Des anciennes coutumes
Après avoir exploré le domaine si
riche de la toute puissante nature, je vais exercer ma plume sur les anciennes
et mémorables coutumes tant de notre patrie que des nations étrangères. Il
importe de faire connaître les éléments constitutifs du bonheur dont nous
jouissons sous le meilleur des princes, afin que la considération même du passé
puisse servir au progrès moral de notre temps.
CHAPITRE PREMIER
Des cérémonies du mariage et des
devoirs envers les parents
1. Chez nos ancêtres on
n'entreprenait aucune affaire publique ni même privée, sans avoir auparavant
pris les auspices. De là vient que même aujourd'hui des prêtres nommés
auspices interviennent dans les mariages. Quoiqu'ils aient cessé de prendre les
auspices, cependant dans leur nom même on saisit la trace de l'ancienne
coutume.
2. Dans les repas les hommes avaient l'habitude de se tenir couchés et les
femmes d'être assises. Cet usage passa des festins des hommes à ceux des
dieux, car dans le banquet donné en l'honneur de Jupiter, on invitait le Dieu
à prendre place sur un lit et Junon et Minerve sur des sièges. Ces mœurs sévères,
notre âge les conserve avec plus de soin au Capitole que dans les maisons
particulières. C'est probablement que les déesses ont à cœur plus que les
femmes le maintien de la discipline.
3. Les femmes qui n'avaient pas contracté plus d'un mariage recevaient, dans
l'opinion, la couronne de la pudeur. L'on considérait en effet comme le trait
caractéristique d'une absolue et d'une incorruptible fidélité dans une femme,
de ne pas savoir quitter la couche nuptiale où elle avait laissé sa virginité.
L'expérience répétée du mariage paraissait alors révéler comme un manque
de retenue condamné en quelque sorte par la loi.
4. À Rome, depuis sa fondation jusqu'à l'an 520, il n'y eut pas d'exemple de
divorce. Le premier, Sp. Carvilius, répudia sa femme pour cause de stérilité.
Quoiqu'il parût déterminé par un motif excusable, cependant il n'échappa
point au blâme, parce que le désir même d'avoir des enfants n'aurait pas dû,
pensait-on, prévaloir sur la foi conjugale. (An de R. 523.)
5. Mais, afin de mieux protéger l'honneur des femmes par le rempart du respect,
on défendit à quiconque appellerait en justice une mère de famille de porter
la main sur elle, pour que sa robe ne subît pas le contact d'une main étrangère.
Autrefois l'usage du vin était inconnu des femmes. On craignait sans doute
qu'elles ne se laissassent aller à quelque action honteuse, car il n'y a
d'ordinaire qu'un pas de l'intempérance de Bacchus aux désordres de Vénus. Au
reste, pour ôter à leur pudeur toute apparence triste et austère, pour la
tempérer même par un agrément compatible avec la décence, leurs époux leur
permettaient un large usage de l'or et de la pourpre et ils ne trouvaient pas
mauvais que, pour relever leur beauté, elles missent le plus grand soin à
donner à leurs cheveux avec de la cendre une teinte rousse. On n'avait pas
alors à redouter les regards qui convoitent l'épouse d'autrui, mais un respect
mutuel maintenait entre les deux sexes l'habitude de se voir sans pensée
impure.
6. Toutes les fois que, entre un mari et son épouse, quelque différend s'était
élevé, ils se rendaient au petit temple de la déesse Viriplaca sur le mont Palatin, et là, après s'être expliqués
l'un et l'autre sur leurs griefs, ils renonçaient à leur querelle et s'en
retournaient réconciliés. Cette déesse a reçu ce nom, dit-on, parce qu'elle
apaise les maris. Elle est assurément digne de vénération et peut-être mérite-t-elle
d'être honorée par les sacrifices les plus grands et les plus beaux, car elle
est la gardienne de la paix habituelle des familles et son nom même exprime
l'hommage que, dans cette union faite de part et d'autre de tendresse égale, la
femme doit à l'autorité du mari.
7. Tels sont les égards que se doivent les époux. Mais ne voit-on pas qu'ils
conviennent aussi dans les rapports des autres parents ? Voici un tout petit
exemple pour faire connaître toute la force de ce respect mutuel. Il fut un
temps, où un père ne se baignait pas avec son fils adolescent ni un beau-père
avec son gendre. Preuve évidente qu'on avait un respect non moins religieux
pour les liens du sang et de l'affinité que pour les dieux mêmes. On pensait
en effet qu'en présence de personnes auxquelles on tient par des liens si sacrés,
comme dans un lieu consacré à la divinité, on ne pouvait paraître nu sans
commettre un sacrilège.
8. Nos ancêtres instituèrent aussi un repas annuel, nommé les Caristies, où
l'on n'admettait que des parents et des alliés. S'il existait quelque différend
entre des membres de la famille, à la faveur des libations religieuses et de la
joie commune, les esprits amis de la concorde intervenaient pour y mettre fin.
9. La jeunesse donnait à la vieillesse les marques du respect le plus complet
et le plus prévenant, comme si les hommes âgés étaient les pères communs
des jeunes gens. Ainsi, le jour d'une assemblée du sénat, ceux-ci
accompagnaient généralement quelque sénateur, soit parent, soit ami de leur
famille, jusqu'à la curie et attendaient, sans s'écarter de la porte, de
pouvoir s'acquitter encore du même devoir à son retour. Par cette faction
qu'ils s'imposaient eux-mêmes, ils se fortifiaient à la fois le corps et
l'esprit, ils se mettaient en état d'exercer activement les fonctions publiques
et, en se préparant avec modestie et avec soin à la pratique des vertus, dont
ils devaient bientôt faire preuve, ils devenaient à leur tour capables de les
enseigner. Invités à dîner, ils s'enquéraient soigneusement de ceux qui
devaient se trouver au repas, pour ne pas prendre place avant l'arrivée de
personnes plus âgées et, quand on avait desservi, ils attendaient que leurs aînés
se levassent et sortissent de table. Par là on peut juger de la réserve et de
la modestie habituelle de leurs propos pendant la durée même du repas, en présence
d'une telle compagnie.
10. Les anciens célébraient dans les festins les belles actions de leurs prédécesseurs
en chantant au son de la flûte des vers en leur honneur : ils excitaient ainsi
la jeunesse à suivre ces exemples. Quoi de plus noble, quoi de plus utile aussi
que cette émulation ? L'adolescence rendait aux cheveux blancs un juste
hommage. La vieillesse arrivée au terme de la course, soutenait de ses
encouragements la jeunesse qui entrait dans la carrière de la vie active.
Quelle Athènes, quelle école, quelles études étrangères pourrais-je mettre
au-dessus de cette éducation de chez nous ? De là sortaient les Camilles, les
Scipions, les Fabricius, les Marcellus, les Fabius, et, pour abréger l'énumération
des gloires qui ont illustré notre empire, de là en un mot sont sortis, pour
briller au ciel du plus vif éclat, les divins Césars.
CHAPITRE II
Des devoirs et des coutumes des différents
magistrats et des différents ordres
1. Tel était dans tous les cœurs
l'amour de la patrie que, pendant des siècles, on ne vit pas un sénateur
divulguer les desseins secrets du sénat. Seul Q. Fabius Maximus commit une
indiscrétion, et encore ne le fit-il qu'inconsciemment : c'était au sujet de
la déclaration de la troisième guerre punique, dont le sénat s'était occupé
secrètement. Se rendant à la campagne et rencontrant en chemin Crassus, qui
revenait à Rome, il lui raconta cette délibération (An de R. 603.) Il se
rappelait que Crassus avait été fait questeur trois ans auparavant, mais il
ignorait que les censeurs ne l'avaient pas encore inscrit sur la liste de
l'ordre sénatorial. Or sans cette formalité, ceux-mêmes qui avaient déjà
exercé des magistratures ne pouvaient avoir accès au sénat. Mais, tout
excusable que fût l'erreur de Fabius, les consuls ne laissèrent pas de lui
faire de vifs reproches. On ne voulait pas que la discrétion, ce moyen de
gouvernement si excellent et si sage, reçût jamais aucune atteinte. Ainsi,
lorsque Eumène, roi de Pergame, grand ami de notre république, eut donné avis
au sénat que Persée faisait des préparatifs de guerre contre le peuple
romain, on ne put savoir ni ce qu'il avait dit ni ce qu'avait répondu le sénat,
avant la nouvelle de la captivité de Persée. (An de R. 581.)
Le sénat était comme le cœur de la république, le confident sûr de sa pensée
intime, qu'un mystère protecteur enveloppait de tous côtés et défendait
comme un rempart. En y entrant, on déposait sur le seuil toute affection privée
pour ne plus admettre en soi que l'amour du bien public. Aussi aurait-on cru que
personne, -- je ne dis pas un seul homme, -- n'avait entendu ce qui avait été
confié à tant d'oreilles.
2. Combien nos anciens magistrats étaient attentifs à soutenir leur propre
dignité et celle du peuple romain ! Ce souci de maintenir leur autorité peut
se reconnaître, entre autres indices, à ce fait qu'ils gardaient avec une
grande persévérance, l'habitude de ne donner leurs décisions aux Grecs qu'en
latin. On fit plus : sans égard pour cette facilité de parole par quoi ils
excellent, on les forçait eux-mêmes à ne parler devant les magistrats que par
l'organe d'un interprète, non seulement à Rome, mais encore en Grèce et en
Asie. C'était dans le dessein sans doute de répandre la langue latine et de la
mettre en honneur chez toutes les nations. Ce n'est pas que le goût de
s'instruire fît défaut à nos ancêtres, mais ils pensaient qu'en tout, le
manteau grec devait se subordonner à la toge romaine, regardant comme une
indignité de sacrifier aux attraits et aux charmes de la littérature la
puissance et le prestige de la souveraineté.
3. Aussi, Caius Marius, ne saurait-on te reprocher ton intransigeance rustique,
parce que, dans une vieillesse que décoraient une double couronne de laurier et
l'éclat de tes triomphes sur les Numides et les Germains, tu as refusé, comme
indigne d'un vainqueur, de demander un raffinement de ta culture à l'éloquence
d'une nation vaincue. Tu craignais, je suppose, de devenir sur le tard, par la
pratique d'une discipline étrangère, un déserteur des mœurs nationales. Qui
donc introduisit l'usage de ces discours grecs dont on étourdit aujourd'hui les
oreilles des sénateurs ? Ce fut, je pense, le rhéteur Molon, celui qui excita
l'ardeur de M. Cicéron pour l'étude. Ce qui est certain, c'est qu'il fut le
premier étranger qui se fît entendre au sénat sans interprète, distinction
dont il n'était pas indigne, puisqu'il avait contribué à la perfection de l'éloquence
romaine. C'est un bonheur bien remarquable, que celui d'Arpinum, soit que l'on
envisage, parmi les citoyens de ce municipe, le plus glorieux contempteur des
lettres, soit que l'on y considère celui qui en fut la source la plus féconde.
4. Un usage que nos ancêtres conservèrent encore avec le plus grand soin, ce
fut de ne laisser personne, même dans l'intention de l'honorer, se placer entre
le consul et le premier licteur. Son fils, pourvu qu'il fût encore enfant,
avait seul le droit de marcher devant le consul. On maintint cette règle avec
tant de constance qu'elle s'imposa même à Q. Fabius Maximus malgré ses cinq
consulats, sa très haute et très ancienne considération et sa vieillesse
avancée. Bien que son fils, alors consul, l'eût prié de marcher entre lui et
le licteur, pour ne pas être écrasé dans la foule hostile des Samnites avec
lesquels ils allaient avoir une entrevue, il refusa de prendre cette liberté.
(An de R. 462.)
Le même Fabius avait été envoyé à Suessa Pometia par le sénat comme
lieutenant de son fils qui était consul. À la vue de celui-ci qui venait, par
déférence, le rencontrer hors des murs de la ville, indigné que sur onze
licteurs aucun ne l'eût invité à descendre de cheval, il resta en selle, tout
animé de colère. Son fils s'en aperçut et commanda au premier licteur de
faire son devoir. À la voix du licteur, Fabius obéit aussitôt. "Mon
fils, dit-il alors, je n'ai pas voulu manquer de respect pour le souverain
pouvoir dont tu es revêtu, je n'ai eu d'autre intention que de m'assurer si tu
savais remplir ton rôle de consul. Je n'ignore point les égards que l'on doit
à un père, mais je mets les règles de l'état au-dessus des affections privées."
5. Le rappel des vertus de Fabius me remet en mémoire des hommes d'une
admirable constance que le sénat avait envoyés comme ambassadeurs à Tarente,
pour demander des réparations. Ils y subirent les plus graves insultes. L'un
d'eux même fut arrosé d'urine. Introduits au théâtre, suivant l'usage des
Grecs, ils exposèrent tout l'objet de leur mission dans les termes qui leur
avaient été dictés, mais sur les injures qu'ils avaient essuyées, ils ne
firent entendre aucune plainte, pour ne rien dire au-delà de leur mandat. Le
souci des anciennes coutumes qu'ils portaient au fond de leur cœur ne put être
aboli par le ressentiment si vif qu'on garde d'un outrage. Sans doute tu as
cherché toi-même, cité de Tarente, à mettre un terme à la jouissance de ces
richesses dont tu avais longtemps regorgé au point d'exciter l'envie. Fière de
ton éclatante prospérité du moment, tu méprisais une vertu austère qui ne
s'appuyait que sur elle-même et tu t'es jetée en aveugle et en insensée sur
les armes irrésistibles de notre empire ! (An de R. 471.)
6. Mais laissons ces mœurs corrompues par le luxe et revenons à la sévère
discipline de nos ancêtres. Autrefois le sénat se tenait en permanence dans le
lieu qu'on nomme encore aujourd'hui Senaculum.
Il n'attendait pas une convocation par édit, mais au premier appel il se
rendait de là dans la salle des séances. C'était, dans son esprit, le signe
d'une vertu civique douteuse, de s'acquitter des devoirs envers la république,
non point spontanément, mais sur une injonction. En effet, tout service imposé
par un ordre se met au compte de qui l'exige plutôt qu'à celui de qui le
fournit.
7. Il faut aussi rappeler l'usage qui défendait aux tribuns du peuple d'entrer
dans la curie. C'est à la porte de la salle que leurs sièges étaient placés
et qu'ils examinaient avec la plus grande attention les décrets des sénateurs,
pour y mettre opposition, s'ils en désapprouvaient quelque partie. C'est
pourquoi au bas des anciens sénatus-consultes on écrivait ordinairement la
lettre C. Cette indication signifiait que les tribuns avaient émis un avis
conforme. Mais, quel que fût leur zèle à veiller sur les intérêts du peuple
et à contenir dans leurs limites les pouvoirs supérieurs, ils laissaient
pourtant fournir aux magistrats sur le trésor public de l'argenterie et des
anneaux d'or, pour donner, par cet appareil extérieur, plus d'éclat à leur
autorité.
8. Mais si l'on cherchait à grandir leur prestige, on assujettissait aussi leur
désintéressement aux règles les plus étroites. Les entrailles des victimes
qu'ils avaient immolées étaient portées aux questeurs du Trésor et mises en
vente. Ainsi les sacrifices du peuple romain comportaient, avec un hommage aux
dieux immortels, une leçon de désintéressement à l'adresse des hommes et nos
généraux apprenaient, au pied de ces autels, combien ils devaient garder leurs
mains nettes. L'on faisait tant de cas de cette vertu que bien des magistrats,
en récompense de leur administration intègre, virent leurs dettes payées par
le sénat, car il estimait que les hommes dont les services avaient maintenu au
dehors dans tout son éclat la puissance de la République, ne pouvaient pas,
rentrés dans leurs foyers, ne plus rien garder de leur dignité sans indignité
et sans honte pour lui-même.
9. La jeunesse de l'ordre équestre deux fois par an remplissait Rome d'une
grande foule en se donnant en spectacle devant l'image des glorieux fondateurs.
L'institution des Lupercales remonte en effet à Romulus et à Rémus. Elle est
née de la joie qui les transporta, au moment où leur aïeul Numitor, roi des
Albains, venait de leur permettre de fonder une ville, selon le conseil de leur
père nourricier Faustulus, à l'endroit où ils avaient été élevés, au pied
du Palatin qu'avait autrefois consacré l'Arcadien, Évandre. Ils firent un
sacrifice, immolèrent des chevreaux et, excités par la gaieté du banquet et
par d'amples libations, se revêtant des peaux des victimes, après avoir partagé
en deux bandes leur troupe de bergers, ils marchèrent l'un contre l'autre dans
un combat simulé : divertissement dont le souvenir se renouvelle chaque année
par le retour d'une fête. Quant à la procession des chevaliers vêtus de la
trabée qui a lieu aux ides de juillet, c'est Q. Fabius qui en établit l'usage.
C'est aussi Fabius, qui, étant censeur avec P. Décius, pour mettre fin aux
discordes qu'avait suscitées la prépondérance de la plus vile populace dans
les comices, répartit toute cette multitude peuplant le forum dans quatre
tribus seulement qu'il appela tribus urbaines.
Par cette mesure si salutaire, ce magistrat, que du reste ses exploits
guerriers avaient mis hors de pair, mérita le surnom de Maximus.
CHAPITRE
III
Des coutumes militaires
On doit aussi rendre hommage au
sentiment du devoir qui animait le peuple. En s'offrant bravement aux fatigues
et aux périls de la guerre, il épargnait aux généraux la nécessité d'enrôler
les prolétaires que leur misère rendait suspects et à qui, pour cette raison,
on ne confiait pas les armes destinées à la défense de l'État.
1. Quelque force qu'une longue pratique eût donnée à cette coutume, Marius y
mit fin en appelant les pauvres à l'armée. Si grand personnage qu'il fut, il
était cependant prévenu par le sentiment de sa qualité d'homme nouveau
contre ce qui était ancien et il se rendait compte que, si une armée de
soldats sans courage continuait à écarter d'elle dédaigneusement le menu
peuple, il risquait d'être qualifié lui-même par ses détracteurs de général
sorti de la dernière classe. Il crut donc devoir abolir dans les armées
romaines un mode de recrutement procédant d'un esprit d'orgueil et d'exclusion,
de peur que la contagion de cette espèce de flétrissure n'allât jusqu'à flétrir
aussi sa propre gloire. (An de R. 646.)
2. La théorie du maniement des armes fut enseignée aux soldats à partir du
consulat de P. Rutilius, collègue de Cn. Mallius. Sans qu'aucun général avant
lui en eût donné l'exemple, il fit venir des maîtres de gladiateurs de l'école
de Cn. Aurelius Scaurus et naturalisa dans nos légions une méthode plus précise
de parer et de porter les coups. Il combina ainsi le courage et l'art militaire,
de manière à les fortifier l'un par l'autre, le premier ajoutant sa fougue au
second et apprenant de lui à savoir se garder. (An de R. 648.)
3. L'emploi des vélites fut imaginé au cours de la guerre où l'on fit le siège
de Capoue, sous le commandement de Fulvius Flaccus. Comme nos cavaliers, à
cause de leur infériorité numérique, ne pouvaient résister à la cavalerie
des Campaniens dans les fréquentes sorties qu'elle faisait, le centurion Q.
Navius choisit dans l'infanterie les hommes les plus agiles, leur donna pour
armes sept javelots courts au fer recourbé, pour défense un petit bouclier et
leur apprit à sauter rapidement en croupe derrière les cavaliers, puis à
descendre de cheval avec la même promptitude, afin que ces fantassins,
combattant à pied dans un combat de cavalerie, eussent plus de facilité pour
cribler de traits les hommes et les chevaux des ennemis. (An de R. 542.) Cette
nouvelle manière de combattre ruina la meilleure ressource des perfides
Campaniens. Aussi le général rendit-il honneur à Navius, qui en était
l'inventeur.
CHAPITRE IV
Des spectacles
1. Des institutions militaires, il
faut passer tout de suite après à ces camps établis au milieu de la ville, je
veux dire nos théâtres, car bien souvent, ils ont aligné en bataille rangée
des troupes pleines d'ardeur et l'on a vu ces jeux, imaginés pour honorer les
dieux et divertir les hommes, souiller, à la honte de la paix, du sang des
citoyens les fêtes et la religion pour d'étranges fictions dramatiques.
2. La construction du premier théâtre fut entreprise par les censeurs Messala
et Cassius. Mais, sur la proposition de P. Scipion Nasica, le sénat décida de
faire vendre à l'encan tous les matériaux préparés pour cet ouvrage. En
outre, un sénatus-consulte défendit, dans Rome et à moins d'un mille, de
mettre des sièges dans le théâtre et d'assister assis aux représentations.
C'était sans doute pour associer à un délassement de l'esprit cette endurance
à rester debout qui est un trait particulier de la race romaine. (Ans de R.
599, 603.)
3. Pendant cinq cent cinquante-huit ans, les sénateurs assistèrent aux jeux
publics pêle-mêle avec le peuple. Mais cet usage fut aboli par les édiles
Atilius Serranus et L. Scribonius. Aux jeux qu'ils célébrèrent en l'honneur
de la mère des dieux, ils assignèrent, conformément à l'avis du second
Scipion l'Africain, des places séparées au sénat et au peuple. Cette mesure
indisposa la multitude et ébranla singulièrement la popularité de Scipion.
(An de R. 559.)
4. Je vais maintenant remonter à l'origine des jeux publics et rappeler ce qui
fut l'occasion de leur établissement. Sous le consulat de C. Sulpicius Peticus
et de C Licinius Stolon, une peste d'une extrême violence avait détourné
notre république des entreprises guerrières et l'avait accablée sous le poids
de l'inquiétude que le mal causait à l'intérieur du pays. L'on ne voyait plus
de ressource que dans un culte religieux d'une forme nouvelle et rare. On
n'attendait plus rien d'aucune science humaine. Pour apaiser la divinité l'on
composa donc des hymnes et le peuple écouta ces chants avidement, car
jusqu'alors il s'était contenté des spectacles du cirque que Romulus célébra
pour la première fois en l'honneur du dieu Consus, lors de l'enlèvement des
Sabines. Mais l'habitude qu'ont les hommes de s'attacher à développer les
choses faibles en leur commencement fit qu'aux paroles de respect envers les
dieux la jeunesse, qui aime à s'ébattre sans art et sans règle, ajouta des
gestes. Cela fournit l'occasion de faire venir d'Étrurie un pantomime dont la
gracieuse agilité, imitée des antiques Curètes et des Lydiens, d'où les
Etrusques tirent leur origine, charma par son agréable nouveauté les yeux des
Romains. Et, comme le pantomime se nommait hister
dans la langue étrusque, le nom d'histrion
fut donné à tous les acteurs qui montent sur la scène. (An de R. 390.)
Puis l'art scénique en vint insensiblement à la forme de la satura.
Le poète Livius sut le premier en détourner l'attention du spectateur pour
l'intéresser à l'intrigue d'oeuvres dramatiques. Cet auteur jouait lui-même
ses pièces ; mais à force d'être redemandé par le public, il fatigua sa
voix. Alors, grâce au concours d'un chanteur et d'un joueur de flûte, il se
contenta de faire des gestes en silence. Quant aux acteurs d'atellanes, on les
fit venir de chez les Osques. Ce genre de divertissement est tempéré par la
gravité romaine, aussi ne déshonore-t-il pas les acteurs, car il ne les fait
pas exclure de l'assemblée des tribus ni écarter du service militaire.
5. Les jeux publics en général révèlent par leur nom même leur origine,
mais il n'est pas hors de propos d'exposer ici celle des jeux séculaires qui
est moins connue.
Pendant une violente épidémie qui ravageait la ville et le territoire, un
riche particulier du nom de Valesius, qui vivait à la campagne, voyait ses deux
fils et sa fille malades, au point que les médecins eux-mêmes en désespéraient.
Allant prendre pour eux de l'eau chaude à son foyer, il se mit à genoux et
conjura ses dieux lares de détourner sur sa propre tête le danger qui menaçait
ses enfants. Alors se fit entendre une voix lui disant qu'il les sauverait en
les transportant aussitôt, par la voie du Tibre, à Tarente et en les réconfortant
à cet endroit avec de l'eau prise à l'autel de Pluton et de Proserpine. Cette
recommandation l'embarrassa beaucoup, car on lui prescrivait une navigation
longue et périlleuse. Cependant une vague espérance triompha en lui de cette
vive appréhension et tout de suite il transporta ses enfants au bord du Tibre :
il habitait en effet une maison de campagne près du village d'Érète, au pays
des Sabins. De là, s'embarquant pour Ostie, il aborda au milieu de la nuit au
Champ de Mars. Comme il désirait soulager la soif de ses malades et qu'il
n'avait pas de feu dans sa barque, celui qui la conduisait l'avertit qu'à peu
de distance de là on voyait de la fumée. Cet homme l'ayant fait descendre à
Tarente (tel est le nom de ce lieu), il s'empressa de prendre un vase, puisa de
l'eau au fleuve et, déjà plus content, la porta à l'endroit d'où l'on avait
vu s'élever de la fumée, croyant avoir trouvé tout près de là et comme en
suivant une trace, le remède indiqué par les dieux. Sur ce sol qui fumait plutôt
qu'il ne contenait un reste de feu, s'attachant fermement à ce signe plein de
promesses, il rassembla de légères matières combustibles que le hasard lui
avait présentées et, à force de souffler il en fit jaillir une flamme, fit
chauffer son eau et la donna à boire à ses enfants. Ceux-ci, après l'avoir
bue, s'endormirent d'un sommeil salutaire et furent tout à coup délivrés
d'une si longue et si violente maladie. Ils racontèrent à leur père qu'ils
avaient vu en songe je ne sais quel dieu qui leur essuyait le corps avec une éponge,
en leur prescrivant d'immoler des victimes noires devant l'autel de Pluton et de
Proserpine, d'où cette eau leur avait été apportée, et d'y célébrer des
banquets sacrés avec des jeux nocturnes. Comme Valérius n'avait point aperçu
d'autel dans cet endroit, il crut qu'on lui demandait d'en élever un. Il alla
donc à Rome pour en acheter un, laissant sur place des gens chargés de creuser
la terre jusqu'au tuf pour y construire de solides fondations. En conséquence
des ordres de leur maître, ceux-ci creusèrent le sol jusqu'à une profondeur
de vingt pieds et aperçurent alors un autel avec cette inscription : à Pluton
et à Proserpine. Sur l'avis qu'un esclave lui apporta de cette découverte,
Valesius renonça à son projet d'acheter un autel. Prenant des victimes noires
qu'autrefois on appelait "sombres", il les immola sur ce lieu nommé
Tarente et célébra des jeux et un banquet sacré pendant trois nuits consécutives,
c'est-à-dire en nombre égal à celui des enfants qui lui avaient ainsi été
sauvés d'un danger de mort.
A son exemple, Valérius Publicola, qui fut l'un des premiers consuls, cherchant
du soulagement pour ses concitoyens, vint auprès du même autel et, au nom de
la république, fit, en même temps que des vœux solennels, un sacrifice de
taureaux noirs à Pluton, de génisses noires à Proserpine, un banquet sacré
et des jeux qui durèrent trois nuits. Puis il fit recouvrir l'autel de terre,
dans l'état où il était auparavant. (An de R. 249.)
6. Avec l'accroissement des richesses, la magnificence s'étendit à la célébration
des jeux. Sous cette influence et à l'imitation du luxe campanien, Q. Catulus
le premier mit l'assemblée des spectateurs à l'ombre d'un vélum. Cn. Pompée,
avant tout autre, fit courir de l'eau sur les passages pour atténuer la chaleur
de l'été. Cl. Pulcher fit décorer de peintures variées le mur de fond de la
scène qui jusque-là était formé de simples lambris de bois nu. C. Antonius
le fit revêtir d'un bout à l'autre d'ornements d'argent, Pétréius de dorures
et Q. Catulus d'ivoire. Les Lucullus rendirent le décor de fond mobile sur
pivot. P. Lentulus Spinther y ajouta une décoration faite d'accessoires de théâtre
ornés d'argent. Quant aux figurants de la "pompe" des jeux, que l'on
avait auparavant vêtus de tuniques de pourpre, M. Scaurus les fit paraître
sous un costume d'une extrême élégance.
7. Le premier spectacle de gladiateurs offert à Rome fut donné sur la place
aux Bœufs, sous le consulat d'Appius Claudius et de M. Fulvius. Il fut donné
par Marcus et Décimus, fils de Brutus, pour rendre les honneurs funèbres aux
restes de leur père. (An de R. 489.) Quant aux combats d'athlètes, on les dut
à la munificence de M. Scaurus. (An de R. 695.)
CHAPITRE V
De la sobriété et de la pureté des
mœurs
1. On ne vit pas de statue dorée ni
à Rome, ni dans aucune partie de l'Italie avant l'époque où M. Acilius
Glabrion érigea une statue équestre à son père, dans le temple de la Piété
filiale. Ce temple avait été consacré par lui-même, sous le consulat de P.
Cornélius Lentulus et de M. Baebius Tamphilus, en témoignage de sa
reconnaissance, après sa victoire sur Antiochus aux Thermopyles. (An de R.
573.)
2. Le droit civil était resté pendant plusieurs siècles enfermé dans le mystère
de la religion et du culte et connu des seuls pontifes. Cn. Flavius, fils d'un
affranchi, parvenu de simple scribe à la dignité d'édile curule au grand mécontentement
de la noblesse, le rendit public et afficha pour ainsi dire dans le forum la
liste complète des jours fastes. Le même Flavius visitait un jour son collègue
qui était malade : comme les nobles dont l'affluence remplissait la chambre ne
lui offraient pas de siège, il se fit apporter sa chaise curule et il s'y
assit, pour défendre contre leur mépris, à la fois sa dignité et sa
personne. (An de R. 449 )
3. La poursuite de l'empoisonnement était une chose inconnue en fait et n'était
pas prévue par les lois. Mais elle commença à la découverte qu'on fit d'un
grand nombre de femmes coupables de ce crime. Elles faisaient secrètement périr
leurs maris par le poison ; elles furent dénoncées par les révélations d'une
esclave et la partie d'entre elles que l'on condamna à la peine capitale
atteignit le nombre de cent soixante-dix. (An de R. 422.)
4. La corporation des joueurs de flûte ne manque pas d'attirer l'attention de
la foule, quand, au milieu de représentations de caractère sérieux données
par l'État ou par des particuliers, cachés sous un masque et vêtus d'habits
de diverses couleurs, ils font entendre leurs accords. Voici l'origine de ce
privilège. Un jour, on leur avait défendu de prendre leurs repas dans le
temple de Jupiter, comme, selon une ancienne coutume, ils l'avaient fait
jusque-là. De dépit, ils se retirèrent à Tibur. Le sénat vit avec peine les
cérémonies religieuses privées de leur concours et demanda par une ambassade
aux Tiburtins d'user de leur influence sur les joueurs de flûte pour les
ramener au service des temples de Rome. Les voyant obstinés dans leur résolution,
les Tiburtins feignirent de donner un repas de fête et, quand leurs hôtes
furent plongés dans le vin et le sommeil, ils les firent porter à Rome sur des
chariots. Non seulement, on leur rendit leurs anciens avantages, mais on leur
accorda encore le droit de donner ce divertissement dont je viens de parler.
Quant à l'usage du masque, il vient de la honte qu'ils éprouvèrent d'avoir été
surpris dans un état d'ivresse. (An de R. 442.)
5. La grande simplicité des anciens Romains dans leur manière de prendre les
repas est le signe le plus évident à la fois de leur bonhomie et de leur tempérance.
Les plus grands hommes ne rougissaient pas de dîner et de souper en public ; il
n'y avait sans doute sur leur table aucun mets qu'ils craignissent d'exposer aux
yeux du peuple. Ils avaient un tel souci d'observer la tempérance qu'ils
faisaient plus souvent usage de bouillie que de pain. C'est pour cela
qu'aujourd'hui encore ce qu'on appelle mola
dans les sacrifices est uniquement composé de farine et de sel, que l'on
saupoudre de farine les entrailles des victimes et que les poulets sacrés qui
servent à prendre les auspices ne sont nourris que de bouillie. A l'origine, en
effet, c'était avec les prémices de leur nourriture que les hommes apaisaient
les dieux et ces offrandes étaient d'autant plus efficaces qu'elles étaient
plus simples.
6. En général, ils honoraient les dieux pour en obtenir du bien ; c'est au
contraire pour en éprouver moins de mal qu'ils élevaient des temples à la Fièvre.
Un de ces temples subsiste encore aujourd'hui sur le mont Palatin, un autre sur
la place des monuments de Marius, un troisième à l'extrémité supérieure de
la rue Longue : on y déposait les remèdes qui avaient été appliqués au
corps des malades. C'est pour calmer l'inquiétude humaine que l'on avait, dans
un calcul d'intérêt, imaginé ces pratiques. Au surplus, les anciens
trouvaient dans l'activité le moyen le plus efficace et le plus sûr de se
maintenir en bon état ; leur bonne santé était en quelque sorte fille de la
frugalité, cette ennemie des excès de table, de l'abus du vin et des plaisirs
de Vénus.
CHAPITRE VI
Des coutumes étrangères
1. Tels furent aussi les sentiments de
la cité de Sparte, la plus digne d'être comparée, pour l'austérité des mœurs,
à celle de nos ancêtres. Pendant un certain temps, alors qu'elle obéissait
aux lois si sévères de Lycurgue, elle s'appliqua à détourner les regards de
ses citoyens du spectacle de l'Asie, de peur que l'attrait séduisant de ce pays
ne les fît tomber dans la mollesse. Ils savaient, en effet, que de là étaient
sortis la magnificence, la prodigalité et tous les genres de plaisirs
superflus, que les Ioniens avaient les premiers introduit l'usage des parfums,
des couronnes dans les repas et des seconds services, puissants encouragements
à la débauche. Il n'est pas étonnant que ces hommes qui trouvaient leur
bonheur dans une vie laborieuse et dure n'aient pas voulu laisser l'énergie
nationale se détendre et s'affaiblir par la contagion du luxe étranger, car
ils voyaient que l'on passe un peu plus facilement de la vertu au vice que du
vice à la vertu. Et ce n'était pas chez eux une crainte vaine, comme le fit
voir l'exemple de leur chef Pausanias, qui, après de brillants exploits, dès
qu'il se fut abandonné à l'influence des mœurs asiatiques, ne rougit plus de
laisser amollir son courage par la civilisation efféminée de ce pays.
(Av. J.-C. 473.)
2. Les armées de cette même cité
n'engageaient pas le combat sans s'être animées d'une ardeur entraînante aux
accents de la flûte et par des chants sur le rythme de l'anapeste dont la
cadence énergique et redoublée invite à la charge. Pour cacher et dérober
aux ennemis la vue de leurs blessures, ces mêmes Spartiates portaient dans la
bataille des tuniques écarlates. Ce n'était point dans la crainte que la vue
de leur sang ne les effrayât eux-mêmes, mais pour empêcher qu'elle n'inspirât
quelque confiance à l'ennemi.
3. Des éminentes vertus guerrières des Lacédémoniens on passe tout de suite
à la sagesse des Athéniens si remarquable dans les institutions de la paix.
Chez eux l'oisiveté est tirée de la retraite où elle croupit, traînée,
comme un manquement aux lois, devant les tribunaux et mise en accusation, sinon
comme un crime, du moins comme une conduite ignominieuse.
4 Dans cette même ville l'auguste tribunal de l'Aréopage s'enquérait avec le
plus grand soin des actions de chaque citoyen et de ses moyens d'existence : c'était
pour que les citoyens, en pensant au compte à rendre de leur conduite,
suivissent le chemin de la vertu.
5. C'est aussi Athènes qui la première introduisit l'usage d'honorer d'une
couronne les bons citoyens, en ceignant de deux rameaux d'olivier entrelacés la
tête illustre de Périclès, institution recommandable, que l'on envisage la
chose ou la personne. Car l'honneur est l'aliment le plus fécond de la vertu,
et Périclès méritait bien que prît naissance à son sujet la possibilité
d'attribuer une pareille distinction.
6. Mais combien est mémorable cette loi d'Athènes qui dépouille de la liberté
l'affranchi convaincu d'ingratitude par son patron ! "Je ne veux pas,
dit-elle, te reconnaître pour citoyen, toi qui, par ta conduite impie, montres
si peu d'estime pour un bien si précieux. Je ne saurais croire utile à l'Etat
celui qui s'est montré scélérat envers sa famille. Va donc, sois esclave,
puisque tu n'as pas su être libre."
7. Cette loi est aussi restée en vigueur jusqu'à nos jours chez les
Marseillais, peuple particulièrement remarquable par la sévérité de ses
principes, par son respect des anciens usages et par son attachement aux
Romains. Ils permettent d'annuler jusqu'à trois fois l'affranchissement d'un
esclave, s'il est reconnu qu'il a trois fois trahi son maître. Mais, à la
quatrième erreur du maître, ils ne croient pas devoir venir à son secours,
car l'on est soi-même responsable du dommage subi, quand on s'y est exposé à
tant de reprises. Cette cité veille aussi avec la plus grande vigilance à
maintenir la pureté des mœurs. Elle ne laisse point monter sur la scène les
mimes, dont les pièces représentent pour la plupart des actions infâmes, de
peur que l'habitude de tels spectacles ne suggère l'audace de les imiter.
D’ailleurs tous ceux qui, sous quelque prétexte de culte religieux, cherchent
simplement à entretenir leur paresse, trouvent les portes de cette ville fermées.
On croit devoir en écarter une superstition mensongère et hypocrite. Au
surplus, depuis la fondation de Marseille, on y conserve un glaive destiné à
trancher la tête aux criminels. Il est, à la vérité, tout rouge de rouille
et presque hors de service, mais il montre que jusque dans les moindres choses
il faut conserver tout ce qui rappelle les usages anciens.
Devant les portes de Marseille se trouvent deux caisses destinées à recevoir,
l'une les corps des hommes libres, l'autre ceux des esclaves. On les porte
ensuite sur un char au lieu de la sépulture sans accompagnement de lamentations
ni de démonstrations de douleur. Le deuil se termine, le jour des funérailles,
par un sacrifice domestique, suivi d'un banquet de famille. Que sert en effet de
s'abandonner à la douleur, cette infirmité humaine ou d'en vouloir à la
puissance divine de ne pas nous avoir fait part de son immortalité ? On
conserve dans cette ville sous la garde de l'autorité un breuvage empoisonné où
il entre de la ciguë et on le donne à celui qui devant les Six Cents (tel est
le nom de son sénat) a fait connaître les motifs qui lui font désirer la
mort. C'est à la suite d'une enquête conduite dans un esprit de bienveillance
sans faiblesse, qui ne permet pas de sortir de la vie à la légère et qui
n'accorde que pour de justes raisons un moyen rapide de mourir. Ainsi l'excès
du malheur et l'excès du bonheur trouvent leur terme dans une mort qu'autorise
la loi. Car l'une et l'autre fortune, en nous faisant craindre l'une son
obstination, l'autre sa trahison, peuvent nous fournir également des raisons de
mettre fin à notre vie.
8. Cette coutume des Marseillais ne me semble pas avoir pris naissance en Gaule.
Je la crois importée de Grèce, car je l'ai vue observée aussi dans l'île de
Céos, à l'époque où, me rendant en Asie avec Sextus Pompée, j'entrai dans
la ville de Julis. Le hasard fit que, à ce moment et en ce lieu, une femme du
plus haut rang et d'un âge très avancé, après avoir rendu compte à ses
concitoyens des raisons qu'elle avait de quitter la vie, résolut de se tuer par
empoisonnement et elle tint beaucoup à pouvoir illustrer sa mort par la présence
de Pompée. Ce personnage qui joignait à toutes les vertus une rare bonté
n'osa pas repousser ses prières. Il vint donc auprès d'elle et avec ce langage
éloquent qui coulait de sa bouche comme d'une source abondante, il fit de longs
et vains efforts pour la détourner de son dessein. A la fin, il se résigna à
la laisser accomplir sa résolution. Cette femme qui avait dépassé
quatre-vingt-dix ans avec une parfaite santé d'esprit et de corps était couchée
sur son lit de repos orné apparemment avec plus d'élégance qu'à l'ordinaire
et s'appuyait sur un coude. "Sextus Pompée, dit-elle, puissent les dieux
que je quitte, et non pas ceux que je vais trouver, vous être reconnaissants
pour n'avoir pas dédaigné ni de m'exhorter à vivre ni de me voir mourir.
Quant à moi, n'ayant jamais connu que le sourire de la fortune, dans la crainte
d'en venir, par trop d'attachement à la vie, à lui voir prendre un visage
irrité, je vais échanger le peu de jours qui me restent contre une fin
bienheureuse en laissant après moi mes deux filles et mes sept
petits-fils." Ensuite elle exhorta ses enfants à demeurer unis, leur
distribua ses biens, remit à sa fille aînée ses parures et les objets du
culte domestique et prit d'une main ferme la coupe où était préparé le
poison. Puis elle en fit une libation à Mercure, pria ce dieu de la conduire
dans le meilleur séjour des Enfers et but avidement le breuvage mortel. A
mesure que le froid s'emparait des diverses parties de son corps, elle les
nommait successivement et, après avoir dit qu'il approchait des entrailles et
du cœur, elle invita ses filles à lui rendre le dernier devoir, celui de lui
fermer les yeux de leurs mains. Les nôtres, malgré leur saisissement, devant
un spectacle si nouveau, fondaient en larmes au moment de la quitter. (27 apr.
J.-C.)
9. Mais, pour en revenir à la cité de Marseille d'où cette digression m'a éloigné,
il n'est permis à personne d'entrer dans cette ville avec des armes. Il y a à
la porte un homme chargé de les recevoir en garde à l'entrée pour les rendre
à la sortie. C'est ainsi qu'ils pratiquent l'hospitalité avec douceur et sans
risques pour eux-mêmes.
10. En quittant Marseille, on rencontre cette ancienne coutume des Gaulois. On
dit qu'ils se prêtaient souvent des sommes d'argent remboursables aux Enfers,
parce qu'ils étaient persuadés que les âmes sont immortelles. Je les
traiterais d'insensés, si cette opinion de ces hommes vêtus de braies n'était
aussi celle du philosophe grec Pythagore.
11. Si la philosophie des Gaulois trahit leur goût du profit et de l'usure,
celle des Cimbres et des Celtibères respire l'ardeur et le courage. Ceux ci en
effet tressaillaient d'allégresse dans les combats, espérant y trouver une fin
glorieuse et bienheureuse. Etaient-ils malades, ils se désolaient comme des
gens condamnés à une mort honteuse et misérable. Les Celtibères regardaient
aussi comme un forfait de survivre dans une bataille à celui pour la vie duquel
ils avaient dévoué leur vie. Admirons la grandeur d'âme de ces deux peuples
qui se faisaient un devoir d'assurer par leur vaillance le salut de la patrie et
de montrer envers leurs amis une fidélité sans défaillance.
12. Le titre de sage peut être justement revendiqué par cette nation thrace
qui célébra les jours de naissance par des pleurs et les funérailles par des
réjouissances. Elle a bien reconnu, sans les enseignements des philosophes, le
véritable état de notre nature. Résistons donc à l'attrait de la vie si
puissant sur tous les êtres et qui nous fait commettre et subir tant d'indignités,
puisque nous en viendrons à reconnaître dans notre dernière heure plus de
bonheur et de félicité que dans la première.
13. Aussi est-ce avec raison que les Lyciens dans le deuil prennent des vêtements
de femmes, afin que la honte de cet extérieur humiliant leur fasse bannir au
plus tôt une affliction insensée.
14. Mais pourquoi faire un mérite à des hommes si braves de cette sorte de
sagesse ? Considérons les femmes indiennes. Selon la coutume du pays, le même
mari a plusieurs épouses et à sa mort c'est entre elles l'objet d'un débat et
pour ainsi dire d'un procès, que de savoir laquelle a été la plus chérie.
Celle qui l'emporte triomphe de joie et, conduite par ses proches, qui portent
eux-mêmes la satisfaction sur le visage, elle se jette sur le bûcher de son époux
et s'estime très heureuse d'être consumée avec lui. Les vaincues au contraire
sont tristes et désolées de conserver la vie. Mettez au grand jour l'audace du
Cimbre, ajoutez-y la fidélité du Celtibère, la courageuse philosophie du
peuple thrace, joignez-y encore l'ingénieux expédient des Lyciens pour mettre
fin à leur deuil, rien de tout cela ne vous paraîtra plus grand que le bûcher
indien où une épouse aimante va se placer comme sur un lit nuptial, sans
s'inquiéter de l'approche de la mort.
15. De tant de gloire je veux rapprocher la turpitude des femmes carthaginoises
pour mieux la faire ressortir par la comparaison. Il y a en effet à Sicca un
temple de Vénus, où les femmes s'assemblaient et d'où elles partaient en quête
de profits. Elles gagnaient ainsi une dot en trafiquant de leurs charmes. C'était
apparemment pour un mariage honorable qu'elles se préparaient par un si honteux
commerce.
16. Les Perses avaient une coutume bien raisonnable : c'était de ne pas voir
leurs enfants avant la septième année, afin de supporter leur perte dans le
premier âge avec moins de peine.
17. Il ne faut pas blâmer non plus les rois numides qui, malgré l'habitude de
leur nation, ne donnent de baiser à personne. Tout ce qui est placé au faîte
de la grandeur, doit, pour inspirer plus de respect, s'affranchir des pratiques
petites et vulgaires.
CHAPITRE VII
De la discipline militaire
EXEMPLES
ROMAINS
J'aborde maintenant ce qui est la
principale gloire de l'empire romain et son plus ferme soutien, les obligations
si strictes de la discipline militaire qu'une salutaire persévérance a
maintenue jusqu'à nos jours dans toute son intégrité et sa force : c'est pour
ainsi dire sur son giron et sous sa garde que repose dans un calme profond l'état
de paix heureuse dont nous jouissons.
1. P. Cornelius Scipion, à qui la destruction de Carthage valut le surnom de
son aïeul, avait été envoyé en Espagne en qualité de consul, pour rabattre
l'excessif orgueil de Numance entretenu par la faute des généraux, ses prédécesseurs.
A l'instant même de son entrée dans le camp, il donna ordre d'en faire disparaître
et d'en écarter tout ce qui servait d'aliment au plaisir. Il en sortit en conséquence
un très grand nombre de trafiquants et de valets avec deux mille prostituées.
Ainsi débarrassée de ce vil et honteux ramassis, l'armée romaine qui naguère
avait craint la mort au point de se déshonorer par un traité ignominieux, se
releva et retrouva son ancienne valeur, détruisit par le feu la fière et
courageuse Numance, en renversa les murailles et les rasa jusqu'au sol. Ainsi
l'abandon de la discipline militaire fut marqué par la capitulation déplorable
de Mancinus et le magnifique triomphe de Scipion fut le prix de son relèvement.
(An de R. 619.)
2. A l'exemple de Scipion, Metellus qui avait été envoyé en Afrique pendant
la guerre contre Jugurtha, trouvant l'armée corrompue par l'excessive
indulgence de Sp. Albinus, déploya toute l'énergie du commandement pour faire
revivre la discipline de l'ancienne armée. Il n'en reprit pas les points
faibles l'un après l'autre, mais il la remit en état tout entière et
sur-le-champ. Tout de suite, il fit sortir du camp les valets et défendit d'y
mettre en vente aucun aliment cuit. Dans les marches, il ne permit pas qu'aucun
soldat eût recours aux services des esclaves et des bêtes de somme, pour les
obliger tous à porter eux-mêmes leurs armes et leur nourriture. Il déplaça
souvent le camp et chaque fois, comme si Jugurtha était toujours en présence,
il le fit entourer le mieux possible d'un fossé et d'une palissade. Et que lui
valut le rétablissement de la sobriété et du travail ? Il eut pour effet de
fréquentes victoires, de nombreux trophées remportés sur un ennemi à qui le
soldat romain, sous un général avide de popularité, n'avait jamais vu tourner
le dos. (An de R. 644.)
3. Ce furent aussi de bons soutiens de la discipline militaire, ces généraux
qui, s'affranchissant pour elle des liens de la parenté, n'hésitèrent pas à
en poursuivre et en punir les infractions sans épargner l'honneur de leurs
familles. Ainsi, dans la guerre qu'il fit en Sicile contre les esclaves
fugitifs, le consul P. Rutilius, apprenant que son gendre Q. Fabius avait par
son incurie perdu la citadelle de Tauroménium, lui donna ordre de sortir de sa
province. (An de R. 622.)
4. Le consul C. Cotta, sur le point d'aller à Messine, pour y reprendre les
auspices, avait confié à son fils Aurelius Pecuniola la conduite du siège de
Lipari. A son retour, en dépit des liens du sang, il le fit battre de verges et
l'obligea à servir comme simple soldat dans l'infanterie, pour avoir, par sa
faute, laissé brûler une terrasse d'approche et failli laisser prendre son
camp. (An de R. 501.)
5. Q. Fulvius Flaccus étant censeur, exclut son frère du sénat pour avoir,
sans ordre du consul, osé licencier une légion, où il était tribun
militaire. (An de R. 579.)
De tels exemples mériteraient mieux qu'un récit si succinct, si je n'étais
pressé par de plus grands encore. En effet, quelle énergie ne faut-il pas pour
imposer un retour ignominieux dans son pays à celui que l'on a associé à sa
famille et à ses ancêtres ? ou pour infliger le honteux supplice des verges à
un parent qui porte le même nom et qui, par une suite ininterrompue de générations,
descend des mêmes aïeux ? ou pour s'armer de la sévérité d'un censeur
contre la tendresse fraternelle ? Attribuez à des cités, si illustres
soient-elles, un seul de ces traits, il suffirait pour donner une haute idée de
leur discipline militaire.
6. Mais notre république qui a rempli l'univers entier d'exemples merveilleux
en tout genre, a vu des généraux revenir de l'armée avec des haches qu'ils
avaient trempées dans leur propre sang, pour ne pas laisser impunie une
violation des règles militaires et cette répression à la fois glorieuse dans
le rôle public et douloureuse dans le privé, elle l'a accueillie avec des
sentiments mélangés, en se demandant si elle devait avant tout en féliciter
les auteurs ou les consoler. Moi aussi, ce n'est pas sans hésitation que je
rappelle ici votre souvenir, Postumius Tubertus et Manlius Torquatus, austères
gardiens de la discipline militaire, car je prévois, que voulant vous donner
des louanges méritées, mais accablé sous le poids de ma tâche, je réussirai
bien plus à déceler la faiblesse de mon talent qu'à peindre dignement votre
vertu.
Postumius, c'est pendant ta dictature que A. Postumius, le fils que tu t'étais
donné pour perpétuer ta race et le culte de tes dieux domestiques, qui dans
son enfance t'avait caressé, que tu avais caressé toi-même et pressé sur ton
sein, que, dans ses jeunes années, tu avais fait instruire dans les lettres et,
à l'âge d'homme, formé au maniement des armes, ce fils vertueux, brave, chérissant
également son père et sa patrie, sans ton ordre, de son propre mouvement,
quitta son poste pour attaquer l'ennemi et le mit en déroute. Tout vainqueur
qu'il était, tu ordonnas qu'il mourût sous la hache, et cet ordre, tu eus, toi
son père, la force de le faire exécuter en le donnant de ta propre bouche,
mais tes yeux, j'en suis sûr, aveuglés par les larmes, n'ont pu, quoiqu'en
plein jour, voir le terrible effet de ta volonté. (An de R. 322.)
Toi aussi, Manlius Torquatus, pendant la guerre que tu fis aux Latins en qualité
de consul, comme ton fils, provoqué par Geminius Maecius, général des
Tusculans, avait à ton insu accepté le combat, malgré sa glorieuse victoire
et ses magnifiques trophées, tu le fis saisir par ton licteur et immoler comme
une victime. Mieux valait, pensais-tu, qu'un père fût privé d'un vaillant
fils, plutôt que la patrie manquât de discipline militaire. (An de R. 413.)
7. Quelle énergie devons-nous supposer qu'il a fallu au dictateur L. Quintius
Cincinnatus, lorsque, après avoir vaincu les Èques et les avoir fait passer
sous le joug, il força L. Minucius à se démettre du consulat, pour s'être
laissé assiéger dans son camp par ces mêmes ennemis ? Il considéra comme
indigne du commandement suprême un général qui avait dû son salut, non à
son courage, mais à des fossés et à des palissades, qui avait pu, sans
rougir, voir une armée romaine trembler de peur et la tenir renfermée dans un
camp. Ainsi, malgré leur puissance irrésistible, les douze faisceaux, de qui dépendait
tout l'honneur du sénat, de l'ordre équestre et du peuple et dont le moindre
signal mettait en mouvement le Latium et les forces de l'Italie entière, émoussés
et brisés, se soumirent au châtiment infligé par le dictateur et, en réparation
de l'outrage fait à la gloire militaire de Rome, le consul, vengeur né de tous
les crimes, fut lui-même puni. (An de R. 295.)
Dieu Mars, père de notre empire, tels étaient en quelque sorte les sacrifices
expiatoires par lesquels, après quelque violation de tes auspices, on apaisait
ta divinité : l'opprobre jeté sur des alliés, des proches, des frères, la
mort infligée à des fils, l'abdication déshonorante imposée à des consuls.
8. Il faut mettre sur le même rang l'exemple qui suit. Au mépris des ordres du
dictateur Papirius, Q. Fabius Rullianus, maître de la cavalerie, avait livré
bataille, et quoiqu'il ne fût rentré dans le camp qu'après avoir mis les
Samnites en déroute, néanmoins, sans considérer, ni sa valeur, ni sa
victoire, ni sa noblesse, le dictateur, après avoir fait préparer les verges,
lui fit arracher ses vêtements. On vit - quel spectacle saisissant ! - un
Rulianus, un maître de la cavalerie, un vainqueur, les vêtements en pièces et
le corps mis à nu, prêt à être déchiré par les verges des licteurs. Les
blessures qu'il avait reçues dans le combat allaient se rouvrir sous les verges
et son sang éclabousser les titres d'honneur qui rappelaient sa récente et si
belle victoire. Alors l'armée se mit à supplier le dictateur et fournit ainsi
à Fabius l'occasion de se réfugier à Rome. Mais c'est en vain qu'il implora
l'appui du sénat. Papirius n'en persista pas moins à réclamer son châtiment.
Aussi, le père de Fabius se vit réduit, malgré sa dictature et ses trois
consulats, à faire appel au peuple et à demander en suppliant l'intercession
des tribuns en faveur de son fils. Ce moyen lui-même ne put faire fléchir la sévérité
de Papirius. Mais, comme tous les citoyens et les tribuns eux-mêmes lui
demandaient la grâce du coupable, il déclara qu'il l'accordait non à Fabius,
mais au peuple romain et à la puissance tribunitienne. (An de R. 429.)
9. Même rigueur chez Calpurnius Pison. Dans la guerre que ce consul fit en
Sicile, contre les esclaves fugitifs, C. Titius, chef de la cavalerie, s'était
laissé envelopper par un grand nombre d'ennemis et leur avait rendu les armes.
Voici les diverses sortes de flétrissures que Calpurnius lui infligea. Pendant
toute la campagne il le fit tenir du matin au soir devant les tentes de l'état-major
vêtu d'une toge aux pans déchirés, d'une tunique sans ceinturon et pieds nus.
Il lui défendit même toute vie commune avec les hommes et l'usage des bains.
Quant aux escadrons qu'il commandait, il les mit à pied et les incorpora dans
les ailes de l'armée avec les frondeurs. Si grande que fut l'humiliation de la
patrie, elle fut vengée par l'humiliation égale des coupables. Que fit en
effet Pison ? Ces hommes, par amour de la vie, avaient permis à des esclaves
fugitifs, cent fois dignes de la croix, de se faire des trophées de leurs dépouilles
et n'avaient pas rougi de laisser imposer sur des têtes libres par des mains
serviles un joug ignominieux. Il leur fit connaître un genre de vie amer et les
réduisit à désirer en hommes de cœur une mort qu'ils avaient redoutée comme
des femmes. (An de R. 620.)
10. Q. Metellus ne fut pas moins dur que Pison. A l'affaire de Contrebie, cinq
cohortes, auxquelles il avait confié la garde d'un poste, s'en étant laissé débusquer
par l'ennemi, il leur ordonna d'y retourner sur-le-champ. Il ne comptait pas
qu'elles pussent reprendre la position perdue, mais il voulait que la faute
commise dans le premier engagement fût châtiée par le péril évident d'un
nouveau combat. Par son ordre aussi, quiconque s'en serait échappé pour
regagner le camp devait être tué comme un ennemi. Sous la contrainte de cette
rigueur, malgré leur extrême fatigue, d'ailleurs sans espoir d'échapper à la
mort, ils triomphèrent et du désavantage de la position, et du nombre des
ennemis. Il n'y a donc rien qui trempe la faiblesse humaine plus efficacement
que la nécessité. (An de R. 612.)
11. Dans la même province, où il voulait dompter et réduire la fierté d'une
nation très courageuse, Q. Fabius Maximus dut faire violence à son caractère
naturellement très enclin à la douceur et renoncer quelque temps à la clémence
pour déployer une cruelle sévérité. A tous les transfuges qui avaient fui
des garnisons romaines et avaient été repris, il fit couper les mains, afin
que la vue de leurs bras mutilés fît trembler les autres à l'idée de la désertion.
Ainsi leurs mains rebelles séparées de leurs corps et éparses sur le sol
ensanglanté servirent d'exemple pour détourner de la même faute le reste de
l'armée. (An de R. 612.)
12. Il n'y avait rien de plus doux que le premier Scipion l'Africain. Cependant,
pour affermir la discipline militaire, il crut devoir emprunter un peu de cette
cruauté qui lui était si étrangère. Après la soumission de Carthage, comme
les transfuges qui étaient passés de nos armées chez les Carthaginois étaient
retombés en son pouvoir, il punit plus sévèrement les Romains que les Latins.
Il fit clouer les premiers sur la croix, comme déserteurs de la patrie, il fit
périr les autres sous la hache comme de perfides alliés. (An de R. 552.) Je ne
parlerai pas plus longuement de cet acte, et parce qu'il est de Scipion, et
parce qu'il ne convient pas d'infliger, si mérité soit-il, le supplice
infamant des esclaves à des hommes de sang romain. Aussi bien, il nous est
loisible de passer à des exemples qui peuvent se raconter sans réveiller une
douleur nationale.
13. Le second Scipion l'Africain, après la destruction de l'empire
carthaginois, exposa aux bêtes, dans les spectacles qu'il donna au peuple, les
soldats étrangers, déserteurs des armées romaines. (An de R. 607.)
14. Même sévérité chez Paul Émile. Après la défaite du roi Persée, il
fit écraser sous les pieds des éléphants les soldats étrangers coupables du
même crime de désertion : c'était là un exemple vraiment salutaire, si l'on
peut toutefois, sans être taxé d'impertinence, apprécier en toute modestie
les actions de nos plus grands hommes. La discipline militaire a besoin de châtiments
rudes et rigoureux. La force de l'État réside dans l'armée. Une fois sortie
de la droite ligne, cette force ne manquera pas d'opprimer, si elle n'est réprimée.
(An de R. 586.)
15. Mais il est temps de parler des mesures prises, non par des généraux
individuellement, mais par le corps entier du sénat, pour maintenir et défendre
la règle militaire. L. Marcius, tribun de légion, avait recueilli avec un
courage admirable les restes épars de deux armées, celles de P. et de Cn.
Scipion, détruites en Espagne par les forces carthaginoises et avait reçu des
soldats le titre de général. En écrivant au sénat pour l'informer de ces
faits, il commença sa lettre par ces mots : L. Marcius, propréteur. Mais en se
donnant ce titre, il déplut aux sénateurs, parce que, dans leur esprit, la
nomination des généraux appartenait régulièrement au peuple et non aux
soldats. Dans une circonstance si malheureuse et si critique, après l'affreux désastre
essuyé par la république, il aurait fallu flatter même un tribun de légion,
puisque aussi bien seul il s'était trouvé capable de redresser la situation de
tout l'état. Mais aucun malheur, aucun service ne put prévaloir sur la
discipline militaire. (An de R. 541.) Les sénateurs se rappelaient la
courageuse sévérité déployée par leurs aïeux dans la guerre de Tarente. Au
cours de cette guerre, qui avait abattu et épuisé les forces de la république,
Pyrrhus leur avait rendu spontanément un grand nombre de prisonniers romains.
Ils décrétèrent que ceux d'entre eux qui avaient servi dans la cavalerie
combattraient dans les rangs de l'infanterie et que les fantassins passeraient
dans le corps des frondeurs auxiliaires. Ils leur défendirent de s'établir à
l'intérieur du camp, de fortifier de fossés ou de palissades le lieu qui leur
serait assigné au dehors, et d'avoir des tentes couvertes de peaux. La seule
voie qu'ils laissèrent à chacun pour reconquérir son ancien rang dans l'armée,
c'était de rapporter les dépouilles de deux ennemis. Tel fut l'effet de ces châtiments
que ces soldats déshonorés, pauvres cadeaux de Pyrrhus, devinrent ses ennemis
les plus redoutables. (An de R. 475.)
Le sénat montra un égal ressentiment contre ceux qui, à la bataille de
Cannes, avaient trahi la cause de la république. Après les avoir bannis par un
décret terrible, plus affreux que la mort, il répondit à une lettre de M.
Marcellus qui demandait à les employer au siège de Syracuse, qu'ils étaient
indignes d'être réintégrés dans l'armée, qu'il lui permettait toutefois de
faire d'eux ce qui lui paraîtrait bon pour la république, à condition de ne
pas les exempter des charges du service militaire, ni de leur en accorder les
profits, ni non plus de les laisser entrer en Italie tant que les ennemis y
seraient. Telle est l'aversion que les hommes de cœur ont pour les lâches.
(Ans de R. 537, 541.)
Quelle ne fut pas l'indignation du sénat en apprenant que dans un engagement où
le consul Q. Petilius luttait vaillamment contre les Ligures, les soldats
avaient pu laisser périr leur chef ! Il défendit de compter à la légion
coupable le service de cette année et de lui payer la solde, parce qu'elle ne
s'était pas offerte aux traits de l'ennemi pour sauver son général. Ce décret
d'un corps si auguste resta pour Petilius comme un monument magnifique et éternel
à l'ombre duquel reposent les restes d'un chef également illustre pour être
tombé sur le champ de bataille et pour avoir été vengé dans le sénat. (An
de R. 577.)
Les mêmes sentiments animaient le sénat, lorsque, Hannibal lui offrant le
rachat de six mille Romains faits prisonniers dans leur camp, il rejeta cette
proposition : c'est qu'il pensait qu'une jeunesse si nombreuse et armée, si
elle avait voulu mourir avec honneur, n'aurait pas pu être prise si
honteusement. Je ne saurais dire ce qui fut pour ces prisonniers la pire honte,
si c'est d'avoir inspiré si peu de confiance à leur patrie ou si peu de
crainte à l'ennemi, à tel point que l'une comptait pour rien de les avoir pour
soi, l'autre, de les avoir contre soi. (An de R. 537.)
Mais si le sénat a plus d'une fois par des mesures sévères veillé au
maintien de la discipline militaire, peut-être n'a-t-il jamais eu plus de sévérité
qu'à l'égard des soldats qui s'étaient emparés de Régium par trahison et
qui, après la mort de leur chef Jubellius, avaient d'eux-mêmes élu à sa
place M. Caesius, son secrétaire. Le sénat les fit mettre en prison et, malgré
l'opposition de M. Flavius Flaccus, tribun du peuple, qui ne voulait pas laisser
infliger à des citoyens romains un châtiment contraire à la coutume des ancêtres,
il n'en fit pas moins exécuter sa décision. Seulement, pour rendre moins
odieuse l'exécution de ses ordres, il en fit battre de verges et frapper de la
hache cinquante chaque jour, sans permettre de leur donner la sépulture ni de
pleurer leur mort. (An de R. 482.)
EXEMPLES
ÉTRANGERS
1. Nos sénateurs sur ce point
paraissent indulgents, si l'on veut considérer la dureté du sénat
carthaginois dans la conduite des affaires militaires. Si des généraux
dirigeaient les opérations de guerre d'après un plan mal conçu, le sénat, même
après un résultat heureux, les faisait mettre en croix. Leurs succès étaient
attribués à l'aide des dieux immortels, leurs mesures maladroites étaient
mises à leur compte personnel comme des fautes.
2. Cléarque, général des Lacédémoniens, maintenait la discipline dans son
armée par le pouvoir d'une maxime remarquable : il la faisait pénétrer dans
l'esprit de ses troupes en répétant souvent que les soldats doivent craindre
leur général plus que l'ennemi. Par ce mot, il déclarait ouvertement qu'ils
acquitteraient dans les supplices la dette du sang, s'ils avaient craint de la
payer dans les combats. Ce langage dans la bouche de leur général n'étonnait
point des Spartiates, encore pleins du souvenir des caresses de leurs mères
qui, à leur départ pour une expédition, les invitaient à ne reparaître
devant elles que vivants avec leurs boucliers ou morts, sur leurs boucliers. C'était
avec ce mot d'ordre reçu dans le sein de la famille que les soldats de Sparte
se battaient. Mais ce rapide coup d'oeil sur les exemples étrangers doit
suffire, puisqu'il y en a dans notre histoire de bien plus féconds et de bien
plus efficaces dont nous pouvons être fiers.
CHAPITRE VIII
Du droit au triomphe
Le maintien rigoureux de la discipline
militaire acquit à l'empire romain la suprématie en Italie, mit sous son
autorité beaucoup de villes, de grands rois, des nations très puissantes, lui
ouvrit les détroits du Pont-Euxin, renversa pour lui livrer passage les barrières
des Alpes et du Taurus, et fit de la petite cabane de Romulus le pilier qui
supporte toute la terre. Puisque cette discipline a été la source de tous les
triomphes, il est naturel que je parle maintenant du droit à cet honneur.
1. Il arrivait que des généraux le demandassent pour de petites victoires.
Afin de prévenir cet abus, une loi défendit de triompher à moins qu'on n'eût
tué cinq mille hommes dans une seule bataille. Car dans l'esprit de nos ancêtres,
ce n'était pas le nombre, mais l'importance des triomphes qui devait faire
grandir la gloire de Rome. Cependant, pour empêcher que l'avide désir des
honneurs du triomphe ne rendît sans effet une loi si mémorable, on lui donna
l'appui d'une seconde loi que firent voter L. Marcius et M. Caton, tribuns du
peuple. Elle punit les généraux qui, dans leurs dépêches au sénat, se
seraient permis de mentir sur le nombre des ennemis tués ou des citoyens restés
sur le champ de bataille. Elle les oblige, dès leur entrée à Rome, à jurer
devant les questeurs du trésor que sur le nombre des uns et des autres leur
rapport au sénat est conforme à la vérité. (An de R. 691.)
2. Après ces lois viendra comme à sa place le récit de ce procès fameux, où
le droit de triompher fut mis en question et débattu entre deux illustres
personnages. Le consul L. Lutatius et le préteur Q. Valerius avaient détruit
une grande flotte carthaginoise dans les parages de la Sicile. Pour cet exploit,
le sénat décerna le triomphe au consul Lutatius. Mais Valerius réclama aussi
cette récompense. Lutatius déclara qu'il fallait la lui refuser, pour ne pas
mettre au même rang des dignités inégales en les confondant dans les honneurs
du triomphe. La dispute se prolongeant sans fin, Valerius mit Lutatius au défi
d'établir que ce n'était pas sous son commandement que la flotte carthaginoise
avait été anéantie. Lutatius n'hésita pas à s'y engager. Ils convinrent
donc de prendre pour arbitre Atilius Calatinus. Devant celui-ci, Valerius
soutint sa prétention en disant que, pendant le combat, le consul était couché
dans sa litière, incapable de marcher, et que c'était lui-même qui avait pris
toute la charge du commandement. Alors, sans attendre que Lutatius commençât
à parler, Calatinus intervint : "Réponds-moi, dit-il, Valerius : si vous
aviez été en désaccord sur le point de savoir s'il fallait ou non livrer
bataille, est-ce la volonté du consul ou celle du préteur qui l'aurait emporté
? - Sans contredit, répondit Valerius, le consul aurait eu l'avantage.
-Supposons encore, dit Calatinus, que, en prenant les auspices, vous eussiez
recueilli des signes de sens opposé, lesquels aurait-on suivi de préférence ?
-Ceux du consul, dit encore Valerius.- -Eh bien, reprit alors l'arbitre, puisque
la contestation que j'ai acceptée de régler entre vous a pour objet le
commandement et les auspices et que, sur ces deux points, de ton aveu, ton
adversaire avait la supériorité, je n'ai pas à hésiter plus longtemps.
Ainsi, Lutatius, quoique vous n'ayez encore rien dit, je vous donne gain de
cause." Juge admirable, qui, dans une affaire toute claire, n'a pas
souffert qu'on perdît du temps ! J'approuve encore plus la fermeté de Lutatius
à maintenir les droits de la dignité suprême, mais je ne désapprouve pas non
plus Valerius d'avoir réclamé pour une bataille conduite avec courage et avec
bonheur une récompense, sinon légale, du moins méritée. (An de R. 512.)
3. Quels sentiments peut-on avoir pour Cn. Fulvius Flaccus ? Les honneurs du
triomphe si enviés par les autres généraux lui avaient été, pour ses
exploits, décernés par le sénat, mais il les refusa avec dédain. C'est sans
doute qu'il prévoyait les malheurs qui lui arrivèrent. En effet, à peine entré
dans Rome, il fut aussitôt poursuivi au nom de l'État et condamné à l'exil.
Ainsi il expia par le châtiment l'outrage que son orgueil avait pu faire à la
majesté du sénat. (An de R. 542.)
4. Il y eut donc plus de sagesse chez Q. Fulvius et L Opimius qui demandèrent
au sénat la permission de triompher, celui-là pour la prise de Capoue,
celui-ci pour avoir forcé Frégelles à capituler. Tous deux s'étaient signalés
par de grandes actions. Cependant ni l'un ni l'autre n'obtint l'objet de sa
demande. Non que les sénateurs fussent poussés par l'envie, jamais ils ne
voulurent donner accès chez eux à ce sentiment,
mais ils étaient très attentifs à observer la loi qui accordait le
triomphe pour un accroissement de l'empire, non pour d'anciennes possessions
romaines recouvrées, car il y a autant de différence entre une acquisition
nouvelle et la reprise d'une province perdue qu'entre l'octroi d'une faveur et
la simple réparation d'une injustice. (An de R. 542, 629.)
6. Bien mieux encore, la loi dont je parle ici fut si bien observée que l'on
n'accorda le triomphe ni à P. Scipion pour avoir reconquis l'Espagne, ni à M.
Marcellus pour la prise de Syracuse, parce qu'ils avaient été envoyés pour
ces opérations militaires sans être revêtus d'aucune magistrature. Qu'on
vienne après cela nous vanter ces hommes avides de gloire à tout prix qui,
pour des montagnes désertes, pour des proues de barques enlevées à des
pirates, ont cueilli d'une main hâtive, sans les avoir méritées, quelques
pauvres branches de laurier ! L'Espagne arrachée à la domination de Carthage,
Syracuse séparée de la Sicile comme une tête de son corps, ne suffirent pas
pour faire atteler le char triomphal. Et pour quels hommes ? pour Scipion et
Marcellus, dont les noms à eux seuls équivalent à un triomphe éternel. Mais,
malgré son désir de voir couronner ces modèles d'une vertu solide et véritable,
ces héros qui portaient sur leurs épaules la charge du salut national, le sénat
crut devoir néanmoins les réserver pour une récompense encore mieux méritée.
(An de R. 542.)
6. J'ajouterai ici une particularité. L'usage était que le général qui
allait entrer dans Rome en triomphateur invitât les consuls à un banquet et
les fît prier ensuite de ne pas s'y rendre : c'était pour que, le jour de son
triomphe, il n'y eût à la même table aucun personnage d'un pouvoir supérieur.
7. Mais dans une guerre civile, si éclatants et si avantageux pour la république
que fussent les succès d'un général, jamais ils ne lui valurent le titre d'imperator,
ni le vote d'actions de grâces, ni l'ovation, ni l'entrée dans Rome en char
triomphal. C'est que de telles victoires ont toujours paru aussi attristantes
que nécessaires, parce qu'elles étaient achetées au prix du sang des
citoyens, non du sang étranger. Aussi est-ce avec douleur que Nasica massacra
les partisans de Tib. Gracchus et Opimius, ceux de Caius Gracchus. Q. Catulus,
après avoir fait périr son collègue M. Lepidus avec ses troupes séditieuses,
ne manifesta à son retour dans Rome qu'une joie modérée. C. Antonius,
vainqueur de Catilina, fit essuyer les épées avant de les rapporter dans le
camp. L. Cinna et C. Marius s'étaient abreuvés avidement du sang des citoyens,
mais ils se gardèrent de se rendre tout de suite après dans les temples des
dieux et au pied des autels. De même, L. Sylla, vainqueur dans tant de guerres
civiles et dont les succès furent marqués par tant de cruauté et d'orgueil,
put, grâce à son pouvoir absolu, se donner les honneurs du triomphe : il y fit
défiler les images d'un grand nombre de villes grecques et asiatiques, mais il
n'y représenta aucune cité romaine.
Je répugne et je me refuse à aller plus loin dans l'histoire de nos malheurs
publics. Jamais le sénat ne donna la couronne triomphale et jamais un vainqueur
ne la réclama pour une victoire qui coûtait des larmes à une partie des
citoyens. Mais a-t-on mérité, pour avoir sauvé des citoyens, une couronne
civique, aussitôt au sénat toutes les mains se tendent vers ce chêne qui fait
pour toujours un glorieux décor de triomphe à la porte du palais de César.
CHAPITRE IX
De la sévérité des censeurs
Les obligations rigoureuses de la
discipline dans les camps et la stricte observation des lois de l'armée m'amènent
à traiter de la censure, cette autorité qui règle et sauvegarde la paix intérieure.
Car, si la puissance du peuple romain doit à la valeur de nos généraux le si
grand développement qu'elle a pris, le maintien de l'honnêteté et de la vertu
est le résultat du contrôle sévère des censeurs et leur œuvre n'est pas de
moindre conséquence que les exploits guerriers. A quoi bon en effet être
courageux au-dehors, si l'on se conduit mal au-dedans ? On peut prendre des
villes, subjuguer des nations, mettre la main sur des royaumes, si le sentiment
du devoir et le respect de soi-même ne règnent plus sur la place publique ni
dans le sénat, cet amas de conquêtes, cette puissance élevée jusqu'au ciel
n'aura pas une base solide. Il importe donc de connaître et même d'avoir
toujours présents à l'esprit les actes émanés de la puissance censoriale.
1. Camille et Postumius, pendant leur censure, obligèrent ceux qui avaient
vieilli dans le célibat, à verser au trésor public une somme d'argent à
titre d'amende. Ces citoyens auraient mérité une seconde punition s'ils
avaient osé faire entendre quelque plainte sur une ordonnance si juste et réclamer
contre ces reproches des censeurs : "La nature, en vous donnant la vie,
vous fait une loi de la communiquer à d'autres. Et vos parents, en vous élevant,
vous ont imposé une obligation où votre honneur est engagé, celle d'élever
vous-mêmes une postérité. Ajoutez que le sort lui-même vous a accordé un
assez long délai pour l'accomplissement de ce devoir et cependant vous avez
laissé passer vos années, sans vous donner les titres d'époux ni de père.
Allez donc et versez cet argent que vous aimez bien, pour qu'il serve à la
grande famille des citoyens."
2. Les censeurs, M. Valerius Maximus et C. Junius Bubulcus Brutus, imitèrent
cette sévérité dans un cas du même genre. Ils exclurent du sénat L. Annius
pour avoir, sans consulter ses amis, répudié sa femme qu'il avait épousée
encore vierge. C'était là peut-être une faute plus grave que la précédente
: celle-là en effet ne marquait que de l'indifférence pour les liens sacrés
du mariage, celle-ci en était une violation outrageuse. Ce fut donc très
justement que les censeurs le déclarèrent indigne de siéger au sénat. (An de
R. 447.)
3 De même M. Porcius Caton retrancha du nombre des sénateurs L. Flamininus
qui, dans sa province, avait fait décapiter un condamné en choisissant l'heure
du supplice au gré de sa maîtresse et pour lui en donner le spectacle. Caton
aurait pu être arrêté par le respect du consulat que L. Flamininus avait
exercé et par le crédit de son frère Titus Flamininus, mais sa qualité de
censeur et son nom de Caton l'incitant l'un et l'autre à la sévérité, il décida
de flétrir ce magistrat d'autant plus durement qu'il avait, par un acte si
odieux, souillé la majesté de la dignité suprême et qu'il ne s'était pas
mis en peine qu'on pût ajouter aux images de la même famille, à côté du roi
Philippe dans l'attitude d'un suppliant, une courtisane se délectant à la vue
du sang humain. (An de R. 569.)
4. Que dire de la censure de Fabricius Luscinus ? Tous les âges ont raconté et
tous les âges raconteront que, par décision de ce magistrat, Cornelius Rufin
us, malgré l'éclat de ses deux consulats et de ses deux dictatures, pour avoir
acheté dix livres de vaisselle d'argent, comme si c'était là une somptuosité
d'un exemple pernicieux, ne fut pas maintenu dans l'ordre sénatorial. (An de R.
478.)
En vérité, dans notre temps, l'historien lui-même, quand il doit, pour
s'acquitter de sa tâche, rapporter une pareille sévérité, éprouve une sorte
de stupeur et appréhende de paraître raconter des faits étrangers à notre
cité. On a peine à croire en effet que, dans l'enceinte des mêmes murs, dix
livres d'argenterie aient été alors une richesse révoltante et qu'elles
passent aujourd'hui pour une misère à faire pitié.
5. Les censeurs, M. Antoine et L. Flaccus, exclurent du sénat Duronius pour
avoir abrogé, pendant son tribunat, une loi qui limitait la dépense de la
table. Etrange motif de blâme, dira-t-on. Mais il faut savoir avec quelle
impudence Duronius monta à la tribune pour dire : "Romains, on vous a mis
un frein, que vous ne devez nullement tolérer plus longtemps ; vous êtes
attachés, ligotés par les liens d'un dur esclavage. On a fait une loi qui vous
ordonne la sobriété. Brisons donc cette loi tyrannique, ces fers que couvre
l'affreuse rouille de l'antiquité. A quoi bon la liberté, si l'on n'a pas,
quand on veut, la permission de périr d'intempérance ?" (Vers l'an 605 )
6. Voici maintenant un couple de magistrats attachés pour ainsi dire au même
joug, unis par leur courage et leurs honneurs et néanmoins divisés entre eux
par un sentiment de violente rivalité. Claudius Néron et Livius Salinator,
fermes soutiens de la république pendant la seconde guerre punique, exercèrent
ensemble la censure, mais avec quelle animosité réciproque ! Ils passaient en
revue les centuries de chevaliers dont leur âge et leur force leur permettaient
encore de faire partie. Quand vint le tour de la tribu Pollia, le héraut,
voyant sur la liste le nom de Salinator, s'arrêta, incertain s'il devait ou non
l'appeler. Néron comprit son embarras. Non seulement il fit appeler son collègue,
mais il lui ordonna de "vendre son cheval" pour avoir été condamné
par un jugement du peuple. Salinator, à son tour, frappa Néron de la même
peine, en donnant pour motif que son collègue ne s'était pas sincèrement réconcilié
avec lui. Si quelque divinité eût dès lors révélé à ces grands hommes
qu'un jour leurs sangs, après avoir passé par une longue série d'aïeux
illustres, se réuniraient pour donner naissance à ce prince qui est notre génie
tutélaire, sans doute que, renonçant à leur inimitié, ils se seraient unis
de la plus étroite amitié, pour laisser à leur commune postérité le soin de
conserver une patrie qu'ils avaient eux-mêmes sauvée. Livius Salinator n'hésita
pas à rejeter dans la dernière classe des citoyens trente-quatre tribus parce
que, après l'avoir condamné, elles l'avaient fait consul et censeur et il allégua,
à l'appui de cette mesure, que, dans l'un et l'autre cas, ces tribus ne
pouvaient manquer d'être coupables, soit de légèreté, soit de parjure. La
seule tribu Maecia fut exceptée de cette flétrissure, parce qu'elle n'avait
donné son suffrage ni pour le faire condamner ni non plus pour l'élever aux
honneurs. Quelle fermeté et quelle force d'âme ne devons-nous pas supposer
chez un homme qui ne se laissa pas contraindre par une condamnation rigoureuse
ni engager par la grandeur des honneurs obtenus, à se montrer plus doux dans
l'administration des affaires publiques. (An de R. 549)
7. Une partie aussi de l'ordre équestre, quatre cents jeunes Romains, aussi
considérables par la qualité que par le nombre, subirent sans murmurer le blâme
des censeurs M. Valerius et P. Sempronius. Commandés pour aller achever des
travaux de retranchement en Sicile, ils n'avaient pas tenu compte de cet ordre.
En conséquence, les censeurs leur ôtèrent le cheval que l'État leur
fournissait et les rejetèrent parmi les citoyens de la dernière classe. (An de
R. 501.)
8. La lâcheté a été aussi punie par les censeurs avec une extrême sévérité.
M. Atilius Regulus et L. Furius Philus, informés que le questeur M. Metellus et
un bon nombre de chevaliers romains, après la désastreuse bataille de Cannes,
avaient comploté de quitter l'Italie, leur enlevèrent les chevaux fournis par
l'État et les firent passer dans la dernière classe des citoyens. Ils flétrirent
également d'une note infamante ceux des prisonniers qui, députés par
Hannibal, auprès du sénat pour traiter de l'échange des captifs et n'ayant
pas réussi dans leur demande, n'en restèrent pas moins à Rome. Un Romain se
devait à lui-même de tenir sa parole et la perfidie ne pouvait pas ne pas être
flétrie par un censeur tel que M. Atilius Regulus, dont le père avait mieux
aimé expirer dans les plus horribles tortures que de manquer de parole aux
Carthaginois. Vous voyez dans ces circonstances la censure passer du forum à
l'armée et ne permettre ni de craindre ni de tromper l'ennemi. (An de R. 539.)
9. Voici encore, dans le même genre, deux exemples qu'il me suffira de
mentionner. C. Géta, quoique exclu du sénat par les censeurs L. Metellus et
Cn. Domitius, n'en parvint pas moins, dans la suite, à la censure. (Ans de R.
638, 645.) De même, M. Valerius Messala, flétri par un blâme des censeurs, ne
laissa pas d'obtenir plus tard la puissance censoriale. (An de R. 599.) Cette
note infamante stimula leur vertu : sous le coup de la honte, ils s'appliquèrent
de toutes leurs forces à montrer à leurs concitoyens qu'ils méritaient la
censure plutôt que les sanctions du censeur.
CHAPITRE X
De la majesté
EXEMPLES
ROMAINS
Il y a aussi dans de simples
particuliers une autorité qui s'exerce un peu comme celle des censeurs : c'est
la majesté des grands hommes qui n'a besoin ni d'une estrade élevée, ni d'une
escorte de licteurs pour soutenir son prestige. Elle plaît, elle charme, elle
gagne les cœurs à la faveur de l'admiration publique qui l'enveloppe. L'on
aurait raison de dire qu'elle est l'exercice ininterrompu et toujours heureux
d'une dignité qui se passe des dignités.
1. Quel honneur plus grand aurait-on pu faire à Metellus, consul, que celui
qu'on lui fit comme accusé ? Il se défendait contre une accusation de
concussion : l'accusateur avait requis l'examen de ses registres et on les
faisait circuler parmi les juges pour la vérification d'une inscription. Mais
tout le tribunal détourna ses regards de peur de paraître mettre en doute
quelque détail de ses écritures. Ce n'est pas dans les registres, mais dans la
conduite de Q. Metellus que les juges crurent devoir chercher les preuves d'une
administration irréprochable, considérant comme une indignité d'apprécier,
sur un peu de cire et quelques lignes d'écriture, l'intégrité d'un si grand
homme. (An de R. 641.)
2. Mais est-il étonnant que ses concitoyens aient rendu à Metellus un juste
hommage, quand un ennemi même n'a pas hésité à montrer les mêmes égards
envers le premier Scipion ? Pendant la guerre que le roi Antiochus soutenait
contre les Romains, le fils de Scipion tomba entre les mains de ses soldats. Ce
prince lui fit l'accueil le plus honorable, le combla de présents magnifiques
et, de son propre mouvement, se hâta de le renvoyer à son père, bien qu'à ce
moment même celui-ci redoublât d'efforts pour le chasser de son royaume. Mais,
quoique roi et sous les attaques de l'ennemi, il aima mieux témoigner son
respect pour la grandeur d'un homme si éminent que de satisfaire son
ressentiment. (An de R. 563.)
Lorsque le même Scipion vivait retiré dans sa maison de campagne de Literne,
le hasard y amena dans le même temps plusieurs chefs de pirates, curieux de le
voir. Pensant qu'ils venaient pour lui faire violence, il plaça sur la terrasse
de sa maison une garde composée de serviteurs et il ne pensait qu'à repousser
cette attaque avec courage et par tous les moyens de défense. Les pirates s'en
aperçoivent, et aussitôt, renvoyant leurs soldats et laissant leurs armes, ils
avancent près de la porte et crient à Scipion qu'ils n'en voulaient pas à sa
vie, qu'ils venaient comme admirateurs de sa vertu, qu'ils demandaient comme un
bienfait des dieux la faveur de voir et d'approcher un si grand homme, qu'ils le
priaient de vouloir bien se montrer et qu'il le ferait sans risques devant des
hommes désarmés. Ces paroles furent rapportées par ses gens à Scipion, qui
fit ouvrir les portes et introduire ces étrangers. Ceux-ci, après s'être
inclinés religieusement devant les portes, comme devant l'autel le plus vénéré
et le sanctuaire le plus auguste, saisirent avidement la main de Scipion, la
couvrirent de baisers et après avoir déposé sur le seuil des présents
pareils à ceux que l'on offre ordinairement aux dieux immortels, ils retournèrent
à leurs barques, tout heureux d'avoir vu Scipion (An de R. 567.)
Est-il rien de supérieur à l'action exercée par une grandeur imposante ?
est-il rien aussi de plus doux ? L'admiration que Scipion inspirait suffit pour
apaiser le courroux d'un ennemi et, à son aspect, ces brigands qui étaient
avides de contempler sa personne restèrent saisis d'étonnement Si les astres
venaient à se détacher du firmament et à se présenter aux yeux des hommes,
ils ne seraient pas l'objet d'une plus grande vénération.
3. Mais c'est de son vivant que Scipion reçut cet hommage. Voici celui qui fut
rendu à Paul Émile après sa mort. Au moment où l'on célébrait ses funérailles,
des Lacédoniens de haut rang qui se trouvaient à Rome en qualité
d'ambassadeurs s'offrirent spontanément pour porter son lit funèbre. Et cet
hommage paraîtra plus grand encore, quand on saura que la tête de ce lit funèbre
était ornée de trophées macédoniens. Quelle vénération ne montrèrent-ils
pas pour Paul Emile ! Pour lui faire honneur, ils ne craignirent pas de porter,
sous les yeux du peuple romain, les monuments de leurs défaites nationales. Un
tel spectacle donna à ces funérailles l'aspect d'un second triomphe. Par deux
fois, Paul Emile, la Macédoine te fit apparaître aux yeux de Rome dans tout l'éclat
de la gloire, vivant, porté sur un char orné de ses dépouilles, et mort, porté
sur les épaules de ses ambassadeurs. (An de R. 593.)
4. Ton fils non plus, ce Scipion Émilien que tu avais donné en adoption pour
en faire l'ornement de deux familles, ne manqua pas de recevoir la juste part
d'hommages due à ses hauts mérites. Tout jeune encore, envoyé d'Espagne en
Afrique, par le consul Lucullus, pour y demander du secours, il fut pris par les
Carthaginois et le roi Masinissa pour médiateur, comme s'il eût été un
consul ou un général. Carthage alors était loin de prévoir sa destinée, car
ce jeune homme, honneur de la génération qui se levait, objet de la faveur des
dieux et des hommes, croissait pour sa ruine, afin que la destruction, comme la
prise de cette ville valût aux Cornelii le surnom d'Africains. (An de R. 602.)
5. Que peut-il y avoir de plus malheureux qu'une condamnation et que l'exil ? Néanmoins,
si P. Rutilius fut, à la suite d'un complot de publicains, frappé d'une
condamnation, ils ne purent le dépouiller de sa considération personnelle.
Comme il se rendait en Asie, toutes les villes de cette province envoyèrent des
députés à sa rencontre pour lui offrir un asile. Est-ce bien là un exil ?
vaudrait-il pas mieux dire un triomphe ? (An de R. 660.)
6. C. Marius, tombé dans le plus profond abîme de misère, dut son salut, dans
un péril extrême, à son grand prestige personnel. Alors qu'il était
prisonnier à Minturnes chez un particulier, on envoya pour le tuer un esclave
public de nationalité cimbre. A la vue de ce vieillard sans défense et d'un
extérieur misérable, ce Cimbre resta le glaive à la main sans oser
l'attaquer. Ebloui par l'éclat de sa gloire, il jeta son épée et s'enfuit
stupéfait et tremblant. Sans doute, le malheur des Cimbres vint alors frapper
sa vue et le souvenir de sa nation défaite et détruite brisa son courage. Les
dieux mêmes regardèrent comme une indignité que Marius tombât sous les coups
d'un seul homme de cette nation qu'il avait anéantie tout entière. Les
habitants de Minturnes, subjugués par cette grandeur imposante, l'arrachèrent
au destin cruel qui le tenait déjà enveloppé et serré dans ses liens et ils
lui sauvèrent la vie sans se laisser arrêter par l'appréhension de la
redoutable victoire de Sylla. Leur empressement à le sauver est d'autant plus
remarquable que Marius lui-même pouvait leur donner assez de motifs de crainte
pour les en détourner.
7. M. Porcius Caton aussi, par son courage et son intégrité, inspira au sénat
une grande admiration et un grand respect pour sa personne, et en voici une
preuve. Un jour que, malgré César, alors consul, il occupait toute la séance
à parler contre les fermiers publics, César le fit conduire en prison par le
licteur. Mais le sénat tout entier n'hésita pas à le suivre, ce qui désarma
la fermeté de ce divin génie. (An de R. 694.)
8. Un autre jour qu'il assistait aux jeux Floraux donnés par l'édile Messius,
le peuple n'osa pas devant lui demander que les comédiens quittassent leurs vêtements.
Favonius, son ami intime qui se trouvait assis à ses côtés, le lui fit
remarquer. Aussitôt il sortit du théâtre, ne voulant pas que sa présence empêchât
d'observer la coutume du spectacle. Le peuple salua sa sortie par de vifs
applaudissements et demanda qu'on rendît aux jeux scéniques leur forme
traditionnelle. Il montrait par là plus de respect pour la grandeur du seul
Caton qu'il n'en réclamait pour l'assemblée entière. Quelles richesses, quels
commandements militaires, quels triomphes valurent à Caton un tel hommage ? Ce
grand homme avait peu de bien, des mœurs austères, un petit nombre de clients,
une maison fermée à l'intrigue, une seule illustration du côté paternel, une
physionomie peu prévenante, mais en revanche une vertu de tous points
accomplie. Aussi, veut-on parler d'un citoyen d'une grande vertu, on en exprime
l'idée par le nom de Caton.
EXEMPLES
ETRANGERS
1. Il faut donner aussi quelque place
aux exemples des nations étrangères, afin que, répandus parmi les nôtres,
ils y ajoutent le charme de la variété. Harmodius et Aristogiton, qui tentèrent
de délivrer Athènes de la tyrannie, avaient dans cette cité des statues
d'airain. Quand Xerxès se fut rendu maître de la ville, il fit transporter ces
statues dans ses États. Longtemps après, Seleucus les fit reporter à leur
première place. Comme elles avaient été amenées par mer à Rhodes, les
habitants leur offrirent l'hospitalité aux frais de la ville et allèrent
jusqu'à les placer sur des lits sacrés à la manière des dieux. Rien n'est
plus précieux qu'un pareil souvenir où l'on voit une telle vénération attachée
à du métal de si peu de valeur.
2. Quel honneur Athènes ne rendit-elle pas à Xénocrate qu'illustraient également
sa sagesse et ses vertus ! Appelé comme témoin dans une affaire, il s'était
approché de l'autel pour confirmer par serment, selon l'usage du pays, la vérité
de sa déposition. Mais tous les juges se levant à la fois, déclarèrent qu'il
n'avait pas à prêter serment. Ils ne pensaient pas à s'exempter eux-mêmes de
cette formalité un moment après, en rendant leur jugement, mais ils crurent
devoir en dispenser un homme d'une vertu si pure.
livre I
livre III
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