CHAPITRE
PREMIER
Du luxe et
de la débauche.
EXEMPLES ROMAINS
Le goût du luxe est un vice séduisant
que l'on blâme plus facilement qu'on ne s'en peut garder. Donnons-lui cependant
une place dans notre ouvrage, non pas pour lui faire honneur, mais pour l'amener
à se reconnaître et à se repentir. Joignons-lui la débauche qui a pour
principe les mêmes mauvaises tendances. Liées l'une à l'autre par la
ressemblance des égarements qui les produisent, que ces passions restent
associées dans le blâme et dans le retour à la vertu.
1 C. Sergius Orata fut le premier qui se
mit à bâtir des bains suspendus. Ce luxe qui ne demanda d'abord que des
dépenses modiques se développa jusqu'à faire établir comme des mers d'eau
chaude suspendues dans les airs. (Vers l'an 656 de R.) Le même Orata, ne
voulant pas sans doute laisser dépendre sa gourmandise du caprice de Neptune,
imagina de créer des mers pour son usage personnel : à cet effet il retint les
flots dans des viviers communiquant avec la mer et il y renferma diverses
espèces de poissons, comme autant de troupeaux séparés les uns des autres par
des jetées. Aussi il ne pouvait survenir de tempêtes assez violentes pour
empêcher que la table d'Orata ne fût abondamment pourvue des mets les plus
variés. Il fit aussi bâtir à l'entrée du lac Lucrin jusqu'alors déserte des
constructions spacieuses et élevées qui la rétrécissent, c'était pour avoir
le plaisir de manger des huîtres plus fraîches. Mais ce goût d'empiéter sur
une eau qui appartenait à l'État lui attira un procès avec Considius, l'un
des fermiers publics. L. Crassus, plaidant contre Orata dans cette affaire, dit
en plaisantant : "Mon ami Considius a tort de penser qu'en éloignant Orata
du lac Lucrin, il le privera d'huîtres ; car, si on lui défend d'en prendre
là, il saura bien en trouver sur le toit de ses maisons"
2. Aesopus, l'acteur tragique, aurait dû
donner son fils en adoption à un tel personnage plutôt que de laisser sa
fortune à ce jeune homme chez qui le goût du luxe était non pas un désordre,
mais une frénésie. Il achetait, le fait est certain, à des prix
extraordinaires de petits oiseaux qui n'avaient de valeur que par leur chant, et
les servait sur sa table comme des becfigues ; il faisait dissoudre des perles
du plus grand prix et mêlait ensuite cette solution à sa boisson. Il semblait
impatient de se débarrasser au plus tôt d'un si riche héritage comme d'un
fardeau insupportable.
Ce vieux et ce jeune dissipateur firent
école et leurs spectateurs allèrent plus loin dans cette voie : car il n'y a
pas de vice qui reste tel qu'il est en naissant. De là cette habitude de faire
venir des poissons des bords de l'Océan ; de là cette profusion qui verse l'or
des coffres dans les ustensiles de cuisine ; de là le nouveau plaisir qu'on a
inventé de manger et de boire une fortune.
3. La fin de la seconde guerre punique et
la défaite de Philippe, roi de Macédoine, encouragèrent à Rome le
dérèglement des moeurs. En ce temps-là les femmes osèrent assiéger la
maison des Brutus qui se préparaient à empêcher l'abrogation de la loi Oppia.
Les femmes souhaitaient qu'elle fût rapportée, parce qu'elle leur défendait
de porter des vêtements de diverses couleurs, d'avoir sur elles plus d'une
demi-once d'or, d'approcher de Rome à moins de mille pas sur un char à deux
chevaux, si ce n'était pour un sacrifice. Et elles obtinrent que la loi qui
avait été observée pendant vingt ans de suite fut abolie. Les hommes alors ne
prévoyaient pas à quel raffinement de luxe devait mener l'ardeur et
l'obstination de ce rassemblement de femmes sans exemple, ni jusqu'où se
porterait l'audace, une fois qu'elle aurait triomphé des lois. S'ils avaient pu
voir tout cet appareil de modes féminines auquel s'est ajouté chaque jour
quelque nouveauté plus dispendieuse, ils auraient dès le commencement opposé
une barrière à ce débordement du luxe. (An de R. 558.)
Mais pourquoi parler davantage du luxe
des femmes ? La faiblesse du caractère féminin et l'interdiction de toucher
aux affaires importantes les poussent à ne s'occuper que du soin de leur
parure. Mais je vois que dans le passé des hommes d'une haute réputation et
d'un grand caractère se sont écartés de l'antique simplicité et sont tombés
dans des habitudes de vie jusque-là inconnues. Montrons-en un exemple en
racontant la querelle dc deux d'entre eux.
4. Cn. Domitius, au cours d'une
discussion avec son collègue L. Crassus, lui reprocha d'avoir mis au portique
de sa maison des colonnes de marbre du mont Hymette. "A quel prix" lui
dit aussitôt Crassus, estimez-vous ma maison ? - A six millions de sesterces,
répondit Domitius - Que vaudrait-elle donc de moins à votre avis, si j'y
faisais couper dix arbustes ? - Exactement trois millions de sesterces.- Eh
bien, reprit Crassus, qui de nous aime le plus le faste, moi qui ai payé dix
colonnes cent mille sesterces ou vous qui en donnez trois millions pour l'ombre
de dix arbustes ?" - C'est là le langage de gens qui avaient oublié le
temps de Pyrrhus et d'Hannibal et qui se laissaient aller à la mollesse au
milieu de l'opulence qu'avaient apportée les tributs des nations d'outre-mer.
Combien cependant les habitudes de vie qu’ils ont introduites étaient dans
les constructions et les jardins de plaisance plus modestes que celles des âges
suivants ! Mais cette somptuosité dont ils avaient donné l'exemple les
premiers, ils aimèrent mieux la léguer à leurs descendants que de s'en tenir
à la simplicité héritée de leurs pères. (An de R. 661.)
5. Quelles étaient les vues de Métellus
Pius, le premier citoyen de son temps, lorsque, à son arrivée en Espagne, il
souffrait qu'on lui élevât des autels et qu'on lui brûlât de l'encens,
lorsqu'il contemplait avec satisfaction les murs de son appartement tendus
d'étoffes brochées d'or, lorsqu'il permettait qu'à des festins splendides on
mêlât des spectacles somptueux, lorsqu'il assistait à des banquets en habit
de triomphateur et qu'il recevait des couronnes d'or qu'on faisait descendre du
haut des lambris sur sa tête, comme sur la tête d'un dieu ? Et où cela se
passait-il ? Ce n'était ni en Grèce, ni en Asie, où le luxe pouvait corrompre
l'austérité même ; c'était dans une province barbare et guerrière, et au
moment même où Sertorius dressait les armées romaines et les éblouissait de
l'éclat des armes lusitaniennes. C'est à ce point que Métellus avait perdu le
souvenir des campagnes de son père en Numidie ! On voit bien là avec quelle
rapidité le luxe a envahi Rome. La jeunesse de Métellus vit encore fleurir les
moeurs anciennes ; sa vieillesse en vit naître de nouvelles. (An de R. 673.)
6. Même changement dans la famille des
Curions. La fortune eut en effet témoin de l'austérité si honorable du père
et des désordres du fils qui s'endetta de soixante millions de sesterces à
outrager et à déshonorer la jeunesse de Rome. Ainsi l'on vit dans le même
temps deux générations de caractère opposé habiter sous le même toit, l'une
de la plus parfaite honnêteté, l'autre de la dernière perversité. (An de R.
700.)
7. Quel débordement de débauches et
d'infamies ne vit-on pas dans le procès de P. Clodius ? Pour faire absoudre un
homme manifestement coupable d'inceste, des femmes et des jeunes gens de nobles
familles, dont les nuits coûtèrent des sommes énormes, furent livrés aux
juges pour prix de leur forfaiture. Dans une telle complication de turpitudes
hideuses, on ne sait qui l'on doit le plus abhorrer, de celui qui imagina ce
moyen de corruption, de ceux qui consentirent à faire de leur déshonneur le
gage du parjure ou de ceux qui vendirent leur conscience pur un plaisir infâme.
(An de R. 692.)
8. Non moins scandaleux fut ce festin
qu'offrit, pour la honte de Rome, au consul Métellus Scipion et aux tribuns du
peuple un appariteur des tribuns nommé Gémellus homme libre par la naissance,
mais avili par un ministère servile. Il fit de sa maison un lieu de débauche
et y prostitua Munia et Flavia, toutes deux fort en vue par le nom de leurs
pères et de leurs époux, avec Saturninus, enfant d'une noble famille. Pauvres
êtres capables d'une honteuse complaisance, livrés aux outrages de l'ivresse
et d'une passion effrénée ! Festin digne des rigueurs des consuls et des
tribuns plutôt que de leur présence. (An de R. 701.)
9. Mais rien n'égale la scélératesse
de Catilina dans la débauche. Éperdument amoureux d'Aurélia Orestilla, il ne
voyait d'autre obstacle à son union avec cette femme que son fils unique et
déjà adolescent. Il l'empoisonna. Et aussitôt après, au bûcher même de son
enfant il alluma le flambeau de l'hyménée et il offrit comme présent à sa
nouvelle épouse un foyer sans enfants. Dans la suite, citoyen aussi pervers que
père dénaturé, il subit le châtiment qu'il avait doublement mérité par le
meurtre de son fils et par son criminel attentat contre la patrie.
EXEMPLES
ÉTRANGERS
1. La mollesse de Capoue fut très
favorable aux intérêts de notre république. Elle enchaîna par la puissance
de ses charmes cet Hannibal qui n'avait pu être vaincu par les armes et le
livra, désormais facile à vaincre, aux soldats romains. C'est elle qui
séduisit le général le plus vigilant et l'armée la plus intrépide et qui,
par l'abus de la bonne chère, du vin, des parfums suaves et des voluptés les
amena à s'endormir dans les délices. L'énergie sauvage des Carthaginois fut
émoussée et brisée du moment que la place Séplasia et la place d'Albe
servirent de campement à leur armée. Que peut-il donc y avoir de plus honteux,
de plus désastreux même que ces vices qui épuisent le courage, énervent la
victoire, changent la gloire en opprobre en la plongeant dans l'assoupissement
et ôtent toute leur force à l'âme et au corps ? Je ne sais même si ce n'est
pas un plus grand malheur devenir leur esclave que d'être l'esclave de
l'ennemi. (An de R. 537.)
2. Ces mêmes vices précipitèrent aussi
la ville de Volsinium dans les maux les plus cruels et les plus honteux. Elle
était opulente, bien administrée grâce à ses institutions et à ses lois, et
passait pour la première ville de l'Étrurie. Mais une fois qu'elle se fut
abandonnée au luxe, elle tomba dans un abîme de malheurs et d'opprobres, au
point de se soumettre à l'insolente domination de ses esclaves. Ceux-ci
osèrent, d'abord en petit nombre, s'introduire dans le sénat et bientôt
envahirent tout l'État. Ils dictaient à leur gré les testaments, ils
défendaient les festins et les réunions des hommes libres, ils épousaient les
filles de leurs maîtres. Enfin ils établirent par une loi qu'ils pourraient
abuser impunément des veuves et des femmes mariées et qu'aucune jeune fille ne
pourrait épouser un homme de condition libre sans que quelqu'un d'entre eux
n'ait eu les prémices de sa virginité. (An de R. 428.)
3. Que dirai-je de Xerxès ? Il aimait à
étaler son opulence royale et poussait le goût des plaisirs jusqu'à proposer,
par édit, une récompense à celui qui aurait inventé quelque volupté
nouvelle. Mais, tandis qu'il se livrait à tous les excès, dans quel désastre
ne laissa-t-il pas s'écrouler son empire si puissant ?
4. Le roi de Syrie Antiochus n'a pas fait
preuve de plus de modération. Son armée, imitant sa folle et aveugle
somptuosité, portait généralement des chaussures garnies de clous d'or, avait
pour ustensiles de cuisine des vases d'argent et dressait des tentes décorées
de tissus brodés. C’était là un butin offert à la cupidité de l'ennemi
plutôt qu'un obstacle à la victoire d'un adversaire courageux (Vers l'an 625
de R.)
5. Quant au roi Ptolémée, il s'est
engraissé de ses propres vices tout le long de sa vie, à tel point qu'on le
surnomma l'hyscon (ventru). Y a-t-il pire perversité que la sienne ? Sa soeur
aînée était mariée à un autre de leurs frères ; il la contraignit à
l'épouser. Elle avait une fille ; il prit celle-ci de force et répudia la
mère pour donner à la fille, en l'épousant, la place de la mère.
6. Le peuple égyptien était digne de
ses rois. Conduit par Archélaüs, il sortit de la ville pour marcher contre A.
Gabinius. On lui donna ordre d'entourer le camp d'une palissade et d'un fossé.
Toute l'armée se récria en demandant que ce travail fût donné en entreprise
aux frais de l'État. Aussi des âmes si énervées par les plaisirs ne purent
pas résister à l'ardeur de notre armée.
7. Il y avait cependant encore plus de
mollesse dans la population de Chypre. Les habitants de cette île supportaient
patiemment que leurs reines montassent en voiture en faisant du corps de leurs
femmes comme un marchepied plus commode et plus doux. Les hommes, s'ils avaient
été des hommes, auraient mieux aimé perdre lu vie que d'obéir à un pouvoir
si efféminé.
CHAPITRE
II
De la
cruauté.
EXEMPLES ROMAINS
Un air lascif, des regards attachés à
l'objet de quelque nouveau désir, une âme amollie par les jouissances de la
vie et sensible au charme de toutes les émotions douces, voilà ce qui
distingue les deux vices que je viens de décrire. La cruauté au contraire a un
aspect affreux, des traits farouches, des transports violents, la voix terrible,
la bouche pleine de menaces et d'ordres sanguinaires. Garder le silence sur une
telle passion, c'est accroître sa force : où s'arrêtera-t-elle d'elle-même,
si, pour la retenir, on n'emploie pas même le frein de la flétrissure ? Enfin,
si elle peut se faire craindre, nous pouvons bien, nous, la haïr.
1. L. Sylla ne peut être ni loué ni
blâmé autant qu'il le mérite. Dans la préparation de la victoire, c'était
pour le peuple romain un nouveau Scipion ; dans l'usage de la victoire, c'était
un autre Hannibal. Il soutint glorieusement la puissance de la noblesse, mais il
eut la cruauté de verser à flots le sang des citoyens et d'en inonder la ville
entière et toutes les parties de l'Italie. Quatre légions du parti contraire
qui s'étaient fiées à sa parole se trouvaient dans l'édifice public élevé
au Champ de Mars : c'est en vain qu'elles implorèrent la compassion du
vainqueur perfide ; il les fit massacrer. Leurs cris lamentables et déchirants
retentirent jusqu'aux oreilles de Rome épouvantée. Le Tibre dut porter leurs
cadavres mutilés dans ses eaux teintes de sang, qui suffisaient à peine à un
si énorme fardeau. Cinq mille Prénestins, attirés hors de leurs murailles par
la promesse que P. Céthégus leur avait faite en son nom de leur laisser la vie
sauve, vinrent déposer les armes et se prosterner à ses pieds ; ils n'en
furent pas moins tués sur son ordre et leurs cadavres aussitôt dispersés dans
la campagne. Il fit inscrire sur les registres publics les noms de quatre mille
sept cents citoyens égorgés en vertu de son terrible édit de proscription ;
il craignait sans doute que le souvenir d'un si glorieux exploit ne vînt à
s'effacer. Non content de sévir contre ceux qui avaient pris les armes contre
lui, il poursuivit encore à cause de leur grande fortune des citoyens
paisibles, les fit rechercher par un nomenclateur et ajouter au nombre des
proscrits. Il tourna aussi contre les femmes les glaives de ses bourreaux, comme
si le sang des hommes ne lui suffisait pas pour assouvir sa fureur et voici une
autre preuve de sa barbarie insatiable : il se fit apporter les têtes de ces
malheureux à peine coupées qui avaient presque encore le regard et le souffle,
afin de les dévorer des yeux, n'osant pas les déchirer de ses dents. (An de R.
671.)
Mais quelle cruauté ne montra-t-il pas
à l'égard du préteur M. Marius ? Il le fit traîner, à la vue de la foule,
jusqu'au tombeau de la famille Lutatia et ne lui ôta la vie qu'après lui avoir
fait arracher les yeux et briser l'un après l'autre tous les membres. Ce récit
me paraît à moi-même à peine croyable. Mais ce n'est pas tout : M.
Plaetorius s'étant évanoui à la vue du supplice de M. Marius, il le fit tuer
à l'instant et sur le lieu même. Avec une cruauté jusqu'alors inconnue, il
punit la compassion : c'était à ses yeux un crime de souffrir de la vue du
crime. Nais épargna-t-il du moins les morts ? Nullement. Oubliant que, s'il
était devenu l'ennemi de C. Marius, il avait été autrefois son questeur, il
tira du tombeau les restes de C. Marius et les fit jeter dans l'Anio. Voilà
pour quels actes il crut devoir s'attribuer le nom d'Heureux.
2. Toutefois la cruauté de C. Marius
fait paraître celle de Sylla moins odieuse. Marius, en effet, s'acharna
également contre ses ennemis et assouvit son ressentiment par des crimes
horribles. Il fit égorger avec une barbarie sans nom L. César, cet illustre
citoyen, ancien consul et censeur, et cela sur le tombeau du plus séditieux et
du plus vil des hommes. Dans l'état si déplorable où était alors la
république, il ne manquait plus que de voir un César immolé comme victime
expiatoire aux mânes d'un Varius. C'est à peine si les victoires de Marius
peuvent effacer un tel forfait. Il oublia lui-même ses victoires et souleva
dans Rome plus de réprobation qu'il ne s'était acquis de gloire dans le
commandement des armées. La tête de M. Antoine lui fut apportée pendant son
repas : il la tint quelque temps dans ses mains avec une joie sans mesure et un
flot de paroles violentes. Il ne craignit pas de souiller l'autel des Lares du
sang d'un citoyen et d'un orateur si illustre. Il accueillit même en
l'embrassant P. Annius, qui lui apportait cette tête coupée et qui avait
encore sur lui les marques de cet assassinat à peine perpétré. (An de R.
666.)
3. Damasippus n'avait point de gloire à
avilir. Aussi serons-nous plus à l'aise pour flétrir sa mémoire. Sur l'ordre
de ce préteur les têtes des citoyens les plus considérables furent confondues
avec celles des victimes expiatoires et le corps mutilé de Carbon Arvina fut
porté sur un gibet à travers Rome. Tant la préture était forte dans les
mains de cet homme indigne, ou plutôt, tant était alors impuissante
l'autorité de l'État ! (An de R. 671.)
4. Munatius Flaccus, partisan de Pompée
plus ardent qu'estimable, s'étant enfermé dans les murs d'Atégua, en Espagne,
y était assiégé par César. Il s'y abandonna à ses instincts féroces et
cruels avec une sorte de frénésie sauvage. Il fit égorger tous ceux des
habitants dont il avait deviné l'attachement pour César et fit précipiter
leurs cadavres du haut des murailles. Il traita de même les femmes de ceux qui
servaient dans le camp opposé, en fit proclamer le nom de leurs maris pour
faire ceux-ci témoins du meurtre de leurs épouses. Il massacra les enfants sur
le sein de leurs mères. Les plus petits furent, par son ordre, jetés
violemment contre terre à la vue de leurs parents ou lancés en l'air et reçus
dans leur chute sur les piques des soldats. Ces atrocités dont le récit même
est intolérable furent exécutées sur l'ordre d'un Romain par des mains
espagnoles : car c'est avec une garnison d'Espagnols que Flaccus se défendait
en mettant tant d'opiniâtreté insensée à lutter contre la puissance d'un
dieu (An de R. 708.)
EXEMPLES
ÉTRANGERS
1. Passons maintenant à des actes de
cruauté également douloureux pour notre patrie, mais dont elle n'a pas à
rougir. Les Carthaginois coupèrent les paupières à Atilius Régulus,
l'enfermèrent dans une machine toute hérissée en dedans de pointes aiguës et
le firent périr tant par l'insomnie que par la continuité des souffrances :
supplice indigne du patient, mais bien digne de ses inventeurs. Ils montrèrent
la même cruauté à l'égard de soldats romains placèrent comme des rouleaux
sous leurs navires afin de les écraser sous le poids des carènes et d'assouvir
leur atroce barbarie par le spectacle d'une mort extraordinaire. Ainsi souillés
par un odieux forfait, leurs vaisseaux allaient ensuite profaner même le sein
des mers. (An de R. 503.)
2. Leur général Hannibal, dont le
mérite était fait surtout de férocité, fit passer à son armée la rivière
Vergell sur un pont de cadavres romains : ainsi la terre n'eut pas moins
d'horreurs à subir en livrant passage aux armées de Carthage que la mer en
portant ses flottes. Le même Hannibal, voyant des prisonniers romains accablés
de leurs fardeaux et épuisés par la marche, leur faisait couper le bout du
pied et les laissait en chemin. Ceux qu'il avait pu amener jusqu'au camp, il les
réunissait généralement par couples de frères et de parents, les forçait à
se battre deux à deux et ne se rassasiait pas de la vue du sang qu'il n'eût
réduit leur nombre à un seul vainqueur. Le sénat ne lui infligea donc qu'un
châtiment mérité et seulement trop tardif en contraignant cet ennemi
réfugié auprès de Prusias à se donner la mort. (Ans de R. 537 et 571.)
3. Le sénat traita avec la même justice
le roi Mithridate qui, par un seul rescrit, fit égorger quatre-vingt mille
citoyens romains, répandus dans les villes de l'Asie pour y exercer le commerce
et dans toute cette vaste province souilla les dieux de l'hospitalité de tout
ce sang injustement versé. Mais son crime ne resta pas impuni. - Car, étant
insensible à l'action du poison, il dut à la fin s'ôter la vie au milieu des
pires souffrances. Il expiait en même temps ces croix qu'il faisait dresser
pour y attacher ses amis à l'instigation de l'eunuque Gaurus, en montrant
autant de caprice tyrannique dans ses complaisances que de scélératesse dans
ses décisions personnelles. (Ans de R. 665 et 690.)
4. Quoique la barbarie naturelle des
peuples de la Thrace la rende moins étonnante, la cruauté de Ziselmius, fils
de leur roi Diogiris, fut une si violente frénésie qu'elle mérite qu'on en
parle. Il ne regardait pas comme un crime de scier en deux des hommes vivants,
ni de faire manger aux pères et aux mères les corps de leurs enfants.
5. Ptolémée Physcon paraît pour la
seconde fois sur la scène : il était tout à l'heure cité comme un exemple
hideux de folie lubrique ; il mérite aussi d'être nommé comme un monstre de
cruauté. Est-il en effet rien de plus atroce que le fait suivant ? Il avait eu
de Cléopâtre, sa soeur et son épouse, un fils nommé Memphis, enfant d'un
physique distingué et qui donnait les plus belles espérances : il le fit tuer
sous ses yeux ; puis, lui ayant fait couper la tête et les pieds, il les mit
dans une corbeille qu'il recouvrit d'un manteau et les envoya à la mère de cet
infortuné comme présent pour le jour anniversaire de sa naissance. On eût dit
que l'affreux malheur dont il la frappait ainsi ne l'atteignait pas lui-même.
Comme s'il n'était pas au contraire le plus à plaindre des deux ! Dans cette
perte commune, Cléopâtre excitait la compassion de tous et Ptolémée
soulevait contre lui l'exécration universelle. Mais jusqu'à quelle aveugle
fureur ne monte pas une extrême cruauté lorsqu'elle ne trouve plus de défense
qu'en elle-même ! Physcon, voyant la haine qu'il inspirait à son pays, chercha
dans le crime un remède à ses terreurs. Il voulut affermir son pouvoir en
massacrant ses sujets. Un jour que le gymnase était rempli d'une nombreuse
jeunesse, il l'enveloppa d'un cercle d'armes et d'incendie, et fit périr tant
par le fer que par la flamme tous ceux qui s'y trouvaient rassemblés. (Vers
l'an 625 de R.).
6. Ochus, qui depuis fut appelé Darius,
s'était engagé par le serment le plus révéré des Perses, à ne faire
mourir, ni par le poison, ni par le fer, ni par aucune violence, ni par la faim,
aucun des conjurés qui avaient participé avec lui au renversement des sept
Mages. Mais il sut imaginer un genre de mort encore plus cruel pour se défaire
de ceux qu'il considérait comme ses ennemis, sans violer la foi jurée. Il
avait clos de murs élevés un espace restreint et l'avait rempli de cendres :
au-dessus s'avançait une poutre sur laquelle il plaçait ses victimes après
leur avoir donné abondamment à manger et à boire. De là, saisis par le
sommeil, les malheureux tombaient dans ce perfide amas de poussières. (Av.
J.-C. 415.)
7. Artaxerxès, également surnommé
Ochus, fut d'une cruauté encore plus manifeste et plus affreuse. Il enterra
vivante Atossa qui était à la fois sa soeur et sa belle-mère. Il enferma son
oncle avec plus de cent fils et petits-fils dans une cour vide et les fit périr
sous une pluie de traits : ce n'était pas qu'ils l'eussent provoqué par
quelque offense, mais c'était parce qu'il les voyait jouir auprès des Perses
de la plus haute réputation de vertu et de bravoure. (Av. J.-C. 363.)
8. Une jalousie toute semblable animait
la république d'Athènes, lorsque, par un décret qui ternit sa gloire, elle
fit couper le pouce à toute la jeunesse d'Égine, pour empêcher qu'un peuple,
maître d'une flotte puissante, pût lui disputer l'empire de la mer. Je ne
reconnais plus Athènes, lorsqu'elle demande à la cruauté le moyen de
remédier à sa crainte. (Av. J.-C. 458.)
9. Ce fut encore un homme bien barbare
que l'inventeur du taureau d'airain sous lequel on allumait du feu après y
avoir enfermé des malheureux. Soumis dans ce réduit à de longs tourments, ils
ne pouvaient faire entendre que des cris étouffés pareils à des mugissements
de taureau. L'auteur de cet ouvrage avait craint que des plaintes émises avec
un son de voix humaine ne fussent un appel à la pitié du tyran Phalaris. Mais,
pour avoir voulu priver les infortunés de cette pitié, l'artisan fut enfermé
le premier dans ce taureau et éprouva, comme il le méritait, avant toute autre
victime, l'horrible effet de son art. (Av. J.-C. 568.)
10 Les Étrusques non plus ne manquèrent
pas de barbarie dans l'invention des supplices. Ils liaient étroitement
ensemble des morts et des vivants, en les appliquant les uns contre les autres
face à face et membres à membres, et les laissaient ainsi tomber en pourriture
: cruels bourreaux et des vivants et des morts !
11. De même font ces barbares qui,
dit-on, après avoir retiré des victimes qu'ils immolent les entrailles et les
viscères, introduisent dans leurs corps des hommes vivants dont ils ne laissent
dépasser que la tête ; et pour faire durer leur supplice plus longtemps, ils
prolongent leur triste existence en leur donnant à manger et à boire jusqu'à
ce que leurs corps putréfiés deviennent la proie des vers qui naissent dans
les cadavres en décomposition.
Allons maintenant reprocher à la nature
de nous avoir assujettis à une foule d'infirmités pénibles et plaignons-nous
que la puissante constitution des dieux ait été refusée à l'homme, lorsque
nous voyons le genre humain docile aux impulsions de la cruauté se créer à
lui-même tant de tortures.
CHAPITRE
III
De la
colère et de la haine.
EXEMPLES ROMAINS
La colère et la haine excitent aussi de
violents orages dans le coeur humain : l'une est plus prompte à éclater,
l'autre plus persévérante dans la volonté de nuire. Ces deux passions
s'accompagnent d'une vive agitation de l'âme et jamais elles n'exercent leur
violence sans se tourmenter elles-mêmes : car, en cherchant à causer de la
douleur, elles sont les premières à en éprouver par l'effet de l'inquiétude
et de l'anxiété cruelles que leur cause l'appréhension de manquer leur
vengeance. Mais elles se distinguent par des traits particuliers et frappants,
et elles ont voulu elles-mêmes se manifester dans d'illustres personnages par
l'énergie excessive d'une parole ou d'une action.
1. Lorsque Livius Salinator sortit de
Rome pour faire la guerre à Hasdrubal, Fabius Maximus l'avertit de ne point
livrer bataille qu'il ne connût les forces et l'état moral de l'ennemi. Il
répondit qu'il se garderait bien de laisser passer la première occasion de
combattre. Fabius lui demanda pourquoi il était si impatient d'en venir aux
mains. "C'est, répliqua-t-il, pour jouir au plus tôt ou de la gloire
d'avoir vaincu l'ennemi ou du plaisir de voir mes concitoyens battus." Dans
ce propos la colère et la valeur guerrière avaient une égale part : l'une
gardait le souvenir d'une injuste condamnation, l'autre envisageait la gloire du
triomphe. Mais est-il bien vrai que le même homme ait pu tenir ce langage et
remporter une tette victoire ? (An de R. 548.)
2. C'était une âme ardente, un guerrier
accoutumé aux travaux de la guerre que la vivacité du ressentiment poussait à
ce degré de colère. Mais voici C. Figulus, le plus doux des hommes, en
possession d'une grande renommée acquise dans la science paisible du droit
civil, qui à son tour se laisse entraîner par cette passion jusqu'à oublier
la sagesse et la modération. L'échec de sa candidature au consulat l'avait
fort irrité, et ce qui aigrissait encore son humeur, c'est de songer qu'on
avait deux fois accordé cet honneur à son père. Le lendemain des comices, une
foule de citoyens étant venus le consulter, il les renvoya tous en leur disant
: "Eh quoi ! vous savez nous consulter, mais non pas nous faire consul ? »
Reproche sévère et mérité ; toutefois il eût beaucoup mieux valu s'en
abstenir. Peut-il y avoir de la sagesse à s'emporter contre le peuple romain ?
(Vers l'an de R. 621.)
3. Aussi, malgré leur noblesse dont
l'éclat semble mettre leur conduite à l'abri des reproches, on ne doit pas non
plus approuver ces Romains qui s'offensèrent de voir arriver à la préture Cn.
Flavius, personnage de très petite condition jusqu'alors et qui arrachèrent de
leurs doigts leurs anneaux d'or et rejetèrent avec mépris les ornements de
leurs chevaux. En affichant pour ainsi dire leur deuil, ils ne faisaient que
manifester la violence de leur dépit. (An de R. 449.)
4. Tels furent les mouvements de colère
d'un ou de plusieurs particuliers contre le corps entier de la nation. Voici
maintenant ceux de la foule contre des citoyens en vue et des généraux.
Lorsque Manlius Torquatus revint à Rome après avoir remporté sur les Latins
et les Campaniens une grande et glorieuse victoire, tous les vieillards
l'accueillirent avec des cris de joie ; mais aucun des jeunes gens n'alla à sa
rencontre, parce qu'il avait fait frapper de la hache son propre fils, ce
vaillant jeune homme, qui avait combattu contre ses ordres. Ils éprouvèrent de
la compassion pour un guerrier de leur âge trop sévèrement puni. Je ne
prétends pas justifier leur conduite ; je veux seulement signaler le pouvoir
d'un ressentiment qui alla jusqu'à opposer entre elles les générations et les
affections de la même cité. (An de R. 413.)
5. Le même sentiment d'animosité eut
aussi la force d'arrêter toute la cavalerie romaine que le consul Fabius avait
envoyée à la poursuite des ennemis : nos cavaliers pouvaient facilement et
sans danger les anéantir ; mais ils se rappelaient l'opposition faite par le
consul à un projet de loi agraire et ce souvenir les retint immobiles. (An de
R. 272.) Cette mauvaise passion fut aussi funeste au général Appius, dont le
père, en soutenant les prérogatives du sénat, avait énergiquement combattu
les intérêts du peuple : elle anima l'armée contre le fils et la détermina
à tourner volontairement le dos à l'ennemi, de peur de procurer le triomphe à
son général. (An de R. 282.)
Que de fois ne vit-on pas le ressentiment
vaincre pour ainsi dire la victoire ? C'est lui qui obligea Torquatus à se
passer des honneurs dus au vainqueur, Fabius à sacrifier la plus belle part de
la victoire et Appius à la perdre tout entière et à lui préférer le parti
de la fuite.
6. Avec quelle violence la colère ne
domina-t-elle pas dans le coeur de tout le peuple romain, lorsque les suffrages
de l'assemblée déférèrent à M. Plaetorius, centurion primipile, l'honneur
de dédier le temple de Mercure, au préjudice des deux consuls, Appius et
Servilius. Il en voulait à Appius pour avoir empêché qu'on ne vînt au
secours des débiteurs, à Servilius pour avoir mollement soutenu les intérêts
du peuple dont il avait assumé la défense. Peut-on parler de l'impuissance de
la colère, quand on voit sous son influence un soldat préféré aux plus hauts
magistrats ? (An de R. 258.)
7. La colère n'a pas seulement foulé
aux pieds le commandement suprême ; elle en a aussi abusé avec passion. Q.
Métellus avait soumis presque en entier les deux Espagnes, dont il avait le
gouvernement, d'abord comme consul, ensuite comme proconsul. Mais il apprit
qu'on lui envoyait comme successeur son ennemi le consul Q. Pompéius. Aussitôt
il affranchit du service tous ceux qui demandèrent leur libération immédiate,
il accorda sans examen des congés illimités, il retira les gardes des magasins
qu'il laissa ainsi exposés au pillage, il fit briser et jeter à la rivière
les arcs et les flèches des Crétois, il défendit de donner à manger aux
éléphants. Par tous ces actes il put donner satisfaction à son ressentiment,
mais il ternit la gloire de ses magnifiques exploits et, pour avoir mis moins
d'énergie à vaincre sa colère qu'à vaincre l'ennemi, il perdit la
récompense du triomphe qu'il avait méritée. (An de R. 611.)
8. Et Sylla, n'est-ce pas en
s'abandonnant à cette passion qu'après avoir répandu à flots le sang des
autres, il finit par verser le sien propre ? Furieux de voir que Granius premier
magistrat de Pouzzoles, lui faisait attendre l'argent promis par les décurions
de cette colonie, il entra dans un tel accès de rage et poussa des cris si
violents qu'il se déchira la poitrine et rendit l'âme en vomissant du sang et
des menaces. Ce n'est pas sous le poids de la vieillesse qu'il succomba,
puisqu'il entrait seulement dans sa soixantième année ; mais les malheurs
publics, avaient aggravé jusqu'à la fureur son impuissance à se maîtriser.
Aussi l'on ne saurait dire qui finit le premier, de Sylla ou de son humeur
irascible ? (An de R. 675.)
EXEMPLES
ÉTRANGERS
Je n'aime pas à prendre des exemples
dans l'histoire de personnages obscurs et, d'autre part, je me fais scrupule de
ne parler des plus grands hommes que pour leur reprocher leurs vices. Cependant,
puisque l'obligation de respecter mon plan m'amène à réunir dans chaque
partie de mon recueil les exemples les plus remarquables, mon sentiment
personnel doit se subordonner au caractère de mon ouvrage. L'essentiel est de
ne pas perdre le souci et le goût de louer les belles actions, quand on est
forcé d'en raconter de toutes différentes.
1. Alexandre par son emportement s'est
pour ainsi dire ravi lui-même les honneurs du ciel. Qui l'empêcha en effet de
s'y élever, si ce n'est l'ordre d'exposer Lysimaque à la fureur d'un lion, le
meurtre de Clytus tué d'un coup de sa lance et la condamnation à mort de
Callisthène ? Trois de ses plus grandes victoires furent en quelque sorte
annulées par la mort injuste de ses trois amis.
2. De quelle haine violente Hamilcar
n'était-il pas animé contre le peuple romain ? Il disait, en regardant ses
quatre fils encore dans l'enfance, qu'il élevait quatre lionceaux pour la perte
de l'empire romain. Ces nourrissons étaient dignes de causer, comme il arriva,
la ruine de leur propre patrie. (Av. J.-C. 246.)
3. Hannibal, l'un d'entre eux, marcha de
bonne heure sur les traces de son père. Au moment où Hamilcar, sur le point de
passer en Espagne avec une armée, faisait, à cette occasion, un sacrifice,
Hannibal, âgé de neuf ans, jura, la main sur l'autel, d'être le plus ardent
ennemi du peuple romain, sitôt que l'âge le lui permettrait ; et même, à
force de prières et d'instances, il arracha à son père la permission de
l'accompagner dans l'expédition qu'il allait entreprendre. (An de R. 516.) Le
même Hannibal, voulant un jour exprimer la violence de la haine qui divisait
Rome et Carthage, dit en frappant du pied et en soulevant la poussière :
"La guerre ne cessera entre elles que lorsque l'une ou l'autre sera
réduite en poussière."
4. Voila ce qu'a pu faire dans le coeur
d'un enfant une haine violente ; mais la colère n'a pas eu moins d'empire sur
l'âme d'une femme. Sémiramis, reine d'Assyrie, était occupée à sa coiffure,
lorsqu'on l'informa de la révolte de Babylone. Aussitôt, avec une partie de
ses cheveux encore dénoués, elle courut l'assiéger et ne voulut point achever
d'arranger sa chevelure qu'elle n'eût replacé la ville sous son autorité.
C'est pourquoi on lui éleva à Babylone, une statue qui la représentait telle
qu'elle était au moment où elle s'était précipitamment élancée pour punir
la rébellion.
CHAPITRE
IV
De la
cupidité.
EXEMPLES ROMAINS
Produisons aussi sur la scène la
cupidité, cette passion toujours en quête de profits à découvrir, toujours
prête à dévorer avidement la proie qui se présente, incapable de jouir du
bien qu'elle possède et douloureusement tourmentée par la soif d'acquérir.
1. Un homme fort riche, N. Minucius
Basilus, étant mort en Grèce, un faussaire supposa un testament de lui et,
pour que la validité n'en fût pas contestée, il eut soin d'inscrire au nombre
des héritiers deux des personnages les plus puissants de notre république, M.
Crassus et Q. Hortensius, qui n'avaient jamais connu Minucius. La fraude était
manifeste ; mais avides d'argent l'un et l'autre, ils ne refusèrent pas le
profit que leur apportait le crime d'autrui. Quelle faute énorme ! et comme
j'en devrais parler avec plus de sévérité ! Des hommes qui étaient les
lumières du sénat et les ornements du forum, séduits par l'appât d'un gain
honteux, couvrirent de leur autorité une infamie qu'ils auraient dû punir !
2. La cupidité se montra encore plus
forte dans Q. Cassius. Étant en Espagne, il fit saisir M. Silius et A.
Calpurnius qui étaient venus armés de poignards pour l'assassiner et il leur
rendit la liberté, à l'un pour cinq millions de sesterces, à l'autre pour six
millions. Ne pensez-vous pas qu'un tel homme, pour une somme double, aurait
volontiers aussi tendu la gorge ? (An de R. 705.)
3. Mais si jamais homme fut jusqu'au fond
du coeur possédé de cette passion, c'est bien L. Septimuléius. Après avoir
été l'ami intime de C. Gracchus, il eut le courage de lui couper la tête et
de la porter dans les rues de Rome au bout d'une lance, le consul Opimius ayant
promis par édit de la payer au poids de l'or. Quelques auteurs racontent que
Septimuléius en avait vidé une partie et que, pour la rendre plus pesante, il
l'avait remplie de plomb fondu. Que Gracchus ait été un séditieux, que sa
mort ait été un juste châtiment, ce n'était pas cependant une raison pour
que l'exécrable avidité d'un client pût aller jusqu'à outrager ainsi son
cadavre. (An de R. 632.)
EXEMPLES
ÉTRANGERS
La cupidité de Septimuléius est odieuse
; celle de Ptolémée, roi de Chypre, est digne de risée. Il avait, à force de
lésinerie mesquine, amassé d'immenses richesses. Il vit le moment où elles
allaient causer sa perte. Il chargea donc toute sa fortune sur de vaisseaux et
s'avança en pleine mer dans le dessein de mourir en coulant ses navires et de
ne pas laisser de butin à ses ennemis. Mais il n'eut pas la force d'engloutir
dans la mer son or et son argent ; il ramena ses trésors chez lui pour en faire
la récompense de ses meurtriers. En vérité, cet homme ne possédait pas les
richesses, il en était possédé : il avait le titre de roi de Chypre, mais il
n'était, dans son âme, que le misérable esclave de son argent. (An de R.
695.)
CHAPITRE
V
De
l'orgueil et de la démesure.
EXEMPLES ROMAINS
1. Mettons bien aussi en lumière
l'orgueil et la "démesure". Le consul M. Fulvius Flaccus, collègue
de M. Plautius Hypséus, voulait faire adopter les lois les plus pernicieuses
sur l'extension du droit de cité à l'Italie et sur l'appel au peuple en faveur
de ceux qui n'avaient pas voulu abandonner leur ville d'origine. Appelé par le
sénat, il fit des difficultés pour se rendre à sa convocation. Parmi les
membres de l'assemblée, les uns lui conseillaient, les autres allaient jusqu'à
le prier de renoncer à son projet : il ne daigna pas seulement répondre. On
accuserait d'arrogance tyrannique un consul qui aurait eu envers un seul
sénateur l'attitude que prit Flaccus en affichant son mépris pour la majesté
de toute cette compagnie si auguste. (An de R. 628.)
2. La même compagnie subit encore de M.
Drusus, tribun du peuple, le plus sanglant outrage. Il ne se contenta point
d'avoir maltraité le consul L. Philippus qui avait ose l'interrompre au milieu
d'une harangue, en le faisant saisir à la gorge, non par un licteur, mais par
un de ses clients, et de l'avoir ainsi fait traîner en prison, avec tant de
violence que le sang lui sortait abondamment par le nez. Il alla jusqu'à
répondre à un message du sénat qui le convoquait dans la curie : "Que ne
vient-il plutôt lui-même dans la curie Hostilia si voisine de la tribune ? Que
ne vient-il à moi ?" Je regrette d'avoir à ajouter ce qui suit : le
tribun ne tint pas compte de l'ordre du sénat et le sénat obéit à
l'injonction du tribun. (An de R. 662.)
3. Que de hauteur dans ce trait de Cn.
Pompée ! Au sortir du bain, il voit prosterné à ses pieds Hypséus, citoyen
de noble naissance et de plus son ami, qui était alors accusé de brigue. Il le
laisse à terre et même l'accable d'une parole insultante : "C'est peine
perdue, lui dit-il, tu n'auras réussi qu'à retarder mon repas", et,
quelqu'il eût à se reprocher un mot si dur, il ne laissa pas de dîner
tranquillement. C'est cependant le même homme qui, en plein forum, alors que P.
Scipion, son beau-père tombait sous le coup de ses propres lois, et malgré les
sévères condamnations qui frappaient d'illustres accusés, ne rougit pas de
solliciter des juges comme une faveur la grâce du coupable, sans craindre de
compromettre tout l'ordre public pour les caresses d'une épouse. (An de R.
701.)
4. Marc Antoine déshonora un festin à
la fois par sa conduite et son langage. Lorsqu'il était triumvir, on lui
apporta pendant le repas la tête du sénateur Césétius Rufus. Tous les
convives en détournèrent leurs regards. Mais Antoine la fit approcher
davantage et la considéra longuement avec curiosité. Tous étaient dans
l'attente de ce qu'il allait dire. "Celui-ci, dit-il, je ne le connaissais
pas." Aveu plein d'orgueil, en parlant d'un sénateur ; aveu cynique, en
parlant de sa victime. (An de R. 71.)
EXEMPLES
ÉTRANGERS
1. C'en est assez sur nos concitoyens ;
passons aux étrangers. La valeur personnelle d'Alexandre et son bonheur
élevèrent son orgueil à son comble par trois degrés bien marqués. Plein de
dédain pour Philippe, il se donna pour père Jupiter Hammon ; dégoûté des
moeurs et des costumes macédoniens, il adopta le vêtement et les usages des
Perses ; et par mépris de la condition humaine, il chercha à égaler celle des
dieux. Il n'eut pas honte de ne pas s'avouer fils de son père, ni citoyen de sa
patrie, ni mortel.
2. Xerxès dont le nom signifie orgueil
et "démesure", quelque droit qu'il eût de tenir ce langage, montra
une même insolence, lorsque au moment de déclarer la guerre à la Grèce, il
manda auprès de lui les grands de Asie et leur dit : "Je n'ai pas voulu
paraître ne consulter que moi-même et je vous ai réunis ; mais souvenez-vous
que votre devoir est plutôt d'obéir que de conseiller." C'était de sa
part une grande arrogance, dût-il avoir le bonheur de rentrer en vainqueur dans
son palais ; mais, devant une défaite si honteuse, on trouvera dans son langage
encore plus d'imprudence que de présomption. (Av. J.-C. 484.)
3. Hannibal fut tellement enorgueilli par
le succès de la bataille de Cannes qu'il ne voulut plus recevoir dans son camp
aucun de ses concitoyens, ni répondre à personne sans quelque intermédiaire.
Lorsque Maharbal lui déclara hautement devant sa tente qu'il avait pris les
mesures nécessaires pour le faire dîner sous peu à Rome, dans le Capitole, il
ne daigna même pas l'écouter. Tant la prospérité et la modération sont loin
d'habiter ensemble ! (An dc R. 537.)
4. Le sénat de Carthage et celui de
Capoue semblent avoir rivalisé d'orgueil. Le premier avait des bains séparés
de ceux du peuple ; le second avait un tribunal particulier. Cet usage s'est
conservé assez longtemps à Capoue, comme on le voit dans le discours de C.
Gracchus contre Plautius.
CHAPITRE
VI
De la
perfidie.
EXEMPLES ROMAINS
Tirons maintenant de son repaire la
perfidie, ce vice qui se cache et tend des pièges. Le mensonge et la tromperie
sont ses moyens les plus puissants et elle met son bonheur dans
l'accomplissement d'une action criminelle. On ne la reconnaît bien qu'une fois
qu'elle a pu prendre une victime crédule dans ses abominables filets. Cette
perversité fait au genre humain autant de mal que la bonne foi lui fait du
bien. Chargeons-la donc d'autant de blâme que nous donnons à celle-ci de
louanges.
1. Sous le règne de Romulus, Spurius
Tarpéius commandait la citadelle. Sa fille étant allée hors des murs prendre
de l'eau pour un sacrifice, Tatius obtint qu'elle fît entrer avec elle dans la
citadelle les soldats sabins, en la gagnant par la promesse de lui faire
présent de ce qu'ils portaient à leur bras gauche : ils avaient à ce bras des
bracelets et des anneaux d'or d'un poids considérable. Quand les Sabins furent
maîtres de la place, la jeune fille réclama sa récompense. Mais Tatius la fit
périr en l'accablant sous un monceau de boucliers. Il fut ainsi très perfide
tout en tenant sa promesse, car les soldats portaient aussi leurs boucliers au
bras gauche. Abstenons-nous ici de blâme, puisque c'est une trahison impie qui
fut ainsi frappée d'un prompt châtiment. (An de R. 5.)
2. Servius Galba fut aussi d'une insigne
perfidie. Ayant convoqué le peuple de trois cités de la Lusitanie, sous
prétexte de s'occuper de leurs intérêts, il choisit huit mille hommes, qui
étaient la fleur de la jeunesse, les désarma, égorgea les uns et vendit les
autres. Si grande que fût la perte des Barbares, le forfait de Galba le
dépassa encore par son énormité. (An de R. 602.)
3. Cn. Domitius qui était de la plus
haute naissance et d'un grand caractère, fut amené à des actes de perfidie
par un amour excessif de la gloire. Il était irrité contre le roi des Arvernes
Bituitus, parce qu'il avait excité sa nation et celle des Allobroges à se
remettre aux mains de Q. Fabius, son successeur, bien qu'il fût encore
lui-même dans sa province. Domitius l'attira chez lui sous prétexte d'une
entrevue, le chargea de chaînes au mépris de l'hospitalité et le fit
transporter à Rome par mer. Le Sénat ne put approuver cet acte, mais il ne
voulut pas non plus l'annuler, de peur que Bituitus, rentré dans son pays, ne
recommençât la guerre. Il le relégua dans la ville d'Albe pour y être retenu
en détention libre. (An de R. 632.)
4. Quant au meurtre de Viriathe, il donne
lieu à blâmer deux perfidies, celle de ses amis qui le tuèrent de leurs mains
et celle du consul Q. Servilius Caepion qui suscita les assassins en leur
promettant l'impunité. Ainsi, au lieu de gagner la victoire, il l'acheta. (An
de R. 613.)
EXEMPLES
ÉTRANGERS
1. Considérons maintenant la perfidie à
sa source même, chez les Carthaginois. Dans la première guerre punique ils
avaient reçu les plus grands services du Lacédémonien Xanthippe, et c'est
grâce à son habileté qu'ils avaient pu faire prisonnier Atilius Régulus. Ils
feignirent de le ramener dans sa patrie et le précipitèrent dans la mer. Quel
fruit attendaient-ils d'un si grand forfait ? Voulaient-ils qu'il ne pût
partager avec eux l'honneur de la victoire ? Son souvenir néanmoins a survécu
pour leur honte. Ils n'eussent au contraire rien perdu de leur gloire en lui
laissant la vie. (An de R. 498.)
2. Hannibal avait persuadé aux habitants
de Nucérie, que ses remparts rendaient pourtant imprenable, d'abandonner leur
ville en emportant chacun deux vêtements. Quand ils en furent sortis, il les
fit étouffer dans la vapeur et la fumée des étuves. Il attira de la même
manière hors de leurs murailles les membres du sénat d'Acerres et les fit
jeter dans des puits profonds. Il avait déclaré la guerre au peuple romain et
à l'Italie ; mais en réalité ne la faisait-il pas avec plus de violence
encore à la bonne foi elle-même en se plaisant à employer le mensonge et la
fourberie comme il eût employé les moyens les plus glorieux ? Aussi cet
Africain qui devait d'ailleurs laisser dans l'histoire un souvenir éclatant,
nous fait-il douter du titre qu'il mérite le plus, de celui de grand général
ou de celui de méchant homme.
CHAPITRE
VII
Des
séditions.
SÉDITIONS DU PEUPLE
ROMAIN
1. Nous allons parler maintenant des
séditions violentes qui s'élevèrent soit à Rome, soit dans l'armée.
L. Equitius, qui se disait fils de Tib.
Gracchus et qui, au mépris des lois, demandait le tribunat avec L. Saturninus,
fut conduit dans la prison publique par ordre de C. Marius qui était alors
consul pour la cinquième fois. Mais le peuple brisa les portes de la prison,
arracha L. Equitius à ses geôliers et le porta sur ses épaules au milieu des
plus vives manifestations de joie. (An de R. 653 )
2 Ce même peuple, comme le censeur Q.
Métellus refusait de recevoir la déclaration de fortune d'Equitius en tant que
fils de Gracchus, tenta d'assommer ce magistrat à coups de pierres. Métellus
assurait que Tib. Gracchus n'avait que trois fils ; que tous trois étaient
morts : l'un en Sardaigne pendant son service militaire ; le second, encore
enfant, à Préneste ; le troisième à Rome, où il était né après la mort
de son père. Il ne fallait pas, disait-il, souiller une famille si illustre en
y introduisant un inconnu de basse origine. Mais l'imprévoyante légèreté de
la multitude qu'on avait soulevée lutta en faveur de l'impudence et de l'audace
contre l'autorité du consulat et de la censure et elle se porta à tous les
excès de l'insolence contre ses premiers magistrats. (An de R. 651.)
3. Cette révolte ne fut qu'insensée ;
en voici une qui alla jusqu'à l'effusion du sang. A. Nunnius se trouvait en
concurrence avec Saturninus dans la demande du tribunat. Déjà neuf tribuns
étaient nommés et il ne restait plus qu'une place pour les deux candidats. Le
peuple alors commença par chasser Nunnius et le fit entrer de force dans une
maison particulière ; puis il l'en arracha et lui donna la mort. Ainsi le
meurtre du plus vertueux des citoyens assura le pouvoir au plus méchant. (An de
R. 664.)
4. On a vu aussi une émeute de
créanciers éclater avec une force irrésistible contre le préteur urbain
Sempronius Asellion qui avait pris les intérêts des débiteurs. Ameutés par
le tribun L. Cassius, ils le réduisirent, au moment qu'il faisait un sacrifice
devant le temple de la Concorde, à s'enfuir loin des autels et du forum et,
alors qu'il cherchait à se cacher dans une boutique et qu'il était encore
vêtu de la robe prétexte, ils le mirent en pièces. (An de R. 664.)
SÉDITIONS
DES SOLDATS ROMAINS
1. Une telle situation intérieure fait
horreur ; mais si l'on considère les camps, on éprouvera une égale
indignation. La loi Sulpicia avait attribué à C. Marius, alors simple
particulier, la province d'Asie avec la conduite de la guerre contre Mithridate.
Marius envoya son lieutenant Gratidius auprès de Sylla qui était consul, pour
recevoir de lui le commandement des légions. Les soldats massacrèrent le
lieutenant, indignés sans doute qu'on les forçât à quitter le chef suprême
de la république pour passer sous l'autorité d'un homme qui n'était revêtu
d'aucune magistrature. Mais qui pourrait permettre à des soldats de réformer
les décrets du peuple en mettant à mort un lieutenant ? (An de R. 665.)
2. C'est pour l'amour d'un consul que
l'armée se rendit coupable d'un tel attentat : en voici un autre qu'elle commit
contre la vie d'un consul. Q. Pompéius, collègue de Sylla, avait eu le courage
de se rendre, conformément à un sénatus-consulte, à l'armée de Cn.
Pompéius qui depuis un certain temps en retenait le commandement contre la
volonté publique. Les soldats, à l'instigation de ce chef ambitieux,
assaillirent le consul au moment où il commençait le sacrifice d'usage,
l'immolèrent comme une victime et le sénat, s'avouant trop faible contre une
armée, laissa un si énorme forfait impuni. (An de R. 665.)
3. Voici encore une armée coupable d'un
acte de violence criminel. C. Carbon, frère de celui qui fut trois fois consul,
avait voulu, par des moyens un peu rudes et un peu rigoureux, rétablir la
discipline que les guerres civiles avaient relâchée. Ses soldats lui ôtèrent
la vie. Ils aimèrent mieux se souiller d'un si grand crime que de renoncer à
des moeurs corrompues et ignobles.
CHAPITRE
VIII
De la
témérité.
EXEMPLES ROMAINS
Les mouvements de la témérité sont
également subits et violents. Dans l'ébranlement qu'ils causent à l'esprit,
l'on ne peut plus ni apercevoir ses propres dangers, ni apprécier avec justesse
les actions des autres.
1. Avec quelle témérité le premier
Africain passa d'Espagne chez Syphax en n'emmenant avec lui que deux galères à
cinq rangs de rames, pour confier à la foi suspecte d'un Numide et son salut et
celui de sa patrie ! Aussi est-ce à bien peu de chose que tint la décision de
cette importante question : le roi Syphax serait-il l'assassin ou le prisonnier
de Scipion ? (An de R. 547.)
2. Voici une tentative bien risquée de
Jules César. Quoique les dieux aient alors veillé sur ses jours, à peine
cependant peut-on raconter sans frémir une pareille imprudence. Impatient de
voir que ses légions tardaient à passer de Brundisium à Apollonie, il sortit
de table sous prétexte d'une indisposition, dissimula la majesté de sa
personne sous un vêtement d'esclave, se jeta dans une barque et, descendant le
cours de l'Aous, gagna l'entrée de l'Adriatique au milieu d'une affreuse
tempête. Aussitôt, il fit diriger la barque vers la pleine mer et ce n'est
qu'après avoir été ballotté longtemps et avec violence par les vents
contraires qu'il céda enfin à la nécessité. (An de R. 705.)
3. Et nos soldats, quelle exécrable
légèreté ne montrérent-ils pas envers A. Albinus, que sa naissance, ses
vertus et toutes les dignités accumulées sur sa tête mettaient hors de pair !
Sur des soupçons trompeurs et vains, ses troupes le lapidèrent dans son camp
et, ce qui porte notre indignation à son comble, c'est que, insensibles aux
prières aux instances de leur général, les soldats lui refusèrent le moyen
de se justifier. (An de R. 664.)
EXEMPLES
ÉTRANGERS
Après un pareil trait, je m'étonne
moins que le farouche et cruel Hannibal n'ait pas voulu écouter la défense de
son pilote innocent. Parti de Pétilie avec une flotte pour retourner en
Afrique, il était arrivé à l'entrée du détroit ; mais ne pouvant se
persuader qu'il y eût si peu de distance entre l'Italie et la Sicile, il
s'imagina que son guide le trompait et lui donna la mort. Ensuite, avec plus
d'attention, il put se rendre compte de sa loyauté et il reconnut son
innocence, quand il ne pouvait plus lui faire réparation que par des honneurs
posthumes. De là cette statue dressée au-dessus de son tombeau et placée
comme en observation sur une mer étroite et agitée, monument exposé aux
regards de ceux qui vont et viennent dans le détroit et qui leur rappelle tout
ensemble le souvenir de Pélorus et la précipitation du Carthaginois. (An de R.
550.)
2. La république d'Athènes se montra
inconsidérée jusque la démence, lorsqu'elle enveloppa dans une même
condamnation ses dix généraux qui venaient pourtant de remporter une
éclatante victoire et, sans soumettre leur faute à l'appréciation d'un
tribunal criminel, leur fit subir la peine capitale. Tout leur crime était
d'avoir été empêchés par la violence de la tempête de donner la sépulture
aux soldats morts dans la bataille. Athènes se vengeait ainsi de la force des
choses, au lieu d'honorer le courage. (Av. J.-C. 405.)
CHAPITRE
IX
De
l'erreur.
Tout à côté de la
témérité se place l'erreur. Si elle peut faire autant de mal, elle trouve
grâce plus facilement parce que ce n'est pas la volonté, mais de trompeuses
apparences qui l'entraînent à commettre des fautes. Tenter d'exposer ici toute
l'étendue de ses ravages dans le coeur humain, ce serait tomber moi-même dans
le défaut dont je parle. Je me contenterai donc de citer quelques-unes des
méprises qu'elle a causées.
1. C. Helvius Cinna, tribun du peuple,
revenant chez lui à la fin des obsèques de Jules César, fut mis en pièces
par la multitude qui le prit pour Cornélius Cinna. C'était sur celui-ci
qu'elle croyait assouvir sa colère : elle lui en voulait d'avoir, quoique
allié de César, prononcé du haut de la tribune une harangue impie contre le
dictateur qu'un crime affreux venait de ravir à la terre. Dans sa méprise la
foule se laissa aller jusqu'à fixer au bout d'un javelot la tête d'Helvius, la
prenant pour celle de Cornélius et à la porter autour du bûcher de César.
Tel fut le sort de ce malheureux tribun, victime de son sentiment du devoir et
de l'erreur des autres. (An de R. 709.)
2. Quant à C. Cassius, son erreur le fit
se punir lui-même. Au cours de la bataille de Philippes où quatre armées
étaient aux prises avec des succès divers, ignorés des généraux eux-mêmes,
il avait envoyé pendant la nuit un centurion nommé Titinius pour reconnaître
la situation de M. Brutus. Réduit à faire bien des détours à cause de
l'obscurité qui l'empêchait de discerner si les soldats qu'il rencontrait
étaient des amis ou des ennemis, le centurion revint trop tard. Cassius,
croyant qu'il avait été fait prisonnier et que l'ennemi était maître de tout
le champ de bataille, se hâta de mettre fin à ses jours, quoique le camp
ennemi eût été forcé et que l'armée de Brutus fût encore en grande partie
intacte. Mais on ne saurait passer sous silence la noble conduite de Titinius.
Devant le spectacle inattendu de son général gisant sur la poussière, il
demeura quelque temps le regard fixe et comme frappé de stupeur ; puis, fondant
en larmes, il s'écria : "O mon général, quoique ce soit sans le vouloir
que j'ai causé ta mort, je ne veux pas la laisser impunie ; laisse-moi partager
ton destin." En même temps sur le corps inanimé de Cassius, il se plongea
toute son épée dans le cou. Ainsi ces deux soldats mêlèrent leur sang et
tombèrent en victimes, l'un de son attachement, l'autre de son erreur. (An de
R. 711.)
3. Mais une méprise fit-elle jamais plus
de tort qu'à la maison de Lar Tolumnius, roi des Véiens ? Ce prince, jouant
aux dés, eut un coup des plus heureux et dit en riant à son adversaire :
"Eh bien, tue celui-ci." Des ambassadeurs romains entraient par hasard
au même instant. Les gardes se méprenant sur le sens du mot prirent une
plaisanterie pour un ordre du roi et tuèrent les ambassadeurs. (An de R. 315.)
CHAPITRE
X
De la
vengeance.
EXEMPLES ROMAINS
La passion de la vengeance est violente,
mais légitime. Les attaques la mettent en mouvement et lui font désirer de
rendre le mal pour le mal. Mais il est inutile d'en faire une plus ample
description.
1. Le tribun du peuple, M. Flavius, fit
un rapport à l'assemblée contre les Tusculans, les accusant d'avoir par leurs
conseils disposé à la révolte les Véliternes et les Privernates. Les
accusés étaient venus à Rome avec leurs femmes et leurs enfants, en habits de
deuil, comme des suppliants. Toutes les tribus se prononcèrent en leur faveur,
à l'exception de la seule tribu Pollia qui fut d'avis de trancher la tête à
tous les hommes, après les avoir battus de verges, et de vendre à l'encan
toute la multitude incapable de porter les armes. Aussi la tribu Papiria, où
depuis prévalurent les Tusculans devenus citoyens romains, ne donna jamais sa
voix dans les élections des magistrats à aucun candidat de la tribu Pollia :
ses citoyens ne voulaient pas que leurs suffrages pussent faire attribuer une
dignité à aucun membre d'une tribu qui s'était efforcée, de tout son
pouvoir, à leur ôter la vie et la liberté. (An de R. 373.)
2. Voici une vengeance qui fut approuvée
du sénat et de toute l'opinion publique. Adrianus avait tourmenté par une
administration despotique et rapace les citoyens romains établis à Utique.
Ceux-ci le brûlèrent vif et il n'y eut à Rome à ce sujet ni poursuites
exercées, ni plainte déposée contre personne. (An de R. 669.)
EXEMPLES
ÉTRANGERS
1. Les deux reines Tomyris et Bérénice
se signalèrent par des vengeances fameuses. Tomyris fit couper la tête à
Cyrus et la plongea dans une outre remplie de sang humain, en reprochant à ce
prince sa cruauté insatiable ; elle se vengeait en même temps de la mort de
son fils tombé sous les coups de Cyrus. Bérénice, transportée de douleur en
apprenant que son fils venait de lui être enlevé par la perfidie de Laodice,
prit les armes, monta sur un char et poursuivit le garde du corps de la reine
Caenéus qui avait été l'instrument de son action inhumaine. N'ayant pu
réussir à le frapper de sa lance, elle l'abattit d'un coup de pierre, fit
passer ses chevaux sur son corps et, traversant les bataillons ennemis, parvint
jusqu'à la maison où elle croyait qu’on avait caché les restes de son fils.
2. Jason le Thessalien s'apprêtait à
faire la guerre au roi de Perse, quand il fut enlevé par un acte de vengeance
qu'on hésite à approuver. Taxillus, maître de gymnastique, s'étant plaint
que des jeunes gens l'avaient frappé, Jason l'autorisa ou à exiger de chacun
d'eux trente drachmes ou à donner dix coups à chacun d'eux. Taxillus choisit
cette dernière punition. Mais les jeunes gens qui avaient été battus tuèrent
Jason en mesurant leur vengeance bien plus sur leur ressentiment que sur leur
douleur corporelle. Au reste cette faible offense à la dignité de jeunes gens
de bonne naissance suffit pour détruire l'espérance d'un très grand
événement : car, au sentiment de la Grèce, il y avait autant de grandes
choses à attendre de Jason qu'Alexandre en réalisa. (Av. J.-C. 371.)
CHAPITRE
XI
De la
méchanceté dans les paroles et de la scélératesse dans les actions.
EXEMPLES ROMAINS
Puisque nous avons entrepris de décrire
les vertus et les vices des hommes en les présentant sous forme d'exemples,
citons maintenant des paroles pleines de méchanceté et des actions
scélérates.
1. Et par où puis-je mieux commencer que
par l'exemple de Tullia, qui remonte à une haute antiquité et rappelle des
sentiments impies et des paroles abominables ? Elle était sur son char et,
comme le conducteur de ses chevaux les avait arrêtés en tirant les rênes,
elle demanda la cause de cet arrêt brusque. Quand elle sut qu'il y avait là,
étendu par terre, le corps de son père, Servius Tullius, qui venait d'être
assassiné, elle ordonna qu'on fît passer le char sur ce corps, pour pouvoir
aller se jeter plus vite dans les bras de Tarquin, auteur de l'assassinat. Un
empressement si dénaturé et si indigne a couvert son nom d'une honte
éternelle ; il a souillé jusqu'à la rue même en la faisant appeler du nom du
crime. (An de R. 218.)
2. Il y a moins d'atrocité dans l'action
et le mot de C. Fimbria ; mais, à les considérer l'une et l'autre en
eux-mêmes, on y verra le comble de l'impudence cynique. Fimbria avait pris des
mesures pour faire égorger Scaevola aux funérailles de C. Marius. Puis,
apprenant qu'il s'était remis de sa blessure, il résolut de l'accuser devant
le peuple. On lui demanda alors quel mal il pourrait dire d'un homme dont la
haute vertu était au-dessus de tout éloge. "Je lui reprocherai, dit-il,
de n'avoir pas laissé le poignard entrer plus avant dans son corps."
Quelle fureur effrénée ! et quelle douleur elle devait causer à notre
malheureuse république. (An de R. 667.)
3. Cicéron, en plein sénat, disait à
Catilina qu'il le tenait encerclé dans un grand incendie. "Je le vois
bien, répondit-il, et, si je ne peux l'éteindre avec de l'eau, je
l'étoufferai sous des ruines." Qu'est-ce à dire, sinon que, sous
l'impulsion de sa mauvaise conscience, ce conspirateur accusé d'avoir préparé
un parricide contre la patrie, avait consommé son crime ?
4. La démence avait troublé aussi
l'âme de Magius Chilon, lorsque de sa propre main il arracha à M. Marcellus la
vie que César venait de lui conserver. Il était l'ancien ami de sa victime,
son compagnon d'armes sous Pompée ; mais il vit avec douleur que César lui
préférât quelques-uns de ses amis. Pendant que, de Mitylène où il s'était
réfugié, Marcellus revenait à Rome, il le poignarda dans le port d'Athènes
et dès ce moment il chercha à immoler celui dont la clémence exaspérait sa
rage, traître à l'amitié, destructeur du bienfait d'un dieu, violateur cruel
de la promesse faite au nom de la république de rendre la liberté et le
bonheur à un illustre citoyen. (An de R. 707.)
5. Cette barbarie, à laquelle il semble
qu'on ne puisse rien ajouter, le cède cependant en atrocité au parricide de C.
Toranius. Il était du parti des triumvirs et lorsque son père, citoyen
distingué et ancien préteur, eut été proscrit, il indiqua lui-même aux
centurions qui le cherchaient le lieu de sa retraite, son âge et les signes
distinctifs auxquels on pourrait le reconnaître. Le vieillard, plus préoccupé
du salut et de l'avenir de son fils que du reste de jours qu'il avait encore à
vivre, leur demanda si celui-ci n'avait pas éprouvé de mal dans la guerre et
si les généraux étaient contents de son service. L'un des centurions lui
répondit : "C'est celui même pour lequel tu as tant d'affection qui nous
a mis sur ta trace ; tu meurs sous nos coups, mais sur les révélations de ton
fils." Aussitôt il lui passa son épée au travers du corps et
l'infortuné tomba, moins malheureux encore de sa mort même que de savoir son
fils instigateur de son assassinat. (An de R. 710.)
6. L. Villius Annalis eut le même sort
atroce. Comme il se rendait au Champ de Mars pour appuyer la candidature de son
fils à la questure, il apprit qu'il se trouvait au nombre des proscrits et se
réfugia chez un de ses clients. Mais la scélératesse d'un fils dénaturé
empêcha qu'il ne fût sauvé par la fidélité de cet ami. Le monstre mit les
soldats sur les traces de son père et le jeta dans leurs mains pour le faire
massacrer sous ses yeux : doublement parricide, et pour avoir voulu ce forfait
et pour s'en être fait le spectateur. (An de R. 710.)
7. Vettius Salassus, également proscrit,
eut aussi une fin bien cruelle. Il se tenait caché et sa femme le livra au fer
de ses assassins ; je pourrais dire qu'elle l'égorgea elle-même. Dans quelle
mesure en effet un crime est-il atténué, quand on ne s'est abstenu que d'y
mettre la main ? (An de R. 710.)
EXEMPLES
ÉTRANGERS
1. Mais voici une action qu'on peut
raconter avec moins d'émotion, parce qu'elle est le fait d'étrangers. Scipion
l'Africain donnait un spectacle de gladiateurs dans la Nouvelle Carthage en
mémoire de son père et de son oncle. Deux fils d'un roi qui venait de mourir
se présentèrent dans l'arène et annoncèrent qu'ils allaient s'y disputer la
royauté, afin d'accroître par leur combat l'éclat du spectacle. Scipion leur
conseilla de préférer la discussion aux armes pour décider lequel des deux
devait régner, et déjà l'aîné se rendait à son avis ; mais le plus jeune
confiant en sa force physique persista dans cette folle résolution. La lutte
s'étant engagée, il fut condamné par la fortune et paya de sa vie son
opiniâtreté. (An de R. 547.)
2. Mithridate fut bien plus criminel
encore. Il fit la guerre, non pas à un frère pour hériter du trône paternel,
mais à son père lui-même pour lui ôter le pouvoir. Pour un tel dessein,
comment put-il trouver des hommes pour l'aider et comment osa-t-il invoquer le
secours des dieux ? Rien ne peut m'étonner davantage.
3. D'ailleurs pourquoi nous étonner d'un
fait semblable, comme s'il était sans exemple parmi ces nations barbares ? Ne
sait-on pas que Sariaster conspira avec ses amis contre son père Tigrane, roi
d'Arménie ; que tous les conjurés se tirèrent du sang de la main droite et se
le firent boire mutuellement ? A peine pourrais-je supporter que ce prince fît
un tel pacte avec une cérémonie si sanglante, si c'eût été pour sauver la
vie de son père. (Av. J.-C. 65.)
4. Mais à quoi bon rechercher de tels
exemples, pourquoi m'y arrêter, quand je vois tous les forfaits surpassés en
horreur par le simple projet d'un seul parricide ? De toute l'impétuosité de
mon âme, avec toute la force de l'indignation, je me jette sur le coupable pour
le déchirer, mais je me sens plus de zèle que de puissance. Lorsqu'un homme
qui a violé toutes les lois de l'amitié s'efforce d'ensevelir le genre humain
dans le sang et la mort, qui pourrait trouver des paroles assez énergiques pour
l'accabler de toutes les malédictions qu'il mérite ? Monstre plus terrible par
ta cruauté que les nations barbares les plus sauvages, aurais-tu pu vraiment
saisir les rênes de l'empire romain que notre prince, le père de la patrie,
tient dans ses mains pour notre bonheur ? Croyais-tu qu'une fois satisfaits tes
voeux insensés, le monde serait resté impassible et calme ? La prise de Rome
par les Gaulois, le massacre des trois cents guerriers d'une illustre famille
dont le sang a souillé les eaux de la Crémère, la journée de l'Allia, la
défaite des Scipions en Espagne, le lac Trasimène, la bataille de Cannes, la
Macédoine inondée du sang romain pendant les guerres civiles, voilà les
désastres que, en réalisant les projets conçus par ton esprit en délire, tu
aurais voulu reproduire et surpasser. Mais les dieux n'ont pas cessé d'être
vigilants ; les astres ont continué à faire sentir leur puissance ; les
autels, les cérémonies, les temples ont été protégés par la bienveillance
des dieux et rien de ce qui devait veiller pour le salut de notre auguste
souverain et de la patrie, ne s'est endormi dans l'inaction Mais c'est surtout
l'auteur et le gardien de notre sécurité qui, avec une sagesse divine, a su
préserver ses inappréciables bienfaits de périr dans l'effondrement de
l'univers. Ainsi la paix subsiste, les lois sont en vigueur, la vie privée et
la vie publique suivent leur cours sans aucun changement. Quant à celui qui, au
mépris des obligations de l'amitié, chercha à bouleverser cet ordre heureux,
écrasé avec toute sa race par la puissance du peuple romain, il subit encore
aux enfers, si toutefois les enfers ont voulu le recevoir, les châtiments qu'il
a mérités. (31 av. J.-C.).
CHAPITRE
XII
Des morts
extraordinaires.
EXEMPLES ROMAINS
Le sort de la vie humaine tient plus
particulièrement au premier et au dernier jour ; car rien n'importe plus que
les présages sous lesquels elle commence et que la manière dont elle finit.
Aussi, selon nous, un homme ne peut être appelé heureux que s'il a eu le
bonheur de venir au monde dans un instant propice et d'en sortir paisiblement.
Dans l'intervalle de ces deux moments extrêmes notre course s'accomplit, selon
la direction que lui donne la fortune, tantôt dans l'agitation, tantôt dans le
calme. Mais elle n'égale jamais nos espérances, tandis que nos désirs avides
en étendent sans cesse le champ et qu'elle se poursuit presque toujours au
hasard et sans but. Cependant même à cet espace de temps si court, si l'on en
voulait user avec sagesse, on donnerait en quelque sorte une grande étendue en
multipliant au delà du nombre des années le nombre des oeuvres. Du reste à
quoi sert de jouir d'un long délai, si l'on n'en fait rien d'utile, si l'on
demande plutôt à vivre qu'à vivre honorablement. Mais, pour ne pas m'écarter
davantage, je vais parler de ceux qui ont été enlevés par une mort
extraordinaire.
1. Tullus Hostilius fut frappé de la
foudre et consumé avec toute sa maison. Étrange destinée que la sienne ! Ce
prince qui était le plus haut personnage de Rome fut tué au sein même de
Rome, sans que ses concitoyens pussent lui rendre les honneurs suprêmes. Le feu
céleste le réduisit à trouver à la fois son bûcher et son tombeau dans ses
pénates et dans son palais. (An de R. 113.)
2. On a peine à croire que la joie soit
aussi puissante que la foudre pour ôter la vie ; cependant elle a pu produire
le même effet. A la nouvelle du désastre de Trasimène, une mère rencontra à
la porte même de la ville son fils échappé à la bataille et expira en
l'embrassant. Une autre qui sur le faux avis de la mort de son fils se tenait
tristement enfermée chez elle, rendit l'âme sitôt qu'elle le vit reparaître.
Quels événements extraordinaires ! Ces femmes que la douleur n'avait pu faire
mourir, la joie les tua. (An de R. 536.)
3. J'en suis peu surpris, parce que ce
sont des femmes. Mais même chose arriva au consul M. Juventius Thalna qui
était le collègue de Tib. Gracchus pendant son second consulat. Il venait de
soumettre la Corse et, comme il y faisait un sacrifice, il reçoit une lettre
lui annonçant que le sénat avait décrété, en son honneur, des actions de
grâce aux dieux. Il la lit attentivement, est pris d'un éblouissement et tombe
mort devant le foyer de l'autel. A quoi devons-nous attribuer sa mort, si ce
n'est à l'excès de la j oie ? Voilà celui qu'il fallait charger de la
destruction de Numance et de Carthage. (An de R. 591.)
4. Avec plus de force d'âme le général
Q. Catulus eut une fin plus tragique. Le sénat l'avait associé à C. Marius
dans le triomphe des Cimbres. Par la suite, pour des dissentiments politiques,
il reçut du même Marius l'ordre de mourir. Il fit chauffer à grand feu une
chambre enduite de chaux vive, s'y enferma et s'y laissa périr. L'affreuse mort
à laquelle il fut réduit est la plus grande tâche qui souille la gloire de
Marius. (An de R. 666.)
5. Pendant le même orage politique L.
Cornélius Mérula, ancien consul et flamine de Jupiter, ne voulant pas servir
de jouet à des vainqueurs insolents, s'ouvrit les veines dans le sanctuaire
même du dieu et, par une mort volontaire, échappa à une injonction
ignominieuse. L'autel le plus ancien de Rome fut ainsi arrosé du sang de son
ministre. (An de R. 666.)
6. Il y eut aussi beaucoup de résolution
et de courage dans la fin de Hérennius Siculus. Il avait été l'aruspice et
l'ami de C. Gracchus. Comme sous ce prétexte on le menait en prison, il se
brisa la tête contre le jambage de la porte et, sur le seuil même de ce lieu
d'opprobre, il tomba et rendit le dernier soupir. Un pas de plus le livrait au
supplice, à la hache du bourreau. (An de R. 632.)
7. Une mort également brusque fut celle
de l'ancien préteur C. Licinius Macer, père de Licinius Calvus, qui était
accusé de concussion. En attendant que l'on comptât les suffrages, il monta
sur la galerie dominant le forum et de là voyant que Cicéron, président du
tribunal, quittait sa robe prétexte, il lui envoya dire qu'il mourait prévenu
et non pas condamné et qu'ainsi on ne pouvait pas vendre ses biens au profit de
l'Etat. Aussitôt il pressa sur sa bouche et sur sa gorge avec un mouchoir qu'il
avait par hasard à la main au point de s'ôter la respiration et il prévint
par sa mort le châtiment du tribunal. A cette nouvelle Cicéron s'abstint de
prononcer la sentence. Ainsi un illustre orateur, grâce à l'étrange mort de
son père, fut préservé de la perte de son patrimoine et de la honte d'une
condamnation qui eût flétri toute sa famille. (An de R. 687.)
8. Voila une fin courageuse ; en voici
qui prêtent fort à rire. Cornélius Gallus, ancien préteur, et T. Hétérius,
chevalier romain, moururent pendant qu'ils se livraient au plaisir de l'amour.
Mais pourquoi se moquer des hommes qui ont été victimes, non pas de leur
passion, mais de la fragilité de la nature humaine ! Le terme de notre vie
dépend d'une foule de causes cachées et on l'impute quelquefois à des
circonstances incapables d'un tel effet, parce qu'elles coïncident avec
l'instant de la mort plutôt qu'elles ne déterminent la mort même.
EXEMPLES
ÉTRANGERS
1. Il y a eu aussi chez les étrangers
des morts dignes d'une mention. Telle fut particulièrement celle de Coma qui
fut, dit-on, le frère du grand chef de brigands Cléon. Lorsque la ville
d'Henna que des pillards avaient tenue en leur pouvoir eut été replacée sous
le nôtre, ce Coma fut amené devant le consul Rupilius. Tandis qu'on
l'interrogeait sur la force et les desseins de ces esclaves fugitifs, comme s'il
prenait du temps pour se recueillir, il se couvrit la tête, l'appuya sur ses
genoux et comprima tellement sa respiration que, au milieu même des gardes et
sous les yeux de l'autorité suprême, il trouva dans le repos de la mort la
sécurité qu'il désirait. Que les malheureux, pour qui mieux vaut être mort
que vivant, se tourmentent en cherchant dans l'agitation et l'anxiété un moyen
de sortir de la vie, qu'ils aiguisent le fer, composent un poison, prennent des
noeuds coulants, cherchent d'énormes abîmes, comme s'il fallait de grands
apprêts et des efforts extraordinaires pour rompre l'union du corps et de
l'âme qui ne tiennent l'un à l'autre que par un faible lien. Coma n'eut
recours à aucun de ces moyens ; il se contenta de retenir son souffle dans sa
poitrine et trouva ainsi la mort. En vérité, il ne faut pas trop s'attacher à
conserver un bien dont la possession est précaire et qu'on a vu se dissiper
sous un faible choc, sous un léger souffle d'air. (An de R. 621.)
2. La fin du poète Eschyle ne fut pas
volontaire ; mais elle mérite, par la singularité de l'événement, qu'on en
fasse le récit. Étant un jour sorti de la ville qu'il habitait en Sicile, il
s'assit dans un lieu exposé au soleil. Un aigle portant une tortue vint à
passer au-dessus de lui. Trompé par la blancheur de sa tête qui était chauve,
il y laissa tomber la tortue, comme il aurait fait sur une pierre, afin de la
briser et d'en manger la chair. Ce coup ôta la vie au poète qui donna le
premier à la tragédie une forme plus parfaite. (Av. J.-C. 463.)
3. C'est aussi à une cause peu ordinaire
qu'on attribue la mort d'Homère. On croit qu'il mourut de chagrin, dans l'île
d'Ios, pour n'avoir pas pu résoudre une énigme que des pêcheurs lui avaient
proposée.
4. Mais Euripide périt bien plus
cruellement. Un soir qu'il quittait la table du roi de Macédoine Archélaüs et
qu'il rentrait chez son hôte, il mourut déchiré par dent des chiens :
affreuse destinée que ne méritait pas un si grand génie. (Av. J.-C. 407.)
5. Voici d'autres poètes illustres qui
eurent aussi une fin bien indigne de leur caractère et de leurs ouvrages.
Sophocle, déjà fort avancé en âge, avait présenté une tragédie au
concours de poésie. L'incertitude de la décision le tint longtemps dans
l'inquiétude. Enfin il l'emporta d'une voix et la joie qu'il en ressentit fut
cause de sa mort. (Av. J.-C. 406.)
6. Quant à Philémon, c'est l'excès du
rire qui le tua. On avait acheté des figues pour lui et on les avait placées
sous ses yeux. Voyant qu'un âne les mangeait, il cria à son esclave de le
chasser. Mais celui-ci n'arriva que lorsque les figues eurent été toutes
mangées. "Puisque tu es venu si lentement, donne maintenant du vin à cet
âne." Et cette plaisanterie fut aussitôt suivie d'un accès de rire qui
le mit hors d'haleine, si bien que sa gorge affaiblie par l'âge ne put
résister à la violence de ses hoquets. (Av. J.-C. 223.)
7. Pindare au contraire s'endormit dans
un gymnase, la tête appuyée sur les genoux d'un jeune homme qu'il aimait tout
particulièrement, et l'on ne s'aperçut qu'il avait cessé de vivre que lorsque
le chef du gymnase, voulant fermer les portes, tenta vainement de l'éveiller.
Les dieux, à mon avis, furent également bienveillants pour lui en lui donnant
une si grande facilité pour la poésie et en lui accordant une mort si
paisbile. (Av. J.-C. 452.)
8. J'en dirai autant d'Anacréon. Alors
qu'il avait déjà dépassé les limites ordinaires de la vie humaine, il
suçait le jus d'un raisin desséché au soleil, pour entretenir en lui un
faible reste de forces, une existence chétive. Mais un pépin s'arrêta dans
ses voies respiratoires sans pouvoir en sortir et détermina sa mort.
9. Je vais joindre ici deux hommes qui
eurent un dessein et une mort semblables.
Milon de Crotone vit sur sa route un
chêne entr'ouvert par des coins qu'on y avait enfoncés. Plein de confiance
dans sa vigueur, il s'approcha de l'arbre, y introduisit ses deux mains et tenta
d'achever de le fendre. Les coins s'étant détachés sous son effort, l'arbre
revint à son état naturel, serra les mains de Milon et, malgré toutes ses
victoires dans les jeux gymniques, le livra comme une proie à la voracité des
bêtes féroces.
10. Il en est de même de l'athlète
Polydamas. Le mauvais temps le força un jour à se réfugier dans un antre.
Mais bientôt l'excès et l'impétuosité soudaine de l'eau ébranlèrent
tellement la caverne qu'elle commençait à s'écrouler. Tous ceux qui se
trouvaient avec lui s'enfuirent pour échapper au danger. Il resta seul, comme
dans l'intention de soutenir sur ses épaules la masse entière prête à
tomber. Mais, accablé sous un poids qui dépassait les forces humaines, l'asile
où il avait cherché un abri contre l'orage devint le tombeau de sa folie.
L'exemple de ces deux athlètes peut nous
apprendre que l'excès de la force corporelle ne fait qu'affaiblir la vigueur de
l'esprit. Il semble que la nature se refuse à nous dispenser ces deux avantages
ensemble et que ce soit un bonheur plus qu'humain de posséder à la fois une
grande force et une grande sagesse.
CHAPITRE
XIII
De l'amour
de la vie.
EXEMPLES ROMAINS
Puisque nous avons parlé des morts qui
furent l'effet soit du hasard, soit d'un mâle courage, soit même de la
témérité, soumettons maintenant au jugement du lecteur celles qu'entachèrent
la faiblesse et la lâcheté. La simple comparaison de ces exemples fera voir
que, s'il y a plus d'énergie, il y a quelquefois aussi plus de sagesse à
chercher la mort qu'à souhaiter de vivre.
1. M. Aquilius pouvait mourir avec
gloire, mais il aima mieux vivre dans la honte, esclave de Mithridate.
N'aurait-on pas le droit de dire qu'il méritait le supplice qu'il subit dans le
Pont bien plus que le commandement d'une armée romaine, puisqu'en se
déshonorant lui-même il s'exposa à déshonorer aussi la république ? (An de
R. 665.)
2. Cn. Carbon est aussi un grand sujet de
honte pour notre histoire. Il fut pris en Sicile, pendant son troisième
consulat. Comme on le conduisait au supplice par ordre de Pompée, il demanda
aux soldats, avec d'humbles prières et des larmes, la permission d'aller
satisfaire un besoin avant de mourir. C'était pour prolonger de quelques
instants la jouissance d'une vie si misérable ; et il se fit à tel point
attendre qu'on lui coupa la tête dans la position et dans l'endroit dégoûtant
où il se trouvait. Quand on raconte une telle turpitude, les mots eux-mêmes
s'embarrassent sur les lèvres : on n'aime pas passer sous silence une pareille
conduite, parce qu'elle ne mérite pas d'être tenue cachée et l'on n'aime pas
non plus en parler, parce que les expressions pour la dire sont répugnantes.
(An de R. 671.)
3. Et D. Brutus, de quel opprobre ne
paya-t-il point un faible et malheureux instant d'existence ? Lorsqu'il fut
entre les mains de Furius qu'Antoine avait envoyé pour le tuer, non seulement
il retira la tête de dessous le glaive ; mais, comme on l'invitait à la
présenter avec plus de fermeté, il le promit en ces propres termes :
"Oui, sur ma vie je vais la livrer." Douloureuse hésitation devant le
destin ! serment absurde ! C'est toi, désir immodéré de vivre, c'est toi qui
inspires à l'homme un tel délire, en dépassant la mesure indiquée par la
saine raison qui prescrit d'aimer la vie, mais de ne pas redouter la mort. (An
de R. 710.)
EXEMPLES
ÉTRANGERS
1. C'est toi aussi qui fis verser des
larmes au roi Xerxès sur la jeunesse de l'Asie entière réunie sous les armes,
à la pensée que avant cent ans elle aurait toute disparu. Ce prince gémissait
en apparence sur le sort des autres, mais en réalité, me semble-t-il, sur son
propre sort, montrant par là que la fortune lui avait donné une immense
puissance plutôt qu'une grande intelligence. Quel homme en effet, pour peu
qu'il soit raisonnable, pourrait pleurer d'être né mortel ?
2. Je vais maintenant citer ceux qui, par
défiance à l'égard de quelques personnes, ont pris pour leur sûreté des
précautions extraordinaires ; et je commencerai, non par le plus misérable,
mais par celui que, parmi un petit nombre d'heureux, l'on regarde comme le plus
heureux.
Le roi Masinissa, faute de confiance dans
la fidélité des hommes, assurait sa protection en s'entourant d'une garde de
chiens. A quoi bon un empire si étendu, un si grand nombre d'enfants, ces liens
d'amitié dévouée qui l'unissaient si étroitement au peuple romain, si pour
protéger sa vie il ne voyait rien de plus efficace que les aboiements et les
morsures des chiens ?
3. Mais le malheur de ce roi n'approche
pas dc celui d'Alexandre le Thessalien, dont le coeur était tourmenté à la
fois par l'amour et par la crainte. Il aimait d'un ardent amour son épouse
Thébé ; cependant, quand il venait chez elle en quittant la table, il se
faisait précéder d'un barbare Thrace tatoué selon la mode de son pays,
l'épée nue à la main, et il ne se mettait au lit qu'après l'avoir fait
soigneusement visiter par ses gardes. C'est bien un supplice inventé par les
dieux en colère, de ne pouvoir maîtriser ni sa passion ni sa crainte. Mais la
même femme qui causait cette frayeur y mit aussi un terme : Thébé, irritée
des infidélités d'Alexandre, lui ôta la vie.
4. Voyez Denys, tyran de Syracuse : son
histoire n'est qu'un long récit de tourments semblables. Voici comment il passa
ses trente-huit années de domination. Il éloigna ses amis et les remplaça par
des hommes pris chez les nations les plus farouches et des esclaves très
vigoureux choisis dans des maisons de riches pour leur confier la garde de sa personne. Par crainte des barbiers,
il apprit à ses filles à faire la barbe. Mais quand elles approchèrent
de l'âge nubile, il appréhenda aussi de mettre le fer entre leurs mains et prit pour règle de se faire
brûler par elles la barbe et les cheveux avec des coquilles de noix embrasées. Il ne fut pas plus exempt d'inquiétude
comme époux que comme père. Il eut en même temps deux femmes, Aristomaque de Syracuse et Doris
de Locres. Jamais il n'alla les voir l'une ni l'autre sans les faire fouiller. Il avait même fait entourer d'un large
fossé, comme un camp, le lit de sa chambre à coucher. Il s'y rendait par un pont de bois; mais auparavant ses
gardes avaient fermé la porte de sa chambre au dehors et il avait pris soin lui-même de la fermer intérieurement
au verrou.
CHAPITRE XIV
De la ressemblance extérieure.
EXEMPLES ROMAINS
Des hommes d'un profond savoir dissertent non sans
finesse sur la ressemblance du visage et de tout le corps.
Les uns estiment qu'elle est déterminée par la race et par la composition du sang et ils trouvent une assez
forte preuve de leur opinion dans les autres êtres vivants qui naissent généralement semblables à ceux qui les ont
produits. Les autres soutiennent que ce n'est point là une loi invariable de la nature, mais que les apparences
extérieures des mortels sont ce qu'a voulu le hasard de la conception; aussi, ajoutent-ils, voyons-nous souvent
de belles personnes donner naissance à des enfants très laids et des parents robustes produire des enfants débiles.
Ainsi donc, comme la question donne lieu à discussion, nous allons simplement citer des exemples de ressem-blance frappante entre des hommes étrangers les uns aux autres.
1. Vibius, qui était de bonne famille, et Publicius, qui n'était qu'un affranchi, ressemblaient si parfaitement au
Grand Pompée que, s'ils avaient échangé entre eux leur condition, on pouvait par méprise les saluer du nom de
Pompée et saluer Pompée de leur nom. Du moins partout où Vibius et Publicius se présentaient, ils attiraient tous
les regards, chacun reconnaissant les traits du citoyen le plus considérable de la république dans des personnages
fort ordinaires. Cette ironie du hasard était dans sa famille comme un ridicule héréditaire qui l'atteignit lui-même à son tour.
2. En effet, son père aussi avait tant de ressemblance avec son cuisinier Ménogène que, malgré son intrépidité
et sa puissance militaire, ce général ne put empêcher qu'on ne lui donnât dans Rome le nom méprisable de ce domestique.
3. Un jeune homme de haute noblesse Cornélius Scipion, alors qu'il trouvait dans sa famille une foule de
surnoms si glorieux, se vit infliger par la voix du peuple un nom d'esclave, celui de Sérapion, parce qu'il ressemblait
fort à un victimaire de ce nom. Ni ses vertus personnelles ni le souvenir de tant de nobles aïeux ne purent
le garantir de cette injurieuse dénomination.
4. Jamais le consulat ne réunit des citoyens d'un sang plus noble que Lentulus et Métellus. Cependant, à cause
de leur ressemblance avec des histrions, ils furent tous deux en quelque sorte mis sur la scène. L'un reçut le
nom de Spinther, acteur qui jouait les seconds rôles; quant à l'autre, sans le nom de Népos qu'il devait à sa
conduite, on lui aurait donné celui de Pamphilus, acteur de troisièmes rôles, avec lequel on lui trouvait une exacte
ressemblance.
5. M. Messala, qui avait été consul et censeur, et Curion, qui était comblé d'honneurs, furent contraints de
porter des noms de comédiens. Le premier dut aux traits de son visage le surnom de Ménogène ; le second, celui
de Burbuleus à la ressemblance de la démarche.
EXEMPLES ÉTRANGERS
1. Bornons là les exemples romains : aussi bien par les
personnages mis en jeu ils sont tout à fait remarquables et ils sont bien connus de tout le monde.
Le roi Antiochus avait, dit-on, beaucoup de ressemblance avec un homme de son âge qui était aussi de la
famille royale et s'appelait Artémon. Laodice, femme d'Antiochus, ayant tué son mari et voulant cacher son
crime, mit Artémon dans un lit comme s'il était le roi malade. Elle fit ensuite entrer le peuple : tout le monde
fut trompé par la grande ressemblance qu'il avait avec le roi dans la voix et dans l'air du visage. On crut entendre
Antiochus mourant recommander à son peuple Laodice et ses enfants.
2. Hybréas de Mylase, orateur à la parole abondante et animée, faillit passer, aux yeux de toute l'Asie, pour
le frère de l'esclave de Cyme qui balayait les ordures du gymnase, tant il y avait de ressemblance entre eux
et pour les traits du visage et pour toutes les parties du corps !
3. Voici d'autre part un homme dont la parfaite ressemblance avec un gouverneur de Sicile est un fait bien
attesté et qui montra beaucoup de hardiesse. Le proconsul en effet lui dit un jour qu'il était fort étonné d'une
telle ressemblance, parce que son père n'était jamais venu dans cette province. « Mais, répliqua le Sicilien, le mien
est allé souvent à Rome. » A une plaisanterie injurieuse pour l'honneur de sa mère il répondit en jetant le soupçon
sur la mère même du proconsul : c'était une vengeance bien audacieuse pour qui était sous le pouvoir des faisceaux et des haches.
CHAPITRE XV
Des hommes de basse condition qui ont essayé par
imposture de s'introduire dans les plus illustres familles.
EXEMPLES ROMAINS
On peut pardonner cette témérité : elle n'est
dangereuse que pour un seul. Au contraire, l'impudence dont je vais parler ne saurait en aucune manière être tolérée :
elle fait courir de grands dangers aux particuliers et à l'État.
1. Je veux laisser de côté ici, puisque j'en ai déjà parlé plus haut dans cet ouvrage, ce monstre d'homme sorti
de Firmum, dans le Picenum, cet Équitius qui se prétendit faussement fils de Tib. Gracchus et dont la flagrante
imposture se trouva un moment, grâce à l'aberration de la foule en délire, forte de toute l'immense
puissance du tribunat. Hérophilus, médecin oculiste, en revendiquant la qualité de petit-fils de C. Marius, sept
fois consul, réussit à se faire adopter comme protecteur d'un grand nombre de colonies de vétérans, de villes
opulentes, de presque toutes les associations. Bien plus, lorsque César, après la défaite du jeune Cn. Pompée en
Espagne, ouvrit ses jardins au peuple, cet Hérophilus dans l'entre-colonne voisin fut salué par la foule presque avec
autant d'enthousiasme. Si la divine puissance de César n'avait arrêté cette honteuse effervescence, la république
aurait été atteinte d'un coup aussi grave que celui que lui avait porté Équitius. Un décret du dictateur le relégua
hors de l'Italie. Mais, lorsque ce grand homme eut été reçu parmi les dieux, Hérophilus revint à Rome et osa y
former le complot de massacrer tout le sénat. Pour ce crime les sénateurs le firent tuer dans la prison. Ainsi, ilsubit enfin le châtiment que méritait une scélératesse
prompte à tramer tous les forfaits. (An de R. 709.)
2. Le divin Auguste lui-même, lorsqu'il gouvernait encore le monde, ne fut pas garanti d'un tel outrage par
sa puissance et sa majesté. Il se rencontra un homme pour oser se dire issu du sang le plus illustre et le plus
pur, né d'Octavie, soeur de ce prince. Il prétendait que, à cause de l'extrême faiblesse de sa complexion, il avait été
exposé par ordre de sa mère, mais que celui à qui on l'avait confié l'avait conservé comme son propre fils et lui
avait substitué l'enfant qui était réellement le sien. C'était vouloir tout ensemble abolir dans la plus auguste
maison le souvenir de son véritable sang et la flétrir par le vil mélange d'un sang étranger. Mais tandis que son
effronterie l'emportait et que son audace ne connaissait plus de bornes, un ordre d'Auguste le condamna à aller
ramer sur une galère de l'État.
3. Il s'est aussi trouvé un homme pour se dire fils de Sertorius. Mais l'épouse de ce général ne le reconnut pas
et aucune violence ne put jamais l'y contraindre.
4. Et Trébellius Calca? Avec quelle assurance ne se donna-t-il pas pour un Clodius ! Et même, quand il en
revendiqua les biens en justice, il se présenta au tribunal des Centumvirs tellement environné de la faveur
populaire que l'agitation du peuple laissait à peine aux juges la possibilité de prononcer conformément au droit et à
la justice. Dans cette cause cependant la conscience des juges ne céda ni aux manoeuvres du demandeur, ni aux
violences de la foule.
5. Bien plus grande encore fut l'audace de celui qui, sous la dictature de Cornélius Sylla, envahit la maison
de Cn. Asinius Dion et chassa le fils légitime du foyer paternel, en criant : « Ce n'est pas toi, le fils de Dion;
c'est moi. » Mais, lorsque, après la domination tyrannique de Sylla, l'équité de César eut restauré la république et
que le gouvernement de l'empire romain fut au pouvoir d'un prince plus ami de la justice, l'imposteur alla
mourir dans la prison publique.
EXEMPLES ÉTRANGERS
1. Ce prince réprima aussi l'impudence d'une femme
de Milan coupable d'une semblable imposture. Elle se donnait pour Rubria; on avait tort, selon elle, de croire
que celle-ci eût péri dans un incendie. Ainsi elle prétendait à la possession d'un patrimoine étranger et elle ne
manquait pas de témoins considérables dans le pays, ni d'appuis parmi l'entourage d'Auguste; mais la fermeté
inébranlable de l'empereur fit échouer son dessein criminel.
2. Sous le même empereur un barbare prétendit au trône de Cappadoce en se donnant, à la faveur d'une
extrême ressemblance, pour le prince Ariarathe. Il était cependant plus clair que le jour qu'Ariarathe avait été
tué par Marc-Antoine. Néanmoins, l'aventurier était soutenu par la crédulité et les suffrages des villes et des
nations de presque tout l'Orient. Mais par la volonté de l'empereur cette tête assez insensée pour convoiter le
pouvoir suprême dut subir le châtiment qu'elle méritait.
livre VIII
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