Dante

DANTE

 

L'ENFER

LIVRE XI à XV

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Œuvre numérisée par Marc Szwajcer

 

 

 

 

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ARGUMENT DU CHANT XI

Les deux poètes arrivent au bord du septième cercle. Les exhalaisons fétides qui sortent de l'abime les forcent de ralentir leur marche. Virgile profite de ce temps d'arrêt pour faire à Dante la topographie des lieux qu'ils ont encore à parcourir. Ils vont descendre dans trois cercles pareils à ceux qu'ils ont traversés : dans le premier (le septième de tout l'Enfer), sont les violents. Mais comme il y a trois sortes de violence, selon qu'elle s'exerce contre Dieu, contre le prochain ou contre soi-même, le premier cercle est divisé en trois degrés. Dans le second cercle sont les fourbes; dans le dernier, les doubles fourbes, les traîtres. Dante hasarde quelques questions : Pourquoi les voluptueux, les furieux, les gloutons, les intempérants de toutes sortes ne sont-ils pas dans la cité de feu? Comment Virgile a-t-il pu dire que l'usure est une violence contre Dieu? — Virgile répond à tout, appuyant à la fois ses raisonnements sur la philosophie d'Aristote et sur les saintes Écritures.

CHANT ONZIÈME

Tout à l'extrémité d'une rive escarpée
Que formait une roche en cercle découpée,
Nous vînmes au-dessous d'un abîme nouveau.

Et, pour nous garantir du souffle délétère
Qui montait jusqu'à nous de ce profond cratère,
Nous cherchâmes abri derrière un grand tombeau.

Sur son couvercle ouvert on lisait cette phrase :
« Je porte dans mes flancs le pontife Anastase,
[1]
Que le diacre Photin entraîna dans l'erreur. »

— « Descendons lentement cette pente inégale,
Pour nous accoutumer aux vapeurs qu'elle exhale,
Et nous pourrons après avancer sans horreur. »

Ainsi parla le maître, et moi : « Par ta parole,
Fais que le temps au moins sans profit ne s'envole. »
— « Oui, » reprit-il, « tu vois que j'y pense, mon fils ! »

Puis, après une pause : « En ces rocheux abîmes
Sont trois cercles, pareils aux autres que nous vîmes,
Étages l'un sur l'autre et toujours plus petits.

Tous sont chargés d'esprits que le Ciel dut maudire.
Pour qu'un simple coup d'œil puisse après te suffire,
Apprends quel est le crime, et quel le châtiment !

Des péchés que poursuit la colère céleste
L'injustice est le terme, et, ce terme funeste,
On l'atteint par la fourbe ou bien violemment.

La fourbe, vice propre à l'humaine nature,
Fait plus horreur à Dieu : les hommes d'imposture
Gisent donc tout en bas et sont plus torturés.

Ce premier cercle entier est pour les violences ;
Mais comme dans ce crime il est des différences,
Ainsi que le péché, le cercle a trois degrés.

On agit en effet contre l'Être suprême
Ou contre le prochain ou bien contre soi-même,
Frappant personne et biens, comme tu vas le voir.

On donne à son prochain d'une main violente
Le coup de mort, souvent la blessure plus lente.
Feu, rapt, exactions, attaquent son avoir.

Or, ceux qui se sont teints de sang, les homicides,
Les hommes de ravage et les brigands avides,
Souffrent séparément dans le premier degré.

L'homme peut, sur soi-même usant de violence,
Sur son corps ou ses biens exercer sa démence :
C'est au second degré que gît désespéré

Quiconque s'est privé d'une vie importune,
Ou bien aux quatre vents a jeté sa fortune
Et pleuré dans le monde au lieu d'y vivre heureux.

L'homme fait violence à Dieu quand en soi-même
Il l'ose renier ou tout haut le blasphème,
Qu'il blesse la nature et ses dons généreux.

Donc le plus bas degré renferme en son orbite
L'usurier de Cahors avec le sodomite.
Et tous les cœurs par qui Dieu fut injurié.

Pour la fourbe, remords de toute conscience,
Tantôt elle trahit la sainte confiance,
Tantôt elle surprend qui ne s'est pas fié.

Elle ne brise alors, moins coupable imposture,
Que ce lien d'amour forgé par la nature.
Or donc le second cercle enferme en son giron

L'hypocrisie infâme avec la flatterie,
Simonie et larcin, faux et sorcellerie,
Escrocs, entremetteurs, et semblable limon.

Mais la première fourbe attaque plus impure,
Outre ce nœud d'amour qu'a forgé la nature,
Cet autre qui s'y joint plus doux et plus sacré.

Aussi c'est tout au fond de l'enceinte profonde,
Dernier cercle où Dite siège au centre du monde,
C'est là que gît le traître à jamais torturé !

— « Tes explications sont précises, ô maître, »
Dis-je alors ; « tu m'as fait on ne peut mieux connaître
Les cercles de ce gouffre avec ses habitants.

Mais, dis-moi, ceux qui sont dans le grand lac de boue,
Ceux qu'abîme la pluie ou dont le vent se joue,
Qui se heurtent avec des accents insultants,

Pourquoi, s'ils ont de Dieu soulevé la justice,
Dans la cité du feu n'ont-ils pas leur supplice?
Sinon, ces malheureux, pourquoi sont-ils frappés? »

Et lui me répondit : « Vraiment, c'est chose rare
Que ton esprit délire à ce point et s'égare :
A moins que tes pensers ailleurs soient occupés.

Ne te souvient-il plus déjà de ce passage
Du traité de l'Éthique où disserte le sage
Des trois mauvais penchants que réprouve le Ciel.

Malice, incontinence et fureur bestiale,
Et que l'incontinence est toujours moins fatale,
Moins maudite de Dieu, quoique péché mortel?

Si tu veux bien peser de près cette sentence
Et te rappeler ceux qui font leur pénitence
Hors d'ici dans les lieux que nous avons passés,

Tu comprendras pourquoi de la race perfide
Dieu les a séparés, justice moins rigide
Qui du marteau pourtant frappe ces insensés. »

— « O soleil qui toujours as brillé sur ma route,
Tu m'éclaires si bien, quand tu lèves un doute,
Que j'aime presque autant douter que de savoir !

Une pensée encore est demeurée obscure :
C'est à Dieu, disais-tu, que s'attaque l'usure,
Explique cette énigme où je ne saurais voir. »

— « De la philosophie, à qui bien l'étudie,
Il ressort, » me dit-il, « et dans mainte partie,
Que la mère Nature est émanée un jour

De l'intellect divin et de son art unique;
Et si tu veux jeter les yeux sur la Physique,
[2]
Dès les premiers feuillets tu verras qu'à son tour

La Nature est le sein d'où l'Art mortel dut naître,
Qu'il la suit comme fait un élève son maître,
Si bien que l'Art humain est petit-fils de Dieu.

A ce double foyer de l'Art, de la Nature,
Comme tu l'as pu voir dans la sainte Écriture,
L'homme doit se nourrir en amassant un peu.

Par un autre chemin l'usurier marche et gagne ;
Dédaignant la Nature et l'Art qui l'accompagne,
Sur d'autres fondements son espoir est placé.

Mais suis-moi, nous pouvons marcher en confiance:
Le signe des Poissons à l'horizon s'avance
[3] ;
Le Chariot sur Corus est couché renversé,

Et, plus loin, le rocher semble comme abaissé. »


 

ARGUMENT DU CHANT XII

Entrée dans le premier des trois degrés qui divisent le septième cercle; le Minotaure qui en garde les abords est écarté par Virgile. Là, les âmes de ceux qui furent violents contre le prochain sont plongées dans une fosse remplie de sang bouillant. Au bord courent les Centaures tout armés, et percent de leurs flèches celles qui tentent d'en sortir. L'un d'eux accompagne les deux poètes le long des rives, leur nommant çà et là les coupables damnés, brigands, assassins et tyrans, et leur fait passer à gué la fosse sanglante.

CHANT DOUZIÈME

La descente du roc à peine praticable
Nous offrait un obstacle encor plus redoutable,
Tel qu'on ne peut le voir sans épouvantement.

Comme cette ruine, incroyable prodige,
Oui soudain près de Trente au flanc frappa l'Adige,
S'effondrant d'elle-même ou par un tremblement;

De la cime du mont cette roche écroulée
Descend tout escarpée au fond de la vallée,
Et le pâtre au sommet hésite suspendu ;

Ainsi le précipice où nous devions descendre;
Et, sur le roc béant, comme pour le défendre,
Le fléau des Crétois
[4] se tenait étendu.

Ce monstre que conçut une fausse génisse,
En nous voyant venir au bord du précipice,
Comme un homme étouffant dans sa rage, il se mord.

Mon sage lui cria de loin : « Tu crois peut-être
Que tu vois devant toi ton vainqueur apparaître,
Le monarque athénien qui t'a donné la mort?

Fuis, monstre ! À ce mortel que dans ces lieux je guide,
Ta sœur ne donna point de leçon homicide,
Il vient ici pour voir vos justes châtiments. »

Comme un taureau blessé fléchit, tête abattue,
Du côté qu'a frappé la hache qui le lue,
Et bondit convulsif à ses derniers moments;

Tel je vis chanceler l'horrible Minotaure.
Et Virgile aussitôt : « La fureur le dévore,
Profitons-en, cours vite à l'entrée, et descends. »

Nous avançâmes donc par l'affreuse carrière ;
Sans cesse sous mes pieds s'ébranlait quelque pierre,
Quelque amas de cailloux sous mon poids s'affaissants.

Je marchais tout rêveur et lui : « Je te devine,
Dit-il, « tu réfléchis encore à la ruine
Que garde ce démon à ma voix muselé.

Or, il te faut savoir que, du temps où mon ombre
Pour la première fois dans l'Enfer le plus sombre
Descendit, ce rocher n'était pas écroulé.

Peu de temps seulement, si j'ai bonne mémoire,
Avant que le Sauveur resplendissant de gloire
Ne vînt ravir du Limbe une proie à Dité,

De toutes parts trembla cette vallée immonde,
Et si profondément, que je crus bien le monde
En proie au mal d'amour, qui fait qu'on a douté

Si dans le noir chaos plusieurs fois il ne rentre.
C’est dans ce moment-là que, s'écroulant sur l'antre,
Tomba ce vieux rocher que tu vois aujourd'hui.

Mais plonge maintenant tes yeux dedans le gouffre !
Vois ce fleuve de sang dans lequel bout et souffre
Tout mortel violent qui fit souffrir autrui.

Oh, folle passion ! oh ! l'aveugle colère
Qui nous subjugue ainsi dans la vie éphémère,
Et pour jamais nous trempe en ce gouffre maudit ! »

J’aperçus une fosse énorme, en arc tendue,
Du gouffre tout entier enserrant l'étendue,
Et telle, en ses contours, que mon guide avait dit.

Au bord, au pied du roc, les Centaures agiles,
De leurs flèches armés, couraient en longues files,
Ainsi que sur la terre ils chassaient dans les bois.

En nous voyant descendre, ensemble ils s'arrêtèrent;
Trois d'entre eux de la bande alors se détachèrent,
L’arc en main et le trait déjà hors du carquois.

L'un d'eux cria de loin : « Quelle fut votre faute?
Et pour quel châtiment descendez-vous la côte?
Dites, sans faire un pas, ou je tire à l'instant. »

— « Je vois le grand Chiron, ici près, » dit mon maître.
A lui dans un moment nous nous ferons connaître;
Tu sais bien ce que t'a coûté ce cœur bouillant ! »

Et du coude il me pousse, et tout bas de me dire :
C'est Nessus, qui ravit la belle Déjanire
Et de sa propre mort fut un cruel vengeur.

Et cet autre au milieu, qui le front penché rêve,
C’est Chiron, dont Achille autrefois fut l'élève;
Le troisième est Pholus,
[5] terrible en sa fureur.

A l’entour de la fosse ils vont par mille et mille,
Transperçant de leurs traits tout pécheur indocile
Qui sort plus qu'il ne doit du sanglant réservoir. »

Lors mon guide avec moi de ces monstres s'approche,
Chiron prend une flèche en main, et, de la coche,
Il relève sa barbe au poil épais et noir.

Et découvrant avec lenteur sa large bouche :
« Compagnons, l'un des deux fait mouvoir ce qu'il touche, »
Dit-il, « le voyez-vous ? Il marche le second. »

Or ce n'est pas ainsi qu'un pied d'ombre chemine.
Mon guide qui touchait à peine à sa poitrine
Où l'homme, dans le monstre, au cheval se confond,

Répondit : « En effet, c'est qu'il est bien en vie.
C'est moi qui le dirige en la vallée impie;
Et la nécessité l'a conduit aux Enfers.

Quelqu'un sortit du chœur de la sainte milice
Pour venir me commettre à ce nouvel office ;
Ni ce mortel ni moi ne sommes des pervers.

Mais, par ce pouvoir saint qui nous fit entreprendre
La route si terrible où tu nous vois descendre,
Donne-nous un des tiens pour avec nous aller,

Qui nous montre l'endroit où le fleuve est guéable,
Ou tende à mon ami sa croupe secourable !
Ce n'est pas un esprit, pour dans les airs voler. »

Hors Chiron : « Eh bien, toi, conduis ce voyage
Fais ranger qui voudrait leur barrer le passage ! »
Dit-il, en se tournant à droite vers Nessus.

Confiés à ce guide, alors nous avançâmes,
En côtoyant les bords de ce fleuve où les âmes,
tournant dans le sang, poussaient des cris aigus.

Plusieurs étaient plongés jusques à la paupière :
— « Ce sont, » nous dit Nessus, des tyrans, cœur de pierre,
De sang et de rapine ils ont vécu toujours.

C’est ici que gémit le crime impitoyable :
Alexandre,
[6] et Denys le tyran intraitable
Et sous qui la Sicile a vu de sombres jours.

Ce crâne dont tu vois la chevelure noire
C'est Ezzelin,
[7] et là dans la même écumoire
Obizzo d'Est,
[8] celui dont le crâne est tout blond.

Il fut vraiment tué par un bras parricide. »
Je regardai Virgile; il dit : « Crois-en ce guide:
Je ne suis maintenant ton maître qu'en second. »

A quelques pas plus loin le Centaure s'arrête
Devant d'autres damnés dont on voyait la tête
Saillir entièrement hors du fleuve écumeux.

« Cette ombre, nous dit-il, qui pleure solitaire[9]
A percé devant Dieu le cœur que l'Angleterre
Garde sur la Tamise avec un soin pieux. »

Et puis d'autres damnés venaient; la tête entière
Et la moitié du corps sortaient de la rivière.
Fe reconnus ainsi les traits de plus d'un mort.

Et le niveau de sang, déclinant davantage,
Ne couvrit à la fin que leurs pieds : du rivage
Sous pûmes sans danger passer à l'autre bord.

— « Par ici, tu le vois, de ce torrent qui gronde
Le lit monte toujours, et l'onde est moins profonde,
Dit le Centaure ; « eh bien, il te reste à savoir

Que de l'autre côté l'eau descend davantage
Jusqu'à ce fond sanglant où, noyé dans sa rage,
Le tyran condamné doit pleurer sans espoir.

C'est là, dans cet endroit de l'immense cratère
Que Dieu plonge Attila, le fléau de la terre,
Et Pyrrhus et Sextus,
[10] et pour l'éternité

Chaque bouillonnement arrache un flot de larme?
A René de Cornète et Pazzi, frères d'armes,
Brigands dont ton pays fut longtemps infesté. »

Il dit, et repassa le fleuve ensanglanté.


 

ARGUMENT DU CHANT XIII

Entrée dans le second degré du cercle de la violence, où sont châtiés ceux qui furent violents contre eux-mêmes : suicides et dissipateurs insensés. Les âmes des suicides sont emprisonnées dans des arbres et dans des buissons où les Harpies font leur nid et dont elles dévorent le feuillage. En effet, Dame ayant arraché une branche d'un de ces arbres, le tronc saigne et une voix plaintive s'en échappe, la voix de Pierre des Vignes qui raconte son histoire, sa mort volontaire et son châtiment. Un peu plus loin, le poète voit des ombres poursuivies et mises en pièces par des chiennes furieuses: c'est le supplice infligé aux dissipateurs; il reconnaît le Siennois Lano et le Padouan Jacques de Saint-André. Ce dernier a cherché un vain refuge derrière un buisson. Le buisson, qui renferme un suicide, devient lui-même la proie des chiens.

CHANT TREIZIÈME

Nessus ne touchait pas encor l'autre rivage,
Quand nous pénétrions dans un bois tout sauvage,
Et qui ne paraissait marqué d'aucun sentier.

La couleur du feuillage était sombre et foncée ;
Chaque branche, de nœuds, d'épines hérissée,
Portait, au lieu de fruits, un poison meurtrier.

Ils n'ont pas de fourrés si profonds, ni si rudes,
Les animaux qui vont chercher les solitudes
Non loin de la Cécine
[11] et de ses bords ombreux.

C'est là que font leur nid ces monstres, les Harpies,
Qui chassèrent jadis des Strophades fleuries
Les Troyens, effrayés de leur présage affreux.

On peut les reconnaître à leurs ailes énormes,
A leur col, à leur ventre, à leurs serres difformes ;
Sur ces arbres hideux elles poussent des cris.

Et mon bon maître : « Il faut tout d'abord te l'apprendre :
Au deuxième degré nous venons de descendre ;
Il nous faudra rester sous ses tristes abris

Jusqu'au seuil plus horrible où commencent les sables.
Regarde ! tu verras des choses effroyables,
Et tu croiras peut-être à tout ce que j'ai dit. »

Déjà, de tous côtés, l'air de plaintes résonne.
J'écoutais, je cherchais, et ne voyais personne,
Et ce bruit me faisait m'arrêter, interdit.

Il crut que je croyais[12] que ces cris ineffables
Retentissaient, poussés par des ombres coupables
Qui se cachaient de nous dans le branchage épais.

Et, dans cette croyance, il me dit : « Si tu cueilles
Un rameau seulement au milieu de ces feuilles,
Tu verras tes pensers étrangement trompés. »

Moi, la main étendue en avant, je me penche,
Et détache d'un arbre une petite branche ;
Le tronc crie aussitôt : « Ah ! pourquoi m'arracher? »

Tandis que d'un sang noir l'écorce se colore,
« Pourquoi me déchirer ? » répète-t-il encore ;
« O cruel, et ton cœur est-il donc de rocher ?

Nous fûmes autrefois des hommes, tes- semblables,
Et plus que des serpents fussions-nous méprisables,
Tu devais être encor pour nous compatissant. »

Ainsi qu'un tison vert qu'on présente à la flamme :
Tandis que, sous le vent, un bout pétille et brame,
La sève à l'autre bout dégoutte en gémissant ;

Ainsi tout à la fois, et le sang et la plainte
S'échappaient de ce tronc, et, comme pris de crainte,
Je laissai de mes mains retomber le rameau.

Mon sage répondit : « O pauvre âme blessée,
S'il eût pu tout d'abord admettre en sa pensée
Ces tourments dont mes vers lui faisaient le tableau,

Il n'aurait pas sur toi porté sa main cruelle ;
Mais cette étrangeté d'une douleur réelle
M'a fait lui conseiller un coup dont je gémis.

Va, dis-lui qui tu fus, et, sachant ton histoire,
En échange il pourra rafraîchir ta mémoire
Dans ce monde où pour lui le retour est permis. »

— « Puis-je me taire après ta parole engageante ? »
Répondit l'arbre, « et soit votre oreille indulgente,
Si je m'oubliais trop à vous entretenir.

Ami de Frédéric,[13] j'ai tenu sur la terre
Les deux clefs de son cœur, et d'une main légère
Si douces les tournai, pour fermer, pour ouvrir,

Que personne après moi n'approchait de son âme.
Honneur dont j'étais fier ! De mon zèle la flamme
Me faisait oublier dormir et respirer.

Mais cette courtisane, odieuse et funeste,
A l'œil louche et vénal, cette commune peste
Qu'au palais des Césars on vit toujours errer,
[14]

Contre moi dans les cœurs sema la haine injuste.
Cette haine alluma la haine aussi d'Auguste,
Et mes riants honneurs se changèrent en deuil.

Mon âme à ce moment se dégoûta du monde,
Je crus fuir dans la mort cette douleur profonde,
Et m'ouvris, innocent, un coupable cercueil.

Par ces tendres rameaux, jamais, je vous le jure,
Je n'ai brisé le nœud de cette foi si pure
Que j'ai donnée au prince illustre et respecté.

Et si l'un de vous deux sur la terre remonte,
Qu'il relève mon nom de cette injuste honte;
Car il gît sous le coup que l'envie a porté ! »

Le poète attendit un instant en silence.
« Si tu veux lui parler, » dit-il, « l'heure s'avance ;
Satisfais sans tarder ta curiosité. »

« Ah ! s'il est une chose encore que j'ignore,
Parle toi-même, » dis-je, « et l'interroge encore,
Car moi je ne pourrais, tant je suis attristé ! »

Virgile alors reprit : « Si, de retour sur terre,
Cet homme dignement exauce ta prière,
Esprit captif, veux-tu de même l'obliger?

Dis-nous comme il se fait que des âmes coupables
Se peuvent enfermer dans ces nœuds misérables,
Et si nulle jamais ne peut s'en dégager? »

Alors le tronc souffla bruyamment : souffle étrange !
Cette haleine exhalée en parole se change.
— « Je vais à votre vœu répondre en peu de mots :

L'âme, quand elle quitte, en sa fureur extrême,
Le corps dont elle s'est arrachée elle-même,
Choit au septième cercle où la plonge Minos.

Elle tombe en ce bois, dans tel lieu, dans tel autre,
Et tombée, elle germe ainsi qu'un grain d'épeautre,
Dans le premier endroit où la jette le sort.

Sa tige croît : bientôt c'est un arbre sauvage
Dont la Harpie accourt dévorer le feuillage ;
Et l'arbre souffre et geint sous l'oiseau qui le mord.

Un jour nous chercherons nos corps comme les autres ;
Mais nous ne pourrons pas nous revêtir des nôtres,
Pour expier le tort de les avoir perdus.

Il faudra les traîner ici dans ce bois sombre
Nous-mêmes, jusqu'à l'arbre où soupire notre ombre.
Et là, tristes lambeaux, nous les verrons pendus. »

Nous écoutions encor cette âme, tronc sauvage,
Croyant qu'elle voulait en dire davantage,
Quand nous fûmes surpris par un bruit effrayant.

Tel un chasseur distrait entend à l'improviste
Le sanglier qui vient et les chiens sur sa piste,
Le branchage qui craque et la meute aboyant.

Sur la gauche, voilà que deux ombres sanglantes,
Le corps nu, dépouillé, s'enfuyaient haletantes
A travers les rameaux et les ronces brisés.

Le premier s'écriait : « Viens, Mort, viens tout de suite ! »
L'autre, qui lui semblait ne pas fuir assez vite,
Criait : « Lano, tes pieds furent moins avisés

Au combat de Tappo, la terrible bataille !...[15]
Mais le souffle lui manque, et dans une broussaille
Je le vis tout à coup tomber et se cacher.

Derrière eux la forêt de chiennes était pleine,
Noires, et qui couraient avides, hors d'haleine,
Comme des lévriers que l'on vient débâcher.

Et tout droit au buisson, sur l'ombre infortunée,
Se jette à belles dents cette meute acharnée,
Et la met en lambeaux qu'elle emporte en hurlant.

Mon guide alors me prend par la main, et me mène
Au buisson qui poussait aussi sa plainte vaine,
Tout mutilé lui-même avec l'ombre et sanglant.

— « Jacques de Saint-André,[16] quel espoir inutile
T'inspirait de venir me prendre pour asile ? »
Disait-il, « de tes torts suis-je pas innocent? »

Mon maître vint à lui : « Pauvre ombre qui murmures,
Ton nom ? » lui dit-il, « toi, qui par tant de blessures
Exhales ces accents plaintifs avec ton sang ! »

Le buisson répondit[17] : « Est-ce, âmes inconnues,
Pour ce spectacle affreux que vous êtes venues ?
Vous voyez loin de moi tout mon feuillage épars.

Rassemblez à mes pieds cette dépouille triste.
Je suis de la cité qui pour saint Jean-Baptiste
A quitté son premier père, le grand dieu Mars.
[18]

Il la fera toujours gémir de cet outrage.
N'était qu'elle a gardé sur l'Arno son image
Qui reste encor debout, dernier culte rendu ;

Les citoyens qui l'ont relevée et bâtie,
Des cendres d'Attila l'auraient en vain sortie,
Et leur sublime effort aurait été perdu.

Dans ma propre maison, las ! je me suis pendu. »


 

ARGUMENT DU CHANT XIV

Troisième degré du septième cercle, séjour des violents de la troisième espèce, de ceux qui ont fait violence aux lois de Dieu, de la Nature et de l'Art. C'est une lande aride, couverte d'un sable brûlant; une pluie de flammes y tombe sur les damnés. Dante aperçoit l'impie Capanée,[19] dont les tortures n'ont pas brisé l'orgueil et qui blasphème encore. Tandis que les poètes, poursuivant leur route, suivent la lisière de la forêt, un fleuve rouge et bouillant jaillit devant eux : c'est le Phlégéthon. Virgile explique à Dante l'origine merveilleuse de ce fleuve et des autres fleuves de l'Enfer. Ils sont formés des larmes de l'Humanité ou du Temps, symbolisé sous la figure d'un vieillard. Les deux poètes marchent sur la berge du fleuve, où la pluie de feu s'amortit.

CHANT QUATORZIÈME

Par l'amour du pays l'âme émue, oppressée,
Vite je rassemblai la feuille dispersée
Pour la rendre au buisson dont la voix s'altérait.

De là nous arrivions à la limite extrême
Où le second giron aboutit au troisième.
La Justice de Dieu, terrible, s'y montrait.

Nous avions devant nous, pour essayer de peindre
Cette enceinte nouvelle où nous venions d'atteindre,
Une lande effrayante, un sol aride et nu.

La forêt douloureuse enserre cette lande,
Comme elle-même avait le fossé pour guirlande.
Nous fîmes halte au bord de ce sol inconnu.

C'était un champ immense et tout couvert de sable,
Sable brûlant, épais et tout à fait semblable
A celui qui jadis fut par Caton foulé.
[20]

O vengeance de Dieu, comme tu dois paraître
Épouvantable à qui me lit, et va connaître
Le terrible spectacle à mes yeux révélé !

J'aperçus devant moi des troupeaux d'âmes nues,
Qui misérablement sanglotaient éperdues.
Elles ne semblaient pas souffrir même tourment :

Les unes sur le dos gisant et renversées,
D'autres s'accroupissant et comme ramassées,
Et d'autres qui marchaient continuellement.

Celles-ci, qui tournaient, étaient les plus nombreuses;
Mais celles qui gisaient semblaient plus malheureuses,
Et leur douleur avait des accents plus profonds.

Sur tout le champ de sable où se tordaient ces âmes,
Lentement par flocons, tombaient de larges flammes,
Comme par un temps doux la neige sur les monts.

Ainsi, sur ses soldats, autrefois Alexandre,
Dans les plus chauds déserts de l'Inde vit descendre
Des flammes qui brûlaient les sables en tombant ;

Et, faisant aussitôt piétiner son armée
Sur le sol menacé de la pluie enflammée,
Prudent, il étouffait la flamme en l'isolant.

Ainsi le feu maudit tombait dans la carrière.
Comme on voit s'allumer l'amorce sur la pierre,
Le sable prenait feu, doublant les cris des morts.

Leurs misérables mains s'épuisaient à la tâche,
Allant de ci, de là, secouant sans relâche
Chaque tison nouveau qui leur brûlait le corps.

— « O maître, esprit puissant et fécond en miracles, »
Dis-je, « et qui fais céder les plus rudes obstacles,
Hors pourtant les démons qui t'ont barré le seuil !

Quelle est cette grande ombre à la flamme insensible?
Ce damné qui gît là dédaigneux et terrible,
Sans que la pluie ardente ait brisé son orgueil ? »

Le pécheur à ces mots, qu'il entendit peut-être,
Devançant aussitôt la réponse du maître,
Cria : « Tel je vécus, tel je suis resté mort.

Quand même Jupiter lasserait le ministre
Qui lui forge sa foudre et dans un jour sinistre
Arma pour me frapper son furieux transport ;

Quand il fatiguerait tour à tour mains et forges,
Tous les marteaux qu'Etna renferme dans ses gorges,
En criant : Bon Vulcain, au secours, au secours !

Comme il fit au combat de Phlégra ; fureur vaine !
Quand il épuiserait ses flèches et sa haine,
La joie à sa vengeance aura manqué toujours ! »

Mon guide alors d'un ton plus haut, d'une voix forte :
(Il n'avait pas encore parlé de telle sorte)
« Capanée ! orgueilleux qui ne veut pas fléchir,

Connais dans ton orgueil ta plus grande torture.
Il n'est pas dans l'Enfer de souffrance si dure
Que celle que la rage à ton cœur fait souffrir. »

Puis, se tournant vers moi, d'une voix adoucie :
« C'est un des chefs tués à Thèbes en Béotie ;
Il méprisait Dieu; mort, il garde ses mépris;

Au lieu de supplier, insolent, il blasphème.
Mais, je le lui disais, cette insolence même
De son cœur indomptable est le plus digne prix.

Allons, viens après moi, sur ma trace suivie,
Prends garde de fouler cette arène havie,
Et près de la forêt marche toujours serré. »

En silence du bois nous suivions la lisière,
Lorsque j'en vis jaillir une étroite rivière;
Son flot rouge me fit frémir tout atterré.

Semblable à ce ruisseau sorti du Bulicame[21]
Où les filles du lieu vont puiser un dictame,
Sur l'arène on voyait le fleuve s'épancher.

Le fond, les deux côtés de l'étrange rivière,
Les bords dans leur largeur étaient construits en pierre :
Je vis que c'était là que je devais marcher.

— « De tout ce que je t'ai montré dans notre route,
Depuis que nous avons franchi la triste voûte
Dont le seuil à personne, hélas ! n'est interdit,

Tes yeux n'avaient rien vu, » me dit alors mon guide,
« Rien d'aussi merveilleux que ce courant rapide.
Il passe, et sur ses flots la flamme s'amortit. »

Ainsi parla le maître, et moi j'ouvris l'oreille,
Avide, et le priai de dire la merveille
Qui tenait en arrêt ma curiosité.

— « Au milieu de la mer, » dit alors le poète,
« Est un pays détruit que l'on nomme la Crète.
Il vit le monde enfant, dans sa simplicité.

Là règne un mont jadis couvert d'eaux, de feuillages :
L'Ida, c'est son doux nom, souriait aux vieux âges;
Ce n'est plus aujourd'hui qu'un désert, qu'un débris.

Rhéa l'avait choisi pour le berceau fidèle
De l'enfant que cachait sa crainte maternelle,
Et dont elle étouffait les pleurs avec ses cris.

Dans les flancs de ce mont, comme un anachorète,
Se tient debout, le dos tourné vers Damiette,
Un vieillard
[22] l'œil fixé sur Rome, son miroir.

En or fin est son col, et sa tête divine ;
D'argent pur sont pétris ses bras et sa poitrine,
Son tronc jusqu'à la fourche est de cuivre plus noir,

Le reste de son corps de fer indélébile,
Excepté son pied droit lequel est fait d'argile,
Et c'est sur celui-là que pèse tout son corps.

Argent, airain et fer ont tous quelque brisure,
Et distillent des pleurs qui par chaque fissure
Filtrent dans la montagne et s'épanchent dehors.

Ils forment en coulant dans ces vallons sans bornes
Le Phlégéthon, le Styx, l'Achéron, fleuves mornes;
Par ce conduit étroit ils vont toujours plus bas,

Et, coulant jusqu'au fond de l'enceinte profonde,
Engendrent le Cocyte ; or tu verras cette onde,
Ainsi pour le moment je ne t'en parle pas. »

— « Mais si ce courant d'eau que je vois là, » lui dis-je,
« Vient de notre univers, dis-moi par quel prodige
Il n'apparaît qu'ici dans ce gouffre profond? »

— « Tu vois, » répondit-il, « que ronde est cette voûte;
Et quoique nous soyons avancés dans la route,
En descendant toujours à gauche vers le fond,

Nous n'avons pas du cercle achevé l'étendue ;
Si donc chose nouvelle apparaît à ta vue,
Garde, en le regardant, ton œil accoutumé. »

— « Où donc le Phlégéthon et le Léthé, mon maître? »
Dis-je encore, « de l'un tu ne fais rien connaître,
Et de l'autre tu dis qu'il est de pleurs formé. »

— « Te répondre, » dit-il, « est toujours chose douce;
Mais le bouillonnement pourtant de cette eau rousse
T'aurait bien dû pour moi répondre cette fois.
[23]

Tu verras le Léthé, mais hors de ces abîmes.
Aux lieux où les esprits se lavent de leurs crimes,
Quand le pardon de Dieu leur en remet le poids

Or laissons là ce bois, » dit ensuite le sage,
« Suis-moi toujours; ces bords nous offrent un passage,
Ils ne sont pas brûlés comme ce pauvre champ ;

Toute flamme s'éteint et meurt en les touchant. »


 

ARGUMENT DU CHANT XV

Une nouvelle troupe de damnés fixe l'attention de Dante. Ce sont les Sodomites, coupables du péché qui outrage violemment les lois de la Nature. Parmi eux il reconnait avec émotion son vieux maître Brunetto Latini,[24] qui lui prédit sa gloire et son exil, et, au milieu de ses compagnons de douleur, clercs et savants docteurs pour la plupart, lui désigne les plus fameux.

CHANT QUINZIÈME

Or nous marchions, suivant un de ces bords de pierre.
Une épaisse vapeur qu'exhalait la rivière
Les couvrait, préservant du feu l'onde et les bords.

Ainsi que les Flamands, entre Cadsant et Bruge,
Craignant le flot qui monte, opposent au déluge
La digue où de la mer expirent les efforts ;

Et tels les Padouans, tremblants pour leurs rivages,
Le long de la Brenta construisent leurs ouvrages,
Quand fondent les glaciers de la Chiarentana
[25] :

Un puissant maître avait ainsi créé ces marges,
Hormis qu'elles étaient moins hautes et moins larges
Les berges que ce bras inconnu façonna.

Du bois derrière nous s'effaçait la lisière ;
Déjà, si j'eusse osé regarder en arrière,
Mes yeux l'auraient au loin cherché sans le revoir.

Quand vint à notre encontre un essaim pressé d'ombres
Qui côtoyaient le bord ; chacun en ces pénombres
Semblait nous regarder, comme souvent le soir

On se cherche aux lueurs de la nuit qui scintille ;
Comme un vieil artisan sur le chas de l'aiguille,
Elles écarquillaient leurs yeux fixés sur nous.

Tandis que je servais de mire à cette bande,
Par le pan de ma robe un d'entre eux m'appréhende.
Il m'avait reconnu : « Ciel ! » cria-t-il, « c'est vous ! »

Tandis qu'il étendait les bras sur mon passage,
Je fixais mes regards sur ce pauvre visage ;
Et si défiguré qu'il parût à mes yeux,

A mon tour cependant je pus le reconnaître ;
Et m'inclinant vers lui, je répondis : « O maître,
O Messer Brunetto ! vous ici, dans ces lieux !

Et lui : « Permets, mon fils, qu'un instant, en arrière,
Et laissant cette file aller dans la carrière,
Brunetto Latini
[26] s'en vienne près de toi. »

Je répondis : « C'est là ma plus vive prière,
Voulez-vous nous asseoir ici sur cette pierre?
Si cet homme y consent, car il est avec moi. »

« Mon fils, celle, » dit-il, « de ces ombres damnées,
Qui s'arrête un instant, demeure cent années
Gisant sans se tourner sous ce feu dévorant.

Va donc ; nous marcherons tous les deux côte à côte,
Et puis, je rejoindrai mes compagnons de faute,
Condamnés éternels qui s'en vont en pleurant. »

Pour moi je n'osais pas descendre la chaussée
Pour marcher près lui, mais la tête baissée,
J’allais respectueux et suivais sans péril.

« Quelle chance, » dit-il « douce ou bien inhumaine
Avant le jour suprême en ces bas lieux te mène ?
Et ce guide avec qui tu marches, quel est-il ? »

Je répondis : « Là-haut, sur la terre étoilée,
J'étais perdu, j'errais au fond d'une vallée
Avant d'avoir atteint le sommet de mes jours.

Mais hier au matin, je faisais volte face;
Il vint à moi, tandis que je cherchais ma trace,
Et me ramène au monde en suivant ces détours. »

L'ombre reprit alors : « Si tu suis ton étoile,
Glorieux est le port où doit entrer ta voile,
Si j'ai bien dans le monde interrogé ton sort
[27] ;

Et si je n'étais mort avant l'âge à la terre,
Voyant le Ciel pour toi si doux et si prospère,
Je t'aurais au travail donné cœur et confort.

Mais cette nation méchante, ingrate et folle,
Ce peuple qui sortit autrefois de Fiésole
[28]
Et qui de ses rochers a gardé l'âpreté,

Payera tes bienfaits par sa haine et sa rage ;
Quoi d'étonnant ? Jamais près du sorbier sauvage
Le doux figuier fut-il impunément planté ?

Aveugles,[29] comme dit leur vieille renommée,
Race avare, d'envie et d'orgueil consumée,
De leurs mœurs, ô mon fils, garde-toi pour toujours?

Ton destin te promet des grâces si splendides,
Que tous les deux partis de toi seront avides.
Mais demeure à l'écart, loin du bec des vautours !

Brutaux, que de leurs corps ils se fassent litière !
Ils le peuvent, mais non toucher la plante altière,
S'il est un rejeton sur leur fumier resté

En qui revive encor la semence sacrée
Des Romains demeurés dans leur triste contrée,
Quand fut construit le nid de leur perversité
[30] !

Je lui répondis : « Ah ! si le Ciel que j'implore
Exauçait tous mes vœux, vous ne seriez encore
Loin de l'humanité mis à ce ban cruel ;

Car je garde en mon âme, à présent déchirée,
Votre image excellente et chère et révérée !
O mon père, c'est vous, dans le monde mortel,

Qui m'appreniez comment l'homme s'immortalise !
Et je veux qu'on le sache et que ma bouche dise
Tout le gré que j'en ai, jusqu'à mon dernier jour !

Votre prédiction, je la garde fidèle,
Pour la faire expliquer, avec une autre,
[31] à celle
Qui le peut, si j'arrive à son divin séjour.

Seulement, Brunetto, connaissez ma pensée :
Que notre conscience en rien ne soit blessée :
Aux caprices du sort je suis tout préparé.

D'un augure pareil j'ai déjà reçu l'arrhe.
Que le paysan donc en paix tourne sa marre,
Et la fortune aussi notre roue à son gré ! »

Mon maître, à ce moment, sérieux, me regarde,
Et tournant en arrière à droite : « Prends-y garde, »
Dit-il, « bon souvenir fait le bon entendeur. »

Près de l'ombre toujours le long des bords funèbres
Je marchais, demandant les noms les plus célèbres
Parmi ces compagnons de la même douleur.

Brunetto dit : « Plusieurs valent bien qu'on les cite ;
Mais il nous faut passer ceux de moindre mérite,
Car le temps serait court pour de si longs récits.

Bref, apprends qu'ils sont tous gens de robe ou d'Église.
Et malgré le renom qui les immortalise,
Par le même péché dans le monde noircis.

Vois dans ces tristes rangs Priscien[32] qui chemine
Avec François d'Accurse, et de telle vermine
Si tes yeux un instant pouvaient être affamés,

Vois celui que le pape éloignant de son trône
Fit des bords de l'Arno partir au Bacchiglione
Où l’infâme a laissé ses membres déformés.
[33]

Mais je voudrais en vain t'en dire davantage.
Je me tais, car je vois monter, comme un nuage,
De nouvelles vapeurs hors du sable de feu ;

Et près de nous arrive une nouvelle bande ;
Je ne puis m'y mêler. Va, je te recommande
Mon Trésor où je vis encor, c'est mon seul vœu. »

Alors il se tourna courant à perdre haleine.
Tels, à Vérone, on voit élancés dans la plaine
Les coureurs disputer la pièce de drap vert :

Il semblait le vainqueur et non celui qui perd.

suite


 

[1] Ce fut l'empereur Anastase, non le pape du même nom et son contemporain, qui adopta l'hérésie du diacre Photin. Les commentateurs ont relevé cette erreur historique et supposent que Dante a été trompé par la chronique du frère Martin de Pologne.

[2] La Physique d'Aristote.

[3] Le poète est entré en Enfer le Vendredi-Saint 1300. Il y est entré le soir (voir chant ii). Maintenant il annonce l'aurore. Le soleil était alors dans le Bélier, signe qui suit celui des Poissons. Les Poissons, se levant à l'horizon, annonçaient donc le lever du soleil; et le Chariot ou la Grande-Ourse se renversait sur le Corus, c'est-à-dire se plaçait au nord-ouest, où souffle ce vent.

[4] Le Minotaure, tué par Thésée.

[5] Dans la mythologie Pholus était le gardien de la bouteille de vin qui appartenait à tous les Centaures.

[6] Alexandre de Phères, tyran de Thessalie.

[7] Ezzelin, seigneur de la Marche de Trévise, mort en 1260.

[8] Obizzo d'Est, marquis de Ferrare, étouffé, dit-on, par propre fils.

[9] Gui de Montfort, qui, pour venger la mort de Simon son père tué par Edouard, assassina, en 1271, dans une église de Viterbe, Henri, frère d'Edouard, pendant la célébration de la messe, moment où le prêtre élevait l'hostie. On érigea, en Angleterre, une statue au prince assassiné. Sa main droite tenait un vase qui fermait son cœur.

[10] Sextus, fils de Tarquin, ou Sextus, fils de Pompée?

[11] La Césine, rivière de Toscane qui se jette dans la mer entre Livourne et Piombino.

[12] Le scherzo que j'ai cru devoir rendre, est encore plus marqué dans le texte.

[13] L'ombre qui parle est Pierre des Vignes, chancelier et favori de Frédéric II. Accusé de trahison, il fut condamné à avoir les yeux crevés, et de désespoir il se brisa la tête contre les murs de son cachot.

[14] L'Envie.

[15] Lano de Sienne, qui dissipa tous ses biens. Vaillant guerrier d'ailleurs, et qui préféra la mort à la fuite au combat de la Pierre del Toppa, où les Siennois s'étaient engagés au secours des Florentins. C'est à cette circonstance que ces deux vers font allusion.

[16] Jacques de Saint-André était un gentilhomme de Parme, grand dissipateur. Un Jour, allant à Venise par la Brenta, il s'amusa à jeter dans le fleuve des pièces d'or et d'argent.

[17] Les commentateurs hésitent sur le nom de l'ombre qui parle ici. Peut-être Dante lui-même n'a-t-il eu personne en vue. En effet, il faut remarquer que l'ombre de Pierre des Vignes était emprisonnée dans un arbre, et le poëte enferme peut-être à dessein dans un buisson le suicide vulgaire.

[18] Florence, d'abord dédiée à Mars, dont la statue se voyait encore en 1337 sur le Ponte-Vecchio.

[19] Capanée fut foudroyé devant Thèbes par Zeus, irrité de son mépris pour les dieux.

[20] Les sables de la Libye, que Caton d'Utique traversa avec les débris de l'armée de Pompée pour rejoindre Juba.

[21] Sources d'eaux minérales à deux milles de Viterbe, où les prostituées allaient prendre des bains.

[22] Le Temps ou l'Humanité tourne le dos à Damiette, c'est-à-dire à l'Orient, au passé idolâtre et païen ; son visage est tourné vers Rome, c'est-à-dire vers l'Occident, vers le présent chrétien. Son corps est composé de quatre métaux, symboles des premiers âges ; il s'appuie sur un pied d'argile qui présage la fin prochaine du monde. Par les fissures de ces métaux coulent les pleure du vieillard. L'or seul ne leur livre aucun passage, car l'âge d'or n'a connu ni le crime ni les larmes. Quelle touchante mélancolie dans cette idée des fleuves de l'Enfer, nés des larmes de tous les hommes !

[23] « Tu aurais dû comprendre que c'est ce fleuve bouillonnant qui est le Phlégéthon. » L'étymologie grecque du mot indique en effet un fleuve brûlant.

[24] Il ne semble pas du tout évident que ce personnage clé de la pensée politique humaniste ait été sodomite. Alors qu’a voulu dire Dante ?

[25] Ce pourrait être la Carinthie, province montagneuse de l’Illyrie.

[26] Brunetto Latini, poète, orateur et savant, était à la tête d'une école célèbre d'où sortirent Guido Cavalcante et Dante. Exilé et reçu à Paris à la cour de saint Louis, il composa en français un livre intitulé le Trésor, véritable encyclopédie, dont il parle avec orgueil un peu plus loin.

[27] Brunetto Latini était aussi astronome et astrologue.

[28] Petite ville située au-dessous de Florence et regardée comme son berceau.

[29] Allusion à une épithète donnée aux Florentins. Les Pisans, leurs alliés, leur avaient envoyé, en leur laissant le choix, deux colonnes de porphyre et deux portes de bronze travaillées avec art. Les Florentins préférèrent les colonnes qui étaient enveloppées de riches étoffes ; mais quand on les eut dépouillées de leur enveloppe, on vit-trop tard qu'elles étaient à demi-brûlées.

[30] Dante prétendait descendre des plus anciennes familles romaines qui avaient conservé leurs titres au milieu des différentes invasions des Barbares.

[31] La prédiction de Farinata (au chant X), qui sera expliquée par Béatrix.

[32] Priscien, grammairien de Césarée. François d'Accurse, jurisconsulte de Florence.

[33] André de Mozzi, dépossédé de l'évêché de Florence pour ses mœurs dépravées, et envoyé à Vicence où coule le Bacchiglione.