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Voyage du jeune Anacharsis en Grèce,

de l'abbé Barthélemy (1788).

 

AVERTISSEMENT.

Je suppose qu'un Scythe, nommé Anacharsis vient en Grèce quelques années avant la naissance d'Alexandre et que d'Athènes, son séjour ordinaire. Il fait plusieurs voyages dans les provinces voisines, observant partout les mœurs et les usages des peuples, assistant à leurs fêtes, étudiant la nature de leurs gouvernements; quelquefois consacrant ses loisirs à des recherches sur les progrès de l'esprit humain ; d'autres, conversant avec les grands hommes qui florissaient alors, tels qu'Épaminondas, Phocion, Xénophon, Platon, Aristote, Démosthène, etc. Dès qu'il voit la Grèce asservie à Philippe, père d'Alexandre, il retourne en Scythie, il y met eu ordre la suite de ses voyages ; et, pour n'être pas forcé d'interrompre sa narration, il rend compte, dans une introduction, des faits mémorables qui s'étaient passés en Grèce avant qu'il eût quitté la Scythie.
L'époque que j'ai choisie, une des plus intéressantes que nous offre l'histoire des nations, peut être envisagée sous deux aspects. Du côté des lettres et des arts, elle lie le siècle le Périclès à celui d'Alexandre. Mon Scythe a fréquenté quantité d'Athéniens qui avaient vécu avec Sophocle, Euripide, Aristophane, Thucydide, Socrate, Zeuxis et Parrhasois. Je viens de citer quelques-uns des écrivains célèbres qu'il a connus; il a vu paraître les chefs-d'oeuvre de Praxitèle, d'Euphranor et de Pamphile, ainsi que les premiers essais d'Apelle et de Protogène ; et dans une des dernières années de son séjour en Grèce, naquirent Epicure et Ménandre.
Sous le second aspect, cette époque n'est pas moins remarquable. Anacharsis fut témoin de la révolution qui changea la face de la Grèce, et qui, quelque temps après, détruisit l'empire des Perses. A son arrivée, il trouva le jeune Philippe auprès d'Épaminondas; et il le vit monter sur le trône de Macédoine, déployer pendant vingt-deux ans contre les Grecs toutes les ressources de son génie, et obliger enfin ces fiers républicains à se jeter entre ses bras.
J'ai composé un voyage plutôt qu'une histoire, parce que tout est en action dans un voyage et qu'on y permet des détails interdits à l'historien. Ces détails, quand ils ont rapport à des usages, ne sont souvent qu'indiqués dans les auteurs anciens; souvent ils ont partagé les critiques modernes. Je les ai tous discutés avant que d'en faire usage. J'en ai même, dans une révision, supprimé une grande partie; et peut-être n'ai-je pas poussé le sacrifice assez loin.
Je commençai cet ouvrage en 1757 ; je n'ai cessé d'y travailler depuis. Je ne l'aurais pas entrepris si, moins ébloui de la beauté du sujet, j'avais plus consulté mes forces que mon courage.

INTRODUCTION AU VOYAGE DE LA GRÈCE.

S'il faut s'en rapporter aux traditions anciennes, les premiers habitants de la Grèce n'avaient pour demeures que des antres profonds, et n'en sortaient que pour disputer aux animaux des aliments grossiers et quelquefois nuisibles. Réunis dans la suite sous des chefs audacieux, ils augmentèrent leurs lumières, leurs besoins et leurs maux. Le sentiment de leur faiblesse les avait rendus malheureux ; ils le devinrent par le sentiment de leurs forces. La guerre commença, de grandes passions s'allumèrent ; les suites en furent effroyables. Il fallait des torrents de sang pour s'assurer de la possession d'un pays. Les vainqueurs dévoraient les vaincus ; la mort était sur toutes les têtes, et la vengeance dans tous les coeurs.
Mais, soit que l'homme se lasse enfin de sa férocité, soit que le climat de la Grèce adoucisse tôt ou tard le caractère de ceux qui l'habitent, plusieurs hordes de sauvages coururent au-devant des législateurs qui entreprirent de les policer. Ces législateurs étaient des Egyptiens qui venaient d'aborder sur les côtes de l'Argolide. Ils y cherchaient un asile, ils y fondèrent un empire ; et ce fut sans doute un beau spectacle de voir des peuples agrestes et cruels s'approcher en tremblant de la colonie étrangère, en admirer les travaux paisibles, abattre leurs forêts aussi anciennes que le monde, découvrir sous leurs pas mêmes une terre inconnue et la rendre fertile, se répandre avec leurs troupeaux dans la plaine, et parvenir enfin à couler dans l'innocence ces jours tranquilles et sereins qui font donner le nom d'âge d'or à ces siècles reculés.
Cette révolution commença sous Inachus (1), qui avait conduit la première colonie égyptienne ; elle continua sous Phoronée son fils. Dans un court espace de temps, l'Argolide, l'Arcadie et les régions voisines changèrent de face.
Environ trois siècles après, Cécrops, Cadmus et Danaüs (2) parurent, l'un dans l'Attique, l'autre dans la Béotie, et le troisième dans l'Argolide. Ils amenèrent avec eux de nouvelles colonies d'Égyptiens et de Phéniciens. L'industrie et les arts franchiront les bornes du Péloponnèse, et leurs progrès ajoutèrent pour ainsi dire de nouveaux peuples au genre humain.
Cependant une partie des sauvages s'était retirée dans les montagnes, ou vers les régions septentrionales de la Grèce. Ils attaquèrent les sociétés naissantes, qui, opposant lu valeur à la férocité, les forcèrent d'obéir à des lois, ou d'alter en d'autres climats jouir d'une funeste indépendance.
Le règne de Phoronée est la plus ancienne époque de l'histoire des Grecs; celui de Cécrops, de l'histoire des Athéniens. Depuis ce dernier prince jusqu'à la fin de la guerre du Péloponnèse, il s'est écoulé environ 1560 ans. Je les partage en deux intervalles; l'un finit à la première des Olympiades, l'autre à la prise d'Athènes par les Lacédémoniens (3). Je vais rapporter les principaux événements qui se sont passés dans l'un et dans l'autre : je m'attacherai surtout à ceux qui regardent les Athéniens; et j'avertis que, sous la première de ces périodes, les faits véritables, les traits fabuleux, également nécessaires à connaître pour l'intelligence de la religion, des usages et des monuments de la Grèce, seront confondus dans ma narration, comme ils le sont dans les traditions anciennes. Peut-être même que mon style se ressentira de la lecture des auteurs que j'ai consultés. Quand on est dans le pays des fictions, il est difficile de n'en pas emprunter quelquefois le langage.

PREMIÈRE PARTIE.

La colonie de Cécrops tirait son origine de la ville de Saïs en Égypte. Elle avait quitté les bords fortunés du Nil pour se soustraire à la loi d'un vainqueur inexorable, et, après une longue navigation, elle était parvenue aux rivages de l'Attique, habités de tout temps par un peuple que les nations farouches de la Grèce avaient dédaigné d'asservir. Ses campagnes stériles n'offraient point de butin, et sa faiblesse ne pouvait inspirer de crainte. Accoutumé aux douceurs de la paix, libre sans connaître le prix de la liberté, plutôt grossier que barbant, il devait s'unir sans effort à des étrangers que le malheur avait instruits. Bientôt les Égyptiens et les habitants de l'Attique ne formèrent qu'un seul peuple ; mais les premiers prirent sur les seconds cet ascendant qu'on accorde tôt ou tard à la supériorité des lumières ; et Cécrops, placé à la tête des uns et des autres, conçut le projet do faire le bonheur de la patrie qu'il venait d'adopter.
Les anciens habitants de cette contrée voyaient renaître tous les ans les fruits sauvages du chêne, et se reposaient sur la nature d'une production qui assurait leur subsistance. Cécrops leur présenta une nourriture plus douce, et leur apprit à la perpétuer. Différentes espèces de grains furent confiés à la terre ; l'olivier fut transporté de l'Égypte dans l'Attique; des arbres, auparavant inconnus, étendirent sur de riches moissons leurs branches chargées de fruits. L'habitant de l'Attique, entraîné par l'exemple des Égyptiens experts dans l'agriculture, redoublait ses efforts, et s'endurcissait à la fatigue ; mais il n'était pas encore remué par des intérêts assez puissants pour adoucir ses peines et l'animer dans ses travaux.
Le mariage fut soumis à des lois ; et ces règlements, sources d'un nouvel ordre de vertus et de plaisirs, firent connaître les avantages de la décence, les attraits de la pudeur, le désir de plaire, le bonheur d'aimer, la nécessité d'aimer toujours. Le père entendit, au fond de son coeur, la voix secrète de la nature ; il l'entendit dans le coeur de son épouse et de ses enfants. Il se surprit versant des larmes que ne lui arrachait plus la douleur, et apprît à s'estimer en devenant sensible. Bientôt les familles se rapprochèrent par des alliances ou par des besoins mutuels ; des chaînes sans nombre embrassèrent tous les membres de la société. Les biens dont ils jouissaient ne leur furent plus personnels, et les maux qu'ils n'éprouvaient pas ne leur furent plus étrangers.
D'autres motifs facilitèrent la pratique des devoirs. Les premiers Grecs offraient leurs hommages à des dieux dont ils ignoraient les noms, et qui, trop éloignés des mortels, et réservant toute leur puissance pour régler la marche de l'univers, manifestaient à peine quelques-unes de leurs volontés dans le petit canton de Dodone en Épire. Les colonies étrangères donnèrent à ces divinités les noms qu'elles avaient en Égypte, en Libye, en Phénicie, et leur attribuèrent à chacune un empire limité et des fonctions particulières. La ville d'Argos fut spécialement consacrée à Junon, celle d'Athènes à Minerve, celle de Thèbes à Bacchus. Par cette légère addition au culte religieux, les dieux parurent se rapprocher de la Grèce, et partager entre eux ses provinces. Le peuple les crut plus accessibles, en les croyant moins puissants et moins occupés. Il les trouva partout autour de lui ; et, assuré de fixer désormais leurs regards, il conçut une plus haute idée de la nature de l'homme.
Cécrops multiplia les objets de la vénération publique, il invoqua le souverain des dieux sous le titre de Très-Haut : il éleva de toutes parts des temples et des autels ; mais il défendit d'y verser le sang des victimes, soit pour conserver les animaux destinés à l'agriculture, soit pour inspirer à ses sujets l'horreur d'une scène barbare qui s'était passée en Arcadie. Un homme, un roi, le farouche Lycaon, venait d'y sacrifier un enfant à ces dieux qu'on outrage toutes les fois qu'on outrage la nature. L'hommage que leur offrit Cécrops était plus digne de leur bonté : c'étaient des épis et des grains, prémices des moissons dont ils enrichissaient l'Attique, et des gâteaux, tribut de l'industrie que ses habitants commençaient à connaître.
Tous les règlements de Cécrops respiraient la sagesse et l'humanité. Il en fit pour procurer à ses sujets une vie tranquille, et leur attirer des respects au delà même du trépas. II voulut qu'on déposât leurs dépouilles mortelles dans le sein de la mère commune des hommes, et qu'on ensemençât aussitôt la terre qui les couvrait, afin que cette portion de terrain ne fût point enlevée au cultivateur. Les parents, la tête ornée d'une couronne, donnaient un repas funèbre ; et c'est là que, sans écouter la voix de la flatterie ou de l'amitié, on honorait la mémoire de l'homme vertueux, on flétrissait celle du méchant. Par ces pratiques touchantes, les peuples entrevirent que l'homme, peu jaloux de conserver après sa mort une seconde vie dans l'estime publique, doit au moins laisser une réputation dont ses enfants n'aient point à rougir.
La même sagesse brillait dans l'établissement d'un tribunal qui parait s'être formé vers les dernières années de ce prince, ou au commencement du règne de son successeur : c'est celui de l'Aréopage, qui, depuis son origine, n'a jamais prononcé un jugement dont on ait pu se plaindre, et qui contribua le plus à donner aux Grecs les premières notions de la justice.
Si Cécrops avait été l'auteur de ces mémorables institutions et de tant d'autres qu'il employa pour éclairer les Athéniens, il aurait été le premier des législateurs et le plus grand des mortels; mais elles étaient l'ouvrage de toute une nation attentive à les perfectionner pendant une longue suite de siècles. Il les avait apportées d'Égypte ; et l'effet qu'elles produisirent fut si prompt, que l'Attique se trouva bientôt peuplée de. vingt mille habitants, qui furent divisés en quatre tribus.
Des progrès si rapides attirèrent l'attention des peuples qui ne vivaient que de rapines. Des corsaires descendirent sur les côtes de l'Attique, des Béotiens en ravagèrent les frontières ; ils répandirent la terreur de tous côtés. Cécrops en profita pour persuader à ses sujets de rapprocher leurs demeures alors éparses dans la campagne, et de les garantir, par une enceinte, des insultes qu'ils venaient d'éprouver. Les fondements d'Athènes furent jetés sur la colline où l'on voit aujourd'hui la citadelle. Onze autres villes s'élevèrent en différents endroits ; et les habitants, saisis de frayeur, firent sans peine le sacrifice qui devait leur coûter le plus : ils renoncèrent à la liberté de la vie champêtre, et se renfermèrent dans des murs qu'ils auraient regardés comme le séjour de l'esclavage s'il n'avait fallu les regarder comme l'asile de la faiblesse. A l'abri de leurs remparts, ils furent les premiers des Grecs à déposer, pendant la paix, ces armes meurtrières, qu'auparavant ils ne quittaient jamais.
Cécrops mourut après un règne de cinquante ans. Il avait épousé la fille d'un des principaux habitants de l'Attique. Il en eut un fils dont il vit finir les jours, et trois filles à qui les Athéniens décernèrent les honneurs divins. Ils conservent encore son tombeau dans le temple de Minerve; et son souvenir est gravé, en caractères ineffaçables, dans la constellation du Verseau, qu'ils lui ont consacrée.
Après Cécrops, régnèrent, pendant l'espace d'environ cinq cent soixante-cinq ans, dix-sept princes, dont Codrus fut le dernier.
Les regards de la postérité ne doivent point s'arrêter sur la plupart d'entre eux. Et qu'importe, en effet, que quelques-uns aient été dépouillés par leurs successeurs du rang qu'ils avaient usurpé, et que les noms des autres se soient par hasard sauvés de l'oubli ? Cherchons, dans la suite de leurs règnes, les traits qui ont influé sur le caractère de la nation, ou qui devaient contribuer à son bonheur.
Sous les règnes de Cécrops et de Cranaüs son successeur, les habitants de l'Attique jouirent d'une paix assez constante. Accoutumés aux douceurs et à la servitude de la société, ils étudiaient leurs devoirs dans leurs besoins, et les moeurs se formaient d'après les exemples.
Leurs connaissances, accrues par des liaisons si intimes, s'augmentèrent encore par le commerce des nations voisines. Quelques années après Cécrops, les lumières de l'Orient pénétrèrent en Béotie. Cadmus, à la tête d'une colonie de Phéniciens, y porta le plus sublime de tous les arts, celui de retenir par de simples traits les sons fugitifs de la parole et les plus fines opérations de l'esprit. Le secret de l'écriture, introduite on Attique, y fut destiné, quelque temps après, à conserver le souvenir des événements remarquables.
Nous ne pouvons fixer d'une manière précise le temps où les autres arts furent connus, et nous n'avons à cet égard que des traditions à rapporter. Sous le règne d'Érichthonius, la colonie de Cécrops accoutuma les chevaux, déjà dociles au frein, à traîner péniblement un chariot, et profita du travail des abeilles, dont elle perpétua la race sur le mont Hymète. Sous Pandion, elle fit de nouveaux progrès dans l'agriculture ; mais une longue sécheresse ayant détruit les espérances du laboureur, les moissons de l'Égypte suppléèrent aux besoins de la colonie, et l'on prit une légère teinture du commerce. Érechthée, son successeur, illustra son règne par des établissements utiles, et les Athéniens lui consacrèrent un temple après sa mort.
Ces découvertes successives redoublaient l'activité du peuple, et, en lui procurant l'abondance, le préparaient à la corruption : car, dès qu'on eut compris qu'il est dans la vie des biens que l'art ajoute à ceux de la nature, les passions réveillées se portèrent vers cette nouvelle image du bonheur. L'imitation aveugle, ce mobile puissant de la plupart des actions des hommes, et qui d'abord n'avait excité qu'une émulation douce et bienfaisante, produisit bientôt l'amour des distinctions, le désir des préférences, la jalousie et la haine. Les principaux citoyens, faisant mouvoir à leur gré ces différents ressorts, remplirent la société de troubles, et portèrent leurs regards sur le trône. Amphictyon obligea Cranaüs d'en descendre; lui-même fut contraint de le céder à Érichthonius.
A mesure que le royaume d'Athènes prenait de nouvelles forces, on voyait ceux d'Argos, d'Arcadie, de Lacédémone, de Corinthe, de Sicyone, de Thèbes, de Thessalie et d'Épire, s'accroître par degrés, et continuer leur révolution sur la scène du monde.
Cependant l'ancienne barbarie reparaissait ; au mépris des lois et des moeurs, il s'élevait par intervalles des hommes robustes qui se tenaient sur les chemins pour attaquer les passants, ou des princes dont la cruauté froide infligeait à des innocents des supplices lents et douloureux. Mais la nature, qui balance sans cesse le mal par le bien, fit naître, pour les détruire, des hommes plus robustes que les premiers, aussi puissants que les seconds, plus justes que les uns et les autres. Ils parcoururent la Grèce, ils la purgeaient du brigandage de rois et des particuliers : ils paraissaient au milieu des Grecs comme des mortels d'un ordre supérieur; et ce peuple enfant, aussi extrême dans sa reconnaissance que dans ses alarmes, répandait tant de gloire sur leurs moindres exploits, que l'honneur de le protéger était devenu l'ambition des âmes fortes.
Cette espèce d'héroïsme, inconnu aux siècles suivante, ignoré des autres nations, le plus propre néanmoins à concilier les intérêts de l'orgueil avec ceux de l'humanité, germait de toutes parts, et s'exerçait sur foutes sortes d'objets. Si un animal féroce, sorti du fond des bois, semait la terreur dans les campagnes, le héros de la contrée se faisait un devoir d'en triompher aux yeux d'un peuple qui regardait encore la force comme la première des qualités, et le courage comme la première des vertus. Les souverains eux-mêmes, flattés de joindre à leurs titres la prééminence du mérite le plus estimé dans leur siècle, s'engageaient dans des combats qui, en manifestant leur bravoure, semblaient légitimer encore leur puissance. Mais bientôt ils aimèrent des dangers qu'ils se contentaient auparavant de ne pas craindre. Ils allèrent les mendier au loin, ou les firent mettre autour d'eux ; et comme les vertus exposées aux louanges se flétrissent aisément, leur bravoure, dégénérée en témérité, ne changea pas moins d'objet que de caractère. Le salut des peuples ne dirigeait plus leurs entreprises ; tout était sacrifié à des passions violentes, dont l'impunité redoublait la licence. La main qui venait de renverser un tyran de son trône dépouillait un prince juste des richesses qu'il avait reçues de ses pères, ou lui ravissait une épouse distinguée par sa beauté. La vie des anciens héros est souillée de ces taches honteuses.
Plusieurs d'entre eux, sous le nom d'Argonautes (4), formèrent le projet de se rendre dans un climat lointain, pour s'emparer des trésors d'Aeétês, roi de Colchos. II leur fallut traverser des mers inconnues et braver sans cesse de nouveaux dangers ; mais ils s'étaient déjà séparément signalés par tant d'exploits, qu'en se réunissant ils se crurent invincibles, et le furent en effet. Parmi ces héros on vit Jason, qui séduisit et enleva Médée, fille d'Aeétès, mais qui perdit pendant son absence le trône de Thessalie, où sa naissance l'appelait ; Castor et Pollux, fils de Tyndare, roi de Sparte, célèbres par leur valeur, plus célèbres par une union qui leur a mérité des autels ; Pélée, roi de la Phthiotide, qui passerait pour un grand homme si son fils Achille n'avait pas été plus grand que lui ; le poète Orphée, qui partageait des travaux qu'il adoucissait par ses chants; Hercule enfin, le plus illustre des mortels, et le premier des demi-dieux.
Toute la terre est pleine du bruit de son nom et des monuments de sa gloire. Il descendait des rois d'Argos : on dit qu'il était fils de Jupiter et d'Alcmène, épouse d'Amphitryon; qu'il fit tomber sous ses coups et le lion de Némée, et le taureau de Crète, et le sanglier d'Érymanthe, et l'hydre de Lerne, et des monstres plus féroces encore : un Busiris, roi d'Égypte, qui trempait lâchement ses mains dans le sang des étrangers; un Antée de Libye, qui ne les dévouait à la mort qu'après les avoir vaincus à la lutte ; et les géants de Sicile, et les centaures de Thessalie, et tous les brigands de la terre, dont il avait fixé les limites à l'occident, comme Bacchus les avait fixées à l'orient. On ajoute qu'il ouvrit les montagnes pour rapprocher les nations, qu'il creusa des détroits pour confondre les mers, qu'il triompha des enfers, et qu'il fit triomher les dieux dans los combats qu'ils livrèrent aux géants.
Son histoire est un tissu de prodiges, ou plutôt c'est l'histoire de tous ceux qui ont porté le même nom et subi les mêmes travaux que lui. On a exagéré leurs exploits : en les réunissant sur un seul homme, et en lui attribuant toutes les grandes entreprises dont on ignorait les auteurs, on l'a couvert d'un éclat qui semble rejaillir sur l'espèce humaine ; car l'Hercule qu'on adore est un fantôme de grandeur élevé entre le ciel et la terre, comme pour combler l'intervalle. Le véritable Hercule ne différait des autres hommes que par sa force, et ne ressemblait aux dieux des Grecs que par ses faiblesses : les biens et les maux qu'il fit dans ses expéditions fréquentes lui attirèrent pendant sa vie une célébrité qui valut à la Grèce un nouveau défenseur en la personne de Thésée.
Ce prince était fils d'Égée, roi d'Athènes, et d'Éthra, fille du sage Pitthée, qui gouvernait Trézène. Il était élevé dans cette ville, où le bruit des actions d'Hercule l'agitait sans cesse : il en écoutait le récit avec une ardeur d'autant plus inquiète que les liens du sang l'unissaient à ce héros ; et son âme impatiente frémissait autour des barrières qui la tenaient renfermée, car il s'ouvrait un vaste champ à ses espérances. Les brigands commençaient à reparaître ; les monstres sortaient de leurs forêts, Hercule était en Lydie.
Pour contenter ce courage bouillant, Éthra découvre à son fils le secret de sa naissance ; elle le conduit vers un rocher énorme et lui ordonne de le soulever ; il y trouve une épée et d'autres signes auxquels son père devait le reconnaître un jour. Muni de ce dépôt, il prend la route d'Athènes. En vain sa mère et son aïeul le pressent do monter sur un vaisseau ; les conseils prudents l'offensent, ainsi que los conseils timides ; il préfère le chemin du péril et de la gloire, et bientôt il se trouve en présence do Sinnis. Cet, homme cruel attachait les vaincus à des branches d'arbres qu'il courbait avec efforts, et qui se relevaient chargées des membres sanglants de ces malheureux. Plus loin, Scirron occupait un sentier étroit sur une montagne, d'où il précipitait les passants dans la mer. Plus loin encore, Procuste les étendait sur un lit dont la longueur devait être la juste mesure de leurs corps, qu'il réduisait ou prolongeait par d'affreux tourments, Thésée attaque ces brigands, et les fait périr par tes supplices qu'ils avaient inventés.
Après des combats et des succès multipliés, il arrive à la cour de son père, violemment agitée par des dissensions qui menaçaient le souverain. Les Pallantides, famille puissante d'Athènes, voyaient à regret le sceptre entre les mains d'un vieillard qui, suivant eux, n'avait ni le droit ni la force de le porter ; ils laissaient éclater, avec leur mépris, l'espoir de sa mort prochaine et le désir de partager sa dépouille. La présence de Thésée déconcerte leurs projets; et, dans la crainte qu'Égée, en adoptant cet étranger, ne trouve un vengeur et un héritier légitime, ils le remplissent de toutes les défiances dont une âme faible est susceptible ; mais, sur le point d'immoler son fils, Égée le reconnaît et le fait reconnaître à son peuple. Les Pallantides se révoltent: Thésée les dissipe, et vole soudain aux champs de Marathon, qu'un taureau furieux ravageait depuis quelques années : il l'attaque, le saisit, et l'expose, chargé de chaînes, aux yeux des Athéniens, non moins étonnés de la victoire qu'effrayés du combat.
Un autre trait épuisa bientôt leur admiration. Minos, roi de Crète, les accusait d'avoir fait périr son fils Androgée, et les avait contraints, par la force des armes, à lui livrer, à des intervalles marqués (5), un certain nombre de jeunes garçons et de jeunes filles. Le sort devait les choisir, l'esclavage ou la mort. devenir leur partage. C'était pour la troisième fois qu'on venait arracher à de malheureux parents les gages de leur tendresse. Athènes était en pleurs, mais Thésée la rassure ; il se propose de l'affranchir de ce tribut odieux ; et, pour remplir un si noble projet, il se met lui-même au nombre des victimes, et s'embarque pour la Crète.
Les Athéniens disent qu'en arrivant dans cette Île leurs enfants étaient renfermés dans un labyrinthe, et bientôt dévorés par le Minotaure, monstre moitié homme, moitié taureau, issu des amours infâmes de Pasiphaé, reine de Crète. Ils ajoutent que Thésée, ayant tué le Minotaure, ramena les jeunes Athéniens, et fut accompagné à son retour par Ariadne, fille de Minos, qui l'avait aidé à sortir du labyrinthe, et qu'il abandonna sur les rives de Naxos. Les Crétois disent, au contraire, que les otages athéniens étaient destinés aux vainqueurs dans les jeux célébrés en l'honneur d'Androgée ; que Thésée, ayant obtenu la permission d'entrer en lice, vainquit Taurus, général des troupes de Minos, et que ce prince fut assez généreux pour rendre justice à sa valeur et pardonner aux Athéniens.
Le témoignage des Crétois est plus conforme au caractère d'un prince renommé pour sa justice et sa sagesse ; celui des Athéniens n'est peut-être que l'effet de leur haine éternelle pour les vainqueurs qui les ont humiliés ; mais de ces deux opinions il résulte également que Thésée délivra sa nation d'une servitude honteuse, et qu'en exposant ses jours il acheva de mériter le trône qui restait vacant par la mort d'Égée.
A peine y fut-il assis, qu'il voulut mettre des bornes à son autorité, et donner au gouvernement une forme plus stable et plus régulière. Les douze villes de l'Attique, fondées par Cécrops, étaient devenues autant de républiques qui toutes avaient des magistrats particuliers et des chefs presque indépendants; leurs intérêts se croisaient sans cesse, et produisaient entre elles des guerres fréquentes. Si des périls pressants les obligeaient quelquefois de recourir à la protection du souverain, le calme, qui succédait à l'orage, réveillait bientôt les anciennes jalousies: l'autorité royale, flottant entre le despotisme et l'avilissement, inspirait la terreur ou le mépris ; et le peuple, par le vice d'une constitution dont la nature n'était exactement connue ni du prince ai des sujets, n'avait aucun moyen pour se défendre contre l'extrême servitude ou contre l'extrême liberté.
Thésée forma son plan; et, supérieur même aux petits obstacles, il se chargea des détails de l'exécution, parcourut les divers cantons de l'Attique, et chercha partout à s'insinuer dans les esprits. Le peuple reçut avec ardeur un projet qui semblait le ramener à sa liberté primitive ; mais les plus riches, consternés de perdre la portion d'autorité qu'ils avaient usurpes et de voir s'établir une espèce d'égalité entre tous les citoyens, murmuraient d'une innovation qui diminuait ta prérogative royale : cependant ils n'osèrent s'opposer ouvertement aux volontés d'un prince qui tâchait d'obtenir par la persuasion ce qu'il pouvait exiger par la force, et donnèrent un consentement contre lequel ils se promirent de protester dans des circonstances plus favorables.
Alors il fut réglé qu'Athènes deviendrait la métropole et le centre de I'empire ; que les sénats des villes seraient abolis ; que la puissance législative résiderait dans l'assemblée générale do la nation, distribuée en trois classes, celle des notables, celle des agriculteurs et celle des artisans ; que les principaux magistrats, choisis dans la première, seraient chargés du dépôt des choses saintes et du l'interprétation des lois ; que les différents ordres de citoyens se balanceraient mutuellement, parce que le premier aurait pour lui l'éclat des dignités, le second l'importance des services, le troisième la supériorité du nombre ; il fut réglé enfin que Thésée, placé à la tête de la république, serait le défenseur des lois qu'elle promulguerait, et le général des troupes destinées à la défendre.
Par ces dispositions, le gouvernement d'Athènes devint essentiellement démocratique; et, comme il se trouvait assorti au génie des Athéniens, il s'est soutenu dans cet état, malgré les altérations qu'il éprouva du temps de Pisistrate. Thésée institua une fête solennelle, dont les cérémonies rappellent encore. aujourd'hui la réunion des différents peuples de l'Attique ; il fit construire des tribunaux pour les magistrats ; il agrandit la capitale, et l'embellit autant que l'imperfection des arts pouvait le permettre. Les étrangers, invités à s'y rendre, y accoururent de toutes parts, et furent confondus avec les anciens habitants ; il ajouta le territoire de Mégare à l'empire ; il plaça sur l'isthme de Corinthe une colonne qui séparait l'Attique du Péloponnèse, et renouvela, près de ce monument, les jeux isthmiques, à l'imitation de ceux d'Olympie, qu'Hercule venait d'établir.
Tout semblait alors favoriser ses voeux. Il commandait à des peuples libres que sa modération et ses bienfaits retenaient dans la dépendance. Il dictait des lois de paix et d'humanité aux peuples voisins, et jouissait d'avance de cette vénération profonde que les siècles attachent par degrés à la mémoire des grands hommes.
Cependant il ne le fut pas assez lui-même pour achever l'ouvrage de sa gloire. Il se lassa des hommages paisibles qu'il recevait, et des vertus faciles qui en étaient la source. Deux circonstances fomentèrent encore ce dégoût. Son âme, qui veillait sans cesse sur les démarches d'Hercule, était importunée des nouveaux exploits dont ce prince marquait son retour dans la Grèce. D'un autre côté, soit pour éprouver le courage da Thésée. soit pour l'arracher au repos, Pirithoüs, fils d'Ixion et roi d'une partie de la Thessalie, conçut un projet conforme au génie des anciens héros. Il vint enlever, dans les champs de Marathon, les troupeaux du roi d'Athènes ; et, quand Thésée se présenta pour venger cet affront, Pirithoüs parut saisi d'une admiration secrète, et lui tendant la main en signe de paix : « Soyez mon juge, lui dit-il ; quelle satisfaction exigez-vous? - Celle, lui répondit Thésée, de vous unir à moi par la confraternité des armes. » A ces mots ils se jurent une alliance indissoluble, et méditent ensemble de grandes entreprises.
Hercule, Thésée, Pirithoüs, amis et rivaux généreux, déchaînés tous trois dans la carrière, ne respirant que les dangers et la victoire, faisant pâlir le crime et trembler l'innocence, fixaient alors les regards de la Grèce entière. Tantôt à la suite du premier, tantôt suivi du troisième, quelquefois se mêlant dans la foule des hèros, Thésée était appelé à toutes les expéditions éclatantes. Il triompha, dit-on, des Amazones, et sur les bords du Therrnodon en Asie, et dans les plaines de l'Attique ; il parut à la chasse de cet énorme sanglier de Calydon, contre lequel Méléagre, fils du roi de cette ville, rassembla les princes les plus courageux de son temps ; il se signala contre les centaures de Thessalie, ces hommes audacieux qui, s'étant exercés les premiers à combattre à cheval, avaient plus de moyens pour donner la mort et pour l'éviter.
Au milieu de tant d'actions glorieuses, mais inutiles au bonheur de son peuple, il résolut, avec Pirithoüs, d'enlever la princesse de Sparte et celle d'Épire, distinguées toutes deux par une beauté qui les rendit célèbres et malheureuses. L'une était cette Hélène, dont les charmes tirent depuis couler tant de sang et de pleurs ; l'autre était Proserpine, fille d'Aïdonée roi des Molosses en Épire.
Ils trouvèrent Hélène exécutant une danse dans le temple de Diane, et, l'ayant arrachée du milieu de ses compagnes, ils se dérobèrent par la fuite au châtiment qui les menaçait à Lacédémone, et qui les attendait en Épire; car Aïdonée, instruit de leurs desseins, livra Pirithoüs à des dogues affreux qui le dévorèrent, et précipita Thésée dans les horreurs d'une prison dont il ne fut délivré que par les soins officieux d'Hercule.
De retour dans ses états, il trouva sa famille couverte d'opprobres, et la ville déchirée par des factions. La reine, cette Phèdre dont le nom retentit souvent sur le théâtre d'Athènes, avait conçu pour Hippolyte, qu'il avait eu d'Antiope, reine des Amazones, un amour qu'elle condamnait, dont le jeune prince avait horreur, et qui causa bientôt la perte de l'un et de l'autre. Dans le même temps les Pallantides à la tête des principaux citoyens, cherchaient à s'emparer du pouvoir souverain, qu'ils l'accusaient d'avoir affaibli : le peuple avait perdu, dans l'exercice de l'autorité, I'amour de l'ordre et le sentiment de la reconnaissance. Il venait d'être aigri par la présence et par les plaintes de Castor et de Pollux, frères d'Hélène, qui, avant de la retirer des mains auxquelles Thésée l'avait confiée, avaient ravagé l'Attique, et excité des murmures contre un roi qui sacrifiait tout à ses passions et abandonnait le soin de son empire, pour aller au loin tenter des aventures ignominieuses et en expier la honte dans les fers.
Thésée chercha vainement à dissiper de si funestes impressions. On lui faisait un crime de son absence, de ses exploits, de ses malheurs ; et, quand il voulut employer la force, il apprit que rien n'est si faible qu'un souverain avili aux yeux de ses sujets.
Dans cette extrémité, ayant prononcé des imprécations contre les Athéniens, il se réfugia auprès du roi Lycamède dans l'île de Scyros . Il y périt quelque temps après (6), ou par les suites d'un accident, ou par la trahison de Lycomède, attentif à ménager l'amitié de Mnesthée, successeur de Thésée.
Ses actions, et l'impression qu'elles firent sur les esprits, pendant sa jeunesse, au commencement de son règne et à la fin de ses jours, nous l'offrent successivement sous l'image d'un héros, d'un roi, d'un aventurie r; et, suivant ces rapports différents, il mérita l'admiration l'amour et le mépris des Athéniens.
Ils ont depuis oublié ses égarements et rougi de leur révolte. Cimon, fils de Miltiade, transporta par ordre de l'oracle ses ossements dans les murs d'Athènes. On construisit sur son tombeau un temple embelli par les arts, et devenu l'asile des malheureux. Divers monuments le retracent à nos yeux, ou rappellent le souvenir de son règne. C'est un des génies qui président aux jours de chaque mois, un des héros qui sont honorés par des fêtes et par des sacrifices. Athènes enfin le regarde comme le premier auteur de sa puissance, et se nomme avec orgueil la ville de Thésée.
La colère des dieux, qui l'avait banni de ses états, s'appesantissait depuis longtemps sur le royaume de Thèbes. Cadmos chassé du trône qu'il avait élevé, Polydore déchiré par des bacchantes, Labdacus enlevé par une mort prématurée, et ne laissant qu'un fils au berceau et entouré d'ennemis ; tel avait été depuis son origine le sort de la famille royale, lorsque Laïus, fils et successeur de Labdacus après avoir perdu et recouvré deux fois la couronne, épousa Épicaste ou Jocaste, fille de Ménaecée. C'est à cet hymen qu'étaient réserves les plus affreuses calamités. L'enfant qui en naîtra, disait un oracle, sera le meurtrier de son père et l'époux de sa mère. Ce fils naquit, et les auteurs de ses jours le condamnèrent à devenir la proie des bêtes féroces. Ses cris, au le hasard, le firent découvrir dans un endroit solitaire. Il fut présenté à la reine de Corinthe, qui l'éleva dans sa cour sous le nom d'Oedipe et comme son fils adoptif.
Au sortir de l'enfance, instruit des dangers qu'il avait courus, il consulta les dieux ; et, leurs ministres ayant confirmé par leur réponse l'oracle qui avait précédé sa naissance, il fut entraîné dans le malheur qu'il voulait éviter. Résolu de ne plus retourner à Corinthe, qu'il regardait comme sa patrie, il prit le chemin de la Phocide, et rencontra dans un sentier un vieillard qui lui prescrivit avec hauteur de laisser le passage libre, et voulut l'y contraindre par la force. C'était Laïus : Oedipe se précipita sur lui, et le fit périr sous ses coups.
Après ce funeste accident, le royaume de Thèbes et la main de Jocaste furent promis à celui qui délivrerait les Thébains des maux dont ils étaient affligés. Sphinge, fille naturelle de Laïus, s'étant associée à des brigands, ravageait la plaine, arrêtait les voyageurs par des questions captieuses, et les égarait dans les détoura du mont Phinée pour les livrer à ses perfides compagnons. Oedipe démêla ses pièges, dissipa les complices de ses crimes ; et, en recueillant le fruit de sa victoire, il remplit l'oracle dans toute son étendue.
L'inceste triomphait sur la terre; mais le ciel se hala d'en arrêter le cours Des lumières odieuses vinrent effrayer les deux époux. Jocaste termina ses infortunes par une mort violente. Oedipe, à ce que rapportent quelques auteurs, s'arracha les yeux, et mourut dans l'Attique, où Thésée lui avait accordé un asile. Mais, suivant d'autres traditions, il fut condamné à supporter la lumière du jour, pour voir encore des lieux témoins de ses forfaits ; et la vie, pour la donner à des enfants plus coupables et aussi malheureux que lui. C'étaient Étéocle, Polynice, Antigone et Ismène, qu'il eut d'Euriganée, sa seconde femme.
Les deux princes ne furent pas plutôt en âge de régner, qu'ils reléguèrent Oedipe au fond de son palais, et convinrent ensemble de tenir chacun à son tour les rênes du gouvernement pendant une année entière. Étéocle monta le premier sur ce trône, sous lequel l'abîme restait toujours ouvert, et refusa d'en descendre. Polynice se rendit auprès d'Adraste, roi d'Argos, qui lui donna sa fille en mariage, et lui promit de puissants secours.
Telle fut l'occasion de la première expédition (7) où les Grecs montrèrent quelques connaissances de l'art militaire. Jusqu'alors on avait vu des troupes sans ordre inonder tout à coup un pays voisin, et se retirer après des hostilités et des cruautés passagères. Dans la guerre de Thèbes on vit des projets concertés avec prudence et suivis avec fermeté ; des peuples différents, renfermés dans un même camp et soumis à la même autorité, opposant un courage égal aux rigueurs des saisons, aux lenteurs d'un siège et aux dangers des combats journaliers.
Adraste partagea le commandement de l'armée avec Polynice, qu'il voulait établir sur le trône de Thèbes; le brave Tydée, fils d'Oenée roi d'Étolie ; l'impétueux Capanée ; le devin Amphiaraüs ; Hippomédon et Parthénopée A la suite de ces guerriers, tous distingués par leur naissance et par leur valeur, parurent, dans un ordre inférieur de mérite et de dignité, les principaux habitants de la Messénie, de l'Arcadie et de l'Argolide.
L'armée s'étant mise en marche entra dans la forêt de Némée, où ses généraux instituèrent des jeux qu'on célèbre encore aujourd'hui avec la plus grande solennité. Après avoir passé l'isthme de Corinthe, elle se rendit en Béotie, et força les troupes d'Étéocle à se renfermer dans les murs de Thèbes.
Les Grecs ne connaissaient pas encore l'art de s'emparer d'une place défendue par une forte garnison. Tous les efforts des assiégeants se dirigeaient vers les portes ; toute l'espérance des assiégés consistait dans leurs fréquentes sorties. Les actions qu'elles occasionnaient avaient déjà fait périr beaucoup de monde de part et d'autre ; déjà le vaillant Capanée venait d'être précipité du haut d'une échelle qu'il avait appliquée contre le mur, lorsque Étéocle et Polynice résolurent de terminer entre eux leurs différends. Le jour pris, le lieu fixé, les peuples en pleurs, les armées en silence, les deux princes fondirent l'un sur l'autre ; et, après s'être percés de coups, ils rendirent le dernier soupir sans pouvoir assouvir leur rage. On les porta sur le même bûcher; et dans la vue d'exprimer, par une image effrayante, les sentiments qui les avaient animés pendant leur vie, on supposa que la flamme, pénétrée de leur haine, s'était divisée pour ne pas confondre leurs cendres.
Créon, frère de Jocaste, fut chargé, pendant la minorité de Laodames, fils d'Étéocle, de continuer une guerre qui devenait de jour en jour plus funeste aux assiégeants, et qui finit par une vigoureuse sortie que firent les Thébains. Le combat fut très meurtrier ; Tydée et la plupart des généraux argiens y périrent: Adraste, contraint de lever le siège, ne put honorer par des funérailles ceux qui étaient restés sur le champ de bataille; il fallut que Thésée interposât son autorité pour obliger Créon à se soumettre au droit des gens qui commençait à s'introduire.
La victoire des Thébains ne fit que suspendre leur perte. Les chefs des Argiens avaient laissé des fils dignes de les venger. Dès que les temps furent arrivés (8), ces jeunes princes , connus sous le nom d'Épigones, c'est-à-dire successeurs , et parmi lesquels on voyait Diomède, fils de Tydée, et Sthénélus, fils de Capanée entrèrent, à la tête d'une armée formidable, sur les terres de leurs ennemis.
On en vint bientôt aux mains, et les Thébains, ayant perdu la bataille, abandonnèrent la ville, qui fut livrée au pillage. Thersander, fils et successeur de Polynice, fut tué, quelques années après, en allant au siège de Troie. Après sa mort deux princes de la même famille régnèrent à Thèbes; mais le second fut tout à coup saisi d'une noire frénésie, et les Thébains, persuadés que les Furies s'attacheraient au sang d'Oedipe tant qu'il en resterait une goutte sur la terre, mirent une autre famille sur le trône. Ils choisirent, trois générations après, le gouvernement républicain , qui subsiste encore parmi eux.
Le repos dont jouit la Grèce après la seconde guerre de Thèbes ne pouvait être durable. Les chefs de cette expédition revenaient couverts de gloire, les soldats chargés de butin. Les uns et les autres se montraient avec cette fierté que donne la victoire; et, racontant à leurs enfants, à leurs amis empressés autour d'eux, la suite de leurs travaux, de leurs exploits, ils ébranlaient puissamment les imaginations, et allumaient dans tous les coeurs la soif ardente des combats. Un événement subit développa ces impressions funestes.
Sur la côte de l'Asie, à l'opposite de la Grèce, vivait paisibles ment un prince qui ne comptait que des souverains pour mieux, et qui se trouvait à la tête d'une nombreuse famille, presque toute composée de jeunes héros : Priam régnait à Troie, et son royaume, autant par l'opulence et par le courage des peuples soumis à ses lois que par ses liaisons avec les rois d'Assyrie, répandait en ce canton de l'Asie le même éclat que le royaume de Mycènes dans la Grèce.
La maison d'Argos, établie en cette dernière ville, reconnaissait pour chef Agamemnon, fils d'Atrée. Il avait joint à ses états ceux de Corinthe, de Sicyone et de plusieurs villes voisines. Sa puissance, augmentée de celle de Ménélas, son frère, qui venait d'épouser Hélène, héritière du royaume de Sparte, lui donnait une grande influence sur cette partie de la Grèce qui, de Pélops, son aïeul, a pris le nom de Péloponnèse.
Tantale, son bisaïeul, régna d'abord en Lydie, et, contre les droits les plus sacrés, retint dans les fers un prince troyen nommé Ganymède. Plus récemment encore, Hercule, issu des rois d'Argos, avait détruit la ville de Troie, fait mourir Laomédon, et enlevé Hésione sa fille.
Le souvenir de ces outrages, restés impunis, entretenait dans les maisons de Priam et d'Agamemnon une haine héréditaire et implacable, aigrie de jour en jour par la rivalité de puissance, la plus terrible des passions meurtrières. Paris, fils ds Priam, fut destiné à faire éclore ces semences de division.
Paris vint en Grèce, et se rendit à la cour de Ménélas, où la beauté d'Hélène fixait tous les regards. Aux avantages de la figure le prince troyen réunissait le désir de plaire et l'heureux concours des talents agréables. Ces qualités, animées par l'espoir du succès, firent une telle impression sur la reine de Sparte, qu'elle abandonna tout, pour le suivre. Les Atrides voulurent en vain obtenir par la douceur une satisfaction proportionnée à l'offense ; Priam ne vit dans son fils que le réparateur des torts que sa maison et l'Asie entière avaient éprouvés de la part des Grecs, et rejeta les voies de conciliation qu'on lui proposait.
A cette étrange nouvelle, des cris tumultueux et sanguinaires, des bruits avant-coureurs des combats et de la mort, éclatent et se répandent de toutes parts. Les nations de la Grèce s'agitent comme une forêt battue par la tempête. Les rois dont le pouvoir est renfermé dans une seule ville, ceux dont l'autorité s'étend sur plusieurs peuples, possédés également de l'esprit d'héroïsme, s'assemblent à Mycènes. Ils jurent de reconnaître Agamemnon pour chef de l'entreprise, de venger Ménélas, de réduire Ilium en cendres. Si des princes refusent d'abord d'entrer dans la confédération, ils sont bientôt entraînés par l'éloquence persuasive du vieux Nestor, roi de Pylos ; par les discours insidieux d'Ulysse, roi d'Ithaque ; par l'exemple d'Ajax, de Salamine; de Diomède, d'Argos ; d'Idoménée, de Crète ; d'Achille, fils de Pélée, qui régnait dans un canton de la Thessalie, et d'une foule de jeunes guerriers, ivres d'avance des succès qu'ils se promettent.
Après de longs préparatifs, l'armée, forte d'environ cent mille hommes, se rassembla au port d'Aulide ; et près de douze cents voiles la transportèrent sur les rives de la Troade.
La ville de Troie, défendue par des remparts et des tours, était encore protégée par une armée nombreuse que commandait Hector, fils de Priam : il avait sous lui quantité de princes alliés, qui avaient joint leurs troupes à celles des Troyens. Assemblées sur le rivage, elles présentaient un front redoutable à l'armée des Grecs, qui, après les avoir repoussées, se renfermèrent dans un camp, avec la plus grande partie de leurs vaisseaux.
Les deux armées essayèrent de nouveau leurs forces , et le succès douteux de plusieurs combats fit entrevoir que le siège traînerait en longueur.
Avec de frêles bâtiments et de faibles lumières sur l'art de la navigation, les Grecs n'avaient pu établir une communication suivie entre la Grèce et l'Asie. Les subsistances commencèrent à manquer. Une partie de la flotte fut chargée de ravager ou d'ensemencer les îles et les côtes voisines, tandis que divers partis, dispersés dans la campagne, enlevaient les récoltes et les troupeaux. Un autre motif rendait ces détachements indispensables. La ville n'était point investie ; et, comme les troupes de Priam la mettaient à l'abri d'un coup de main, on résolut d'attaquer les alliés de ce prince, soit pour profiter de leurs dépouilles, soit pour le priver de leurs secours. Achille portait de tous côtés le fer et la flamme : après s'être débordé comme un torrent destructeur, il revenait avec un butin immense qu'on distribuait à l'armée, avec des esclaves sans nombre que les généraux partageaient entre eux.
Troie était située au pied du mont Ida, à quelque distance de la mer ; les tentes et les vaisseaux des Grecs occupaient le rivage ; l'espace du milieu était le théâtre de la bravoure et de la férocité. Les Troyens et les Grecs, armés de piques, de massues, d'épées, de flèches et de javelots ; couverts de casques, de cuirasses, de cuissarts et de boucliers; les rangs pressés, les généraux à leur tête , s'avançaient les uns contre les autres, les premiers avec de grands cris, les seconds dans un silence plus effrayant : aussitôt les chefs, devenus soldats, plus jaloux de donner de grands exemples que de sages conseils, se précipitaient dans le danger, et laissaient presque toujours au hasard le soin d'un succès qu'ils ne savaient ni préparer ni suivre; les troupes se heurtaient et se brisaient avec confusion, comme les flots que le vent pousse et repousse dans le détroit de l'Eubée. La nuit séparait les combattants; la ville ou les retranchements servaient d'asile aux vaincus ; la victoire coûtait du sang et ne produisait rien.
Les jours suivants, la flamme du bûcher dévorait ceux que la mort avait moissonnés ; on honorait leur mémoire par des larmes et par des jeux funèbres. La trêve expirait, et l'on en venait encore aux mains.
Souvent, au plus fort de la mêlée, un guerrier élevait sa voix, et défiait au combat un guerrier du parti contraire. Les troupes en silence les voyaient tantôt se lancer des traits ou d'énormes quartiers do pierre, tantôt se joindre l'épée à la main, et presque toujours s'insulter mutuellement pour aigrir leur fureur. La haine du vainqueur survivait à son triomphe : s'il ne pouvait outrager le corps de son ennemi et le priver de la sépulture, il tachait du moins de le dépouiller de ses armes. Mais, dans l'instant, les troupes s'avançaient de part et d'autre, soit pour lui ravir sa proie, soit pour la lui assurer, et l'action devenait générale.
Elle le devenait aussi lorsqu'une des armées avait trop à craindre pour les jours de son guerrier, ou lorsque lui-même cherchait à les prolonger par la fuite. Les circonstances pouvaient justifier ce dernier parti : l'insulte et le mépris flétrissaient à jamais celui qui fuyait sans combattre, parce qu'il faut, dans tous les temps, savoir affronter la mort pour mériter de vivre. On réservait l'indulgence pour celui qui ne se dérobait à la supériorité de son adversaire qu'après l'avoir éprouvée ; car, la valeur de ces temps-là consistant moins dans le courage d'esprit que dans le sentiment de ses forces, ce n'était pas une honte de fuir lorsqu'on ne cédait qu'à la nécessité ; mais c'était une gloire d'atteindre l'ennemi dans sa retraite, et de joindre à la force qui préparait la victoire la légèreté qui servait à la décider.
Les associations d'armes et de sentiments entre deux guerriers ne furent jamais si communes que pendant la guerre de Troie. Achille et Patrocle, Ajax et Teucer, Diomède et Sthénélus, Idoménée et Mérion, tant d'autres héros dignes de suivre leurs traces, combattaient souvent l'un près de l'autre ; et, se jetant dans la mêlée, ils partageaient entre eux les périls et la gloire : d'autres fois, montes sur un même char, l'un guidait les coursiers, tandis que l'autre écartait la mort et la renvoyait à l'ennemi. La perte d'un guerrier exigeait une prompte satisfaction de la part de son compagnon d'armes : le sang versé demandait du sang.
Cette idée, fortement imprimée dans les esprits, endurcissait les Grecs et les Troyens contre les maux sans nombre qu'ils éprouvaient. Les premiers avaient été plusieurs fois sur le point de prendre la ville ; plus d'une fois les seconds avaient forcé le camp, malgré les palissades, les fossés, les murs qui le défendaient. On voyait les armées se détruire et les guerriers disparaître : Hector, Sarpedon, Ajax, Achille lui-même, avaient mordu la poussière. A l'aspect de ces revers, les Troyens soupiraient après le renvoi d'Hélène ; les Grecs, après leur patrie : mais les uns et les autres étalent bientôt retenus par la honte et par la malheureuse facilité qu'ont les hommes de s'accoutumer à tout, excepté au repos et eu bonheur.
Toute la terre avait les yeux fixés sur les campagnes de Troie, sur ces lieux où la gloire appelait à grands cris les princes qui n'avaient pas été du commencement de l'expédition. Impatients de se signaler dans cette carrière ouverte aux nations, ils venaient successivement joindre leurs troupes à celles de loure alliés, et périssaient quelquefois dans un premier combat.
Enfin, après dix ans de résistance et de travaux, après avoir perdu l'élite de sa jeunesse et de ses héros, la ville tomba sous les efforts des Grecs, et sa chute fit un si grand bruit dans la Grèce qu'elle sert encore de principale époque aux annales des nations (9), Ses murs, ses maisons, ses temples réduits en poudre ; Priam expirant aux pieds des autels, ses fils égorgés autour de lui ; Hécube, son épouse ; Cassandre, sa fille ; Andromaque, veuve d'Hector ; plusieurs antres princesses chargées de fers, et trainées, comme des esclaves, à travers le sang qui ruisselait dans les rues, au milieu d'un peuple entier dévoré par la flamme ou détruit par le fer vengeur : tel fut le dénouement de cette fatale guerre. Les Grecs assouvirent leur fureur ; mais ce plaisir cruel fut le terme de leur prospérité et le commencement de leurs désastres.
Leur retour fut marqué par les plus sinistres revers. Mnesthée, roi d'Athènes, finit ses jours dans l'île de Mélos ; Ajax, roi dos Locriens, périt avec sa flotte ; Ulysse, plus malheureux, eut souvent à craindre le même sort pendant les dix ans entiers qu'il erra sur les flots ; d'autres, encore plus à plaindre, furent reçus dans leur famille connue des étrangers revêtus de titres qu'une longue absence avait fait oublier, qu'un retour imprévu rendait odieux. Au lieu des transports que devait exciter leur présence, ils n'entendirent autour d'eux que les cris révoltants de l'ambition, de l'adultère et du plus sordide intérêt : trahis par leurs parents et leurs amis, la plupart allèrent, sous la conduite d'Idoménée, de Philoctète, de Diomède et de Teucer, en chercher de nouveaux en des pays inconnus.
La maison d'Argos se couvrit de forfaits, et déchira ses entrailles de ses propres mains : Agamemnon trouva son trône et son lit profanés par un indigne usurpateur ; il mourut assassiné par Clytemnestre, son épouse, qui, quelque temps après, fut massacrée par Oreste, son fils.
Ces horreurs, multipliées alors dans presque tous les cantons de la Grèce, retracées encore aujourd'hui sur le théâtre d'Athènes, devraient instruire les rois et les peuples , et leur faire redouter jusqu'à la victoire même. Celle des Grecs leur fut aussi funeste qu'aux Troyens : affaiblis par leurs efforts et par leurs succès, ils ne purent plus résister à leurs divisions, et s'accoutumèrent à cette funeste idée, que la guerre était aussi nécessaire aux états que la paix. Dans l'espace de quelques générations, on vit tomber et s'éteindre la plupart des maisons souveraines qui avaient détruit celle de Priam ; et, quatre-vingts ans après la ruine de Troie, une partie du Péloponnèse passa entre les mains des Héraclides, ou descendants d'Hercule.
La révolution produite par le retour de ces princes fut éclatante, et fondée sur les plus spécieux prétextes (10). Parmi les familles qui, dans les plus anciens temps, possédèrent l'empire d'Argos et de Mycènes, les plus distinguée furent celles de Danaüs et de Pélops. Du premier de ces princes étaient issus Proetus, Acrisius, Persée, Hercule; du second, Atrée, Agamemnon, Oreste et ses fils.
Hercule, asservi tant qu'il vécut aux volontés d'Eurysthée, que des circonstances particulières avaient revêtu du pouvoir suprême, ne put faire valoir ses droits ; mais il les transmit à ses fils, qui furent ensuite bannis du Péloponnèse. Ils tentèrent plus d'une fois d'y rentrer ; leurs efforts étaient toujours réprimés pas la maison de Pélops, qui, après la mort d'Eurysthée, avait usurpé la couronne : leurs titres furent des crimes tant qu'elle put leur opposer la force; dès qu'elle cessa d'être si redoutable, on vit se réveiller, en faveur des Héraclides, l'attachement des peuples pour leurs anciens maîtres, et la jalousie des puissances voisines contre la maison de Pélops. Celle d'Hercule avait alors à sa tête trois frères, Témène, Cresphonte et Aristodème, qui, s'étant associés avec les Doriens, entrèrent avec eux dans le Péloponnèse, où la plupart des villes furent obligées de les reconnaître pour leurs souverains.
Les descendants d'Agamemnon forcés dans Argos, et ceux de Nestor dans la Messénie, se réfugièrent, les premiers en Thrace , les seconds en Attique ; Argos échut en partage à Témène, et la Messénie à Cresphonte. Eurysthène et Proclès, fils d'Aristodème, morts au commencement de l'expédition, régnèrent à Lacédémone.
Peu de temps après, les vainqueurs attaquèrent Codrus, roi d'Athènes, qui avait donné un asile à leurs ennemis. Ce prince, ayant appris que l'oracle promettait la victoire à celle des deux armées qui perdrait son général dans la bataille, s'exposa volontairement à la mort ; et ce sacrifice enflamma tellement ses troupes quelles mirent les Héraclides en fuite.
C'est là que finissent les siècles nommés héroïques, et qu'il faut se placer pour en saisir l'esprit, et pour entrer dans des détails que le cours rapide des événements permettait à peine d'indiquer.
On ne voyait anciennement que des monarchies dans la Grèce ; on n'y voit presque partout aujourd'hui que des républiques. Les premiers rois ne possédaient qu'une ville ou qu'un canton ; quelques-uns étendirent leur puissance aux dépens de leurs voisina, et sa formèrent de grands états ; leurs successeurs voulurent augmenter leur autorité au préjudice de leurs sujets, et la perdirent.S'il n'était pas venu dans la Grèce d'autres colonies que celles de Cécrops, les Athéniens, plus éclairés, et par conséquent plus puissants que les autres sauvages, les auraient assujettis par degrés; et la Grèce n'eût formé qu'un grand royaume qui subsisterait aujourd'hui comme ceux d'Égypte et de Perse. Mais les diverses peuplades venues de l'Orient la divisèrent en plusieurs états ; et les Grecs adoptèrent partout le gouvernement monarchique, parce que ceux qui les policèrent n'en connaissaient pas d'autres ; parce qu'il est plus aisé de suivre les volontés d'un seul homme que celles de plusieurs chefs, et que l'idée d'obéir et de commander tout à la fois, d'être en même temps sujet et souverain, suppose trop de lumières et de combinaisons pour être aperçue dans l'enfance des peuples.Les rois exerçaient les fonctions de pontife, de générai et de juge; leur puissance, qu'ils transmettaient à leurs descendants, était très étendue, et néanmoins tempérée par un conseil dont ils prenaient les avis, et dont ils communiquaient les décisions à l'assemblée générale de la nation.Quelquefois, après une longue guerre, les deux prétendants au trône, ou les deux guerriers qu'ils avaient choisis, se présentaient les armes à la main, et le droit de gouverner les hommes dépendait de la force et de l'adresse du vainqueur.Pour soutenir l'éclat du rang, le souverain, outre les tributs imposés sur le peuple, possédait un domaine qu'il avait reçu de ses ancêtres, qu'il augmentait par ses conquêtes, et quelquefois par la générosité de ses amis. Thésée, banni d'Athènes, eut pour unique ressource les biens que son père lui avait laissés dans l'île de Scyros. Les Étoliens, pressés par un ennemi puissant, promirent à Méléagre, fils d'Oenée leur roi, un terrain considérable s'il voulait combattre à leur tête. La multiplicité des exemple, ne permet pas de citer les princes qui durent une partie de leurs trésors à la victoire ou à la reconnaissance : mais ce qu'on doit remarquer, c'est qu'ils se glorifiaient des présents qu'ils avaient obtenus, parce que les présents étant regardés comme le prix d'un bienfait ou le symbole du l'amitié, il était honorable de les recevoir et honteux de ne pas les mériter.Rien ne donnait plus d'éclat au rang suprême et d'essor au courage que l'esprit d'héroïsme ; rien ne s'assortissait plus aux moeurs de la nation, qui étaient presque partout les mêmes : le caractère des hommes était alors composé d'un petit nombre de traits simples, mais expressifs et fortement prononcés ; l'art n'avait point encore ajouté ses couleurs à l'ouvrage de la nature. Ainsi les particuliers devaient différer entre eux, et los peuples se rassembler.
Les corps, naturellement robustes, le devenaient encore plus par l'éducation ; les âmes, sans souplesse et sans apprêt, étaient actives, entreprenantes, aimant ou haïssant à l'excès, toujours entraînées par les sens, toujours prêtes à s'échapper : la nature, moins contrainte dans ceux qui étaient revêtus du pouvoir. se développait chez eux avec plus d'énergie que chez le peuple ; ils repoussaient une offense par l'outrage ou par la force ; et, plus faibles dans la douleur que dans les revers, si c'est pourtant une faiblesse de paraître sensible, ils pleuraient sur un affront dont ils ne pouvaient se venger : doux et faciles dès qu'on les prévenait par des égards, impétueux et terribles quand on y manquait, ils passaient de la plus grande violence aux plus grands remords, et réparaient leur faute avec la même simplicité qu'ils en faisaient l'aveu. Enfin, comme les vices et les vertus étaient sans voile et sans détour, les princes et les héros étaient ouvertement avides de gain, de gloire, de préférences et de plaisirs.
Ces coeurs mâles et altiers ne pouvaient éprouver des émotions languissantes. Deux grands sentiments les agitaient à la fois, l'amour et l'amitié ; avec cette différence que l'amour était pour eux une flamme dévorante et passagère, l'amitié une chaleur vive et continue. L'amitié produisait des actions regardées aujourd'hui comme des prodiges , autrefois comme des devoirs. Oreste et Pylade, voulant mourir l'un pour l'autre , ne faisaient que ce qu'avaient fait avant eux d'autres héros. L'amour, violent dans ses transports, cruel dans sa jalousie, avait souvent des suites funestes : sur des coeurs plus sensibles que tendres, la beauté avait plus d'empire que les qualités qui l'embellissent. Elle faisait l'ornement de ces fêtes superbes que donnaient les princes lorsqu'ils contractaient une alliance ; là se rassemblaient, avec les rois et les guerriers, les princesses dont la présence et la jalousie étaient une source de divisions et de malheurs.
Aux noces d'un roi de Larisse, de jeunes Thessaliens, connus sous le nom de Centaures, insultèrent les compagnes de la jeune reine, et périrent sous les coups de Thésée et de plusieurs héros qui, dans cette occasion, prirent la défense d'un sexe qu'ils avaient outragé plus d'une fois.
Les noces de Thétis et de Pélée furent troublées par les prétentions de quelques princesses qui, déguisées, suivant l'usage, sous les noms de Junon, de Minerve et des autres déesses, aspiraient toutes au prix de la beauté.
Un autre genre de spectacle réunissait les princes et les héros : ils accouraient aux funérailles d'un souverain, et déployaient leur magnificence et leur adresse dans les jeux qu'on célébrait pour honorer sa mémoire. On donnait des jeux sur un tombeau, parce que la douleur n'avait pas besoin de bienséance. Cette délicatesse qui rejette toute consolation est dans le sentiment un excès ou une perfection qu'on ne connaissait pas encore ; mais ce qu'on savait, c'était de verser des larmes sincères, de les suspendre quand la nature l'ordonnait, et d'en verser encore quand le coeur se ressouvenait de ses pertes. « Je m'enferme quelquefois dans mon palais, dit Ménélas dans Homère, pour pleurer ceux de mes amis qui ont péri sous les murs de Troie. » Dix ans s'étaient écoulés depuis leur mort.
Les héros étaient injustes et religieux en même temps. Lorsque, par l'effet du hasard, d'une haine personnelle ou d'une défense légitime, ils avaient donné la mort à quelqu'un, ils frémissaient du sang qu'ils venaient de faire couler ; et, quittant leur trône ou leur patrie, ils allaient au loin mendier le secours de l'expiation. Après les sacrifices qu'elle exige, on répondait sur la main coupable l'eau destinée à la purifier ; et dès ce moment ils rentraient dans la société, et se préparaient à de nouveaux combats.
Le peuple, frappé de cette cérémonie, ne l'était pas moins de l'extérieur menaçant que des héros ne quittaient jamais : les uns jetaient sur leurs épaules la dépouille des tigres et des lions dont ils avaient triomphé ; les autres paraissaient avec de lourdes massues, ou des armes de différentes espèces enlevées aux brigands dont ils avaient délivré la Grèce.
C'est dans cet appareil qu'ils se présentaient pour jouir des droits de l'hospitalité : droits circonscrits aujourd'hui entre certaines familles, alors communs à toutes. A la voix d'un étranger toutes les portes s'ouvraient, tous les soins étaient prodigués, et, pour rendre à l'humanité le plus beau des hommages, on na s'informait de son état et de sa naissance qu'après avoir prévenu ses besoins. Ce n'était pas à leurs législateurs que les Grecs étaient redevables de cette institution sublime ; ils la devaient à la nature, dont les lumières vives et profondes remplissaient le coeur de l'homme, et n'y sont pas encore éteintes, puisque notre premier mouvement est un mouvement d'estime et de confiance pour nos semblables, et que la défiance serait regardée comme un vice énorme si l'expérience de tant de perfidies n'en avait presque fait une vertu.
Toutefois, dans les siècles où brillaient de si beaux exemples d'humanité, on vit éclore des crimes atroces et inouïs. Quelques-uns de ces forfaits ont existé, sans doute ; ils étaient des fruits de l'ambition et de la vengeance, passions effrénées qui, suivant la différence des conditions et des temps, emploient, pour venir à leurs fins, tantôt des manoeuvres sourdes et tantôt la force ouverte. Les autres ne durent leur origine qu'à la poésie, qui, dans ses tableaux, altère les faits de l'histoire comme ceux de la nature. Les poètes, maîtres de nos coeurs, esclaves de leur imagination, remettent sur la scène les principaux personnages de l'antiquité, et, sur quelques traits échappés aux outrages du temps, établissent des caractères qu'ils varient ou contrastent suivant leurs besoins ; et, les chargeant quelquefois de couleurs effrayantes, ils transforment les faiblesses en crimes, et les crimes en forfaits. Nous détestons cette Médée que Jason emmena de la Colchide, et dont la vie ne fut, dit-on, qu'un tissu d'horreurs. Peut-être n'eut-elle d'autre magie que ses charmes, d'autre crime que son amour ; et peut-être aussi la plupart de ces princes dont la mémoire est aujourd'hui couverte d'opprobres, n'étaient pas plus coupables que Médée.
Ce n'était pas la barbarie qui régnait le plus dans ces siècles reculés ; c'était une certaine violence de caractère qui souvent, à force d'agir à découvert, se trahissait elle-même. On pouvait du moins se prémunir contre une haine qui s'annonçait par la colère, et contre des passions qui avertissaient de leurs projets ; mais comment se garantir aujourd'hui de ces cruautés réfléchies, de ces haines froides et assez patientes pour attendre le moment de la vengeance? Le siècle véritablement barbare n'est pas celui où il y a le plus d'impétuosité dans les désirs, mais celui où on trouve le plus de fausseté dans les sentiments.
Ni le rang ni le sexe ne dispensaient des soins domestiques, qui cessent d'être vils dès qu'ils sont communs à tous les états. On les associait quelquefois avec des talents agréables, tels que la musique et la danse , et plus souvent encore avec des plaisirs tumultueux, tels que la chasse et les exercices qui entretiennent la force du corps ou la développent.
Les lois étalent en petit nombre et fort simples, parce qu'il fallait moins statuer sur l'injustice que sur l'insulte, et plutôt réprimer les passions dans leur fougue que poursuivre les vices dans leurs détours.
Les grandes vérités de la morale, d'abord découvertes par cet instinct admirable qui porte l'homme au bien, furent bientôt confirmées à ses yeux par l'utilité qu'il retirait de leur pratique. Alors on proposa pour motif et pour récompense à la vertu moins la satisfaction de l'âme que la faveur des dieux, l'estime du public, et les regards de la postérité. La raison ne se repliait pas encore sur elle-même pour sonder la nature des devoirs, et les soumettre à ces analyses qui servent tantôt à les confirmer, tantôt à les détruire. On savait seulement que, dans toutes les circonstances de la vie, il est avantageux de rendre à chacun ce qui lui appartient ; et, d'après cette réponse du coeur, les âmes honnêtes s'abandonnaient à la vertu, sans s'apercevoir des sacrifices qu'elle exige.
Deux sortes de connaissances éclairaient les hommes : la tradition, dont les poètes étaient les interprètes, et l'expérience que les vieillards avaient acquise. La tradition conservait quelques traces de l'histoire des dieux et de celle des hommes. De là les égards qu'on avait pour les poètes, chargés de rappeler ces faits intéressants dans les festins et dans les occasions d'éclat, de les orner des charmes de la musique, et de les embellir par des fictions qui flattaient la vanité des peuples et des rois.
L'expérience des vieillards suppléait à l'expérience lente des siècles ; et, réduisant les exemples en principes, elle faisait connaître les effets des passions, et les moyens de les réprimer. De là naissait pour la vieillesse cette estime qui lui assignait les premiers rangs dans les assemblées de la nation , et qui accordait â peine aux jeunes gens la permission de l'interroger.
L'extrême vivacité des passions donnait un prix infini à la prudence, et le besoin d'être instruit au talent de la parole.
De toutes les qualités de l'esprit l'imagination fut cultivée la première, parce que c'est celle qui se manifeste le plus tôt dans l'enfance des hommes et des peuples, et que, chez les Grecs en particulier, le climat qu'ils habitaient et les liaisons qu'ils contractèrent avec les Orientaux contribuèrent à la développer.
En Égypte, où le soleil est toujours ardent, où les vents, les accroissements du Nil et les autres phénomènes sont assujettis à un ordre constant, où la stabilité et l'uniformité de la nature semblent prouver son éternité, l'imagination agrandissait tout ; et, s'élançant de tous côtés dans l'infini, elle remplissait le peuple d'étonnement et de respect.
Dans la Grèce, où le ciel, quelquefois troublé par des orages, étincelle presque toujours d'une lumière pure, où la diversité des aspects et des saisons offre sans cesse des contrastes frappants ; où, à chaque pas, à chaque instant, la nature parait en action , parce qu'elle diffère toujours d'elle-même, l'imagination, plus riche, plus active qu'en Égypte, embellissait tout, et répandait une chaleur aussi douce que féconde dans les opérations de l'esprit.
Ainsi les Grecs, sortis de leurs forêts, ne virent plus les objets sous un voile effrayant et sombre ; ainsi les Égyptiens, transportés en Grèce, adoucirent peu à peu les traits sévères et fiers de leurs tableaux : les uns et les autres, ne faisant plus qu'un même peuple, se formèrent un langage qui brillait d'expressions figurées ; ils revêtirent leurs anciennes opinions de couleurs qui en altéraient la simplicité, mais qui les rendaient plus séduisantes ; et comme les êtres qui avaient du mouvement leur parurent pleins de vie, et qu'ils rapportaient à autant de causes particulières les phénomènes dont ils ne connaissaient pas la liaison, l'univers fut à leurs yeux une superbe décoration, dont les ressorts se mouvaient au gré d'un nombre infini d'agents invisibles.
Alors se forma cette philosophie ou plutôt cette religion qui subsiste encore parmi le peuple : mélanges confus de vérités et de mensonges, de traditions respectables et de fictions riantes ; système qui flatte les sens et révolte l'esprit, qui respire le plaisir en préconisant la vertu, et dont il faut tracer une légère esquisse, parce qu'il porte l'empreinte du siècle qui l'a vu naître.
Quelle puissance a tiré l'univers du chaos? L'être infini, la lumière pure, la source de la vie : donnons-lui le plus beau de ses titres, c'est l'amour même, cet amour dont la présence rétablit partout l'harmonie, et à qui les hommes et les dieux rapportent leur origine.
Ces êtres intelligents se disputèrent l'empire du monde ; mais, terrassés dans ces combats terribles, les hommes furent pour toujours soumis à leurs vainqueurs.
La race des immortels s'est multipliée, ainsi que celle des hommes. Saturne, issu du commerce du Ciel et de la Terre, eut trois fils, qui se sont partagé le domaine de l'univers : Jupiter régna dans le ciel, Neptune sur la mer, Pluton dans les enfers, et tous trois sur la terre ; tous trois sont environnés d'une foule de divinité chargées d'exécuter leurs ordres.
Jupiter est le plus puissant des dieux, car il lance la foudre : sa cour est la plus brillante de toutes ; c'est le séjour de la lumière éternelle ; et ce doit être celui du bonheur, puisque tous les biens de la terre viennent du ciel.
On implore les divinités des mers et des enfers en certains lieux et en certaines circonstances ; les dieux célestes, partout et dans tous les moments de la vie : ils surpassent les autres en pouvoir, puisqu'ils sont au-dessus de nos têtes, taudis que les autres sont à nos côtés ou sous nos pieds.
Les dieux distribuent aux hommes la vie, la santé, les richesses, la sagesse et la valeur. Nous les accusons d'être les auteurs de nos maux ; ils nous reprochent d'être malheureux par notre faute. Pluton est odieux aux mortels parce qu'il est inflexible. Les autres dieux se laissent toucher par nos prières, et surtout par nos sacrifices, dont l'odeur est pour eux un parfum délicieux.
S'ils ont des sens comme nous, ils doivent avoir les mêmes passions. La beauté fait sur leur coeur l'impression qu'elle fait sur le nôtre. On les a vus souvent chercher, sur la terre, des plaisirs devenus plus vifs par l'oubli de la grandeur et l'ombre du mystère.
Les Grecs, par ce bizarre assortiment d'idées, n'avaient pas voulu dégrader la divinité. Accoutumés à juger d'après eux-mêmes de tous les êtres vivants, ils prêtaient leurs faiblesses aux dieux, et leurs sentiments aux animaux, sans prétendre abaisser les premiers ni élever les seconds.
Quand ils voulurent se former une idée du bonheur du ciel et des soins qu'on y prenait du gouvernement de l'univers, ils jetèrent leurs regards autour d'eux, et dirent :
Sur la terre un peuple est heureux lorsqu'il passe ses jours dans les fêtes ; un souverain, lorsqu'il rassemble à sa table les princes et princesses qui règnent dans les contrées voisin ; lorsque de jeunes esclaves, parfumées d'essences, y versent le vin à pleines coupes, et que des chantres habiles y marient leurs voix au son de la lyre : ainsi, dans les repas fréquents qui réunissent les habitants du ciel, la jeunesse et la beauté, sous les traits d'Hébé, distribuent le nectar et l'ambroisie ; les chants d'Apollon et des Muses font retentir les voûtes de l'Olympe, et la joie brille dans tous les yeux.
Quelquefois Jupiter assemble les immortels auprès de son trône : il agite avec eux les intérêts de la terre, et de la même manière qu'un souverain discute, avec les grands de son royaume, les intérêts de ses états. Les dieux proposent des avis différents, et, pendant qu'ils les soutiennent avec chaleur, Jupiter prononce, et tout rentre dans le silence.
Les dieux, revêtus de son autorité, impriment le mouvement à l'univers, et sont les auteurs des phénomènes qui nous étonnent. Tous les matins une jeune déesse ouvre les portes de l'orient, et répand la fraîcheur dans les airs, les fleurs dans la campagne, les rubis sur la route du soleil. A cette annonce la terre se réveille et s'apprête à recevoir le dieu qui lui donne tous les jours une nouvelle vie : il paraït, il se montre avec la magnificence qui convient au souverain des cieux ; son char, conduit par les Heures, vole et s'enfonce dans l'espace immense qu'il remplit de flammes et de lumière. Dès qu'il parvient au palais de la souveraine des mers, la Nuit, qui marche éternellement sur ses traces, étend ses voiles sombres, et attache des feux sans nombre à la voûte céleste. Alors s'élève un autre char dont la clarté douce et consolante porte les cœurs sensibles à la rêverie ; une déesse le conduit : elle vient en silence recevoir les tendres hommages d'Endymion. Cet astre qui brille de si riches couleurs, et qui se courbe d'un point de l'horizon à l'autre, ce sont les traces lumineuses du passage d'Iris, qui porte à la terre les ordres de Junon. Ces vents agréables, ces tempêtes horribles, ce sont des génies qui tantôt se jouent dans les airs, tantôt luttent les uns contre les autres pour soulever les flots. Au pied de ce coteau est une grotte, asile de la fraîcheur et de la paix ; c'est là qu'une nymphe bienfaisante verse, de son urne intarissable, le ruisseau qui fertilise la plaine voisine ; c'est de là qu'elle écoute les voeux de la jeune beauté qui vient contempler ses attraits dans l'onde fugitive. Entrez dans ce bois sombre ; ce n'est ni le silence ni la solitude qui occupe votre esprit : vous êtes dans la demeure des Dryades et des Sylvains, et le secret effroi que vous éprouvez est l'effet de la majesté divine.
De quelque côté que nous tournions nos pas, nous sommes en présence des dieux ; nous les trouvons au dehors, au dedans de nous ; ils se sont partagé l'empire des âmes, et dirigent nos penchants : les uns président à la guerre ou aux arts de la paix ; les autres nous inspirent l'amour de la sagesse ou celui des plaisirs ; tous chérissent la justice et protègent la vertu : trente mille divinités, dispersées au milieu de nous, veillent continuellement sur nos pensées et sur nos actions. Quand nous faisons le bien, le ciel augmente nos jours et notre bonheur ; il nous punit quand nous faisons le mal. A la voix du crime, Némésis et les noires Furies sortent en mugissant du fond des enfers ; elles se glissent dans le coeur du coupable, et le tourmentent jour et nuit par des cris funèbres et perçants. Ces cris sent les remords. Si le scélérat néglige, avant sa mort, de les apaiser par des cérémonies saintes, les Furies, attachées à son âme comme à leur proie, la traînent dans les gouffres du Tartare : car les anciens Grecs étaient généralement persuadés que l'âme est immortelle.
Et telle était l'idée que, d'après les Égyptiens, ils se faisaient de cette substance si peu connue. L'âme spirituelle, c'est-à-dire l'esprit ou l'entendement, est enveloppée d'une âme sensitive, qui n'est autre chose qu'une matière lumineuse et subtile, image fidèle de notre corps, sur lequel elle s'est moulée et dont elle conserve à jamais la ressemblance et les dimensions. Ces deux âmes sont étroitement unies pendant que nous vivons : la mort les sépare ; et tandis que l'âme spirituelle monte dans les cieux, l'autre âme s'envole, sous la conduite de Mercure, aux extrémités de la terre, où sont les enfers, le trône de Pluton et le tribunal de Minos. Abandonnée de tout l'univers, et n'ayant pour elle que ses actions, l’âme comparaît devant ce tribunal redoutable, elle entend son arrêt, et se rend dans les Champs-Élysées ou dans le Tartare.
Les Grecs, qui n'avaient fondé le bonheur des dieux que sur les plaisirs des sens, ne purent imaginer d'antres avantages, pour les Champs-Élysées, qu'un climat délicieux, et une tranquillité profonde, mais uniforme : faibles avantages qui n'empêchaient pas les âmes vertueuses de soupirer après la lumière du jour, et de regretter leurs passions et leurs plaisirs.
Le Tartare est le séjour des pleurs et du désespoir : les coupables y sont livrés à des tourments épouvantables ; des vautours cruels leur déchirent les entrailles; des roues brûlantes les entraînent autour de leur axe. C'est là que Tantale expire à tout moment de faim et de soif, au milieu d'une onde pure et sous des arbres chargés de fruits ; que les filles de Danaüs sont condamnées à remplir un tonneau dont l'eau s'échappe à l'instant ; et Sisyphe à fixer sur le haut d'une montagne un rocher qu'il soulève avec effort, et qui, sur le point de parvenir au terme, retombe aussitôt de lui-même. Des besoins insupportables et toujours aigris par la présence des objets propres à les satisfaire ; des travaux toujours les mêmes, et éternellement infructueux ; quels supplices ! l'imagination qui les inventa avait épuisé tous les raffinements de la barbarie pour préparer des châtiments au crime, tandis qu'elle n'accordait pour récompense à la vertu qu'une félicité imparfaite, et empoisonnée par des regrets. Serait-ce qu'on eût jugé plus utile de conduire les hommes par la crainte des peines que par l'attrait du plaisir, ou plutôt qu'il est plus aisé de multiplier les images du malheur que celles du bonheur ?
Ce système informe de religion enseignait un petit nombre de dogmes essentiels au repos des sociétés ; l'existence des dieux, l'immortalité de l'âme, des récompenses pour la vertu, des châtiments pour le crime : il prescrivait des pratiques qui pouvaient contribuer au maintien de ces vérités, les fêtes et les mystères : il présentait à la politique des moyens puissants pour mettre à profit l'ignorance et la crédulité du peuple, les oracles, l'art des augures et des devins : il laissait enfin à chacun la liberté de choisir parmi les traditions anciennes, et de charger sans cesse de nouveaux détails l'histoire et la généalogie des dieux; de sorte que l'imagination, ayant la liberté de créer des faits et d'altérer par des prodiges ceux qui étaient déjà connus, répandait sans cesse dans ses tableaux l'intérêt du merveilleux, cet intérêt si froid aux yeux de la raison, mais si plein de charmes pour les enfants et pour les nations qui commencent à naître. Les récits d'un voyageur au milieu de ses hôtes, d'un père de famille au milieu de ses enfants, d'un chantre admis aux amusements des rois, s'intriguaient ou se dénouaient par l'intervention des dieux, et le système de la religion devenait insensiblement un système de fictions et de poésie.
Dans le même temps les fausses idées qu'on avait sur la physique enrichissaient la langue d'une foule d'images. L'habitude de confondre le mouvement avec la vie et la vie avec le sentiment, la facilité de rapprocher certains rapports que les objets ont entre eux, faisaient que les êtres les plus insensibles prenaient, dans le discours, une âme ou des propriétés qui leur étaient étrangères : l'épée était altérée du sang de l'ennemi ; le trait, qui vole impatient de le répandre : on donnait des ailes à tout ce qui fendait les airs, à la foudre, aux vents, aux flèches, au son de la voix ; l'Aurore avait des doigts de rose, le Soleil des tresses d'or, Thétis des pieds d'argent. Ces sortes de métaphores furent admirées, surtout dans leur nouveauté, et la langue devint poétique comme toutes les langues le sont dans leur origine.
Tels étaient à peu près les progrès de l'esprit chez les Grecs lorsque Codrus sacrifia ses jours pour le salut de sa patrie. Les Athéniens, frappés de ce trait de grandeur, abolirent le titre de roi; ils dirent que Codrus l'avait élevé si haut qu'il serait désormais impossible d'y atteindre : en conséquence ils reconnurent Jupiter pour leur souverain, et, ayant placé Médon, fils de Codrus, à côté du trône, ils le nommèrent archonte ou chef perpétuel (11), en l'obligeant néanmoins de rendre compte de son administration au peuple.
Les frères de ce prince s'étaient opposés à son élection ; mais quand ils la virent confirmée par l'oracle, plutôt que d'entretenir dans leur patrie un principe de divisions intestines, ils allèrent au loin chercher une meilleure destinée.
L'Attique et les pays qui l'entourent étaient alors surchargés d'habitants : les conquêtes des Héraclides avaient fait refluer dans cette partie de la Grèce la nation entière des Ioniens, qui occupaient auparavant douze villes dans le Péloponnèse. Ces étrangers, onéreux aux lieux qui leur servaient d'asiles, et trop voisins des lieux qu'ils avaient quittés, soupiraient après un changement qui leur fit oublier leurs infortunes Les fils de Codrus leur indiquèrent au delà des mers les riches campagnes qui terminent l'Asie, à l'opposite de l'Europe, et dont une partie était déjà occupée par ces Éoliens que les Héraclides avaient chassés autrefois du Péloponnèse. Sur les confins de l'Éolide était un pays fertile, situé dans un climat admirable, et habité par des barbares que les Grecs commençaient à mépriser. Les fils de Codrus s'étant proposé d'en faire la conquête, ils furent suivis d'un grand nombre d'hommes de tout âge et de tout pays. Les barbares ne firent qu'une faible résistance ; la colonie se trouva bientôt en possession d'autant de villes qu'elle en avait dans le Péloponnèse ; et ces villes, parmi lesquelles on distinguait Milet et Éphèse, composèrent, par leur union, le corps ionique.
Médon transmit à ses descendants la dignité d'archonte ; mais comme elle donnait de l'ombrage aux Athéniens, ils en bornèrent dans la suite l'exercice à l'espace de dix ans (12) ; et, leurs alarmes croissant avec leurs précautions, ils la partagèrent enfin entre neuf magistrats annuels (13) qui portent encore le titre d'archontes.
Ce sont là tous les mouvements que nous présente l'histoire d'Athènes depuis la mort de Codrus jusqu'à la première olympiade, pendant l'espace de trois cent seize ans. Ces siècles furent, suivant les apparences, des siècles de bonheur ; car les désastres des peuples se conservent pour toujours dans leurs traditions. On ne peut trop insister sur une réflexion si affligeante pour l'humanité. Dans ce long intervalle de paix dont jouit l'Attique, elle produisit sans doute des coeurs nobles et généreux qui se dévouèrent au bien de la patrie, des hommes sages dont les lumières entretenaient l'harmonie dans tous les ordres de l'état : ils sont oubliés parce qu'ils n'eurent que des vertus. S'ils avaient fait couler des torrents de larmes et de sang, leurs noms auraient triomphé du temps, et, au défaut des historiens, les monuments qu'on leur aurait consacrés élèveraient encore leurs voix au milieu des places publiques. Faut-il donc écraser les hommes pour mériter des autels !
Pendant que le calme régnait dans l'Attique, les autres états n'éprouvaient que des secousses légères et momentanées ; les siècles s'écoulaient dans le silence, ou plutôt ils furent remplis par trois des plus grands hommes qui aient jamais existé, Homère , Lycurgue et Aristomène. C'est à Lacédémone et en Messénie qu'on apprend à connaître les deux derniers ; c'est dans tous les temps et dans tous les lieux qu'on peut s'occuper du génie d'Homère.
Homère florissait environ quatre siècles après la guerre de Troie (14). De son temps la poésie était fort cultivée parmi les Grecs ; la source des fictions, qui font son essence ou sa parure, devenait de jour en jour plus abondante; la langue brillait d'images et se prêtait d'autant plus aux besoins du poète qu'elle était plus irrégulière (15). Deux événements remarquables, la guerre de Thèbes et celle de Troie, exerçaient les talents de toutes parts des chantres, la lyre à la main, annonçaient aux Grecs les exploits de leurs anciens guerriers.
On avait déjà vu paraître Orphée, Linus, Musée, et quantité d'autres poètes dont les ouvrages sont perdus, et qui n'en sont peut-être que plus célèbres ; déjà venait d'entrer dans la carrière cet Hésiode qui fut, dit-on, le rival d'Homère, et qui, dans un style plein do douceur et d'harmonie, décrivit les généalogies des dieux, les travaux de la campagne, et d'autres objets qu'il sut rendre intéressants.
Homère trouva donc un art qui, depuis quelque temps, était sorti de l'enfance, et dont l'émulation hâtait sans cesse les progrès ; il le prit dans son développement, et le porta si loin qu'il paraît en être le créateur.
Il chanta, dit-on, la guerre de Thèbes; il composa plusieurs ouvrages qui l'auraient égalé aux premiers poètes de son temps ; mais l'Iliade et l'Odyssée le mettent au-dessus de tous les poètes qui ont écrit avant et après lui.
Dans le premier de ces poèmes, il a décrit quelques circonstances de la guerre de Troie, et dans le second le retour d'Ulysse dans ses états.
Il s'était passé, pendant le siège de Troie, un événement qui avait fixé l'attention d'Homère. Achille, insulté par Agamemnon, se retira dans son camp ; son absence affaiblit l'armée des Grecs et ranima le courage des Troyens, qui sortirent de leurs murailles, et livrèrent plusieurs combats où ils furent presque toujours vainqueurs : ils portaient déjà la guerre sur les vaisseaux ennemis, lorsque Patrocle parut revêtu des armes d'Achille. Hector l'attaque et lui fait mordre la poussière. Achille, que n'avaient pu fléchir les prières des chefs de l'armée, revole au combat, venge la mort de Patrocle par celle du général des Troyens, ordonne les funérailles de son ami, et livre pour une rançon au malheureux Priam le corps de son fils Hector.
Ces faits, arrivés dans l'espace d'un très petit nombre de jours, étaient une suite de la colère d'Achille contre Agamemnon, et formaient, dans le cours du siège, un épisode qu'on pouvait en détacher aisément, et qu'Homère choisit pour le sujet de l'Iliade : en le traitant, il s'assujettit à l'ordre historique ; mais, pour donner plus d'éclat à son sujet, il supposa, suivant le système reçu de son temps, que depuis le commencement de la guerre les dieux s'étaient partagés entre les Grecs et les Troyens ; et pour le rendre plus intéressant, il mit les personnes en action; artifice peut-être inconnu jusqu'à lui, qui a donné naissance au genre dramatique, et qu'Homère employa dans l'Odyssée avec le même succès.
On trouve plus d'art et de savoir dans ce dernier poème. Dix ans s'étaient écoulés depuis qu'Ulysse avait quitté les rivages d'llium. D'injustes ravisseurs dissipaient ses biens ; ils voulaient contraindre son épouse désolée à contracter un second hymen, et à faire un choix qu'elle ne pouvait plus différer. C'est à ce moment que s'ouvre la scène de l'Odyssée. Télémaque, fils d'Ulysse, va, dans le continent de la Grèce, interroger Nestor et Ménélas sur le sort de son père. Pendant qu'il est à Lacédémone, Ulysse part de l'île de Calypso, et, après une navigation pénible, il est jeté par la tempête dans l'île des Phéaciens, voisine d'Ithaque. Dans un temps où le commerce n'avait pas encore rapproché les peuples, on s'assemblait autour d'un étranger pour entendre le récit de ses aventures. Ulysse, pressé de satisfaire une cour où l'ignorance et le goût du merveilleux régnaient à l'excès, lui raconte les prodiges qu'il a vus, l'attendrit par la peinture des maux qu'il a soufferts, et en obtient du secours pour retourner dans ses états. Il arriva, il se fait reconnaître à son fils, et prend avec lui des mesures efficaces pour se venger de leurs ennemis communs.
L'action de l'Odyssée ne dure que quarante jours; mais, à la faveur du plan qu'il a choisi, Homère a trouvé le secret de décrire toutes les circonstances du retour d'Ulysse, de rappeler plusieurs détails de la guerre de Troie, et de déployer les connaissances qu'il avait lui-même acquises dans ses voyages. Il paraît avoir empesé cet ouvrage dans un âge avancé ; on croit le reconnaître à la multiplicité des récits, ainsi qu'au caractère paisible des personnages, et à une certaine chaleur douce, comme celle du soleil à son couchant.
Quoique Homère se soit proposé surtout de plaire à son siècle, il résulte clairement de !'Iliade que les peuples sont toujours la victime de la division des chefs ; et de l'Odyssée, que la prudence, jointe au courage, triomphe tôt ou tard des plus grands obstacles.
L'Iliade et l'Odyssée étaient à peine connues dans la Grèce lorsque Lycurgue parut en Ionie : le génie du poète parla aussitôt au génie du législateur. Lycurgue découvrit des leçons de sagesse où le commun des hommes ne voyait que des fictions agréables ; il copia les deux poèmes, et en enrichit sa patrie. De là ils passèrent chez tous les Grecs : on vit des acteurs, connus sous le nom de rhapsodes, en détacher des fragments et parcourir la Grèce, ravie de les entendre. Les uns chantaient la valeur de Diomède ; les autres, les adieux d'Andromaque ; d'autres, la mort de Patrocle, celle d'Hector, etc.
La réputation d'Homère semblait s'accroître par la répartition des rôles; mais le tissu de ses poèmes se détruisait insensiblement ; et, comme leurs parties trop séparées risquaient de ne pouvoir plus se réunir à leur tout, Solon défendit à plusieurs rhapsodes, lorsqu'ils seraient rassemblés, de prendre au hasard, dans les écrits d'Homère, des faite isolés, et leur prescrivit de suivre dans leurs récits l'ordre qu'avait observé l'auteur, de manière que l'un reprendrait où l'autre aurait fini.
Ce règlement prévenait un danger et en laissait subsister un autre encore plus pressant. Les poèmes d'Homère, livrés à l'enthousiasme et à l'ignorance de ceux qui les chantaient ou les interprétaient publiquement, s'altéraient tous les jours dans leur bouche ; ils y faisaient des pertes considérables, et se chargeaient de vers étrangers à l'auteur. Pisistrate et Hipparque son fils entreprirent de rétablir le texte dans sa pureté : ils consultèrent des grammairiens habiles ; ils promirent des récompenses à ceux qui rapporteraient des fragments authentiques de l'Iliade et de l'Odyssée, et, après un travail long et pénible, ils exposèrent ces deux magnifiques tableaux aux yeux des Grecs, également étonnés de la beauté des plans et de la richesse des détails. Hipparque ordonna de plus que les vers d'Homère seraient chantés à la fête des Panathénées, dans l'ordre fixé par la loi de Solon.
La postérité, qui ne peut mesurer la gloire des rois et des héros sur leurs actions, croit entendre de loin le bruit qu'ils ont fait dans le monde, et l'annonce avec plus d'éclat aux siècles suivants ; mais la réputation d'un auteur dont les écrits subsistent est, à chaque génération, à chaque moment, comparée avec les titres qui l'ont établie, et sa gloire doit être le résultat des jugements successifs que les âges prononcent en sa faveur. Celle d'Homère s'est d'autant plus accrue qu'on a mieux connu ses ouvrages, et qu'on s'est trouvé plus en état de les apprécier. Les Grecs n'ont jamais été aussi instruits qu'ils le sont aujourd'hui; jamais leur admiration pour lui ne fut si profonde : son nom est dans toutes les bouches, et son portrait devant tous les yeux : plusieurs villes se disputent l'honneur de lui avoir donné le jour ; d'autres lui ont consacré des temples. Les Argiens, qui l'invoquent dans leurs cérémonies saintes, envoient tous les ans, dans l'île de Chio, offrir un sacrifice en son honneur. Ses vers retentissent dans toute la Grèce, et font l'ornement de ses brillantes fêtes. C'est là que la jeunesse trouve ses premières instructions; qu'Eschyle, Sophocle, Archiloque, Hérodote, Démosthène, Platon et les meilleurs auteurs ont puisé la plus grande partie des beautés qu'ils ont semées dans leurs écrits ; que lu sculpteur Phidias et le peintre Euphranor ont appris à représenter dignement le maître des dieux.
Quel est donc cet homme qui donne des leçons de politique aux législateurs ; qui apprend aux philosophes et aux historiens l'art d'écrire, aux poètes et aux orateurs l'art d'émouvoir ; qui fait germer tous les talents, et dont la supériorité est tellement reconnue qu'on n'est pas plus jaloux de lui que du soleil qui nous éclaire ?
Je sais qu'Homère doit intéresser spécialement sa nation. Les principales maisons de la Grèce croient découvrir dans ses ouvrages les titres de leur origine, et les différents états l'époque de leur grandeur. Souvent même son témoignage a suffi pour fixer les anciennes limites de deux peuples voisins. Mais ce mérite, qui pouvait lui être commun avec quantité d'auteurs oubliés aujourd'hui, ne saurait produire l'enthousiasme qu'excitent ses poèmes, et il fallait bien d'autres ressorts pour obtenir parmi les Grecs l'empire de l'esprit.
Je ne suis qu'un Scythe, et l'harmonie des vers d'Homère, cette harmonie qui transporte les Grecs, échappe souvent à mes organes trop grossiers ; mais je ne suis plus maître de mon admiration quand je le vois s'élever et planer, pour ainsi dire, sur l'univers ; lançant de toutes parts ses regards embrasés, recueillant les feux et les couleurs dont les objets étincellent à sa vue, assistant au conseil des dieux, sondant les replis du coeur humain ; et bientôt riche de ses découvertes, ivre des beautés de la nature, et ne pouvant plus supporter l'ardeur qui le dévore, la répandre avec profusion dans ses tableaux et dans ses expressions, mettre aux prises le ciel et la terre, et les passions avec elles-mêmes ; nous éblouir par ces traits de lumière qui n'appartiennent qu'au génie, nous entraîner par ces saillies de sentiment qui sont le vrai sublime, et toujours laisser dans notre âme une impression profonde qui semble l'étendre et l'agrandir. Car ce qui distingue surtout Homère, c’est de tout animer et de nous pénétrer sans cesse des mouvements qui l'agitent ; c'est de tout subordonner à la passion principale, de la suivre dans ses fougues, dans ses écarts, dans ses inconséquences ; de la porter jusqu'aux nues, et de la faire tomber, quand il le faut, par la force du sentiment et de la vertu, comme la flamme de l'Etna, que le vent repousse au fond de l'abîme ; c'est d'avoir saisi de grands caractères, d'avoir différencié la puissance, la bravoure et les autres qualités de ses personnages, non par des descriptions froides et fastidieuses, mais par des coups do pinceau rapides et vigoureux, ou par des fictions neuves et semées presque au hasard dans ses ouvrages.
Je monte avec lui dans les cieux ; je reconnais Vénus tout entière à cette ceinture d’où s'échappent sans cesse les feux de l'amour, les désirs impatients, les grâces séduisantes, et les charmes inexprimables du langage et des yeux ; je reconnais Pallas et ses fureurs à cette égide où sont suspendues la terreur, la discorde, la violence, et la tête épouvantable de l'horrible Gorgone. Jupiter et Neptune sont les plus puissants des dieux ; mais il faut à Neptune un trident pour secouer la terre, à Jupiter un clin d'oeil pour ébranler l'Olympe. Je descends sur la terre : Achille, Ajax et Diomède sont les plus redoutables des Grecs ; mais Diomède se retire à l'aspect de l'armée troyenne, Ajax ne cède qu'après l'avoir repoussée plusieurs fois, Achille se montre et elle disparaît.
Ces différences ne sont pas rapprochées dans les livres sacrés des Grecs ; car c'est ainsi qu'on peut nommer l'Iliade et l'Odyssée. Le poète avait posé solidement ses modèles; il en détachait au besoin les nuances qui servaient à les distinguer, et les avait présentes à l'esprit, lors même qu'il donnait à ses caractères des variations momentanées ; parce qu'en effet l'art seul prête aux caractères une constante unité, et que la nature n'en produit point qui ne se démente jamais dans les différentes circonstances de la vie.
Platon ne trouvait point assez de dignité dans la douleur d'Achille, ni dans celle de Priam, lorsque le premier se roule dans la poussière après la mort de Patrocle, lorsque le second hasarde une démarche humiliante pour obtenir le corps de son fils. Mais quelle étrange dignité que celle qui étouffe le sentiment ! Pour moi, je loue Homère d'avoir, comme la nature, placé la faiblesse à côté de la force et l'abîme à côté de l'élévation ; je le loue encore plus de m'avoir montré le meilleur des pères dans le plus puissant des rois, et le plus tendre des amis dans le plus fougueux des héros.
J'ai vu blâmer les discours outrageants que le poète fait tenir à ses héros, soit dans leurs assemblées, soit au milieu des combats ; alors j'ai jeté les yeux sur les enfants, qui tiennent de plus près à la nature que nous ; sur le peuple, qui est toujours enfant ; sur les sauvages, qui sont toujours peuple ; et j'ai observé que chez eux tous, avant que de s'exprimer par des effets, la colère s'annonce par l'ostentation, par l'insolence et l'outrage.
J'ai vu reprocher à Homère d'avoir peint dans leur simplicité les mœurs des temps qui l'avaient précédé : j'ai ri de la critique, et j'ai gardé le silence.
Mais, quand on lui fait un crime d'avoir dégradé les dieux, je me contente de rapporter la réponse que me fit un jour un Athénien éclairé. Homère, me disait-il, suivant le système poétique de son temps, avait prêté nos faiblesses aux dieux. Aristophane les a depuis joués sur notre théâtre, et nos pères ont applaudi à cette licence ; les plus anciens théologiens ont dit que les hommes et les dieux avaient une commune origine ; et Pindare, presque de nos jours, a tenu le même langage. On n'a donc jamais pensé que ces dieux pussent remplir l'idée que nous avons de la divinité ; et en effet, la vraie philosophie admet au-dessus d'eux un être suprême qui leur a confié sa puissance. Les gens instruits l'adorent en secret ; les autres adressent leurs voeux et quelquefois leurs plaintes à ceux qui le représentent ; et la plupart des poètes sont comme les sujets du roi de Perse, qui se prosternent devant le souverain et se déchaînent contre ses ministres.
Que ceux qui peuvent résister aux beautés d'Homère s'appesantissent sur ses défauts. Car, pourquoi le dissimuler ? il se repose souvent, et quelquefois il sommeille ; mais son repos est comme celui de l'aigle, qui, après avoir parcouru dans les airs ses vastes domaines, tombe, accablé de fatigue, sur une haute montagne ; et son sommeil ressemble à celui de Jupiter, qui, suivant Homère lui-même, se réveille en lançant le tonnerre.
Quand on voudra juger Homère, non par discussion, mais par sentiment, non sur des règles souvent arbitraires, mais d'après les lois immuables de la nature, on se convaincra sans doute qu'il mérite le rang que les Grecs lui ont assigné, et qu'il fut le principal ornement des siècles dont je viens d'abréger l'histoire.

SECONDE PARTIE.

Ce n'est qu'environ cent cinquante ans après la première olympiade que commence, à proprement parler, l'histoire des Athéniens. Aussi ne renferme-t-elle que trois cents ans si on la conduit jusqu'à nos jours ; qu'environ deux cent vingt si on la termine à la prise d'Athènes. On y voit, en des intervalles assez marqués, les commencements, les progrès et la décadence de leur empire. Qu'il me soit permis de désigner ces intervalles par des caractères particuliers. Je nommerai le premier le siècle de Solon, ou des lois ; le second le siècle de Thémistocle et d'Aristide, c'est celai de la gloire ; le troisième le siècle de Périclès, c'est celui du luxe et des arts.

SECTION PREMIÈRE

SIÈCLE DE SOLON (16).

La forme de gouvernement établie par Thésée avait éprouvé des altérations sensibles : le peuple avait encore le droit de s'assembler ; mais le pouvoir souverain était entre les mains des riches ; la république était dirigée par neuf archontes ou magistrats annuels, qui ne jouissaient pas assez longtemps de l'autorité pour en abuser, qui n'en avaient pas assez pour maintenir la tranquillité de l'état.
Les habitants de l'Attique se trouvaient partagés en trois fractions, qui avaient chacune à leur tête une des plus anciennes familles d'Athènes. Toutes trois, divisées d'intérêt par la diversité de leur caractère et de leur position, ne pouvaient s'accorder sur le choix d'un gouvernement. Les plus pauvres et les plus indépendants, relégués sur les montagnes voisines, tenaient pour la démocratie ; les plus riches, distribués dans la plaine, pour l'oligarchie ; ceux des côtes, appliqués à la marine et au commerce, pour un gouvernement mixte, qui assura leurs possessions sans nuire à la liberté publique.
A cette cause de division se joignait, dans chaque parti, la haine invétérée des pauvres contre les riches ; les citoyens obscurs, accablés de dettes, n'avaient d'autre ressource que de vendre leur liberté ou celle de leurs enfants à des créanciers impitoyables, et la plupart abandonnaient une terre qui n'offrait aux uns que des travaux infructueux, aux autres qu'un éternel esclavage et le sacrifice des sentiments de la nature.
Un très petit nombre de lois, presque aussi anciennes que l'empire, et connues, pour la plupart, sous le nom de lois royales, ne suffisaient pas depuis que, les connaissances ayant augmenté, de nouvelles sources d'industrie, de besoins et de vices s'étaient répandues dans la société. La licence restait sans punition, ou ne recevait que des peines arbitraires : la vie et la fortune des particuliers étaient confiées à des magistrats qui, n'ayant aucune règle fixe, n'étaient que trop disposés à écouter leurs préventions ou leurs intérêts.

Dracon

Dans cette confusion, qui menaçait l'état d'une ruine prochaine, Dracon fut choisi pour embrasser la législation dans son ensemble, et l'étendre jusqu'aux petits détails. Les particularités de sa vie privée nous sont peu connues ; mais il a laissé la réputation d'un homme de bien, plein de lumières, et sincèrement attaché à sa patrie. D'autres traits pourraient embellir son éloge, et ne sont pas nécessaires à sa mémoire. Ainsi que les législateurs qui l’ont précédé et suivi, il fit un code de lois et de morale ; il prit le citoyen au moment de sa naissance, prescrivit la manière dont on devait le nourrir et l'élever, le suivit dans les différentes époques de la vie; et, liant ces vues particulières à l'objet principal, il se flatta de pouvoir former des hommes libres et des citoyens vertueux : mais il ne fit que des mécontents ; et ses règlements excitèrent tant de murmures, qu'il fut obligé de se retirer dans l'île d'Égine, où il mourut bientôt après.
Il avait mis dans ses lois l'empreinte de son caractère : elles sont aussi sévères que ses mœurs l'avaient toujours été. La mort est le châtiment dont il punit l'oisiveté, et le seul qu'il destine aux crimes les plus légers ainsi qu'aux forfaits les plus atroces : il disait qu'il n'en connaissait pas de plus doux pour les premiers ; qu'il' n'en connaissait pas d'autre pour les seconds. Il semble que son âme, forte et vertueuse à l'excès, n'était capable d'aucune indulgence pour des vices dont elle était révoltée, ni pour des faiblesses dont elle triomphait sans peine. Peut être aussi pensa-t-il que, dans la carrière du crime, les premiers pas conduisent infailliblement aux plus grands précipices.
Comme il n'avait pas touché à la forme du gouvernement, les divisions intestines augmentèrent de jour en jour. Un des principaux citoyens, nommé Cylon, forma le projet de s'emparer de l'autorité : on l'assiégea dans la citadelle; il s'y défendit longtemps ; et, se voyant à la fin sans vivres et sans espérance de secours, il évita par la fuite le supplice qu'on lui destinait. Ceux qui l'avaient suivi se réfugièrent dans le temple de Minerve : on les tira de cet asile en leur promettant la vie, et on les massacra aussitôt (17). Quelques-uns même de ces infortunés furent égorgés sur les autels des redoutables Euménides.
Des cris d'indignation s'élevèrent de toutes parts. On détestait la perfidie des vainqueurs ; on frémissait de leur impiété : toute la ville était dans l'attente des maux que méditait la vengeance céleste. Au milieu de la consternation générale, on apprit que la ville de Nisée et, l'île de Salamine étaient tombées sous les armes des Mégariens.
A cette triste nouvelle succéda bientôt une maladie épidémique. Les imaginations déjà ébranlées étaient soudainement saisies de terreurs paniques, et livrées à l'illusion de mille spectres effrayants. Les devins, les oracles consultés, déclarèrent que la ville, souillée par la profanation des lieux saints, devait être purifiée par les cérémonies de l'expiation.

Epiménide


On fit venir de Crète Épiménide, regardé de son temps comme un homme qui avait un commerce avec les dieux et qui lisait dans l'avenir ; de notre temps, comme un homme éclairé, fanatique, capable de séduire par ses talents, d'en imposer par la sévérité de ses moeurs ; habile surtout à expliquer les songes et les présages les plus obscurs, à prévoir les événements futurs dans les causes qui devaient les produire. Les Crétois ont dit que, jeune encore, il fut saisi, dans une caverne, d'un sommeil profond, qui dura quarante ans suivant les uns, beaucoup plus suivant d'autres; ils ajoutent qu'à son réveil, étonné des changements qui s'offraient à lui, rejeté de la maison paternelle comme un imposteur, ce ne fut qu'après les indices les plus frappants qu'il parvint à se faire reconnaître. Il résulte seulement de ce récit qu'Épiménide passe les premières années de sa jeunesse dans des lieux solitaires, livré à l'étude de la nature, formant son imagination à l'enthousiasme par les jeunes, le silence et la méditation, et n'ayant d'autre ambition que de connaître les volontés des dieux pour dominer sur celles des hommes. Le succès surpassa son attente : il parvint à une telle réputation de sagesse et de sainteté, que, dans les calamités publiques, les peuples mendiaient auprès de lui le bonheur d'être purifiés, suivant les rites que ses mains, disait-on, rendaient plus agréables à la divinité.
Athènes le reçut avec les transports de l'espérance et de la crainte (18). Il ordonna de construire de nouveaux temples et de nouveaux autels, d'immoler des victimes qu'il avait choisies, d'accompagner ces sacrifices de certains cantiques. Comme, en parlant, il paraissait agité d'une fureur divine, tout était entraîné par son éloquence impétueuse : il profita de son ascendant pour faire des changements dans les cérémonies religieuses ; et l’on peut, à cet égard, le regarder comme un des législateurs d'Athènes : il rendit ses cérémonies moins dispendieuses ; il abolit l'usage barbare où les femmes étaient de se meurtrir le visage en accompagnant les morts au tombeau, et, par une foule de règlements utiles, il tâcha de ramener les Athéniens à des principes d'union et d'équité.
La confiance qu'il avait inspirée, et le temps qu'il fallut pour exécuter ses ordres, calmèrent insensiblement les esprits ; les fantômes disparurent. Épiménide partit, couvert de gloire, honoré des regrets d'un peuple entier ; il refusa des présents considérables, et ne demanda pour lui qu'un rameau de l'olivier consacré à Minerve, et pour Cnosse, sa patrie, que l'amitié des Athéniens.
Peu de temps après son départ les factions se réveillèrent avec une nouvelle fureur ; et leurs excès furent portés si loin, qu'on se vit bientôt réduit à cette extrémité où il ne reste d'autre alternative à un état que de périr ou de s'abandonner au génie d'un seul homme.

Solon

Solon fut, d'une voix unanime, élevé à la dignité de premier magistrat, de législateur et d'arbitre souverain (19). On le pressa de monter sur le trône ; mais, comme il ne vit pas s'il lui serait aisé d'en descendre, il résista aux reproches de ses amis, et aux instances des chefs des factions et de la plus saine partie des citoyens.
Solon descendait des anciens rois d'Athènes. Il s'appliqua dès sa jeunesse au commerce, soit pour réparer le tort que les libéralités de son père avaient fait à la fortune de sa maison, soit pour s'instruire des moeurs et des rois des nations. Après avoir acquis dans cette profession assez de bien pour se mettre à l'abri du besoin ainsi que des offres généreuses de ses amis, il ne voyagea plus que pour augmenter ses connaissances.
Le dépôt de lumières était alors entre les mains de quelques hommes vertueux, connus sous le nom de sages, et distribués en différents cantons de la Grèce. Leur unique étude avait pour objet l'homme, ce qu'il est, ce qu'il doit être, comment il faut l'instruire et le gouverner.
Ils recueillaient le petit nombre de vérités de la morale et de la politique, et les renfermaient dans des maximes assez claires pour être saisies au premier aspect, assez précises peur être ou pour paraître profondes. Chacun d'eux eu choisissait une de préférence, qui était comme sa devise et la règle de sa conduite. « Rien de trop, » disait l'un. « Connaissez-vous vous-même, » disait un autre.
Cette précision, que les Spartiates ont conservée dans leur style, se trouvait dans les réponses que faisaient autrefois les sages aux questions fréquentes des rois et des particuliers. Liés d'une amitié qui ne fut jamais altérée par leur célébrité, ils se réunissaient quelquefois dans un même lieu pour se communiquer leurs lumières et s'occuper des intérêts de l'humanité.
Dans ces assemblées augustes paraissaient Thalès de Milet, qui, dans ce temps-là, jetait les fondements d'une philosophie plus générale, et peut-être moins utile ; Pittacus de Mitylène, Bias de Priène, Cléobule de Lindus, Myson de Chen, Chilon de Lacédémone, et Solon d'Athènes, le plus illustre de tous. Les liens du sang et le souvenir de lieux qui m'ont vu natte ne me permettent pas d'oublier Anacharsis, que le bruit de leur réputation attira du fond de la Scythie, et que la Grèce, quoique jalouse du mérite des étrangers, en place quelquefois au nombre des sages dont elle s'honore.
Aux connaissances que Solon puisa dans leur commerce, il joignait les talents distingués : il avait reçu en naissant celui de la poésie, et il le cultiva jusqu'à son extrême vieillesse, mais toujours sans effort et sans prétention. Ses premiers essais ne furent que des ouvrages d'agrément. On trouve dans ses autres écrits des hymnes en l'honneur des dieux, différents traits propres à justifier sa législation, des avis ou des reproches adressés aux Athéniens ; presque partout une morale pure, et des beautés qui décèlent le génie. Dans les derniers temps de sa vie, instruit des traditions des Égyptiens, il avait entrepris de décrire dans un poème les révolutions arrivées sur notre globe, et les guerres des Athéniens contre les habitants de l'île Atlantique, située au delà des Colonnes d'Hercule, et depuis engloutie dans les flots. Si, libre de tout autre soin, il eût, dans un âge moins avancé, traité ce sujet si propre à donner l'essor à son imagination, il eût peut-être partagé la gloire d'Homère et d'Hésiode.
On peut lui reprocher de n'avoir pas été assez ennemi des richesses, quoiqu'il ne fût pas jaloux d'en acquérir; d'avoir quelquefois hasardé sur la volupté des maximes peu dignes d'un philosophe, et de n'avoir pas montré dans sa conduite cette austérité de mœurs si digne d'un homme qui réforme une nation. Il semble que son caractère doux et facile ne le destinait qu'à mener une vie paisible dans le sein des arts et des plaisirs honnêtes.
Il faut avouer néanmoins qu'en certaines occasions il ne manqua ni de vigueur ni de constance. Ce fut lui qui engagea les Athéniens à reprendre l’île de Salamine, malgré, la défense rigoureuse qu'ils avaient faite à leurs orateurs d'en proposer la conquête ; et ce qui parut surtout caractériser un courage supérieur, ce fut le premier acte d'autorité qu'il exerça lorsqu'il fut à la tête de la république.
Les pauvres, résolus de tout entreprendre pour sortir de l'oppression, demandaient à grands cris un nouveau partage des terres, précédé de l'abolition des dettes. Les riches s'opposaient avec la même chaleur à des prétentions qui les auraient confondus avec la multitude, et qui, suivant eux, ne pouvaient manquer de bouleverser l'état. Dans cette extrémité, Solon abolit les dettes des particuliers, annula tous les actes qui engageaient la liberté du citoyen, et refusa la répartition des terres. Les riches et les pauvres crurent avoir tout perdu, parce qu'ils n'avaient pas tout obtenu ; mais quand les premiers se virent paisibles possesseurs de biens qu'ils avaient reçus de leurs pères, ou qu'ils avaient acquis eux-mêmes ; quand les seconds, délivrés pour toujours de la crainte de l'esclavage, virent leurs faibles héritages affranchis de toute servitude ; enfin, quand on vit l'industrie renaître, la confiance se rétablir, et revenir tant de citoyens malheureux que la dureté de leurs créanciers avait éloignés de leur patrie, alors les murmures furent remplacés par des sentiments de reconnaissance ; et le peuple, frappé de la sagesse de son législateur, ajouta de nouveaux pouvoirs à ceux dont il l'avait déjà revêtu.
Solon en profita pour revoir les lois de Dracon, dont les Athéniens demandaient l'abolition. Celles qui regardent l'homicide furent conservées en entier. On les suit encore dans les tribunaux, où le nom de Dracon n'est prononcé qu'avec la vénération que l'on doit aux bienfaiteurs des hommes.
Enhardi par le succès, Solon acheva l'ouvrage de sa législation. Il y règle d'abord la forme du gouvernement ; il expose ensuite les lois qui doivent assurer la tranquillité du citoyen. Dans la première partie, il eut pour principe d'établir la seule égalité qui, dans une république, doit subsister entre les divers ordres de l'état ; dans la seconde, il fut dirigé par cet autre principe, que le meilleur gouvernement est celui où se trouve une sage distribution des peines et des récompenses.
Solon, préférant le gouvernement populaire à tout autre, s'occupa d'abord de trois objets essentiels : de l'assemblée de la nation, du choix des magistrats et des tribunaux de justice.
Il fut réglé que la puissance suprême résiderait dans des assemblées où tous les citoyens auraient droit d'assister, et qu'on y statuerait sur la paix, sur la guerre, sur les alliances, sur les lois, sur les impositions, sur tous les grande intérêts de l'état.
Mais que deviendront ces intérêts entre les mains d'une multitude légère, ignorante, qui oublie ce qu'elle doit vouloir pendant qu'on délibère, et ce qu'elle a voulu après qu'on a délibéré ? Pour la diriger dans ses jugements, Solon établit un sénat composé de quatre cents personnes, tirées des quatre tribus qui comprenaient alors tous les citoyens de l'Attique. Ces quatre cents personnes furent comme les députés et les représentants de la nation. Il fut statué qu'on leur proposerait d'abord les affaires sur lesquelles le peuple aurait à prononcer, et qu'après les avoir examinées et discutées à loisir, ils les rapporteraient eux-mêmes à l'assemblée générale ; et de là cette loi fondamentale : Toute décision du peuple sera précédée par un décret du sénat.
Puisque tous les citoyens ont le droit d'assister à l'assemblée, ils doivent avoir celui de donner leurs suffrages ; mais il serait à craindre qu'après le rapport du sénat des gens sans expérience s'emparassent tout à coup de la tribune, et n'entraînassent la multitude. Il fallait donc préparer les premières impressions qu'elle recevrait : il fut réglé que les premiers opinants seraient âgés de plus de cinquante ans.
Dans certaines républiques il s'élevait des hommes qui se dévouaient au ministère de la parole ; et l'expérience avait appris que leurs voix avaient souvent plus de pouvoir dans les assemblées publiques que celles des lois. II était nécessaire de se mettre à couvert de leur éloquence. On crut que leur probité suffirait pour répondre de l'usage de leurs talents : il fut ordonné que nul orateur ne pourrait se mêler des affaires publiques sans avoir subi un examen qui roulerait sur sa conduite ; et l'on permit à tout citoyen de poursuivre en justice l'orateur qui aurait trouvé le secret de dérober l'irrégularité de ses moeurs à la sévérité de cet examen.
Après avoir pourvu à la manière dont la puissance suprême doit annoncer ses volontés, il fallait choisir les magistrats destinés à les exécuter. En qui réside le pouvoir de conférer les magistratures ? à quelles personnes, comment, pour combien de temps, avec quelles restrictions doit-on les conférer ? Sur tous ces points les règlements de Solon paraissent conformes à l'esprit d'une sage démocratie.
Les magistratures, dans ce gouvernement, ont des fonctions si importantes qu'elles ne peuvent émaner que du souverain. Si la multitude n'avait autant qu'il est en elle le droit d'en disposer et de veiller à la manière dont elles sont exercées, elle serait esclave et deviendrait par conséquent ennemie de l'état. Ce fut à l'assemblée générale que Solon laissa le pouvoir de choisir les magistrats et celui de faire rendre compte de leur administration.
Dans la plupart des démocraties de la Grèce, tous les citoyens, même les plus pauvres, peuvent aspirer aux magistratures. Solon jugea plus convenable de laisser ce dépôt entre les mains des riches, qui en avaient joui jusqu'alors. Il distribua les citoyens de l'Attique en quatre classes. On était inscrit dans la première, dans la seconde, dans la troisième, suivant qu'on percevait, de son héritage, cinq cents, trois cents, deux cents mesures de blé ou d'huile. Les autres citoyens, la plupart pauvres et ignorants, furent compris dans la quatrième, et éloignés des emplois. S'ils avaient eu l'espérance d'y parvenir, ils les auraient moins respectés ; s'ils y étaient parvenus en effet, qu'aurait-on pu en attendre ?
Il est essentiel à la démocratie que les magistratures ne soient accordées que pour un temps, et que celles du moins qui ne demandent pas un certain degré de lumières soient données par la voie du sort. Solon ordonna qu'on les conférerait tous les ans, que les principales seraient électives comme elles l'avaient toujours été, et que les autres seraient tirées au sort.
Enfin les neuf principaux magistrats présidant, en qualité d'archontes, à des tribunaux où se portaient les causes des particuliers, il était à craindre que leur pouvoir ne leur donnât trop d'influence sur la multitude. Solon voulut qu'on pût appeler de leurs sentences an jugement des cours supérieures.
Il restait à remplir ces cours de justice. Nous avons vu que la dernière et la plus nombreuse classe des citoyens ne pouvait participer aux magistratures. Une telle exclusion, toujours avilissante dans un état populaire, eût été infiniment dangereuse si les citoyens qui l'éprouvaient n'avaient pas reçu quelque dédommagement, et s'ils avaient vu le dépôt de leurs intérêts et de leurs droits entre les mains des gens riches. Solon ordonna que tous, sans distinction, se présenteraient pour remplir les places de juges, et que le sort déciderait entre eux.
Ces règlements nécessaires pour établir une sorte d'équilibre entre les différentes classes de citoyens, il fallait, pour les rendre durables, en confier la conservation à un corps dont les places fussent à vie, qui n'eût aucune part à l'administration et qui pût imprimer dans les esprits une haute opinion de sa sagesse. Athènes avait dans l'aréopage un tribunal qui s'attirait la confiance et l'amour des peuples par ses lumières et par son intégrité. Solon, l'ayant chargé de veiller au maintien des lois et des moeurs, l'établit comme une puissance supérieure qui devait ramener sans cesse le peuple aux principes de la constitution et les particuliers aux règle de la bienséance et du devoir. Pour lui concilier plus de respect st l'instruire à fond des intérêts de la république, il voulut que les archontes en sortant de place fussent, après un sévère examen, inscrits au nombre des sénateurs.
Ainsi le sénat de l'aréopage et celui des quatre cents devenaient deux contre-poids assez puissants pour garantir la république des orages qui menacent les états : le premier, en réprimant, par la censure générale, les entreprises des riches ; le second, en arrêtant, par ses décrets et par sa présence, les excès de la multitude.
De nouvelles lois vinrent à l'appui de ces dispositions. La constitution pouvait être attaquée ou par les factions générales qui depuis si longtemps agitaient les différents ordres de l'état, ou par l'ambition et les intrigues de quelques particuliers.
Pour prévenir ces dangers, Solon décerna des peines contre les citoyens qui, dans un temps de troubles, ne se déclareraient pas ouvertement pour un des partis. Son objet, dans ce règlement admirable, était de tirer les gens de bien d'une inaction funeste, de les jeter au milieu des factieux, et de sauver la république par le courage et l'ascendant de la vertu.
Une seconde loi condamne à la mort le citoyen convaincu d'avoir voulu s'emparer de l'autorité souveraine.
Enfin, dans le cas où un autre gouvernement s'élèverait sur les ruines du gouvernement populaire, il ne voit qu'un moyen pour réveiller la nation : c'est d'obliger les magistrats à se démettre de leurs emplois ; et de là ce décret foudroyant : Il sera permis à chaque citoyen d'arracher la vie non seulement à un tyran et à ses complices, mais encore au magistrat qui continuera ses fonctions après la destruction de la démocratie.
Telle est en abrégé la république de Solon. Je vais parcourir set lois civiles et criminelles avec la même rapidité.
J'ai déjà dit que celles de Dracon sur l'homicide furent conservées sans le moindre changement. Solon abolit les autres, ou plutôt se contenta d'en adoucir la rigueur, de les refondre avec les siennes, et de les assortir au caractère des Athéniens. Dans toutes il s'est proposé le bien général de la république plutôt que celui des particuliers. Ainsi, suivant ses principes, conformes à ceux des philosophes les plus éclairés, le citoyen doit être considéré : 1° dans sa personne, comme faisant partie de l'état ; 2° dans la plupart des obligations qu'il contracte, comme appartenant à une famille qui appartient elle-même à l'état; 3° dans sa conduite, comme membre d'une société dont les moeurs constituent la force d'un état. 
1° Sous le premier de ces aspects, un citoyen peut demander une réparation authentique de l'outrage qu'il a reçu dans sa personne. Mais, s'il est extrêmement pauvre, comment pourra-t-il déposer la somme qu'on exige d'avance de l'accusateur ? Il en est dispensé par les lois. Mais, s'il est né dans une condition obscure, qui le garantira des attentats d'un homme riche et puissant ? Tous les partisans de la démocratie, tous ceux que la probité, l'intérêt, la jalousie et la vengeance rendent ennemis de l'agresseur, tous sont autorisés par cette loi excellente : Si quelqu'un insulte un enfant, une femme, un homme libre ou esclave, qu'il soit permis à tout Athénien de l'attaquer en justice. De cette manière l'accusation deviendra publique, et l'offense fuite au moindre citoyen sera punie comme un crime contre l'état ; et cela est fondé sur ce principe : La force est le partage de quelques-uns, et la loi le soutien de tous. Cela est encore fondé sur cette maxime de Solon : Il n'y aurait point d'injustices dans une ville, si tous les citoyens en étaient aussi révoltés que ceux qui les éprouvent.
La liberté du citoyen est si précieuse, que les lois seules peuvent en suspendre l'exercice ; que lui-même ne peut l'engager ni pour dettes, ni sous quelque prétexte que ce soit, et qu'il n'a pas le droit de disposer de celle de ses fils. Le législateur lui permet de vendre sa fille ou sa sœur, mais seulement dans le cas où, chargé de leur conduite, il aurait été témoin de leur déshonneur (20).Lorsqu'un Athénien attente à ses jours, il est coupable envers l'état, qu'il prive d'un citoyen. On enterre séparément sa main ; et cette circonstance est une flétrissure. Mais, s'il attente à la vie de son père, quel sera le châtiment prescrit par les lois ? Elles gardent le silence sur ce forfait : pour en inspirer plus d'horreur, Solon a supposé qu'il n'était pas dans l'ordre des choses possibles.
Un citoyen n'aurait qu'une liberté imparfaite si son honneur pouvait être impunément attaqué. De là les peines prononcées contre les calomniateurs, et la permission de les poursuivre en justice ; de là encore la défense de flétrir la mémoire d'un homme qui n'est pas. Outre qu'il est d'une sage politique de ne pas éterniser la haine entre los familles, il n'est pas juste qu'on soit exposé, après sa mort, à des insultes qu'on aurait repoussées pendant sa vie.
Un citoyen n'est pas le maître de son honneur, puisqu'il ne l'est pas de sa vie. De là ces lois qui, dans diverses circonstances, privent celui qui se déshonore des privilèges qui appartiennent au citoyen.
Dans les autres pays, les citoyens des dernières classes sont tellement effrayés de l'obscurité de leur état, du crédit de leurs adversaires, et de la longueur des procédures, et des dangers qu'elles entraînent, qu'il leur est souvent plus avantageux de supporter l'oppression que de chercher à s'en garantir. Les lois de Solon offrent plusieurs moyens de se défendre contre la violence ou l'injustice. S'agit-il, par exemple, d'un vol: vous pouvez vous-même traîner le coupable devant les onze magistrats préposés à la garde des prisons ; ils le mettront aux fers, et le traduiront ensuite au tribunal, qui vous condamnera à une amende si le crime n'est pas prouvé. N'êtes-vous pas assez fort pour saisir le coupable, adressez-vous aux archontes, qui le feront traîner de prison en prison par leurs licteurs. Voulez-vous une autre voie, accusez-le publiquement. Craignez-vous de succomber dans cette accusation, et de payer l'amende de mille drachmes: dénoncez-le au tribunal des arbitres; la cause deviendra civile, et vous n'aurez rien à risquer. C'est ainsi que Solon a multiplié les forces de chaque particulier, et qu'il n'est presque point de vexations dont il ne soit facile de triompher. La plupart des crimes qui attaquent la sûreté du citoyen peuvent être poursuivis par une accusation privée ou publique. Dans le premier cas, l'offensé ne se regarde que comme un simple particulier, et ne demande qu'une réparation proportionnée aux délits particuliers : dans le second, il se présente en qualité de citoyen, et le crime devient plus grave. Solon a facilité les accusations publiques, parce qu'elles sont plus nécessaires dans une démocratie que partout ailleurs. Sans ce frein redoutable, la liberté générale serait sans cesse menacée par la liberté de chaque particulier.
2° Voyons à présent quels sont les devoirs du citoyen dans la plupart des obligations qu'il contracte.
Dans une république sagement réglée, il ne faut pas que le nombre des habitants soit trop grand ni trop petit. L'expérience a fait voir que le nombre des hommes en état de porter les armes ne doit être ici ni fort au-dessus ni fort au-dessous-de vingt mille.
Pour conserver la proportion requise, Solon, entre autres moyens, ne permet de naturaliser les étrangers que sous des conditions difficiles à remplir. Pour éviter, d'un autre côté, l'extinction des familles, il veut que leurs chefs, après leur mort, soient représentés par des enfants légitimes ou adoptifs ; et dans le cas où un particulier meurt sans postérité, il ordonne qu'on substitue juridiquement au citoyen décédé un de ses héritiers naturels, qui prendra son nom et perpétuera sa famille.
Le magistrat chargé d'empêcher que les maisons ne restent désertes, c'est-à-dire sans chefs, doit étendre au soins et la protection des lois sur les orphelins ; sur les femmes qui déclarent leur grossesse après la mort de leurs époux ; sur les filles qui, n'ayant point de frères, sont en droit de recueillir la succession de leurs pères.
Un citoyen adopte-t-il un enfant, ce dernier pourra quelque jour retourner dans la maison de ses pères ; mais il doit laisser, dans celle qui l'avait adopté, un fils qui remplisse les vues de la première adoption ; et ce fils, à son tour, pourra quitter cette maison, après y avoir laissé un fils naturel ou adoptif qui le remplace.
Ces précautions ne suffisaient pas. Le fil des générations peut s'interrompre par des divisions et des haines survenues entre les deux époux. Le divorce sera permis, mais à des conditions qui en restreindront l'usage. Si c'est le mari qui demande la séparation, il s'expose à rendre la dot à sa femme, ou du moins à lui payer une pension alimentaire fixés par la loi ; si c'est la femme, il faut qu'elle comparaisse elle-même devant les juges, et qu'elle leur présente sa requête.
Il est essentiel dans la démocratie, non seulement que les familles soient conservées, mais que les biens ne soient pas entre les mains d'un petit nombre de particuliers. Quand ils sont répartis dans une certaine proportion, le peuple, possesseur de quelques légères portions de terrain, en est plus occupé que des dissensions de la place publique. De là les défenses faites par quelques législateurs de vendre ses possessions hors le cas d'une extrême nécessité ; ou de les engager pour se procurer des ressources contre le besoin. La violation de ce principe a suffi quelquefois pour détruire la constitution.
Solon ne s'en est point écarté : il prescrit des bornes aux acquisitions qu'un particulier peut faire ; il enlève une partie de ses droits au citoyen qui a follement consumé l'héritage de ses pères.
Un Athénien qui a des enfants ne peut disposer de ses biens qu'en leur faveur : s'il n'en a point et qu'il meure sans testament, la succession va de droit à ceux à qui le sang l'unissait de plus près : s'il laisse une fille unique héritière de son bien, c'est au plus proche parent de l'épouser ; mais il doit la demander en justice, afin que, dans la suite, personne ne puisse lui en disputer la possession. Les droits du plus proche parent sont tellement reconnus, que, si l'une de ses parentes, légitimement unie avec un Athénien, venait à recueillir la succession de son père mort sans enfants mâles, il serait en droit de faire casser ce mariage et de la forcer à l'épouser.
Mais, si cet époux n'est pas en état d'avoir des enfants, il transgressera la loi qui veille au maintien des familles; il abusera de la loi qui conserve les biens des familles. Pour le punir de cette double infraction, Solon permet à la femme de se livrer au plus proche parent de l'époux.
C'est dans la même vue qu'une orpheline, fille unique ou aînée de ses soeurs, peut, si elle n'a pas de bien, forcer son plus proche parent à l'épouser ou à lui constituer une dot s'il s'y refuse, l’archonte doit l'y contraindre, sous peine de payer lui-même mille drachmes (21). C'est encore par une suite de ces principes que d'un côté l'héritier naturel ne peut pas être tuteur, et le tuteur ne peut pas épouser la mère de ses pupilles ; que, d'un autre côté, un frère peut épouser sa soeur consanguine, et non sa soeur utérine. En effet, il serait à craindre qu'un tuteur intéressé, qu'une mère dénaturée, ne détournassent à leur profit le bien des pupilles ; il serait à craindre qu'un frère, en s'unissant avec sa soeur utérine, n'accumulât sur sa tête et l'hérédité de son père et celle du premier mari de sa mère.
Tous les règlements de Solon sur les successions, sur les testaments, sur les donations, sont dirigés par le même esprit. Cependant nous devons nous arrêter sur celui par lequel il permet au citoyen qui meurt sans enfants de disposer de son bien à sa volonté. Des philosophes se sont élevés, et s'élèveront peut-être encore, contre une loi qui paraît si contraire aux principes du législateur ; d'autres le justifient, et par les restrictions qu'il mit à la loi, et par l'objet qu'il s'était proposé. Il exige, en effet, que le testateur ne soit accablé ni par la vieillesse ni par la maladie, qu'il n'ait point cédé aux séductions d'une épouse, qu'il ne soit point détenu dans les fers, que son esprit n'ait donné aucune marque d'aliénation. Quelle apparence que dans cet état il choisisse un héritier dans une autre famille, s'il n'a pas à se plaindre de la sienne ? Ce fut donc pour exciter les soins et les attentions parmi les parents que Solon accorda aux citoyens un pouvoir qu'ils n'avaient pas eu jusqu'alors, qu'ils reçurent avec applaudissement, et dont il n'est pas naturel d'abuser. Il faut Ajouter qu'un Athénien qui appelle un étranger à sa succession est en même temps obligé de l'adopter.
Les Égyptiens ont une loi par laquelle chaque particulier doit rendre compte de sa fortune et de ses ressources. Cette loi est encore plus utile dans une démocratie, où le peuple ne doit ni être désoeuvré, ni gagner sa vie par des moyens illicites; elle est encore plus nécessaire dans un pays où la stérilité du sol ne peut être compensée que par le travail et par l'industrie.
De là les règlements par lesquels Solon assigne l'infamie à l'oisiveté ; ordonne à l'aréopage de rechercher de quelle manière les particuliers pourvoient à leur subsistance ; leur permet à tous d'exercer des arts mécaniques, et prive celui qui a négligé de donner un métier à son fils des secours qu'il doit en attendre dans sa vieillesse.
3° Il ne reste plus qu'à citer quelques-unes des dispositions plus particulièrement relatives aux moeurs.
Solon, à l'exemple de Dracon, a publié quantité de lois sur les devoirs des citoyens, et en particulier sur l'éducation de la jeunesse. Il prévoit tout, il y règle tout, et l'âge précis où les enfants doivent recevoir des leçons publiques, et les qualités des maîtres chargés de les instruire , et celles des précepteurs destinés à les accompagner, et l'heure où les écoles doivent s'ouvrir et se fermer. Comme il faut que ces lieux ne respirent que l'innocence : Qu'on punisse de mort, ajoute-t-il, tout homme qui, sans nécessité, oserait s'introduire dans le sanctuaire où les enfants sont rassemblés, et qu'une des cours de justice veille à l'observation de ces règlements.
Au sortir de l'enfance, ils passeront dans le gymnase. Là se perpétueront des lois destinées à conserver la pureté de leurs moeurs, à les préserver de la contagion de l'exemple et des dangers de la séduction.
Dans les diverses périodes de leur vie, de nouvelles passions se succéderont rapidement dans leurs coeurs. Le législateur a multiplié les menaces et les peines ; il assigne des récompenses aux vertus et le déshonneur aux vices.
Ainsi les enfants de ceux qui mourront les armes à la main seront élevés aux dépens du public ; ainsi des couronnes seront solennellement décernées à ceux qui auront rendu dos services à l'état.
D'un autre côté, le citoyen devenu fameux par la dépravation de ses moeurs, de quelque état qu'il soit, quelque talent qu'il possède, sera exclu des sacerdoces, des magistratures , du sénat, de l'assemblée générale : il ne pourra ni parler en public, ni se charger d'une ambassade, ni siéger dans les tribunaux de justice ; et s'il exerce quelqu'une de ces fonctions, il sera poursuivi criminellement, et subira les peines rigoureuses prescrites par la lui.
La lâcheté, sous quelque forme qu'elle se produise, soit qu'elle refuse le service militaire, soit qu'elle le trahisse par une action indigne, ne peut être excusée par le rang du coupable, ni sous aucun autre prétexte: elle sera punie, non seulement par le mépris général, mais par une accusation publique qui apprendra au citoyen à redouter encore plus la honte infligée par la loi que le fer de l'ennemi.
C'est par les lois que toute espèce de recherche et de délicatesse est interdite aux hommes ; que les femmes, qui ont tant d'influence sur les moeurs, sont contenues dans les bornes de la modestie ; qu'un fils est obligé de nourrir dans leur vieillesse ceux dont il a reçu le jour. Mais les enfants qui sont nés d'une courtisane sont dispensés de cette obligation à l'égard de leur père : car, après tout, ils ne lui sont redevables que de l'opprobre de leur naissance.
Pour soutenir les moeurs, il faut des exemples, et ces exemples doivent émaner de ceux qui sont à la tète du gouvernement. Plus ils tombent de haut, plus ils font une impression profonde. La corruption des derniers citoyens est facilement réprimée, et ne s'étend que dans l'obscurité ; car la corruption ne remonte jamais d'une classe à l'autre : mais, quand elle ose s'emparer des lieux où réside le pouvoir, elle se précipite de là avec plus de force que les lois elles-mêmes : aussi n'a-t-on pas craint d'avancer que les moeurs d'une nation dépendent uniquement de celles du souverain.
Solon était persuadé qu'il ne faut pas moins de décence et de sainteté pour l'administration d'une démocratie que pour le ministère des autels. De là ces examens, ces serments, ces comptes rendus qu'il exige de ceux qui sont ou qui ont été revêtus de quelque pouvoir : delà sa maxime, que la justice doit s'exercer avec lenteur sur les fautes des particuliers, à l'instant même sur celles des gens en place ; de là cette loi terrible par laquelle on condamne à la mort l'archonte qui, après avoir perdu sa raison dans les plaisirs de la table, ose paraître en public avec les marques de sa dignité.
Enfin, si l'on considère que la censure des moeurs fut confiée à un tribunal dont la conduite austère était la plus forte des censures, on concevra sans peine que Solon regardait les moeurs comme le plus ferme appui de législation.
Tel fut le système général de Solon. Ses lois civiles et criminelles ont toujours été regardées comme des oracles par les Athéniens, comme des modèles par les autres peuples. Plusieurs états de la Grèce se sont fait un devoir de les adopter ; et, du fond de l'Italie, les Romains, fatigués de leurs divisions, les ont appelées à leur secours. Comme les circonstances peuvent obliger un état à modifier quelques-unes de ses lois, je parlerai ailleurs des précautions que prit Solon pour introduire les changements nécessaires, pour éviter les changements dangereux.
La forme du gouvernement qu'il établit diffère essentiellement de celle que l'on suit à présent. Faut-il attribuer ce prodigieux changement à des vices inhérents à la constitution même ? doit-on le rapporter à des événements qu'il était impossible de prévoir ? J'oserai, d'après les lumières puisées dans le commerce de plusieurs Athéniens éclairés, hasarder quelques réflexions sur un sujet si important ; mais cette légère discussion doit être précédée par l'histoire des révolutions arrivées dans l'état, depuis Solon jusqu'à l'invasion des Perses.
Les lois de Solon ne devaient conserver leur force que pendant un siècle. Il avait fixé ce terme pour ne pas révolter les Athéniens par la perspective d'un joug éternel. Après que les sénateurs, les archontes, le peuple, se furent par serment engagés à les maintenir, on les inscrivit sur les diverses faces de plusieurs rouleaux de bois, que l'on plaça d'abord dans la citadelle. Ils s'élevaient du sol jusqu'au toit de l'édifice qui les renfermait ; et, tournant au moindre effort sur eux-mêmes, ils présentaient successivement le code entier des lois aux yeux des spectateurs. On les a depuis transporté dans le Prytanée et dans d'autres lieux, où il est permis et facile aux particuliers de consulter ces titres précieux de leur liberté.
Quand on les eut méditées à loisir, Solon fut assiégé d'une foule d'importuns qui l'accablaient de questions, de conseils, de louanges ou de reproches. Les uns le pressaient de s'expliquer sur quelques lois, susceptibles, suivant eux, de différentes interprétations ; les autres lui présentaient des articles qu'il fallait ajouter, modifier ou supprimer. Solon, ayant épuisé les voies de la douceur et de la patience, comprit que le temps seul pouvait consolider son ouvrage : il partit après avoir demandé la permission de s'absenter pour dix ans, et engagé les Athéniens, par un serment solennel , à ne point toucher à ses lois jusqu'à son retour.
En Égypte, il fréquenta ces prêtres qui croient avoir entre leurs mains les annales du monde ; et comme un jour il étalait à leurs yeux les anciennes traditions de la Grèce : « Solon ! Solon ! dit gravement un de ces prêtres, vous autres Grecs, vous êtes bien jeunes : le temps n'a pas encore blanchi vos connaissances. » En Crète, il eut l'honneur d'instruire dans l'art de régner le souverain d'un petit canton, et de donner son nom à une ville dont il procura le bonheur. 

Pisistrate


A son retour, il trouva les Athéniens près de retomber dans l'anarchie. Les trois partis qui depuis si longtemps déchiraient la république semblaient n'avoir suspendu leur haine pendant sa législation que pour l'exhaler avec plus de force pondant son absence : ils ne se réunissaient que dans un point, c'était à désirer un changement dans la constitution, sans autre motif qu'une inquiétude secrète, sans autre objet que des espérances incertaines.
Solon, accueilli avec les honneurs les plus distingués, voulut profiter de ces dispositions favorables pour calmer des dissensions trop souvent renaissantes. Il se crut d'abord puissamment secondé par Pisistrate, qui se trouvait à la tête de la faction du peuple, et qui, jaloux en apparence de maintenir l'égalité parmi les citoyens, s'élevait hautement contre les innovations capables de la détruire ; mais il ne tarda pas à s'apercevoir que ce profond politique cachait sous une feinte modération une ambition démesurée.
Jamais homme ne réunit plus de qualités pour captiver les esprits. Une naissance illustre, des richesses considérables, une valeur brillante et souvent éprouvée, une figure imposante, une éloquence persuasive à laquelle le son de sa voix prêtait de nouveaux charmes, un esprit enrichi des agréments que la nature donne et des connaissances que procure l'étude : jamais homme d'ailleurs ne fut plus maître de ses passions, et ne sut mieux faire valoir les vertus qu'il possédait en effet et celles dont il n'avait que les apparences. Ses succès ont prouvé que, dans les projets d'une exécution lente, rien ne donne plus de supériorité que la douceur et la flexibilité du caractère.
Avec de si grands avantages, Pisistrate, accessible aux moindres citoyens, leur prodiguait les consolations et les secours qui tarissent la source des maux, ou qui en corrigent l'amertume. Solon, attentif à ses démarches, pénétra ses intentions ; mais tandis qu'il s'occupait du soin d'en prévenir les suites, Pisistrate parut dans la place publique, couvert de blessures qu'il s'était adroitement ménagées, implorant la protection de ce peuple qu'il avait si souvent protégé lui-même. On convoque l'assemblée : il accuse le sénat et les chefs des autres factions d'avoir attenté à ses jours ; et montrant ses plaies encore sanglantes : « Voilà, s'écrie-t-il, le prix de mon amour pour la démocratie, et du zèle avec lequel j’ai défendu vos droits. »
A ces mots, des cris menaçants éclatent da toutes parts ; les principaux citoyens, étonnés, gardent le silence ou prennent la fuite. Solon, indigné de leur lâcheté et de l'aveuglement du peuple, tache vainement de ranimer le courage des uns, de dissiper l'illusion des autres : sa voix, que les années ont affaiblie, est facilement étouffée par les clameurs qu'excitent la pitié, la fureur et la crainte. L'assemblée se termine par accorder à Pisistrate un corps redoutable de satellites chargé d'accompagner ses pas et de veiller à sa conservation. Dès ce moment tous ses projets furent remplis : il employa bientôt ses forces à s'emparer de la citadelle ; et, après avoir désarmé la multitude, il se revêtit de l'autorité suprême (22).Solon ne survécut pas long-temps à l'asservissement de sa patrie. Il s'était opposé, autant qu'il l'avait pu, aux nouvelles entreprises de Pisistrate. On l'avait vu, les armes à la main, se rendre à la place publique et chercher à soulever le peuple ; mais son exemple et ses discours ne faisaient plus aucune impression : ses amis seuls, effrayés de son courage, lui représentaient que le tyran avait résolu sa perte. « Et, après tout, ajoutaient-ils, qui peut vous inspirer une telle fermeté !... - Ma vieillesse , » répondit-il.
Pisistrate était bien éloigné de souiller son triomphe par un semblable forfait. Pénétré de la plus haute considération pour Solon, il sentait que le suffrage de ce législateur pouvait seul justifier, en quelque manière, sa puissance : il le prévint par des marques distinguées de déférence et de respect ; il lui demanda des conseils; et Solon, cédant à la séduction en croyant céder à la nécessité, ne tarda pas à lui en donner ; il se flattait sans doute d'engager Pisistrate à maintenir les lois et à donner moins d'atteinte à la constitution établie. Trente-trois années découlèrent depuis la révolution jusqu'à la mort de Pisistrate (23) ; mais il ne fut à la tête des affaires que pendant dix-sept ans. Accablé par le crédit de ses adversaires, deux fois obligé de quitter l'Attique, deux fois il reprit son autorité ; et il eut la consolation, avant que de mourir, de l'affermir dans sa famille. Tant qu'il fut à la tête de l'administration, ses jours, consacrés à l'utilité publique, furent marqués, ou par de nouveaux bien-faits, ou par de nouvelles vertus.
Ses lois, en bannissant l'oisiveté, encouragèrent l'agriculture et l'industrie : il distribua dans la campagne cette foule de citoyens obscurs que la chaleur des factions avait fixés dans la capitale ; il ranima la valeur des troupes, en assignant aux soldats invalides une subsistance assurée pour le reste de leurs jours. Aux champs, dans la place publique, dans ses jardins ouverts à tout le monde, il paraissait comme un père au milieu de ses enfants, toujours prêt à écouter les plaintes des malheureux, faisant des remises aux uns, des avances aux autres, des offres à tous.
En même temps, dans la vue de concilier son goût pour la magnificence avec la nécessité d'occuper un peuple indocile et désœuvré, il embellissait la ville par des temples, des gymnases, des fontaines ; et, comme il ne craignait pas les progrès des lumières, il publiait une nouvelle édition des ouvrages d'Homère, et formait pour l'usage des Athéniens une bibliothèque composée des meilleurs livres que l'on connaissait alors.
Ajoutons ici quelques traits qui manifestent plus particulièrement l'élévation de son âme. Jamais il n'eut la faiblesse de se venger des insultes qu'il pouvait facilement punir. Sa fille assistait à une cérémonie religieuse : un jeune homme qui l'aimait éperdument courut l'embrasser, et quelque temps après entreprit de l'enlever. Pisistrate répondit à sa famille, qui l'exhortait à la vengeance : « Si nous haïssions ceux qui nous aiment, que ferons-nous à ceux qui nous haïssent ? » Et, sans différer davantage, il choisit ce jeune homme pour l'époux de sa fille.
Des gens ivres insultèrent publiquement sa femme : le lendemain ils vinrent, fondant en larmes, solliciter un pardon qu'ils n'osaient espérer. « Vous vous trompez, leur dit Pisistrate ; ma femme ne sortit point hier de toute la journée. »
Enfin quelques-uns de ses amis, résolus de se soustraire à son obéissance, se retirèrent dans une place forte. Il les suivit aussitôt avec des esclaves qui portaient son bagage; et comme ces con-jurés lui demandèrent quel était son dessein : « Il faut, leur dit-il, que vous me persuadiez de rester avec vous, ou que je vous persuade de revenir avec moi. »
Ces actes de modération et de clémence, multipliés pendant sa vie, et rehaussés encore par l'éclat de son administration, adoucissaient insensiblement l'humeur intraitable des Athéniens, et faisaient que plusieurs d'entre eux préféraient une servitude si douce à leur ancienne et tumultueuse liberté.
Cependant il faut l'avouer, quoique dans une monarchie Pisistrate eût été le modèle du meilleur des rois ; dans la république d'Athènes on fut, en général, plus frappé du vice de son usurpation que des avantages qui en résultaient pour l'état.

Hippias, Hipparque, Harmodius, Aristogiton

Après sa mort, Hippias et Hipparque, ses fils, lui succédèrent avec moins de talents, ils gouvernèrent avec la même sagesse. Hipparque, en particulier, aimait les lettres. Anacréon et Simonide attirés auprès de lui, en reçurent l'accueil qui devait le plus le flatter : il combla d'honneurs le premier, et de présents le second. Il doit partager avec son père la gloire d'avoir étendu la réputation d'Homère. On peut lui reprocher, ainsi qu'à son frère, de s'être trop livré aux plaisirs, et d'en avoir inspiré le goût aux Athéniens. Heureux néanmoins si, au milieu de ces excès, il n'eût pas commis une injustice dont il fut la première victime !
Deux jeunes Athéniens, Harmodius et Aristogiton, liés entre eus de l'amitié la plus tendre, ayant essuyé, de la part de ce prince, un affront qu'il était impossible d'oublier, conjurèrent sa perte et celle de son frère. Quelques-uns de leurs amis entrèrent dans ce complot, et l'exécution en fut remise à la solennité des Panathénées : ils espéraient que cette foule d'Athéniens qui, pendant les cérémonies de cette fête, avaient la permission de porter les armes, seconderait leurs efforts, ou du moins les garantirait de la fureur des gardes qui entouraient les fils de Pisistrate.
Dans cette vue, après avoir couvert leurs poignards de branches de myrte, ils se rendent aux lieux où les princes mettaient en ordre une procession qu'ils devaient conduire au temple de Minerve. Ils arrivent ; ils voient un des conjurés s'entretenir familièrement avec Hippias : ils se croient trahis; et, résolus de vendre chèrement leur vie, ils s'écartent un moment, trouvent Hipparque, et lui plongent le poignard dans le coeur (24). Harrnodius tombe aussitôt sous les coups redoublés des satellites du prince. Aristogiton, arrêté presque au même instant, fut présenté à la question ; mais, loin de nommer ses complices, il accusa les plus fidèles partisans d'Hippias, qui sur-le-champ les fit traîner au supplice. « As-tu d'autres scélérats à dénoncer? » s'écrie le tyran transporté de fureur. « Il ne reste plus que toi, répond l'Athénien ; je meurs, et j'emporte en mourant la satisfaction de t'avoir privé de tes meilleurs amis. »
Dès lors Hippias ne se signala plus que par des injustices ; mais le joug qui s’appesantissait sur les Athéniens fut brisé trois ans après (25). Clisthène, chef des Alcméonides, maison puissante d'Athènes, de tout temps ennemie des Pisistratides, rassembla tous les mécontents auprès de lui ; et, ayant obtenu le secours des Lacédémoniens, par le moyen de la pythie do Delphes qu'il avait mise dans ses intérêts, il marcha contre Hippias, et le força d'abdiquer la tyrannie. Ce prince, après avoir erré, quelque temps avec sa famille, se rendit auprès de Darius, roi de Perse, et périt enfin à la bataille de Marathon.
Les Athéniens n'eurent pas plutôt recouvré leur liberté, qu'il rendirent les plus grands honneurs à la mémoire d'Harmodius et d'Aristogiton. On leur éleva des statues dans la place publique : il fut réglé que leurs noms seraient célébrés à perpétuité dans la fête des Panathénées, et ne seraient sous aucun prétexte donnés à des esclaves. Les poètes éternisèrent leur gloire par des pièces de poésie (26) que l'on chante encore dans les repas, et l'on accorda pour toujours à leurs descendants des privilèges très étendus.
Clisthène, qui avait si fort contribué à l'expulsion des Pisistratides, eut encore à lutter, pendant quelques années, contre une faction puissante ; mais ayant enfin obtenu dans l'état le crédit que méritaient ses talents, il raffermit la constitution que Solon avait établie, et que les Pisistratides ne songèrent jamais à détruire. Jamais, en effet, ces princes ne prirent le titre de roi, quoiqu'ils se crussent issus des anciens souverains d'Athènes. Si Pisistrate préleva le dixième du produit des terres, cette unique imposition que ses fils réduisirent au vingtième, ils parurent tous trois l'exiger moins encore pour leur entretien que pour les besoins de l'état. Ils maintinrent les lois de Solon, autant par leur exemple que par leur autorité. Pisistrate, accusé d'un meurtre, vint, comme le moindre citoyen, se justifier devant l'aréopage. Enfin ils conservèrent les parties essentielles de l'ancienne constitution, le sénat, les assemblées du peuple et les magistratures, dont ils eurent soin de se revêtir eux-mêmes et d'étendre les prérogatives. C'était donc comme premiers magistrats, comme chefs perpétuels d'un état démocratique, qu'ils agissaient et qu'ils avaient tant d'influence sur les délibérations publiques. Le pouvoir le plus absolu s'exerça sous des formes légales en apparence, et le peuple asservi eut toujours devant les yeux l'image de la liberté. Aussi le vit-on, après l'expulsion des Pisistratides, sans opposition et sans efforts, rentrer dans ses droits plutôt suspendus que détruits. Les changements que Clisthène fit alors au gouvernement ne le ramenèrent pas tout à fait à ses premiers principes, comme je te montrerai bientôt.

Réflexions sur la législation de Solon

Le récit des faits m'a conduit aux temps où les Athéniens signalèrent leur valeur contre les Perses. Avant que de les décrire, je dais exposer les réflexions que j'ai promises sur le système politique de Solon.
Il ne fallait pas attendre de Solon une législation semblable à celle de Lycurgue. Ils se trouvaient l'un et l'autre dans des circonstances trop différentes.
Les Lacédémoniens occupaient un pays qui produisait tout ce qui était nécessaire à leurs besoins. Il suffisait au législateur de les y tenir renfermés pour empêcher que des vices étrangers ne corrompissent l'esprit et la pureté de ses institutions. Athènes, située auprès de la mer, entourée d'un terrain ingrat, était forcée d'échanger continuellement ses denrées, son industrie, ses idées et ses moeurs contre celles de toutes les nations.
La réforme de Lycurgue précéda celle de Solon d'environ deux siècles et demi. Les Spartiates, bornés dans leurs arts, dans leurs connaissances, dans leurs passions même, étaient moins avancés dans le bien et dans le mal que ne le furent les Athéniens du temps de Solon. Ces derniers, après avoir éprouvé toutes les espèces de gouvernements, s'étaient dégoûtés de la servitude et de la liberté, sans pouvoir se passer de l'une et de l'autre. Industrieux, éclairés, vains et difficiles à conduire, tous, jusqu'aux moindres particuliers, s'étaient familiarisés avec l'intrigue, l'ambition et toutes les grandes passions qui s'élèvent dans les fréquentes secousses d'un état : ils avaient déjà les vices qu'on trouve dans les nations formées ; ils avaient de plus cette activité inquiète et cette légèreté d'esprit qu'on ne trouve chez aucune autre nation.
La maison de Lycurgue occupait depuis longtemps le trône de Lacédémone , les deux rois qui le partageaient alors ne jouissant d'aucune considération, Lycurgue était, aux yeux des Spartiates, le premier et le plus grand personnage de l'état. Comme il pouvait compter sur son crédit et sur celui de ses amis, il fut moins arrêté par ces considérations qui refroidissent le génie et rétrécissent les vues d'un législateur. Solon, simple particulier, revêtu d'une autorité passagère qu'il fallait employer avec adresse pour l'employer avec fruit ; entouré de factions puissantes qu'il fallait ménager pour conserver leur confiance ; averti, par l'exemple récent de Dracon, que les voies de sévérité ne convenaient point aux Athéniens, ne pouvait hasarder de grandes innovations sans en occasionner de plus grandes encore, et sans replonger l'état dans des malheurs peut-être irréparables.
Je ne parle point des qualités personnelles des deux législateurs. Rien ne ressemble moins au génie de Lycurgue que les talents de Solon, ni à l'âme vigoureuse du premier que le caractère de douceur et de circonspection du second. Ils n'eurent de commun que d'avoir travaillé avec la même ardeur, mais par des voies différentes, au bonheur des peuples. Mis à la place l'un de l'autre, Solon n'aurait pas fait de si grandes choses que Lycurgue : ou peut douter quo Lycurgue en eût fait de plus belles que Solon.
Ce dernier sentit le poids dont il s'était chargé; et lorsque, interrogé s'il avait donné aux Athéniens les meilleures de toutes les lois, il répondit : « Les meilleures qu'ils pouvaient supporter, » il peignit d'un seul trait le caractère indisciplinable des Athéniens, et la funeste contrainte où il s'était trouvé.
Solon fut obligé de préférer le gouvernement populaire, parce que le peuple, qui se souvenait d'en avoir joui pendant plusieurs siècles, ne pouvait plus supporter la tyrannie des riches, parce qu'une nation qui se destine à la marine penche toujours fortement vers la démocratie.
En choisissant cette forme de gouvernement, il la tempéra de manière qu'on croyait y retrouver l'oligarchie dans le corps des aréopagites, l'aristocratie dans la manière d'élire les magistrats, la pure démocratie dans la liberté, accordée aux moindres citoyens, de siéger dans les tribunaux de justice.
Cette constitution, qui tenait des gouvernements mixtes, s'est détruite par l'excès du pouvoir dans le peuple, comme celle des Perses par l'excès du pouvoir dans le prince.
On reproche à Solon d'avoir hâté cette corruption par la loi qui attribue indistinctement à tous les citoyens le soin de rendre la justice, et de les avoir appelés à cette importante fonction par la voie du sort. On ne s'aperçut pas d'abord des effets que pouvait produire une pareille prérogative ; mais, dans la suite, on fut obligé de ménager ou d'implorer la protection du peuple, qui, remplissant les tribunaux, était le maître d'interpréter les lois, et de disposer à son gré de la vie et de la fortune des citoyens.
En traçant le tableau du système de Solon, j'ai rapporté les motifs qui l'engagèrent à porter la loi dont on se plaint. J'ajoute
 1° qu'elle est non seulement adoptée, mais encore très utile dans les démocraties les mieux organisées ;
2° que Solon ne dut jamais présumer que le peuple abandonnerait ses travaux pour le stérile plaisir de juger les différends des particuliers.
Si, depuis, il s'est emparé des tribunaux, si son autorité s'en est accrue, il faut en accuser Périclès, qui, en assignant un droit de présence aux juges, fournissait aux pauvres citoyens un moyen plus facile de subsister.
Ce n'est point dans les lois de Solon qu'il faut chercher le germe des vices qui ont défiguré son ouvrage ; c'est dans une suite d'innovations qui, pour la plupart, n'étaient point nécessaires, et qu'il était aussi impossible de prévoir qu'il le serait aujourd'hui de les justifier.
Après l'expulsion des Pisistratides, Clisthène, pour se concilier le peuple, partagea en dix tribus les quatre qui, depuis Cécrops, comprenaient les habitants de l'Attique ; et tous les ans on tira de chacune cinquante sénateurs : ce qui porta le nombre de ces magistrats à cinq cents.
Ces tribus , comme autant de petites républiques, avaient chacune leurs présidents, leurs officiers de police, leurs tribunaux, leurs assemblées, et leurs intérêts. Les multiplier et leur donner plus d'activité, c'était engager tous les citoyens sans distinction à se mener des affaires publiques ; c'était favoriser le peuple, qui, outre le droit de nommer ses officiers, avait la plus grande in­fluence dans chaque tribu.
Il arriva, de plus, que les diverses compagnies chargées du recouvrement et de l'emploi des finances furent composées de dix officiers nommés par les dix tribus ; ce qui, présentant de nouveaux objets à l'ambition du peuple, servit encore à l'introduire dans les différentes parties de l'administration.
Mais c'est principalement aux victoires que les Athéniens remportèrent sur les Perses qu'on doit attribuer la ruine de l'ancienne constitution. Après la bataille de Platée, on ordonna que les citoyens des dernières classes, exclus par Solon des principales magistratures, auraient désormais le droit d'y parvenir. Le sage Aristide, qui présenta ce décret, donna le plus funeste des exemples à ceux qui lui succédèrent dans le commandement. Il leur fallut d'abord flatter la multitude, et ensuite ramper devant elle.
Auparavant elle dédaignait de venir aux assemblées générales ; mais dès que le gouvernement eut accordé une gratification de trois oboles à chaque assistant, elle s'y rendit en foule, en éloigna les riches par sa présence autant que par ses fureurs, et substitua insolemment ses caprices aux lois.
Périclès, le plus dangereux de ses courtisan, la dégoûta du travail et d'un reste de vertu, par des libéralités qui épuisaient le trésor public, et qui, entre autres avantages, lui facilitaient l’entrée des spectacles ; et, comme s'il eût conjuré la ruine des moeurs pour accélérer celle de la constitution, il réduisit l'aréopage au silence, en la dépouillant de presque tous ses privilèges.
Alors disparurent et restèrent sans effet ces précautions si sagement imaginées par Solon pour soustraire les grands intérêts de l'état aux inconséquences d'une populace ignorante et forcenée. Qu'on se rappelle que le sénat devait préparer les affaires avant que de les exposer à l'assemblée nationale ; qu'elles devaient être discutées par des orateurs d'une probité reconnue ; que les premiers suffrages devaient être donnés par des vieillards qu'éclairait l'expérience. Ces freins, si capables d'arrêter l'impétuosité du peuple, il les brisa tous ; il ne voulut plus obéir qu'à des chefs qui l'égarèrent, et recula si loin les bornes de son autorité, que, cessant de les apercevoir lui-même, il crut qu'elles avaient cessé d'exister.
Certaines magistratures, qu'une élection libre n'accordait autrefois qu'à des hommes intègres, sont maintenant conférées, par la voie du sort, à toute espèce de citoyens : souvent même, sans recourir à cette voie ni à celle de l'élection, des particuliers, à force d'argent et d'intrigues, trouvent le moyen d'obtenir des emplois et de se glisser jusque dans l'ordre des sénateurs. Enfin le peuple prononce en dernier ressort sur plusieurs délits dont la connaissance lui est réservée par des décrets postérieurs à Solon, ou qu'il évoque lui-même à son tribunal, au mépris du cours ordinaire de la justice. Par là se trouvent confondus les pouvoirs qui avaient été si sagement distribués ; et la puissance législative, exécutant ses propres lois, fait sentir ou craindre à tous moments le poids terrible de l'oppression.
Ces vices destructeurs ne se seraient pas glissés dans la constitution, si elle n'avait pas eu des obstacles insurmontables à vaincre ; mais, dès l'origine même, l'usurpation des Pisistratides en arrêta les progrès, et bientôt après les victoires sur les Perses en corrompirent les principes. Pour qu'elle pût se défendre contre de pareils événements, il aurait fallu qu'une longue paix, qu'une entière liberté, lui eussent permis d'agir puissamment sur les mœurs des Athéniens. Sans cela, tous les dons du génie réunis dans un législateur ne pouvaient empêcher Pisistrate d'être le plus séducteur des hommes, et les Athéniens le peuple le plus facile à séduire : ils ne pouvaient pas faire que les brillants succès des journées de Marathon, de Salamine et de Platée ne remplissent d'une folle présomption le peuple de la terre qui eu était le plus susceptible.
Par les effets que produisirent les institutions de Solon, on peut juger de ceux qu'elles auraient produits en des circonstances plus heureuses. Contraintes sous la domination des Pisistratides, elles opéraient lentement sur les esprits, soit par les avantages d'une éducation qui était alors commune, et qui ne l'est plus aujourd'hui ; soit par l'influence des formes républicaines, qui entretenaient sans cesse l'illusion et l'espérance de la liberté. A peine eut-on banni ces princes, que la démocratie se rétablit d'elle-même, et que les Athéniens déployèrent un caractère qu'on ne leur avait pas soupçonné jusqu'alors. Depuis cette époque jusqu'à celle de leur corruption, il ne s'est écoulé qu'environ un demi-siècle ; mais, dans ce temps heureux, on respectait encore les lois et les vertus : les plus sages n'en parlent aujourd'hui qu'avec des éloges accompagnés de regrets, et ne trouvent d'autre remède aux maux de l'état que de rétablir le gouvernement de Solon.

1. En 1970 avant J.-C.
2
. Cécrops, en 1657 avant J: C. ; Cadmus, en 1594; D'anaüs, en 1580.
3
. Première olympiade, en 776 avant J: C. ; prise d'Athènes, en 404.
4
.   Vers l'an 1360 avant J.-C.
5
.  Tous les ans, suivant Apollodore, lib. III, p. 253 ; tous les sept ans, suivant Diodore, III. IV, p. 263 ; tous les neuf ans, suivant Plutarque in Thes., t. I, p. 6.
6
. Vers l'an 1305 avant J.-C.
7
.  En 1329 avant J.-C,
8
.  En 1319 avant J.-C.
9
.  L'an 1282 avant J.-C.
10
. En 1202 avant J.-C. 
11
. En 1092 avant J.-C.
12
. L'an 752 avant J.-C.
13
. L'an 684 avant J.-C.
14
. Vers l’an 900 avant J.-C.
15
. Homère emploie souvent les divers dialectes de la Grèce. On lui en fait un crime. C'est, dit-on, comme si un de nos écrivains mettait à contribution le languedocien, le picard, et d'autres idiomes particuliers. Le reproche paraît bien fondé ; mais comment imaginer qu'avec l'esprit le plus facile et le plus fécond, Homère, se permettant des licences que n'oserait prendre le moindre des poètes, eût oser se former, pour construire ses vers, une langue bizarre et capable de révolter non seulement la postérité, mais son siècle même, quelque ignorant qu'on le suppose ! il est donc plus naturel de penser qu'il s'est servi de la langue vulgaire.
Chez les anciens peuples de la Grèce, les mêmes lettres firent d'abord entendre des sons plus ou moins âpres, plus on moins ouverts ; les mêmes mots eurent plusieurs terminaisons, et se modifièrent de plusieurs manières. C'étaient des irrégularités, sans doute, mais assez ordinaires dans l'enfance des langues, et qu'avaient pu maintenir pendant plus longtemps parmi les Grecs les fréquentes émigrations des peuples. Quand ces peuplades se furent irrévocablement axées, certaines façons de parler devinrent particulières à certains cantons, et ce fut alors qu'on divisa la langue en des dialectes qui eux-mêmes étaient susceptibles de subdivisions. Les variations fréquentes que subissent les mots dans les plus anciens monuments de notre langue nous font présumer que la même chose est arrivée dans la langue grecque.
A cette raison générale il faut en ajouter une qui est relative au pays où Homère écrivait. La colonie ionienne qui, deux siècles avant ce poète, alla s'établir sur les cites de l'Asie mineure , sous la conduite de Nélée, fils de Codrus, était composée en grande partie des Ioniens du Péloponnèse ; mais ii m'y joignit aussi des habitants de Thèbes, de la Phocide et de quelques autres pays de la Grèce.
Je pense que de leurs idiomes mêlés entre eux, et avec ceux des Éoliens et des autres colonies grecques voisines de l'Ionie, se forma la langue dont Homère se servit. Mais dans la suite, par les mouvements progressifs qu'éprouvent toutes les langues, quelques dialectes furent circonscrits en certaines villes, prirent des caractères plus distincts, et conservèrent néanmoins des variétés qui attestaient l'ancienne confusion. En effet, Hérodote, postérieur à Homère de quatre cents ans, reconnaît quatre subdivisions dans le dialecte qu'on parlait en Ionie.
16
. Depuis l'an 630 jusqu'à l'an 490 avant J.-C.
17
. L'an 612 avant. J.-C.  
18
. vers l'an 597 avant J.-C.
Tout ce qui regarde Épiménide est plein d'obscurités. Quelques auteurs anciens le font venir à Athènes vers l'an 600 avant J.-C. Platon est le seul qui fixe la date de ce voyage à l'an 500 avant la même ère. Cette difficulté a tourmenté les critiques modernes. On a dit que le texte de Platon était altéré ; et il paraît qu'il ne l'est pas. On a dit qu'il fallait admettre deux Épiménides ; et cette supposition est sans vraisemblance. Enfin, d'après quelques anciens auteurs, qui donnent à Épiménide cent cinquante-quatre, cent cinquante-sept, et même cent quatre-vingt dix-neuf années de vie, on n'a pas craint de dire qu'il avait fait deux voyages à Athènes, l'un à l'âge de quarante ans, l'antre à l'âge de cent cinquante. Il est absolument possible que ce double voyage ait eu lieu ; mais il l'est encore plus que Platon se soit trompé. Au reste, ou peut voir Fabricius.
19
. Vers l'an 594 avant J.-C.
20
. Quand on voit Solon ôter aux pères le pouvoir de vendre leurs enfants, comme ils faisaient auparavant, on a de la peine à se persuader qu'il leur ait attribué celui de leur donner la mort, comme l'ont annoncé d'anciens écrivains postérieurs à ce législateur. J'aime mieux m'en rapporter au témoignage de Denys d'Halicarnasse, qui, dans ses Antiquités romaines, observe que, suivant les lois de Solon, de Pittacus et de Charondas, les Grecs ne permettaient aux pères que de déshériter leurs enfants, ou de les chasser de leurs maisons, sans qu'ils pussent leur infliger des peines plus graves. Si dans la suite les Grecs ont donné plus d'extension au pouvoir paternel, il est à présumer qu'ils en ont puisé l'idée dans les lois romaines.
21
.  Neuf cents livres.
22
.  L'an 560 avant J.-C.
23
.  L'an 528 avant J.-C.
24
.  L'an 514 avant J.-C.
25
.  L'an 510 avant J.-C.
26
.  Athénée a rapporté une des chansons composées en l'honneur d'Harmodius et d'Aristogiton, et M. de la Nauze l'a traduite de cette manière :
« Je porterai mon épée couverte de feuilles de myrte, comme firent Harmodius et Aristogiton quand ils tuèrent le tyran, et qu'ils établirent dans Athènes l'égalité des lois.
« Cher Harmodius, vous n'êtes point encore mort : on dit que vous êtes dans les îles des bienheureux, où sont Achille aux pieds légers, et Diomède, ce vaillant fils de Tydée.
« Je porterai mon épée couverte de feuilles de myrte, comme tirent Harmodius et d'Aristogiton lorsqu'ils tuèrent le tyran Hipparque, dans le temps des Panathénées.
« Que votre gloire soit éternelle, cher Harmodius, cher Aristogiton, parce que vous avez tué le tyran et établi dans Athènes l'égalité des lois. »