posthume d'Agrippa, et sur Claude Tibère, fils de Livie, l'un tout jeune homme encore, l'autre homme de quarante-cinq ans. Ils n'avaient plus de père ni l'un ni l'autre : maîtres d'eux-mêmes, ils durent donc être adrogés. La loi constitutive de cet acte fut, suivant l'usage, affichée pendant trois Nundines ou jours de marché. Hier, V des calendes de Juin, ce délai expira, et dès le matin on vit descendre au Forum l'Empereur entre Agrippa et Tibère. Les consuls Aelius Catus et Sentius Saturninuss les accompagnaient tous les trois. Le collège des Pontifes, et les trente licteurs représentants des trente curies, se trouvaient déjà réunis dans le Comitium.
L'un des Pontifes, président des Comices, reçut la déclaration de l'Empereur, qu'il voulait adopter Agrippa, fils posthume d'Agrippa, et Claude Tibère, fils de Livie, et les prendre tous deux pour ses fils. Le collège et les comices entrèrent en consultation : il fit les informations d'usage sur l'âge de l'adoptant (qui doit avoir soixante ans) ; sur son état sanitaire (s'il n'a pas soixante ans, il faut que sa santé ne lui permette plus d'avoir d'enfants par lui-même), l'adoption ayant été instituée pour que l'on puisse se procurer par le bienfait de la loi ce que l'on ne peut plus obtenir de la nature ; si, lorsqu'il était en âge d'avoir des enfants, il s'était mis dans le cas d'en avoir, et s'il en avait encore. Dans ce dernier cas, la permission d'adopter s'accorde très difficilement, de peur que les enfants nés en légitime mariage ne voient diminuer leurs espérances, ou que l'adopté ne recueille pas des avantages convenables.
Les Pontifes durent aussi examiner si le but secret de l'adoptant n'était pas de s'emparer par surprise des biens de ceux qu'il se proposait d'adopter. L'Empereur ayant juré, dans les termes voulus, qu'aucun motif blâmable n'entrait dans sa détermination, ils s'assurèrent si les futurs adoptés étaient pubères, c'est-à-dire avaient au moins dix-huit ans ; si l'adoptant les précédait de la pleine puberté, l'Adrogation ainsi que l'Adoption n'étant permise qu'à l'égard de ceux qui peuvent être respectivement père et fils suivant l'ordre de nature ; enfin si ce changement d'état ne porterait pas atteinte à la dignité de la famille Julia et ne laisserait point périr les sacrifices des races Marcia et Claudia.
C'est surtout pour cette dernière information qu'aucune Adrogation ne se peut faire sans les Pontifes. La même crainte n'existe pas pour l'Adoption, parce que le père qui cède ses enfants demeure pour veiller aux devoirs de la famille.
Tous ces points examinés, et aucun empêchement n'ayant été reconnu, le Pontife dit à l'Empereur : « César-Octave-Auguste, voulez-vous que Claude Tibère et Posthume Agrippa deviennent vos fils légitimes ? et vous, Claude Tibère et Posthume Agrippa, consentez-vous à ce que César-Octave-Auguste vous tienne pour ses fils, ait sur vous droit de vie et de mort comme un père sur ses enfants ? - Nous le voulons, » répondirent-ils.
Le Pontife, se tournant alors vers les trente licteurs représentant les trente curies : « Voulez-vous, ordonnez-vous, Quirites, dit-il, que Claude Tibère et Posthume Agrippa soient déclarés fils de César-Octave-Auguste, avec autant de droits et aussi légitimement que s'ils étaient nés du père et de la mère de cette famille ; qu'il ait sur eux pouvoir de vie et de mort, comme un père doit avoir sur ses fils ? Ce que je viens de vous proposer, Quirites, je vous demande de le sanctionner. »
Le consentement de cette singulière assemblée du peuple ne fut pas et ne pouvait être douteux un instant. Auguste ayant ajouté : « Je ne fais ces adoptions que dans l'intérêt de la République ! » des cris, des transports d'allégresse éclatèrent de toutes parts à la fois, et quand l'Empereur se retira avec ses nouveaux fils, la foule monta avec eux au Palatin.
L'Adoption ainsi que l'Adrogation produisent ce qu'en termes de jurisprudence on appelle la petite diminution de tête. Parce qu'il en résulte pour les familles de l'adopté et de l'adrogé la diminution d'un membre.
La loi sur les Adoptions est une des plus remarquables de ce peuple ; qui en a beaucoup de belles. Les deux bases de la société romaine, la famille et la propriété, étant périssables, la famille par la marche de la Nature, qui, après une certaine durée, laisse s'éteindre les races ; les biens par leur division, soit en vertu, soit à défaut de testaments, le législateur a voulu atténuer ces défaillances en remédiant à la stérilité ou aux malheurs des mariages. C'est une grande et sage loi politique ; appliquée dans l'Adoption ou dans l'Adrogation, elle a toutes sortes d'avantages publics et privés, et pas un inconvénient : par elle, les familles se rajeunissent et se perpétuent ; et de plus, ceux que l'orge attarde dans la vie peuvent, avec cette loi, se préserver de l'isolement et de l'abandon, suite trop ordinaire d'une vieillesse prolongée.

ACHÈVEMENT. Tu viens de voir combien de sages exigences entourent le droit d'Adrogation ; cependant, quelque temps après, l'Empereur ordonna à Tibère. d'adopter son propre neveu, Germanicus, jeune homme de vingt-deux ans, tandis que lui, Tibère, n'était âgé que de quarante-un, et avait un fils, Drusus le jeune. Auguste se repentait d'avoir adopté Posthume Agrippa, d'un caractère bas et farouche, et il venait de casser cette adoption. Alors, ne voulant pas diminuer le nombre de ses héritiers présomptifs, il concilia son désir et les ménagements qu'il devait à Tibère en lui faisant adopter Germanicus. La loi fut violée, diras-tu : oui, mais régulièrement, le Sénat ayant dispensé Auguste de toutes les lois.

LETTRE LXV.

LE JOUR NATAL.

L'Empereur Auguste vieillit beaucoup, mais son amour pour les embellissements de Rome, pour les plaisirs et l'agrément du peuple romain ne se ralentit pas. Il vient encore, tout dernièrement, d'en donner une preuve, en lui offrant un nouveau et vaste Portique pour la promenade. Tu te rappelles ce que je t'ai dit il y a longtemps des beaux portiques publics où les Romains, et surtout les Romaines, aiment tant à se promener ; tu sais que tous sont hors des murs ; dans la région Flaminienne et joignant le Champ de Mars. Le nouveau Portique se trouve dans la IIIe région, dite Isis et Sérapis, au centre de la ville, où il n'existait pas encore de monument de ce genre. Il y a vingt-six ans, environ, Védius Pollion, celui qui jetait des hommes vivants à dévorer à ses murènes, mourut et légua à l'Empereur la fameuse villa de Pausylipe, une immense maison de ville, enfin une grande part de ses biens, en ordonnant d'élever quelque splendide monument pour le peuple. Auguste accepta le legs ; mais en visitant la maison, située au bas du mont Esquilin, vers le midi, et tout près du brillant quartier des Carènes, avec lequel elle communique par une large voie débouchant sur une petite place devant son entrée principale, il la trouva d'une rare magnificence, et beaucoup plus grande que la sienne au Palatin, celle dont le peuple lui fit don il y a seize ou dix-sept ans.
Soit qu'il lui parût scandaleux qu'un fils d'affranchi, bien que devenu chevalier, ait pu donner le spectacle d'une telle somptuosité ; soit que lui-même eût honte du legs ou plutôt de son origine, et qu'il voulût en effacer le souvenir, il prit prétexte de la demande de Pollion pour raser la maison, puis, quelque temps après, commença de bâtir sur son emplacement le Portique dont je vais essayer de te donner une idée. Alors Lucius et Caïus étaient ses fils adoptifs depuis deux à trois ans ; il voulait les populariser, et leur attribua l'honneur de cette entreprise, dont lui-même faisait la dépense. De Pollion, il ne parut pas avoir le moindre souvenir, et ce fut justice : quel orgueil à ce descendant d'affranchi d'avoir prétendu mettre son nom sur un monument public ! quelle folie de s'être imaginé que l'Empereur, si jaloux de ce qui touche à l'honneur du droit de cité romaine, ferait fléchir pour lui, Védius, sa noble rigidité ! Cependant les travaux n'étaient pas à moitié de leur cours, que les héritiers présomptifs de l'Empire moururent. Dix ans après le monument s'achève, et il faut le nommer. Tibère et Posthume Agrippa occupaient depuis huit ans la place de Lucius et Caïus dans la maison impériale, et l'on pensait que le vieil Empereur leur décernerait l'honneur qu'il avait destiné à leurs prédécesseurs ; mais il ne les aime ni l'un ni l'autre, et donna son monument le nom de Livie, sa femme, la princesse des Romaines.
Le Portique de Livie ne le cède en magnificence à aucun de ceux dont resplendit la région Flaminienne. Son ensemble présente un parallélogramme long de quatre cents pieds passés, et large de trois cents, environ, entouré d'une double galerie en colonnade. La galerie extérieure est close d'un mur où sont ménagés des espèces de petits exèdres ou réduits tantôt circulaires, tantôt quadrangulaires, refuges et lieux de repos pour les promeneurs fatigués. C'est une imitation du Portique de Pompée, si beau et si bien entendu. La paroi des murs est ornée de tableaux antiques. Il n'y a pas ici de bosquets, comme au Portique de Pompée : néanmoins le frais ombrage de la verdure ne lui manque pas : l'architecte a eu l'idée assez neuve de couvrir l'aréa entre ses portiques d'une immense treille, sur laquelle courent les jets d'un cep de vigne phénoménal par son développement, ce qui procure de délicieuses promenades sous une ombre épaisse.
J'ai débuté par te parler de ce Portique parce que j'aime à noter tout ce qui peint la conduite du chef de la République avec le peuple ; que d'ailleurs le monument appartient à la physionomie de la Rome Augustale, que je n'oublie jamais à l'occasion ; enfin parce qu'il est, dit-on, un présent de Jour natal à Livie. J'ignore si ce dernier fait est bien vrai ; dans tous les cas il n'a rien d'invraisemblable, l'usage d'un cadeau du mari à sa femme étant général à cette occasion, comme tu le verras tout à l'heure. Ici l'association indirecte du peuple romain au splendide cadeau donnerait à cette gracieuseté maritale une grandeur dune du pouvoir souverain.
L'anniversaire de naissance, appelé le Jour natal, ou, par abréviation, le Natal, est l'une des plus aimables de ces féries instituées pour resserrer de temps en temps, par des communications plus démonstratives et plus affectueuses, des liens d'amitié, d'amour ou de parenté qui font le charme et l'agrément de la vie. On reconnaît évidemment ce caractère dans les Calendes de Janvier, ainsi que dans les Saturnales, autre fête dont je parlerai bientôt ; mais le Jour natal, quoique simple fête privée, atteint peut-être encore plus efficacement ce but ; les deux premières fêtes ne sont qu'annuelles, tandis que la dernière se renouvelle continuellement, et autant de fois par an dans une famille, que cette famille compte de membres.
Le Jour natal se sanctifie par le culte des divinités domestiques. Dès le matin, la personne dont ce jour ramène l'anniversaire revêt une toge blanche, se pare soigneusement, et vient honorer ses dieux Lares, et principalement son Génie. Elle verse des parfums précieux sur cette divinité, qui préside à son destin ; lui met des couronnes de fleurs sur la tête et autour du cou, lui offre des liba crus, gâteaux de sacrifices, sur lesquels est marquée l'époque de la naissance du festoyant ; lui présente des rayons de miel ; brûle de l'encens sur son autel paré de guirlandes de fleurs ; fait pétiller des libations de vin dans le feu sacré, et accompagne ces offrandes de prières polir obtenir la santé, de longs jours, une vieillesse heureuse, en un mot, ce qui constitue le bonheur.
Toute immolation de victimes est soigneusement évitée, parce que les anciens Romains avaient coutume, lorsqu'à cette époque ils payaient à leur Génie son présent annuel, de ne point se souiller les mains de sang, afin qu'aucun être n'eût à regretter sa vie le jour où ils avaient reçu la leur.
A l'instar de ce qui se pratique aux Calendes de Janvier, les parents, les amis, les clients et les patrons se font de mutuels présents. Ces dons n'ont aucun caractère particulier : c'est de l'argenterie, une coupe, une ombrelle, une chandelle de cire ; ce sont des toges ; le tout suivant la richesse ou la générosité des donneurs, et la condition ou le sexe des personnes auxquelles on offre. A son natal anniversaire, l'Empereur Auguste recevait toujours une coupe de Mécène.
Le Jour natal devient aussi quelquefois une occasion de bonne fortune pour les hommes, et ce jour-là, des femmes, des jeunes filles, qui n'auraient pas osé faire un don à un amant, à un ami, profitent de l'usage pour lui offrir cette légère marque d'amour ou d'amitié.
Toute espèce de petits présents sont admis : un chasseur envoie un lièvre ; un fermier un chevreau ; un pêcheur du poisson ; et les poètes quelque produit de leur muse.
Les deux petits poèmes suivants ont été composés pour une pareille circonstance, le premier par le poète Tibulle, et le second par le poète Properce. L'un est adressé à un ami, l'autre à une amante. Tu y trouveras un tableau assez complet des cérémonies d'un Jour natal célébré par l'amitié ou par l'amour.

Le Jour natal de Cerinthus.

« Proférons des paroles de bon augure, voici le Jour natal de Cerinthus. Hommes ou femmes, vous qui êtes aux pieds des autels, tenez votre langue captive. Qu'un pieux encens fume dans le foyer ; qu'on y brille ces parfums que nous envoie l'opulente Arabie. Que ton Génie lui-même, Cerinthus, vienne, la tête ceinte de fleurs, assister aux honneurs que nous lui rendons. Que le nard le plus pur découle de son front ; que les gâteaux s'empilent sur son autel, et qu'on lui fasse de copieuses libations de vin. Puisse-t-il t'accorder tout ce que tu lui demanderas. Allons, forme des voeux : qu'attends-tu ? il va t'exaucer : demande.
« Je le devine : tu désires que ton épouse te garde de fidèles amours. Déjà les dieux le savaient, j'en suis certain. Tu ne préférerais à ce bonheur ni toutes les richesses que de laborieux agriculteurs arrachent à la terre, ni les perles que l'heureux Indien recueille dans les ondes de la mer Rouge. Tes voeux sont exaucés : vois l'amour venir vers toi d'une aile frémissante. Il t'apporte des liens de fleurs, des liens qui dureront toujours, et que tu porteras encore quand la pesante vieillesse ridera ton front et blanchira ta belle chevelure. Qu'alors ton Jour natal te revoie aïeul, et qu'à tes pieds 'se joue une troupe de tendres enfants. »

Écoutons maintenant Properce, dont l'épître est empreinte de délicatesse et de passion.

Le Jour natal de Cynthie.

« Le soleil commençait à rougir l'horizon lorsqu'il m'a semblé voir les Muses debout devant mon lit. Elles m'annoncèrent le Jour natal de mon amie, en faisant retentir un triple applaudissement.
« O jour, sois sans nuages ! vents, retenez vos haleines ! mer, endors sur le rivage ton onde menaçante ! Que 'ce jour ne soit témoin d'aucune douleur. Que Niobé elle-même sèche ses larmes, que le cri plaintif des Alcyons ne trouble plus les airs, et que Progné cesse de pleurer sur la perte d'Itys.
« Et toi, ô ma chérie ! née sous les plus heureux auspices, lève-toi , et viens faire à nos dieux de justes prières. Mais d'abord, qu'une onde pure dissipe ton sommeil ; que tes doigts délicats façonnent ta brillante chevelure. Revêts cette même stole qui te parait quand tu charmas pour la première fois les yeux de Properce. N'oublie pas non plus de mêler des fleurs à tes cheveux. Viens demander aux dieux d'être toujours belle, et de conserver toujours ton empire sur moi.
« Après, tu brûleras l'encens sur l'autel ceint de guirlandes, et les torches sacrées rempliront ta maison d'une clarté propice. Alors nous nous livrerons au plaisir de la table, et, prolongeant la nuit dans un bachique festin, nous respirerons les parfums du safran dans des vases de myrrhe et d'onyx. Infatigables dans nos danses nocturnes, nous fatiguerons la flûte qui les animera. La licence enflammera tes voluptueux propos. Les charmes de cette fête écarteront loin de nous le sommeil importun, et les carrefours voisins retentiront des éclats de notre allégresse. Nous interrogerons les dés, pour décider lequel l'amour a le mieux frappé de ses traits. Quand nous aurons ainsi passé bien des heures, quand Vénus nous invitera aux doux mystères de la nuit, nous terminerons dans notre couche ce solennel anniversaire, et ainsi, ô Cynthie, nous achèverons ton Jour natal. »

Cette dernière pièce m'a été communiquée un peu indiscrètement, car elle fut faite pour une grande dame romaine, une matrone nommée Hostia, ou plutôt Hostilia, que Properce a célébrée souvent dans ses vers sous ce nom de Cynthie, et qui descend de la race du roi Tullus Hostilius. J'ai dit autrefois que les poètes illustraient des courtisanes dans leurs vers ; mais bien souvent ce sont des matrones, auxquelles ils donnent un nom de fantaisie ; ainsi, parmi les poètes érotiques contemporains, Catulle chante une Claudia sous le nom de Lesbie ; Tibulle une Flavia sous celui de Délie ; et dans Ovide, Pérille cache une Métella. Ces petits déguisements prouvent bien des désordres, dont l'origine est toujours dans la vie futile et oisive des femmes patriciennes.
L'usage d'offrir des présents aux anniversaires de naissance a fini par dégénérer en abus, et devenir, sinon ruineux, au moins fort dispendieux pour les maris, et surtout pour les amants. A l'époque de son Jour natal, une femme mande un marchand chez elle, comme pour acheter, et lui fait étaler ses marchandises. Elle prie son bien-aimé, dont elle vante le goût, de les regarder, de lui dire son avis ; elle finit par le conjurer de lui acheter quelque chose ; rappelle que c'est son Jour natal, et, à l'aide de quelques baisers affectueux, a l'art de se faire donner beaucoup plus que l'on ne songeait à lui offrir.
Certaines femmes, et particulièrement les courtisanes, poussent l'adresse encore plus loin : toutes les fois qu'elles n'ont pas de motif pour exiger un cadeau, elles feignent que c'est leur Jour natal en étalant chez elles des liba. Elles pensent que celui qui aime ne suppute pas ses actes de générosité, ou tout au moins qu'il sait les oublier ; d'après ce petit raisonnement, elles font revenir jusqu'à sept ou huit fois par an leur bienheureux jour de naissance, sans cependant se vieillir pour cela, car la grande passion des femmes romaines est de vouloir sans cesse se rajeunir en dissimulant leur âge ; aussi ces quêteuses de présents multiplient les anniversaires sans même compter les années véritables ; et il semblerait que chaque Jour natal, loin d'accuser pour elles un pas de plus dans la vie, ne sert qu'à les rajeunir. Un amant, las des anniversaires peu annuels inventés pour stimuler incessamment sa libéralité, finit par envoyer un jour en cadeau à son amie l'épigramme suivante :

J'ai voulu, par complaisance,
M'imposer le joug pesant
De t'envoyer un présent
Chaque jour de ta naissance.
Mais enfin pour m'escroquer
Le don de cette journée,
Lucrèce, c'est se moquer ;
Tu nais six fois par année !
Bien qu'à tes naissants appas
On ne te crût pas nubile,
Qui ne t'estimerait pas
Plus vieille qu'une sibylle?
Entre nous; si désormais
Sur ce haut pied tu te mets
De naître six fois l'année,
Sais-tu ce que je ferai ?
Lucrèce, je compterai
Que tu n'es pas encor née .

On célèbre aussi le Natal des enfants, si jeunes soient-ils ; mais la fête est toute domestique, et les misérables esclaves doivent prendre sur leur pécule, si durement amassé, de quoi faire au rejeton du maître un cadeau qui profite à là mère seule. Les pauvres donnent aux riches, et cela revient souvent ; ainsi, à chaque progrès que l'enfant fait dans la vie, et qu'une divinité nouvelle le prend sous sa protection, ainsi que je l'ai déjà dit, il faut que les esclaves se réjouissent de cette initiation en apportant au marmot un présent dont la mère le débarrasse toujours.
Le Romain qui célèbre son Jour natal termine la journée par un festin auquel il invite tous ses parents et amis, et qui se prolonge dans la nuit. La maison prend aussi un air de fête : on l'illumine le soir, on pare les fenêtres avec des files de lampes ornées de violettes.
On avait vu de tout temps des citoyens célébrer chez eux le Jour natal de leurs amis de prédilection, avec le même appareil que le leur propre ; mais jusqu'à l'époque du Triumvirat, jamais on n'avait fait de cet anniversaire d'un citoyen un sujet de fête publique, lorsque l'an 712, deux ans après la mort de Jules César, les Triumvirs, par un excès de flatterie pour la mémoire du Dictateur, ordonnèrent que son Jour natal serait célébré par tout le monde, le III des nones de juillet ; que l'on manifesterait de la joie, et que chacun se couronnerait de laurier. Ils dévouèrent à la colère de Jupiter et de César lui-même, devenu dieu, ceux qui résisteraient à cet ordre, et, par surcroît de précaution, ajoutèrent une amende d'un million de sesterces si les récalcitrants étaient sénateurs ou fils de sénateurs.
Ce qu'il y a d'assez singulier dans cet anniversaire si puissamment recommandé, c'est qu'il est faux : César est bien né dans le mois de juillet, mais le IV des ides ; or ce jour faisant partie des Jeux Apollinaires, pendant lesquels un oracle sibyllin défend de s'occuper d'aucun autre dieu, les Triumvirs anticipèrent de sept jours l'anniversaire natal Césarien, en le plaçant la veille des Jeux. Mais par une autre coïncidence bizarre, ce Jour natal substitué se trouve être le jour mortel de Romulus, celui où, lui aussi, passa d'une mort violente à l'apothéose.
Le Sénat, suprême instituteur des fêtes publiques, pensa que l'ancien Triumvir, qui fut l'un des promoteurs de l'anniversaire natal de son père adoptif, ne serait pas fâché, au milieu de sa toute puissance, de se voir honoré, lui vivant, d'une distinction semblable. Un sénatus-consulte alla, ou parut aller au-devant de ses voeux : il déclara sa nativité férie avec Supplications, Jeux du Cirque, et voilà déjà sept ou huit ans que le IX des calendes d'octobre le peuple romain ne manque jamais de la célébrer. Les chevaliers romains, par amour pour leur Empereur, et de leur propre mouvement, le célèbrent pendant deux jours.

ACHÈVEMENT. Depuis la mort d'Auguste, l'habitude est demeurée de célébrer l'anniversaire de la naissance de l'Empereurs. On continue en même temps de fêter celui du divin Auguste, et la servilité va jusqu'à fêter celui du favori de Tibère, de Séjan, qui, à la vérité, est presque aussi puissant que le chef de l'Empire.
Pendant que le peuple dégrade ainsi son caractère par une adulation outrée, quelques nobles âmes se chargent, au milieu de cette abjection générale, de soutenir la dignité du citoyen romain : ils fêtent, en particulier, l'anniversaire posthume de quelques personnages qui n'ont d'autres faveurs à donner à leurs fidèles, que l'exemple de leurs talents et de leurs vertus. C'est ainsi que dans plusieurs maisons on célèbre, aux ides d'octobre, la naissance de Virgile, et dans d'autres, celle de Brutus et de Cassius. Honneur à ces fiers courtisans du génie et de la gloire ! Leurs fêtes sont plus honorables, plus illustres que celles de tels riches où sont invités le Sénat et un grand nombre de chevaliers, et où l'on distribue à la porte une abondante sportule à la troupe famélique des petits clients.
Je manifestais ces`sentiments devant Xénarque, le philosophe qui fit un si beau discours sur l'allaitement des enfants par les mères : « Louez, me dit-il, les dévots au Natal de Virgile, ils honorent dans le génie l'art qui élève les âmes et les ravit par la divine poésie ; mais n'associez aux mêmes éloges ni Brutus, ni Cassius, car jamais le meurtre ne sera héroïque. Celui de César, en particulier, fut une action aussi lâche que contraire à toute saine morale. Qu'un certain nombre de Romains pense autrement, je ne m'en étonne pas : la passion politique exaltée est souvent si démoralisante, qu'elle dégrade ceux qu'elle égare jusqu'à leur faire glorifier les actes les plus monstrueux. Si ces brutiens et ces cassiens aimaient véritablement leur patrie, ils honoreraient de préférence les Fabius, les Cincinnatus, les Décius, les Scipions, les Mummius, les Paul-Émile, les Gracques même, et tant d'autres qui l'ont rendue grande et glorieuse. - Mais, repris-je, on se plaint du nouveau régime jusque dans la famille impériale : ainsi, Drusus, le fils de Livie, veut, dit-on, avec son frère aîné Tibère, contraindre Auguste à rendre la liberté aux Romains. - Voyez comme on doit compter sur ce complot, repartit Xénarque ; je sais de source sûre que Tibère a porté à l'Empereur une lettre de Drusus qui en traçait le plan. Au surplus, retenez bien ceci, Camulogène : si l'ancienne République pouvait revivre avec son anarchie du dernier siècle, les hommes qui se dégradent aujourd'hui dans la servilité, deviendraient les plus féroces démagogues. »