Deschanel, Émile
(1819-1904)
Études sur
Aristophane
Paris : L. Hachette, 1867
VUE GÉNÉRALE.
Chez les
Athéniens, comme le dit Fénelon avec une brièveté élégante, a tout
dépendait du peuple et le peuple dépendait de la parole. »
Or, les deux principales formes de la parole publique à Athènes, étaient la
tribune et le théâtre.
Le théâtre
était une institution nationale et religieuse. La comédie, en effet, et le
drame de Satyres, et la tragédie elle-même étaient nées des fêtes de
Dionysos, autrement dit Bacchus. Dans ces fêtes, le peuple tout entier
assistait aux représentations. L'entrée en fut d'abord gratuite ; et, même
après qu'elle eut cessé de l'être, l'État remettait aux citoyens pauvres
l'argent nécessaire pour payer leur place, de peur que la nécessité de
travailler pour vivre ne les empêchât de venir au théâtre. C'était quelque
chose d'analogue à ce que nous appelons aujourd'hui l'éducation gratuite. Il y
avait des fonds spécialement destinés à ce grand service public : on nommait
cela le théôricon, c'est-à-dire, l'argent destiné au théâtre et aux fêtes
(1). Il faut nous figurer que cet argent faisait partie, comme nous dirions à
présent, du budget des cultes et de l'instruction publique : nous devons mêler
tout cela ensemble dans l'idée du théâtre grec.
Il n'était
permis, sous aucun prétexte, de changer la destination de ces fonds. Même dans
les plus grands besoins de l'État, par exemple s'il s'agissait de quelque
guerre à soutenir, on ne pouvait point y toucher : une loi prononçait la peine
de mort contre l'orateur qui eût osé faire une proposition si hardie. Loi
excessive en apparence, mais d'une grande profondeur morale si l'on y songe,
puisqu'elle interdisait, sous peine de la vie, de sacrifier quelque chose du
budget des arts, qui est celui de la civilisation, au budget des armes, qui est
souvent celui de la force brutale et de la barbarie.
Le théâtre
était donc une des institutions organiques de la démocratie athénienne.
C'était une sorte d'éducation populaire, d'autant plus pénétrante qu'elle ne
s'annonçait pas et qu'elle s'insinuait par le plaisir. A la vérité, les
représentations n'avaient pas lieu tous les jours comme chez nous, mais
seulement deux ou trois fois par an, aux diverses Dionysies, et pour cela l'on
pourrait croire que cette influence était moindre. Elle était pour le moins
égale, parce qu'elle s'exerçait dans un monde plus étroit.
Songez que la
surface de l'Attique tout entière n'était pas la moitié de celle de nos plus
petits départements français ; que la population d'Athènes, vers l'époque
d'Aristophane, ne se composait que de quinze à vingt mille citoyens libres, et
d'environ dix mille étrangers domiciliés (2). Les revenus de l'Attique, dans
le même temps, s'élevaient, selon quelques historiens, à cent mille talents ;
selon quelques autres, à deux cent mille : prenons une recette moyenne de
quinze cent mille talents, et, comme l'argent valait alors six ou huit fois plus
qu'aujourd'hui, cela fait un revenu annuel de quarante-cinq à soixante millions
de notre monnaie, soit à peu près le revenu de la ville de Paris en 1851.
Vous voyez
combien cela était petit. Mais, précisément, une force concentrée dans une
sphère plus étroite a plus de puissance que si elle s'épand dans une plus
vaste étendue. C'est pourquoi les représentations du théâtre athénien,
quoique intermittentes, avaient sans doute plus d'influence que celles de nos
théâtres quotidiens.
Le théâtre
d'Athènes, au témoignage de Platon, pouvait contenir trente mille spectateurs,
qui ne manquaient pas de s'y rendre ; tandis que l'Assemblée ordinaire du
peuple, qui à la vérité avait lieu deux ou trois fois par mois, s'élevait
rarement, selon Thucydide, à cinq mille citoyens présents.
Il y avait
cependant aussi une indemnité allouée aux citoyens qui prenaient la peine d'y
assister : usage essentiellement démocratique : toute fonction publique doit
être rétribuée, afin que la pauvreté n'en écarte pas les gens de mérite,
et que la richesse n'y implante pas les gens médiocres, à l'exclusion des
autres ; mais, si le principe est bon et louable, l'usage offrait bien des
inconvénients.
Quoi qu'il en
soit, Athènes par son théâtre, autant que par sa tribune, était
l'institutrice de l'Hellade, comme par ses marchés et ses ports, elle en était
la cité nourricière. Il n'existait pas dans le monde un plus grand marché de
céréales que le Pirée, ni une lumière intellectuelle plus éclatante que
celle de la tribune et du théâtre Attiques (3).
Pour ne parler
que de la comédie, celle qu'on appelle la comédie ancienne jouissait d'un
privilège singulier : au milieu de la pièce, à travers l'action, le poète
prenait la parole, par la banche du coryphée ou du principal personnage, et
discourait des affaires du moment avec une liberté complète, comme il eût
fait à la tribune de l'Agora, et même avec cette différence que lui, sur le
théâtre, avait seul la parole et qu'on ne pouvait lui répliquer. C'était
comme nos prédicateurs (4).
Aussi ne
pouvait-on avant un certain âge se déclarer poète comique et jouir de ce
privilège. Chose singulière et digne de remarque : à trente ans, le citoyen
pouvait entrer au Sénat ; à vingt ans, il pouvait faire partie de l'Assemblée
du peuple, non seulement pour y voter, mais même pour y prendre la parole ; et
avec cela, s'il en faut croire un des scholiastes d'Aristophane, on ne pouvait
avant trente, ans, et peut-être même avant quarante (il est incertain sur le
chiffre), se déclarer poète comique. Ainsi la fonction de poète comique
était considérée comme plus délicate, que celle même de membre de
l'Assemblée.
Et c'est pour
cela qu'Aristophane, selon ce scholiaste, aurait donné ses premières pièces
sous les noms de Philonidès et de Callistraste, poètes à ce qu'il paraît, et
non pas acteurs ainsi qu'on l'a prétendu. - « Comme j'étais encore fille,
dit-il plaisamment (dans un de ces passages où il prenait la parole (5) au
milieu de la comédie), et qu'il ne m'était pas permis de devenir mère, je,
confiai à des mains étrangères l'enfant que j'avais mis au monde en secret ;
et vous, Athéniens, vous me fîtes la grâce de le nourrir et de l'élever. »
Quelques-uns, il est vrai, expliquent ces prête-noms seulement par la peur de
ne pas réussir, par la modestie ou par la prudence de l'auteur (6).
Quoi qu'il en
soit, cette loi ou du moins cette coutume, des trente ans, sinon des quarante,
met bien en lumière l'importance démocratique de la comédie ancienne à
Athènes.
Une autre loi
défendait aux membres de l'Aréopage d'écrire des comédies, moins sans doute
à cause de la gravité de leur caractère, que parce que c'eut été réunir
sur la même tête deux fonctions incompatibles, celle de juge, et, celle, en
quelque sorte, d'accusateur public.
La comédie
ancienne était donc politique et militante. Celle qui vint ensuite, et qu'on
appelle comédie moyenne, fut plutôt philosophique ou allégorique. Enfin, la
comédie nouvelle, dont nous n'avons pas à nous occuper, représente les moeurs
générales de l'humanité, et, n'ayant plus rien de local, put être facilement
imitée par les Latins et les Modernes.
La comédie
ancienne était essentiellement locale et mêlée à la vie publique d'Athènes,
essentiellement démocratique, même lorsqu'elle combattait la démocratie : à
Athènes, l'esprit faisait tout passer, même la caricature du peuple ;
Aristophane en est un exemple éclatant, notamment par sa comédie des Chevaliers,
que nous analyserons tout à l'heure.
Chez les anciens
Athéniens, la vie privée était close aux regards, et n'aurait d'ailleurs
fourni au poète comique, par la constitution même de la société, qu'une
matière assez restreinte. C'était donc une nécessité pour la comédie
ancienne de représenter la vie publique. Elle suit en effet tous les mouvements
de la politique et des affaires, toutes les fluctuations de l'aristocratie et de
la démocratie. Il ne lui manque que d'être quotidienne pour devenir dès cette
époque quelque chose d'analogue au journalisme moderne, un pouvoir réel en
dehors des pouvoirs officiels, une sorte d'institution libre qui complète
toutes les autres et qui les contrôle, qui au besoin les modifie ou les
renverse, les défait et les refait.
Comme le remarque
un spirituel critique, « lorsque Périclès voulut substituer son influence à
l'autorité des lois, il se crut obligé de supprimer la comédie (peut-être le
désir de se venger des plaisanteries des poètes comiques ne fut pas non plus
étranger à ce coup d'État ; nous savons qu'il, avait été attaqué par
Gratinos, Eupolis, Hermippos et Aristophane lui-même, qui l'appelait le Jupiter
Olympien d'Athènes) ; mais le peuple ne renonça pas à la comédie aussi
facilement qu'à ses garanties constitutionnelles : trois ans après, le
dictateur démocrate fut forcé de la rétablir, et elle acquit assez de
puissance pour que Platon définit la république d'Athènes une théâtrocratie
(7). Quand ce philosophe voulut faire comprendre à Denys de Syracuse le
gouvernement d'Athènes, il ne trouva rien de mieux que de lui envoyer les
comédies d'Aristophane. La comédie attique était même, quelquefois, aussi
terrible et aussi formidable que cet usage étrange qu'on nommait l'ostracisme :
c'était seulement un ostracisme moins immédiat et moins absolu. Mais jusqu'à
quel point le plus grand des Grecs, Socrate, en ressentit les funestes effets,
c'est ce que nous aurons à voir quand nous étudierons la pièce des Nuées.
Avec une toute puissante liberté, la comédie ancienne, fait comparaître devant elle
les philosophes, les poètes, les orateurs, les démagogues, les généraux, les
administrateurs des finances. Elle ridiculise l'impudence des ambitieux parvenus
et des coteries au pouvoir. Elle maintient par sa censure l'égalité
républicaine. Elle satisfait même l'envie, cette plaie ou, si l'on veut, cet
aiguillon de la vie publique, à Athènes comme dans toute démocratie. Pas une
question politique, littéraire, sociale, philosophique, religieuse, qu'elle ne
saisisse et ne retienne, comme étant de son ressort. Elle éprouve par la
plaisanterie, les actes et les projets des gouvernants ; elle les discute
quelquefois sérieusement, comme dans l'Assemblée, avec une éloquence simple
et forte, familière et élevée, elle adresse au peuple des interpellations et
des conseils. Elle a le droit de parler de tout et de tous.
Les plus hautes
renommées ne sont pas à l'abri de ses atteintes : Euripide est tourné en
ridicule, Socrate est travesti et calomnié ; les dieux, Dionysos lui-même, en
l'honneur de qui on célèbre ces solennités du théâtre, n'obtiennent pas
plus de respect. Pourvu qu'on fasse rire le peuple Athénien, même de lui et en
le nommant par son, nom, Dèmos, on est applaudi, couronné. Telle est la
puissance redoutable de l'ancienne comédie attique.
Je ne m'occuperai
point ici des origines mégariennes et doriennes de la comédie, soit avec
Susarion, chez les Icariens, habitants d'un village attique ; soit avec
Épicharme chez les Siciliens : cela seul fournirait un livre. Notons seulement
les premiers auteurs de la comédie athénienne.
Après Myllos et
quelques autres qui n'avaient pas laissé d'ouvrages, les premiers dans l'ordre
chronologique furent Chionidès, Magnès, Ecphantidès ; puis Gratinos, qui
mourut l'an 423 avant notre ère, à un âge très avancé. « Il paraît
n'avoir pas été beaucoup plus jeune qu'Eschyle, dont il occupe à peu près le
rang parmi les poètes comiques. Toutes les données que nous avons sur ses
poèmes dramatiques, dit Otfried Müller, concernent cependant les dernières
années de sa vie ; et tout ce qu'on peut dire de lui, c'est qu'il ne craignit
pas d'attaquer dans ses comédies Périclès au faîte de son autorité et de sa
puissance (8). Gratès s'éleva du rang d'acteur ; dans les pièces de
Gratinos, à la hauteur d'un poète estimé ; carrière commune à plusieurs
Comiques de l'antiquité. Téléclidès aussi et Hermippos sont au nombre des
poètes du temps de Périclès. Eupolis ne commença à donner des comédies
qu'après l'ouverture de la guerre du Péloponnèse, en 429, et sa carrière se
termina à peu près en même temps que cette guerre. Aristophane débuta en 427
sous des noms empruntés, et trois ans plus tard seulement sous son propre nom.
Il composa des comédies jusqu'en 388. Parmi les contemporains de ces grands
comiques, il faut remarquer encore Phrynichos, à partir de 429 ; Platon (non le
philosophe), de 427 à 391, ou plus longtemps encore ; Phérécratès,
également pendant la guerre du Péloponnèse ; Amipsias, rival assez heureux
d'Aristophane ; Leucon, qui combattit souvent le grand comique. Dioclès,
Philyllios, Sannyrion, Strattis, Théopompe, qui fleurissent à la fin de la
guerre du Péloponnèse ou peu après, forment déjà la transition à la
comédie moyenne des Athéniens (9).»
Ce que l'on sait
de la biographie d'Aristophane est peu de chose.
Aristophane, fils
de Philippe, naquit à Athènes vers l'an 452 avant notre ère. En 430, il alla,
en qualité de colon, avec sa famille et avec d'autres citoyens attiques, dans
l'île d'Égine, enlevée à ses anciens habitants, pour y prendre possession
d'un domaine.
On ne connaît
guère les autres circonstances de sa vie, et on ignore la date de sa mort. Le
peu que l'on a recueilli encore s'offrira de soi-même et plus à propos en
parcourant les onze comédies qui nous restent d'une cinquantaine de pièces
qu'il avait composées.
Nous ne pouvons,
certes, nous flatter de connaître exactement ce grand poète, quand nous ne
possédons que le quart ou le cinquième de son oeuvre. Mais il faut bien se
contenter de ce qu'on a.
Au surplus les
pièces qui ont surnagé dans le grand naufrage étant apparemment celles dont
on avait fait le plus de copies, il y a lieu de croire que le jugement public
avait choisi les plus remarquables.
Ces pièces, au
premier coup d'oeil, étonneraient fort un lecteur moderne qui n'y serait pas
préparé. On n'y distingue rien d'abord, que des créations fantastiques, des
personnages grotesques, des figures bizarres, se mouvant dans des lieux
changeants ou imaginaires, tantôt la terre, tantôt les airs, tantôt les
enfers, parlant, chantant, dansant, aboyant, grognant, coassant, on est
étourdi, ébaubi, abasourdi. On se croirait à un de ces sabbats où Faust est
entraîné par Méphistophélès : ici comme là, « cela se pousse et se
choque, cela s'échappe et cliquette, cela siffle et grouille, cela saute et
jacasse, cela reluit, étincelle et pue et flambe ! »
C'est tantôt un
choeur de grenouilles, tantôt un de nuées, ou de guêpes, ou d'oiseaux ; c'est
le juste et l'injuste dans une cage et armés d'éperons comme des coqs de
combat ; ou c'est un personnage qui monte au ciel sur un escarbot de la plus
sale espèce. Parmi tout cela, des cris d'animaux, des bruits sans nom, des
onomatopées étranges : - Coï, coï ! coï, coï ! - Mymy, mymy, mymy l mymy,
mymy, mymy ! - Houah, houah, houah ! -. Iattataïax, iattataye ! - Bombai,
bombalohombax ! - Brékékoax, koax, koax,. koax, brékékoax ! - Epopo, popopo,
popopo, popi ! - Toro, toro, toro, torolililix ! - Kiccabau, kiccabau ! - toute
une fourmilière de drôleries, de coq-à-l'âne, de calembours, d'équivoques
licencieuses et d'obscénités, qui, avec ce vacarme baroque, donnent à ces
comédies une physionomie. fantastique rappelant confusément à notre esprit
l'arche de Noé, les Bacchanales, la fête de l'Âne et celle des Fous, le
Carnaval, Callot, Goya, Grandgousier et Gargantua , Pourceaugnac et ses
matassins, le Mamamouchi et ses chandelles, Robert-Macaire, les Saltimbanques ,
le Chapeau de paille d'Italie et la Mariée du mardi-gras. Puis, çà et là, du
milieu de ce fleuve d'imagination burlesque, amphigourique et ordurière, on est
étonné de voir s'élever des îlots verdoyants de poésie gracieuse et pure,
pleine de suavité et de fraîcheur.
Une bonne part de
toute cette folie et de toute cette licence, appartient moins à Aristophane en
particulier, qu'à la comédie ancienne en général. Cette comédie faisant
partie du culte de Bacchus, l'ivresse y règne.
Premièrement,
l'ivresse physique : on distribuait du vin au choeur à son entrée ; on faisait
ce repas qui s'appelait cômos, d'où vint le nom de comédie, chant du cômos,
et non pas de cômè village, comme on l'a prétendu.
Les
phallophories, c'est-à-dire les processions où l'on portait le phallos,
faisaient aussi partie de ces fêtes. La religion, qui consacrait les plus beaux
principes de la morale et de la politique sortis de la bouche des Solon et des
Lycurgue, consacrait également ces étranges cérémonies : étranges pour
nous, non pour les Grecs, puisque cette religion, au fond, n'était que le culte
de la nature, en sa complexité indéfinissable d'esprit et de matière, de
pensée et d'animalité.
Un passage du Grand
Étymologique dit formellement : « On regarde les chants phalliques comme
ayant été les premières trygédies, c'est-à-dire les premières pièces,
soit tragiques, soit comiques, qu'on jouait en se barbouillant de lie dans les
vendanges, trygè.
Ces processions
étaient accompagnées de danses les principales danses phalliques s'appelaient
la Sicinnis et le Cordax, noms trop significatifs, quelque étymologie qu'on
adopte, danses licencieuses, auprès desquelles les danses les plus lascives des
modernes ne sont rien, et dont nous n'avons trouvé quelque idée que dans
celles des Gitanos et des Gitanas de l'Albaycin de Grenade.
La Sicinnis
était la danse des drames de Satyres, le Cordax était celle des comédies. Si
l'on oubliait les phallophories, on ne s'expliquerait pas parfaitement
Aristophane : elles seules vont rendre raison de certaines scènes des Acharnéens,
de plusieurs passages de la pièce intitulée les Femmes aux fêtes de
Cérès, et de Lysistrata presque tout entière.
Outre cette
ivresse physique, une sorte d'ivresse morale régnait dans les fêtes de
Dionysos et dans la comédie ancienne. Le peuple grec, le peuple Athénien
surtout, race fine et naturellement artiste, était sujet à des accès de
diverses sortes d'enthousiasme : l'enthousiasme religieux, l'enthousiasme
belliqueux, celui de la douleur, celui de la gaieté, l'enthousiasme politique,
l'enthousiasme musical, l'enthousiasme orgiaque. Dans tout le culte de Bacchus,
la poésie, le chant, la danse, la mimique, le dessin et les arts plastiques,
sont animés de cette double ivresse.
Le choeur comique
était le porte-voix et l'interprète, désordonné en même temps qu'officiel,
de la joie populaire dans ces fêtes où la sensualité naturelle prenait ses
ébats.
C'est le choeur
des fêtes de Bacchus qui, avant les poètes comiques, inventa maints
déguisements et maintes métamorphoses. Ces fêtes, en un mot, donnaient lieu
à une sorte de carnaval, dans lequel figuraient parfois les animaux, comme
jadis dans le nôtre : rappelez-vous les lions et les ours de notre mardi-gras
classique, et aussi l'Arlequin italien, dont le masque n'est autre qu'un museau.
Ce genre de
fantaisie, d'ailleurs, se retrouve chez tous les peuples. Un des personnages de
Shakespeare est orné d'une tête d'âne, un autre fait le rôle du lion, un
autre celui de la muraille qui sépare Pyrame et Thisbé. Dans les vieilles
farces anglaises, Vice, le héros principal, remplissait le rôle du
hareng-saur. Chez les Romains, peuple sérieux pourtant et bien plus rarement
gai que les Grecs, un certain Asellius Sabinus n'avait-il pas fait dialoguer
ensemble un bec-figue, une huître et une grive ? L'empereur Tibère, sensible
à cette littérature culinaire, lui donna deux cent mille sesterces en
récompense d'une si belle imagination. Ce n'est pas d'hier, vous le voyez,
qu'on s'avisa de mettre en scène les légumes, les poissons, les huîtres, les
oiseaux, et monsieur le Vent et madame la Pluie, qui pourraient bien être issus
des Nuées.
Au moyen âge,
certaines fêtes religieuses et populaires ne seraient pas sans analogie avec
les Fêtes de Bacchus ; surtout celles dans lesquelles on voyait figurer les
saints avec leurs animaux familiers, saint Antoine avec son porc, saint Roch
avec son chien, saint Jean avec son aigle, saint Luc avec son boeuf, etc. - Dans
la comédie grecque, selon M. Magnin, la parodie respecta d'abord la figure de
l'homme et ne se prit qu'aux animaux... La transition de la parodie des animaux
à la parodie de l'homme se fit par les Satyres et les Centaures.
Ainsi,
Aristophane ne fut pas toujours l'inventeur de ces personnifications bizarres et
de ces travestissements ; l'inventeur, ce fut tout le monde.
Chaque poète
ensuite augmenta ce fonds, créé par tous, légué à tous, et l'imagination de
chacun d'eux, se mariant au génie populaire, produisit des effets nouveaux.
Cratinos fit une
comédie des Chèvres et une des Androgynes, ou Hommes-Femmes (était-ce la
même idée que celle de la jolie légende de Platon dans le Banquet ?).
Phérécrate fit représenter les Hommes-Fourmis et un Faux Hercule, apparemment
le même personnage que nous verrons figurer dans les Grenouilles de
notre auteur. Magnés avait donné aussi des Grenouilles, des Oiseaux et des
Moucherons. Parmi les pièces d'Aristophane qui ne nous sont point parvenues, il
y avait les Cigognes.
Mais personne
peut-être avant lui n'avait imaginé de faire paraître sur le théâtre des
êtres aussi incorporels que les Nuées, de les faire danser, chanter et parler
; et jamais sans doute, on ne vit représenter rien de plus fantastique, si ce
n'est ces ballets imaginés au dix-septième siècle par quelques régents de
collège et dansés par leurs, écoliers, où figuraient en menuets les
Prétérits, les Gérondifs et les Supins, avec les Adjectifs Verbaux.
Souvent aussi le
choeur comique parodiait les mouvements et la pompe du choeur tragique par ses
gambades désordonnées et son burlesque appareil.
Outre l'influence
générale du culte de Bacchus, peut-être aussi l'influence particulière des
ïambes d'Archiloque sur le développement du talent d'Aristophane
contribua-t-elle à produire cette sorte de lyrisme dans la satire et jusque
dans la bouffonnerie, cet essor enthousiaste dans la peinture du mal et de la
vulgarité », qui est, selon la remarque d'Otfried Müller, un des caractères
saillants du grand poète comique athénien.
Aristophane ne
fit donc que multiplier ou varier ces inventions drolatiques, qu'il trouva, si
l'on peut s'exprimer ainsi, dans le répertoire courant, c'est-à-dire dans
l'usage : car presque tout, comme vous savez, se passait de vive voix et se
transmettait de mémoire.
En quoi est-ce,
alors, que le grand poète fit éclater son génie propre ? Ce fut en
introduisant, plus habilement encore et plus vivement que ne firent tous ses
rivaux, des idées sérieuses et utiles sous ces personnifications bizarres,
sous ces costumes et ces masques, sous ces groins, ces becs et ces ailes ; ce
fut en se servant merveilleusement de tout cet appareil grotesque pour mettre en
action des moralités, comme celles des fables ésopiques ; mais avec bien plus
de puissance et de portée, ou, chose plus difficile encore, des questions
politiques et sociales.
En effet, si la
comédie d'Aristophane, ivresse ou lyrisme, relève de la fantaisie et de la
poésie par sa forme à la fois très vive et très hardie mais très fine et
très arrêtée, elle appartient presque entièrement par le fond à la
politique ou à la philosophie sociale.
Elle n'est donc
ni frivole ni stérile. Elle assaisonne de gaieté lès idées graves, pour
allécher le peuple et le nourrir à son insu, pendant qu'il croit seulement
s'enivrer du vin des Dionysies. Comme Solon, elle cache un grand dessein sous
son apparente folie : elle veut dicter des lois et gouverner.
Cette comédie ne
nomme pas toujours le personnage qu'elle attaque ; mais elle le désigne d'une
manière si claire qu'il n'y a pas moyen de s'y tromper ; elle prend parfois un
masque qui, lui ressemble, ou même qui ne lui ressemble pas et qui n'est que la
caricature de son visage, afin que la malignité le reconnaisse mieux.
Chacune de ces
pièces est une action, un combat ; et cependant elle parait toujours, grâce à
l'imagination et à l'art du poète, un pur caprice, une boutade, un accès de
la double ivresse dionysiaque.
Aristophane
excelle à mettre l'idée en scène, à la revêtir d'une forme vive, dramatique
et lyrique en même temps. L'imprévu de sa fantaisie, l'agilité de son esprit
dans l'imaginaire, étonnent et ravissent. Il faut aller jusqu'à Shakespeare
pour retrouver dans la littérature un nouvel exemple, aussi admirable, de cette
puissance légère, ailée : la comédie des Oiseaux n'a d'égal que le
Songe d'une Nuit d'été.
Rabelais seul,
avant Shakespeare, pourrait en donner parfois une idée. Mais la langue,
française du seizième siècle, quelle que soit sa richesse soudainement accrue
par la féconde inondation de la Renaissance, ne peut avoir encore ni la
limpidité ni la perfection de la langue attique à l'époque d'Aristophane.
Celui-ci, d'ailleurs, a pour lui, outre la supériorité de la langue grecque
sur toute autre langue humaine, celle de la poésie sur la prose. Et, en même
temps que les vers d'Aristophane ont la couleur de ceux de Mathurin Régnier,
ils ont aussi, lorsqu'il le faut, chose qui semble inconciliable, la sobriété
élégante et fine de la prose de la Rochefoucauld et de Voltaire.
Précisément, ce
sont les jeux exquis de cette langue unique au monde qui faisaient tout passer,
même les choses les plus fortes. Le peuple grec était amoureux de sa langue -
riche, musicale, souple, fantaisiste, il jouait avec elle, comme les Italiens
avec leurs fioritures. De là toutes ces plaisanteries, ces onomatopées, ces
choses intraduisibles. Maniée par des esprits d'élite, cette langue, qui n'eut
jamais d'égale, savait conserver la beauté jusque dans l'ivresse, la grâce
jusque dans les plus énormes folies. C'est ce qui purifie ces folies mêmes.
Ce point de vue
doit dominer toute notre appréciation : Si vous refusez de vous y placer,
n'allez pas plus avant, je vous en prie : il est temps encore de vous arrêter.
Quatre des onze
comédies qui nous restent touchent aux questions politiques ; quatre aux
questions sociales ; trois aux questions littéraires. C'est dans cet ordre que
nous allons les parcourir.
Les quatre
comédies politiques sont :
Les
Acharnéens, représentés 426 ans avant notre ère ; la sixième année de
la guerre du Péloponnèse.
Les Chevaliers,
425 avant notre ère, septième année de là guerre.
La Paix, 421.
Lysistrata,
412.
Aristophane est
l'historien de la guerre du Péloponnèse aussi bien que Thucydide, quoique
différemment. Pour mieux dire, il en est le pamphlétaire. Il est, pour cette
période de l'histoire grecque, ce que Rabelais, par exemple, est pour le règne
de François Ier et pour la Crise de la Réforme, ce que la Satire Ménippée
est pour la Ligue, ce que sont les Tragiques de d'Aubigné pour la cour
d'Henri III, et son Baron de Fieneste pour celles d'Henri IV et de Louis
XIII, les Mazarinades pour l'époque de la Fronde, les Provinciales
pour les assemblées violentes de la Sorbonne en 1656 ; ce qu'est Saint-Simon,
après coup, pour le règne de Louis XIV ; ce que sont Voltaire et Beaumarchais
pour le dix-huitième siècle ; Camille Desmoulins, ou Rivarol, pour les luttes
de la Révolution française ; les Chansons de Béranger et les pamphlets de
Paul-Louis Courier pour la Restauration. Toute crise politique où sociale a ses
pamphlets, pour ou contre. Or la crise fut l'état ordinaire des petites
républiques de la Grèce tant qu'elles vécurent réellement, et jamais elles
ne vécurent d'une vie plus active, plus intense, que dans cette guerre où
éclata l'antagonisme originel des deux principales races dont la nation grecque
se composait, la race ionienne et là race dorienne. Mais Aristophane comprit
que, dans cette crise fiévreuse, Athènes, même victorieuse, usait ses forces
et sa vie. Il fut donc l'adversaire déclaré de cette guerre funeste, et ne
cessa de la blâmer, de l'attaquer.
Voyons comment il
s'y prenait.
Acharnes était
un bourg assez riche, voisin d'Athènes. Depuis six ans, la guerre désolait le
Péloponnèse et l'Attique. Périclès, qui avait engagé la lutte pour le
compte d'Athènes, était mort, il y avait trois ans, victime de la peste (en
429), et le pouvoir flottait en des mains inhabiles : la guerre redoublait de
fureur. Chassés par les invasions des Lacédémoniens, les paysans s'étaient
réfugiés dans les murs d'Athènes.
L'un d'eux,
Dicéopolis (dont le nom signifie à peu près Bonne-Politique), désespéré de
voir que ses compatriotes s'obstinent à rejeter la trêve que les
Lacédémoniens leur proposent, s'avise de négocier lui-même une petite trêve
pour son usage particulier.
On lui présente
des échantillons de différentes trêves, en forme de petits flacons de vin,
tels qu'on les employait à la libation dans les traités de paix : Trêve de
cinq ans ? - Mais elle sent le goudron et les navires ! (C’est-à-dire, encore
la guerre). - Trêve de dix ans ? Cela vaut mieux. - Trêve de trente ans sur
terre et sur mer ? - Vive Dionysos ! celle-ci a un goût d'ambroisie et de
nectar ! Elle ne dit pas : « Pars, prends des vivres pour trois jours.» Elle
dit dans la bouche : « Va où tu voudras ! » Tope ! je la reçois et la bois !
Serviteur aux Acharnéens ! Délivré de la guerre et de ses maux, je m'en vais
aux champs célébrer la fête de Dionysos !
Les Acharnéens,
vieux soldats de Marathon, irrités contre Dicéopolis qui a conclu la paix pour
lui et sa famille sans leur participation, veulent lui faire un mauvais parti :
ils parlent de le lapider. Il les menace de poignarder... leurs paniers à
charbon ! - Les Açharnéens (presque tous charbonniers) sont intimidés,
capitulent.
Dicéopolis,
alors, leur fait un discours sur les maux de la guerre et les avantages de la
paix. Il a eu soin, pour mieux toucher ses auditeurs, d'aller emprunter à
Euripide la défroque et les accessoires d'un de ses héros : des haillons, un
bâton de mendiant, une vieille lanterne et une écuelle ébréchée. - «
Malheureux ! s'écrie Euripide, tu m'enlèves ma tragédie ! »
Dicéopolis,
ainsi équipé, prouve que tous les torts ne sont pas du côté des
Lacédémoniens ; qu'on ferait bien de suivre son exemple ; de conclure la paix,
et de couper court à cette horrible guerre qui, depuis six années déjà,
entrave le commerce, tient toutes les affaires en souffrance et porte partout la
désolation.
Sous
l'accoutrement comique du bonhomme, c'est Aristophane qui parle raison, et sa
parole simple et familière s'élève souvent jusqu'à l'éloquence, sans
disparate et sans effort.
Les Acharnéens
se laissent convaincre et, à leur tour, font entendre au public, une harangue
hardie, d'un style varié, où se mêlent la plaisanterie et la poésie. (Nous
reviendrons plus tard sur ce morceau, lorsque nous parlerons des Parabases ;
celle-ci est une des plus belles.) Ici encore c'est Aristophane lui-même qui
s'adresse aux Athéniens par la voix du coryphée. Mais raisonner longtemps ne
vaudrait rien, au milieu des fêtes de Bacchus. Pour faire éclater l'idée du
ponte à l'esprit et aux yeux de tous, il faut présenter à ce peuple un
tableau qui l'amuse et le séduise : il importe moins de le convaincre que de le
gagner.
La maison de
Dicéopolis, depuis qu'il a fait la paix pour son compte, devient un pays de
Cocagne ; tout y afflue, tout y abonde ; c'est le seul marché, de l'Attique.
Pendant que la guerre affame et désole le reste du pays, lui seul, peut acheter
tout ce que le commerce fournit aux besoins de'la vie et aux plaisirs. Il fait
bombance et chère-lie.
Un Mégarien,
réduit parla famine à vendre ses deux filles qu'il ne peut plus nourrir, les
déguise en petites truies avec des groins, et les apporte, dans un sac, sur le
marché de Dicéopolis. De là une foule de bouffonneries licencieuses, le mot
truie ayant aussi en grec un autre sens. Les deux petites truies grognent du
mieux qu'elles peuvent : Coi, coi ! coi, coi! - « La chair de ces animaux-là,
dit le Mégasien, est délicieuse quand on la met à la broche ! » Vous
entendez d'ici les rires ! il y a là un feu roulant d'équivoques, qui ne dure
pas moins d'une quarantaine de vers, pour la plus grande gloire.
Bacchus et des
phallophories (10).
Ensuite survient
un Béotien, qui apporte à Dicéopolis tous les produits de son pays.
Dicéopolis lui livre en échange une des denrées qu'Athènes produit en
abondance, un sycophante (11) empaqueté. II faut lire ce dialogue :
DICÉOPOLIS.
Veux-tu que je te paye en espèces sonnantes, ou en marchandises de ce pays-ci ?
LE BÉOTIEN. Je
veux bien de ce qu'on trouve à Athènes et qu'on ne trouve pas en Béotie.
DICÉOPOLIS. Des
anchois de Phalère ? de la poterie ?
LE BÉOTIEN. Oh !
des anchois, de la poterie, nous en avons ! je veux un produit qui manque chez
nous et soit ici en abondance.
DICÉOPOLIS. J'ai
ton affaire : prends-moi un sycophante, bien emballé, comme de la poterie !
LE BÉOTIEN. Par
Castor et Pollux ! je gagnerais gros à en emporter un ! je le montrerais comme
un singe plein de malice !
DICÉOPOLIS.
Tiens ! voici justement Nicarque, qui moucharde !
LE BÉOTIEN.
Qu'il est petit !
DICÉOPOLIS. Mais
il est tout venin !
(On empoigne le
sycophante, on le roule, on le ficelle comme un ballot, et le Béotien
l'emporte.)
Imaginez tout
cela en action : quelle fantaisie divertissante ! quel mouvement ! quel entrain
! quelle verve ! Croyez-vous qu'une scène semblable n'aurait pas, encore
aujourd'hui, quelque succès autre part qu'à Athènes ?
Je ne veux pas
dire pour cela qu'il faille imiter cette scène. Il faut étudier, et non imiter
; et, après qu'on a étudié les livres, il faut étudier les hommes et les
femmes et les enfants. Les imitations et les pastiches sont choses mortes et
inanimées ; aussi bien les pastiches de comédies que les pastiches de
tragédies ; aussi bien les pastiches de temples grecs que les pastiches de
cathédrales gothiques ; mais, aujourd'hui que l'invention manque, parce qu'on
ne croit plus chaudement à rien, on ne fait plus guère, en toutes choses, que
des pastiches. Ensuite, le poète, dans une série de scènes à tiroir courtes
et vives, achève ce qu'on appelle en rhétorique la démonstration par les
contraires...
UN LABOUREUR. Oh
là, là ! Pauvre que je suis !
DICÉOPOLIS. Par
Hercule ! qui es-tu ?
LE LABOUREUR. Un
homme bien malheureux !
DICÉOPOLIS.
Tourne-moi les talons !
LE LABOUREUR. Ah
! mon ami, puisque seul tu jouis de la paix, cède-m'en un peu, ne fût-ce que
cinq ans !
DICÉOPOLIS.
Qu'est-ce qu'on t'a fait ?
LE LABOUREUR. Je
suis ruiné ! j'ai perdu ma paire de boeufs !
DICÉOPOLIS. Et
comment ?
LE LABOUREUR. Les
Béotiens me l'ont enlevée à Phylé !
DICÉOPOLIS. Pas
de chance ! ...
LE LABOUREUR.
Hélas ! le fumier de mes boeufs faisait ma richesse !
DICÉOPOLIS,
Qu'est-ce que j'y peux ?
LE LABOUREUR. Je
perds la vue à pleurer mes boeufs ! Ah ! si tu t'intéresses à Dercétès de
Phylé, frotte-moi vite les yeux avec ton baume de paix !
DICÉOPOLIS. Mais
ce n'est pas un baume de paix pour tout le monde !
LE LABOUREUR. Je
t'en supplie ! Peut-être retrouverais-je mes boeufs.
DICÉOPOLIS. Non,
rien ! Va-t'en pleurer plus loin !
LE. LABOUREUR.
Rien qu'une seule goutte de paix ! verse-la-moi, là, dans ce chalumeau !
DICÉOPOLIS. Non
pas une goutte ! va-t'en geindre ailleurs !
LE LABOUREUR, s'en
allant. Ah ! ah ! malheureux que je suis ! ... Mes deux pauvres boeufs de
labour !
Le poète
comique, qui est vrai avant tout, et qui, tout en suivant son idée politique,
ne perd pas de vue la nature humaine, représente avec naïveté dans cette
scène l'endurcissement des parvenus. Dicéopolis, malheureux la veille comme ce
pauvre laboureur, et qui alors eût compati sans doute aux infortunes qu'il
partageait, devient impitoyable, tout naturellement, sitôt qu'il se voit riche.
Il ne connaît plus ces misères ; il y est insensible désormais, si ce n'est
peut-être pour en jouir, par la comparaison de son bonheur, selon la profonde
et triste pensée de Lucrèce, le poste philosophe : Non quia vexari quemquam
est jucunda voluptas, Sed, quibus ipse malis careas, quia cernere suave est.
« Non pas qu'on
prenne plaisir à l'infortune d'autrui, mais parce que la vue des maux dont on
est exempt a sa douceur.»
A peu près de
même l'auteur de Gil Blas nous montre son héros se dépouillant de toute
sensibilité humaine dès qu'il a fait fortune et qu'il est à la cour. « Avant
que je fusse à la cour, dit Gil Blas dans sa naïve confession, j'étais
compatissant et charitable de mon naturel ; mais on n'a plus, là, de faiblesse
humaine, et je devins plus dur qu'un caillou. Je me guéris aussi, par
conséquent, de ma sensibilité pour mes amis ; je me dépouillai de toute
affection pour eux....»
Ainsi fait
Dicéopolis. Il ne songe qu'à se réjouir, et ne veut pas donner un brin de son
bonheur.
Un garçon de
noces vient aussi, de la part d'un nouveau marié, lui demander une goutte de ce
baume admirable, élixir de félicité ! Le nouvel époux voudrait bien, au lieu
de partir pour la guerre, passer chez lui sa nuit de noces ! - « Non ! répond
Dicéopolis, je ne donnerais par une goutte dé paix, fût-ce pour mille
drachmes ! ».
Une matrone vient
faire la même prière, de la part de la mariée. Elle brûle, cette pauvre
petite, mariée, de garder pour elle, au logis, tout ou partie de son époux ! -
Que veux-tu dire ? réplique Dicéopolis. - Alors la matrone lui parle à
l'oreille. Et le peuple de rire ! Et Dicéopolis de même. Il a ri, il est
désarmé : « Allons ! dit-il, je vais lui en donner une goutte ! pour elle
seule ! parce qu'elle est femme et ne doit pas souffrir des maux de la guerre !
»
Et il donne avec
le flacon la manière de s'en servir, qui est encore une polissonnerie.
Un dénouement en
antithèse, on ne peut plus bouffon, achève de rendre sensible à tous l'idée
du poète, les maux de la guerre et les avantages de la paix : le général
Lamachos est obligé d'aller se mettre à la tête de l'armée, pendant que
Dicéopolis va se mettre à table. L'un demande son casque, l'autre crie qu'on
apporte le civet, Il y a là un cliquetis de répliques, vers par vers.
LAMACHOS. Esclave
décroche ma lance, et apporte-la-moi !
DICÉOPOLIS.
Esclave ! esclave ! retire le boudin du feu, et apporte-le-moi !
LAMACHOS. Allons
! que j'ôte ma lance du fourreau ! Tiens, tiens bien, esclave !
DICÉOPOLIS.
Tiens, tiens bien, esclave l que je retire la broche ! ...
Cette antithèse
et ce contraste se développent pendant une cinquantaine de vers avec une verve
étourdissante. Puis, l'un s'en va combattre, et l'autre banqueter. Et le
choeur, qui reste toujours en scène, achève d'indiquer à l'imagination des
spectateurs ce que l'on ne peut mettre tout fait sous leurs yeux ; quoiqu'en ne
se gêne pourtant pas beaucoup, comme vous allez le voir bientôt ; mais le
choeur dit en attendant : bien du plaisir à tous les deux, dans vos
expéditions qui ne se ressemblent guère. ! l'un va boire, couronné de fleurs,
avec une belle fille à ses côtés... ; l'autre va geler et monter la garde
pendant la nuit...
Après ce choeur,
assez court, - mais dans le théâtre grec, soit tragique, soit comique, le
temps marche au gré du poète et de l'imagination des spectateurs, et il n'y a
rien de plus chimérique que les prétendues unités de temps et de lieu
imputées aux Athéniens, - voilà que l'on rapporte Lamachos blessé, estropié
; - Dicéopolis arrive de l'autre côté, chantant à tue-tête, avec deux
courtisanes, une sous chaque bras, et les caresse et se fait caresser par elles
en plein théâtre, tandis que le chœur lui décerne l'outre réservée au
meilleur buveur dans les fêtes de Dionysos (12). Par là le poète semblait
présager le succès qu'obtint en effet sa pièce : Aristophane, par cette
comédie des Acharnéens, remporta le prix sur Eupolis et sur Cratinos.
Cet appareil si
varié et si bizarre de guerre et de cuisine, de tribune et de marché, ces
scènes courtes et vives, l'originalité de la mise en scène et des
accessoires, les costumes et les évolutions du choeur, ses chants joyeux et
gaillards « au dieu Phalès compagnon de Dionysos, ami des festins, coureur
nocturne, patron de l'adultère, séducteur des jeunes garçons » ; à travers
tout cela, un dialogue naturel, rapide, étincelant, une abondance intarissable
de plaisanteries, les unes bonnes, les autres mauvaises toutes concourant à
l'effet voulu ; le mouvement, l'entrain scénique de ce dénouement en action et
en antithèse ; les gaietés énormes de la dernière scène, entre Dicéopolis
et les deux filles, tout cela enchanta le peuple d'Athènes et les juges du
concours, qui n'étaient pas prudes comme on se pique, de l'être aujourd'hui.
Il est vrai que
l'on peut, sans être prude, trouver tout cela un peu bien vif ; mais les moeurs
des Grecs n'étaient pas les nôtres et leurs bienséances étaient moins
étroites. Il faut songer que les rôles de femmes étaient joués par des
hommes. Cela fendait la licence plus aisée, mais cela diminue l'obscénité
réelle.
Le bonheur de la
paix, tel que le poète nous le représente, est un peu matérialiste si vous
voulez ; mais, au théâtre et pour un grand public, il faut des choses qui
frappent les sens. Le théâtre a des procédés qui lui sont propres ; autres
que ceux de la tribune et non moins puissants. Souvent le sens commun parlant le
langage de la bouffonnerie convaincra mieux le peuple que la plus grave
éloquence : l'auteur de l'Esprit des Lois, désignant la nation
française : « Laissez-lui traiter, dit-il, les choses frivoles sérieusement,
et gaiement les choses sérieuses. » Et un peu plus loin : « On n'aurait pas
plus tiré parti d'un Athénien en l'ennuyant, que d'un Lacédémonien en le
divertissant. » Le difficile est de rendre intelligible, d'animer et de
personnifier les idées qu'on veut mettre aux prises devant le peuple, afin
qu'il soit juge du combat et qu'il prononce lui-même par le rire en faveur de
ses intérêts, contre ce qui peut les menacer. Aristophane excelle en ce point.
0n sait comment
il crayonna à l'usage du peuple souverain d'Athènes, qui était bon prince à
ses heures, une jolie caricature de la démocratie. C'est dans la comédie des Chevaliers
qu'il met en scène le bonhomme Peuple lui-même, sot, un peu sourd, irascible,
radoteur et gourmand, et, à côté de lui, Cléon, le principal meneur de
l'Assemblée depuis la mort de Périclès. Il ne nomme pas Cléon, du moins dans
cette pièce, mais il le désigne clairement ; et dans une autre, il dit bien
que c'est lui qu'il a attaqué dans les Chevaliers. Il l'avait maltraité
déjà, incidemment, dans les Acharnéens, et précédemment encore dans
les Babyloniens, pièce qui ne nous est point parvenue. Cléon, pour se
venger, accusa le poète devant le Sénat, premièrement d'avoir livré le
peuple à la risée des étrangers qui assistaient en grand nombre aux
représentations, secondement de n'être pas citoyen d'Athènes et d'en usurper
les droits. Nous avons dit qu'Aristophane : avait des biens à Égine, et il
paraît que sa famille était originaire de Rhodes : de là ces accusations. Sur
le second point, il se justifia en poète comique par le mot de Télémaque au
premier chant de l'Odyssée : « Nul ne sait jamais sûrement quel est son
père. » Sur le premier il répondit par une audace plus grande encore que
celle qui lui avait attiré ces accusations, il fit les Chevaliers. Il
nous apprend lui-même dans sa pièce, revue apparemment et augmentée, qu'aucun
ouvrier n'osa faire un masque représentant le visage de l'homme qu'il voulait
ridiculiser, tant Cléon était redouté ! Et le scoliaste raconte à ce propos,
mais on ne sait s'il faut ajouter foi à cette anecdote, qu'aucun comédien
n'ayant eu la hardiesse de se charger du rôle, Aristophane se barbouilla
légèrement le visage avec de la lie et monta sur le théâtre pour y
représenter lui-même son ennemi.
Le fait est que
les Chevaliers sont le premier ouvrage qu'il donna sous son nom et sans
prendre pour chaperon Philonidès ou Callistrate. Ainsi ce fut là première
fois qu'il parut dans la lice personnellement, pour combattre à visage
découvert, de quelque façon qu'on veuille l'entendre : il faut donc toujours
louer sou courage.
Cette comédie
fut jouée aux fêtes dites Lénéennes, la septième année de la guerre du
Péloponnèse, 425 ans avant notre ère.
Cléon
perpétuait la guerre, afin, disait-on, de se rendre indispensable. C'est donc
toujours la guerre qu'Aristophane attaque, en attaquant Cléon.
Les Acharnéens
sont tout à la jovialité à l'ivresse dionysiaque ; les Chevaliers
respirent la haine politique : Cléon était à l'apogée de sa puissance, et la
fortune, à ce moment, couronnait jusqu'à ses témérités ; il avait pour lui
la chance et la veine ; la faveur populaire enflait ses voiles ; tout lui riait,
tout l'acclamait ; Aristophane, personnellement irrité par les persécutions
judiciaires que lui avaient values les Babyloniens, l'attaque cette fois
plus violemment encore ; il prend le taureau par les cornes, il le secoue, il
l'exaspère, il lui plante au cou vingt banderilles, dont les feux d'artifice
éclatent dans les plaies.
L'exposition de
la pièce est des plus vives. Deux esclaves du bonhomme Peuple (le poète, dans
ces deux personnages, désignait, sans les nommer, deux généraux athéniens,
Démosthène et Nicias ; ces noms, même, ont été introduits par les copistes
dans la liste des personnages ; mais ils ne se trouvent point dans les vers
d'Aristophane, et ne pouvaient pas s'y trouver : ce ne sont pas là des noms
d'esclaves) ; le premier esclave, donc, et le second esclave, car dans la pièce
il n'y a pas autre chose, se plaignent d'avoir été supplantés dans l'esprit
du vieillard par un nouveau venu, souple et hâbleur.
Ils poussent des
gémissements fantastiques : Iattataiax, iattataye l... Mymy, mymy, mymy ! Mymy,
! - mymy, mymy l... .
«Il faut que
'vous sachiez, dit l'un aux spectateurs, c'est-à-dire au peuple lui-même, que
nous avons un maître d'un naturel difficile et colérique, Peuple, le Pnycien,
mangeur de fèves, vieillard morose et un peu sourd... »
La Pnyx était le
nom du lieu des Assemblées, situé près de la citadelle : le poète en fait la
patrie du bonhomme Peuple. Et, s'il l'appelle mangeur de fèves, c'est que les
Athéniens, étant tous juges ou jurés tour à tour, se servaient de fèves
blanches et noires pour donner leurs suffrages : ils recevaient pour cette
fonction un salaire, d'abord d'une, puis de deux, puis de trois oboles. Notez ce
point qui va revenir souvent.
« Le mois
dernier, continue l'esclave à qui on a donné le nom de Démosthène dans la
liste des personnages, il achète un nouvel esclave, un corroyeur paphlagonien (13), intrigant et calomniateur. Ce corropaphlagon, ayant connu l'humeur du
vieillard, se mit à faire le chien couchant auprès de lui, à le caresser de
la queue, à le flatter, à le tromper, à l'enlacer dans ses réseaux de cuir,
en lui disant : « O Peuple, c'est assez d'avoir jugé une affaire, va-t'en au
bain, prends un morceau, bois, mange, reçois tes trois oboles. Veux-tu que je
te serve à souper ? » Puis il s'empare de ce que nous avons apprêté, et
l'offre au maître généreusement. L'autre jour encore, à Pylos, je prépare
un gâteau lacédémonien, ce voleur te me l'escamote, et le présente de sa
main, quand c'était moi qui l'avais pétri ! Il nous écarte, il ne souffre pas
qu'un autre que lui donne des soins au maître. Debout, l'épouvantail en main (14), il éloigne de sa table les orateurs qui bourdonnent. Il lui débile des
oracles, et le vieillard raffole de prophéties. Quand il le voit dans cet état
d'imbécillité, il en profite pour accuser effrontément tous ceux de la
maison, pour nous calomnier, et les coups de fouet pleuvent sur nous.
Ce trait du
gâteau de Pylos devait faire rire les Athéniens, qui étaient au courant des
faits. Ces faits nous sont rapportés par Thucydide, au quatrième livre de son
Histoire de la guerre du Péloponnèse, dans un passage qui est lui-même
une assez jolie scène de comédie et qui éclaire d'un nouveau jour cette
curieuse figure de Cléon. Au reste, n'oublions pas que Thucydide était, comme
Aristophane, partisan de l'aristocratie, devait être, lui aussi, très hostile
à Cléon, homme nouveau, homme populaire. Il ne faut donc pas plus se fier
aveuglément au témoignage de Thucydide sur Cléon que, par exemple à celui de
Froissart, le chroniqueur de la noblesse et du clergé, sur Van Arteveld le
tribun des Flandres. Ceci soit dit sans mettre Froissart, si léger, si enfant,
si indifférent, sur la même ligne que Thucydide, si plein et si mûr.
L'historien
raconte comment Cléon avait empêché la paix de se conclure, comment les
Athéniens continuaient, à Pylos, de tenir les Lacédémoniens assiégés dans
l'île de Sphactérie, et souffraient une grande disette d'eau et de vivres.
Cléon, de peur
qu'on ne s'en prît à lui de ces souffrances, assurait qu'on ne recevait que de
fausses nouvelles. A quoi on répondit en le priant d'aller lui-même voir les
choses par ses yeux ; en compagnie de Théagène. Cléon sentit qu'en y allant
il serait forcé de convenir que les nouvelles étaient vraies. Il conseilla,
voyant qu'on n'était pas encore tout à fait dégoûté de la guerre, de ne
point envoyer aux informations, ce qui ne servirait qu'à perdre du temps ;
ajoutant que, si l’on regardait les nouvelles comme vraies, il fallait
s'embarquer et porter aux assiégeants du renfort. Puis, attaquant indirectement
Nicias, fils de Nicératos, qui était alors général 'et qu'il n'aimait pas,
(ce Nicias, représenté par le second esclave), il dit qu'avec la flotte qui
était appareillée il serait facile aux généraux, s'ils étaient des hommes,
d'aller prendre les ennemis qui étaient dans l'île ; qu'il le ferait bien,
lui, s'il avait le commandement.
Le peuple fit
entendre quelques murmures contre Cléon : « Que ne partait-il à l'instant,
puisque la chose lui paraissait si facile ? » Nicias surtout, attaqué par lui,
dit qu'il n'avait qu'à prendre ce qu'il voudrait de troupes et se charger de
l'affaire. Cléon crut d'abord qu'on ne lui parlait pas sérieusement et
répondit qu'il était prêt. Mais, quand il vit que Nicias voulait tout de bon
lui céder le commandement, il commença à reculer et dit qu'après tout ce
n'était pas lui, mais Nicias, qui était général. Il était un peu interdit ;
il ne croyait pas cependant que Nicias voulût tout de bon lui remettre le
généralat. Celui-ci le pressa de l'accepter, renonça à conduire l'affaire de
Pylos, et prit le peuple à témoin. Plus Cléon'essayait d'éluder la
proposition, plus la multitude (car tel est son caractère, dit Thucydide)
pressait Nicias de lui remettre le commandement, et criait à Cléon de
s'embarquer. Ne pouvant plus retirer ce qu'il avait dit, Cléon accepte enfin,
et promet d'amener vifs, dans une vingtaine de jours, les Lacédémoniens qui
étaient dans Sphactérie, ou de les laisser morts sur la place. On rit de la
forfanterie, et les honnêtes gens se réjouissaient de voir que, de deux biens,
il y en avait un immanquable : ou d'être délivrés de Cléon, et c'est sur
quoi l'on comptait ; ou, s'ils étaient trompés dans cette attente, d'en avoir
fini avec les Lacédémoniens. Cléon partit, et, des généraux qui étaient à
Pylos, ne voulut pour collègue que Démosthène (ce Démosthène représenté
par l'autre esclave du bonhomme Peuple, dans l'exposition de la comédie). C'est
qu'il avait ouï dire que ce général pensait à faire une descente dans l'île
pour mettre un terme à la déplorable situation des soldats qui ne demandaient
pas mieux que de tenter, de leur côté, une sortie, si dangereuse qu'elle fût,
pour en finir à tout prix, d'une ou d'autre façon. Un incendie survenu parmi
les assiégés acheva de décider ce général : les Athéniens entrèrent dans
l'île de deux côtés à la fois, d'une part avec Démosthène, de l'autre avec
Cléon ; les Lacédémoniens, pris entre deux, furent vaincus et faits
prisonniers. Ainsi la promesse de Cléon eut son effet, quoiqu'elle fût des
plus téméraires, et, dans le terme de vingt jours, il amena les
Lacédémoniens captifs, comme il s'y était engagé.
Tel est, en
abrégé, le piquant récit de Thucydide, que l'on est habitué à regarder
comme un écrivain sévère et triste ; et certainement en l'abrégeant, nous
l'avons plutôt gâté qu'embelli.
Ne trouvez-vous
pas que l'historien ajoute de nouveaux traits au poète comique, et que le
poète comique, à son tour, complète l'historien ? Voilà comment Cléon
servit au peuple cet excellent gâteau que Démosthène avait pétri de ses
mains et fait cuire dans l'incendie de Sphactérie. Encore une fois, ne perdons
pas de vue que Thucydide est hostile à Cléon, tout comme Aristophane. Et
cependant l'historien et le poète comique sont forcés d'avouer que Cléon vint
à bout de ce qu'il avait promis. Tout en nous amusant de leurs malices, il faut
donc nous garder de les prendre au mot, ni l'un ni l'autre, dans tous les
détails : ce serait comme si l'on voulait juger un des hommes politiques du
gouvernement de Juillet ou de la République de 1848 d'après le Charivari ou
d'après quelques-unes des parades satiriques et calomnieuses qui parurent
pendant cette dernière révolution.
Thucydide, moins
âpre qu'Aristophane et par conséquent moins suspect, représente partout
Cléon comme un démagogue violent et éloquent, d'un naturel ardent et sombre.
Mais il ne va point, comme Aristophane, jusqu'à attaquer sa moralité et son
honneur. Cependant Thucydide lui-même appartient, aussi lien qu'Aristophane, au
parti oligarchique, au parti de l'aristocratie, et du régime ancien.
Cléon,
d'ailleurs, fut cause du bannissement de Thucydide comme général, et en
conséquence Thucydide, s'étant mis à écrire l'histoire de son temps pour
occuper son exil, traita Cléon plus durement qu'il n'aurait dû le faire en sa
qualité d'historien.
Le savant et sage
M. Grote, dans son Histoire de la Grèce, estime qu'en cette circonstance
«il n'y eut rien dans la conduite de Cléon qui méritât le blâme ou la
raillerie. » (Voir tome IX, page 63 à 79.) Il établit très bien aussi que
Nicias était un général un peu plus estimé que de raison, lent, indécis,
honnête homme et dévot, mais assez incapable. Démosthène était un général
plus habile (15).
Revenons à
l'exposition de la comédie des Chevaliers. - Le moyen dont s'avisent les deux
esclaves pour combattre l'ascendant de leur rival, est de lui dérober, tandis
qu'il dort gorgé de viande et de vin volés au maître, un de ces oracles dont
il se sert pour duper le vieillard. - On sait, encore par Thucydide (II, 511 ;
VIII, 1), l'influence qu'exercèrent sur les dispositions du peuple, pendant
toute la guerre du Péloponnèse, les oracles et les prédictions de prétendus
prophètes antiques. Plus d'une fois pendant la guerre du Péloponnèse, les
chefs de partis firent parler les dieux. L'oracle dérobé prédit qu'un
marchand de boudins héritera du pouvoir ; qu'un charcutier évincera le
corroyeur. Un charcutier ambulant vient à passer : ils s'emparent de lui, et,
dans une scène qui a pu servir de modèle à la farce du Médecin malgré
lui (moins les coups de bâton toutefois), le saluent sauveur de la
République. Le charcutier s'en défend d'abord, comme Sganarelle se défend
d'être médecin. On le débarrasse, bon gré mal gré, de son éventaire et de
sa poêle à saucisses. « Vois-tu ce peuple nombreux ? (On lui montre-lès
spectateurs). Tu en seras le maître souverain, et aussi des marchés, des
ports, de l'Assemblée ; tu fouleras aux pieds le Sénat, tu casseras les
généraux, tu les garrotteras, les emprisonneras, tu mèneras des filles dans
le Prytanée. »
Le charcutier
commence à se laisser faire plus volontiers. Alors s'engage un dialogue plein
de verve et d'audace.
DÉMOSTHÈNE.
Tourne maintenant l'oeil droit du côté de la Carie, et l'autre vers
Chalcédoine, et, dis-moi, n'es-tu pas heureux ?
LE CHARCUTIER.
Parce que tu me fais loucher ?
DÉMOSTHÉNE. Non
; mais d'avoir tout cela à t'administrer : car cet oracle te fait souverain.
LE CHARCUTIER.
Souverain, moi ? un charcutier ! .
DÉMOSTHÈNE.
Oui, souverain, pour cela même, parce que tu n'es rien, que vaurien, faubourien
!
LE CHARCUTIER. Je
ne me crois pas digne d’un si haut rang.
DÉMOSTHÈNE. Et
pourquoi donc, pas digne ? Aurais-tu des scrupules ? serais-tu d'honnête
famille !
LE CHARCUTIER.
Par tous les dieux ! je suis de la canaille !
DÉMOSTHÈNE.
Heureux drôle ! tu es né pour gouverner !
LE CHARCUTIER.
Mais je n'ai pas d'éducation : à peine je sais lire, et mal.
DÉMOSTHÈNE.
Ceci pourrait te faire tort de savoir lire, si mal que ce soit. Le gouvernement
populaire n'appartient pas aux hommes instruits ni aux honnêtes gens, mais aux
ignorants et aux gredins.
Aristophane ici confond l'ochlocratie, ou gouvernement de la populace, avec la démocratie, ou gouvernement du peuple : c'est que les démagogues, dont il est l'adversaire, font de leur, côté la même confusion, pour des raisons différentes, et, par de perpétuelles agitations, ne veulent faire monter à la surface que la lie ; il retourne donc contre eux-mêmes cette confusion sophistique.
LE CHARCUTIER.
Mais je ne puis comprendre comment je serai capable de gouverner le peuple.
DÉMOSTHÈNE.
Rien de plus simple ; continue ton métier : brouille et pétris ensemble les
affaires, comme quand tu fais tes andouilles ; tire-les en longueur, comme les
boudins ; pour t'attacher le peuple, cuisine-lui toujours quelque petit ragoût
qui lui plaise. Au surplus, que te manque-t-il pour faire un bon démagogue ?
Voix crapuleuse, nature de gueux, vrai voyou, tu as tout ce qu'il faut pour
gouverner !
Voilà la grande
audace du poète dans cette pièce : ce n'est pas seulement d'avoir offert aux
risées du peuple le peuple lui-même, tel que l'on vient de le décrire et tel
que nous allons le voir paraître ; ce n'est pas seulement d'avoir désigné et
dénigré Cléon, le puissant démagogue, et de l'avoir servi en pâture à la
haine de ses ennemis, à la jalousie de ses rivaux ; c'est encore d'avoir
attaqué parfois la démocratie elle-même, de l'avoir confondue avec
l'ochlocratie ; c'est d'avoir ouvert par-devant le bonhomme Peuple ce débat qui
remplit presque toute la pièce, entre le corroyeur et le charcutier, celui-ci
succédant à celui-là uniquement parce qu'il est encore plus voleur et plus
impudent ; c'est d'avoir osé dire à la multitude que bien souvent, si elle
chasse un coquin, ce n'est que pour se livrer à un autre coquin plus
détestable encore.
A la vérité,
les faits, étaient là pour prêter quelque vraisemblance aux attaques du
poète comique ; en effet, à un marchand d'étoupes, nommé Eucrate, avait
succédé, un marchand de moutons appelé Lysiclès ; à celui-ci, le corroyeur
Cléon ; à Cléon, le lampiste Hyperbolos. Y avait-il eu aussi un charcutier
parmi ces démagogues ? ou était-ce-une invention par analogie ? Peu importe.
Ce qu'il y a de
vrai au fond de tout cela, c'est qu'à Athènes, où il n'existait guère de
grands propriétaires fonciers ; tout homme public, si public qu'il fût, tenait
à un commerce quelconque, à un négoce, à un métier. Et il n'y avait pas de
sots métiers. Mais le poète oligarchique tirait parti de ces métiers pour la
drôlerie et la mise en scène. Et le public, tout démocratique qu'il était,
ne demandait pas mieux que de s'y prêter pour un moment (16).
Que de verve
cependant ne fallait-il pas pour faire pardonner, pour faire applaudir, pour
faire couronner une témérité si grande, pour faire rire de bon cœur la
spirituelle. Athènes en lui riant au nez ! Rabelais se moque bien aussi du
peuple de Paris, « tant sot, tant badaud, et, tant inepte de nature, qu'un
bateleur, un porteur de rogatons, un mulet avec ses cymbales, un vielleux au
milieu d'un carrefour, assemblera plus de gens que ne ferait un bon prescheur
évangélique. » Il ne s'en moque pas sur le théâtre, devant un public
parisien.
Mais, outre que
jamais souverain n'entendit mieux la plaisanterie que le peuple d'Athènes,
surtout le jour où il fêtait Bacchus, peut-être aussi sentait-il tant de
courage sous cette témérité du poète, et tant de bon sens sous ces
bouffonneries, qu'il se mettait volontiers, contre lui-même, du parti
d'Aristophane, sauf à ne pas profiter de ses avis.
Le Paphlagonien
paraît ; le charcutier va pour s'enfuir. Les deux esclaves le rappellent, lui
promettant l'assistance des Chevaliers.
Les Chevaliers,
ainsi nommés parce, que chacun d'eux devait entretenir à ses frais un cheval
de guerre, étaient la classe moyenne, les propriétaires aisés, la bourgeoisie
de la République. En les choisissant pour former le choeur qui donne le titre
à la pièce, le poète les lie habilement à sa cause. Le langage qu'il leur
prête est fait pour leur plaire : ils célèbrent la gloire ancienne des
Athéniens, promettent de rendre toujours à l'État des services gratuits ;
enfin, comme il ne serait pas séant qu'ils chantassent leurs propres louanges,
ils chantent celles de leurs coursiers ; ou plutôt le brillant poète, dans sa
fantaisie intrépide, confond ensemble et amalgame les chevaux et les
chevaliers. Ailleurs nous trouverons une personnification aussi brillante et
aussi vive des guêpes attiques.
Par ce
panégyrique des chevaliers, Aristophane indiquait clairement que le meilleur
gouvernement, à son avis était une aristocratie tempérée, juste milieu entre
un patriciat oppressif et une turbulente démagogie. L'aristocratie qui plaisait
à Aristophane, comme à Thucydide, à Périclès et à Platon, ce n'était pas
celle qui prétend être fondée sur la naissance ou la fortune, mais celle qui
s'acquiert par le mérite et qui est, ainsi que son nom l'exprime, le
gouvernement des meilleurs.
Or,
précisément, la beauté de la véritable démocratie, c'est d'être la source
féconde de la véritable aristocratie ; jamais fermée, toujours ouverte à qui
se rend digne d'y entrer. C'est ce qu'Aristophane, sans doute, comprenait bien
en théorie, mais oubliait parfois dans la pratique, étant ennemi instinctif et
des nouvelles choses et des nouvelles gens, et conservateur à l'excès.
Son esprit
était, à vrai dire, plus vif qu'étendu.
On peut avoir
beaucoup d'esprit, et être rétrograde par les idées : nos temps en
fourniraient plus d'un exemple. Eh bien ! Aristophane était ainsi : lui aussi,
de nos jours, il eût parlé contre les chemins de fer à leur naissance. Lui
aussi, en toute occasion, se défie du progrès, regrette le bon vieux temps, ce
temps d'ignorance et de rudes moeurs ; « où un marin athénien ne savait que
demander son gâteau d'orge, et crier : Ho ! ho ! ryppapaye ! »
Il va même
parfois jusqu'à présenter la corruption et la turpitude, morale comme la
conséquence naturelle du progrès intellectuel de l'époque agitée et critique
dans laquelle il vit et que nous analyserons.
Les Chevaliers
viennent, comme on l'a promis, prêter main-forte au charcutier, qui peu à peu,
se sentant soutenu, s'enhardit. Ils accablent le corroyeur des accusations les
plus violentes : « Infâme ! scélérat ! braillard ! ton audace envahit tout,
le pays, l'assemblée, les bureaux de finances, le greffe, le tribunal. Tu
ravages la ville, comme un torrent fangeux. Tu assourdis Athènes de tes
clameurs. Perché sur une roche, tu guettes l'arrivée des tributs, comme un
pêcheur les thons. »
Le corroyeur
n'est pas en reste d'invectives. Il y a là un formidable assaut d'injures :
cela dure pendant plus de deux cent cinquante vers. Il faut que vous imaginiez
cette abondance d'énormités, qui sans doute plaisait au peuple en liesse,
comme les ripostes flamboyantes du catéchisme poissard dans notre carnaval
d'autrefois.
CLÉON. M'opposer
un rival à moi ! Bah ! quand j'ai dévoré un thon bien chaud, et bu
par-dessus, un grand pot de vin pur, je me moque des généraux de Pylos !
LE CHARCUTIER.
Moi, quand j'ai avalé les tripes d'un boeuf avec le ventre d'une truie, et bu
la sauce par-dessus, je suis capable, tout dégouttant de graisse, de hurler
plus haut que les orateurs et de faire peur à Nicias !
LE CHŒUR. Ton
langage me plaît, la seule chose que je n'approuve pas, c'est que tu avales
toute la sauce à toi tout seul...
CLÉON, au
charcutier. Je ferai de ta peau un tabouret !
LE CHARCUTIER. Et
moi, de la tienne une poche de filou !
CLÉON. Je
l'étendrai par terre avec des clous !
LE CHARCUTIER. Je
te hacherai menu, comme chair à pâté.
CLÉON. Je
t'arracherai les paupières !
LE CHARCUTIER. Je
te crèverai le jabot !
Nous ne citons
que les répliques les plus douces. Beaucoup d'autres sont trop colorées pour
qu'on en puisse donner même une faible idée. Cela étonnera peut-être
quelques personnes qui ne s'imaginaient pas que l'atticisme admît de pareilles
libertés. Ces mêmes personnes, sans doute, expurgeraient Molière, au nom de
la morale, et même Mme de Sévigné, au nom du bon goût. Les Athéniens
étaient encore moins délicats que Mme de Sévigné et que Molière. Pourtant
il est à croire que les Athéniens se connaissaient en atticisme. Mais les
bienséances du Midi ne sont pas celles du Nord, et qui dit convenances dit
conventions. La morale est une et identique dans ses principes ; mais ses
applications varient à l'infini, comme le thermomètre et le baromètre montent
et descendent.
Les deux rivaux
font gloire, à qui mieux mieux, de leur friponnerie et de leur impudence. Le
charcutier, comme Scapin, se vante de son habileté qui fut précoce. Il
n'était pas plus haut que cela, qu'il se signalait déjà par cent tours
d'adresse jolis : « Dès mon enfance, je savais plus d'un tour. Pour attraper
les cuisiniers, je leur disais : O mes amis, regardez donc ! une hirondelle !
Voilà le printemps ! ... Eux de regarder ; moi, pendant ce temps, je leur
chipais de bons morceaux... Ordinairement, ils n'y voyaient que du feu. Mais, si
l'un d'eux s'apercevait du tour, vite je cachais la viande entre mes fesses, et
je niais par tous les dieux ! Ce qui fit dire à un orateur : « Voilà un
enfant qui ira loin ; il y a en lui l'étoffe d'un homme d'État ! »
Le charcutier,
par sa vive éloquence et ses chaudes répliques, prélude à sa victoire, et
prouve déjà, dans cette première lutte, qu'il mérite mieux de gouverner.
Bientôt, en
effet, il triomphe devant le Sénat, qu'il achète en lui promettant les
sardines à bon marché, et en lui offrant un peu de coriandre et de ciboules
pour les assaisonner. 'Le choeur, son fidèle allié, avait eu soin de le munir
préalablement d'utiles conseils : « Frotte-toi le cou avec ce saindoux, et tu
glisseras entre les mains de la calomnie...
Après une
admirable parabase, dont nous reparlerons plus tard, le charcutier vient faire
un récit animé de cette victoire devant le Sénat. C'est une vive parodie des
manoeuvres et des stratagèmes employés par les orateurs pour tromper
l'auditoire, et une mordante raillerie de la crédulité et de la mobilité des
assemblées.
Mais le corroyeur
espère bien prendre sa revanche devant le Peuple. C'est ici une des scènes
capitales de la pièce, une scène homérique et rabelaisiénne, d'une
philosophie profonde, d'une admirable bouffonnerie.
CLÉON. Je te
traînerai devant le Peuple, pour avoir justice de toi !
LE CHARCUTIER.
Moi aussi, je t'y traînerai et je te dénoncerai encore bien plus !
CLÉON. Mais,
misérable, le Peuple ne te croit pas ; moi, je me moque de lui tant que je veux
!
LE CHARCUTIER.
Comme il'est sûr que le peuple est à lui !
CLÉON. Oui, car
je sais les friandises qui lui plaisent.
LE CHARCUTIER.
Bon ! Tu fais comme les nourrices : tu goûtes avant lui chaque chose et lui en
mets dans la bouche une miette, puis tu en avales trois fois plus que lui.
CLÉON. Grâce à
mon habileté je sais lui élargir ou lui resserrer le gosier...
Peuple paraît
enfin. Le poëte a fait longtemps attendre son entrée pour la mieux préparer.
Ainsi fera Molière pour Tartuffe. L'entrée du bonhomme Peuple est excellente :
PEUPLE. Quel
tapage ! Allons, hors d'ici ! décampez de devant ma porte ! ... Voyez un peu !
ils en ont fait tomber le rameau d'olivier... Ah ! c'est toi, Paphlagonien ; qui
est-ce qui te fait du mal ?
CLÉON. C'est cet
homme et ces gamins-là, qui me battent à cause de toi.
PEUPLE. Comment
cela ?
CLÉON. Parce que
je t'aime, ô peuple, et te chéris...
Alors chacun des
deux adversaires, tour à tour, essaye de se faire valoir auprès du bonhomme.
CLÉON. Peuple,
convoque vite l'assemblée, afin de connaître lequel de nous deux t'est le plus
dévoué et mérite tes faveurs.
LE CHARCUTIER.
Oui, décide entre nous, pourvu que ce ne soit pas dans la Pnyx !
LE PEUPLE. Je ne
saurais siéger ailleurs : on se rendra à la Pnyx comme de coutume.
LE CHARCUTIER. Ah
! malheureux ! je suis perdu ! Chez lui, ce vieillard est le plus raisonnable
des hommes ; mais, sitôt qu'il siège sur ces bancs de pierre là-bas,
aussitôt il baye, aux corneilles.
Ici probablement
la scène changeait et représentait la Pnyx.
Le charcutier,
pour gagner la victoire, promet à Peuple de le bien nourrir, de le dorloter
comme il faut. Il commence par lui apporter un bon coussin, qu'il a cousu
lui-même. « Allons, soulève-toi, cher maître, et repose plus mollement ce
derrière qui s'est tant fatigué en ramant à Salamine !»
Aux bouffonneries
se mêlent des paroles sérieuses. « On te connaît, dit le charcutier à
Cléon, tu veux que la guerre enveloppe comme d'un brouillard tes friponneries,
que le peuple n'y voie goutte, et que la nécessité, le besoin, l'attente de
son salaire, le réduisent à n'espérer qu'en toi. Mais, si jamais la paix lui
est rendue, s'il retourne à ses champs se réconforter avec du pain frais et
saluer ses chères olives, il saura de quels biens tu le sevrais, tout en lui
payant un salaire, et il se lèvera, plein de haine et de rage, brûlant de
voter contre toi. Tu le sais, et c'est pour cela que tu le berces de tes
mensonges ! »
Le Paphlagonien,
de son côté, s'évertue et proteste, et fait assaut de zèle. Les deux rivaux
luttent de platitude avec fierté...
Combien de fois
avons-nous assisté, depuis quinze ans, à des luttes pareilles !
CLÉON, au
bonhomme Peuple. Ah ! tu ne trouveras jamais d'ami plus dévoué que moi !
Seul j'ai su étouffer les conspirations ! Il ne se trame pas un complot dans la
ville, que je ne sonne aussitôt l'alarme !
LE CHARCUTIER.
Oui, tu fais comme les pêcheurs d'anguilles : si l'eau reste calme, ils ne
prennent rien ; mais, après qu'ils ont agité la vase, la pêche est bonne. Et
toi aussi tu pêches en eau trouble, et pour cela tu imagines des complots.
Le charcutier donne encore au bonhomme un manteau à manches pour l'hiver et une paire de souliers. Peuple, tout doucement, se sent attendrir, et témoigne au charcutier sa royale satisfaction. « A mon avis, dit-il, nul citoyen, de tous ceux que je connais, n'a si bien mérité du Peuple, ni ne s'est montré aussi dévoué à la ville et à mes orteils. »
LE CHARCUTIER, encouragé
par son succès. Tiens, voici une boîte d’onguent pour les plaies de tes
jambes :
CLÉON. Permets
que j'ôte tes cheveux blancs, pour te rajeunir.
LE CHARCUTIER.
Prends cette queue de lièvre, pour essuyer tes yeux.
CLÉON. Quand tu
te moucheras, ô Peuple, essuie tes doigts à mes cheveux !
LE CHARCUTIER.
Aux miens !
CLÉON. Aux miens
!
Qu'on se figure
ces jeux de scène : quel mouvement ! ... Quelle brûlante verve ! ... Et quels
immenses éclats de rire dans le public...
Que dire de la
joute d'oracles qui vient ensuite ? Et de ces répliques entrechoquées, comme
celles de Bastholo et de Figaro plaidant ! ....
Les orateurs
aimaient beaucoup à s'appuyer sur des textes d'oracles. Aussi, lorsque le
bonhomme Peuple ne veut plus de Cléon pour intendant et lui redemande l'anneau,
signe de ses fonctions, Cléon s'écrie :
CLÉON. Maître, je t'en
conjure, ne décide rien avant d'avoir entendu mes oracles !
LE CHARCUTIER. Et
les miens ? ...
CLÉON. Mes
oracles disent que tu dois, couronné de roses, régner sur la terre entière !
LE CHARCUTIER.
Les miens, que revêtu d'une robe de pourpre brodée à l'aiguille, et couronne
en tête, tu parcourras la Thrace sur un char d'or !
PEUPLE. Va me
chercher tes oracles, afin qu'il les entende.
LE CHARCUTIER.
Volontiers.
PEUPLE. Et toi,
apporte aussi les tiens.
CLÉON. J'y
cours.
LE CHARCUTIER.
J'y cours aussi : rien de mieux.
Au bout de
quelques instants, ils reviennent, apportant chacun des monceaux d'oracles.
CLÉON. Tiens,
regarde ! ... Et je ne les apporte pas tous !
LE CHARCUTIER.
Ouf ! je crève sous le poids, et je n'apporte pas tout !
PEUPLE.
Qu'est-ce-ci ?
CLÉON. Des
oracles.
PEUPLE. Tout cela
?
CLÉON. Tout
cela. Tu en es étonné ? ... Mais j'en ai encore une caisse pleine.
LE CHARCUTIER. Et
moi, deux chambres et mon grenier.
PEUPLE. Allons,
lisez-les moi, et d'abord celui que j'aime tant, où il est dit que je serai «
l'aigle planant dans les nues ! »
Après l'assaut
d'oracles, il y en a un autre, d'offrandes culinaires, digne de Rabelais :
croûtes contre gâteaux, sauces contre purées, andouilles contre poissons, le
tout au profit du, bonhomme Peuple et de son ventre souverain.
A ces caricatures
d'une gaieté si franche le poète mêle de graves leçons, tempérées par de
délicates flatteries :
LE CHOEUR. Ô
Peuple, ta puissance est grande : tous les hommes te craignent comme un maître
absolu ; mais tu es facile à séduire ! tu te plais à être flatté, trompé ;
tu écoutes, bouche béante, chaque orateur, et ton esprit va et vient avec eux.
PEUPLE. Ah !
qu'il n'y en a guère, d'esprit, sous vos cheveux, si vous croyez que je ne sais
pas ce que je fais ! C'est à dessein que j'ai l'air imbécile. J'aime à boire
tout le jour, et me plais à 'nourrir un ministre voleur ; mais, quand il est
plein, je le frappe, il tombe.
LE CHOEUR. Rien
de mieux, si, comme tu le prétends, tu mets du calcul dans cette conduite, si
tu les engraisses exprès dans la Pnyx comme des victimes publiques, et qu’ensuite,
en guise de provisions, tu prennes le plus gras pour l'immoler et le manger.
PEUPLE. Oui,
voilà comme j'attrape ceux qui se croient bien fins et pensent me tromper ! je
les suis de l’oeil, sans en avoir l'air, pendant qu'ils me volent ; ensuite je
leur fourre un jugement dans la gorge, et ils rendent tout ce qu'ils ont pris.
Enfin, Cléon,
vaincu, encore une fois, devant le Peuple comme devant le Sénat est livrées au
charcutier son vainqueur.
Puis on voit
reparaître Peuple, régénéré et rajeuni par les soins du charcutier, qui l'a
fait bouillir dans sa marmite, comme Médée le vieil Éson. Il est paré
élégamment, quoique à la vieille mode. Il est brillant de paix, de bien-être
et d'honneur. Il a recouvré la vigueur de son esprit comme de son corps, et
rougit de son imbécillité passée, - qui était donc plus, réelle qu'il ne
l'avouait. - Agoracrite, de son côté, n'est plus dès lors, évidemment, le
charcutier impudent et fripon, mais Aristophane lui-même. Aristophane se sert
de sa fiction comme d'un masque qu'il ôte ou reprend à son gré (Rabelais fera
de même). Selon le moment, dans la même pièce, Aristophane appelle la ville
d'Athènes « la République des Gobe-mouches, »
t¯n tÇn kexhnaÛvn polÛn,
ou bien c'est ensuite, « l'antique Athènes, couronnée de violettes, la belle
et brillante Ville, qui porte sur sa chevelure la cigale d'or ! »
Il sait que ses
concitoyens riront volontiers de ses railleries sur leur légèreté et leur
mobilité, s'il caresse leur patriotisme.
Telle est cette
comédie pleine de verve, si ma appréciée par La Harpe, et beaucoup mieux par
M. Grote :
« C'est, dit-il,
le chef-d'oeuvre de la comédie, diffamatoire. L'effet produit sur l'auditoire
athénien quand cette pièce fut jouée à la fête Lénéenne (janvier 4124 av.
J.-C., six mois environ après la prise de Sphactérie), en présence de Cléon
lui-même et de la plupart des chevaliers réels, a dû être puissant au-delà
de ce que nous pouvons facilement nous imaginer aujourd'hui. Que Cléon ait pu
se maintenir après cet humiliant éclat, ce n'est pas une faible preuve de sa
vigueur et de sa capacité intellectuelles : son influence ne semble pas en
avoir été diminuée. - Non pas, du moins, d'une manière permanente. Car non
seulement nous le voyons le plus fort adversaire de la paix pendant les deux
années suivantes, mais il y a lieu de croire que le poète jugea à propos de
baisser le ton à l'égard de ce puissant ennemi. - La plupart des écrivains
sont tellement disposés à trouver Cléon coupable, qu'ils se contentent
d'Aristophane comme témoin contre lui, bien que nul autre homme public,
d'aucune époque ni d'aucune nation, n'ait jamais été condamné sur une telle
preuve. Personne ne songe à juger sir Robert Walpole, ni M. Fox, ni Mirabeau,
d'après les nombreux pamphlets mis en circulation contre eux. Personne ne
prendra Punch comme mesure d'un homme d'État anglais, ni le Charivari, d'un
homme d'État français. L'incomparable mérite comique des Chevaliers
d'Aristophane m'est qu'une raison de plus de se défier de la ressemblance de
son portrait avec le vrai Cléon. (17) »
En résumé,
l'exposition vive et amusante faite par les deux esclaves qui entrent en
poussant des mugissements fantastiques ; le portrait si fin du bonhomme Peuple,
qui rappelle les têtes de vieillards d'Holbein ; les scènes si hardies où le
poète se sert des libertés de la démocratie pour en attaquer les excès ; les
luttes prolongées, et pourtant variées, du charcutier avec le corroyeur ;
leurs assauts d'impudence, d'effronterie, de coups de poings et de coups de
tripes, leurs plaisanteries, grossières et jolies tour à tour, mais abondantes
comme les eaux dans les montagnes ; enfin la métamorphose joyeuse et touchante
de Peuple, rajeuni et régénéré, entouré de trêves de trente ans ;
personnifiées en de belles jeunes femmes, et cette marche triomphale
accompagnée de fanfares ; tout cela valut au poète une nouvelle victoire, dans
un sujet si délicat, si hasardeux l Par sa gaieté et son adresse il fit
applaudir son audace. Il obtint encore cette fois le premier prix, par-dessus
Aristomène et Cratinos.
Aristophane
aimait à rappeler cette victoire et n'en parlait qu'avec orgueil. Il se vante,
en plusieurs endroits, du courage herculéen qu'il a déployé, au début de sa
carrière, en attaquant un monstre affreux.
En effet, ne
l'oublions pas, la hardiesse du poète comique, en cette circonstance, était
moins de faire la caricature du peuple et de la démocratie elle-même que
d'attaquer son meneur redouté. Car, selon la remarque de Macchiavel, « du
peuple on peut médire sans danger, même là où il règne ; mais, des princes,
c'est autre chose. » Or Cléon, à ce moment-là, ayant remplacé Périclès,
était en quelque sorte le prince de cette mobile démocratie.
On voit par cet
exemple comment la liberté de la comédie ancienne n'était limitée que par la
faveur ou la défaveur du public. Cette sorte de journalisme oral pouvait aller
aussi loin qu'il voulait, à la seule condition de se faire applaudir.
Imaginez-vous la
représentation d'une pareille pièce. Quelle journée ! et que d'émotions !
N'est-ce pas bien là cette Athènes que Bossuet définit ainsi : « Une ville
où l'esprit, où la liberté et les passions donnaient tous les jours de
nouveaux spectacles ? »
Shakespeare, dans
ses drames de Coriolan, de Jules César et de Richard III a
fait aussi d'admirables peintures du peuple, de sa crédulité, de sa mobilité,
qui sont les mêmes dans tous les temps ; il n'a pas effacé Aristophane. L'un
et l'autre sont également vrais, par des procédés différents : Shakespeare,
Anglais et réaliste, nous fait mieux voir la bête à mille têtes ;
Aristophane, Grec et idéaliste, les réunit en une seule et fait du peuple une
personne. L'un met en mouvement la foule, comme les flots de l'Océan ; l'autre
la résume en un type et anime une abstraction, qui semble une réalité.
Shakespeare n'a
aucun parti pris, que de peindre la nature humaine ; Aristophane en a un autre,
et très arrêté : c'est de combattre la démagogie, et même quelquefois la
démocratie.
Mais ce que l'on
nommait alors démocratie, n'était pas encore, tant s'en faut, la démocratie
véritable. « Le vrai malheur d'Athènes, non, plus que d'aucune cité antique,
dit M.Havet, n'a pas été d'aller jusqu'à la démocratie, mais plutôt de n'y
pas atteindre. On ne voit nulle part, dans de monde grec, un peuple qui ne
dépende que de lui-même, mais des villes sujettes d’une autre ville, et,
dans la ville maîtresse, une population d'esclaves sous une plèbe
privilégiée. Pour qui n'était pas citoyen, il n'y avait pas de droit
proprement dit. Si c'était une grande nouveauté dans la physique que de briser
la croûte de cette sphère, d'un si court rayon, où on enfermait l'univers,
comme osèrent Démocrite et Épicure, ce ne fut pas une tentative moins hardie,
dans la philosophie morale, que de franchir les bornes de la cité, comme le
firent les stoïciens. Les socratiques ne s'occupaient encore que de la cité,
et là point d'inégalité, point de maître ; on buvait, comme dit Platon, le
vin pur de la liberté, on s'enivrait jusqu'au délire, et la raison des sages
se heurtait avec colère aux folies démagogiques qui s'étalaient de toutes
parts. Il nous est facile aujourd'hui de reconnaître que le véritable principe
de ces excès n'était pas l'égalité établie entre les citoyens, mais, au
contraire, l'inégalité sur laquelle la cité était fondée. Et d'abord les
délibérations de la multitude, amassée sur la place publique, seraient
devenues chose impossible si dans le peuple eussent été compris les esclaves,
et plus impossible encore si les sujets d'Athènes, qu'on appelait ses alliés,
eussent été tenus pour Athéniens, et n'avaient fait qu'un avec les habitants
de l'Attique. Ainsi disparaissaient d'un seul coup l'extrême mobilité d'un
gouvernement à vingt mille têtes, absolument incapable d'aucune suite ;
l'influence des démagogues tournant au vent de leur parole une foule assemblée
deux ou trois fois par mois comme pour un spectacle ; le scandale de la
souveraineté exercée pour un salaire (18) par une population besogneuse, qui
subsistait des oboles de l'agora ou des tribunaux ; les fonctions publiques
tirées au sort, non comme un service, mais comme un profit, tandis que les
sages demandaient si ceux qui montent un navire ont coutume de tirer au sort
celui qui gouvernera le vaisseau ; une justice capricieuse comme une loterie,
faite non pour les jugés, mais pour les juges, car il fallait leur fournir des
procès pour les faire vivre, et ils recevaient, pour ainsi dire, des bons pour
juger comme ils auraient reçu des bons de pain ; enfin les malheureux alliés
faisant principalement les frais de cette justice, comme l'atteste Xénophon, et
forcés, pour l'alimenter, de s'en venir plaider dans Athènes. Toutes ces
misères ne résultaient pas de ce que la république athénienne était une
démocratie, mais bien de ce qu'elle était la démocratie de quelques-uns, et
non pas de tous. Cette multitude exerçait en réalité une tyrannie, et, comme
les tyrans, elle usait de sa puissance pour satisfaire ses envies et pour se
dispenser de ses devoirs. Elle voulait régner par la guerre et elle ne voulait
pas faire la guerre : elle payait donc des mercenaires, et c'est la plainte
perpétuelle des bons citoyens ; mais avec quoi les payait-elle ? Avec l'argent
des sujets. Sans les sujets, il n'y aurait pas eu de mercenaires, car qui les
aurait payés ? Et, sans les esclaves, il n'y aurait pas eu non plus de
mercenaires : car, si tous les habitants avaient été des citoyens, Athènes
n'aurait pas eu besoin d'étrangers pour se défendre. La multitude voulait
encore avoir des fêtes, des spectacles, des distributions ; elle payait tout
cela, avec quoi encore ? Toujours avec l'argent des sujets. Et, comme ce
n'étaient pas ses propres deniers qu'elle administrait, ni les fruits de son
travail, mais ceux du travail d'autrui, elle les administrait mal, et perdait en
dépenses folles les ressources des services publics. Enfin toutes les misères
privées ou publiques, toutes les espèces d'infériorité que l'esclavage
entraîne avec soi ; Athènes y était condamnée, ainsi que le monde ancien
tout entier. Il ne s'agissait donc pas, pour la délivrer des maux qu'elle
souffrait ou la mettre à couvert des périls dont elle était menacée, de
restreindre chez elle la démocratie ; tout au contraire il aurait fallu
l'élargir, là comme dans toutes les cités du monde antique, l'étendre
jusqu'où la démocratie moderne s'est étendue, et faire de l'empire
d'Athènes, ou plutôt de la Grèce elle-même, ce que nous appelons une nation,
dont tous les membres, égaux et libres, servent au même titre la patrie, et ne
sont sujets que de la loi. (19) »
Ne laissons pas
cependant d'admirer la noble race athénienne. Quelle autre a plus fait pour a
gloire et pour les progrès de l'humanité ? Dans son amour de l'idéal, elle
aurait voulu devancer les siècles ; mais à toute chose il faut le temps pour
se développer et pour mûrir. C'est donc l'honneur d'Athènes, et non pas son
erreur, quoiqu'en aient dit Aristophane, et avant lui les pythagoriciens, et
après lui les socratiques, d'avoir conçu et essayé la démocratie avant le
temps. « Elle a aimé, du moins pour ses citoyens, l'égalité, le droit, la
seule souveraineté de la loi et de l'opinion ; elle a fait voir dans
l'antiquité l'effort le plus indépendant et le plus hardi que la liberté
humaine eût fait jusqu'alors vers l'idéal politique ; la république de
l'avenir a donné là ses prémices, bien imparfaites et cependant déjà
grandes. (20) »
Le patriotisme
d'Aristophane l'empêchait d'étendre ses regards vers l'avenir : il ne
s'attachait qu'au présent, et même il l’eût voulu ramener le passé.
Dès cette
époque, cinq siècles avant notre ère, la religion et la philosophie, par
suite, la littérature et l'art commençaient à être travaillés d'une crise
de rénovation et de révolution qui ne devait aboutir que longtemps après,
sous le nom de christianisme. Aristophane, dont l'imagination était si hardie,
était d'une raison prudente à l'excès.
Effrayé de
l'ébranlement général des esprits, inquiet aussi et irrité des excès
démocratiques, il se déclare à la fois l'adversaire de la démagogie, ennemie
de l'ordre, de la sophistique, qui renverse les croyances, de la nouvelle
tragédie, qui prêche une morale téméraire et qui abuse du pathétique en
l'excitant par de mauvais moyens. Il personnifie la première dans Cléon, la
seconde dans Socrate, la troisième dans Euripide. En toute chose il déteste
l'excès et craint la nouveauté ; il prêche les anciennes moeurs, l'ancienne
religion, l'ancienne politique, l'ancienne tragédie, les anciennes formes et
les anciennes idées.
Pour nous
modernes, qui sommes instruits par la longue suite des événements historiques
accumulés pendant vingt-deux siècles depuis lors, une vérité est évidente :
il y a tel progrès qui ne peut s'accomplir pour l'humanité tout entière qu'en
brisant le peuple qui l'accomplit. Telle nation enfante une grande révolution
dont profiteront tous les autres peuples, et est destinée elle-même à périr
dans l'enfantement. Aristophane avait-il le vague pressentiment de cette
vérité, que les destins de la Grèce et de Rome devaient manifester plus tard
? et était-il mains soucieux du progrès de l'humanité que du danger de sa
patrie ? On pourrait le lui pardonner.
LA PAIX.
Le plus immédiat de ces dangers était cette guerre du Péloponnèse que
perpétuait l'égoïste ambition des démagogues. Aussi Aristophane y revient-il
sans cesse. La comédie intitulée la Paix présente sous une nouvelle
forme la même idée que la pièce des Acharnéens : il faut mettre fin
à cette funeste guerre. Mais l'imagination du poète sait créer des
allégories variées, pour ne point lasser le public. Quoique le sujet soit le
même au fond, vous allez voir que les deux pièces ne se ressemblent guère.
Une didascalie (21) nouvellement découverte
établit d'une manière authentique que la Paix fut représentée aux
grandes Dionysies de l'année 421 ; cette pièce fut donc montée peu de temps
avant la conclusion de la paix appelée de Nicias, qui mit un terme à la
première partie de la guerre du Péloponnèse et qui devait, de l'aveu de tout
le monde, finir à jamais cette guerre désastreuse des Etats grecs.
Le sujet de la Paix est au fond le même que celui des Acharnéens
; seulement la paix qui dans cette dernière pièce n'est que le voeu d'un
individu, est ici l'objet des désirs de tout le monde : dans les Acharnéens,
le choeur était contraire à la paix ; dans la Paix, il se compose de
paysans de l'Attique et de Grecs de toutes les contrées, regrettant tous
vivement la paix (22). Mais la comédie des Acharnéens
est bien supérieure en intérêt dramatique à celle qui a pour titre : la
Paix. Celle-ci manque d'unité et de vigueur.
Il y aurait à rapprocher de ces deux comédies d'Aristophane contre la guerre,
tant de pages ironiques et éloquentes de Rabelais, de Montaigne, de Johnson, de
La Bruyère, de Voltaire, d'Erckmann-Chatrian, pages que l'on pourrait appeler
l'honneur de la raison et de l'humanité, mais qui n'ont fait jusqu'à présent
triompher ni l'une ni l'autre.
Voici la comédie d'Aristophane : un personnage nommé Trygée (comme qui dirait
Vigneron, ou plutôt Vendangeur) ouvre la scène en se disposant à monter au
ciel sur un certain escarbot d'une nature si disgracieuse que l'esclave chargé
de le nourrir demande aux spectateurs s'ils pourraient lui vendre un nez
bouché. Trygée a pris une résolution : c'est d'aller apprendre de Jupiter
lui-même pourquoi depuis tant d'années, et toujours, et sans fin, il laisse
les Athéniens en proie aux calamités de la guerre. Les filles du bonhomme
essayent en vain de le retenir. Il excite son Pégase, comme il l'appelle, se
recommande au machiniste, craignant de se casser le cou, et commence son
ascension grotesque.
Cet escarbot était, en même temps qu'un souvenir ésopique, une parodie du
coursier ailé sur lequel le Bellérophon d'Euripide s'enlevait dans les airs,
et une critique des machines qui embarrassaient le début de cette tragédie.
La scène change presque aussitôt, et représente le ciel. Lorsque Trygée sur
sa monture, approche de la demeure des dieux, Mercure, qui joue là à peu près
le rôle de saint Pierre dans nos fabliaux, Mercure sentant une odeur de mortel,
comme Don Juan odor di femina, reçoit d'abord notre voyageur en portier
bourru. Mais Trygée graisse le marteau, un bon plat de viande adoucit Mercure.
C'est bien là le Mercure de la légende et des poèmes homériques : venu au
monde le matin, à midi il joue de la cithare, le soir il vole les boeufs
d'Apollon, les tue, les fait cuire, et en mange une partie ; premier type de
Gargantua, qui soubdain qu'il fut nay, à haulte voix s'escrioyt : A boire,
à boire, à boire ! Mercure était, après Hercule, le plus goinfre de cet
Olympe grand mangeur ! Amadoué par ce plat de viande, le portier du ciel
consent à répondre aux questions de Trygée. Il lui apprend que les dieux,
irrités de la folie des Grecs, ont déménagé depuis la veille, et se sont
retirés bien loin, bien loin, tout au fond de la calotte du ciel. Ils l'ont
laissé, lui, pour garder la vaisselle, les petits pots, les petites marmites,
les petites tables, les petites amphores. Ils ont installé la Guerre dans la
demeure qu'ils occupaient eux-mêmes et lui ont donné tout pouvoir de faire des
Grecs ce que bon lui semblerait. Puis ils sont allés aussi haut que possible
pour ne plus voir vos combats et ne plus entendre vos prières.
TRYGÉE. Et pourquoi en usent-ils de la sorte à
notre égard ?
MERCURE. Parce qu'ils vous ont plus d'une fois ménagé l'occasion de faire la
paix, et que, les uns comme les autres, vous avez préféré la guerre. Les
Lacédémoniens remportaient-ils le plus mince avantage ? « Par Castor et
Pollux, s'écriaient-ils, il en cuira aux Athéniens ! » Ceux-ci
triomphaient-ils au contraire, et les Lacaniens venaient-ils faire des
ouvertures de paix ? « Par Gères, disiez-vous, ce n'est pas nous qu'on
attrapera ! Non, par Jupiter, nous ne les écouterons point ! ils reviendront
toujours, tant que nous aurons Pylos ! »
TRYGÉE. Oui, c'est bien là le style de nos gens.
La Guerre donc a pris la place de Jupiter et
règne à présent sur les hommes. Elle a commencé par enfermer la Paix dans
une caverne profonde, qu'elle a obstruée d'un monceau de pierres.
C'est là encore une parodie des tragédies, où l'on voyait plusieurs cavernes
de cette sorte : Antigone, par exemple, est enfermée ainsi.
À présent la Guerre s'apprête à broyer dans un grand mortier les villes
grecques. Elles sont désignées par leurs productions : les poireaux, l'ail, le
miel attique, avec force jeu de mots et calembours.
La Guerre paraît alors, à peu près comme la. Mort dans la tragédie d'Alceste
: elle est accompagnée de son serviteur Vacarme, à qui elle ordonne de lui
apporter un pilon.
« Nous n'en avons point, dit Vacarme, nous ne sommes emménagés que d'hier. -
Va m'en chercher un à Athènes, et lestement... »
Vacarme revient presque aussitôt : « Hélas ! les Athéniens ont perdu leur
pilon, ce corroyeur qui broyait l'Hellade. »
En effet, Cléon avait été tué, en 422, un an avant la représentation de
cette comédie, dans un combat devant Amphipolis, le même jour que le général
des Lacédémoniens, Brasidas ; et c'était cette double mort qui avait donné
lieu à la paix, ou plutôt à la trêve trop courte, occasion de cette pièce.
On s'étonne que le poète continue d'attaquer un homme mort ; on ne s'étonne
pas moins que les Athéniens le permettent. On est tenté de dire à
Aristophane, ce que lui-même fait dire par Trygée à Mercure un peu plus loin
: « Assez, assez, puissant Hermès ; cesse de prononcer ce nom, laisse cet
homme aux enfers où il 'est maintenant ; il n'est plus à nous, mais à toi. »
Cependant, même après cette parole très juste, le poète y revient, et à
plusieurs reprises, et plus violemment que jamais. - Nous le verrons s'acharner
de même, sur Euripide jusque dans les enfers. Ses convictions sont si profondes
et si ardentes, qu'il suit ses haines au-delà du tombeau.
Avant que, la Guerre et Vacarme aient trouvé un nouveau pilon, Trygée se hâte
de convoquer les laboureurs, les ouvriers et les marchands, - les habitants, les
étrangers, domiciliés ou non, - les insulaires, les Grecs de tout pays, pour
délivrer la Paix. Tous accourent avec des leviers, des pioches, des cordes,
afin de débarrasser l'accès de la caverne, et font une entrée de ballet d'un
entrain bachique, qui donne une idée de l'ivresse joyeuse des Dionysies.
LE CHOEUR. Allons, que faut-il faire ? ordonne,
dirige ; je jure de travailler aujourd'hui sans relâche, jusqu'à ce qu'avec
nos leviers et nos engins nous ayons ramené à la lumière la plus grande de
toutes les déesses, celle à qui la vigne est le plus chère.
TRYGÉE. Silence ! si la Guerre entendait vos cris de joie, elle bondirait
furieuse hors de sa retraite.
LE CHOEUR. C'est qu'une telle entreprise nous remplit d'allégresse. Ah !
qu'elle diffère de ce décret qui nous commandait de venir avec des vivres pour
trois jours (23).
TRYGÉE. Prenons garde que, du fond des enfers, ce Cerbère maudit (24),
par ses hurlements furieux, ne nous empêche encore, comme quand il était sur
la terre, de délivrer la déesse.
LE CHŒUR. Quand une fois nous la tiendrons, rien au monde ne pourra nous la
ravir. leu ! jou !
TRYGÉE. Mes amis, vous me faites mourir avec vos cris ! Si le monstre accourt (25),
il foulera tout sous ses pieds.
LE CHŒUR. Qu'il foule, qu'il écrase, qu'il bouleverse tout ! Nous ne saurions
modérer notre joie !
TRYGÉE. Qu'est-ce donc, citoyens ? qu'avez-vous ? Au nom des dieux, quelle
mouche vous pique ? ne gâtez pas par vos gambades la plus belle des entreprises
!
LE CHŒUR. Ce n'est pas moi, ce sont mes jambes qui sautent de joie.
TRYGÉE. Assez ! Allons, cessez, cessez de gambader.
LE CHOEUR. Tiens, j'ai fini.
TRYGÉE. Vous le dites, mais vous ne finissez pas.
LE CHŒUR. Une fois encore, et je finis.
TRYGÉE. Une seule donc, et rien de plus.
LE CHŒUR. Nous cessons de danser, pour te servir.
TRYGÉE. Mais, voyez, vous ne cessez pas du tout !
LE CHŒUR. Encore cette échappée de la jambe droite, et, par Jupiter, c'est
fini.
TRYGÉE. Allons, je, vous l'accorde ; mais cessez de m'inquiéter.
LE CHŒUR. La gauche réclame aussi ses droits. Quelle joie ! je ne me sens pas
d'aise ! je pète, je ris ! Déposer le bouclier, c'est plus, pour moi, que
dépouiller la vieillesse (26).
TRYGÉE. Ne vous réjouissez pas encore, vous n'êtes pas assurés du succès.
Mais, quand vous tiendrez la déesse, alors chantez, riez, criez : car vous
pourrez alors, à votre bon plaisir, naviguer ou rester chez vous, faire l'amour
ou dormir, assister aux fêtes et aux processions, jouer au cottabe (27),
vivre en Sybarite, et crier : Iou, iou !
Quelle vivacité ! et quelle fantaisie ! Cela
rappelle cet avocat bizarre consulté par M. de Pourceaugnac, et qui ne lui
répond qu'en sautant et qu'en rebondissant comme une balle élastique : on
voudrait en vain l'arrêter.
Mais ici ce n'est pas un homme, c'est le choeur tout entier qui gambade en
criant, et que Trygée veut en vain retenir. Figurez-vous cette sorte de ballet
orgiaque, ces bonds et ces cris fantastiques.
Enfin, tous se mettentl l'ouvrage, mais avec plus ou moins de zèle, plus ou
moins d'amour pour la Paix : les Béotiens mollement ;'c'était leur caractère,
en toute chose, d'être mous et lourds ; les Argiens plus mollement encore,
parce que la guerre leur profitait et qu'ils recevaient tour à tour des
subsides des deux partis ; il y a dans tout ce passage une multitude d'allusions
qui étaient transparentes pour les contemporains ; les uns tirent les cordes
dans un sens, les autres tirent en sens contraire`. Les Lacédémoniens y vont
de tout coeur : c'étaient eux qui récemment, après la mort de leur général
Brasidas, s'étaient décidés à faire des propositions de paix. Les Mégariens
n'avancent guère : la faim a épuisé leurs forces (rappelez-vous la scène du
Mégarien, avec ses deux filles, dans la comédie des Acharnéens). Les
laboureurs Athéniens sont ceux qui, avec les Laconiens, font le plus avancer
l'ouvrage. Mercure et Trygée les excitent et prêchent d'exemple.
L'entrée de la caverne est, à la fin, déblayée, et l'on en voit sortir la
Paix, suivie de l'Automne chargée de fruits, et de la belle Théoria, patronne
des processions et des fêtes. Ces déesses répandent sur leur passage mille
parfums délicieux, et, ramènent avec elles tous les biens de la vie :
vendanges, banquets, dionysies, flûtes harmonieuses, joies de la comédie,
chants de Sophocle, grives, petits vers d'Euripide ! ...Aristophane semble ne
laisser échapper ce demi-éloge d'Euripide que pour donner lieu tout de suite
à une réplique désobligeante de Trygée. Un peu plus loin, il reparle de
Sophocle, pour l'accuser d'avarice. Gratinos est traité d'ivrogne. Ainsi le
poète comique ne respecte rien : ceux-là même qu'il honore en certains
moments, dans d'autres il les ridiculise. Les spectateurs, ici encore, payent
leur tribut, comme les hommes illustres, à la toute puissante comédie, au bon
plaisir de la malice et de la joie : Trygée, les parcourant des yeux, montre du
doigt à Mercure le fabricant d'aigrettes qui s'arrache les cheveux, le faiseur
de hoyaux qui se moque du fourbisseur de sabres, le marchand de faux qui se
réjouit et qui fait la nique au marchand de lances : les lances désormais
serviront d'échalas pour soutenir les vignes... Le public, du reste, est
toujours content quand on le met de la partie, quand l'auteur comique le mêle
à la pièce, parce que le spectateur alors, devenant acteur en même temps,
s'intéresse par l'amour-propre à la comédie. Bien que la fiction dramatique
en soit quelque peu altérée ou suspendue, le succès de l'auteur n'en est que
plus certain.
Aux plaisanteries vient se mêler la poésie, avec des accents bucoliques, qui
sont comme un lointain prélude de Tityre et de Mélibée :
Post aliquot mea regna videns mirabor aristas !
et aussi avec des éclats de joie et des triomphes de sensualité dignes de
Rubens dans sa Kermesse ou de Teniers dans ses intérieurs flamands. Il faut
lire dans le texte même ces vers charmants, mêlés de tons si divers, dont
notre prose ne peut donner qu'un pâle reflet :
LE CHOEUR, à la déesse de la Paix. Ô toi
que désiraient les gens de bien et qui es si douce aux cultivateurs, à
présent que je t'ai contemplée avec bonheur, permets que j'aille saluer mes
vignes, et embrasser, après une si longue absence, les figuiers que j'ai
plantés dans ma jeunesse !
TRYGÉE. La belle chose qu'une houe bien emmanchée ! Comme ces hoyaux à trois
dents reluisent au soleil ! Qu'ils vont tracer des plants bien alignés ! je
brûle d'aller dans mon champ et de remuer cette terre si longtemps délaissée
! ô mes amis, rappelez-vous les plaisirs dont la Paix nous comblait autrefois :
beaux paniers de figues fraîches ou confites, myrtes, vin doux, prés
émaillés de violettes sur le bord des ruisseaux, olives tant regrettées !
Pour tous ces biens qu'elle nous rend, ô mes amis ; adorons la déesse !
LE CHOEUR. Salut, salut, divinité chérie ! ton retour nous comble de joie !
comme nous soupirions après toi, consumés du désir de revoir nos campagnes !
ô Paix si regrettée, mère de tous les biens ! Seule tu soutiens ceux qui,
comme nous, usent leur vie à travailler la terre. Nous goûtions sous ton
règne mille douceurs charmantes qui ne nous coûtaient rien. Tu étais le
gâteau de froment des laboureurs, tu étais leur salut ! Aussi nos vignes, et
nos jeunes figuiers, et tous les arbres de nos vergers souriront avec joie à
ton retour ! Mais où donc était-elle pendant un si long temps ? Dis-le-nous,
ô le plus bienveillant des dieux !
MERCURE. Sages laboureurs, écoutez mes paroles, si vous voulez savoir comment
elle fut perdue pour vous. Le principe de nos infortunes, ce fut l'exil de
Phidias (28) : Périclès craignit de partager sa
mauvaise fortune, et, redoutant votre naturel irritable, pour en prévenir les
effets, mit lui-même l'État en feu : avec cette petite étincelle du décret
de Mégare (29), faisant souffler un vent de
guerre, il alluma l'incendie, dont la fumée a fait pleurer ici et là-bas les
yeux de tous les Grecs. Dès que le feu eut fait craquer nos vignes, les
tonneaux irrités heurtèrent les tonneaux (30) ;
dès lors, il ne fut plus au pouvoir de personne d'arrêter le mal, et la Paix
disparut.
TRIGÉE. Voilà, par Apollon, ce que personne ne m'avait appris ; je ne me
doutais pas quel lien pouvait exister entre Phidias et la Paix.
LE CHŒUR. Ni moi, et je viens de l'apprendre. Je ne m'étonne plus qu'elle soit
belle, s'il y a entre elle et Phidias quelque parenté ! Que de choses nous
ignorons ! ...ô joie ! ô joie ! de laisser là le casque ! et le fromage, et
les oignons ! Foin de la guerre et des combats ! Ce que j'aime, c'est de boire
avec de bons amis, devant le feu, où pétille un bois sec, coupé pendant
l'été ; de faire griller des amandes sur les braises, ou des faînes de hêtre
sous la cendre ; ou de caresser la jeune servante (31),
pendant que ma femme est au bain ! Non, rien n'est plus charmant, quand les
semailles sont faites et quand Jupiter les arrose d'une pluie bienfaisante, que,
de recevoir un voisin qui vient vous dire : Eh bien, cher Comarchide, que
faisons-nous ? Pour moi, je boirais volontiers, pendant. que le ciel féconde
nos terres. - Allons, femme, fais-nous cuire trois mesures de haricots, où tu
mêleras un peu de froment, et donne-nous des figues. Que, Syra rappelle Manès
des champs : il n'y a pas moyen d'ébourgeonner la vigne aujourd'hui, ni de
briser les glèbes : là terre est trop humide. - Qu'on apporte de chez moi la
grive et les deux pinsons. Il doit y avoir encore du lait caillé, et quatre
morceaux de lièvre, à moins que le chat n'en ait volé hier au soir : car j'ai
entendu, au logis, je ne sais quel tapage. Garçon, apportes-en trois pour nous
; laisse le quatrième pour mon père. - Demande aussi à Eschinade des branches
de myrte avec leurs fruits. Et puis, c'est le même chemin, - qu'on appelle
Charinade, afin qu'il vienne boire avec nous, pendant que le Dieu bienfaisant
fait prospérer nos travaux.
Mais, quand revient le temps où la cigale chante sa gentille chanson, j'aime à
aller voir si les vignes de Lemnos commencent à mûrir, car celles-là sont les
plus précoces ; ou si les figues se gonflent et rougissent. Qu'il est doux,
quand elles sont à point, de les cueillir, de les goûter, en s'écriant : ô
saison douce l
Quelle variété dans ces esquisses, si finement
touchées et enlevées ! Quelle fraîcheur ! Quelle senteur de la campagne ! Un
intérieur rustique pendant l'hiver, des promenades pendant l’été, tout cela
se succède en quelques vers. Quelle poésie, et quelle réalité tout à la
fois ! Quelle saveur et quelle simplicité exquise ! Déjà le choeur des
Acharnéens avait dit, aux vers 989 et suivants : « Ô Paix, compagne de la
belle Aphrodite et des Grâces souriantes, que tes traits sont charmants ! et,
je l'ignorais ! Puisse l'Amour m'unir à toi, l'Amour que l'on peint couronné
de roses ! »
II semble que, dans ces vers de la première comédie, se trouvât le germe de
l'autre.
Dans une ode de Bacchylide se rencontraient déjà ces riantes images de la paix
: « La Paix, la grande Paix produit pour les mortels la richesse et la fleur
des douces chansons. Sur les splendides, autels des Dieux, elle brûle à la
flamme blonde les cuisses des boeufs et des brebis à la riche toison : les
jeunes gens ne songent plus qu'aux jeux du gymnase, aux flûtes et aux fêtes.
La noire araignée file sa toile sur les agrafes de fer des boucliers ; la
rouille ronge le fer des lances et des épées. On n'entend plus retentir les
clairons, et le doux sommeil n'est plus écarté des paupières au moment où il
apaise le coeur. Dans les rues se dressent les tables de festin, et partout
éclatent les hymnes joyeux. »
Ce petit tableau, sans doute, est charmant ; mais combien ceux d'Aristophane
sont plus riches, plus vifs et plus variés.
Tiygée, à qui Mercure, donne pour compagnes l'Automne et Théoria, redescend
du ciel sur la terre. Chemin faisant, il rencontre deux ou trois âmes de
poètes dithyrambiques. Que faisaient-elles là ? dit l'esclave à qui il
raconte les épisodes de son voyage aérien.
TRYGÉE. Elles tachaient d'attraper au vol
quelques débuts lyriques dans le vague des airs.
L'ESCLAVE. Est-il vrai, comme on le dit, que les hommes, après leur mort,
soient. changés en étoiles ?
TRYGÉE. Très vrai.
L'ESCLAVE. Quel est donc cet astre que je vois là-bas ?
TRYGÉE. C'est Ion de Chios, l'auteur de cette ode qui commençait par «
L'Orient... » Dès qu'il parut dans le ciel, on l'appela l'astre d'Orient.
L'ESCLAVE. Et qu'est-ce que ces étoiles qui traversent le ciel et brûlent en
courant (32) ?
TRYGÉE. Ce sont des étoiles riches qui reviennent de dîner en ville, elles
portent des lanternes, et dans ces lanternes du feu. - Mais, dépêchons,
conduis cette femme chez moi, nettoie la baignoire, et fais chauffer l'eau ;
puis prépare, pour elle et pour moi, le lit nuptial. Quand tout sera prêt,
reviens ici. Pendant ce temps, je vais la présenter au Sénat.
L'ESCLAVE. Où donc as-tu pris ce joli bagage ?
TRYGÉE. Où ? Dans le ciel.
L'ESCLAVE. Oh bien ! je ne donne pas trois oboles des dieux, s'ils font commerce
de femmes, comme nous autres mortels.
TRYGÉE. Ils ne le font pas tous ; mais, là-haut comme ici, quelques-uns vivent
de ce métier.
L'ESCLAVE, à la femme. Eh bien, entrons. (A Trygée) Dis-moi, lui
donnerai-je à manger ?
TRYGÉE. Non. Elle ne voudrait ni pain ni gâteau, habituée qu'elle est
là-haut, chez les dieux, à lécher l'ambroisie.
L'ESCLAVE. Mais on peut aussi lui servir ici quelque chose à lécher...
Enfin Trygée, à peu près comme Dicéopolis dans
les Acharnéens, et comme Peuple dans les Chevaliers, ne songe
plus qu'à vivre en joie et en liesse, avec sa déesse. Ici encore, éclatent,
jaillissent à fois cent mille bouffonneries licencieuses, qui sont le
couronnement de la comédie et en quelque sorte le dessert du cômos. Il y a, du
vers 868 au vers 904, une longue description digne de l'Aretin, quand l'esclave
vient dire que l'épousée est prête et que tout est bien en état. Et, du vers
1626 au vers 1239, on rencontre une scène qui pourrait figurer dans le chapitre
XIII du livre Ier de Gargantua.
Le mariage n'est pas encore à cette, époque le dénouement obligé de la
comédie ; mais on en voit déjà poindre l'usage : ce n'est alors qu'un
instinct de la chair, ce sera plus tard une habitude et un procédé. Quoiqu'on
retrouve dans cette pièce l'imagination et la poésie de détails qui brillent
dans les précédentes, l'ensemble en est moins remarquable, la trame en est
plus faible. La seconde partie, dépouillée pour nous de tout l'appareil du
spectacle, semble un peu traînante. Pour les Athéniens, elle était relevée
par la mise en scène, par les costumes, et par toute la pompe poétique et
musicale de l'épithalame qui la terminait ;
LE CHOEUR. Faites silence, voici que, la fiancée va paraître : prenez des
torches ! Que tout le peuple se réjouisse avec nous et se mêle à nos danses !
Quand nous aurons bien dansé et bien bu, et chassé Hyperbolos (33), nous
déménagerons pour retourner aux champs, et nous prierons les dieux de donner
la richesse aux Grecs, d'accorder à tous d'abondantes récoltes, en orge, en
vin, en figues, de rendre les femmes fécondes, de nous faire recouvrer enfin
tous les biens que nous avions perdus, et d'abolir l'usage du fer meurtrier.
TRYGÉE. Chère épouse, partons pour les champs,
et viens, belle, coucher bellement avec moi.
LE CHOEUR. Ô hymen, ô hyménée ! ô trois fois heureux ! et bien digne de ton
bonheur !
TRYGÉE. Ô hymen, ô hyménée !
PREMIER DEMI-CHOEUR, montrant la femme. Que lui ferons-nous ?
DEUXIÈME DEMI-CHOEUR. Que lui ferons-nous ?
PREMIER DEMI-CHOEUR. Nous cueillerons ses baisers.
DEUXIÈME DEMI-CHOEUR. Nous cueillerons ses baisers (34).
PREMIER DEMI-CHOEUR. Allons, camarades, nous qui sommes au premier rang,
enlevons et portons le fiancé. Ô hymen, ô hyménée !
TRYGÉE. Ô hymen, ô hyménée !
DEUXIÈME DEMI-CHOEUR. Vous aurez une jolie maison, pas de soucis, et de bonnes
figues. Ô hymen, ô hyménée !
TRYGÉE. Ô hymen, ô hyménée !
PREMIER DEMI-CHOEUR. Celui-ci en a de grosses, celle-là en a de douces.
TRYGÉE. Mangez et buvez à-coeur-joie ; et ensuite répétez encore ô hymen,
ô hyménée !
DEUXIÈME DEMI-CHOEUR. Ô hymen, ô hyménée !
TRYGÉE. Joie et liesse, mes amis ! Ceux qui me suivront auront des gâteaux.
Il faut vous figurer cette fin animée. Vous la
devinez, quoiqu'il y ait plusieurs lacunes dans le texte de cette dernière
scène.
On croit que cette pièce fut presque improvisée et cela expliquerait la
faiblesse de la composition et de la contexture ; mais combien de détails
charmants !
Au reste, la contexture des comédies d'Aristophane en général est des plus
simples. C'est à peu près la même que nos auteurs emploient, sans se mettre
la tête à la torture, dans nos revues de fin d'année : le procédé
épisodique est celui de tout le théâtre grec, aussi bien des tragédies que
des comédies. C'est également celui de Shakespeare. Il n'y en a point de plus
aisé ni de plus naturel. Le procédé de notre théâtre classique est plus
concentré, plus artificieux, et peut-être aussi plus artificiel, lorsque le
génie ne l'anime point. Les Grecs n'ont guère connu l'unité régulière : ils
n'ont connu que l'unité de verve, si l'on peut s'exprimer ainsi. Peuple
inspiré, qui créait en se jouant ; et pour un jour Aristophane déploie plus
de variété dans ses personnages que dans ses plans. Ses dénouements ont
presque tous entre eux un air de ressemblance. On pourrait en dire autant de
ceux de Molière. Quand ces grands poètes comiques ont bien fait rire et bien
frappé leur auditoire, ils savent qu'ils n'ont plus besoin de se mettre en
frais d'imagination pour terminer la comédie : le premier moyen venu suffit ;
on écoute à peine la fin de la pièce, loin de songer à l'éplucher. Les
éclats de rire qui se continuent enveloppent et enlèvent le dénouement. Les
contrastes, les antithèses en action, sont un des procédés d'Aristophane.
Ainsi, au dénouement des Acharnéens, il nous a montré, d'un côté,
Dicéopolis, partisan de la paix, jouissant de tous les biens qu'elle procure ;
de l'autre, Lamachos, partisan de la guerre, que l'on ramène estropié, percé
de coups. Dans la comédie de la Paix, nous venons de voir, d'une part,
le fabricant d'aigrette qui, de désespoir, s'arrache les cheveux ; de l'autre,
le fabricant de faux et le marchand de tonneaux qui se réjouissent ; les piques
changées en échalas, les casques en marmites, les trompettes guerrières en
pieds de balances pacifiques (35).
Il a ses procédés pour les expositions, comme pour les dénouements. Ainsi les
Archarnéens, Lysistrata que nous allons analyser, des Femmes à
l'Assemblée qui viendront plus tard, commencent de même, par une
convocation, à laquelle on ne se rend qu'avec lenteur : le principal
personnage, attendant les autres et se plaignant de leur retard, fait
l'exposition ; à peu près de la même manière dans chacune de ces trois
comédies. Les Athéniens étaient flâneurs, comme sont les Parisiens ;
l'Assemblée se trouvait rarement en nombre à l'heure dite : le poète comique
ne devait donc pas craindre dé renouveler la peinture de cette flânerie, qui
elle-même se renouvelait tous les jours.
1.
Voir la fin du volume, l'Appendice numéro 1.
2. Les femmes et les enfants ne sont pas compris dans ce chiffre.
Les esclaves non plus. Voir, sur la population totale, Wallon, Histoire de
l'Esclavage dans l'antiquité.
3. Victor Duruy, Histoire grecque.
4. Le roi fit des reproches à M. de Vendôme, puis à M. de
la Rochefoucauld, de ce qu'ils n'allaient jamais au sermon, pas même à ceux du
père Séraphin. M. de Vendôme lui répondit librement « qu'il ne pouvait
aller entendre un homme qui disait tout ce qu'il lui plaisait, sans que personne
eût la liberté de lui répondre, et fit rire le roi par cette saillie.»
Mémoires du duc de Saint-Simon.
5. Par la bouche du coryphée. Ici c'est le coryphée du
choeur des Nuées, c'est par conséquent une Nuée qui parle, une nuée
sous la forme d'une fille : de là la plaisanterie.
6. « Il faut remarquer, dit Otfried Müller, qu'à Athènes
l'État se souciait peu de savoir qui était le véritable auteur d'un drame, et
cette question n'était même jamais posée officiellement. Le magistrat qui
présidait à une des fêtes de Dionysos, où il était d'usage d'amuser le
peuple par des drames nouveaux*, accordait cette concession au maître de choeur
qui offrait de préparer le choeur et les acteurs pour une pièce nouvelle, pour
peu qu'on eût en lui la confiance nécessaire. Les comiques étaient, aussi
bien que les tragiques, maîtres de choeur, chorodidascales, de profession ; et,
dans toutes les choses officielles, telles que payement et distribution des
prix, l'État s'enquérait uniquement de celui qui avait préparé le choeur et
monté la pièce nouvelle. En outre, une coutume que les tragiques
abandonnèrent dès le temps de Sophocle s'était maintenue plus longtemps parmi
les comiques : le poète chorodidascale jouait en même temps le premier rôle,
celui de protagoniste.
Aristophane avait donc confié ses premières pièces a deux maîtres de choeur
de ses amis, Philonidès et Callistrate. On ajoute même, d'après quelques
témoignages anciens, qu'il avait fait la distinction de donner à Callistrate
les pièces politiques, à Philonidès celles qui se rapportaient à la vie
privée. Ces amis sollicitaient ensuite de l'archonte le choeur, mettaient la
pièce en scène, obtenaient même (les didascalies en citent plusieurs
exemples) le prix si la pièce était couronnée ; le tout comme s'ils étaient
les véritables auteurs, quoique le public intelligent ne pût guère se tromper
sur l'auteur de la pièce, ni hésiter entre le génie d'Aristophane, qui venait
de se révéler, et Callistrate, qui leur était bien. connu ». Otfried
Müller, Hist. de la litt. gr., trad. K. Hillebrand.
* Aux grandes Dionysies c'était le premier archonte ; aux Lénéennes, le
basileus.
7. E. Du Méril, Revue des Deux-Mondes, 1er juillet
1846. « C'est un peu près ainsi qu'on définissait autrefois, la France « une
monarchie absolue tempérée par des chansons. »
8. Ainsi que le montrent les fragments qui concernent les
Longs Murs et l'Odéon.
9. Otfried Müller, Hist. de la litt. gr.,
trad. K. Hillebrand.
10. La scène des petits cochons de lait semble une broderie de
fantaisie sur le proverbe athénien qui disait : « Un Mégarien vendrait bien
ses enfants pour de petits cochons, si quelqu'un voulait les prendre.
11. Proprement : Dénonciateur de [ceux qui exportent les] figues
[par contrebande]. Le Sénat, a une époque ancienne, dit Plutarque, avait
défendu par une loi d'exporter les figues de l'Attique : ceux qu'on trouvait en
contravention étaient condamnés à une amende, au profit du dénonciateur. Le
ministère public étant chose inconnue à la Grèce comme à Rome, c'étaient
les citoyens eux-mêmes qui dénonçaient ceux qui, en violant la loi, faisaient
tort à la société. Les sycophantes ne méritèrent donc pas toujours le
mépris qui s'attache à leur nom, puisque les coupables fussent restés impunis
si quelque citoyen ne les eût appelés en justice, et cela à ses risques et
périls : car, dans les actions publiques, l'accusateur qui n'obtenait pas au
moins un cinquième des suffrages payait une amende de mille drachmes ; c'était
un moyen de tenir en bride les sycophantes. Mais on comprend que, malgré cette
précaution de la loi, ce rôle, par, sa nature même, pouvait devenir aisément
abusif et odieux. Souvent on accusa des innocents. Il en résulta que, par
extension, le nom de sycophantes fut donné d'une manière générale aux
calomniateurs et aux gens très nombreux qui vivaient du produit de leurs
dénonciations. Aristophane ne laisse échapper aucune occasion de flétrir et
de ridiculiser les sycophantes. Isocrate, lui aussi, poursuivra sans relâche
les sycophantes. « C'est, dit M. Ernest Haret, le nom dont on nommait à
Athènes ces aboyeurs misérables, ces dénonciateurs infâmes, qui donnent les
citoyens a déchirer aux citoyens, jetant de préférence en proie aux passions
publiques ceux dont ils redoutent le plus la raison ou la vertu.... Isocrate
trouve contre les sycophantes des flétrissures presque égales à leur
abjection. Il a tracé notamment, à la fin du discours sur l'Antidosis un
portrait de cette espèce d'hommes vraiment achevé et ineffaçable. Il a
oublié un trait ce pendant, qui ne se dessinait pas encore c'est que le
sycophante contient en lui le délateur, c'est-à-dire ce qui se présente de
plus triste et de plus odieux dans l'histoire. Le délateur du temps des
Césars, c'est le sycophante sans la liberté. »
12. Érasme s'est souvenu sans doute de ce tableau, lorsqu'il a
mis en scène un chartreux et un soldat : celui-ci revenant de la guerre,
éclopé, misérable, aussi ruiné de corps que de biens ; celui-là en pleine
fleur de santé, libre de soins et charmé du repos ; tous deux étrangers à
toute croyance noble et généreuse. Aussi Érasme se moque-t-il de tous les
deux.
13. Cléon était fils d'un corroyeur et avait été corroyeur
lui-même. Ill n'était point Paphlagonien ; mais ce nom en grec, par une sorte
d'onomatopée, fait allusion à sa voix rauque et à son éloquence violente et
tumultueuse. De plus, le poète, en le nommant ainsi, semble à son tour le
désigner comme étranger et lui renvoyer son injure. Enfin le scoliaste ajoute
que les Paphlagoniens, en général, passaient pour d'assez malhonnêtes gens.
14. On rend comme on peut ce calembour, l'épouvantail au
lieu de l'éventail : le grec dit bursÛnhn,
fouet de cuir, au lieu de mursÛnhn,
branche de myrte, avec laquelle les esclaves éventaient le maître ou
chassaient les mouches. Ici, les mouches, ce sont les orateurs, qui seuls alors,
avec les poèles comiques, remplissaient le rôle que les journalistes
remplissent aujourd'hui.
15. Voir, à la fin de ce volume, l'Appendice, numéro II.
16. Voir, à la. fin du volume, dans l'Appendice, numéro III, les
excellentes observations de M. Grote, pour compléter ce point.
17. G. Grote, Hist. de la Grèce, trad. par A.-L. de Sadous, tome
IX.
18. Comme on a pu le voir précédemment, page 3, nous ne
partageons pas absolument ce point de vue particulier.
19. Ernest Havet, Introduction au Discours d'Isocrate sur l'Antidosis.
20. Ernest Havet, Introduction au Discours d'Isocrate sur l'Antidosis.
21. On appelle didascalie un ensemble de renseignements, très
précieux pour la plupart, relatifs à la date, à l'auteur et à la mise en
scène d'une pièce, et qui en accompagnent le titre.
22. Otfried Müller, Hist. de la litt. gr., trad. K.
Hillebrand.
23. Pour une expédition. - Cf., dans les Acharnéens,
page 21.
24. Cléon.
25. Cléon ou la Guerre ? Le sujet, dans le texte, n'est pas
exprimé.
26. Comme les serpents changent de peau, dit le Scholiaste.
Le mot grec, aspis, qui signifie bouclier, signifie aussi serpent. L'exactitude
n'est pas nécessaire dans les plaisanteries ; au contraire ! c'est pourquoi les
gens trop exacts ne sont pas toujours très plaisants.
27
On plantait en terre un long bâton, en travers duquel un autre faisait
comme une balance, sous les deux bassins de laquelle étaient deux autres
bassins plus grands et remplis d'eau, et sous cette eau il y avait une 'figure
en bronze adoré, qu'on appelait Manès. Le jeu, à la fin des banquets,
consistait à verser, d'assez loin, du vin dans l'un des bassins d'en haut, de
façon qu'entraîné par le poids du liquide il trébuchât et allât heurter
avec bruit la tète du bonhomme caché sous l'eau, sans que le vin se répandît
: alors on avait gagné, et c'était signe qu'on était aimé de celle qu'on
aimait. Autrement, on avait perdu.
28.
Chargé d'exécuter la statue de Minerve, Phidias fut accusé par ses ennemis
d'avoir détourné une partie de l'or dont elle devait étre ornée. La calomnie
et l'exil furent la récompense de ses travaux ; Périclès se considéra comme
attaqué dans la personne de son ami, et craignit peut-être de se voir
lui-même obligé de rendre ses comptes : ce fut, dit-on, un des motifs qui le
déterminèrent à engager les Athéniens dans la guerre du Péloponnèse.
29. Ce décret interdisait de laisser entrer aucun Mégarien sur le
territoire de l'Attique, ni de faire aucun commerce avec ce peuple. Les
Mégariens, qui tiraient d'Athènes tous leurs approvisionnements, furent
réduits par ce décret à la famine: Qu'on se rappelle la scène du Mégarien
forcé de vendre ses deux filles, dans la comédie des Acharnéens; voir
ci-dessus, page 23.
30. C'est-à-dire que les vignes ayant été ravagées par l'ennemi
dès le commencement, cela augmenta l'animosité, et dès lors la guerre fut
lancée avec fureur.
31. Le texte dit : La jeune Thrace. Les esclaves portaient souvent
le nom de leur pays, comme autrefois chez nous les domestiques : Champagne,
Bourguignon, etc.
32. Ce qu'on appelle étoiles filantes.
33. Ce démagogue que, dans la comédie des Chevaliers,
on a vu remplacer Cléon dans la faveur de [a multitude : car un démagogue
chasse l'autre, et tous sont chassés tour à tour.
34. Trug®somen aét®n.
On joue sûr le nom de Trygée, qui, nous l'avons dit, signifie à peu près
vendangeur. Mot à mot, nous la vendangerons, nous la vendangerons.
35. Rapprochez Rabelais, au chapitre de Frère Jean des
Entommures : « Les taborineurs avoient défoncé leurs taborins d'un costé,
pour les emplir de raisins : les trompettes estoient chargées de moussines »
(de grappes liées ensemble), etc. - Et Alfred de Musset, à ce vers :
De ta robe de noce on fit un parapluie !