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HORACE

L’ART POÉTIQUE

Oeuvre numérisée par Marc Szwajcer

 

 

L’ART POÉTIQUE

 

 

Extrait du livre Les deux Arts poétiques d’Horace et de Boileau, de J. C. Barbier, 1874.

 

 

ÉPITRE AUX PISONS.

 

§ 1.

Qu’un peintre aille, un beau jour, poser tant bien que mal
La tête d’un humain sur le cou d’un cheval;
A des membres divers, monstrueux assemblage,
Que son caprice ajoute un bizarre plumage;
Qu’il termine en poisson le buste noble et beau
D’une femme: en voyant cet étrange tableau,
Chers Pisons, vous rirez, n’est-ce pas — Tel me semble
Un livre, amas confus d’objets mêlés ensemble
Sans principe ni fin, partant sans unité,
Rêves creux d’un cerveau par la fièvre agité.
Le peintre et le poète ont l’heureux privilège
De tout oser; ce droit qui toujours les protège,
Je l’accorde, bien plus, j’en réclame ma part,
Mais qu’il reste interdit par la nature et l’art
D’unir dans la même œuvre, accouplant les contraires,
Aux tigres les brebis, aux oiseaux les vipères.
Un début est pompeux et nous promet beaucoup:
Pour éblouir les yeux soudain l’auteur y coud
Quelques lambeaux de pourpre... Une forêt sacrée,
Un autel de Diane, ou bien l’onde nacrée
D’un ruisseau qui gaîment parcourt des prés fleuris,
Ou le Rhin mugissant, ou l’écharpe d’Iris:
Magnifiques morceaux, s’ils étaient à leur place!
Tu sais peindre un cyprès: que veux-tu qu’il en fasse,
Ce pauvre naufragé, s’il te paie un tableau
Qui le montre, au milieu des débris d’un vaisseau,
Se sauvant à la nage? — Un tour de roue encore
Pour façonner l’objet... Quoi! j’attends une amphore.
Tu m’offres une tasse! — Un sujet bien traité
Doit apparaître à tous simple en son unité.

§ 2.

Sachez, Pison, et vous dignes fils d’un tel père,
Quelle déception attend et désespère
Le malheureux poète... — Il tâche d’être court,
Il est obscur; ailleurs, lorsque son esprit court
Après la grâce, adieu la vigueur; s’il s’élève,
Il arrive à l’enflure et le nuage crève
L’un craint trop la tempête, il rampe tristement;
L’autre, pour varier son sujet dignement,
Y joint le merveilleux: dans la forêt profonde
Il nous montre un dauphin, un sanglier dans l’onde.
Même en fuyant le mal, combien d’art il nous faut
Pour ne pas nous jeter dans un pire défaut!
Ce sculpteur sait polir un ongle avec finesse,
Des blonds cheveux il donne à l’airain la mollesse:
Pour une œuvre d’ensemble, hélas! il n’en peut mais.
Ah! ne l’imitons point, si je produis jamais!
Entre deux yeux ornant une belle figure
Plutôt montrer un nez de difforme structure!

§ 3.

Auteurs, voyez quel poids vos reins peuvent porter,
Afin d’y mesurer le sujet à traiter.
Lorsqu’il est bien choisi, sans effort on l’expose;
Avec ordre et clarté tout alors s’y dispose.
L’ordre est d’un très grand prix: il sert, sans contredit,
A produire en son temps ce qui doit être dit,
A différer le reste: il nous fait reconnaître
Ce qu’il faut embellir, ce que l’on peut omettre.

§ 4.

Parlons des mots: l’art seul enseigne à les unir.
Ce terme a-t-il vieilli? L’on peut le rajeunir;
Il suffira souvent d’une heureuse alliance.
Que l’auteur même, usant d’une sobre licence,
Au besoin crée un mot; loin d’être défendu,
Parce que nos vieillards ne l’ont point entendu,
Ce mot réussira si, Grec par l’origine,
Il se plie aisément à la forme latine.
Et pourquoi donc priver Virgile ou Varius
D’un droit qu’ont exercé Plaute et Cécilius?
Ai-je tort si, prenant Ennius pour modèle
Ou Caton, j’enrichis la langue maternelle?
Non, non: en innovant vous êtes disculpé
Lorsqu’au coin du présent votre mot est frappé.
Des feuilles de nos bois, qui tombent chaque année
Quand l’automne a paru, la première fanée
Vient du premier bourgeon les mots ont même sort:
Nous et nos œuvres, tout est promis à la mort.
Ces magnifiques ports que des princes creusèrent,
Où contre l’Aquilon des flottes s’abritèrent
Ces marais, aujourd’hui trésor de la cité,
Et que le soc rendit à la fertilité;
Ce fleuve, que longtemps l’agriculteur redoute
Et qui, docile enfin, suit sa nouvelle route:
Ouvrages des humains, comme eux ils périront.
Et les mots? Pensez-vous que seuls ils garderont
Leur éclat éternel? Erreur! le temps les livre
A la commune loi: nous allons voir revivre
Un terme trop longtemps dans l’ombre enseveli,
Quand d’autres à leur tour tomberont dans l’oubli
Après un long service: ainsi le veut l’usage,
Arbitre souverain et maître du langage.

§ 5.

Sur quel rythme redire et les fameux exploits,
Et les fureurs de Mars, et les hauts faits des rois?
Homère nous traça les lois du vers épique.
Puis les pieds inégaux de l’élégant dystique
Sont venus tour à tour exprimer la douleur
Et les chants du plaisir; mais sait-on quel auteur
Modula le premier l’élégie? — On l’ignore...
Dispute de savants, procès pendant encore!
L’iambe, qu’en sa rage Archiloque inventa,
Au brodequin modeste ensuite se prêta,
Puis au noble cothurne : il marche, il court, il roule,
Et, propre au dialogue, il domine la foule.
La lyre d’Erato peut célébrer les Dieux,
Les héros ou l’Athlète au front victorieux,
Les concerts des buveurs, les amoureuses plaintes.
Chaque genre aura donc ses couleurs et ses teintes.
Sans cet art, je ne puis être poète... Allons
Redonner au travail des jours nombreux et longs!
Point de vers trop pompeux pour un tableau comique;
Point de style trop bas pour un sujet tragique,
Pour décrire Thyesre et son festin sanglant.
Chaque chose en son lieu! — Quelquefois cependant
Thalie hausse la voix: de Chrémès la colère
S’exhale sur un ton au-dessus du vulgaire.
D’une autre part, Pélée ou Télèphe exilé
Ne dit pas son malheur dans un style ampoulé:
Du langage tragique il fuit la pompe vaine,
S’il veut que le public s’intéresse à sa peine.

§ 6.

C’est peu d’un beau poème: il faut que l’auditeur
Se sente remué jusques au fond du cœur.
Les pleurs comme les ris nous font pleurer ou rire:
Ta plainte est fort touchante, ô Télèphe: elle tire
Les larmes, quand d’abord les tiennes ont coulé,
Quand on lit la douleur sur ton front désolé;
Mais si ton rôle est faux, je ris ou fais un somme.
L’expression s’ajuste au visage de l’homme,
A son état d’esprit: vive avec la gaité,
Elle sera sévère avec la gravité,
Triste avec le chagrin. C’est la nature même
Qui nous promène ainsi de l’un à l’autre extrême:
Elle invite à la joie, ou pousse à la fureur,
Nous abat sous le poids d’une morne langueur,
Ou suscite en nos cœurs, par sa flamme secrète,
L’ardeur des sentiments que la bouche interprète.
Mets d’accord la personne et le discours: sinon,
Peuple et patriciens vont rire à plein poumon.
Ne fais donc point parler un héros en esclave,
En jeune homme fougueux un vieillard à l’air grave,
Une dame en suivante, un Scythe en habitant
De la ville d’Argos, un fermier en traitant.

§ 7.

Sur la tradition réglez vos caractères,
Ou, si vous les créez, auteurs, soyez sévères
Et vrais dans le dessin. — En scène montrez-nous
Achille, glaive en main et bouillant de courroux;
Qu’Ixion soit perfide, Oreste lamentable,
Ino toute plaintive et Médée intraitable.
Un nouveau personnage est créé : qu’avant tout
D’accord avec lui-même il reste jusqu’au bout.
Mais, fuyant les périls de la fiction pure,
Cherche dans l’Iliade une route plus sûre
Ton sujet, puisé là, sera bien mieux goûté
Qu’une fable inconnue et sans autorité.
Ce domaine public deviendra ta matière,
Ton bien propre, pourvu que, sortant de l’ornière,
Tu ne t’épuises pas, servile imitateur,
A rendre mot pour mot le poète inventeur:
Crains qu’en un cercle étroit ta muse emprisonnée
Malgré toi n’y demeure à jamais enchaînée.

§ 8.

N’imite point d’abord cet auteur vaniteux
« C’est Priam que je chante, et les combats fameux... »
Avec un tel fracas lorsqu’il ouvre la bouche,
Nous attendons merveille.., et la montagne accouche
D’une souris. — Quel tact dans ce simple début
O Muse, redis-moi le guerrier qui courut
Les mers et les cités, en fuyant de Pergame!
Point de vaine fumée après un peu de flamme,
Un feu clair : le poète, à sa vive lueur,
De magiques tableaux déroule la splendeur,
Scylla, gouffre béant, Charybde et Polyphème.
De l’antique Ilion s’il dit l’heure suprême,
Jusqu’aux œufs de Léda voudra-t-il remonter?
Non; vers le dénouement on le voir se hâter.
C’est en pleine action que d’abord il nous jette;
Ce qui semble rebelle à l’art, il le rejette
Récits vrais et touchants, mensonges gracieux
Chez lui vont composer un tout harmonieux.

§ 9.

Écoute-bien : veux-tu que ton œuvre captive
Les suffrages de tous? Que la foule attentive
Reste pour t’applaudir de la voix et des mains
Quand l’acteur aura dit : Applaudissez, Romains?
Marque avec un grand soin dans chaque personnage
La nuance qui tient au caractère, à l’âge.
L’enfant, dès qu’il bégaye et commence à marcher,
Se plaît au jeu; sans cause on le voit se fâcher,
Mais il tourne à tout vent et bientôt il s’apaise.
L’adolescent imberbe et qui se sent à l’aise
Quand son Mentor est loin, aime chevaux et chiens
Imprévoyant, rebelle aux conseils des anciens,
Prodigue, et dans ses goûts inconstant et frivole,
Aux empreintes du mal c’est une cire molle.
L’âge viril apporte un complet changement:
L’homme calcule alors; il agit mûrement,
Recherche des appuis, des honneurs, la richesse.
Des maux de toute sorte assiègent la vieillesse
Le trésor, qu’elle met tant de soin à cacher,
Que de peine il lui coûte! elle n’ose y toucher.
En rêvant l’avenir, elle est froide et peureuse,
Vante le bon vieux temps, et, de sa voix grondeuse,
Gourmande sans pitié les choses d’aujourd’hui.
Les bienfaits que le temps nous apporte avec lui,
Au déclin de la vie il vient nous les reprendre.
L’écrivain donc qui sait observer et comprendre
De ces âges divers la nature et le ton,
Ne fera point agir un jeune homme en barbon.

§ 10.

L’action s’offre aux yeux ou nous est racontée.
Par les sons qu’elle entend l’âme moins excitée
S’émeut fort aux tableaux que l’auteur lui fait voir
Et que lui transmet l’œil, ce fidèle miroir.
Mais il en est qu’en scène il ne faut point produire
Et qu’au peuple assemblé le récit doit traduire.
Nous ne souffrirons pas que Médée à nos yeux
Egorge ses enfants : le repas odieux
De l’exécrable Atrée ou la métamorphose
De Cadmus en serpent, qu’aux regards on expose,
Ces objets blesseront, dans leur réalité,
Les sens et la raison du public révolté.

§ 11.

Si ton drame veut plaire, il doit avoir cinq actes
Bien construit et gardant ces mesures exactes,
Son succès est certain. Qu’un Dieu très rarement
Descendant de l’Olympe apporte un dénouement.
Trois interlocuteurs, c’est le nombre qu’on aime.
Le chœur aura son rôle : il est acteur lui-même;
Son chant tient au sujet, concourt à l’action
Il vante la vertu, calme la passion,
Célèbre les douceurs d’une table frugale,
La justice et la paix, les lois et la morale;
Confident du malheur, il invoque les Dieux
Pour qu’ils aident le faible et perdent l’orgueilleux.

§ 12.

Humble et simple autrefois, de quelques trous percée,
La flûte n’était pas de cuivre rehaussée,
Et ses modestes sons accompagnant les chœurs
Suffisaient aux plaisirs de rares auditeurs,
Romains des premiers temps et dont le caractère
Au théâtre gardait quelque chose d’austère.
Quand le peuple vainqueur eut agrandi ses murs,
Qu’il fit couler le vin à flots pressés et purs
Pour ses Dieux familiers, sur les rives du Tibre,
Aussi bien que le chant, le vers devint plus libre.
Du parterre confus où, sans ordre ni rang,
Siégea l’homme de goût auprès de l’ignorant,
Que pouvait-on attendre? Alors, vers et musique
Sortirent de la voie ouverte à l’art antique
A la flûte modeste, à ses sons doux et vifs
Il fallut ajouter danses et pas lascifs.
Dès lors aussi la Muse affranchie a su prendre
Un plus brillant essor, et le chœur fait entendre
Tantôt un sage avis qu’il nous jette en passant,
Tantôt, comme l’oracle, un prophétique accent.

§ 13.

Quand pour gagner un bouc on accorda la lyre,
Demi-nu sur la scène apparut le Satyre
L’auteur voulut mêler quelque légèreté
A l’action tragique, et, par la nouveauté,
Captiver un public trop sujet aux caprices,
Parfois enluminé du vin des sacrifices.
Mais le discours malin du Satyre moqueur
Ne doit pas à l’ensemble ôter toute grandeur
Héros ou demi-dieu, chef ou roi qui gouverne
Ne descendra jamais aux propos de taverne;
De même, il n’ira pas se perdre follement
Au milieu des brouillards du sombre firmament.
Melpomène jamais ne peut être bouffonne
Ainsi que le Satyre; et, comme la matrone
Qui danse, s’il le faut, mais avec dignité,
Elle demeure grave au sein de la gaîté.
Quant à moi, je fuirais l’expression cynique,
Je voudrais respecter le coloris tragique
Dans mes vers, de Bacchus le père nourricier
Ne reproduirait pas le langage grossier
De l’esclave Davus, le jargon ridicule
De Pythia qui plume un vieillard trop crédule.
Pour composer ma fable, amis, je choisirais
Un modèle connu de tous, et j’aimerais
Que chacun se flattât d’y réussir sans peine,
Puis, qu’après bien des soins, suant et hors d’haleine,
Il dût y renoncer. — Tant l’art a de vertu!
Tant il peut rajeunir un sujet rebattu!
Le Faune, dans ses bois, n’a jamais pu connaître
Ni les mots d’un goujat, ni ceux d’un petit-maître
Ne fais donc pas sortir de sa bouche un discours
Qu’on débite au forum ou dans nos carrefours:
Sinon, qui bat des mains à tes plats hémistiches?
Le bas peuple, nourri de noix et de pois chiches.
Mais les gens délicats, tu vas tous les blesser,
Oui, tous; de leur suffrage il faudra te passer.

§ 14.

Quand la brève précède une longue, elle forme
L’iambe, pied rapide et de son et de forme.
L’iambique, appelé trimètre quelquefois,
Frappe de ses six pieds notre oreille six fois.
L’usage a de ce vers modifié le mètre;
Mais si le lourd spondée a su s’y faire admettre,
Le quatrième rang ne peut être tenu,
Pas plus que le second, par ce nouveau venu.
De ces pieds différents l’union est récente
Chez le vieil Ennius et d’autres que l’on vante
Rarement on la trouve; ainsi rappelle-toi
Que du pesant spondée un trop fréquent emploi
 Trahirait chez l’auteur beaucoup de négligence
Ou des règles de l’art la honteuse ignorance.
N’arrive pas qui veut à des jugements sains
Sur les vers : l’indulgence a perdu nos Romains.
N’allez pas, pour cela, prendre toute licence,
Composer au hasard, sans règle et sans décence,
Trop certains d’un pardon que l’on accorde à tous
A fuir le blâme ainsi quel mérite auriez-vous?
Ouvrez les livres grecs, et, d’une main fidèle,
La nuit comme le jour feuilletez ce modèle.
Nos pères, dites-vous, dans Plaute ont admiré
La facture du vers, le trait vif, acéré
Nos pères ont été bien bons, bien fous peut-être.
Vous et moi, s’il se peut, apprenons à connaître
Ce qui fait, sans bassesse, un terme ingénieux,
Ce qu’est, dans la cadence, un son harmonieux,

§ 15.

Thespis, à qui l’on doit les premiers chants tragiques,
Voiturait ses acteurs sur les places publiques
Tout barbouillés de lie et déclamant des vers.
Ceux d’Eschyle, plus tard, d’une robe couverts
Vinrent, cothurne aux pieds, masque sur le visage,
Parler sur leurs tréteaux un plus noble langage.
La Comédie alors parut, et son succès
Trop prompt de la licence amena les excès.
La loi se fit entendre et tout rentra dans l’ordre
Au silence réduit, le chœur cessa de mordre.
En tout genre essayant leurs forces, nos auteurs
Des Grecs ne furent pas toujours imitateurs.
Sur la scène ils ont su présenter, non sans gloire,
Des sujets empruntés à notre propre histoire
Rome, qui par la guerre acquit tant de grandeur,
Dans les lettres n’eût pas recueilli moins d’honneur,
Si l’écrivain voulait à l’ardeur qui l’anime
Mettre un frein et subir le travail de la lime.
Noble sang de Numa, rejetez sans pitié
L’ouvrage qui n’est pas fortement châtié,
Que ne sillonna point l’inflexible rature.
Le génie (a-t-on dit) tient tout de la nature,
Rien de l’art; et les fous peuplent seuls l’Hélicon.
Et comme Démocrite a produit ce dicton,
Des sots, laissant pousser barbe, ongles, chevelure,
Vivant seuls, refusant le bain à leur souillure,
Se flattent qu’ils vont être en poètes posés
Parce que Licinus ne les a point rasés.
Sans guérir, ils pourraient épuiser l’ellébore.
Mais d’observer les lois je suis bien dupe encore!
D’un poème je puis me tirer galamment!
Eh bien, non! — Je serai la pierre, l’instrument
Qui ne saurait trancher, mais où le fer s’aiguise
Auteurs, j’indiquerai les sources où l’on puise; or;
Sans écrire, montrant par quel art on écrit,
Je dirai les succès, les écueils de l’esprit.

§ 16.

De l’art le vrai principe et la source certaine,
C’est la raison. Demande à la sagesse humaine !
Le fond de ton sujet : la forme s’offrira
De suite et sans effort. — Quand l’écrivain saura
Les devoirs de l’ami, du citoyen, du père,
Et ceux d’un sénateur, et ceux d’un juge austère,
Ceux d’un chef unissant et prudence et valeur,
Il sera peintre exact et vrai dans sa couleur.
Sans cesse étudiez la nature vivante;
Que sous votre pinceau l’image soit parlante;
Une fable aux tableaux saisissants et divers,
A la vive action, fût-elle en pauvres vers,
Plaira mieux au public qu’une œuvre vide et creuse
Où s’étalent des riens sous leur forme orgueilleuse.

§ 17.

Pour les Grecs l’éloquence est un présent des Dieux,
Mais c’est aussi le bien le plus cher à leurs yeux.
Quant aux jeunes Romains, nous les voyons apprendre
A diviser un as dès l’âge le plus tendre.
J’ôte une once de dix : fils d’Albinus, dis-moi,
Combien en reste-t-il — Neuf. — Très bien, sur ma foi!
Et j’entrevois déjà ta fortune rapide.
L’esprit, sous les calculs d’un intérêt sordide,
Va se couvrir de rouille. Attendez donc, après,
Des vers que doit garder le cèdre ou le cyprès!

§ 18.

Le poète a pour but ou d’instruire ou de plaire,
Ou tous deux à la fois. — Quand la maxime est claire
Et concise, l’esprit la recueille avec soin;
Mais ce qu’on dit de trop, il le rejette au loin.
La fiction parfois peut charmer notre oreille,
Si vous n’y mêlez pas quelque absurde merveille,
Comme une Lamia, qui tire de son flanc
D’un enfant dévoré le corps tout palpitant.
Le chevalier repousse un drame trop sévère
S’il ne peut rencontrer dans une œuvre légère
Aucun enseignement, le grave sénateur
Ne saurait le goûter : la palme est à l’auteur
Qui, joignant avec art l’agréable et l’utile,
Offre charme et leçon à notre esprit docile.
Il enrichit alors le libraire enchanté
Son nom surnage et vit dans la postérité.

§ 19.

Il est certains défauts que l’indulgence excuse.
La corde, sous le doigt exercé qu’elle abuse,
Ne peut-elle parfois rendre un son indécis?
La flèche n’atteint pas toujours au but précis.
Où domine le beau, je tolère sans peine
Quelques taches, produit de la faiblesse humaine.
Mais lorsque je signale un mot mal copié
Et que je le retrouve encore estropié;
Quand, sur la même note, un instrument me donne
Par dix fois un son faux, veut-on que je pardonne?
Comme je vois Chœrile à chaque pas broncher,
Je ris pour deux bons mots qu’il nous va décocher,
Et j’ose murmurer quand Homère sommeille.
On peut pourtant, sans crime, en une œuvre pareille,
Sommeiller un moment. — Donnez à vos morceaux
Lumière ou demi-jour, comme à certains tableaux
Celui-ci, vu de près, défie un œil sévère,
Mais un lointain discret à l’autre est nécessaire
L’un nous plaît une fois; redemandé toujours,
Cet autre du public va fixer les amours.

§ 20.

Vous, l’aîné des Pisons, sous la main paternelle,
Chaque jour vous voit prendre une forme nouvelle.
Demeurez convaincu de cette vérité
On souffre, en plus d’un point, la médiocrité;
Ainsi, cet avocat qui parle avec aisance
De Messala ne peut égaler l’éloquence;
Pourtant il a son prix; mais le poète! ah! Dieux!
Le poète! — Jamais la terre ni les cieux
Ne pourront lui permettre un mérite vulgaire.
Dans un riche festin, il nous faut, pour nous plaire,
Des chants délicieux, des parfums délicats,
Sinon de ce faux luxe on ne fait aucun cas.
Telle est la poésie : elle monte au sublime
Et nous ravit, ou bien elle touche à l’abîme.
Qui ne sait manier les armes s’abstiendra
Des jeux du Champ de Mars; un maladroit craindra
Qu’on se moque s’il touche ou la paume ou le disque.
Et, sans être poète, un chevalier se risque
A produire des vers! — Sans doute. Pourquoi non?
N’est-il pas riche, honnête, et n’a-t-il pas un nom?
Certes, vous n’écrirez jamais malgré Minerve;
Mais s’il sort quelque jour des fruits de votre verve,
Consultez Mœcius, arbitre du bon goût,
Ou votre noble père, ou moi-même; et surtout
Laissez pendant neuf ans reposer votre ouvrage.
Tant qu’elle est inédite, on corrige une page;
Celle qu’on jette au vent, on n’y peut retoucher.

§ 21.

Orphée eut autrefois la gloire d’arracher
Les hommes dans l’enfance aux barbares pratiques
Le ciel même dictait ses accents poétiques.
La Fable publia qu’il avait adouci
Les ours et les lions. Elle raconte aussi
Qu’Amphion, lyre en main, fondant Thèbes naissante,
Trouvait à ses accords la pierre obéissante.
Dès qu’il fallut pourvoir aux intérêts de tous,
Veiller aux mœurs, tracer les devoirs des époux,
Des nouvelles cités construire les enceintes,
Faire et graver la loi, régler les choses saintes,
Ce fut l’œuvre et l’honneur des poètes sacrés.
Homère enfin parut; dans des chants inspirés
Tyrtée aux fiers combats anima les courages.
Les oracles des Dieux, les préceptes des Sages
Furent des vers; les Rois aimèrent les neuf Sœurs,
Et des jeux de la scène on connut les douceurs.
Vous le voyez, amis, nul n’a besoin d’excuse
Pour manier la lyre et cultiver la Muse.

§ 22.

Qui fait le bon poète? Ou la nature ou l’art?
On l’a fort débattu. Je soutiens, pour ma part,
Que l’effort de l’étude est vain sans la nature,
Mais qu’au plus beau génie il faut de la culture,
Que l’une prête à l’autre un mutuel appui.
Cet athlète prétend à la palme aujourd’hui,
Mais du froid et du chaud supportant la souffrance,
Loin de Vénus il sut endurcir son enfance.
Un maître a fait trembler ce flûteur si vanté.
Il ne s’agit donc pas, ivre de vanité,
De s’écrier : Je suis poète et j’ai ma place,
Sans avoir rien appris, aux cimes du Parnasse!

§ 23.

Vois la foule accourir pour la vente à l’encan
A la voix du crieur avec un même élan
Un peuple de flatteurs assiège le poète,
Riche de ses biens-fonds ou de l’argent qu’il prête.
Si sa table est ouverte à tous avec splendeur,
S’il sert de caution au pauvre débiteur,
S’il consent à tirer d’un procès difficile
Un plaideur aux abois, il lui faut être habile
Pour distinguer l’ami parmi les courtisans.
Ne va pas choisir l’heure où tu fais des présents
Pour réciter tes vers... — Ton obligé se pâme
Dans l’admiration: Beau! Parfait, sur mon âme,
Va-t-il crier! Emu, les yeux mouillés de pleurs,
Il trépigne, il bondit. Les sincères douleurs
Ne sont rien près des cris de nos pleureurs à gage:
L’adulateur n’est pas moins faux dans son langage.
On nous dit que les Rois quelquefois ont soumis
A l’épreuve du vin leurs prétendus amis:
La vérité parlait quand la coupe était pleine.
Sous la peau du renard tu connaîtras sans peine
Un trompeur. Quand, naguère, un auteur lui lisait
Son ouvrage, parfois Quintilius disait:
Corrigez ce morceau; cet autre est à refaire.
— Je l’essayai vingt fois et je n’ai pu mieux faire.
Corrigez donc, vous dis-je, et qu’un vers mal tourné
Soit remis sur l’enclume! — Alors à l’obstiné
Il n’ajoutait plus rien et laissait ce poète
S’admirer sans rival dans une œuvre imparfaite.
Tel doit être un ami prudent, judicieux.
Censeur des vers mal faits et des tours vicieux,
Aristarque inflexible, il découvre et rature
Tout endroit faible : il veut que cette phrase obscure
S’éclaire; et de l’auteur on le voit exiger
Qu’il change sans pitié tout ce qu’il doit changer.
Il ne dit point: Ce sont de pures bagatelles,
Je n’en veux pas troubler mon ami. — Car c’est d’elles
Que naîtra tout le mal; ainsi l’auteur berné
Au mépris du public se verra condamné.

§ 24.

Comme on fuit ceux qu’afflige ou la lèpre ou la peste,
Ou que Phœbé frappa d’un délire funeste,
Un poète insensé, c’est un objet qu’on fuit,
Tandis que la marmaille en criant le poursuit.
En exhalant ses vers, qu’il croit autant de perles,
En marchant au hasard, comme un chercheur de merles,
Si, tombé dans un puits, il peut vous attirer
Par ses cris au secours, n’allez pas l’en tirer.
Qui vous dit, après tout, que votre aide lui plaise
Et qu’il ne soit pas là pour y mourir à l’aise?
Un poète, jaloux de passer pour un Dieu,
Empédocle sauta dans l’Etna tout en feu.
Laissez périr ce fou, si telle est son envie,
C’est presque le tuer que lui sauver la vie:
Ne pouvant se résoudre à n’être qu’un humain,
La soif d’un beau trépas le reprendra demain.
Mais d’où peut lui venir la sombre frénésie
Qui lui fait colporter partout sa poésie?
Aurait-il donc souillé le tombeau paternel?
Profané, par un acte impie et criminel,
Un lieu qu’avait frappé Jupin de son tonnerre?
On l’ignore. — Il est fou de tous côtés il erre
Comme un ours échappé de sa cage... Malheur
A celui qu’il saisit et prend pour auditeur!
Ignorant ou savant, il faudra qu’il l’assomme
De son vers assassin et qui s’attache à l’homme,
Pareil à la sangsue, au reptile enragé
Qui ne lâche la peau que lorsqu’il est gorgé.