Pétrarque

PÉTRARQUE

 

SONNETS (extraits)

 

Œuvre numérisée par Marc Szwajcer

 

 


PÉTRARQUE

VIE DE PÉTRARQUE

CHAPITRE PREMIER

Il est incontestable que la plupart des lecteurs, soit en France, soit même en Italie, ne connaissent de Pétrarque que les poésies consacrées, soit du vivant de Laure, soit après sa mort, à l'amour qu'elle lui avait inspiré, et cependant il est bien certain aussi que Pétrarque fut en outre un des hommes les plus érudits de son temps, ainsi que le prouvent les nombreux écrits qu'il a laissés en langue latine, les seuls qui, suivant lui, devaient lui assurer les regards et l'admiration de la postérité. J'ajoute qu'il fut chargé de missions politiques fort importantes et fit preuve dans plusieurs circonstances du plus pur et du plus fervent patriotisme, comme je me propose de le démontrer dans l'article qui va suivre.

Francesco Pétrarque naquit le 13 juillet 1304 à Arezzo, où s'étaient réfugiés ses parents, Petracco et Eletta Canigiani, exilés de Florence par suite des factions et des guerres civiles qui désolaient cette ville. Il était l'aîné de quatre enfants dont le troisième, Gérard, se livra d'abord au libertinage et plus tard se consacra à la vie religieuse. Francesco Pétrarque était jeune encore lorsque son père se décida à chercher meilleure fortune à la cour pontificale, laquelle alors résidait à Avignon. Dans cette ville ainsi que dans la cité voisine, Carpentras, comme il le raconte lui-même, il fit des progrès rapides dans la grammaire, la dialectique, la rhétorique. Il alla ensuite étudier les lois à Montpellier, puis à Bologne. Le dégoût que lui inspirait la langue barbare des jurisconsultes s'accrut encore quand il eut le loisir de lire les chefs-d'oeuvre de la Grèce et de Rome; aussi, sans négliger la science du droit, considérée alors comme très importante, il se sentait de plus en plus attiré vers les lettres, sa véritable vocation.

Une nuit, son père, l'ayant surpris au milieu de ses livres préférés, en fit un véritable autodafé; puis, touché du profond désespoir que son fils en manifesta, il retira des flammes un Virgile et un Cicéron, à la condition que le droit serait et demeurerait à jamais sa principale occupation.

Devenu libre par la mort de son père, il renonça au droit, pour lequel il avait toujours une grande répugnance, et retourna à Avignon à l'âge de 22 ans.

Ce séjour lui étant devenu doublement triste par la mort de sa mère, dont il a fait l'éloge dans une poésie latine, et par la malversation des exécuteurs du testament paternel, il espéra réparer sa mauvaise fortune en s'engageant dans la milice ecclésiastique, et il s'y distingua autant par sa science que par la pureté de ses mœurs. S'il ne parvint jamais à un grade plus élevé que celui de Chanoine, il faut l'attribuer à sa répulsion pour toutes sortes d'emplois et de dignités,

Après la mort de ses parents, il fut recueilli dans la famille des Colonna, qui le traitèrent avec la plus grande bienveillance et, dès ce moment, il put sf livrer librement aux rêves irrésistibles de sa brillante imagination.

Il avait reçu de la nature un esprit juste et pénétrant, une logique claire et précise, une heureuse mémoire, une grande délicatesse de sentiments et une grande affabilité.

Il souffrait de voir son frère Gérard s'abandonner au plaisir et désirait ardemment le faire changer dé vie. Il s'attristait aussi des malheurs du temps en voyant que le séjour de la papauté était livré à tous les désordres et à tous les genres de séductions: « O ! fabrique de tromperies, » s'écrie-t-il dans ses églogues, O ! prison de colère, enfer d'envie, où vas-tu avec tés adultères, avec tes immenses richesses mal acquises? Nid de trahisons où se couve tout le mal qui se répand dans le monde ; esclave dis vins et des victuailles, chez toi la luxure est arrivée à son comble, tu vis de telle sorte qu'il est à désirer que Dieu n'en tire pas vengeance. »

Ce fut dans l'année 1327, dans l'église Sainte-Claire, pendant les jours consacrés à la passion du Rédempteur, qu'il vit une belle et noble dame. La voir et s’en éprendre fut l'effet d'un seul moment. Son nom était Laure, sa patrie Avignon, le nom de sa famille Noves, et celui de son mari Hugues de Sade ; elle avait 20 ans et était mariée depuis deux ans. Elle exerça sur Pétrarque une grande influence pendant les 18 années qui s'écoulèrent entre le jour où il la rencontra et celui où la mort vint les séparer.

Les vers par lesquels il la pleura témoignent de son désir de la suivre au ciel et contiennent la promesse de lui rester à jamais fidèle ; les sentiments qu'ils expriment sont encore plus ardents et plus tendres que ceux qu'il lui avait consacrés pendant sa vie. Nous reviendrons du reste sur cet amour, qui a donné lieu à bien des interprétations, quand nous passerons en revue les œuvres complètes de Pétrarque.

Pour se distraire de sa passion, il projeta d'abord un voyage en Asie, qui n'eut pas lieu ; il se rendit en France, visita Paris, puis le Brabant et les provinces rhénanes. En retournant à Avignon, il fit un court séjour à Rome. Plus tard, il s'embarqua de nouveau, visita l'Espagne et alla jusqu'en Angleterre. En 1337, pour se procurer une paix qui le fuyait toujours, il alla s'établir à Vaucluse dans une petite habitation qu'il a rendue à jamais célèbre, et qu'il a décrite lui-même en ces termes : « Ce n'est pas un palais, mais une retraite égayée par un hêtre, un pin, l'herbe verte et la vue d'une belle montagne.» Là il cultiva avec délices les muses latines; il écrivit dans cette langue trois livres d'épîtres, douze églogues et un grand poème dont il sera question plus tard.

Pétrarque acquit bientôt par ses œuvres une telle célébrité, que le chancelier de l'Université de Paris et le Sénat romain lui offrirent la couronne poétique. Avant de prendre une décision, il se rendit à la cour de Robert, roi de Naples, qui comptait parmi les plus beaux esprits de son temps; il y reçut le meilleur accueil; mais, préférant à toute autre l'invitation de Rome, il se dirigea vers cette ville et le jour de Pâques de l'année 1341, le couronnement solennel eut lieu au milieu d'un grand concours de peuple et de la joie générale.

Les seigneurs de Correggio, qui demeuraient alors à Parme, l'appelèrent auprès d'eux; il n'y resta qu'une année, pendant laquelle il fut nommé archidiacre du chapitre de la ville. Le titre de citoyen romain lui ayant été conféré, il se crut obligé de retourner à Rome et accepta la mission d'aller complimenter le pape Clément VI, nouvellement élu, en compagnie de Nicolas Rienzi qui, après lui avoir fait espérer l'affranchissement de Rome, devait finir par lui causer une si cruelle déception.

Nous croyons devoir donner ici quelques extraits d'une lettre très volumineuse adressée à Rienzi par Pétrarque, car elle prouve qu'il y avait chez ce dernier non seulement le génie d'un grand poète, mais aussi le cœur et la haute raison d'un grand citoyen.

« Je ne sais, citoyen magnanime, si je dois d'abord me réjouir de tes glorieuses entreprises ou de l'affranchissement des peuples, de tes mérites ou du triomphe de la liberté. De quelles paroles me servirai-je pour exprimer une joie aussi inattendue et, dans mon enthousiasme, par quels vœux traduirai-je les émotions que j'éprouve?

Au milieu de vous est la liberté si douce et si désirable, qu'on n'apprécie jamais mieux que lorsqu'on l'a perdue. Maintenant vous jouissez allègrement, sobrement et tranquillement de ce bien connu par l'expérience de tant d'années, et vous rendez grâces à Dieu auquel vous êtes redevables de ce bienfait, à Dieu qui n'a pas encore oublié la très sainte cité à Lui consacrée et qui n'a pas voulu voir plus longtemps dans la servitude celle qu'Il avait faite reine du monde !

Pourtant vous, hommes forts et successeurs des forts, si avec la liberté les pensées viriles vous sont revenues, il faut que chacun soit prêt, avant de l'abandonner, à faire le sacrifice de sa vie, sans quoi elle serait une honte. Ayez toujours devant les yeux votre servitude passée, et alors vous serez plus que jamais convaincus que rien n'est plus précieux que la liberté. Il n'est pas un seul parmi vous qui ne préférât donner la dernière goutte de sang romain plutôt que de vivre esclave. Le poisson échappé à l'hameçon redoute tout ce qui nage sur les ondes ; la brebis délivrée de la gueule du loup a horreur de voir, même de loin, les chiens gris; l'oiseau dégagé de la glu ne se fie pas aux arbrisseaux les plus sûrs. Vous, croyez-moi, vous êtes attirés par l'appât des illusions et des fausses espérances, menacés par la glu, d'un fléau auquel vous êtes habitués et entourés par des bandes de loups faméliques. Regardez autour de vous avec vigilance et ayez bien soin que toutes vos pensées et toutes vos actions soient consacrées à la liberté, qu'elle seule soit l'objet de toutes vos préoccupations; tout ce qu'on peut faire d'étranger à ce but est une perte de temps irréparable et un appât insidieux. L'amour immérité que vous avez peut-être conçu par une longue habitude et l'attachement indigne à vos tyrans doivent être déracinés de votre mémoire et de votre cœur. Le serf respecte pour un temps un maître orgueilleux, et l'oiseau captif fait fête à celui qui le possède, mais le serf, dès qu'il le peut, rompt ses chaînes, et l'oiseau, dès qu'il trouve une issue, s'envole rapidement. Vous avez servi, ô citoyens illustres, ceux auxquels toutes les nations étaient assujetties, ceux qui tenaient les rois eux-mêmes sous leurs pieds.

Ce qui m'indigne le plus, ce n'est pas leur manque d'humanité, mais la folie à laquelle ils sont promptement arrivés de vouloir être considérés non comme des hommes, mais comme des maîtres. Oh crime ! Dans la ville où le divin législateur de toutes les nations défendit à qui que ce fût de se donner le nom de maître, aujourd'hui des larrons et des mendiants se croient gravement offensés si on ne leur donne pas ce titre.

Certainement, ils n'étaient pas romains ceux qui, jaloux d'un vain titre de noblesse, de quelque lieu qu'ils vinssent, quel que fût le vent contraire qui les poussât, quel que fût le peuple barbare dont ils sortirent, nous furent envoyés. Bien que depuis ils aient foulé de leurs pieds superbes les cendres de nos illustres aïeux, on peut leur appliquer ce que dit le satirique:

« Celui qui vint un jour tout chargé de poussière

Dans Rome rencontra la fin de ses malheurs.»

Le dire d'un autre poète s'est aussi vérifié:

« Point de roi parmi nous

Mais nous voulons servir seulement la patrie. »

La fortune, bonne ou mauvaise, doit avoir une fin : un défenseur inespéré s'est présenté et même on en célèbre trois qui ont paru à diverses époques: le premier Brutus chassa Tarquin le superbe; le second Brutus fut le meurtrier de Jules César; le troisième, Nicolas Rienzi, qui, de notre temps, punit les oppresseurs par l'exil et par la mort, fut semblable en cela aux deux premiers et digne d'une double louange, réunissant en lui la gloire que les deux autres s'étaient acquise.

Faites disparaître, je vous prie, toute trace de discorde entre vous; que l'incendie, allumé parmi vous par le souffle des tyrans, s'éteigne sagement dans les conseils de votre libérateur. Luttez avec le tribun à qui, de lui ou de vous, remplira le mieux ses devoirs civiques : lui en commandant honnêtement, vous en obéissant promptement.

Si l'amour, le lien le plus puissant qui puisse unir les esprits, ne suffit pas, unissez-vous dans l'intérêt commun. Si vous suivez les exemples que vos pères vous ont laissés, vous ne tournerez les armes que contre les ennemis de la République, et, en leur infligeant l'exil, la pauvreté et les supplices, vous réjouirez dans leurs tombés les mânes de vos aïeux.

...Mais je commence à avoir honte de vous entretenir si longuement, surtout en ce temps où il faut plutôt des actes que des paroles. Je dois vous déclarer qu'ému par la renommée de faits aussi remarquables, je me suis souvent attristé de ma condition qui m'empêche d'aller prendre ma part d'une si grande joie.

Peut-être arrivera bientôt le jour où je pourrai m'adresser à vous dans un stylé différent si toutefois, comme je l'espère et comme je vous y exhorte, vous ne manquez pas de persévérance après un si glorieux commencement. Le front orné de la couronne d'Apollon, je m'élèverai sur l'Hélicon solitaire à la fontaine Castalie et, après avoir rappelé de l'exil les Muses, avec une voix plus puissante je chanterai quelque chose qui s'entendra de plus loin.

« Adieu, Rienzi, homme valeureux, adieu à vous tous, excellents citoyens, adieu, très glorieuse cité des sept collines.»

A la suite de cette ambassade, le Pape nomma Pétrarque prieur de Saint-Nicolas de Migliarino dans le diocèse de Pise. Après la mort du roi Robert, Clément VI le chargea d'une mission à la cour de Naples pour y traiter d'affaires importantes. La reine Jeanne, qui gouvernait alors, était entourée de perfides conseillers; aussi Pétrarque ne reconnut-il plus la ville qu'il avait visitée deux ans auparavant et qui était en proie à toutes sortes de vices et d'abus. Il ne tarda pas à retourner dans sa chère retraite de Vaucluse, impatient de jouir du repos loin des intrigues des cours et des luttes de l'ambition.

Dans le courant de l'année 1348, une peste terrible désola l'Europe et compta parmi ses victimes celle qui avait inspiré à Pétrarque ses plus beaux chants et son plus constant amour et de laquelle il dit :

Morte bella parea nel suo bel viso

Il était à Parme lorsqu'il reçut la fatale nouvelle que devait rendre plus triste encore la mort de son protecteur, le cardinal Colonna. Pour se soustraire à sa douleur, il se rendit successivement à Carpi, à Mantoue, à Vérone, à Padoue, partout accueilli avec honneur par les seigneurs de ces divers lieux. Les habitants de Carrare, pour se l'attacher d'une manière permanente, le nommèrent chanoine de leur cathédrale.

Lorsque les Florentins songèrent enfin à se montrer plus cléments envers les exilés, ils accordèrent à Boccace et à Pétrarque la restitution de leurs biens ; ils offrirent même à ce dernier un poste honorable dans leur gymnase public nouvellement fondé, mais il préféra se rendre à Padoue, où il trouva dans Francesco Carrara un Mécène encore plus bienveillant. Il alla ensuite à Venise, où il se lia d'amitié avec le célèbre doge Andrea Dandolo, auquel il donna le salutaire, mais inutile conseil de se réconcilier avec les Génois et d'unir leurs forces pour le salut de l'Italie.

En 1351, il retourna à Vaucluse et partagea son temps entre cette solitude et la cité d'Avignon. En 1352, Clément VI mourut; son successeur Innocent VI, n'ayant pas craint de soupçonner Pétrarque de magie, celui-ci quitta Avignon et se rendit à Milan auprès de l'archevêque Giovanni Visconti, qui l'accueillit très gracieusement et l'envoya comme ambassadeur à Venise pour tâcher de rétablir la paix, mais il échoua dans cette entreprise.

L'arrivée de l'empereur Charles IV à Mantoue lui fit concevoir de grandes espérances pour le bonheur de l'Italie, mais ces espérances furent bientôt déçues par la lâcheté de ce prince qui abandonna la province. C'est à cette occasion que Pétrarque écrivit une lettre remarquable dans laquelle il déplore la situation de l'Italie et le manque total de patriotisme dans ce beau pays.

En 1360, il fut envoyé à Paris par Galeazzo Visconti, pour féliciter le roi Jean de sa délivrance d'une longue captivité en Angleterre. Malgré la bienveillance de ce monarque, il ne fit qu'un court séjour à Paris et retourna à Milan, dont il fut bientôt chassé par la peste et la guerre civile qui désolaient cette ville.

Il éprouva une grande joie lorsque le pape Grégoire XI se décida à transférer le siège pontifical à Rome; il refusa cependant les offres de ce pontife, préférant aux honneurs ses études littéraires et les douceurs de la solitude.

Il passa les quatre dernières années de sa vie dans une petite maison qu'il s'était fait construire sur les collines enganéennes. Dans cette retraite, il consacra plus que jamais sa Muse à décrire les beautés de la nature. Il entretenait une correspondance avec ses amis absents et surtout avec Boccace. Ce dernier s'étant excusé de ne pas lui avoir encore remboursé une somme qu'il lui devait, Pétrarque lui répondit qu'il ne lui devait autre chose que beaucoup d'amitié, et il ajoutait ailleurs: «Ah! si je pouvais t'enrichir, mais pour deux amis qui n'ont qu'un seul cœur, une seule maison est bien suffisante. »

Comme il le dit lui-même, Pétrarque n'aimait à converser qu'avec ses amis ou des hommes suffisamment éclairés, il trouvait que rien n'est plus ennuyeux que de causer avec des gens dont l'esprit n'est pas aussi cultivé que le vôtre. Du reste, sa voix était faible et il s'exprimait assez difficilement, ce qu'il attribuait au peu d'efforts qu'il avait faits pour se rendre éloquent. Bien qu'il eût acquis quelque fortune à la fin de sa vie, sa sobriété fut toujours la même; il s'abstenait de vin et vivait presque entièrement de légumes. Son principal luxe consistait à augmenter le nombre de ses serviteurs et de ses copistes. Pétrarque laissa plusieurs enfants naturels qui attristèrent sa vie. Son fils Jean ne répondit nullement à ses soins, et sa fille, mariée à Franceschino di Brossano, perdit un enfant aussi adoré de son aïeul qu'il l'était de sa mère.

Dans les derniers temps de sa vie, il dormait à côté d'une lampe allumée et se relevait au milieu de la nuit; il écrivait jusqu'au lever du soleil, et se comparait à un voyageur fatigué et pressé de profiter des dernières forces qui lui restent pour arriver au but de son Voyage. Parfois il tombait dans une léthargie d'où il ne sortait qu'au bout de 30 heures, sans avoir éprouvé, disait-il, ni souffrance, ni terreur.

La mort le surprit le 18 juillet 1374 dans sa villa d'Acqua près de Padoue, où il vivait depuis quatre ans. Il fut trouvé mort dans sa bibliothèque, la tête appuyée sur un livre ouvert; il avait 70 ans.

Par son testament, il légua à un de ses amis son luth, afin qu'il pût chanter les louanges du Très-Haut; à un serviteur, une somme d'argent, à la condition qu'il ne jouerait plus comme il en avait l'habitude; à son copiste, un vase d'argent, en lui prescrivant d'y boire de l'eau plutôt que du vin, et à Boccace une pelisse d'hiver pour ses études nocturnes.

Son corps fut déposé dans un sépulcre de marbre rouge élevé devant l'église de la ville avec cette inscription :

Frigida Francesci lapis hic tegit ossa Petrarcae,

Suscipe Virgo parens animam: Sate Virgine parce

Fessaque, jam terris, coeli requiescat in arce.

CHAPITRE II

DE SES OEUVRES ET PRINCIPALEMENT DE SES POÉSIES AMOUREUSES

Comme nous l'avons dit plus haut, Pétrarque fut un des hommes les plus érudits de son temps ; il coopéra grandement à la renaissance des belles-lettres en Europe par la recherche qu'il fit des auteurs grecs et latins dispersés à l'époque de l'invasion des barbares. Ses premiers ouvrages, et ceux auxquels il attacha d'abord une réelle importance, furent écrits en latin, la seule langue qui fût alors en usage parmi les savants et les jurisconsultes de cette époque.

On a de lui dans cette langue douze églogues et trois livres d'épîtres en vers (dont le principal intérêt est de nous faire connaître les opinions et les personnages contemporains), les traités de Remediis utriusque fortunae, De contemptu Mundi, De vera sapienta, De sui ipsius et aliorum ignorantia. Il composa en outre un grand poème, l'Africa, ayant pour sujet la seconde guerre punique, lequel, comme il le dit lui-même en réponse à une lettre où Boccace l'avait placé au troisième rang, devait lui assurer la première place parmi tous les poètes, et qu'il laissait inachevé parce que son époque n'était pas digne d'en apprécier la sublimité. Il avait communiqué une partie de son travail, qu'il ne se lassait pas de polir et de repolir, au roi Robert qui lui fit don d'un manteau de pourpre pour lui servir à son couronnement poétique. Pétrarque, pour lui témoigner sa reconnaissance, non seulement lui promit de lui dédier son œuvre, mais lui prodigua de telles adulations qu'on ne tarda pas à lui reprocher d'avoir fait litière de sa dignité et de son indépendance pour se réduire au rôle de courtisan. Il en conçut, disent ses biographes, un tel chagrin qu'il livra au feu son poème commencé. Dans sa vieillesse, il avoua à son ami Boccace qu'il se reprochait de ne s'être pas adonné entièrement à la langue vulgaire, ce qui lui aurait valu les suffrages non seulement de ses contemporains, mais ceux de la postérité; l'avenir devait bientôt justifier ses regrets, car ses poésies écrites en italien, qu'il considérait comme de simples jeux d'esprit, sont seules lues et admirées aujourd'hui par ses compatriotes eux-mêmes. Elles se divisent en trois parties : la première embrasse celles écrites in vita di Laura, la seconde dopo la morte di lei et la troisième, les poésies mêlées, parmi lesquelles il y en a plusieurs ayant trait à la politique.

Les commentateurs ont jugé diversement l'amour qui inspira les chants du poète, et plusieurs ont vu avec étonnement Laure, mariée depuis deux ans au chevalier Ugo de Sade, encourager les élans passionnés que lui prodiguait son poète favori, qui ne cessa cependant d'exalter sa pureté; mais on répond avec raison qu'à cette époque le lien qui unissait indissolublement une femme à son mari ne mettait point d'obstacle à l'amour qu'elle pouvait éprouver pour un autre, et elle était en cela approuvée par la cour d'amour, qui admettait fort bien qu'une femme, tout en restant fidèle à son mari, reçût les hommages d'un amant.

Pétrarque, du reste, a pris soin de dissiper tous les doutes à cet égard. « Dans mon amour », dit-il, «rien ne fut honteux, rien ne fut obscène, rien ne fut coupable, si ce n'est sa véhémence. C'étaient des mortelles que Taedia et Livia. Il n'en était point ainsi de celle que j'aimais, laquelle dépouillée de tout sentiment terrestre, brûlait de désirs célestes. Sur son visage brille un rayon divin, ses mœurs sont le miroir de la plus parfaite honnêteté ; sa voix, le mouvement de ses yeux et sa démarche sont d'une créature immortelle. Tout ce que je suis, c'est à elle que je le dois, et je ne serais pas parvenu à obtenir le nom et le peu de gloire que je possède si, par sa très noble affection, elle n'avait pas alimenté et fait germer la petite semence de bien que la nature avait déposée dans mon sein. Je n'ai jamais rien rencontré de répréhensible soit dans ses actes, soit dans ses paroles, et les hommes les plus médisants furent contraints de l'admirer et de la révérer. Qu'y a-t-il donc d'étonnant si une femme d'une aussi belle réputation m'enflamma du désir de m'élever à la plus grande renommée, et me rendit moins dures les fatigues que je dus subir pour y atteindre? et, lors même qu'elle me précéderait dans la tombe, je vivrai toujours amoureux de sa vertu, qui ne saurait s'éteindre avec elle. » De Contemptu Mundi, page 400.

Néanmoins si, durant la vie de Laure, Pétrarque l'aima de toute la puissance de son âme et prouva dans ses Trionfi, publiés après sa mort, qu'il lui demeura toujours fidèle, il est certain qu'il chercha des consolations dans les bras d'une autre femme puisque, comme on a pu le voir dans la première partie de ce travail, il laissa deux enfants, une fille qui réjouit sa vieillesse et lui ferma les yeux, et un fils dont il n'eut pas lieu de s'enorgueillir.

Les Trionfi, série de visions allégoriques sur la force de l'amour, sur la chasteté, sur la mort, sur le génie, sur la renommée, sur le temps et sur l'éternité, ont été composés en imitation de Dante. Si l'on n'y trouve pas toute l'énergie et la sublimité de l'Alighieri, ces vers se distinguent par la grâce, la noblesse et la clarté. Il est impossible de lire sans émotion la pièce qui commence ainsi:

La notte chi segui l'orribil caso

Elle est pleine de sentiment et elle résume tout ce qu'avait précédemment écrit le poète.

On admire, dans ses sonnets et dans ses canzoni, peut-être supérieurs, les figures gracieuses et la variété dans l'expression d'un sentiment qui est toujours le même. Il est seulement à regretter qu'on y rencontre des concetti et des pensées plus ingénieuses que vraies. Dans les derniers temps de sa vie, Pétrarque écrivit un très grand nombre de lettres qu'il recueillit lui-même sous le titre : Epistolae seniles, espérant bien, en conversant avec ses amis, se faire entendre d'un bout à l'autre de l'univers. Ces lettres, pleines de citations, ont perdu aujourd'hui beaucoup de leur intérêt, et malheureusement, si l'on y trouve de l'érudition, de l'éloquence et de l'abnégation chrétienne, on y rencontre aussi le pathos, la pédanterie et une complaisance puérile pour soi-même.

On regrette que dans les siècles suivants les poètes, imitant la grâce de Pétrarque de préférence à l'énergie de Dante, aient énervé la littérature en abusant des métaphores, des jeux de mots et des subtilités.

Nous croyons devoir emprunter à Ugo Foscolo, auquel nous consacrons plus loin une partie de notre travail, plusieurs extraits du parallèle qu'il a publié sur ces deux grands poètes :

« Au siècle de Léon X, une érudition extravagante se répandit partout et poussa les raffinements de la critique si loin, qu'on préféra la grâce et l'élégance aux hardiesses du génie. Pétrarque, considéré alors comme supérieur à Dante, fut pris comme modèle et cela dura jusqu'au XVIIIe siècle.

Ces deux fondateurs de la littérature italienne furent doués d'un génie bien différent; ne tendant pas au même but, ils formèrent deux écoles, ils créèrent deux langues et exercèrent jusqu'à nos jours une influence diversement fructueuse.

Dante met à profit tous les dialectes de l'Italie pour composer une langue nouvelle qui lui permette non seulement d'exprimer les idées les plus sublimes, mais aussi de retracer les scènes les plus communes de la nature, les plus étranges conceptions de sa fantaisie et les problèmes les plus abstraits de la philosophie et de la religion, tandis que Pétrarque ne songe qu'à choisir les idées les plus gracieuses, les expressions les plus élégantes et les plus mélodieuses.

Le chantre de Vaucluse s'adonne principalement à la Muse érotique, laquelle a pour but de peindre la plus douce des passions humaines; le vers de Dante, construit avec plus d'art et de hardiesse, atteint les plus grands effets de l'harmonie imitative.

Les images de Pétrarque semblent produites par un pinceau plus délicat; elles charment l'œil plus par le coloris que par la forme. Pétrarque souvent couvre la réalité d'un tel luxe d'ornements, que ses images se noient dans un océan de lumière éblouissante, tandis que le poète doit en général se contenter de moyens très simples pour arriver à de grands effets.

Dante donne de la vie à tout ce qu'il touche ; il mêle les réalités de la nature avec l'idéal au point qu'il crée des illusions que rien ne peut dissiper; telle est la description qu'il fait de Béatrice dans le paradis.

Dante et Pétrarque adoptèrent chacun un style en rapport avec leur génie, d'où résultèrent deux genres de poésie qui produisirent des effets bien différents : Pétrarque, en regardant toutes choses à travers le voile d'une passion dominante, tend à énerver les caractères et à détourner de la vie active. Dante, comme tous les poètes primitifs, est l'historien de son temps, le prophète de la patrie et le peintre de l'humanité. Il met en mouvement toutes les facultés de l'âme et nous communique sa propre énergie en traçant d'une main ferme les scènes les plus émouvantes et les plus terribles. Dans quelque lieu qu'il nous entraîne, soit dans l'enfer, soit dans le purgatoire, soit dans le paradis, il donne à chaque chose et à chaque personnage la couleur et le caractère qui leur sont propres.»


 

CHOIX DE SONNETS

(TRADUITS DE PÉTRARQUE)

13

Que de fois, tout en pleurs, fuyant le genre humain,

Et me fuyant moi-même en mon charmant asile,

J'inonde ma poitrine et l'herbe du chemin !

Que de fois mes soupirs troublent l'air immobile!

Que de fois, seul, en proie à mes rêves d'amour,

Au fond d'un bois épais et d'une grotte obscure,

Je cherche autour de moi cette femme si pure

Que me ravit la tombe où j'aspire à mon tour!

Tantôt elle s'élance en nymphe vaporeuse

Sur les flots argentés de la Sorgue écumeuse,

Et s'assied près de moi sur ses bords enchanteurs;

Tantôt, d'un pied léger, son image chérie

Agite doucement les fleurs de la prairie,

Et semble à mon aspect prendre part à mes pleurs.

20

Lorsque du sein de l'air, si plein de mon amour,

Je vois du haut des monts ce plateau solitaire

Où naquit l'ange aimé qui, prenant sans retour

Mon cœur prêt à verser ses parfums sur la terre,

Est parti pour le ciel et, gagnant les hauteurs,

M'a sitôt devancé par des routes lointaines

Que mes yeux, fatigués de leurs recherches vaines,

Ne voient plus un seul lieu qu'ils n'aient baigné de pleurs ;

Il n'est pas un rocher au flanc de nos collines,

Une branche, une feuille au bord des eaux voisines,

Une fleur, un brin d'herbe en ce vallon charmant,

Il n'est pas une goutte au lit de ces fontaines,

De louves en ces bois tellement inhumaines

Qui n'aient vu les effets de mon cruel tourment !

34

M'élevant en esprit dans ces lieux inconnus

Où vit celle qu'en vain ici-bas je rappelle,

Parmi les bienheureux du cercle de Vénus

Je la vis apparaître et plus tendre et plus belle.

Elle me prit la main: « Si j'en crois mon espoir, »

Dit-elle, « tu vivras parmi ces âmes pures ;

C'est par moi que ton cœur reçut tant de blessures,

C'est moi qui vis la mort descendre avant le soir.

Mon bonheur désormais échappe au sens des hommes,

C'est toi seul que j'attends; loin du monde où nous sommes

J'ai laissé ces trésors qui ravissaient tes yeux. »

Mais sa main s'entrouvrit, je cessai de l'entendre...

Hélas! aux doux accents de sa voix chaste et tendre

Mon âme était si près de se fixer aux cieux !

42

Zéphir en nos climats ramène les beaux jours

Et son aimable cour de fleurs et de verdure;

Philomèle et Progné redisent leurs amours

Et le printemps sourit à toute la nature ;

Le ciel reprend ses feux et les prés leur fraîcheur.

Jupiter enivré voit sa fille et l'admire,

Et l'amour, triomphant de tout ce qui respire,

Remplit la terre, l'onde et les airs de bonheur;

Mais pour moi, je succombe à cette ardeur profonde

Que laisse désormais sans objet en ce monde

Celle qui dans le ciel tient les clefs de mon cœur;

Le doux chant des oiseaux, l'éclat des fleurs nouvelles

Et les charmes naissants des vierges les plus belles

N'offrent plus à mes yeux que déserts et qu'horreur.

67

La mort vient de ravir au monde son flambeau,

A l'amour son regard, ses feux et sa puissance,

A la beauté son charme, aux grâces leur réseau,

A mon cœur déchiré sa dernière espérance;

L'urbanité n'est plus et la pudeur a fui.

Oh ! pourquoi pleurer seul quand tous devraient se plaindre?

Le foyer des vertus par toi vient de s'éteindre,

O Mort! en peut-il naître un second aujourd'hui?

L'air, la terre et les eaux devraient verser des larmes,

Et vous aussi, mortels qui, privés de ses charmes,

Semblez un pré sans fleurs, un anneau sans rubis.

Le monde où je l'aimais ignora mon idole.

Mais nous la connaissions, moi, que rien ne console,

Et le ciel ravisseur qui lui doit tout son prix !

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De longs cheveux brillant à rendre l'or jaloux,

Le regard le plus pur, le plus charmant visage

Qui jamais aient fait mettre un mortel à genoux,

Un sourire ineffable, un gracieux langage,

Une main, de beaux bras noblement arrondis

A faire implorer grâce au cœur le plus rebelle,

Un pied fait par l'amour, une femme si belle,

En un mot, qu'il n'est rien de tel au paradis,

Me faisaient d'heureux jours; mais Dieu l'a rappelée,

Empressé de la voir parmi sa cour ailée,

Et moi, je reste seul, les yeux morts au bonheur.

Pourtant une espérance ici-bas m'est laissée :

Peut-être l'ange heureux, qui lit dans ma pensée,

De nous voir réunis obtiendra la faveur.

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Sans doute en ce moment tu pleures tes beaux jours,

Joli petit oiseau qui vas à l'aventure,

Car l'hiver et la nuit, attristant la nature,

Ont chassé la lumière et le temps des amours.

Ah ! si tu connaissais le mal qui me dévore

Ainsi que tu connais tes cruelles douleurs,

Tu viendrais sur mon cœur, que rien n'apaise encore,

Et nous souffririons moins en confondant nos pleurs.

Mais c'est trop demander : celle qui t'est ravie

Peut-être maintenant n'a pas quitté la vie,

Et moi, j'implore en vain et le ciel et la mort.

Cependant la saison et cette heure avancée,

Et mes doux souvenirs et ma peine passée,

Tout m'invite à donner une larme à ton sort.


 

A LA FONTAINE DE VAUCLUSE

CANZONE

Eau claire, fraîche et bienfaisante

Où la dame, unique à mes yeux,

Baignait ses membres gracieux;

Gentil rameau sur qui sa main charmante,

Je tressaille à ce souvenir,

Se plaisait à se soutenir;

Gazon fleuri sur lequel s'étendirent

Sa jupe et son beau sein ; air pur où sans retour

Ses yeux adorables ouvrirent

L'accès de mon cœur à l'amour;

Soyez tous attentifs à ma plainte dernière.

Si tel doit être mon destin

Et si le ciel exauce ma prière

C'est en ces lieux, qu'à mes pleurs mettant fin

L'amour fermera ma paupière.

Si quelque honneur doit recouvrir encor

Parmi vous mon corps périssable,

Et si mon âme doit prendre l'essor

Vers sa demeure véritable,

Avec un tel espoir la mort

Dans ce pas incertain me sera moins pénible,

Car mon esprit lassé n'a pas de meilleur port

Et ma chair et mes os de fosse plus paisible.

Peut-être reverrai-je encore en ce séjour,

Comme autrefois dans un bienheureux jour,

Cette beauté cruelle et pourtant si charmante,

Elle tourne vers moi joyeuse et séduisante

Ses yeux en me cherchant; elle voit se creuser

La terre et, n'écoutant que l'amour qui l'inspire,

Elle semble oublier le ciel et s'accuser,

Tant son cœur tristement soupire,

Et de son voile elle étanche ses pleurs.

Des beaux rameaux incessamment des fleurs

Pleuvaient sur son beau corps; assise et bienheureuse

On la voyait pourtant jouir modestement

De sa gloire et déjà cette pluie amoureuse

La recouvrait complètement;

Telle fleur se posait au bord du vêtement,

Telle autre sur ses tresses blondes,

Comme des perles sur de l'or;

Telle atteignait la terre et telle autre les ondes;

Et, plus audacieuse encor,

Telle autre, tournoyant lentement, semblait dire :

De l'amour c'est ici l'empire.

Combien de fois effrayé je me dis :

« Elle naquit sans doute au paradis. »

Son port divin, sa voix, ses traits et son sourire

M'avaient troublé l'esprit, tout m'était devenu

Incertain et confus, et j'en vins à me dire :

Comment suis-je en ces lieux, quand y suis-je venu ?

Me croyant dans le ciel; aussi dans mon délire

Sur ces gazons je me plais désormais

Et c'est là seulement que je trouve la paix.