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QUINTE-CURCE 

LIVRE NEUVIÈME

I. Alexandre, joyeux d'une victoire aussi mémorable, par laquelle il voyait s'ouvrir devant lui les portes de l'Orient, immola des victimes au Soleil. Voulant ensuite animer ses soldats d'une nouvelle ardeur pour les travaux du reste de la guerre, il leur adressa des félicitations publiques, et leur fit entendre, "que tout ce que les Indiens avaient de forces avait succombé dans cette lutte; le reste ne leur préparait qu'un vaste butin, et le pays où ils allaient entrer était signalé par ses richesses fameuses dans tout l'univers. Les dépouilles des Perses n'étaient plus que des objets vulgaires et sans prix. Désormais il allait remplir de perles et de pierreries, d'or et d'ivoire, non pas seulement leurs maisons, mais la Macédoine et la Grèce entière." Les soldats, avides d'argent autant que de gloire, et se souvenant d'ailleurs de n'avoir jamais été trompés par ses promesses, s'engagent à le servir. Il les congédie alors, pleins des plus belles espérances, et donne l'ordre de construire des vaisseaux qui, après qu'il aura parcouru toute l'Asie, doivent lui servir à visiter la mer, limite dernière du monde. Le bois de construction abondait sur les montagnes voisines. Pendant qu'ils travaillaient à en couper, ils trouvèrent des serpents d'une grandeur monstrueuse. Le rhinocéros, animal rare partout ailleurs, se rencontrait aussi dans ces montagnes. Ce sont, du reste, les Grecs qui lui ont donné ce nom; les peuples auxquels cette langue est étrangère le nomment autrement dans leur idiome. Le roi, après avoir bâti deux villes sur les deux rives du fleuve qu'il avait passé, donna à chacun de ses généraux des couronnes et mille pièces d'or; les autres, en proportion de leur grade militaire, ou de l'importance de leurs services, furent aussi récompensés. Abisarès, qui, avant la bataille livrée contre Porus, avait envoyé des ambassadeurs à Alexandre, lui en adressa de nouveaux. Il promettait de se soumettre à tous ses commandements, pourvu qu'il ne l'obligeât pas à se remettre entre ses mains: car il ne pouvait se résigner à vivre sans être roi, et il ne serait plus roi dès qu'il serait captif. Alexandre lui fit répondre que, s'il lui répugnait de venir le trouver, ce serait lui qui l'irait chercher. Laissant ensuite derrière lui Porus et le fleuve, il s'enfonça dans l'intérieur de l'Inde. Des forêts s'étendaient à une distance presque infinie, et répandaient les ombrages de leurs grands arbres, élevés à une hauteur prodigieuse. La plupart des branches, grosses comme des troncs, descendaient jusqu'à terre, où elles se courbaient et se redressaient ensuite, offrant à l'œil le spectacle non plus d'une branche qui se relève, mais d'un arbre qui sort de ses racines. La température y est saine, l'épaisseur des ombrages diminue l'ardeur du soleil, et des sources y répandent l'eau en abondance. Ces bois étaient aussi pleins de serpents, dont les écailles avaient tout l'éclat de l'or. Il n'en est point dont le venin soit plus dangereux; la mort suivait immédiatement leur morsure, jusqu'au moment où un remède fut indiqué par les habitants. De là, en traversant des déserts, on arriva sur les bords du fleuve Hiarotis; une forêt plantée d'arbres autre part inconnus, et remplis de paons sauvages, touchait au fleuve. Poursuivant sa marche, Alexandre prit par blocus une place située à peu de distance, et avec des otages en exigea un tribut. Il arriva ensuite devant une ville considérable pour ce pays, et qui, outre ses murs, avait un marais pour défense. Les Barbares marchèrent à sa rencontre, montés sur des chariots attachés ensemble. Les uns étaient armés de flèches, les autres de piques ou de haches, et ils sautaient lestement de char en char lorsqu'ils voulaient secourir leurs compagnons en danger. Cette nouvelle manière de combattre effraya d'abord les Macédoniens, à qui les blessures arrivaient de loin; mais, méprisant bientôt un moyen de défense aussi grossier, ils se répandirent des deux côtés autour des chariots, et accablèrent de traits les Barbares malgré leur résistance. En même temps le roi ordonna de couper les liens dont les chars étaient attachés, pour qu'on pût les entourer plus facilement un à un; et l'ennemi alors, après avoir perdu huit mille combattants, chercha un refuge dans ses murs. Le lendemain, les échelles furent plantées sur tous les points, et les remparts escaladés;un petit nombre d'habitants durent leur salut à la rapidité de leur fuite. Voyant leur patrie détruite, ils passèrent le marais à la nage, et allèrent porter l'effroi dans les villes voisines, publiant qu'une année invincible, une véritable armée de dieux, était venue les envahir. Alexandre détacha Perdiccas avec quelques troupes légères pour ravager le pays; mit un autre corps d'armée sous les ordres d'Eumène, pour que, de son côté, il forçât aussi les Barbares à la soumission; et lui-même, avec le reste, marcha contre une ville forte, où la population de plusieurs autres du voisinage s'était réfugiée. Les habitants, quoiqu'ils eussent envoyé implorer la clémence du roi, se préparaient néanmoins à la guerre. Une sédition, en effet, s'était élevée parmi le peuple, et avait partagé les esprits: les uns préféraient tout à la honte de se rendre, les autres se croyaient incapables de tenir. Mais, pendant qu'on ne sait rien décider en commun, les partisans de la soumission ouvrent les portes, et introduisent l'ennemi. Alexandre, quoiqu'il eût sujet d'être irrité contre ceux qui avaient conseillé la guerre, pardonna à tout le monde, et, après avoir pris des otages, alla camper devant la ville voisine. Les otages étaient conduits en tête de l'armée. Du haut de leurs murs, les habitants les reconnurent pour leurs compatriotes, et entrèrent en pourparler avec eux. Ceux-ci, par les récits qu'ils leur firent de la clémence du roi et de sa puissance, les déterminèrent à se rendre. Il reçut pareillement la soumission des autres villes. De là, il passa dans le royaume de Sophitès. Cette nation, parmi des Barbares, est distinguée par sa sagesse et par les bonnes coutumes qui la régissent. Les nouveau-nés ne sont pas admis dans la famille, ni élevés selon ce qu'a décidé le caprice de leurs parents: cette décision appartient à des hommes chargés d'examiner la constitution des enfants; s'ils leur trouvent quelque monstruosité ou quelque membre inutile, ils les livrent à la mort. Les mariages ne se font pas d'après la naissance et d'après la noblesse: c'est la beauté qui règle les choix, parce qu'ils pensent qu'elle se reproduira dans les enfants. La capitale de ce peuple, dont Alexandre avait fait approcher ses troupes, était occupée par Sophitès lui-même. Les portes étaient fermées; mais aucun homme en armes ne se montrait sur les murs, ni sur les tours, et les Macédoniens étaient incertains si les habitants avaient abandonné la ville, ou s'ils se cachaient par ruse. Tout à coup une porte s'ouvre, et l'on voit s'avancer, avec ses deux fils déjà adultes, le monarque indien, dont la taille dépassait de beaucoup celle des autres Barbares. Il portait une robe chamarrée d'or et de pourpre, qui lui descendait jusqu'au bas des jambes; ses sandales d'or étaient semées de pierreries; une parure de perles entourait aussi ses poignets et ses bras; de ses oreilles pendaient des diamants d'un éclat et d'une grosseur extraordinaires; son sceptre d'or était orné de béryls: il le présenta au roi, en le priant de l'accepter, et se remit à sa discrétion, lui, ses enfants et son peuple. Il y a dans ce pays des chiens renommés pour la chasse; on dit qu'ils cessent d'aboyer aussitôt qu'ils ont vu la bête, et qu'ils sont surtout ennemis des lions. Pour donner à Alexandre le spectacle de leur vigueur, Sophitès fit lancer sous ses yeux un lion d'une taille prodigieuse, et amener quatre chiens seulement, qui eurent bientôt saisi l'animal: alors un homme, dont c'était l'emploi ordinaire, se mit à tirer la jambe d'un des chiens, attaché avec les autres à sa proie, et, comme il ne venait pas, la lui coupa; n'ayant pu de cette façon même vaincre son opiniâtreté, il lui trancha une autre partie du corps, et, rencontrant toujours un égal acharnement, il lui faisait toujours quelque nouvelle blessure. Au moment même de mourir, ce chien avait encore les dents enfoncées dans la plaie qu'il avait faite au lion: tant la nature a mis dans ces animaux une ardente passion pour la chasse, s'il faut ajouter foi à ce qu'on nous a raconté! Quant à moi, j'en écris plus que je n'en crois; car je ne puis me résoudre, ni à affirmer ce dont je doute, ni à supprimer ce que j'ai entendu dire. Ayant laissé Sophitès dans ses États, le roi se dirigeait vers le fleuve Hypasis, où il fut rejoint par Héphestion, qui était allé soumettre une autre contrée. Phégée régnait sur le peuple voisin. Il ordonna à ses sujets de cultiver leurs terres comme de coutume, et s'avança avec des présents au-devant d'Alexandre, prêt à accomplir toutes ses volontés.

II. Le roi séjourna deux jours chez ce prince; le troisième, il avait résolu de passer le fleuve, entreprise difficile, et parla largeur des eaux, et par les rochers dont le lit était embarrassé. Ayant donc pris auprès de Phégée les renseignements qui lui étaient nécessaires, il sut qu'au-delà du fleuve il y avait une route de onze jours, à travers de vastes déserts; qu'on rencontrait alors le Gange, le plus grand des fleuves de l'Inde; que, sur la rive opposée, habitaient les Gangarides et les Prasiens; que leur roi Aggrammès occupait le passage avec vingt mille hommes de cavalerie, et deux cent mille d'infanterie; qu'en outre il traînait après lui deux mille chars et des éléphants, principal objet de terreur, dont le nombre s'élevait à trois mille. Tout cela paraissait incroyable au roi. Il s'informa donc auprès de Porus, qui l'accompagnait, si ce qu'on lui disait était véritable. Celui-ci assura que ce n'était pas sans raison que l'on vantait les forces de ces peuples et de leur empire; mais que le roi qui les gouvernait était sans nom, et sorti même de la condition la plus basse. Son père, barbier de profession, qui gagnait à peine chaque jour de quoi vivre, avait plu à la reine par son extérieur, qui n'était pas sans agréments. Appelé par elle au premier rang dans la faveur du prince qui régnait alors, il l'avait assassiné, et, sous le titre de tuteur, avait pris possession du trône; bientôt après, il avait fait périr les héritiers de la couronne, et donné naissance au roi maintenant régnant, prince haï et méprisé de ses sujets, et qui se souvenait mieux de la fortune de son père que de la sienne propre. Ce témoignage de Porus jeta l'esprit du roi dans une grande perplexité. L'ennemi et ses éléphants ne l'inquiétaient guère; il redoutait les difficultés des lieux et la grandeur des fleuves. Il lui semblait difficile de poursuivre des peuples relégués presque aux extrémités du monde, et de les arracher de leurs retraites. D'un autre côté, son avidité pour la gloire, et son insatiable désir de renommée ne lui permettaient de reconnaître de barrière ni de distance impossibles à franchir. Puis, il lui arrivait de se demander si les Macédoniens, après avoir parcouru de si vastes espaces, après avoir vieilli sur les champs de bataille et dans les camps, voudraient le suivre à travers tant de fleuves jetés sur son passage, à travers tant d'obstacles élevés par la nature. Riches et chargés de butin, ils aimaient mieux jouir de ce qu'ils possédaient, que de se fatiguer à acquérir encore. Ses soldats n'étaient pas dans les mêmes dispositions que lui. Pour lui, qui embrassait dans sa pensée l'empire du monde, il ne se voyait encore qu'au début de sa carrière; mais eux, fatigués de leurs travaux, ne demandaient qu'à en recueillir au plus tôt le prix, et à se voir au terme de leurs périls. La passion toutefois l'emporta sur la raison, et, ayant assemblé ses troupes, il leur parla à peu près en ces termes:"Je n'ignore point, soldats, que ces jours derniers les peuples de l'Inde ont à dessein répandu une foule de bruits propres à vous effrayer; mais les vaines exagérations du mensonge ne sont point pour vous une nouveauté. C'est ainsi que les gorges de la Cilicie, les plaines de la Mésopotamie, le Tigre et l'Euphrate, que nous avons passés, l'un à gué, l'autre sur un pont, étaient dans les récits des Perses des objets si terribles. Jamais la renommée ne reste pure de tout mélange: il n'est rien qu'elle n'exagère; notre gloire même, toute réelle qu'elle est, fait plus de bruit qu'elle ne nous a coûté d'efforts. À entendre ce qu'on nous disait naguère, et de ces monstrueux animaux, semblables à autant de murailles, et du fleuve Hydaspe, et de cent autres obstacles, tous faussement exagérés, qui eût cru que nous pussions jamais les affronter? Il y a bien longtemps que nous eussions fui l'Asie, s'il avait suffi de fables pour nous vaincre.""Croyez-vous que les troupeaux d'éléphants soient ici plus nombreux que ceux de bœufs en d'autres climats? cet animal n'est-il pas rare, difficile à prendre, et plus difficile encore à apprivoiser? Eh bien, il en est de même du reste des forces ennemies: infanterie, cavalerie, l'exagération en a fait le compte. Quant au fleuve, plus il s'étend en largeur, plus son cours est paisible. Les eaux resserrées entre leurs rives, et comme emprisonnées dans un lit trop étroit, se précipitent en torrents; un large canal leur donne une course plus lente. Tout le péril d'ailleurs est sur la rive, où, à l'instant de débarquer, l'on est attendu par l'ennemi; et, quelle que soit l'étendue du fleuve, pour prendre terre, le risque sera toujours le même. Mais, supposons vrais tous ces rapports, est-ce la grosseur des animaux, ou le nombre des ennemis qui vous effraye? Les éléphants, nous en avons un tout récent exemple, se sont jetés avec plus de fureur contre leurs maîtres que contre nous; des haches et des faux ont mutilé ces corps gigantesques. Qu'importe ensuite que l'on n'en compte pas plus qu'en avait Porus, ou qu'ils soient trois mille, lorsqu'un ou deux blessés suffisent pour mettre les autres en fuite? Peu nombreux, on les gouverne avec peine; rassemblés au nombre de tant de milliers, ils s'écraseront les uns les autres, du moment que leur masse inhabile et pesante ne saura ni rester en place, ni fuir. Pour moi, j'ai toujours fait si peu de cas de ces animaux, que, maître d'en opposer à l'ennemi, je n'ai pas voulu les employer: je savais trop bien qu'ils sont plus dangereux à l'armée où ils combattent qu'à l'armée contraire.""Mais peut-être est-ce cette foule immense d'hommes et de chevaux qui vous épouvante? Il est vrai que vous êtes accoutumés à ne combattre que des ennemis peu nombreux, et que, pour la première fois, vous rencontrerez devant vous une multitude désordonnée. J'en atteste le Granique, témoin du courage invincible des Macédoniens contre des bataillons innombrables; la Cilicie, inondée du sang des Perses; et Arbèles, dont les champs sont jonchés des ossements de ceux que nous avons vaincus. C'est commencer bien tard à compter les légions ennemies, aujourd'hui qu'à force de vaincre vous avez fait de l'Asie une solitude. C'était au moment de traverser l'Hellespont qu'il fallait regarder à notre faible nombre. Maintenant, les Scythes marchent à notre suite; les forces des Bactriens sont à nous; les Dahes et les Sogdiens combattent dans nos rangs. Ce n'est pas toutefois en leurs bandes que je me confie; c'est sur vos bras que se fixent mes regards, c'est votre valeur qui m'assure et me garantit le succès de ce qui me reste à faire. Tant que je me trouverai au milieu de vous sur le champ de bataille, je ne compterai ni mes troupes ni celles des ennemis. Montrez-moi seulement des esprits pleins d'ardeur et de confiance. Nous ne sommes plus à l'entrée de nos travaux et de nos fatigues; nous touchons à leur terme. Nous voilà arrivés aux lieux où se lève le soleil, et sur les bords de l'Océan, si le courage ne nous manque pas; et de là, vainqueurs, après avoir porté nos conquêtes aux extrémités de la terre, nous retournerons dans notre patrie.""Gardez-vous d'imiter le laboureur paresseux qui, par indolence, laisse échapper de ses mains des fruits que la saison a mûris. Et combien ici les récompenses sont plus grandes que les dangers! Le pays est à la fois riche et efféminé, et c'est au pillage que je vous conduis plutôt qu'à la gloire. Les richesses que cette mer apporte sur ses rivages, vous êtes dignes de les remporter dans votre patrie, dignes de ne reculer devant aucune épreuve, de ne faire aucun sacrifice à la crainte. Ainsi donc, par vous-mêmes, et par votre gloire qui vous élève au-dessus de l'humanité, par les services que vous me devez et ceux que je vous dois, je vous supplie, je vous conjure de ne pas abandonner, au moment de toucher les limites du monde, votre élève, votre compagnon d'armes, je ne veux pas dire votre roi.""Jusqu'ici je vous ai commandé; aujourd'hui, c'est une dette que je viens contracter envers vous: et celui qui vous prie, c'est moi, moi qui ne vous ai jamais rien ordonné sans aller le premier m'offrir au péril; qui souvent, au milieu du combat, vous ai couverts de mon bouclier. Ah! ne brisez pas dans mes mains une palme qui, si l'envie n'y met obstacle, égalera ma gloire à celle d'Hercule et de Bacchus; accordez cette grâce à mes prières, et rompez enfin un silence si obstiné. Où sont ces cris, témoignage de votre allégresse? où est ce visage de mes Macédoniens? Je ne vous reconnais plus, soldats, et il semble que je ne sois plus reconnu de vous. Depuis longtemps je ne parle plus qu'à de sourdes oreilles, et je me consume en efforts pour ranimer des esprits. mécontents et abattus."Et comme les Macédoniens, la tête baissée, continuaient de garder le silence: "Je ne sais, reprit-il, de quel tort je me suis, sans le vouloir, rendu coupable envers vous, pour que vous ne daigniez pas même me regarder. Il me semble être seul au milieu d'un désert. Personne qui me réponde; personne qui me fasse entendre même un refus. À qui parlé-je, et que demandé-je? C'est de votre gloire, de votre propre grandeur qu'il s'agit ici. Où sont-ils, ceux que je vis naguère se disputer l'honneur de recevoir entre leurs bras leur roi blessé? Je suis abandonné, délaissé, livré à l'ennemi; mais, seul, je saurai encore poursuivre ma marche. Laissez-moi à la merci des fleuves, de ces monstrueux animaux, de ces nations dont les noms vous font trembler; j'en trouverai d'autres pour me suivre, si vous m'abandonnez. J'aurai avec moi les Scythes et les Bactriens, jadis mes ennemis, aujourd'hui mes soldats. Il vaut mieux mourir que de n'avoir qu'un commandement précaire. Allez, retournez dans vos demeures; partez, glorieux d'avoir délaissé votre roi. Quant à moi, je saurai trouver ici la victoire dont vous avez désespéré, ou une mort honorable.

III. Ces derniers mots même ne purent arracher un mot à aucun des soldats. Ils attendaient que leurs généraux et les premiers de l'armée représentassent au roi qu'épuisés par leurs blessures et les travaux d'une guerre non interrompue, ils ne refusaient pas, mais étaient hors d'état de servir davantage. Cependant, immobiles de crainte, ils tenaient leurs regards fixés contre terre. Un murmure spontané s'éleva d'abord, bientôt après un sourd gémissement; puis, devenue plus libre, leur douleur s'exprima par des larmes, et le roi lui-même, passant de la colère à la compassion, ne put, malgré tous ses efforts, retenir les siennes. Les pleurs n'en coulaient qu'avec plus d'abondance dans toute l'assemblée, lorsque enfin Côènos, au milieu de l'hésitation de tous les autres, osa s'approcher du tribunal, en faisant signe qu'il voulait parler. Aussitôt que les soldats le virent ôter son casque de dessus sa tête, comme il était d'usage pour parler au roi, ils se mirent à l'engager à plaider la cause de l'armée. Alors Côènos prenant la parole: "Nous préservent les dieux, dit-il, de ces coupables pensées! et assurément elles sont loin de nos cœurs. L'esprit de tes soldats est ce qu'il fut toujours, d'aller où tes ordres les appelleront, de combattre, d'affronter les dangers, de verser leur sang pour illustrer ton nom dans la postérité. Si donc tu persistes dans tes projets, nus, sans armes, n'ayant plus de sang dans les veines, partout où tu voudras nous te suivrons, ou même nous te précéderons. Mais, si tu veux entendre le cri de ton armée, un cri qui n'est pas dicté par le mensonge, mais arraché par la dernière nécessité, prête, je t'en conjure, une oreille favorable à des hommes qui ont constamment suivi tes drapeaux et ta fortune, et qui sont prêts, en quelque lieu que tu ailles, à les suivre.""Prince, tu as vaincu, par la grandeur de tes exploits, non seulement tes ennemis, mais encore tes soldats. Tout ce que pouvait faire l'humanité, nous l'avons accompli. Tant de mers et de terres que nous avons parcourues nous sont mieux connues qu'à ceux qui les habitent. Nous nous arrêtons presque aux limites extrêmes du monde. Cependant tu te prépares à passer dans un autre univers, et tu cherches une Inde inconnue aux Indiens eux-mêmes. Tu veux arracher de leurs retraites et du fond de leurs repaires des hommes qui vivent au milieu des bêtes fauves et des serpents, pour embrasser dans ta victoire de plus vastes espaces que le soleil n'en voit dans sa course. Pensée digne, sans doute, de ta grande âme, mais trop haute pour les nôtres! Car, tandis que ton courage ne cessera de grandir, nos forces sont à leur terme.""Regarde ces corps défaillants, percés de tant de coups, défigurés par tant de cicatrices. Déjà nos traits sont émoussés; déjà les armes nous manquent. Nous avons pris le vêtement des Perses, faute de pouvoir en tirer de notre pays; nous nous sommes abaissés jusqu'à prendre un costume étranger. Combien s'en trouve-t-il qui aient une cuirasse? combien qui possèdent un cheval? Fais rechercher tous ceux d'entre nous que leurs esclaves ont suivis, et la part qui reste à chacun du butin. Nous avons tout vaincu, et nous manquons de tout. Et ce n'est pas le luxe dont nous portons la peine; mais nous avons consumé les ressources de la guerre à faire la guerre. Cette armée si belle, iras-tu l'exposer nue et sans défense à des monstres sauvages? Les Barbares, je le sais, nous en ont à dessein exagéré le nombre; mais leur mensonge même nous prouve qu'il est encore considérable. Que si tu es invariablement décidé à pénétrer plus avant dans l'Inde, du côté du midi s'étendent de moins vastes contrées. Après les avoir conquises, tu seras le maître de descendre vers cette mer que la nature a donnée pour limite au séjour de l'homme. Pourquoi aller chercher par un détour la gloire qui se trouve placée sous ta main? Ici, comme là, nous rencontrons l'Océan; et, à moins que tu ne trouves plus de plaisir à promener tes armes errantes, nous sommes parvenus au terme où te conduit ta fortune. J'ai mieux aimé te parler ainsi à toi-même qu'à tes soldats hors de ta présence; non que j'aie prétendu par là gagner la faveur de l'armée qui nous entoure, mais seulement te faire entendre des paroles et des raisons, au lieu de gémissements et de murmures."Dès que Côènos eut cessé de parler, des cris mêlés de pleurs s'élevèrent de toutes parts; on entendait des voix confuses répéter les noms de roi, de père et de maître. Déjà les autres chefs, surtout les vieillards, à qui leur âge donnait un prétexte plus honorable et une plus grande autorité, lui adressaient la même prière. Il était impossible à Alexandre de châtier l'obstination ou de calmer les ressentiments. Ne sachant donc quel parti prendre, il s'élança hors de son tribunal, et fit fermer sa tente, avec défense d'y admettre personne que ceux qui d'ordinaire en avaient l'entrée. Deux jours furent donnés à sa colère; le troisième, il reparut, et fit élever douze autels en pierres carrées, monuments de son expédition. Il ordonna aussi que l'on augmentât l'étendue des lignes du camp, et qu'on y laissât des lits dont les dimensions excédassent la proportion de la taille humaine. Prêtant ainsi à toute chose un aspect gigantesque, il préparait à l'admiration de la postérité de trompeuses merveilles. Retournant ensuite sur ses pas, il vint camper sur les bords de l'Acésinès. Ce fut là que Côènos mourut de maladie. Le roi se montra sensible à sa perte, mais ne put se défendre d'ajouter qu'il avait fait, quelques jours auparavant, une bien longue harangue, comme s'il se fût flatté de revoir seul la Macédoine. Déjà la flotte qu'il avait ordonné de construire était sur l'eau. Memnon, sur ces entrefaites, lui amena de la Thrace un renfort de six mille cavaliers, qu'accompagnaient sept mille hommes d'infanterie envoyés pas Harpale; il avait, en outre, apporté vingt-cinq mille armures garnies d'or et d'argent, qui furent distribuées en place des vieilles que l'on brûla. Prêt à se lancer sur l'Océan avec ses mille voiles, il apaisa les discordes et les anciennes haines qui s'étaient renouvelées entre les deux rois de l'Inde, Taxile et Porus, et les laissa derrière lui, dans leurs États, réconciliés par une solide alliance: tous deux avaient rivalisé de zèle pour l'aider à construire sa flotte. Il bâtit aussi deux villes qu'il appela, l'une Nicée, l'autre Bucéphale, pour honorer, par cette dédicace, le nom et la mémoire du cheval qu'il avait perdu. Il donna ensuite l'ordre que les éléphants et les bagages le suivissent par terre, pendant qu'il descendait le fleuve. Il n'avançait guère que de quarante stades par jour, pour faire, de temps en temps, prendre terre à ses troupes, lorsqu'il trouvait un lieu favorable pour débarquer.

IV. On était arrivé à l'endroit où l'Hydaspe vient se joindre à l'Acésinès. De là il prend son cours vers les frontières des Sibes. Ces peuples racontaient que leurs ancêtres faisaient partie de l'armée d'Hercule, et que, laissés malades par ce conquérant, ils avaient occupé le pays où on les voyait établis eux-mêmes. Ils portaient des peaux de bêtes pour vêtements, pour armes des massues; et, quoique les mœurs grecques se fussent perdues parmi eux, on y reconnaissait encore des traces nombreuses de leur origine. Alexandre débarqua en cet endroit, s'avança de deux cent cinquante stades au cœur du pays; et, après y avoir porté le ravage, en prit, par blocus, la capitale. Une autre nation s'était présentée en armes avec quarante mille fantassins sur la rive opposée: il passa le fleuve, les mit en fuite, et les força jusque dans leurs murailles, où ils s'étaient renfermés: les jeunes gens furent égorgés, le reste de la population vendu. Il alla ensuite entreprendre le siège d'une autre ville; mais, cette fois, la vigoureuse résistance des habitants le fit reculer, et il perdit un grand nombre de Macédoniens. Comme il n'en persistait pas moins dans son entreprise, les assiégés, désespérant de leur salut, mirent le feu aux maisons, et se jetèrent, avec leurs femmes et leurs enfants, parmi les flammes de l'incendie. Leurs mains travaillaient à l'alimenter, pendant que celles des Macédoniens s'efforçaient de l'éteindre; et de là un genre tout nouveau de combat: les habitants détruisaient leur ville, les ennemis la défendaient: tant la guerre peut bouleverser jusqu'aux droits de la nature! La citadelle de cette ville était intacte: le roi y laissa une garnison. Il en fit lui-même le tour par eau: car trois fleuves, les plus grands de l'Inde après le Gange, baignent les murs de cette forteresse. Du côté du septentrion, elle est entourée par les eaux de l'Indus; du côté du midi, par celles de l'Acésinès et de l'Hydaspe. Ces fleuves, en se réunissant, forment des vagues semblables à celles de la mer; et quelquefois le choc de leurs eaux soulève des masses d'un épais limon, qui réduisent à un étroit canal le passage navigable pour les bâtiments. Les flots se succédaient donc avec rapidité, et venaient battre tantôt la proue, tantôt les flancs des navires; les matelots s'efforçaient de gagner terre: mais la peur, en même temps que l'impétueuse violence du torrent, contrariaient leurs manœuvres. Deux bâtiments des plus grands furent submergés, aux yeux de tout le monde: les plus légers, quoiqu'il fût également impossible de les gouverner, furent cependant poussés sur la rive, sans éprouver aucun dommage. Le roi lui-même donna dans des tourbillons très rapides, où son navire, tournoyant sans cesse, était emporté de côté, incapable d'obéir au gouvernail. Déjà il s'était dépouillé de ses vêtements, et allait s'élancer dans le fleuve; ses amis nageaient non loin de là pour le recevoir; mais le danger était également menaçant, soit qu'il se jetât à la nage, soit qu'il continuât à naviguer. Les rameurs redoublèrent donc d'efforts, et tout ce que le bras de l'homme a de force fut employé à rompre les vagues qui se précipitaient de toutes parts. On eût dit que les eaux étaient déchirées sous leurs coups, et que les gouffres reculaient devant eux. Enfin le bâtiment fut dérobé à l'ardeur des eaux, mais sans pourtant gagner la rive: il fallut l'échouer sur un bas-fond, qui en était proche. C'était une sorte de guerre que l'on venait de faire contre le fleuve. Aussi Alexandre fit-il élever pour chaque fleuve un autel, et, après avoir offert un sacrifice, s'avança de trente stades. On entra dans le pays des Sudraques et des Malliens, peuples d'ordinaire en guerre l'un avec l'autre, mais que la communauté du péril avait alors réunis. Ils avaient une infanterie de quatre-vingt-dix mille jeunes gens sous les armes, et, en outre, dix mille chevaux avec neuf cents chars. Les Macédoniens, qui s'étaient crus au terme de toutes leurs épreuves, lorsqu'ils virent qu'une nouvelle guerre leur restait à commencer contre les nations les plus belliqueuses de l'Inde, furent frappés d'une crainte panique, et se remirent à éclater contre le roi en clameurs séditieuses: "On avait été forcé, disaient-ils, de renoncer au Gange et aux contrées au-delà de ce fleuve: et cependant la guerre n'était pas finie; elle avait seulement changé de théâtre. On les poussait contre des peuplades indomptées, et leur sang aller couler pour ouvrir à leur roi une route vers l'Océan. Entraînés par-delà le cours des astres et du soleil, ils allaient se perdre dans des pays dont la nature avait dérobé la vue aux yeux des humains; avec de nouvelles armes, c'était toujours pour eux de nouveaux ennemis. Et quand ils les auraient tous battus ou mis en fuite, quelle récompense les attendait? des brouillards, des ténèbres, et une mer enveloppée dans une nuit perpétuelle; des abîmes remplis de monstres énormes; des eaux immobiles, sur lesquelles la nature épuisée n'avait plus d'action. Le roi, tourmenté de l'inquiétude de ses soldats, non de la sienne, les réunit en assemblée, et leur dit, "que les peuples, objet de leur effroi, étaient inhabiles à la guerre; que c'était désormais le dernier obstacle qui leur restait à vaincre; qu'ils auraient alors traversé la terre dans toute son étendue, et toucheraient à la borne du monde, en même temps que de leurs travaux. Qu'il avait cédé à la crainte que leur inspiraient le Gange et les nombreuses nations situées au-delà de ce fleuve, qu'il avait pris un autre chemin, où, avec moins de danger, il y avait autant de gloire. Que déjà ses regards découvraient l'Océan, déjà l'air de la mer venait souffler sur leurs visages; qu'ils ne lui enviassent pas cet honneur auquel il aspirait. En aidant leur roi à dépasser les limites d'Hercule et de Bacchus, ils lui donneraient, à bien peu de frais, une renommée immortelle. Qu'ils lui permissent enfin de sortir de l'Inde et de n'en pas fuir."C'est l'ordinaire de toute assemblée, surtout de gens de guerre, de se laisser emporter à de rapides changements. Aussi, arrêter une sédition ne coûte-t-il guère plus que de la faire naître. Jamais son armée ne lui avait répondu par les cris d'un plus vif enthousiasme: ils lui demandaient de les mener au combat avec la protection des dieux, d'égaler sa gloire à celle des héros dont il s'était fait le rival. Charmé de ces acclamations, Alexandre marcha sur-le-champ à la rencontre des ennemis. C'étaient les peuples les plus puissants de l'Inde, et ils se préparaient vigoureusement à la guerre. Ils avaient choisi, parmi les Sudraques, un chef d'une valeur éprouvée. Celui-ci établit son camp au pied d'une montagne, et fit allumer une longue ligne de feux, pour grossir ses forces aux yeux de l'ennemi: en même temps il essaya, mais sans succès, par des cris et des hurlements poussés par intervalle, d'une manière particulière à ces Barbares, de jeter la terreur parmi les Macédoniens endormis. Déjà le jour commençait à poindre, lorsque le roi, plein de confiance et d'espoir, commande à ses soldats, tout prêts à le suivre, de prendre les armes et de marcher au combat. Mais, soit crainte, soit effet d'une sédition subite dans leur camp, les Barbares prirent aussitôt la fuite. Ce qui est certain, c'est qu'ils se jetèrent dans des montagnes escarpées et d'un accès difficile. Le roi poursuivit inutilement leur corps d'armée, et ne resta maître que de leurs bagages. Il arriva ensuite devant la ville des Sudraques, où la plupart s'étaient réfugiés, n'ayant guère plus de confiance dans leurs murailles que dans leurs armes. Déjà il se préparait à l'attaquer, lorsqu'un devin lui conseilla de ne point s'y hasarder, ou tout au moins de différer le siège: car, d'après les présages, il y avait danger pour sa vie. Alexandre, se tournant vers Démophon (c'était le nom du devin): "Si quelqu'un, lui dit-il, venait t'interrompre ainsi au milieu des pratiques de ton art, lorsque tes regards sont fixés sur les entrailles des victimes, il me semble que tu le trouverais importun et fâcheux. - Sans doute, répondit celui-ci. - Eh bien donc, reprit Alexandre, crois-tu que, lorsque j'ai sous les yeux de si grands événements, et non des entrailles d'animaux, il puisse me survenir de pire contretemps qu'un devin avec ses rêves superstitieux?" Et sans perdre un instant de plus, que celui de lui répondre, il fit planter ses échelles; puis, comme on tardait à le suivre, il s'élança sur le haut de la muraille. Le couronnement de ce mur était étroit: la partie supérieure n'en était pas, comme d'ordinaire, hérissée de créneaux; mais un simple parapet, qui régnait tout autour, servait de barrière. Le roi se cramponnait donc, plutôt qu'il ne se tenait, au bord de la muraille, parant avec son bouclier les traits qu'on lui lançait de côté et d'autre: car, de toutes parts, on le visait du haut des tours. Et il était impossible à ses soldats de le rejoindre, écrasés qu'ils étaient par les traits qui pleuvaient sur eux. Enfin, la honte l'emporta sur la grandeur du péril; ils voyaient que leur lenteur livrait le roi aux ennemis. Mais leur empressement même retarda les secours qu'ils voulaient lui porter. Luttant de vitesse pour arriver en haut, ils chargèrent les échelles, qui ne purent résister à leur poids; et leur chute trompa l'unique espoir qui restât au roi: c'est ainsi qu'à la vue d'une si puissante armée, il restait délaissé comme dans une entière solitude.

V. Déjà sa main gauche, avec laquelle il portait son bouclier au-devant des coups, commençait à se fatiguer: ses amis lui criaient de sauter au milieu d'eux, et se tenaient prêts à le recevoir; quand il hasarda une action incroyable et sans exemple, beaucoup plus propre à accroître son renom de témérité que sa gloire: il s'élança d'un saut au milieu de la ville remplie d'ennemis. À peine pouvait-il espérer d'y périr en combattant, et non sans vengeance: car, avant qu'il se relevât, on pouvait courir sur lui et le prendre vivant. Mais, par un heureux hasard, il avait sauté de manière à tomber sur ses pieds: il put donc tout d'abord combattre debout; et la fortune lui avait ménagé l'avantage de n'être point enveloppé. Non loin du mur, un vieil arbre étendait ses branches revêtues d'un épais feuillage, comme pour offrir un abri au roi: il s'adossa au large tronc de cet arbre, pour éviter d'être investi, recevant sur son bouclier les traits qu'on lui lançait en face. Car, parmi tant de bras armés de loin contre un seul homme, aucun n'osait l'attaquer de près; et il se perdait plus de traits dans les branches, qu'il n'en tombait sur son bouclier. Ce qui combattait pour le roi, c'était d'abord l'effroi de son nom, partout célèbre; c'était ensuite le désespoir, ce puissant encouragement à chercher une mort glorieuse. Mais le nombre des ennemis allait toujours croissant, et déjà son bouclier était chargé d'une multitude de dards; déjà les pierres avaient brisé son casque, et ses genoux, épuisés par une si longue fatigue, se dérobaient sous lui. À cette vue, ceux des ennemis qui se tenaient le plus près, accoururent sur lui pleins d'audace et sans aucune précaution; mais il en reçut deux si vigoureusement avec son épée, qu'ils tombèrent morts à ses pieds; et il ne s'en trouva plus qui eussent le courage de l'attaquer d'aussi près: ils lui envoyaient de loin des javelots et des flèches. Exposé à tous les coups, c'était à grand-peine qu'il soutenait son corps appuyé sur ses jarrets, lorsqu'un Indien lui lança une flèche de deux coudées (car, ainsi que nous l'avons dit, les flèches indiennes étaient de cette longueur), de manière à traverser sa cuirasse un peu au-dessus du côté droit. Abattu par cette blessure et perdant son sang à grands flots, il laissa aller ses armes, comme s'il se fût senti mourir; et tel était son épuisement, que sa main même n'eut pas la force d'arracher le trait. L'homme qui l'a blessé, transporté de joie, accourt aussitôt pour le dépouiller; mais, dès qu'il a senti une main sur son corps, indigné sans doute de ce dernier outrage, Alexandre ranime ses esprits défaillants, et, soulevant son épée, la plonge dans le flanc découvert de son ennemi. Autour du roi gisaient trois corps privés de vie, objets de stupeur pour les autres qui se tenaient à distance. Voulant, avant que le dernier souffle l'abandonnât, périr au moins en combattant, il essaya de se soulever sur son bouclier; mais ses forces se refusèrent à ce dernier effort, et il se prit aux branches qui pendaient au-dessus de lui, pour se dresser, s'il se pouvait, sur ses pieds. Avec cet appui même, son corps ne pouvait se soutenir, et il retomba sur ses genoux, défiant de sa main les ennemis, s'il s'en trouvait d'assez hardis pour l'attaquer. Enfin Peucestès, après avoir, sur un autre point de la ville, culbuté les assiégés, arrive jusqu'au roi, en suivant la trace de ses pas sur la muraille. À sa vue, Alexandre, qui n'attendait plus de lui des secours, mais des consolations à l'heure de mourir, laisse tomber sur son bouclier ses membres défaillants. Bientôt survient Timée, puis Léonnatus, et Aristonus après lui. Les Indiens, de leur côté, quand ils savent que le roi est dans leurs murailles, abandonnent leurs postes pour accourir où il est, et attaquer vivement ses défenseurs. Timée, l'un d'eux, après avoir reçu par devant plusieurs blessures, et combattu avec vaillance, tomba sans vie; Peucestès, percé de trois javelots, couvrait cependant de son bouclier, non sa personne, mais celle du roi; Léonnatus, en repoussant les Barbares, qui le chargeaient avec fureur, reçut à la tête un coup violent, qui l'étendit à demi-mort aux pieds d'Alexandre. Déjà même Peucestès, épuisé par ses blessures, lâchait son bouclier: il n'y avait plus d'espoir que dans Aristonus; et lui-même, grièvement blessé, ne pouvait plus longtemps faire face à tant d'ennemis à la fois. Cependant le bruit s'était répandu parmi les Macédoniens, que le roi était mort. Ce qui en eût épouvanté d'autres ne fit que les animer: oubliant dès lors tout danger, ils abattirent le mur à coups de hache, et, se précipitant dans la ville par la brèche qu'ils avaient ouverte, ils firent un affreux carnage des Indiens, plus empressés de fuir que de combattre. Vieillards, femmes, enfants, nul n'est épargné: tout ce qu'ils rencontrent est coupable à leurs yeux d'avoir frappé le roi; enfin le massacre universel des ennemis donna une juste satisfaction à leur colère. Ptolémée, qui depuis fut roi, se trouva dans cette mêlée, s'il faut en croire Clitarque et Timagène; mais lui-même, que sans doute on n'accusera pas d'être contraire à sa propre gloire, rapporte qu'il était absent, ayant été détaché pour une autre expédition: tant il y a eu dans ceux qui ont rassemblé les anciens monuments de l'histoire, d'indifférence, ou, ce qui n'est pas un moindre défaut, de crédulité!Quand on eut reporté le roi dans sa tente, les médecins coupèrent le bois de la flèche qui lui était entrée dans le corps, en ayant soin de ne pas ébranler le fer. Lorsque ensuite on lui eut ôté ses vêtements, ils observèrent que la pointe de l'arme avait des crochets, et qu'il n'y avait moyen de l'extraire sans danger, qu'en taillant la plaie pour l'agrandir. Mais ils craignaient qu'au milieu de cette opération le sang ne vint à couler avec trop d'abondance: car le fer s'était enfoncé profondément et semblait avoir pénétré jusque dans les entrailles. Critobule était un médecin d'un rare savoir; mais ici la grandeur du péril l'effrayait; il n'osait mettre la main à l'œuvre, de peur de voir retomber sur sa tête les conséquences d'une cure malheureuse. Ses larmes, son effroi, la pâleur que l'inquiétude répandait sur son visage, frappèrent les regards du roi: "Qui te retient? lui dit-il; qu'attends-tu, et pourquoi ne pas me délivrer au plus vite de mes souffrances, puisque aussi bien je dois mourir? Crains-tu qu'on ne te fasse un crime de ma mort, lorsque la blessure que j'ai reçue est incurable?" Critobule, à la fin, délivré de sa crainte, ou la dissimulant, se mit à le prier de se laisser tenir, pendant qu'il arracherait le fer; le moindre mouvement pouvait en effet lui devenir fatal. Le roi lui assura qu'il n'y avait aucun besoin de mains pour le tenir; et, selon ce qui lui était prescrit, il présenta à l'opération son corps immobile. À peine la plaie eut-elle été élargie, et le fer retiré, que le sang commença à couler en grande abondance; le roi s'évanouit, un brouillard se répandit sur ses yeux, et son corps était étendu comme s'il eût été près de mourir. Cependant le sang coulait, sans qu'aucun remède pût l'arrêter, et ce n'étaient que cris et gémissements parmi les amis du roi, persuadés qu'il était mort. Enfin l'hémorragie cessa; le roi reprit peu à peu ses esprits, il commença même à reconnaître ceux qui l'entouraient. Pendant ce jour entier, et la nuit qui le suivit, les soldats, en armes, assiégèrent la tente du roi, témoignant tout haut que c'était par lui seul qu'ils vivaient tous: et ils ne se retirèrent qu'avec la nouvelle qu'il prenait un peu de repos. Ils rapportaient par là dans le camp l'espérance mieux fondée de sa guérison.

VI. Au bout de sept jours, la blessure était guérie; mais la cicatrice n'était point fermée encore, lorsque le roi apprit que le bruit de sa mort était répandu parmi les Barbares. Faisant donc attacher deux barques ensemble, et dresser sa tente au milieu pour l'exposer à tous les regards, il se fit voir ainsi à ceux qui le croyaient mort. Son aspect détruisit les espérances que cette fausse nouvelle avait données aux ennemis. Il descendit ensuite le fleuve, tenant son navire un peu en avant du reste de sa flotte, pour éviter que le battement des rames troublât le repos encore nécessaire à sa faiblesse. Quatre jours après qu'il se fut embarqué, il arriva dans un pays abandonné de ses habitants, mais riche en grains et en bestiaux: ce lieu lui parut convenable pour s'y reposer avec son armée. Il était d'usage que les premiers d'entre ses amis et les gardes de sa personne veillassent à la porte de la tente du roi, toutes les fois qu'il était malade. Fidèles encore alors à cette coutume, ils entrent tous à la fois dans sa chambre. Alexandre, en les voyant arriver ensemble, craint qu'ils ne lui apportent quelque fâcheuse nouvelle, et leur demande s'ils viennent lui annoncer l'approche de l'ennemi. Alors Cratère, chargé de lui apporter les prières de ses amis, prit la parole:"Crois-tu donc, lui dit-il, que l'arrivée des ennemis, eussent-ils déjà le pied dans nos retranchements, nous donnât plus d'inquiétude que le soin de ta vie, dont tu es maintenant si dédaigneux? Que toutes les nations réunies conspirent contre nous; qu'elles remplissent de leurs armes et de leurs guerriers l'univers entier; qu'elles couvrent la mer de leurs flottes; qu'elles amènent contre nous des animaux monstrueux, avec toi nous serons invincibles. Mais cet appui, cet astre de la Macédoine, quel dieu peut nous en garantir la durée, lorsque tu te jettes avec tant d'ardeur au-devant des dangers les plus manifestes, oubliant que tu exposes la vie de tant de milliers de tes compatriotes? Qui de nous, en effet, voudrait te survivre? qui le pourrait? Nous sommes arrivés si loin en suivant tes drapeaux et ta fortune, qu'il n'y a plus de retour pour nous, qu'avec toi, dans nos foyers. Que si tu en étais encore à disputer l'empire des Perses à Darius, on n'approuverait pas, mais on pourrait au moins concevoir la bouillante audace qui t'entraîne au milieu de tous les périls: car, lorsque la récompense est égale au danger, le succès porte avec lui de plus riches avantages, l'adversité de plus grandes consolations. Mais qu'au prix de ta tête tu achètes un misérable bourg, qui pourrait le souffrir, je ne dirai pas parmi tes soldats, mais même parmi les nations barbares qui ont connu ta grandeur? Je frémis d'horreur au souvenir de ce que nous vîmes, il y a quelques jours. Je tremble de rappeler que les plus lâches des hommes allaient porter les mains sur ce corps invincible pour le dépouiller, si la fortune, prenant pitié de nous, ne t'eût conservé au milieu de ce fatal abandon. Nous sommes autant de traîtres, autant de déserteurs, qu'il y en a parmi nous qui n'ont pu te suivre. Tu peux noter d'infamie tous tes soldats; personne ne refusera d'expier une faute que personne cependant n'a pu ne pas commettre. Mais, nous t'en supplions, veuille nous témoigner autrement ton mépris. Nous irons partout où tes ordres nous appelleront: les guerres obscures, les combats sans gloire, nous les réclamons pour nous; mais toi, sache au moins te réserver pour des dangers qui sont dignes de ta grandeur. La gloire acquise contre un ennemi méprisable passe bien vite; et il n'y a rien de plus indigne que de la prodiguer là où l'on ne peut la faire paraître avec éclat."Ptolémée lui tint à peu près le même langage. Tous, confondant leurs voix, le suppliaient de modérer enfin cette soif de renommée qu'il avait satisfaite outre mesure, et de songer à sa conservation, qui était celle de son peuple. Le roi fut sensible à ce témoignage de l'attachement de ses amis; il les embrassa affectueusement les uns après les autres, les fit asseoir, et, reprenant les choses de plus haut: "O vous, leur dit-il, les plus fidèles des sujets, les plus tendres des amis, grâces vous soient rendues! Je ne vous suis pas seulement reconnaissant du sacrifice que vous faites aujourd'hui de votre conservation à la mienne, mais de ce dévouement dont vous ne m'avez refusé aucun gage, aucune preuve, depuis les commencements de la guerre. Aussi, dois-je l'avouer, jamais la vie ne m'a été si chère qu'elle me l'est devenue par l'espoir de jouir longtemps de votre affection. Cependant ma pensée n'est pas la même que celle des braves qui demandent à mourir pour moi, et dont mon courage a mérité, je crois, le généreux dévouement. Ce que vous désirez, en effet, c'est de tirer de moi des avantages durables, peut-être même perpétuels: moi, au contraire, ce n'est pas au nombre des années, c'est à la gloire que je mesure ma carrière. J'aurais pu, content de l'héritage paternel, et me renfermant dans la Macédoine, attendre au sein de l'oisiveté une vieillesse obscure et sans nom; quoique, à vrai dire, les lâches ne règlent pas à leur gré les destinées, et que souvent on voit ceux qui prisaient par-dessus tout une longue vie, atteints d'une mort prématurée. Mais moi, qui compte mes victoires et non pas mes années, si je sais bien calculer les faveurs de la fortune, j'ai longtemps vécu. D'abord maître de la seule Macédoine, je possède la Grèce; j'ai soumis la Thrace et l'Illyrie; je commande aux Triballes et aux Mèdes; l'Asie enfin m'appartient depuis les bords de l'Hellespont jusqu'à ceux de la mer Rouge. Arrivé, pour ainsi dire, aux limites du monde je vais les franchir, et j'ai résolu de m'ouvrir une autre nature, un autre univers. Le court espace d'une heure m'a transporté de l'Asie en Europe: vainqueur de ces deux continents dans la neuvième année de mon règne et la vingt-huitième de mon âge, pensez-vous que je puisse renoncer à ce culte de la gloire auquel j'ai voué ma vie? Non, je ne manquerai point à ma destinée, et, partout où je combattrai, je me croirai sur le théâtre de l'univers; j'ennoblirai les lieux inconnus; j'ouvrirai à toutes les nations des contrées que la nature avait reculées loin d'elles: succomber au milieu de ces travaux, si tel est l'arrêt du destin, est un sort glorieux; et je suis d'un sang à devoir préférer une vie pleine à une longue vie. Rappelez-vous, je vous en conjure, que nous sommes dans des pays où le nom d'une femme est devenu à jamais célèbre par son courage. Que de villes a fondées Sémiramis! que de nations elle a soumises à son pouvoir! que de grands travaux elle a accomplis! Nous n'avons pas encore égalé la gloire d'une femme, et déjà nous sommes rassasiés de renommée! Que les dieux nous favorisent, et de plus grandes choses nous restent à faire. Mais, pour atteindre le but que nous nous proposons, il faut que nous ne trouvions rien de petit dans tout ce qui peut devenir pour nous une source de gloire. Garantissez-moi seulement de la trahison intérieure et des attentats domestiques, je saurai bien affronter intrépidement la guerre et ses hasards. Philippe a trouvé plus de sûreté sur le champ de bataille que dans l'enceinte d'un théâtre; échappé cent fois aux mains de l'ennemi, il ne put se soustraire aux coups des siens: rappelez-vous les autres rois; vous en trouverez un plus grand nombre immolés par leurs sujets que par l'ennemi.""Au reste, puisque, maintenant, se présente l'occasion de vous découvrir un projet que j'ai longtemps médité, la plus grande récompense de mes fatigues et de mes travaux sera de voir consacrer à l'immortalité, quand elle sortira de la vie, ma mère Olympias. Si je puis, je lui rendrai moi-même cet hommage; si le destin m'enlève avant elle, rappelez-vous que je vous ai confié ce soin." Il congédia alors ses amis, et, pendant plusieurs jours, resta campé dans le même endroit.

VII. Tandis que ces choses se passaient dans l'Inde, les soldats grecs que le roi avait distribués en colonies autour de Bactres, à la suite d'une querelle survenue entre eux, s'étaient mis en révolte. C'était moins toutefois par animosité contre Alexandre, que par crainte des supplices. En effet, ayant fait périr quelques-uns de leurs compatriotes, ceux qui étaient les plus forts commencèrent à prendre confiance dans leurs armes; et, s'étant rendus maîtres de la citadelle de Bactres, qui leur parut être gardée plus négligemment que de coutume, ils avaient entraîné les Barbares eux-mêmes dans leur défection. Leur chef était Athénodore, qui même avait pris le titre de roi, moins par ambition que par le désir de retourner dans sa patrie, avec ceux qui reconnaissaient son autorité. Un certain Biton, Grec comme lui, mais que la jalousie faisait son ennemi, conspira sa perte, et, l'ayant invité à un repas, l'y fit assassiner par Boxus, Bactrien de nation. Le lendemain, Biton rassemble les soldats, et parvient à persuader au plus grand nombre qu'Athénodore a le premier cherché à le perdre; mais les autres soupçonnent sa trahison, et peu à peu ce soupçon gagne presque tous les esprits. Les Grecs prennent les armes, décidés à tuer Biton, si l'occasion s'en présente; mais la voix des chefs calma la colère de la multitude. Arraché, contre toute espérance, au danger qui le menaçait, Biton ne tarda pas à méditer la perte de ceux à qui il devait son salut: sa perfidie fut découverte, et on l'arrêta, ainsi que Boxus. Boxus fut condamné à mourir sur-le-champ; on voulut aggraver le supplice de Biton par les tortures. Déjà il commençait à les subir, lorsque les soldats grecs, sans que l'on en sache la cause, courent aux armes, agités d'une sorte de transport frénétique. En entendant ce bruit, les hommes chargés de torturer Biton l'abandonnèrent; ils craignaient que la multitude, avec ses cris tumultueux, ne vînt s'opposer à l'exécution. Biton, nu comme il l'était, va se présenter aux Grecs: l'aspect déplorable de ce malheureux destiné au supplice, fit dans les esprits une soudaine révolution, et ils le remirent en liberté. Sauvé ainsi pour la seconde fois du supplice, il partit avec ceux qui abandonnèrent les colonies que le roi leur avait assignées pour séjour, et retourna dans sa patrie. Tels furent les événements qui se passèrent aux environs de Bactres et sur la frontière de la Scythie. Cependant, cent députés des deux nations dont nous avons parlé plus haut, étaient venus trouver le roi. Montés tous sur des chars, ils se faisaient remarquer par leur haute taille, leur bonne mine, et l'éclat de leurs habits brodés d'or et enrichis de pourpre. Ils venaient lui annoncer qu'ils se remettaient sous son obéissance, avec leurs villes et tout leur territoire; que pour la première fois ils faisaient l'abandon de leur liberté inviolable pendant des siècles, et la confiaient à sa loyauté et à sa puissance: c'étaient les dieux, et non pas la crainte, qui leur conseillaient la soumission, puisque aussi bien ils avaient encore toutes leurs forces au moment où ils acceptaient le joug. Le roi, après avoir tenu conseil, accepta leur soumission, en leur imposant le même tribut que ces peuples payaient aux Arachosiens; il leur demanda, en outre, deux mille cinq cents cavaliers; et les Barbares acquittèrent ponctuellement toutes ces charges. Ayant ensuite invité à sa table les députés de ces nations et leurs petits rois, il ordonna que l'on préparât un festin magnifique. Cent lits d'or étaient placés à peu de distance les uns des autres; autour de ces lits étaient tendues des tapisseries resplendissantes d'or et de pourpre: tout ce que le vieux luxe des Perses ou le nouveau génie des Macédoniens avaient inventé dans l'art de la corruption, fut étalé à ce festin, comme pour donner le spectacle des vices réunis des deux nations. Parmi les convives étaient l'Athénien Dioxippe, athlète fameux, connu et aimé du roi à cause de sa force extraordinaire. Des envieux et des méchants l'accusaient, moitié sérieusement, moitié par plaisanterie, de suivre l'armée comme un animal inutile, que la graisse surchargeait, et dont l'unique soin, pendant qu'on livrait bataille, était de se frotter d'huile et de préparer son estomac à la bonne chère. Le Macédonien Horratas, échauffé par le vin, se mit à lui adresser à table ces mêmes reproches, et le défia, s'il avait du cœur, de se mesurer le lendemain avec lui, l'épée à la main. Le roi, ajoutait-il, serait enfin juge de la témérité de l'un ou de la lâcheté de l'autre. Dioxippe, tout en accueillant avec mépris ce trait de fanfaronnade militaire, accepta le défi. Le lendemain, Alexandre leur voyant plus d'ardeur encore à réclamer le combat, sans que rien pût les en détourner, leur permit de vider leur différend. Ce spectacle avait rassemblé une foule considérable de soldats, et parmi eux les Grecs, tous favorables à Dioxippe. Le Macédonien s'était revêtu d'une armure complète: il portait de la main gauche un bouclier d'airain et une pique, de celles qu'on appelle sarisses; de la main droite, un javelot, et au côté une épée, comme s'il eût eu à combattre à la fois plusieurs ennemis. Dioxippe, luisant d'huile, et une couronne sur la tête, tenait de la main gauche un manteau d'un rouge éclatant, de la droite un gros bâton noueux. Cette circonstance même avait jeté tous les esprits dans l'attente. En voyant un homme nu affronter un ennemi armé, on ne trouvait pas que ce fût de la témérité, mais de la folie. Aussi le Macédonien, se croyant sûr de le tuer de loin, lui lança son javelot: Dioxippe l'évita par un léger mouvement de corps; puis, sans laisser le temps à son adversaire de faire passer sa pique de la main gauche dans la droite, il s'élança vers lui, et d'un coup de bâton la lui brisa en deux. Ayant ainsi perdu ses deux armes, le Macédonien se mettait en devoir de tirer son épée, quand Dioxippe le saisit, le serre entre ses bras, et, lui faisant perdre terre, le renverse à ses pieds: il lui arrache alors son épée, lui met le pied sur la gorge, et, brandissant son bâton, il allait en écraser la tête du vaincu, si le roi ne l'en eût empêché. L'issue de ce combat déplut aux Macédoniens et mécontenta Alexandre lui-même, surtout parce que les Barbares y avaient assisté: il craignait que la valeur si renommée des Macédoniens ne fût plus pour eux qu'un objet de risée. Les oreilles du roi en devinrent plus facilement ouvertes aux imputations de la haine. Peu de jours après, dans un festin, une coupe d'or fut enlevée à dessein, et les serviteurs du roi, comme s'ils eussent perdu ce qui avait été détourné parleurs mains, vinrent l'en informer. L'innocent qu'on fait rougir a souvent moins d'assurance que le coupable même: Dioxippe ne put supporter les regards de l'assemblée qui le désignaient comme le voleur; et, quittant la table, il écrivit une lettre pour être remise au roi, et se tua d'un coup d'épée. Le roi fut sensible à sa mort, qui lui parut un témoignage d'indignation, et non de remords, surtout lorsque la fausseté de l'accusation fut démontrée par l'excessive joie de ses envieux.

VIII. Les députés indiens, que l'on avait renvoyés chez eux, revinrent peu de jours après avec des présents. C'étaient trois cents chevaux, mille trente quadriges, un certain nombre de vêtements de lin, mille boucliers indiens, avec du fer-blanc pour la valeur de cent talents, des lions et des tigres d'une grandeur extraordinaire, les uns et les autres apprivoisés, enfin des peaux de grands lézards et des écailles de tortues. Le roi commanda ensuite à Cratère de conduire l'armée non loin du fleuve, sur lequel il devait naviguer lui-même; et, faisant monter avec lui sur les navires son escorte ordinaire, il descendit le courant jusqu'aux frontières des Malliens. De là, il arriva chez les Sabarques, nation puissante de l'Inde, soumise au gouvernement populaire, et non à des rois: leur infanterie montait à soixante mille hommes, leur cavalerie, à six mille; à la suite de ces troupes venaient trois cents chars. Ils avaient choisi pour chefs trois guerriers d'une valeur éprouvée. Cependant les habitants des campagnes les plus rapprochées du fleuve (car dans ce pays les villages sont nombreux, surtout le long de la rive) n'eurent pas plutôt aperçu, aussi loin que leurs regards pouvaient s'étendre, le fleuve couvert de navires, et les armes resplendissantes de tant de milliers d'hommes qu'effrayés de ce spectacle nouveau pour eux, ils crurent voir arriver une armée de dieux, et un autre Bacchus, nom fameux dans leurs contrées. Le cri des soldats, le battement des rames, les voix confuses des matelots commandant la manœuvre, remplissaient leurs oreilles épouvantées. Ils courent donc, tous ensemble, vers leurs compatriotes sous les armes; ils leur crient "que ce sont des insensés, qui vont combattre avec des dieux; qu'il est impossible de compter les vaisseaux qui portent ces ennemis invincibles." Ils répandirent par là dans leur armée une si grande terreur, que des députés furent sur-le-champ envoyés pour porter la soumission de la nation entière. Alexandre reçut leurs serments, et quatre jours après il arriva chez de nouveaux peuples. Ceux-ci n'eurent pas plus le courage de lui résister que les autres. Il fonda, parmi eux, une ville à laquelle il donna le nom d'Alexandrie, et entra sur le territoire des Musicains. Là, il prit connaissance de l'affaire du satrape Térioltès, qu'il avait donné pour gouverneur aux Parapamisades, et qui était accusé par eux. Ce Barbare ayant été convaincu d'une foule d'exactions et d'actes de tyrannie, il le fit mettre à mort. Oxyartès, qui commandait en Bactriane, fut non seulement absous, mais récompensé par un gouvernement plus étendu. Ayant ensuite soumis le pays des Musicains, il mit une garnison dans leur capitale. Il passa de là chez les Prestes, autre nation indienne. Porticanus, qui en était roi, s'était enfermé dans une place forte, avec un corps de troupes considérable. Alexandre l'emporta d'assaut, après trois jours de siège. Porticanus, réfugié dans la citadelle, envoya des députés au roi pour traiter de sa soumission; mais avant qu'ils fussent arrivés, deux tours s'écroulèrent avec un grand fracas, et, à travers leurs ruines, les Macédoniens s'élancèrent dans la citadelle: elle fut prise, et Porticanus périt en la défendant avec une poignée de soldats. Alexandre la fit raser, vendit tous les prisonniers, et entra dans les États du roi Sambus. Plusieurs villes se soumirent volontairement: la plus forte du pays fut prise au moyen d'une mine. Ce fut là une sorte de prodige aux yeux des Barbares, étrangers à tous les ouvrages militaires: au milieu de leur ville, ils voyaient l'ennemi sortir de terre, sans que la trace d'aucun souterrain, creusé auparavant, frappât leurs regards. Quatre-vingt mille Indiens furent égorgés dans ce pays, au rapport de Clitarque, et un grand nombre de captifs furent vendus à l'encan. Les Musicains se soulevèrent une seconde fois; Pithon fut envoyé pour les réduire, et il amena prisonnier au roi le chef de cette nation, qui était en même temps l'auteur de la révolte. Alexandre le fit attacher à une croix, et regagna le fleuve, où il avait donné ordre à sa flotte de l'attendre. Continuant d'en descendre le cours, il arriva quatre jours après devant une place par où l'on entrait dans le royaume de Sambus. Ce prince s'était récemment soumis; mais les habitants de la ville refusaient leur obéissance, et avaient fermé leurs portes: méprisant leur petit nombre, Alexandre ordonna à cinq cents Agriens d'approcher des murailles, et, en reculant peu à peu, d'attirer hors de ses remparts l'ennemi, qui n'hésiterait pas à les suivre, s'il croyait qu'ils prissent la fuite. Les Agriens, fidèles à leurs instructions, ont à peine assailli l'ennemi, qu'ils tournent le dos: les Barbares s'élancent en désordre à leur poursuite, et vont tomber parmi d'autres soldats, au milieu desquels était le roi lui-même. Le combat recommença alors, et, de trois mille Barbares, cinq cents furent tués, mille prisonniers, et le reste renfermé dans l'enceinte de la ville. Mais cette victoire, heureuse au premier abord, le fut moins dans ses suites. Les Indiens avaient empoisonné le fer de leurs épées, et tout ce qu'il y avait de blessés expirait sur-le-champ, sans que les médecins pussent imaginer la cause d'une mort aussi prompte; les plaies les plus légères se trouvaient incurables. Les Barbares s'étaient flattés que le roi, dans sa téméraire imprévoyance, pourrait être ainsi frappé mortellement; mais le hasard avait voulu que, mêlé aux plus hardis combattants, il échappât sain et sauf. L'objet principal de ses inquiétudes était Ptolémée, qui, atteint légèrement à l'épaule gauche, courait un danger plus grand que ne l'était sa blessure. Il était allié par le sang à Alexandre, et l'on allait jusqu'à le dire fils de Philippe: au moins pouvait-on assurer qu'il était né d'une de ses concubines. Attaché à la garde du roi, et guerrier plein d'intrépidité, ses talents étaient plus grands et plus distingués encore dans la paix que dans la guerre; simple et modeste en ses habitudes, libéral surtout et d'un abord facile, il n'avait rien emprunté du faste royal. Tant de qualités laissaient dans le doute s'il était plus cher au roi ou à l'armée; du moins fut-ce la première épreuve qu'il fit de l'attachement de ses compatriotes, et elle fut si éclatante que les Macédoniens, en cet instant critique, semblèrent lui présager la haute fortune où il monta par la suite. En effet, ils ne lui témoignèrent pas moins d'intérêt qu'au roi lui-même. Celui-ci, veillant auprès de Ptolémée, se trouva épuisé par l'inquiétude, en même temps que par la fatigue du combat; et, pour prendre quelque repos, se fit apporter un lit. À peine y fut-il entré, qu'il tomba aussitôt dans un profond sommeil. À son réveil, il raconta qu'un serpent lui était apparu en songe, portant dans sa gueule une plante, qu'il lui avait présentée comme un remède au poison. Il allait jusqu'à décrire la couleur de cette plante, assurant que, si on la trouvait, il saurait bien la reconnaître. À force de recherches, on la découvrit, et il l'appliqua sur la blessure: aussitôt la douleur cessa, et, en peu de temps, la plaie fut cicatrisée. Les Barbares, déçus dans leurs premières espérances, se rendirent avec leur ville. De là, Alexandre passa chez la nation voisine des Pathaliens; ils avaient pour roi Moeris, qui avait abandonné sa capitale pour se réfugier dans les montagnes. Alexandre, après avoir pris la ville, porta le ravage dans les campagnes, et y fit un butin considérable de gros et de menu bétail; il y trouva aussi une grande quantité de blé. Ayant ensuite pris des guides à qui la navigation du fleuve était bien connue, il descendit jusqu'à une île qui s'était formée à peu près au milieu du lit.

IX. Obligé de s'y arrêter plus longtemps qu'il ne comptait, parce que les guides, gardés trop négligemment, avaient pris la fuite, il en envoya chercher d'autres: on n'en trouva pas. Mais tel était son opiniâtre désir de visiter l'Océan et de toucher aux bornes du monde, que, sans un seul homme qui eût l'expérience du pays, il ne craignit point de confier sa tête et les jours de tant de braves guerriers à la merci d'un fleuve inconnu. Ils voguaient donc dans l'entière ignorance des lieux par où ils passaient: à quelle distance étaient-ils de la mer, quels peuples habitaient ces contrées, jusqu'à quel point le fleuve était-il tranquille à son embouchure, et d'une navigation praticable pour leurs longs bâtiments? Sur tout cela leurs lumières se bornaient à de vagues et aveugles conjectures. Leur unique consolation, au milieu de cette course aventureuse, était le bonheur qui les avait toujours accompagnés. Ils avaient déjà fait quatre cents stades, lorsque les pilotes annoncent au roi qu'ils reconnaissent l'air de la mer, et qu'il leur semble que l'Océan doit être à peu de distance. Transporté de joie, il exhorte les matelots à faire force de rames: "Ils touchaient, leur dit-il, à ce terme de leurs travaux qu'appelaient tous leurs vœux. Déjà rien ne manquait plus à leur gloire, et leur courage n'avait plus devant lui d'obstacles: sans qu'ils eussent désormais de combats à livrer, ni de sang à répandre, ils allaient prendre possession du monde. La nature elle-même ne pouvait s'avancer plus loin;tout à l'heure ils verraient des choses inconnues à tous, hormis aux immortels." Cependant il jeta quelques hommes à terre, pour ramasser les paysans qu'ils trouveraient épars dans la campagne, espérant en tirer de plus sûrs renseignements. Après avoir fouillé toutes les cabanes, on en découvrit à la fin plusieurs qui s'étaient cachés. Comme on leur demandait à quelle distance on était de la mer, ils répondirent que la mer ne leur était pas même connue de nom; que, seulement, on pouvait, en trois jours, arriver dans un endroit où l'eau douce perdait son goût pour devenir amère. On comprit que c'était la mer, que désignaient ainsi des hommes à qui la nature de cet élément était inconnue. Les matelots se mirent donc à ramer avec une joyeuse ardeur, et chacune des journées suivantes, à mesure qu'approchait le terme de leurs espérances, leur enthousiasme redoublait. Le troisième jour, la mer commençait à se mêler au fleuve; la marée, peu sensible encore, confondait la diversité de leurs eaux. Ils abordèrent alors à une autre île, située au milieu du fleuve, en avançant toutefois plus lentement, à cause du flux qui faisait reculer le courant; puis, ils se répandirent de côté et d'autre, pour chercher des provisions, n'ayant, dans leur ignorance, aucun soupçon de l'événement qui les attendait. Il était environ trois heures, lorsque l'Océan, obéissant à son mouvement périodique, commença à monter en soulevant ses vagues, et à pousser le fleuve en arrière. Le cours des eaux fut d'abord arrêté; mais, chassées ensuite avec une violence toujours croissante, elles refluèrent sur elles-mêmes, plus impétueusement qu'un torrent n'est emporté par la pente rapide de son lit. Ce phénomène était inconnu à la multitude, et elle croyait y voir des prodiges et des signes de la colère des dieux. Cependant la mer s'enflait de plus en plus, et couvrait les plaines, naguère à sec, d'une vaste inondation. Déjà même les navires avaient été soulevés par les flots, et toute la flotte dispersée, lorsque ceux qui étaient descendus à terre accoururent de toutes parts pour se rembarquer, tremblants et consternés de ce malheur imprévu. Mais, dans le désordre, la hâte même est une cause de retard: les uns tâchaient d'amener les bâtiments avec des crocs; d'autres, pour s'asseoir, empêchaient le service des rames; quelques-uns, trop pressés de gagner le large, et n'ayant pas attendu ceux qui devaient les seconder, ne faisaient avancer qu'à grand-peine les navires, chancelants et rebelles à la manœuvre; pendant qu'au contraire d'autres bâtiments n'avaient pu recevoir la foule qui s'y précipitait en désordre: et ainsi le trop et le trop peu de monde étaient une cause égale de retard. Ici l'on criait d'attendre, là de marcher; et, parmi ces voix discordantes, qui exprimaient des vœux tout contraires, il n'était pas plus possible de voir que d'entendre. Les pilotes même n'étaient d'aucun secours; le tumulte empêchait d'ouïr leur voix; le désordre et la frayeur, d'exécuter leurs commandements. Aussi vit-on bientôt les navires s'entrechoquer, les rames s'emporter les unes les autres, et vaisseaux contre vaisseaux se presser et se poursuivre. On eût dit que ce n'était pas là une seule flotte, mais deux armées navales qui se livraient bataille. Les proues heurtaient les poupes: on était poussé par derrière, après avoir chassé ceux qui étaient devant, et la colère finissait par porter les querelles jusqu'aux coups. Déjà la mer avait inondé toutes les campagnes voisines du fleuve; quelques collines seules s'élevaient au-dessus des flots, comme autant de petites îles: ce fut là que, dans leur effroi, la plupart des Macédoniens, quittant leurs vaisseaux, se réfugièrent à la nage. De leur flotte dispersée une partie voguait en plein canal, à l'endroit où le sol abaissé formait des vallées; l'autre était échouée, suivant les inégalités du terrain qu'avaient couvert les eaux, lorsque soudain une frayeur nouvelle, et plus grande que la première, vint s'emparer des esprits. La mer commença à descendre, et ses eaux, regagnant à grands pas le sein de l'Océan, laissèrent à découvert les terres que, peu auparavant, elle avait submergées à une telle profondeur. Alors les navires, se trouvant à sec, sont renversés les uns sur la proue; les autres sur les flancs. Les campagnes étaient jonchées de bagages, d'armes, de planches détachées et de débris de rames. Le soldat n'osait ni descendre à terre, ni rester à bord, craignant à chaque instant de pires accidents que ceux qu'il avait subis. À peine pouvaient-ils en croire leurs yeux sur ce qu'ils éprouvaient: des naufrages sur la terre, et la mer au milieu d'un fleuve! Et ce n'était pas encore là le terme de leurs maux: ne sachant pas que l'Océan ramènerait bientôt la marée qui remettrait à flot leurs navires, ils avaient en perspective la faim et les plus cruelles extrémités; de plus, des monstres terribles, déposés par les flots, erraient autour d'eux. Déjà la nuit approchait, et le roi lui-même, n'ayant plus d'espoir de salut, était accablé par le chagrin. Son invincible cœur ne succomba pas cependant au poids de tant de soucis; toute la nuit il se tint aux aguets, et il envoya vers l'embouchure du fleuve des cavaliers pour prendre les devants, aussitôt qu'ils verraient la mer s'élever de nouveau. II fit aussi radouber les vaisseaux qui avaient souffert, relever ceux que les flots avaient renversés, et commanda qu'on se tint prêt et attentif au moment où la mer recommencerait à inonder les terres. Toute la nuit s'était ainsi passée à veiller et à donner des ordres, quand on vit tout d'un coup revenir les cavaliers à bride abattue et la marée sur leurs pas. S'élançant d'abord avec lenteur, elle commença à relever les bâtiments; bientôt, inondant toute la campagne, elle mit la flotte en mouvement. La rive du fleuve et les bords de la mer retentirent alors des acclamations des soldats et des matelots, qui; sauvés contre leur attente, faisaient éclater les transports d'une joie immodérée. "D'où la mer avait-elle pu revenir tout d'un coup si grande? où s'était-elle retirée la veille? quelle était la nature de cet élément, tantôt désordonné, tantôt soumis à la marche du temps?" Telles étaient les questions qu'ils faisaient dans leur étonnement. Le roi, présumant, d'après ce qui était arrivé, que le retour du phénomène devait avoir lieu après le lever du soleil, voulut prévenir la marée, et, au milieu de la nuit, descendit le fleuve avec un petit nombre de bâtiments. En ayant dépassé l'embouchure, il s'avança de quatre cents stades dans la mer, heureux d'être enfin arrivé au terme de ses vœux: il offrit ensuite un sacrifice aux dieux de la mer et de ces contrées, et rejoignit sa flotte.

X. On remonta alors l'Indus, et, le second jour, on mouilla près d'un lac d'eau salée dont la nature inconnue trompa la plupart des soldats qui avaient eu la témérité de s'y baigner. Leur corps se couvrit aussitôt d'une gale, qui devint même contagieuse, et se répandit dans le reste de l'armée. On trouva dans l'huile un remède pour la guérir. Alexandre fit ensuite partir Léonnatus, pour creuser des puits sur la route de terre qu'il comptait faire suivre à son armée, et qui traversait des contrées arides; pour lui, il s'arrêta avec ses troupes, en attendant le retour du printemps. Dans cet intervalle, il s'occupa à bâtir des villes et des ports. Il chargea Néarque et Onésicrite, marins expérimentés, d'emmener sur l'Océan ses meilleurs vaisseaux, et de s'avancer aussi loin qu'ils pourraient le faire avec sûreté, pour reconnaître la nature de cette mer; leurs instructions les autorisaient à remonter indifféremment, ou le même fleuve, ou l'Euphrate, quand ils voudraient venir le rejoindre. Comme l'hiver commençait à s'adoucir, il brûla ceux de ses vaisseaux qui lui paraissaient inutiles, et fit prendre à son armée la route de terre. Au bout de neuf journées, il entra dans le pays des Arabites; puis, en autant de jours, dans celui des Gédrosiens. Ce peuple, qui se gouvernait librement, après avoir tenu conseil, se décida à se soumettre. On n'exigea d'eux que des vivres pour gage de leur obéissance. Cinq jours après, il arriva sur le bord d'un fleuve, appelé par les habitants Arabus. Plus loin s'offrit à lui une contrée déserte et dépourvue d'eau; après l'avoir traversée, il passa chez les Horites. Là, il remit à Héphestion la plus grande partie de son armée, et partagea avec Ptolémée et Léonnatus le commandement des troupes légères. Trois corps d'armée ravageaient ainsi à la fois les Indes, et un immense butin y fut recueilli. Ptolémée brûlait les côtes; le roi et Léonnatus, chacun de leur côté, portaient la flamme dans le reste du pays. Une ville fut encore fondée en ces parages par Alexandre: il la peupla d'une colonie d'Arachosiens. De là, il entra dans l'Inde maritime: c'est un pays qui s'étend au loin en de vastes déserts, et dont les habitants n'ont pas, même avec leurs voisins, la moindre relation de commerce. Cet isolement a rendu plus farouche encore leur génie, naturellement sauvage: leurs ongles, qu'ils ne coupent jamais, sont d'une longueur démesurée; leur chevelure, hérissée, croît dans toute sa longueur; ils construisent leurs cabanes avec des coquillages et d'autres rebuts de la mer; vêtus de peaux de bêtes, ils se nourrissent de poissons séchés au soleil, et dé la chair des autres animaux plus gros que les flots jettent sur le rivage. Les Macédoniens, qui avaient consommé toutes leurs provisions, commencèrent à éprouver d'abord la disette, et enfin même la famine: de tous côtés, ils cherchaient les racines du palmier, seul arbre qui croisse en cette contrée; mais cet aliment même vint à leur manquer, et ils se mirent alors à tuer leurs bêtes de somme, sans épargner même les chevaux; puis, comme ils n'avaient plus de moyens de transporter leurs bagages, ils livrèrent aux flammes les dépouilles de tant d'ennemis, pour lesquelles ils avaient parcouru les contrées les plus reculées de l'Orient. La famine fut suivie de près par la peste: ces aliments malsains et nouveaux pour eux, joints aux fatigues de la marche et aux souffrances de l'âme, avaient multiplié les maladies. Ils ne pouvaient s'arrêter, ni avancer sans péril: s'ils s'arrêtaient, c'était la faim; s'ils s'avançaient, c'était la peste, qui, plus terrible, venait les atteindre. Les campagnes étaient jonchées de morts, et d'une foule, plus nombreuse peut-être, de mourants. Ceux même qui étaient le moins malades ne pouvaient suivre: car l'armée courait à marches forcées, chacun s'imaginant gagner autant de chances de salut qu'il ferait de pas en avant. On voyait donc les malheureux que leurs forces avaient abandonnés supplier les passants, qu'ils les connussent ou ne les connussent pas, de leur prêter une main secourable. Mais on n'avait pas de bêtes de somme pour les porter, et le soldat, déjà trop chargé de ses armes, avait encore devant les yeux l'image du danger qui le menaçait lui-même. Aussi, vingt fois rappelés, ils ne se retournaient même pas pour regarder leurs compagnons: la pitié dans leurs cœurs avait fait place à la crainte; les infortunés que l'on délaissait invoquaient alors le nom des dieux et le lien sacré de la religion; ils appelaient l'assistance du roi; puis, voyant qu'ils fatiguaient vainement des oreilles insensibles, le désespoir les faisait tomber dans la rage, et ils leur souhaitaient une fin comme la leur, avec des amis et des compagnons tels qu'ils étaient eux-mêmes. Le roi, accablé à la fois de douleur et de honte, en songeant qu'il était l'auteur d'un si grand désastre, envoya l'ordre à Phrataphernès, satrape des Parthes, de lui amener sur des chameaux des vivres tout cuits; il informa aussi de sa détresse les autres gouverneurs des provinces voisines. Et ils ne demeurèrent pas oisifs. De cette manière l'armée fut, du moins, délivrée de la famine, et elle atteignit enfin les frontières de la Cédrosie. Cette contrée est fertile en toute espèce de productions: Alexandre y prit ses quartiers, pour réparer par le repos les forces épuisées de ses soldats. Là, il reçut une lettre de Léonnatus, qui l'informait qu'il avait combattu avec succès contre huit mille hommes d'infanterie et cinq cents cavaliers de la nation des Horites, Il lui vint aussi un courrier de Cratère; celui-ci lui annonçait comment il avait surpris les deux nobles Persans Ozinès et Zariaspès, au moment où ils méditaient une révolte, et qu'il les tenait dans les fers. Après avoir nommé Sibyrtius gouverneur de la Cédrosie, à la place de Ménon, que la maladie venait d'enlever, il marcha sur la Carmanie. Astaspès était le satrape de cette province; on le soupçonnait d'avoir voulu tenter une révolution, pendant que le roi était dans l'Inde: Alexandre, en le voyant venir à sa rencontre, dissimula sa colère; il lui parla avec bienveillance, et, pendant qu'il vérifiait les rapports faits contre lui, il continua de le traiter avec la même distinction. Les gouverneurs de l'Inde lui ayant envoyé, d'après ses ordres, une grande quantité de chevaux et de bêtes d'attelage, ramassée dans tout le pays placé sous leur obéissance, il en distribua à ceux de ses soldats qui avaient perdu leurs équipages. Il renouvela aussi le luxe des armures; profitant pour cela du voisinage de la Perse, où, avec la paix, régnait l'opulence. Cependant, jaloux, comme nous l'avons dit plus haut, de rivaliser avec Bacchus, Alexandre ne se contenta pas de la gloire qu'il avait rapportée des mêmes contrées; il voulut encore, élevant l'orgueil de ses pensées au-dessus des grandeurs humaines, imiter l'éclat de son triomphe, soit que le dieu ait été réellement le premier auteur de cette fête, soit qu'elle n'ait été qu'un jeu de ses prêtres en délire. Il fit joncher de fleurs et de guirlandes les villages qu'il devait traverser, disposer sur le seuil des maisons des cratères remplis de vin, et d'autres vases d'une grandeur extraordinaire; préparer enfin, de manière à contenir plusieurs soldats, des chariots couverts et décorés, ainsi que des tentes, les uns de voiles blancs, les autres d'étoffes précieuses. En tête du cortège marchaient les amis et la cohorte royale, tous couronnés de fleurs diverses et de guirlandes; d'un côté les sons de la flûte, de l'autre les accords de la lyre, accompagnaient leurs pas. Venaient ensuite les soldats en débauche, sur des chariots, ornés selon les moyens de chacun, et d'où pendaient, tout alentour, ce qu'il y avait de plus riches armures. Le roi lui-même, avec ses convives, était monté sur un char tout rempli de cratères d'or et de grandes coupes du même métal. L'armée s'avança de cette manière pendant sept jours, dans une continuelle orgie: facile proie pour les vaincus, s'ils eussent seulement trouvé un peu d'audace contre leurs vainqueurs plongés dans la débauche. C'était assez de mille hommes, braves et à jeun, pour surprendre, au milieu de leurs fêtes triomphales, les Macédoniens appesantis par une ivresse de sept jours. Mais la fortune, qui donne aux choses leur prix et leur renom, fit encore une gloire pour les armes d'Alexandre de ce qui est d'ordinaire une honte. Ce fut un sujet d'admiration pour les contemporains, comme pour la postérité, que cette armée eût ainsi traversé, tout entière ivre, des nations encore mal soumises, et que les Barbares eussent pris pour de la confiance ce qui n'était que de la témérité. Cependant le bourreau marchait à la suite de ces fêtes; et Astaspès, dont nous parlions tout à l'heure, fut condamné à périr. Tant il est vrai que la cruauté n'a rien d'incompatible avec les plaisirs, ni les plaisirs avec la cruauté!