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QUINTE-CURCE 

LIVRE HUITIÈME

I. Alexandre venait de gagner plus de renom que de gloire à la conquête de ce rocher, lorsque, sentant le besoin, devant un ennemi dispersé, de répandre ses troupes sur plusieurs points, il divisa son armée en trois corps. Il en plaça un sous le commandement d'Héphestion, un autre sous celui de Côènos, et se mit lui-même à la tête du reste. Mais les Barbares ne se conduisirent pas tous de même: quelques-uns cédèrent à la force; un plus grand nombre se soumirent avant de combattre. À ceux-là, Alexandre distribua les villes et les terres de ceux qui avaient persisté dans leur révolte. Cependant les transfuges bactriens, accompagnés de huit cents chevaux massagètes, désolaient les bourgs du voisinage pour réprimer leur audace, Attinas, gouverneur de cette contrée, sortit à la tête de trois cents cavaliers. Il ignorait le piège qu'on lui tendait. En effet, l'ennemi avait caché dans les bois attenant à la plaine une troupe de soldats armés; quelques hommes seulement se faisaient voir, chassant devant eux des troupeaux, et offrant à l'imprévoyance des Macédoniens l'appât du butin pour les attirer dans l'embuscade. Attinas se mit à leur poursuite, en désordre et les rangs débandés comme un homme qui va faire du butin; mais il n'eut pas plutôt dépassé le bois, que les hommes qui s'y cachaient l'attaquèrent à l'improviste et le massacrèrent avec tous les siens.
La nouvelle de cet échec parvint bientôt à Cratère, qui accourut avec toute sa cavalerie: les Massagètes avaient déjà pris la fuite; mille Dahes furent écrasés, et leur défaite mit un terme à la révolte de la province. Alexandre, de son côté, ayant remis les Sogdiens sous le joug, retourna à Maracande. Ce fut là que Derdas, qu'il avait envoyé chez les Scythes établis sur le Bosphore, vint le trouver avec une ambassade de ce peuple. Phrataphernès, gouverneur de la Chorasmie, et voisin du pays des Dahes et des Massagètes, avait en même temps chargé des députés d'apporter sa soumission. Les Scythes lui demandaient qu'il épousât la fille de leur roi, et, s'il dédaignait cette alliance, qu'il permît du moins que les plus marquants d'entre les Macédoniens s'unissent par le mariage aux premières familles de leur nation: ils lui annonçaient aussi que leur roi viendrait en personne le visiter. Après avoir accueilli avec bonté l'une et l'autre députation, il s'arrêta pour attendre Héphestion et Artabaze; et, lorsqu'ils l'eurent rejoint, il entra dans la contrée appelée Bazaira.
Les plus éclatantes marques de l'opulence barbare sont, en ce pays, des troupeaux de bêtes fauves de noble race, enfermés dans des parcs et des bois immenses. On choisit à cet effet de vastes forêts, où d'abondantes sources d'eau vive entretiennent la fraîcheur; les parcs sont entourés de murs, et des tours y servent de retraite aux chasseurs. Il y avait un de ces bois, qui, d'après une tradition constante, était resté intact depuis quatre générations consécutives. Alexandre y étant entré avec toute son armée, ordonna que l'on fit une battue générale. Le hasard voulut qu'un lion d'une taille extraordinaire s'élançât pour se jeter sur le roi lui-même. Déjà Lysimaque, qui fut roi dans la suite, et qui se trouvait alors au plus près d'Alexandre, avait présenté son épieu à l'animal, lorsque le roi le repoussa, et, lui ordonnant de se retirer, ajouta qu'il pouvait, aussi bien que Lysimaque, tuer à lui seul un lion. Lysimaque, en effet, un jour qu'il chassait en Syrie, avait tué seul un de ces animaux de la plus monstrueuse grosseur; mais ayant eu l'épaule gauche déchirée jusqu'aux os, il avait couru un très grand danger. Alexandre, qui lui reprochait cet accident même, montra plus de courage encore à agir qu'à parler; car, non seulement il ne manqua pas l'animal, mais il le tua du premier coup. Le bruit mensonger qui a couru qu'Alexandre avait exposé Lysimaque à la fureur d'un lion n'a d'autre source, à mon avis, que l'aventure dont nous parlions tout à l'heure.
Quel qu'eût été, du reste, le bonheur d'Alexandre à se tirer de ce péril, les Macédoniens arrêtèrent, en vertu d'une coutume de leur nation, qu'il ne chasserait plus à pied ou sans une escorte choisie parmi les principaux de sa cour et les amis. Quatre mille bêtes avaient été abattues, et toute l'armée mangea avec le roi dans ce même bois. On retourna ensuite à Maracande. Le roi y reçut les excuses d'Artabaze, fondées sur son grand âge, et donna à Clitus la province qu'il commandait. C'était Clitus qui, au passage du Granique, avait couvert de son bouclier la tête nue d'Alexandre, et abattu d'un coup d'épée la main de Rhosacès levée sur le front du roi. Vieux soldat de Philippe, il s'était illustré par de nombreux faits d'armes. Hellanicé, sa sœur, qui avait nourri le roi, en était aimée comme une mère. C'était pour ces motifs qu'il remettait à la garde de sa fidélité la plus importante province de son empire.
Déjà il avait reçu l'ordre de se tenir prêt à partir le lendemain, et le roi l'avait appelé à un festin solennel et commencé de bonne heure. Au milieu de ce repas, Alexandre, échauffé par le vin, se mit, dans une admiration outrée pour lui-même, à louer ses propres exploits: vanité importune à l'oreille même de ceux qui savaient qu'il ne disait que la vérité. Cependant les plus âgés gardèrent le silence jusqu'à ce que, ayant commencé à ravaler les hauts faits de Philippe, il réclama pour lui l'honneur de la célèbre victoire de Chéronée, et accusa l'envieuse malignité de son père de lui avoir ravi la gloire d'un si beau fait d'armes. Philippe, disait-il, lors de la querelle qui s'était élevée entre les soldats macédoniens et les mercenaires grecs, affaibli par une blessure reçue au milieu de l'émeute, s'était couché par terre, ne trouvant de sûreté que dans une feinte mort; et c'était lui qui l'avait couvert de son bouclier, lui qui avait tué de sa main les ennemis s'élançant pour le frapper. Ce fait, son père n'avait jamais aimé à l'avouer, ayant regret de devoir la vie à son fils. Aussi, dans l'expédition que lui-même avait faite seul contre les Illyriens, victorieux il avait écrit à son père que l'ennemi était battu et en fuite; et Philippe n'avait pris à cette action aucune part. S'il y avait de la gloire, ce n'est pas pour ceux qui allaient assister aux initiations des Samothraces, alors qu'il fallait porter le fer et le feu dans l'Asie, c'était pour ceux qui, par la grandeur de leurs exploits, avaient passé toute croyance.
Ces propos et d'autres semblables furent entendus avec plaisir par les jeunes gens: ils déplurent aux vieux soldats, surtout à cause de Philippe, sous lequel s'était passée la plus grande partie de leur vie. Alors Clitus, qui n'avait pas lui-même la tête fort saine, se tournant vers les convives qui étaient à table au-dessous de lui, leur cita un passage d'Euripide, de manière que le son de sa voix plutôt que ses paroles arrivât au roi. Le sens en était que c'était un fâcheux usage chez les Grecs de n'inscrire sur les trophées que les noms des rois: on détournait ainsi à leur profit une gloire que le sang d'autrui avait achetée. Alexandre, soupçonnant que quelque trait de méchanceté venait de sortir de sa bouche, demanda à ses voisins ce qu'avait dit Clitus. Comme ils s'obstinaient à garder le silence, Clitus se mit insensiblement à hausser la voix, à rappeler les actions de Philippe et ses guerres en Grèce, affectant de préférer le passé au présent.
Ce fut le signal d'un vif débat entre les jeunes et les vieux officiers. Le roi, malgré la patience apparente avec laquelle il entendait Clitus rabaisser sa gloire, était entré dans une violente colère. Disposé d'abord à se maîtriser, si Clitus mettait un terme à ses insolents discours, il le voyait continuer, et son courroux s'en allumait davantage. Déjà même Clitus osait justifier Parménion, et élevait la victoire de Philippe sur les Athéniens au-dessus de la destruction de Thèbes: tant l'ivresse l'égarait, et plus encore la fâcheuse opiniâtreté de son caractère! " S'il faut mourir pour toi, dit-il à la fin, Clitus est le premier; mais quand tu distribues les fruits de la victoire, la plus belle part est pour ceux qui outragent le plus insolemment la mémoire de ton père. Tu me donnes le gouvernement de la Sogdiane, de cette contrée tant de fois rebelle, et non seulement indomptée, mais qui ne saurait même être soumise. On m'envoie parmi des bêtes sauvages que la nature a faites violentes. Mais je laisse là ce qui me regarde. Tu méprises les vétérans de Philippe, tu oublies que sans ce vieil Atharrias, qui ramena au combat tes jeunes soldats découragés, nous serions encore devant Halicarnasse. Comment donc, avec cette jeunesse, as-tu pu conquérir l'Asie? c'est que ton oncle disait vrai, lorsqu'il prétendait en Italie avoir eu des hommes à combattre, et toi des femmes."
De tous ces propos irréfléchis et téméraires aucun n'avait blessé plus vivement le roi que le nom de Parménion prononcé avec honneur. Il contraignit toutefois son ressentiment, et se contenta de lui ordonner de quitter la table. Une seule parole accompagna cet ordre, c'est que Clitus, s'il eût dit quelques mots de plus, allait sans doute lui reprocher la vie qu'il lui avait sauvée: plus d'une fois, en effet, il s'en était vanté avec orgueil. Comme il tardait encore à se lever, ceux qui étaient près de lui le saisissent, et tour à tour, avec les menaces et les prières, s'efforcent de l'emmener. Se sentant entraîner, la colère vient animer encore sa violence naturelle, et il s'écrie qu'il a couvert de sa poitrine le dos du roi, et qu'aujourd'hui, qu'est passé le temps d'un si grand service, la mémoire même lui en est odieuse. Il lui reprocha aussi le meurtre d'Attale, et finissant par une raillerie contre l'oracle de Jupiter, dont Alexandre prétendait être le fils, il se vanta d'avoir mieux dit au roi la vérité, que le dieu son père.
La colère d'Alexandre était portée à un point que, même à jeun, il n'en eût pas été le maître. Les sens égarés alors par le vin, il s'élança brusquement de son lit. Ses amis, effrayés, ne posent point leurs coupes, mais les jettent, et se lèvent ensemble, attentifs à ce qu'il va faire dans un mouvement si impétueux. Il arrache une javeline de la main d'un de ses gardes, et cherchant à en frapper Clitus, toujours livré à l'intempérance furieuse de sa langue, il en est empêché par Ptolémée et Perdiccas. Ils l'avaient saisi par le milieu du corps, et le retenaient malgré tous ses efforts pour se dégager; Lysimaque et Léonnatus lui avaient même ôté sa javeline. Il invoque alors l'assistance de ses soldats: il s'écrie qu'il est arrêté par les plus chers de ses amis, comme naguère Darius, et commande que la trompette sonne le signal de se rassembler en armes autour du palais. Ptolémée et Perdiccas se jettent à ses genoux, et le supplient de ne point persévérer dans cet aveugle emportement, mais de se donner le temps de la réflexion: le lendemain il fera tout avec plus de justice. Mais il était sourd à leurs paroles: la colère lui fermait les oreilles. Hors de lui, il s'élance dans le vestibule du palais, et, arrachant au soldat de garde sa lance, il se place dans le passage par où les convives devaient nécessairement sortir. Tous étaient partis: Clitus sortait le dernier sans lumière. Le roi lui demande qui il est: jusque dans sa voix se trahissait l'atrocité du crime qu'il méditait. Celui-ci, qui, revenu de sa colère, ne se souvenait plus que de celle du roi, répondit qu'il était Clitus, et qu'il sortait de la salle du festin. Comme il disait ces mots, le roi lui perça le flanc d'un coup de lance, et, tout couvert du sang de l'infortuné qui expirait: "Va, lui dit-il, va rejoindre Philippe, Parménion et Attale."

II. C'est un malheureux défaut de notre nature, de ne savoir guère réfléchir d'avance sur nos actions, et de ne le faire qu'après qu'elles sont consommées. Dès que fut tombée sa colère et que l'ivresse fut en même temps dissipée, le roi se sentit éclairé, par une tardive lumière, sur l'énormité de son crime. Il se voyait l'assassin d'un homme coupable sans doute de trop de liberté dans le langage, mais du reste officier distingué, et à qui, malgré la honte qu'il avait de l'avouer, il devait la vie. Roi, il avait usurpé l'horrible emploi de bourreau; il s'était vengé d'une licence de propos, dont le vin était peut-être la seule cause, par un meurtre abominable. Le vestibule était inondé du sang de celui qui, l'instant d'auparavant, avait été son convive. Les gardes, stupéfaits et comme pétrifiés, se tenaient à l'écart, et la solitude laissait un plus libre cours à son repentir. Tout à coup, retirant sa lance du corps étendu à ses pieds, il la tourna contre lui-même: déjà même il l'approchait de sa poitrine, lorsque ses gardes accourent, la lui arrachent des mains malgré sa résistance, et, le prenant entre leurs bras, le portent dans son appartement.
Là, couché sur la terre, il faisait retentir tout le palais de ses gémissements et de ses tristes lamentations; il se déchirait le visage avec ses ongles, et suppliait ceux qui l'entouraient de ne pas le laisser survivre à un si cruel déshonneur. La nuit se passa tout entière à répéter cette prière. Recherchant ensuite si ce n'était pas la colère des dieux qui l'avait poussé à un si exécrable forfait, il lui revint à l'esprit qu'il avait manqué l'époque d'un sacrifice annuel qu'il offrait à Bacchus. Ce meurtre, commis au milieu des joies de la table et du vin, était donc un signe manifeste de la colère du dieu. Mais ce qui le touchait le plus, c'était de voir la stupeur dont avaient été frappés tous ses amis: aucun ne se hasarderait plus désormais à parler avec lui; il lui faudrait vivre dans la solitude, comme les bêtes farouches, tour à tour tremblant et inspirant la terreur.
Au lever de l'aube, il demanda qu'on lui apportât dans sa tente le corps tout sanglant, tel qu'il était. Lorsqu'on l'eut placé devant lui, fondant en larmes: "Voilà donc, dit-il, la récompense que je réservais à ma nourrice, dont les deux fils sont morts pour moi sous les murs de Milet! Ce frère, l'unique consolation de sa vieillesse délaissée, je l'ai tué dans un festin! Que deviendra maintenant l'infortunée? De tous les siens, elle n'a plus que moi, et je suis le seul qu'elle ne pourra voir sans horreur. Assassin de ceux qui m'ont sauvé la vie, retournerai-je dans ma patrie, pour n'y pouvoir même offrir la main à ma nourrice sans lui rappeler son malheur?" Et comme ses larmes et ses plaintes n'avaient pas de fin, ses amis firent emporter le corps. Le roi resta trois jours couché sur la terre et enfermé. Ses écuyers et les gardes de sa personne, le voyant obstiné à mourir, se précipitèrent tous ensemble dans sa tente, et, à force de prières, obtinrent de lui à grand-peine qu'il prît quelque nourriture. Voulant même affaiblir en lui la honte de son crime, les Macédoniens déclarèrent que Clitus avait mérité la mort, et ils seraient allés jusqu'à lui interdire la sépulture, si le roi n'eût donné l'ordre de l'inhumer.
Après avoir passé dix jours près de Maracande, en témoignage éclatant de son repentir, il envoya Héphestion dans la Bactriane avec une partie de l'armée, afin d'y rassembler des provisions pour l'hiver. Le gouvernement qu'il avait destiné à Clitus fut donné à Amyntas. Il se rendit alors dans la Xénippa: c'est une province limitrophe de la Scythie, couverte d'un grand nombre de villages bien peuplés: car telle est la fertilité du sol, que non seulement elle y fixe les naturels, mais elle y attire même les étrangers. Les fugitifs de la Bactriane, qui avaient pris parti contre Alexandre, étaient venus y chercher une retraite. Mais, chassés par les habitants au bruit de l'arrivée du roi, ils se réunirent au nombre d'environ deux mille deux cents. Ils étaient tous cavaliers, habitués, même en temps de paix, à vivre de brigandage: la guerre, et plus encore le désespoir du pardon, avait alors redoublé la férocité de leur sauvage nature. Ils vinrent donc attaquer Amyntas, le lieutenant d'Alexandre, contre lequel ils soutinrent un combat longtemps douteux. À la fin, ayant perdu sept cents des leurs, dont trois cents prisonniers, ils prirent la fuite; mais leur défaite ne fut pas sans vengeance: ils tuèrent aux Macédoniens quatre-vingts hommes, et leur en blessèrent trois cent cinquante. Cependant, même après cette seconde révolte, ils obtinrent encore leur pardon. Ayant reçu leurs serments, le roi se porta avec toute son armée dans le pays qu'on appelle Nautaca.
Le satrape de cette province était Sisimithrès, qui avait eu deux fils de sa propre mère: car, parmi ces peuples, le mariage est permis aux mères avec leurs enfants. Deux mille habitants en armes avaient fermé d'un fort retranchement l'entrée du pays, à l'endroit où les gorges sont le plus étroitement resserrées. En avant, coulait un torrent, et derrière s'élevait un rocher à travers lequel on avait, à force de bras, creusé un passage. L'abord de ce souterrain est accessible au jour; mais l'intérieur, à moins qu'on n'y porte la lumière, est tout entier obscur; ses longues galeries communiquent avec la plaine par un chemin connu seulement des indigènes. Alexandre, quoique ces défilés, puissamment fortifiés par la nature, fussent encore défendus de la main des Barbares, fit néanmoins approcher les béliers, battit en brèche les ouvrages, et à coups de fronde et de flèches débusqua la plupart des combattants; lorsque ensuite la fuite les eut dispersés, passant par-dessus les décombres des fortifications, il fit avancer son armée vers le rocher. Mais il en était encore séparé par le fleuve, dont les eaux, tombant des hauteurs, s'amassaient dans la vallée; et combler un si vaste gouffre paraissait un bien difficile ouvrage. Toutefois, il ordonna de couper des arbres et d'entasser des pierres: une grande frayeur s'empara des Barbares, étrangers à de pareilles constructions, quand ils virent tout à coup s'élever cette chaussée au-dessus de l'eau. Convaincu dès lors que la crainte pourrait les amener à se rendre, le roi envoya Oxartès, homme de leur nation, mais qui avait reconnu son autorité, pour leur persuader de remettre le rocher en son pouvoir. En même temps, pour accroître leur effroi, il fit avancer les tours et lancer par ses machines une grêle de traits. Renonçant à toute autre défense, ils gagnèrent alors le haut de leur rocher.
Oxartès, de son côté, trouvant Sisimithrès alarmé et inquiet de sa position, commença à lui conseiller de mettre à l'épreuve la bonne foi plutôt que la valeur macédonienne, et de ne point retarder l'impatience d'une armée victorieuse qui marchait sur l'Inde. Quiconque s'opposerait à son passage attirerait sur sa tête les malheurs destinés à d'autres. Sisimithrès était bien d'avis de se rendre; mais sa mère, en même temps son épouse, lui déclarait qu'elle mourrait plutôt que de tomber en des mains étrangères, et l'entraînait ainsi à un parti plus honorable que sûr: c'était pour lui trop de honte de voir des femmes attacher plus de prix à leur liberté que les hommes. Il renvoya donc ce messager de paix, et résolut de soutenir le siège. Mais, en comparant les forces de l'ennemi avec les siennes, le repentir lui revint d'avoir écouté un conseil de femme, qui lui semblait dicté par la folie plutôt que par la nécessité; et, se hâtant de rappeler Oxartès, il lui donna l'assurance qu'il se soumettrait, le priant seulement de ne point parler au roi, de la résolution de sa mère ni de ses conseils, pour qu'elle pût ainsi plus aisément obtenir son pardon. Oxartès partit donc en avant, et Sisimithrès, avec sa mère, ses enfants et toute sa famille, le suivit sans même attendre aucune des garanties que celui-ci lui avait promises. Le roi leur envoya un cavalier avec l'ordre de retourner sur leurs pas et d'attendre sa présence; les ayant rejoints ensuite, il immola des victimes à Minerve et à la Victoire, rendit à Sisimithrès son gouvernement, et lui promit même une province plus importante s'il lui demeurait fidèlement attaché. Ses deux fils, qu'il remit en otage, reçurent l'ordre de suivre le roi dans les rangs de l'armée macédonienne. Laissant ensuite derrière la phalange, Alexandre se porta en avant avec sa cavalerie pour soumettre le reste des révoltés.
Ils cheminèrent d'abord comme ils le purent parmi les difficultés d'une route escarpée et pierreuse; mais bientôt la corne du pied de leurs chevaux s'usa, la fatigue même les gagna, et le plus grand nombre devinrent incapables de suivre. De moment en moment, les rangs s'éclaircissaient, l'excès de la fatigue l'emportant, comme il arrive toujours, sur la honte de rester en arrière. Cependant le roi, qui de temps en temps changeait de chevaux, s'attachait sans relâche à la poursuite des fuyards. La jeune noblesse qui l'accompagnait d'ordinaire l'avait tout entière abandonné, à l'exception de Philippe, frère de Lysimaque, qui sortait à peine de l'adolescence, et portait en lui, comme il était aisé de le voir, les dons d'une rare nature. Ce jeune homme, chose incroyable! suivit à pied, l'espace de cinq cents stades, le roi, qui était à cheval: plus d'une fois Lysimaque lui offrit le sien à monter; mais rien ne put l'engager à s'écarter du roi, tout chargé qu'il était de sa cuirasse et de ses armes. Arrivé dans un bois où les Barbares s'étaient embusqués, il s'y distingua encore en combattant, et couvrit de son corps le roi qui se battait de près avec l'ennemi. Mais après que les Barbares, dispersés par la fuite, eurent abandonné le bois, cette âme guerrière, qui, dans l'ardeur du combat, avait soutenu le corps, se mit à défaillir: une sueur abondante coula subitement de tous ses membres, et il alla s'appuyer contre le tronc d'un arbre voisin. Bientôt, cet appui même ne suffisant plus à le soutenir, il tomba entre les bras du roi, où il s'évanouit et rendit le dernier soupir. Au milieu de sa douleur, le roi fut atteint d'un autre cruel chagrin. Érigyius avait été du nombre de ses meilleurs capitaines: peu avant de rentrer dans le camp, il apprit qu'il venait de mourir. Les funérailles de l'un et de l'autre guerrier furent célébrées avec les plus magnifiques honneurs.

III. Il voulait ensuite marcher contre les Dahes: car il avait appris que c'était chez eux qu'était Spitaménès. Mais il en fut de cette expédition comme de beaucoup d'autres: la fortune, toujours infatigable à lui complaire, se chargea pour lui de la terminer. Spitaménès aimait éperdument sa femme, et, malgré le déplaisir qu'elle éprouvait à fuir sans cesse d'exil en exil, il la traînait avec lui parmi tous les dangers. Fatiguée de tant de maux, chaque jour elle employait auprès de lui les séductions de son sexe pour le décider à suspendre enfin sa fuite, à mettre à l'épreuve la clémence du vainqueur, et le fléchir, puisque aussi bien il ne pouvait lui échapper. Mère de trois fils déjà grands qu'elle avait eus de lui, elle les mettait dans les bras de leur père, le suppliant de prendre au moins pitié d'eux; et pour donner plus d'autorité à ses prières, tout près de là était Alexandre. Spitaménès, prenant de semblables paroles pour une trahison, non pour un conseil, et s'imaginant que, confiante en sa beauté, elle brûlait d'être au plus tôt entre les mains d'Alexandre, tira son cimeterre, et il allait l'en frapper, si les frères de cette femme ne se fussent jetés au-devant du coup pour l'arrêter. Il lui ordonna cependant de sortir de sa présence, la menaçant de la mort si elle s'offrait jamais à ses regards, et, pour se consoler de sa perte, il se mit à passer les nuits avec des concubines. Mais, avec le dégoût de la jouissance, se ralluma une passion qui régnait toujours dans le fond de son coeur. Il se rendit tout entier à son épouse, mais avec les plus instantes prières de ne plus lui donner un semblable conseil, et de se résigner au sort, quel qu'il fût, que leur préparait la fortune. Pour lui, la mort lui coûterait moins que la honte de se rendre. Elle se mit alors à se justifier de lui avoir conseillé une démarche qu'elle croyait utile, avec toute la faiblesse peut-être d'un cœur de femme, mais avec les plus loyales intentions; du reste, ajoutait-elle, elle n'aurait jamais d'autre volonté que celle de son mari. Spitaménès, séduit par ce feint empressement à lui complaire, fait préparer de jour un festin: appesanti par les vapeurs du vin et de la bonne chère, on l'emporte dans sa chambre à moitié endormi. Sa femme, dès qu'elle le vit reposer d'un calme et profond sommeil, tire une épée qu'elle avait cachée sous sa robe, lui coupe la tête, et, toute souillée de sang, la remet à l'esclave complice de son crime. Accompagnée de ce même esclave, et avec sa robe encore tout ensanglantée, elle se rend au camp des Macédoniens, et fait dire à Alexandre qu'elle a des choses à lui annoncer qu'il ne doit entendre que de sa bouche. Le roi donne aussitôt l'ordre d'introduire cette femme. Quand il la vit couverte de sang, convaincu qu'elle venait se plaindre de quelque outrage, il l'invita à dire ce qu'elle souhaitait. Elle demanda alors que l'on fit entrer l'esclave qu'elle avait laissé dans le vestibule; mais, en tenant enveloppée sous ses vêtements la tête de Spitaménès, cet homme avait inspiré des soupçons, et, fouillé par les gardes, il leur montra ce qu'il cachait. La pâleur de la mort avait renversé les traits de ce visage éteint, et il était impossible de le reconnaître. Lorsque le roi sut que l'esclave portait une tête d'homme, il sortit de sa tente, et lui demanda ce que c'était; l'autre le satisfit sur-le-champ par sa réponse. À cet instant, mille pensées contraires vinrent agiter son esprit et le livrer à l'irrésolution. C'était un grand service qu'on venait de lui rendre de mettre à mort un transfuge, un traître, qui, s'il eût vécu, eût retardé le cours de ses grandes entreprises; mais, d'un autre côté, il ne pouvait voir sans horreur un forfait si énorme, une femme qui avait assassiné l'homme à qui elle devait le plus, le père de ses enfants. Cependant l'atrocité du crime l'emporta sur l'importance du service, et il lui fit signifier de sortir du camp. Il craignait que cet exemple de la férocité barbare n'altérât les mœurs des Grecs et la douceur de leur caractère.
Les Dahes, à la nouvelle de la mort de Spitaménès, livrent enchaîné à Alexandre, Dataphernès, le complice de sa trahison, et se soumettent eux-mêmes. Le roi, délivré pour le présent d'une grande partie de ses embarras, s'occupa de faire droit aux griefs des peuples qui souffraient du gouvernement avare et despotique de ses lieutenants. Il remit donc à Phrataphernès l'Hyrcanie avec le pays des Mardes et des Tapuriens, le chargeant de lui envoyer Phradatès, à qui il succédait, pour le punir par la prison. Arsamès, satrape des Dranges, fut remplacé par Stasanor. Arsacès fut envoyé en Médie pour prendre le poste d'Oxydatès. Le gouvernement de la Babylonie, vacant

IV. Ces affaires terminées, il quitta, au bout de trois mois, ses quartiers d'hiver, pour s'acheminer vers une contrée nommée Gazabe. La première journée de marche fut tranquille; la suivante, sans être encore orageuse ni pénible, fut cependant plus sombre que celle qui avait précédé, et laissa pressentir un temps plus rigoureux encore. Le troisième jour, les éclairs commencèrent à briller dans toutes les parties de l'horizon, et leur lueur, tour à tour perçant les ténèbres et s'y cachant, outre qu'elle éblouissait les yeux de l'armée en marche, frappait les esprits d'épouvante. Le ciel retentissait d'un grondement presque continuel; de tous côtés, la foudre tombant s'offrait aux regards, et le soldat, les oreilles assourdies et le cœur glacé d'effroi, n'osait ni avancer ni s'arrêter. Un instant après, des torrents de pluie mêlée de grêle inondèrent la terre: ils s'en garantirent d'abord, à couvert sous leurs armes; mais bientôt leurs mains glissantes et engourdies devinrent hors d'état de les tenir; ils ne savaient même plus dans quelle direction se tourner, trouvant de chaque côté la tempête plus violente à mesure qu'ils s'efforçaient de l'éviter.
Alors, on les vit rompre leurs rangs, et se répandre en désordre dans toute la forêt; plusieurs, abattus par la crainte, avant de l'être par la fatigue, se couchèrent sur la terre, quoique l'excès du froid eût transformé la pluie en une couche de glace. D'autres s'appuyèrent contre des troncs d'arbres: ce fut là le soutien et l'abri du plus grand nombre. Ils n'ignoraient pas qu'ils ne faisaient que choisir une place pour y mourir, et que, dans leur immobilité, la chaleur vitale allait les abandonner; mais l'inaction plaisait à leurs corps épuisés de lassitude, et une mort certaine ne les effrayait point, pourvu qu'ils se reposassent: car le fléau qui les frappait n'était pas seulement terrible, mais encore opiniâtre; et la lumière, cette consolation naturelle de l'homme, déjà voilée par une tempête aussi sombre que la nuit, achevait de disparaître par l'épaisseur des bois.
Le roi seul, sachant supporter tant de maux, allait et venait autour des soldats, ralliait ceux qu'il trouvait dispersés, relevait de terre les malheureux qui s'y étaient étendus, leur montrait au loin la fumée qui sortait des cabanes, et les exhortait à gagner en toute hâte les abris les plus voisins. Et ce qui contribua surtout à les sauver, c'est que, voyant leur roi se multiplier lui-même pour la fatigue et supporter des maux auxquels ils avaient cédé, ils rougissaient de l'abandonner. À la fin, la nécessité, plus puissante dans la détresse que la raison même, leur fit trouver un remède contre l'excès du froid. La hache à la main, ils commencèrent à faire de grands abattis d'arbres, et de côté et d'autre mirent le feu au monceau de bois qu'ils avaient amassé. On eût dit qu'un vaste incendie consumait la forêt tout entière, et à peine quelque place restait-elle pour les soldats au milieu des flammes. Cependant cette chaleur rendit le mouvement à leurs membres engourdis, et peu à peu leur respiration, gênée par le froid, devint plus libre. Les uns se réfugièrent dans les cabanes des Barbares que la nécessité leur fit chercher jusqu'aux extrémités de la forêt; les autres s'abritèrent sous leurs tentes, qu'ils établirent sur le sol tout humide, mais quand déjà commençaient à s'apaiser les rigueurs de l'orage. Cette tempête emporta mille hommes, tant soldats que valets et vivandiers. On raconte qu'on en trouva plusieurs appuyés contre des troncs d'arbres, et qui paraissaient non seulement vivre encore, mais même causer entre eux, leurs corps ayant gardé l'attitude où la mort était venue les surprendre. Un simple soldat macédonien, qui se traînait à grand-peine avec ses armes, avait été assez heureux pour gagner le camp. En le voyant, le roi, quoique ce fût le moment où il était occupé à se réchauffer lui-même, quitta précipitamment son siège, et, après l'avoir débarrassé de ses armes, fit asseoir à sa place le malheureux que l'engourdissement avait presque privé de l'usage de ses sens. Cet homme fut longtemps sans savoir où il était, ni qui l'avait recueilli; enfin, ayant retrouvé la vie avec la chaleur, il reconnut le siège du roi et le roi lui-même, et se leva tout épouvanté. Mais Alexandre, le regardant: "Eh bien, soldat, lui dit-il, ne vois-tu pas combien, sous le roi que vous avez, votre condition vaut mieux que celle des Perses? Pour un Perse, ce serait un crime capital de s'être assis sur le siège du roi; et toi, c'est ce qui t'a sauvé."
Le lendemain, ayant fait assembler ses amis et les principaux officiers, il les chargea d'annoncer qu'il rendrait tout ce qui avait été perdu, et il tint sa promesse. En effet, Sisimithrès lui ayant amené une grande quantité de bêtes de somme, et deux mille chameaux, avec des troupeaux de gros et de menu bétail, il fit tout distribuer aux soldats, qui se trouvèrent à la fois soulagés de la faim et de leurs pertes. Après avoir ensuite loué hautement le service que venait de lui rendre Sisimithrès, il donna l'ordre à ses troupes de prendre des vivres cuits pour six jours, et marcha contre les Saces; il ravagea tout leur pays, et tira du butin trente mille têtes de bétail pour en faire présent à Sisimithrès. De là, on passa dans la contrée où commandait Oxyartès, satrape de grande distinction, qui se remit à la discrétion du roi. Alexandre lui rendit son gouvernement, et n'exigea de lui rien de plus que le service de deux de ses trois fils dans l'armée macédonienne. Le satrape lui livra celui même qu'on lui avait permis de garder.
Il avait préparé, pour recevoir le roi, un festin où régnait toute la magnificence asiatique. Occupé d'en faire les honneurs avec beaucoup de recherche, il fit amener trente jeunes vierges de nobles familles, et parmi elles sa propre fille, nommée Roxane, qui, à une beauté merveilleuse, unissait des grâces bien rares chez les Barbares. Quoique environnée d'une troupe de beautés choisies, elle attira sur elle tous les regards, ceux du roi surtout, qui déjà ne commandait plus si bien à ses passions au milieu des faveurs de la fortune, dont les mortels ne savent jamais assez se garder. Aussi ce même prince qui avait vu l'épouse de Darius et ses filles, auxquelles nulle femme, hormis Roxane, ne pouvait être égalée en beauté, sans éprouver d'autres sentiments que ceux d'un père, se laissa-t-il aller à un fol amour pour une jeune fille de bien humble naissance auprès de l'éclat du sang royal; et on l'entendit dire hautement qu'il importait à l'affermissement de son empire que les Macédoniens et les Perses se mêlassent par des mariages; que c'était le seul moyen d'ôter et la honte aux vaincus et l'orgueil aux vainqueurs. Achille même dont il descendait, ne s'était-il pas uni à une captive? Qu'on se gardât donc de croire qu'il se déshonorait en voulant contracter une pareille alliance.
Le père accueillit ses paroles avec les transports d'une joie inespérée; et le roi, dans l'entraînement de son ardente passion, fit apporter un pain, selon la coutume de son pays: c'était là, chez les Macédoniens, le gage le plus sacré de l'union conjugale: on le coupait en deux avec une épée, et chacun des futurs époux en goûtait. Sans doute les premiers législateurs de cette nation, en choisissant cet aliment simple et peu coûteux, ont voulu enseigner à ceux qui associent leur fortune, de combien peu ils doivent se contenter. C'est ainsi que le maître de l'Asie et de l'Europe s'unit par le mariage à une femme amenée en spectacle au milieu des jeux d'un festin, et que, du sein d'une captive, dut naître l'héritier destiné à régner sur un peuple de vainqueurs. Ses amis avaient honte de le voir, au milieu des vins et des mets, se choisir un beau-père dans la nation conquise; mais toute liberté ayant disparu depuis le meurtre de Clitus, ils donnaient l'air de l'approbation à leur visage, l'instrument de flatterie le plus complaisant.

V. Cependant, au moment de pénétrer dans l'Inde et de là jusqu'à l'Océan, il craignait de laisser derrière lui des éléments de révolte qui entravassent l'accomplissement de ses desseins. C'est pourquoi il ordonna que, parmi la jeunesse de toutes les provinces, on choisît trente mille hommes, et qu'on les lui amenât tout armés: c'était à la fois des otages et des soldats qu'il se procurait. Il envoya en même temps Cratère à la poursuite de Haustanès et de Catanès, qui s'étaient révoltés; Haustanès fut fait prisonnier, Catanès périt en combattant. Polypercon soumit aussi la contrée appelée Bubacène. Le calme ainsi partout rétabli, il tourna toutes ses pensées vers la guerre de l'Inde. On vantait ce pays comme riche, non seulement en or, mais en pierres précieuses et en perles, et offrant plutôt les pompes du luxe qu'une véritable magnificence. On racontait que les boucliers des soldats y étincelaient d'or et d'ivoire. Aussi Alexandre, pour ne le point céder en cela, lorsqu'il était supérieur en toute autre chose, fit garnir les boucliers des siens de plaques d'argent, et mettre aux chevaux des freins en or; les cuirasses furent ornées, les unes d'or, les autres d'argent; cent vingt mille soldats marchaient à sa suite dans cette expédition.
Déjà tous ces préparatifs étaient terminés, lorsque, croyant le temps mûr pour accomplir la coupable résolution qu'il avait conçue autrefois, il se mit à songer aux moyens qu'il emploierait pour se faire rendre les honneurs divins. Il ne voulait pas seulement qu'on l'appelât, mais aussi qu'on le crût fils de Jupiter, comme s'il avait eu sur les consciences le même empire que sur les langues. Il exigea donc des Macédoniens de le saluer à la façon des Perses, en se prosternant à terre dans une humble adoration. Les encouragements de la flatterie ne manquaient pas à des prétentions si hautaines: éternel fléau des princes, dont la puissance périt plus souvent par l'adulation que sous les coups de leurs ennemis! Et la faute n'en était pas aux Macédoniens; pas un seul ne laissa porter atteinte aux coutumes de sa patrie: elle était tout entière aux Grecs, qui par leurs habitudes corrompues, avaient dégradé la noble culture des arts. Un Argien, nommé Agis, le plus méchant faiseur de vers après Choérilus, le Sicilien Cléon, flatteur autant par caractère que par vice national, et avec eux d'autres misérables, rebuts des villes où ils étaient nés: tels étaient les hommes qu'Alexandre préférait même à ses proches et à ses plus renommés capitaines; tels étaient ceux qui lui ouvraient le ciel, et qui publiaient hautement qu'Hercule, que Bacchus, que Castor et Pollux s'effaceraient devant le nouveau dieu. Il fait donc, un jour de fête, préparer un banquet avec la plus somptueuse magnificence, se proposant d'y réunir, avec les principaux de ses amis, Grecs et Macédoniens, ce qu'il y avait de plus distingué parmi les Barbares. S'étant mis à table avec eux, il mangea un instant, et puis sortit de la salle du festin.
Cléon, dont le rôle était préparé, débita alors un discours où l'admiration était prodiguée aux vertus du roi; il passa ensuite en revue ses services: à l'entendre, il n'y avait qu'une seule manière de les reconnaître, et c'était, puisqu'ils voyaient en lui un dieu, de le proclamer, et de payer par un peu d'encens de si mémorables bienfaits. Ce n'était pas seulement de la piété, c'était aussi de la sagesse chez les Perses d'honorer leurs rois comme des divinités: car la majesté du pouvoir suprême était la sauvegarde de sa durée. Hercule lui-même et Bacchus n'avaient été mis au rang des dieux qu'après avoir désarmé l'envie contemporaine. C'était sur le témoignage du temps présent que se réglaient les jugements de la postérité. Que si les autres hésitaient, lui-même, lorsque le roi entrerait dans la salle du festin, irait se prosterner à ses pieds; mais il fallait que le reste des convives en fît autant, ceux-là surtout qui faisaient profession de sagesse: car c'était à eux à donner l'exemple d'un culte respectueux envers le monarque. Ce discours était, à n'en pas douter, dirigé contre Callisthène: la sévérité de ce personnage et sa libre franchise déplaisaient au roi, comme si lui seul arrêtait les Macédoniens prêts à lui rendre un pareil hommage. On se taisait, et tous les regards étaient fixés sur lui; il prit alors la parole: "Si le roi, dit-il, eût assisté à ton discours, sans doute aucune voix n'aurait besoin de s'élever pour te répondre; lui-même te demanderait de ne pas le faire descendre à des coutumes étrangères, et de ne point attirer la haine sur ses prospérités par une semblable flatterie. Mais puisqu'il est absent, je te réponds pour lui, qu'il n'y a point de fruit qui soit en même temps précoce et durable; et que loin d'assurer au roi les honneurs divins, tu les lui ôtes. Il faut encore du temps avant qu'on le croie dieu, et c'est toujours la postérité qui décerne aux grands hommes cette récompense. Quant à moi, je ne souhaite à Alexandre qu'une mortalité tardive, afin que sa vie soit longue et sa majesté éternelle. Le titre de dieu peut suivre, mais n'accompagne jamais la vie de l'homme. Tu nous citais tout à l'heure l'apothéose de Bacchus et d'Hercule. Penses-tu qu'il ait suffit d'un décret proclamé à table, pour les faire dieux? Ce qu'il y avait d'humain dans leur nature, a disparu aux yeux des hommes avant que la renommée les élevât au ciel. Ainsi donc, toi et moi, Cléon, nous faisons des dieux! C'est de nous que le roi recevra ses titres à la divinité! J'aimerais à mettre ta puissance à l'épreuve; fais seulement un roi, puisque tu peux faire un dieu: un empire est plus facile à donner que le ciel. Ah! puissent les dieux propices avoir entendu sans courroux ce qu'a dit Cléon, et laisser à la Fortune de notre monarque le cours qu'elle a suivi jusqu'à ce jour; puissent-ils nous permettre de rester fidèles à nos mœurs! Je ne rougis point de ma patrie, et je n'ai pas besoin d'apprendre des vaincus de quelle façon je dois honorer mon roi. Je les reconnais désormais pour nos vainqueurs, s'il faut que nous recevions d'eux les lois d'après lesquelles nous devons vivre."
Callisthène avait été entendu avec plaisir, comme le défenseur de la liberté publique. Il avait obtenu des signes et même des paroles d'approbation, surtout des vieillards, à qui déplaisait le changement de leur ancienne façon de vivre en des coutumes étrangères. Le roi n'ignorait rien de ce qui avait été dit de part et d'autre; il s'était constamment tenu derrière une tapisserie qu'il avait fait placer autour des lits. Il envoya donc dire à Agis et à Cléon de rompre l'entretien, et de laisser seulement les Barbares se prosterner, selon leur coutume, quand il reparaîtrait; et, peu après, comme s'il eût terminé quelque affaire importante, il rentra dans la salle du festin. Les Perses commencèrent la cérémonie de leur adoration; Polypercon, qui occupait un lit au-dessus du roi, voyant l'un d'entre eux toucher la terre de son menton, se mit à l'exhorter ironiquement à frapper encore plus fort. Ce propos fit éclater la colère d'Alexandre, qu'il avait depuis longtemps peine à contenir. "Ainsi donc, dit-il, tu me refuseras tes respects? et pour toi seul je serai un objet de risée?" Polypercon répondit que le roi ne devait être un objet de risée, pas plus que lui de mépris. Alors Alexandre l'arrachant de son lit, l'en jette à bas; et comme il était tombé la face contre terre: "Vois-tu, lui dit-il, comment tu viens me faire toi-même ce qui tout à l'heure te faisait rire dans un autre." Et ayant ordonné qu'on le conduisît en prison, il congédia les convives. Dans la suite, il est vrai, il pardonna à Polypercon, après lui avoir fait subir un long châtiment.

VI. Il en fut autrement de Callisthène. Depuis longtemps sa fierté faisait ombrage au roi, et il garda contre lui un ressentiment plus opiniâtre: l'occasion se présenta bientôt de le satisfaire. C'était, comme nous l'avons dit plus haut, un usage dans les premières familles de Macédoine, de placer auprès des rois leurs enfants dès qu'ils étaient adultes, pour y remplir des fonctions peu différentes de celles de la domesticité. Ils passaient les nuits, chacun à son tour, à la porte de l'appartement où couchait le roi; c'étaient eux qui introduisaient les concubines par une autre porte que celle où se trouvaient les gardes. C'étaient eux aussi qui recevaient des mains des palefreniers et présentaient au roi les chevaux qu'il devait monter; ils l'accompagnaient à la chasse, aussi bien que dans les combats; et rien ne manquait à leur esprit de ce qui forme une éducation libérale. Une de leurs prérogatives, et celle qui leur faisait le plus d'honneur, était de pouvoir manger assis à la table du roi: en même temps, lui seul avait le droit de les châtier à coups de fouet. Ce corps était chez les Macédoniens comme une pépinière de généraux et d'officiers: de là sortirent par la suite ces rois dont les descendants furent, après plusieurs générations, dépouillés de leur puissance par les Romains.
Hermolaüs, jeune homme de noble famille, faisait partie de ce corps. Il lui était arrivé de blesser le premier de son épieu un sanglier que le roi avait réservé à ses coups, et celui-ci, en punition, l'avait fait battre de verges. Indigné de cet affront, Hermolaüs alla en pleurer auprès de Sostrate, l'un de ses compagnons, et qui brûlait pour lui d'un ardent amour. Quand il vit déchiré de coups ce corps objet de sa passion, Sostrate, qui peut-être avait d'ailleurs quelque sujet de haine contre le roi, profita de l'émotion où le jeune homme était déjà par lui-même, pour le déterminer, sous la foi d'un mutuel serment, à former le projet d'assassiner Alexandre. Et ils ne conduisirent pas cette affaire avec l'étourderie de leur âge, ils mirent, au contraire, beaucoup d'adresse à choisir leurs complices; Nicostrate, Antipater, Asclépiodore et Philotas furent ceux qu'ils convinrent de s'adjoindre; et ceux-ci leur amenèrent Anticlès, Élaptonius et Épiménès. Au reste, l'exécution de ce projet n'était rien moins que facile; il fallait que les conjurés fussent tous de service la même nuit pour ne point trouver d'obstacles dans leurs compagnons étrangers au complot; et le hasard les mettait de garde à différentes nuits les uns des autres. Aussi trente-deux jours furent-ils employés à changer l'ordre du service, et à terminer les autres apprêts de la conspiration.
La nuit était arrivée où les conjurés devaient se trouver réunis dans la même garde, pleins d'une joyeuse assurance en leur mutuelle fidélité, que leur garantissait un silence de tant de jours. Aucun ne s'était laissé ébranler par la crainte, ni l'espérance, tant ils avaient tous de haine contre le roi, ou de respect pour leurs serments! Ils se tenaient donc à la porte de la salle où le roi soupait, pour le conduire, au sortir de table, dans sa chambre à coucher. Mais sa fortune et l'intempérance entraînèrent tous les convives à boire plus largement; les jeux même du festin en prolongèrent la durée. Les conjurés cependant étaient partagés entre la joie de pouvoir le surprendre au milieu du sommeil, et l'inquiétude de voir le repas durer jusqu'au jour. Car, au lever de l'aurore, ils devaient être relevés par d'autres pour ne reprendre le service que sept jours après; et ils ne pouvaient espérer que tous gardassent aussi longtemps leur foi.
Déjà le jour approchait, lorsque enfin on se leva de table, et les conjurés vinrent prendre le roi, ravis de ce que l'occasion s'offrait d'accomplir leur crime. Tout à coup une femme, dont l'esprit était, à ce que l'on crut, égaré, mais accoutumée à entrer dans la tente du roi, parce qu'une sorte d'inspiration semblait lui révéler l'avenir, se présenta sur son passage et alla jusqu'à l'arrêter: témoignant par ses regards et tout son visage le trouble de son âme, elle lui conseilla de rentrer dans la salle du festin. Alexandre répondit, en plaisantant, que l'avis des dieux était bon, et, ayant appelé ses amis, il continua de rester à table jusqu'à la deuxième heure du jour. La garde avait été déjà remplacée par d'autres jeunes gens du même corps destinés à faire sentinelle à la porte de la chambre du roi. Les conjurés restaient cependant à leur poste, quoique leur service fût terminé, tant l'espérance est opiniâtre dans l'âme humaine, lorsque d'ardentes passions la dévorent! Le roi, leur parlant avec plus de bonté que jamais, les engagea à se retirer pour prendre du repos, puisqu'ils avaient été sur pied toute la nuit. Il leur donna à chacun cinquante sesterces, et les loua fort de ce qu'après avoir remis le poste à d'autres, ils avaient encore continué leur faction. Déchus alors d'une si grande espérance, ils se retirèrent dans leurs quartiers, décidés à attendre la nuit où reviendrait leur service. Mais Épiménès, soit qu'il se fût senti changé par la bienveillance avec laquelle le roi l'avait accueilli parmi les autres conjurés, soit qu'il se persuadât que les dieux s'opposaient à l'entreprise, alla tout révéler à son frère Euryloque, qu'il avait voulu auparavant éloigner de toute participation au complot. Chacun avait devant les yeux le supplice de Philotas. Aussi la première chose que fit Euryloque fut d'arrêter son frère et de se rendre au palais. Là, éveillant les gardes, il leur déclare qu'il apporte des nouvelles qui intéressent la sûreté du roi. L'heure à laquelle ils se présentaient, leurs visages qui ne témoignaient guère des âmes tranquilles, la tristesse de l'un des deux, frappèrent Ptolémée et Léonnatus, qui gardaient le seuil de la chambre à coucher. Ouvrant donc la porte et faisant apporter de la lumière, ils éveillent le roi appesanti par le vin et le sommeil. Celui-ci, recueillant peu à peu ses idées, leur demande ce qu'ils viennent lui annoncer. Euryloque, sans tarder un instant, s'écrie que les dieux ne se sont pas tout à fait détournés de sa maison, puisque son frère, coupable de la pensée d'un grand crime, a pourtant eu le bonheur de s'en repentir, et vient, par son entremise, en faire la révélation. Que la nuit même qui venait de finir, un attentat avait été préparé contre les jours du roi, et que les auteurs de ce projet criminel étaient ceux qu'il en soupçonnait le moins.
Alors Épiménès expose le complot dans tous ses détails, et avec le nom de chacun des conjurés. Il était certain que celui de Callisthène n'avait pas été prononcé dans le nombre; il avait seulement l'habitude de prêter une oreille trop facile aux propos haineux et aux accusations de ces jeunes gens contre le roi. Quelques-uns ajoutent qu'Hermolaüs étant venu se plaindre à lui d'avoir été fouetté par ordre d'Alexandre, Callisthène lui dit qu'ils devaient tous se souvenir qu'ils étaient déjà des hommes. Voulait-il, par ces paroles, le consoler de sa disgrâce, ou enflammer les ressentiments de cette jeunesse? C'est ce qu'il fut impossible de décider. Le roi, n'ayant plus l'esprit ni le corps endormis, aperçut toute la grandeur du péril auquel il avait échappé. Il donna sur-le-champ à Euryloque cinquante talents et les biens d'un certain Tiridate, qui était fort riche; il lui rendit aussi son frère, sans lui laisser le temps de demander sa grâce. Quant aux auteurs de la conspiration, parmi lesquels fut rangé Callisthène, il les fit charger de fers et mettre sous bonne garde. Dès qu'on les eut amenés dans le palais, fatigué de veilles et de débauches, Alexandre se reposa tout le jour et la nuit suivante. Le lendemain, il convoqua une nombreuse assemblée, à laquelle assistèrent les parents et les proches des accusés, peu rassurés eux-mêmes sur le sort qui les attendait: car ils devaient périr, selon la loi macédonienne, qui vouait à la mort tous ceux que les liens du sang unissaient aux coupables. L'ordre fut alors donné de faire entrer les conjurés, à l'exception de Callisthène; et tous, sans hésiter, firent l'aveu de leur crime. Un murmure universel s'éleva contre eux, et le roi lui-même leur demanda ce qu'il leur avait fait pour qu'ils méditassent contre sa personne un si énorme attentat.

VII. Tous demeuraient interdits: "Eh bien, dit Hermolaüs, puisque tu feins de l'ignorer, et que tu le demandes, ce qui nous a armés contre tes jours, c'est que tu ne nous gouvernes plus comme des hommes libres, mais nous commandes ainsi qu'à des esclaves." Le premier de tous, Sopolis, père d'Hermolaüs, se lève et s'écrie que son parricide fils veut la mort de son père même: il lui met la main sur la bouche, et, proteste qu'on ne doit pas écouter davantage un misérable égaré par le crime et le malheur. Le roi le fait retirer, et ordonne à Hermolaüs de dire ce qu'il a appris de son maître Callisthène. "Je profite de ta générosité, reprit alors Hermolaüs, et vais dire ce que m'ont appris nos malheurs. Combien reste-t-il de Macédoniens échappés à ta cruauté? combien en reste-t-il, sinon du sang le plus vulgaire? Attale, Philotas, Parménion, Alexandre Lynceste, Clitus, si l'on ne demande compte de leurs jours qu'à l'ennemi, vivent encore; ils sont fermes au milieu de la mêlée, ils te couvrent de leurs boucliers; ils payent ta gloire et tes victoires au prix de leurs blessures. Que tu les en as dignement récompensés! L'un a arrosé ta table de son sang; l'autre n'a pu même recevoir la mort d'un seul coup: il a fallu que les généraux de ton armée, placés sur le chevalet, fussent donnés en spectacle aux Perses qu'ils avaient vaincus. Parménion a été égorgé sans être entendu, après que par ses mains tu avais immolé Attale: car tu fais tour à tour de ces malheureux autant de bourreaux pour frapper tes victimes. Et ceux qui, un moment auparavant, ont été les instruments de tes vengeances, tu les fais aussitôt massacrer par d'autres."
Un cri général d'indignation couvrit à cet instant la voix d'Hermolaüs. Son père avait fini par tirer son épée, et allait l'en frapper infailliblement, s'il n'eût été arrêté par le roi, qui ordonna à Hermolaüs de continuer, et demanda qu'on l'écoutât patiemment, pendant qu'il fournissait de nouveaux motifs à son supplice. Après que l'on eut à grand-peine calmé l'assemblée, Hermolaüs reprit: "Avec quelle générosité tu laisses discourir des enfants étrangers à l'art de la parole! Et cependant la voix de Callisthène est enfermée dans les murs d'une prison, parce que seul, il saurait parler! Pourquoi, en effet, ne pas le faire paraître en ce lieu, lorsqu'on entend ceux même qui ont tout avoué? C'est que tu redoutes la voix libre d'un homme innocent, et que tu ne saurais même soutenir ses regards. Eh bien! j'affirme, moi, qu'il n'a rien fait. Tous ceux qui sont entrés, avec moi, dans cette noble entreprise sont ici; il n'en est aucun qui puisse dire qu'il ait été notre complice, encore qu'il soit depuis longtemps destiné à la mort par le plus juste et le plus clément des rois. Voilà donc le prix réservé aux Macédoniens, dont tu prodigues le sang comme une superfluité méprisable; et trente mille mulets traînent à ta suite l'or pris sur l'ennemi, tandis que tes soldats rapporteront chez eux pour tout bien des cicatrices sans récompenses! Tout cela, cependant, nous l'avons pu supporter, jusqu'au moment où il t'a plu de nous sacrifier aux Barbares, et, par une coutume nouvelle, de faire porter aux vainqueurs le joug des vaincus. L'habillement et les usages des Perses font tes délices: tu as pris en horreur les mœurs de ta patrie. C'est donc le roi de Perse, non celui des Macédoniens, que nous avons voulu faire périr: transfuge, nous te poursuivons en vertu des droits de la guerre. Tu as voulu que les Macédoniens fléchissent le genou devant toi et t'adorassent comme un dieu: tu désavoues Philippe pour ton père; et, s'il était quelque dieu au-dessus de Jupiter, tu renierais Jupiter lui-même. Et tu t'étonnes que des hommes libres ne puissent supporter ton orgueil! Qu'avions-nous à espérer de toi, je te le demande, nous, dont le sort était de mourir innocents, ou, ce qui est pis que la mort, de vivre en esclavage? Que si jamais tu peux te corriger, tu me devras beaucoup: car tu as commencé à apprendre de ma bouche ce que des hommes d'un sang libre ne peuvent souffrir. Épargne du reste nos parents, et ne prodigue pas les supplices à leur vieillesse délaissée. Pour nous, fais-nous-y conduire, et que le bienfait que nous attendions de ta mort, la nôtre nous le procure." Ainsi parla Hermolaüs.

VIII. Le roi lui répliquant aussitôt: "Ma patience, dit-il, prouve assez la fausseté de ce que vient de dire ce jeune homme, tout plein des leçons de son maître. Coupable, d'après son propre aveu, du dernier des forfaits, je me suis toutefois commandé de l'entendre. J'ai fait plus, j'ai voulu que vous l'entendissiez avec moi: et certes, je n'ignorais pas qu'en permettant de parler à ce misérable, il donnerait carrière à cette même rage qui l'a poussé à vouloir me tuer, moi qu'il devait respecter comme un père. Dernièrement, à la chasse, il se permit une insolence; et, suivant un usage de notre pays, pratiqué de temps immémorial par les rois de Macédoine, je le fis châtier. Il en doit être ainsi; et comme les tuteurs le font pour leurs pupilles, les maris pour leurs femmes, nous remettons aux esclaves le soin de fouetter les enfants de cet âge. Voilà la cruauté qu'il me reproche, et dont il a voulu se venger par un parricide: car, à l'égard de tous ceux qui me laissent suivre le penchant de ma nature, vous savez quelle est ma douceur, et je n'ai pas besoin de vous la rappeler. Qu'Hermolaüs désapprouve le supplice des traîtres, quand lui-même s'en est rendu digne, certes je ne m'en étonne guère: en faisant l'apologie de Parménion et de Philotas, c'est sa cause qu'il plaide. Quant à Alexandre Lynceste, deux fois coupable d'attentat contre ma personne, je lui ai fait grâce, malgré une double dénonciation: convaincu d'un complot, j'ai encore différé deux ans de le punir, jusqu'à ce que vous réclamassiez vous-mêmes le juste châtiment de son forfait. Attale, vous vous en souvenez, avant que je fusse roi, s'était armé contre mes jours. Pour Clitus, plût au ciel qu'il n'eût pas provoqué ma colère! et encore cette langue téméraire, qui vous prodiguait l'insulte en même temps qu'à moi, je l'ai endurée plus longtemps que lui-même n'eût enduré de semblables propos de ma bouche."
"La clémence des rois et des autres chefs ne tient pas seulement à leur caractère, elle dépend aussi des dispositions de ceux qui obéissent. La soumission adoucit les rigueurs du commandement; mais lorsque le respect n'est plus dans les coeurs, et que la subordination a disparu, il faut la force pour repousser la force. Mais comment m'étonné-je que cet insensé me reproche ma cruauté, lorsqu'il n'a pas craint de m'accuser d'avarice? Je ne veux point en appeler à chacun de vous en particulier; je craindrais de vous rendre mes bienfaits odieux en vous forçant d'en rougir. Jetez un coup d'œil sur toute l'armée: combien de soldats qui naguère n'avaient rien que leurs armes, et qui dorment aujourd'hui sur des lits d'argent; leur table est chargée de vaisselle d'or; ils traînent à leur suite des troupeaux d'esclaves; ils chancellent sous le poids des dépouilles de l'ennemi."
"Mais, ajoute-t-il, les Perses que nous avons vaincus sont, auprès de moi, en grand honneur. C'est, sans contredit, la preuve la plus frappante de ma modération, que de commander sans orgueil aux vaincus: je suis venu en Asie, non pour bouleverser les nations, ni pour faire un désert de la moitié de l'univers, mais pour apprendre aux peuples même que j'aurais conquis à ne pas regretter ma victoire. Aussi, vous voyez combattre avec vous, et répandre leur sang pour votre empire, ces mêmes hommes qui, traités avec hauteur, se fussent révoltés. Les conquêtes où l'on n'entre que par le glaive ne sont pas de longue durée; la reconnaissance des bienfaits est immortelle. Si nous voulons posséder l'Asie, non la traverser, il faut admettre les peuples au partage de notre clémence: leur attachement rendra notre empire stable et éternel. Et assurément, nous avons plus que nous ne pouvons embrasser: il n'y a qu'une avarice insatiable qui veuille remplir encore un vase qui déborde déjà de toutes parts."
"Mais je suis coupable aussi de faire adopter aux Macédoniens les mœurs des vaincus! C'est que chez plusieurs nations je vois beaucoup de choses qu'il n'y a pour nous nulle honte à imiter; et un si grand empire ne peut être bien gouverné, sans que nous lui imposions quelques-uns de nos usages, et que nous en empruntions d'eux quelques autres. Ç'a été une chose presque risible, d'entendre Hermolaüs me demander de renier Jupiter, dont l'oracle me reconnaît. Suis-je donc maître aussi des réponses des dieux? Il m'a honoré du nom de son fils: en l'acceptant, je n'ai pas nui, ce me semble, à l'œuvre même où nous sommes engagés. Plût au ciel que les Indiens me regardassent aussi comme un dieu! car à la guerre la renommée fait tout, et souvent une croyance erronée a eu toute l'influence de la vérité."
"Pensez-vous que ce soit par goût pour le luxe que j'ai enrichi vos armes d'or et d'argent? J'ai voulu montrer à des peuples pour lesquels il n'y a rien de plus commun que ces métaux, que les Macédoniens, invincibles en tout le reste, ne se laissaient pas vaincre même en or. Je surprendrai dès l'abord leurs yeux préparés à ne voir que des objets vulgaires et misérables, et je leur apprendrai que nous ne venons pas chercher de l'or et de l'argent, mais conquérir le monde. Cette gloire, lâche parricide, tu as voulu nous la ravir, et, en te privant de leur chef, livrer les Macédoniens à la merci des nations vaincues."
"Maintenant, tu me demandes de faire grâce à vos parents. Il eût été mieux sans doute de vous laisser ignorer ce que j'ordonnerai d'eux, et mourir avec un chagrin de plus, si toutefois vos parents ont quelque place dans votre souvenir et vos affections; mais cet usage de faire périr avec les coupables leurs parents et toute leur famille innocente, depuis longtemps je l'ai aboli, et je déclare hautement que tous conserveront le rang qu'ils avaient auparavant. Pour ton Callisthène, qui, seul, trouve en toi un homme, parce qu'il y trouve un scélérat, je sais bien pourquoi tu voudrais qu'il fût appelé: tu sourirais d'entendre à la face de cette assemblée sa bouche répéter les injures que tu m'as prodiguées tout à l'heure. S'il était Macédonien, j'aurais pu le faire comparaître avec toi, ce maître si digne de son élève; mais il est Olynthien, et il n'a pas les mêmes privilèges."
Après ce discours il congédia l'assemblée, et ordonna que l'on remît les condamnés aux mains de leurs propres camarades. Ceux-ci, pour donner au roi dans leur cruauté un témoignage de leur dévouement, les firent périr au milieu des tortures. Callisthène mourut aussi dans les tourments: il était étranger au complot tramé contre la vie du roi; mais son caractère n'était point fait pour la cour et pour les complaisances de la flatterie. Aussi nul meurtre n'excita davantage la haine des Grecs contre Alexandre: ce philosophe, de mœurs excellentes et d'un si rare savoir, dont la voix l'avait rappelé à la vie, lorsque, après le meurtre de Clitus, il voulait se laisser mourir, c'était peu de l'avoir fait périr, il l'avait encore livré aux tortures, sans même daigner l'entendre! il est vrai qu'il expia cette cruauté par un tardif repentir.

IX. Cependant, pour prévenir l'oisiveté si favorable aux propos séditieux, il se mit en marche vers l'Inde, toujours plus grand dans la guerre qu'après la victoire. L'Inde, presque tout entière tournée vers l'Orient, occupe en largeur moins d'étendue qu'en longueur. La partie exposée au midi forme un plateau de terres élevées; le reste n'est que plaines, et un grand nombre de fleuves célèbres, descendus du Caucase, y trouvent à travers les campagnes un cours paisible pour leurs eaux. L'Indus est le plus froid de tous; son eau est d'une couleur peu différente de celle de la mer. Le Gange, déjà considérable à sa source, se dirige vers le midi, et longe, en droite ligne, une chaîne de hautes montagnes. Des rochers qu'il rencontre sur son passage détournent ensuite son cours vers l'orient; et, au moment de se jeter dans la mer Rouge, il se perce une route à travers ses rives, et entraîne des amas d'arbres avec une portion considérable du sol. Parmi les rocs dont sa marche est embarrassée, on le voit revenir fréquemment sur lui-même; puis, quand il trouve un lit plus uni, ses eaux semblent dormir et forment des îles. L'Acésinès vient le grossir. À l'instant où ce fleuve va tomber dans la mer, le Gange le reçoit, et tous deux s'entrechoquent avec violence; car le Gange oppose à son affluent la puissante barrière de son embouchure, et les eaux de celui-ci, quoique refoulées, ne cèdent point.
Le Diarnidès a moins de célébrité, parce qu'il baigne l'extrémité de l'Inde: du reste, il nourrit non seulement des crocodiles, comme le Nil, mais même des dauphins et d'autres monstres ailleurs inconnus. L'Éthymanthe, qui se replie sur lui-même en de nombreuses sinuosités, est détourné par les riverains pour l'arrosement de leurs terres; de là vient qu'il n'apporte à la mer qu'un mince filet d'eau, qui n'a déjà plus de nom. Bien d'autres fleuves traversent encore le pays dans tous les sens; mais ils sont peu connus, parce qu'ils parcourent moins de pays. Le sol qui avoisine la mer est brûlé par les aquilons; mais, arrêtés par les sommets des montagnes, ces vents ne pénètrent pas dans l'intérieur des terres, et c'est là ce qui en fait la fertilité. Du reste, sur ces plages lointaines, le cours des saisons est à ce point interverti, qu'à l'époque où les autres contrées sont dévorées par les ardeurs du soleil, l'Inde est couverte de neiges, et que réciproquement, lorsqu'il gèle ailleurs, la chaleur y est insupportable. Et jamais personne n'a pu se rendre compte de ce phénomène. Il est certain que la mer qui baigne l'Inde n'a pas une couleur différente de celle des autres mers: elle a pris son nom du roi Érythrus; ce qui a fait croire aux ignorants que ses eaux sont rouges.
La terre y est fertile en lin; presque toute la population en tire ses vêtements. L'écorce tendre des arbres fournit comme une espèce de papier pour tracer des caractères. Les oiseaux ont une facilité particulière à imiter les sons de la voix humaine. On y trouve des animaux inconnus aux autres régions, à moins qu'ils n'y aient été importés. L'Inde nourrit aussi des rhinocéros; mais ils n'y sont point indigènes. Les éléphants sont plus vigoureux que ceux que l'on dompte en Afrique, et leur grosseur répond à leur force. Les rivières roulent de l'or, celles du moins qui promènent dans leur cours doux et paisible leurs eaux paresseuses. La mer jette sur ses rivages des pierres précieuses et des perles; et c'est là pour le pays la principale source d'opulence, surtout depuis que, par le commerce, ils ont transporté leurs vices chez les nations étrangères: car ce dépôt, que laissent les flots en se retirant, n'a de prix que celui que le caprice y attache.
Là, comme partout ailleurs, le caractère des hommes est soumis aux influences du climat. Une robe de lin qui leur descend jusqu'aux pieds est leur vêtement; ils ont des sandales pour chaussures, et des bandes de toile leur ceignent la tête, des pierreries pendent à leurs oreilles; et des parures d'or attachées aux bras distinguent ceux qui ont parmi leurs compatriotes l'avantage de la naissance et de la fortune. Leurs cheveux sont peignés plus souvent que coupés; jamais ils ne se rasent le menton, et ils épilent le reste de leur visage, de manière que la barbe n'y laisse aucune trace. Le luxe de leurs monarques, qui, à les entendre, est de la magnificence, surpasse les folies de toutes les autres nations.
Lorsqu'un roi se laisse voir en public, ses officiers portent des encensoirs d'argent, et parfument dans toute son étendue le chemin par où il doit être porté. Il est couché dans une litière d'or garnie de perles tout à l'entour. Sa robe de lin est enrichie d'or et de pourpre; des soldats armés, avec les gardes de la personne royale, suivent la litière, et, au milieu d'eux, sont suspendus à des branches d'arbres des oiseaux instruits à lui faire entendre leur chant au milieu des plus sérieuses occupations. Le palais du roi est soutenu par des colonnes dorées, autour desquelles serpente un cep de vigne ciselé en or, et ce riche ouvrage est lui-même embelli par l'image en argent des oiseaux qui flattent le plus leurs yeux. Le palais est ouvert à tous ceux qui se présentent pendant que l'on peigne et que l'on orne la chevelure du monarque; c'est alors qu'il donne audience aux ambassadeurs, et rend la justice à ses sujets. On lui ôte ses sandales pour lui frotter les pieds avec des parfums. La chasse est sa principale occupation: ce sont des animaux enfermés dans un parc qu'il perce à coups de flèches, accompagné des vœux et des chants de ses concubines. Ces flèches, dont la longueur est de deux coudées, se tirent avec plus de peine que d'effet: car le trait, dont toute la force est dans sa légèreté, se trouve amorti par le poids qui le surcharge. Il fait à cheval les voyages de courte durée; mais s'il s'agit d'une plus longue excursion, des éléphants traînent son char; le corps de ces énormes animaux est tout entier bardé d'or. Et, pour que rien ne manque à la dissolution des mœurs, une longue file de courtisanes le suit dans des litières d'or; cette troupe est séparée du cortège de la reine, mais l'égale en magnificence. Ce sont les femmes qui apprêtent les repas; elles servent aussi le vin, dont tous les Indiens font grand usage. Lorsque le roi tombe appesanti par le vin et le sommeil, ses concubines le portent dans sa chambre à coucher, en invoquant par des chants consacrés les dieux de la nuit.
Qui croirait qu'au milieu de tant de vices il y ait place pour la sagesse? Il existe cependant parmi eux une secte sauvage et grossière à laquelle est donné le nom de sages. À leurs yeux c'est une gloire de prévenir le jour de la mort, et ils se font brûler vivants, dès que les langueurs de l'âge ou la maladie commencent à les incommoder. La mort, quand on l'attend, est, selon eux, le déshonneur de la vie; aussi ne rendent-ils aucun honneur aux corps qu'a détruits la vieillesse: le feu serait souillé s'il ne recevait l'homme respirant encore. Ceux qui habitent les villes, au milieu des usages de la vie commune, passent pour être habiles à observer les mouvements des astres et prédire l'avenir: ceux-là croient que l'homme n'avance jamais le jour de sa mort, s'il sait l'attendre sans effroi. Ils comptent parmi leurs dieux tous les objets pour lesquels ils ont quelque respect: les arbres surtout, dont la profanation est chez eux un crime capital. Leurs mois se composent de quinze jours, sans que toutefois leur année en soit moins complète. Ils mesurent le temps d'après le cours de la lune; mais ce n'est pas, comme la plupart des autres peuples, par la révolution accomplie de cet astre, c'est par son croissant et son déclin. Voilà pourquoi ils ont des mois plus courts, la durée étant réglée sur chacune de ces phases de la lune. On raconte de ces peuples bien d'autres choses encore; mais je n'ai pas jugé convenable d'en interrompre le fil de ma narration.

X. Alexandre avait dépassé la frontière de l'Inde, lorsque les petits rois de quelques peuplades vinrent à sa rencontre pour lui apporter leur soumission. Il était, leur dirent-ils, le troisième fils de Jupiter qui fût venu les visiter: la renommée leur avait appris les noms de Bacchus et d'Hercule; mais lui, ils l'avaient devant eux, ils le voyaient. Le roi les accueillit avec bonté, et leur commanda de l'accompagner, comptant se servir d'eux comme de guides. Mais bientôt personne ne se présenta plus, et alors il envoya en avant Héphestion et Perdiccas, pour réduire ceux qui refuseraient de se soumettre. L'ordre leur était donné de s'avancer jusqu'à l'Indus, et de construire des bateaux pour faire passer l'armée sur l'autre rive. Ceux-ci, voyant devant eux plusieurs fleuves à traverser, disposèrent leurs embarcations de telle sorte qu'on pût, en les démontant, les transporter sur des chariots, et ensuite en rajuster les pièces. De son côté, Alexandre commanda à Cratère de le suivre avec la phalange; et lui-même, à la tête de la cavalerie et de ses troupes légères, rencontra dans une escarmouche, et repoussa jusque dans la ville voisine, quelques troupes qui étaient venues l'attaquer. Cratère ne tarda pas à le rejoindre. Voulant alors frapper tout d'abord d'épouvante un peuple qui n'avait pas encore éprouvé les armes des Macédoniens, il ordonna de ne faire aucun quartier, et de livrer aux flammes les fortifications de la ville assiégée. Comme il faisait à cheval le tour des murailles, une flèche l'atteignit. Il n'en prit pas moins la ville, dont les habitants furent tous massacrés, et les maisons même impitoyablement détruites. Après la défaite de cette obscure peuplade, il arriva devant la ville de Nysa. Comme il avait établi son camp sous les murs mêmes, dans un lieu couvert de bois, le froid de la nuit, plus rigoureux qu'on ne l'avait jamais senti, vint pénétrer et glacer toute l'armée. Mais le feu offrit à propos un remède au mal; avec les arbres abattus fut allumé un bûcher: la flamme gagna de proche en proche jusqu'aux tombeaux des habitants; construits avec du vieux cèdre, ils prirent aisément feu et répandirent au loin l'incendie, jusqu'à ce qu'enfin tout à l'entour eût disparu. Alors on entendit la ville retentir des aboiements des chiens, et même ensuite des voix confuses des hommes. Les habitants connurent par là que l'ennemi était à leurs portes, et les Macédoniens qu'ils étaient devant la ville.
Déjà le roi avait fait avancer ses troupes et commençait à investir les murs, lorsque les assiégés, ayant hasardé une sortie, furent écrasés sous une grêle de traits. La pensée vint aux uns de se rendre; les autres étaient d'avis de courir les chances du combat. Alexandre, informé de leur irrésolution, se contenta de bloquer la place, et recommanda qu'on épargnât le sang: fatigués à la fin des souffrances du siège, ils capitulèrent. Ils prétendaient que leur ville avait été fondée par Bacchus; et cette origine était véritable. Elle est située au pied d'une montagne que les gens du pays appellent Méron; et c'est de ce nom que les Grecs se sont autorisés pour inventer la fable de Bacchus renfermé dans la cuisse de Jupiter. Le roi, après avoir appris des habitants la position de cette montagne, fit partir des vivres en avant, et en gravit le sommet avec son armée. Dans toute son étendue, le lierre et la vigne y croissent en abondance: une foule de sources d'eau vive s'en échappent. On y trouve aussi une grande variété d'excellents fruits, produits naturels de la terre qui féconde d'elle-même des semences apportées par le hasard. Le laurier et d'autres arbres à baies couvrent ces rochers de leur agreste ombrage.
Ce ne fut pas sans doute une inspiration divine, mais plutôt un emportement de gaieté, qui entraîna les Macédoniens à cueillir çà et là des feuilles de lierre et de vigne pour s'en faire des couronnes, et à se répandre à travers les bois comme des bacchantes. Les montagnes et les coteaux retentissaient des voix confuses de ces milliers d'hommes, qui rendaient hommage au dieu de la forêt: car cette licence, d'abord l'ouvrage d'un petit nombre, avait fini, selon l'usage, par gagner toute l'armée. Aussi les voyait-on, comme en pleine paix, étendus sur le gazon et sur des monceaux de feuillage. Le roi, permettant volontiers une fête que le hasard avait commencée, leur fournit la bonne chère en abondance, et laissa ainsi, pendant dix jours, son armée sacrifier à Bacchus.
Qui peut nier que la gloire, même la plus belle, ne soit plus souvent un bienfait de la fortune, que le prix du courage? Au milieu même de leurs festins et du sommeil de l'ivresse, l'ennemi n'osa pas les attaquer; leurs hurlements et le fracas de leurs bacchanales l'effrayaient autant que l'eussent fait leurs cris de guerre. La même fortune les protégea encore, lorsque, revenus des bords de l'Océan, ils donnèrent aux ennemis le spectacle de leurs débauches.
De là, on se rendit dans le pays nommé Dédala. Les habitants avaient quitté leurs demeures, et s'étaient réfugiés sur des montagnes inaccessibles et couvertes de bois. Il passa donc dans l'Acadire, qu'il trouva de même ravagée par le feu, et déserte par la fuite de la population. La nécessité le contraignit alors de changer de tactique: il divisa ses troupes et montra ses armes sur plusieurs points à la fois; de cette manière, ceux que l'on surprit, et ceux qui attendaient l'ennemi, furent battus et réduits à se soumettre. Ptolémée prit le plus grand nombre des villes, Alexandre les plus importantes; et il rassembla de nouveau en un seul corps ses troupes qu'il avait disséminées.
Ayant ensuite passé le fleuve Choaspès, il laissa à Côènos le siège d'une ville considérable, appelée par les habitants Beira; pour lui, il marcha sur Mazages. Assacanus, roi de cette contrée, venait de mourir, et Cléophis, sa mère, avait pris le commandement du pays et de la ville. Trente mille fantassins gardaient cette place, fortifiée à la fois par sa position et par la main des hommes. En effet, du côté de l'orient, un torrent la baigne, et ses deux rives, également escarpées, défendent l'approche des murs. Du côté de l'occident et du midi, la nature semble avoir amassé à dessein des rochers gigantesques, au-dessous desquels s'étendent des cavernes et des précipices creusés par le temps à une grande profondeur; et, à l'endroit où finissent ces défenses naturelles, un fossé, d'un travail immense, oppose sa barrière. La ville est enceinte d'un mur de trente-cinq stades de tour, dont le bas est en pierre et le haut en brique crue. La brique a pour appui des pierres placées de distance en distance, qui prêtent à sa fragilité l'appui d'un corps plus dur, et auxquelles s'ajoute un ciment fait de terre et d'eau. Pour empêcher même tout cet ensemble de s'écrouler, on avait mis par-dessus de fortes poutres qui, recouvertes d'un plancher, servaient tout à la fois à garantir les murs et à y établir un chemin.
Tandis qu'Alexandre contemplait ces fortifications, incertain sur le parti qu'il prendrait (car les précipices ne pouvaient se combler qu'à force de matériaux, et les combler était le seul moyen de faire approcher les machines), un soldat ennemi lui décocha une flèche du haut de la muraille. Le trait l'atteignit au gras de la jambe; mais lui, se contentant d'arracher le fer, commanda que l'on fit avancer son cheval, le monta, et, sans même bander sa plaie, continua son inspection avec la même activité. Cependant, comme sa jambe blessée était pendante, et que la plaie, refroidie par le sang qui s'y figeait, lui causait une douleur de plus en plus vive, il lui échappa, à ce que l'on rapporte, de dire: "On m'appelle fils de Jupiter; mais je n'en sens pas moins les souffrances d'un corps malade." Toutefois, il ne rentra dans le camp qu'après avoir tout examiné et donné ses instructions. D'après ses ordres, les uns démolissaient les maisons situées hors de la ville, et détachaient des masses énormes de matériaux pour en construire une chaussée; les autres comblaient les précipices avec d'énormes troncs d'arbres et des quartiers de rocs. Déjà la chaussée était au niveau du sol, et l'on commençait à élever les tours, par un prodige de l'activité du soldat, à qui neuf jours avaient suffi pour un si vaste ouvrage, lorsque le roi, dont la blessure n'était pas encore cicatrisée, vint visiter les travaux: il donna à ses soldats de grands éloges, et commanda que l'on mît en mouvement les machines. Une grêle de traits en partit aussitôt contre les assiégés. Étrangers à des constructions de ce genre, ce qui les effrayait surtout, c'étaient les tours mobiles: ces lourdes masses, auxquelles nul agent visible ne donnait le mouvement, leur semblaient poussées par la main des dieux: ils ne pouvaient croire, non plus, que les projectiles destinés à battre les murs, et les énormes javelots lancés par les machines, fussent des armes faites pour les mortels. Désespérant donc de défendre la ville, ils se retirèrent dans la citadelle, et comme il n'était question parmi eux que de capituler, des députés en descendirent bientôt pour aller implorer la clémence du roi. Leur grâce leur fut accordée, et la reine sortit alors des murs, accompagnée d'une troupe nombreuse de femmes de distinction qui faisaient des libations de vin avec des coupes d'or. Cette princesse, ayant mis aux genoux du roi son fils, encore en bas âge, obtint avec son pardon tous les honneurs de son ancienne fortune. Le titre de reine lui fut conservé; et l'on a cru qu'elle dut cette faveur à sa beauté bien plus qu'à la pitié du vainqueur. Ce qu'il y a de certain, c'est qu'ayant par la suite donné le jour à un fils, cet enfant, quel que fût son père, reçut le nom d'Alexandre.

XI. De là Polypercon fut envoyé contre la ville de Ora. Il en défit les habitants, qui s'étaient avancés en désordre, les poursuivit jusqu'au dedans de leurs retranchements, et se rendit maître de la place. Plusieurs autres villes de peu de renom tombèrent, désertes, au pouvoir du roi. Les habitants étaient allés se poster en armes sur un rocher appelé Aornis. La renommée publiait qu'Hercule l'avait assiégé inutilement, et qu'un tremblement de terre l'avait forcé de se retirer. À la vue de ce roc de tous côtés coupé à pic et inaccessible, Alexandre ne savait qu'imaginer, lorsqu'un vieillard, qui connaissait le pays, vint, avec ses deux fils, lui promettre, si sa peine était récompensée, de lui montrer un chemin. Alexandre s'engagea à lui donner quatre-vingts talents; et, gardant un de ses fils comme otage, il le congédia, pour qu'il allât remplir sa promesse. Un détachement de troupes légères partit sous les ordres de Mullinus, secrétaire du roi. Ils devaient tromper l'ennemi par un détour, et gagner le sommet. Ce rocher n'offre pas, comme beaucoup d'autres, une suite de pentes douces et insensibles; il s'élève tout à fait en forme de pyramide: large à sa base, il se rétrécit à mesure qu'il monte, et se termine au sommet en une pointe aiguë. Le pied en est baigné par le fleuve Indus, encaissé profondément entre ses deux rives, taillées à pic: de l'autre côté sont des précipices et d'affreux ravins. II n'y avait pas d'autre moyen d'attaque, que de combler ces abîmes. On avait sous la main une forêt: le roi la fit couper, de manière qu'on ne jetât que les troncs dépouillés: car les branches avec leur feuillage eussent embarrassé ceux qui les portaient. Ce fut lui qui lança le premier tronc d'arbre: l'armée en poussa un cri d'allégresse, et nul n'hésita plus à prendre sa part d'un travail dont le roi avait donné l'exemple. Au bout de sept jours les précipices étaient comblés: alors Alexandre ordonna à ses archers et aux Agriens de gravir les flancs escarpés du roc, il fit marcher avec eux trente jeunes gens tirés de sa compagnie, auxquels il donna pour chefs Charus et Alexandre, rappelant au dernier le nom qui lui était commun avec son roi.
Au premier moment, le péril était si manifeste, que l'on ne voulut pas que le roi y exposât sa personne; mais la trompette n'eut pas plutôt donné le signal, que l'intrépide guerrier, se tournant vers ses gardes, leur commanda de le suivre, et, le premier, il courut sur le rocher. Pas un homme ne resta dès lors en place parmi les Macédoniens; ce fut à qui laisserait son poste pour s'élancer à la suite du roi. Il y en eut plusieurs qui périrent misérablement: roulant le long d'une pente si rapide, le fleuve qui passait au-dessous les engloutit dans ses eaux; spectacle douloureux, même pour des hommes qui n'eussent pas couru le même danger! Mais le malheur des autres les avertissait de ce qu'ils avaient à redouter pour eux-mêmes; et la pitié faisant place à la crainte, c'était leur propre sort, non celui des morts, qu'ils déploraient. Déjà ils étaient parvenus à une telle hauteur, qu'il n'y avait pour eux de sûreté à en revenir que victorieux: car les Barbares faisaient rouler sur leurs têtes d'énormes quartiers de rocs qui, venant les atteindre dans leur marche chancelante et mal assurée, les précipitaient en bas. Cependant Alexandre et Charus, envoyés en avant par le roi avec trente hommes d'élite, avaient gagné le sommet, et commencé à engager de près le combat; mais, comme les Barbares tiraient sur eux d'en haut, ils recevaient plus de coups qu'ils n'en portaient. Alexandre se souvint de son nom et de sa promesse: tandis qu'il combat avec plus d'ardeur que de prudence, il tombe, percé à la fois de mille traits. Charus, en voyant son compagnon renversé, oublia tout, hormis la vengeance, et s'élança sur les ennemis, dont il tua un grand nombre à coups de lance, et quelques autres du tranchant de son épée. Mais, attaqué seul par tant de bras à la fois, il tomba sans vie sur le corps de son ami.
Touché, comme il devait l'être, de la perte de cette vaillante jeunesse, et des soldats qui avaient péri avec elle, le roi donna le signal de la retraite. Ce qui sauva les Macédoniens, c'est qu'ils se retirèrent pas à pas et avec une ferme contenance: les Barbares, contents d'avoir repoussé l'ennemi, ne se mirent point à sa poursuite. Alexandre, quoique décidé à renoncer à l'entreprise (car il ne voyait aucun moyen de se rendre maître du rocher), fit semblant néanmoins de s'obstiner à pousser le siège. Il fit occuper toutes les avenues, approcher les tours, et remplaça par des troupes fraîches celles qui étaient fatiguées. Quand ils virent son opiniâtreté, les Indiens, pendant deux jours et deux nuits, affectèrent de faire parade de leur confiance et même de leur victoire, en se livrant à la bonne chère et battant le tambour à la façon de leur pays. La troisième nuit, le bruit des tambours avait cessé de se faire entendre; mais, de tous côtés, la montagne était éclairée par des feux que les Barbares avaient allumés pour assurer leur fuite et diriger leur marche dans les ténèbres, parmi ces monts inaccessibles.
Le roi envoya Balacrus en reconnaissance, et apprit que les Indiens venaient de fuir et d'abandonner le rocher: donnant alors à ses soldats le signal de pousser ensemble un même cri, il répandit l'épouvante parmi les Barbares qui fuyaient en désordre; plusieurs, comme s'ils eussent eu l'ennemi derrière eux, trouvèrent la mort en se jetant au milieu de pierres glissantes et de rocs impraticables. Un plus grand nombre, arrêtés par la perte de quelque membre, furent délaissés de leurs compagnons intacts. Alexandre, vainqueur de la nature plutôt que de l'ennemi, n'en acquitta pas moins sa dette envers les dieux par les hommages et les sacrifices qu'il leur eût offerts pour une victoire éclatante. On éleva sur le rocher des autels à Minerve et à la Victoire. Les guides qui avaient dirigé la marche des troupes légères, quoiqu'ils eussent tenu moins qu'ils n'avaient promis, reçurent fidèlement le prix convenu. La garde du rocher et du pays qui en dépendait fut confiée à Sisocostus.

XII. Il s'avança ensuite vers Ecbolima; mais, ayant appris qu'un certain Éricès occupait les défilés de la route avec vingt mille hommes, il laissa à Côènos le soin de conduire à petites journées le gros de son armée. Pour lui, prenant les devants avec les frondeurs et les archers, il alla débusquer l'ennemi du bois qu'il occupait, et ouvrit le passage aux troupes qui venaient derrière lui. Les Indiens, soit par haine pour leur chef, soit pour gagner les bonnes grâces du vainqueur, attaquèrent Éricès dans sa fuite, et, l'ayant tué, apportèrent sa tête et ses armes à Alexandre. Ce prince consentit à laisser l'action impunie, mais non pas à honorer un pareil exemple. De là, après seize journées de marche, il arriva sur les bords de l'Indus, et, selon l'ordre qu'il en avait donné à Héphestion, il trouva tout disposé pour le passage.
Omphis régnait sur ces contrées; il avait conseillé à son père, quand il vivait, de remettre ses États dans les mains d'Alexandre. Depuis sa mort, il avait envoyé demander au roi s'il voulait qu'il gardât le titre provisoire de souverain, ou qu'il attendît, en simple particulier, sa venue. Il lui fut permis de régner, sans que toutefois il osât profiter du droit qu'on lui laissait. II avait fait à Héphestion un accueil favorable, au point de fournir gratuitement du blé à ses troupes; mais il s'était abstenu de venir à sa rencontre, résolu de ne se mettre qu'à la discrétion d'Alexandre. Aussi, quand il le vit arriver, s'avança-t-il au-devant de lui avec son armée en bataille: des éléphants distribués dans les rangs, à peu de distance les uns des autres, offraient de loin l'aspect d'autant de châteaux forts.
Alexandre crut d'abord qu'il ne venait pas en allié, mais en ennemi; et déjà il avait commandé à ses soldats de prendre les armes, et à sa cavalerie de se répandre sur les ailes, pour se préparer au combat. Mais l'Indien reconnut aussitôt l'erreur des Macédoniens, et, arrêtant la marche de son armée, il poussa en avant son cheval. Alexandre en fit autant: ami ou ennemi, il s'abandonnait à la loyauté du Barbare, ou à son propre courage. Ils s'abordèrent, comme on put le voir à leurs visages, avec des dispositions amicales; mais la conversation ne pouvait s'engager sans interprète: on en prit un, et le prince indien dit alors à Alexandre, qu'il l'était venu trouver avec son armée, pour lui remettre de suite toutes les forces de son empire; qu'il n'avait pas voulu attendre que des garanties lui fussent apportées par des ambassadeurs. Il livrait sa personne et ses États à un monarque qu'il savait ne combattre que pour la gloire et ne rien redouter autant que le renom honteux de la perfidie.
Charmé de la franchise d'Omphis, le roi lui donna la main, comme gage de sa foi, et lui rendit son royaume. Il avait cinquante-six éléphants dont il fit présent à Alexandre, en même temps qu'une grande quantité de bestiaux d'une taille extraordinaire. Dans le nombre étaient trois mille taureaux, animaux précieux en ces contrées, et particulièrement recherchés des rois. Comme Alexandre lui demandait s'il comptait plus de laboureurs que de soldats, il lui répondit qu'étant en guerre avec deux rois, il avait plus besoin de soldats que de laboureurs. Ces rois étaient Abisarès et Porus; mais Porus était le plus puissant: tous deux régnaient au-delà de l'Hydaspe, et, quel que fût l'ennemi qui les attaquât, ils étaient décidés à courir les hasards de la guerre.
Omphis, avec la permission d'Alexandre, prit les insignes de la royauté, et reçut de ses sujets le nom de Taxile, qu'avait porté son père et qui passait à tout souverain avec l'empire. Après avoir, pendant trois jours, traité Alexandre avec toutes les largesses de l'hospitalité, le quatrième, il lui fit voir ce qu'il avait fourni de blé aux troupes sous les ordres d'Héphestion, offrit de plus au roi, ainsi qu'à ses courtisans, des couronnes d'or, et, en outre, quatre-vingts talents d'argent monnayé. Alexandre, sensible à une telle générosité, lui remit tous ses présents, en y ajoutant mille talents tirés du butin qu'il traînait à sa suite, une grande quantité de vaisselle d'or et d'argent, aussi bien que des vêtements pris sur les Perses, et trente chevaux de ses écuries, harnachés comme ils l'étaient lorsqu'il les montait lui-même. Cette libéralité, en lui assurant le cœur du Barbare, choqua vivement ses courtisans. Méléagre, entre autres, dit à table, dans la chaleur du vin, qu'il félicitait Alexandre d'avoir au moins trouvé dans l'Inde un homme qui valût mille talents. Le roi, qui n'avait pas oublié combien d'amers regrets il avait ressentis pour avoir tué Clitus, à cause de son trop libre langage, maîtrisa sa colère, mais ne put s'empêcher de dire que les envieux ne savaient qu'être leurs propres bourreaux.

XIII. Le lendemain, des ambassadeurs d'Abisarès vinrent trouver le roi: ils lui apportèrent, selon leurs instructions, l'entière soumission de leur maître. Après un échange de garanties mutuelles, on les renvoya. Pensant que la terreur de son nom pourrait aussi amener Porus à se soumettre, Alexandre députa vers lui Cléocharès, pour lui signifier qu'il eût à se reconnaître tributaire, et à se transporter sur la frontière de ses États, afin d'y recevoir le roi. Porus répondit qu'il satisferait à la seconde de ces injonctions; qu'on le trouverait à l'entrée de son royaume, mais en armes. Déjà Alexandre s'apprêtait à passer l'Hydaspe, lorsqu'on lui amena, chargé de fers, Barzaentès, l'auteur de la révolte des Arachosiens, avec trente éléphants qui avaient été pris, et devaient prêter contre les Indiens un utile secours: car c'était en ces animaux, plus qu'en leur armée, que résidaient leur espérance et leur force. Samaxus, roi d'une petite contrée de l'Inde, qui s'était joint à Barzaentès, fut amené aussi enchaîné. Alexandre fit étroitement garder le transfuge et le petit prince indien, remit les éléphants à Taxile, et gagna les bords de l'Hydaspe: Porus s'était établi sur la rive opposée, pour empêcher le passage de l'ennemi. À son front de bataille, il avait placé quatre-vingt-cinq éléphants d'une vigueur extraordinaire; derrière, trois cents chars et trente mille hommes d'infanterie, parmi lesquels ses archers, armés, comme on l'a dit plus haut, de flèches trop pesantes pour être lancées sûrement. Lui-même était monté sur un éléphant qui surpassait tous les autres en grandeur: une armure enrichie d'or et d'argent relevait sa taille gigantesque; son courage égalait sa force, et il avait toute l'instruction possible au sein d'une nation barbare.
La présence de l'ennemi, en même temps que l'étendue du fleuve qu'ils avaient à traverser, effrayaient les Macédoniens. Sa largeur, de quatre stades, et la profondeur de son lit, qui nulle part n'offrait de gué, en faisaient comme une vaste mer: et l'on ne voyait pas, en proportion de l'immense espace où s'étalaient les eaux, diminuer leur impétuosité comme s'il eût été étroitement encaissé entre ses rives; son cours rapide et heurté était celui d'un torrent, et l'on reconnaissait les rochers dérobés à la vue, au mouvement de l'eau qui, en plusieurs endroits, revenait sur elle-même. Mais le plus terrible, c'était l'aspect de la rive toute couverte d'hommes et de chevaux. Les éléphants s'y montraient avec la masse énorme de leurs corps gigantesques; et, provoqués à dessein, fatiguaient les oreilles de leurs sifflements horribles. Ainsi, devant l'ennemi d'une part, et le fleuve de l'autre, ces cœurs auxquels ne manquait pourtant pas la confiance, et qui s'étaient éprouvés plus d'une fois eux-mêmes, avaient été surpris d'une terreur inattendue. Comment, en effet, avec de légères embarcations, se diriger et aborder en sûreté sur l'autre rive? Il y avait au milieu du fleuve des îles nombreuses, où les Macédoniens et les Indiens passaient à la nage, en portant leurs armes au-dessus de leurs têtes. Là, s'engageaient de petits combats, et chacun des deux rois, par le succès de ces escarmouches, interrogeait la fortune sur l'issue de la guerre.
Deux jeunes gens s'étaient distingués dans l'armée macédonienne par leur témérité et leur audace: c'étaient Hégésimaque et Nicanor, tous deux de noble famille; et le bonheur continuel de leur parti les enhardissait à braver tous les dangers. Sous leur conduite, une troupe hardie de jeunes gens, armés seulement de leurs lances, gagnèrent à la nage une île où les Indiens étaient en force, et trouvant dans leur audace l'arme la plus redoutable, ils firent de l'ennemi un grand carnage. Ils pouvaient se retirer avec gloire, si jamais la témérité heureuse savait garder quelque mesure; mais, tandis qu'ils attendent avec dédain et avec orgueil les nouveaux combattants qu'ils voient arriver, investis par d'autres qui avaient secrètement abordé, ils furent accablés de loin par une grêle de traits. Ceux qui avaient échappé à l'ennemi périrent emportés par le courant du fleuve ou engloutis dans les tournants. L'effet de ce combat fut d'exalter la confiance de Porus qui voyait tout de la rive.
Alexandre, ne sachant que faire, s'avisa enfin du stratagème suivant pour tromper l'ennemi. Il y avait dans le fleuve une île plus grande que les autres, couverte de bois, et propre à déguiser une embuscade; non loin de la rive qu'occupait le roi était un fossé très profond capable de cacher non seulement de l'infanterie, mais même des cavaliers avec leurs chevaux. Voulant détourner l'attention de l'ennemi de ce poste avantageux, il commanda à Ptolémée de se porter avec toute sa cavalerie à une distance assez grande de l'île, et de donner de temps en temps l'alarme aux Indiens par des cris, comme s'il se préparait à traverser le fleuve. Ptolémée répéta ce manège pendant plusieurs jours, et obligea par là Porus à porter aussi son armée du côté où il faisait mine de vouloir aborder. Déjà l'île était hors de la vue de l'ennemi: alors Alexandre fit transporter sa tente sur un autre endroit de la rive, ranger en avant la garde qui, d'ordinaire, l'accompagnait, et déployer à dessein, aux yeux de l'ennemi, tout l'appareil de la magnificence royale. Attale, qui était de son âge, et qui, de loin surtout, lui ressemblait assez de visage et de corps, prit, par ses ordres, les vêtements royaux, pour faire croire que c'était le roi en personne qui commandait sur ce côté de la rive, et qu'il ne songeait nullement au passage. Un orage retarda d'abord l'exécution de ce projet, et finit par le favoriser, grâce à la fortune, accoutumée à tourner au profit du roi même les plus fâcheuses circonstances. Il se disposait, avec ce qui lui restait de troupes, à passer le fleuve dans la direction de l'île dont nous parlions tout à l'heure, laissant l'ennemi occupé contre ceux qui s'étaient portés plus bas avec Ptolémée, lorsque éclata une tempête avec des torrents de pluie à peine supportables sous l'abri des maisons; et les soldats, accablés par l'orage, se réfugièrent à terre, abandonnant leurs barques et leurs radeaux. Cependant, au milieu du fracas dont retentissaient les rives, leur tumultueux désordre ne pouvait être entendu de l'ennemi. Un moment après, la pluie cessa; mais des nuages si épais couvrirent le ciel, qu'ils cachaient entièrement la lumière, et permettaient à peine de se reconnaître en se parlant. Tout autre se fût laissé effrayer de cette nuit qui enveloppait l'atmosphère, alors surtout qu'il s'agissait de naviguer sur un fleuve inconnu, avec le risque de trouver l'ennemi sur la rive même que l'on gagnait dans une aveugle imprévoyance, et en cherchant la gloire dans le péril. Mais lui, regardant cette obscurité qui effrayait les autres comme une faveur de sa fortune, donna à ses troupes le signal de se rembarquer en silence, et fit pousser en avant de tous les autres le bâtiment qui le portait. La rive où ils se dirigeaient était toute dégarnie d'ennemis, car Porus était encore occupé uniquement de Ptolémée: toutes les barques, hors une seule que le flot fit échouer contre une pointe de rocher, arrivèrent donc à bon port; et aussitôt il ordonna aux soldats de s'armer et de prendre leurs rangs.

XIV. Déjà il était à la tête de son armée en ordre de bataille, quand on annonce à Porus que le rivage est couvert d'armes et de guerriers, et que le moment critique est arrivé. N'écoutant d'abord, par un travers de l'esprit humain, que ses espérances, il crut que c'était son allié Abisarès qui, d'après leurs conventions, venait se joindre à lui. Mais bientôt le ciel, en s'éclaircissant, lui découvrit l'ennemi, et il fit marcher à sa rencontre cent quadriges et trois mille chevaux. Le chef de ce détachement était Spitacès, son propre frère: les chars en faisaient la force principale. Chacun portait six hommes, deux qui étaient armés de boucliers, puis deux archers placés de chaque côté du char; les autres faisaient les fonctions de conducteurs, mais n'étaient pas pour cela sans armes: car, aussitôt que l'on combattait de près, ils quittaient les rênes, et avaient plusieurs dards à lancer contre l'ennemi. Du reste, cette ressource fut ce jour-là de bien peu d'usage: car la pluie, qui, ainsi que nous l'avons dit plus haut, était tombée avec une violence peu commune, avait rendu le terrain glissant et impraticable pour les chevaux, et les chars, presque immobiles par leur pesanteur, demeuraient engagés dans les amas de boue et dans les ravins. Alexandre, au contraire, avec des troupes légères et dégagées de tout embarras, fit une charge vigoureuse. Les Scythes et les Dahes furent les premiers à se lancer contre les Indiens; Perdiccas fut ensuite envoyé contre leur aile droite avec la cavalerie.
Déjà le combat était engagé sur tous les points, lorsque ceux qui avaient la conduite des chars, les regardant comme la dernière ressource des leurs, commencèrent à les pousser à toute bride au milieu de la mêlée. On en souffrit également des deux côtés. Le premier choc écrasait des rangs entiers de l'infanterie macédonienne; mais bientôt les chars lancés sur un terrain glissant et impraticable, renversaient leurs propres conducteurs. Ailleurs, les chevaux effarouchés les emportaient parmi les mares d'eau et les ravins, et, ce qui était pis, dans le fleuve même. Il y en eut cependant quelques-uns qui, après avoir traversé les rangs ennemis, pénétrèrent jusqu'au quartier de Porus, occupé à échauffer le combat de toute son ardeur. Quand il vit les chars dispersés errer sans conducteurs sur tout le champ de bataille, il distribua alors ses éléphants à ceux de ses amis qui se trouvaient près de lui. Derrière eux, il plaça l'infanterie, les archers et les hommes dont l'emploi était de battre le tambour. Cet instrument servait aux Indiens, au lieu de trompettes, et le bruit n'en effrayait pas les éléphants, dont les oreilles y étaient dès longtemps accoutumées. L'image d'Hercule était portée en tête de l'infanterie; c'était pour les soldats le plus puissant encouragement, et l'on encourait la flétrissure militaire pour abandonner ceux qui la portaient. La peine de mort était même établie contre les lâches qui ne la rapporteraient pas du champ de bataille; tant la terreur que leur avait jadis inspirée un tel ennemi, s'était depuis changée en une religieuse vénération.
À la vue des éléphants et de Porus lui-même, les Macédoniens s'arrêtèrent un moment. Distribués au milieu des combattants, ces gigantesques animaux ressemblaient de loin à des tours, et Porus était aussi d'une taille qui dépassait presque les proportions humaines. L'éléphant qu'il montait semblait encore ajouter à sa haute stature: il s'élevait autant au-dessus des autres éléphants, que Porus au-dessus des autres hommes. Aussi Alexandre, en contemplant le roi et l'armée des Indiens, s'écria-t-il: "Enfin je rencontre un danger égal à mon courage: j'ai à la fois pour ennemis des animaux et des guerriers redoutables." Puis, se tournant vers Côènos: "Quand j'aurai, dit-il, avec Ptolémée, Perdiccas et Héphestion attaqué la gauche des ennemis, et que tu verras l'action chaudement engagée, fais avancer l'aile droite, et profite de leur désordre pour les charger. Toi, Antigène, toi, Léonnatus et toi, Tauron, donnez contre le centre, et poussez-les de front. Nos piques longues et fortes ne pourront jamais mieux nous servir que contre les éléphants et leurs conducteurs: jetez à bas les hommes qui les montent, et mettez-les ensuite en désordre. C'est un secours bien hasardeux que celui de ces animaux, et ceux qui les emploient ont le plus à souffrir de leur fureur. La main qui leur commande les pousse contre l'ennemi; mais la peur les pousse contre leurs maîtres."
Ayant ainsi parlé, il lance le premier son cheval. Déjà, selon son plan, il avait entamé les rangs ennemis, lorsque Côènos commença à charger vigoureusement l'aile gauche. La phalange, en même temps, donna tout d'une pièce contre le front de bataille des Indiens. Porus cependant avait fait avancer ses éléphants du côté où il avait vu charger la cavalerie; mais cet animal, presque immobile en sa pesanteur, ne pouvait égaler la légèreté des chevaux. Les Barbares ne tiraient non plus aucun parti de leurs flèches: le poids et la longueur en étaient tels, qu'à moins d'appuyer l'arc contre terre, il était impossible de les bien fixer sur la corde; et, comme le sol glissant contrariait leurs efforts, pendant qu'ils assuraient leurs coups, la promptitude de l'ennemi les avait prévenus. Aussi les ordres de leur roi étaient-ils oubliés: effet ordinaire des grandes alarmes, où la crainte commande plus haut que la voix du chef; et il y avait autant de généraux que de bataillons épars. L'un parlait de se réunir en corps de bataille, un autre de se séparer; quelques-uns voulaient tenir à leur poste, d'autres tourner les derrières de l'ennemi: on ne s'entendait sur rien.
Cependant Porus, avec un petit nombre d'hommes, plus sensibles à la honte qu'à la crainte, ramasse ses soldats dispersés, et marche droit à l'ennemi, donnant l'ordre de faire avancer en tête les éléphants. Ces animaux causèrent une grande épouvante; et leurs cris inaccoutumés jetèrent la confusion, non seulement parmi les chevaux, si ombrageux de leur nature, mais aussi parmi les hommes. Les rangs se troublèrent, et, tout à l'heure victorieux, les Macédoniens regardaient déjà autour d'eux pour fuir, lorsque Alexandre envoya contre les éléphants les Thraces et les Agriens, troupes légères, meilleures pour voltiger que pour combattre de près. Ils firent pleuvoir une grêle de traits sur les éléphants et sur ceux qui les conduisaient; et au même moment la phalange, qui les vit prendre l'effroi, se mit à les presser avec vigueur. Mais il y eut quelques soldats qui, en se lançant trop ardemment à leur poursuite, irritèrent contre eux ces animaux furieux de leurs blessures: écrasés sous leurs pieds, ils apprirent aux autres à les harceler avec plus de ménagement. Ce qu'il y avait de plus effrayant, c'était de les voir saisir avec leur trompe les armes et les hommes, et les livrer par-dessus leur tête à leur conducteur. Cette lutte incertaine contre les éléphants, tour à tour chassés par devant l'ennemi ou le chassant devant eux, prolongea bien avant dans la journée la fortune changeante du combat, jusqu'au moment où, avec des haches, autre ressource que l'on s'était préparée, l'on se mit à leur couper les jambes. On se servait aussi d'épées nommées 'copides', légèrement recourbées en forme de faux, pour porter des coups à leurs trompes. Il n'y avait rien enfin que ne fît tenter la crainte de la mort, et surtout du nouveau genre de supplice dont la mort même était accompagnée. À la fin, fatigués de leurs blessures, les éléphants vont se jeter à travers les rangs de l'armée indienne, et, renversant leurs propres conducteurs, les écrasent sous leurs pieds. Tremblants dès lors plutôt que redoutables, on les chassait, comme de faibles troupeaux, hors du champ de bataille. Porus, à cet instant, presque abandonné, commença à lancer contre ceux qui l'environnaient des flèches qu'il tenait dès longtemps en réserve: il blessa de loin un grand nombre d'ennemis; mais, exposé lui-même à leurs traits, il était assailli de toutes parts. Déjà, au dos comme à la poitrine, il avait reçu neuf blessures, et ses mains, affaiblies par le sang qu'il perdait en abondance, laissaient tomber les traits, plutôt qu'elles ne les lançaient. Son éléphant qu'aucune blessure n'avait atteint, tout plein encore de sa fureur, continuait cependant de l'emporter au milieu des rangs ennemis; mais bientôt le conducteur s'aperçut que le roi, chancelant et ne soutenant plus le poids de ses armes, était près de défaillir. Il entraîne alors l'animal dans une fuite précipitée. Alexandre le suit; mais son cheval, couvert de blessures et abandonné de ses forces, s'abattit, posant plutôt le roi que ne le jetant à terre; et le temps qu'il mit à en monter un autre le retarda dans sa poursuite. Cependant le frère du prince indien, Taxile, envoyé en avant par Alexandre, conseillait à Porus de ne pas s'obstiner à tenter les derniers hasards, et de se remettre aux mains du vainqueur. Mais celui-ci, quoique ses forces se fussent épuisées et que le sang commençât à lui manquer, se ranimant à cette voix qui lui était connue: "Je reconnais, dit-il, le frère de Taxile, du traître qui a livré sa patrie et son royaume;" puis, saisissant un trait, le seul que lui eût laissé le hasard, il le lui lança, de manière à lui traverser de part en part la poitrine. Après ce dernier acte de courage, il se remit à fuir avec plus de rapidité; mais son éléphant, blessé de plusieurs coups, perdait aussi ses forces: il suspendit donc sa fuite, et opposa le reste de son infanterie aux ennemis qui le poursuivaient.
Alexandre, qui avait rejoint Porus, témoin de son opiniâtreté, défendit de faire aucun quartier à ceux qui résisteraient. On vit donc voler une grêle de traits et contre l'infanterie et contre Porus lui-même, qui, accablé à la fin, commença à glisser en bas de sa monture. L'Indien, conducteur de l'éléphant, croyant que le roi descendait, fit, selon sa coutume, tomber à genoux l'animal; mais à peine se fut-il agenouillé, que les autres, dressés à cette manœuvre, se mirent aussi à terre, circonstance qui livra aux vainqueurs Porus et sa suite. Alexandre, qui le croyait mort, ordonna de le dépouiller, et l'on accourut en foule pour lui ôter sa cuirasse et ses vêtements; mais l'éléphant, défenseur de son maître, se mit à frapper ceux qui le dépouillaient, et l'enlevant avec sa trompe, le replaça sur son dos. Alors, de toutes parts, les traits pleuvent sur l'animal, et, quand il a succombé, l'on charge Porus sur un chariot.
Le roi, qui le vit entrouvrir les yeux, lui dit, dans un mouvement, non de haine, mais de compassion: "Malheureux! instruit de mes exploits par la renommée, quelle folie t'a poussé à courir la fortune de la guerre, lorsque Taxile t'offrait un si proche exemple de ma clémence envers ceux qui se soumettent? " Mais lui: "Puisque tu m'interroges, dit-il, je te répondrai avec la liberté qu'autorise ta demande. Je ne croyais pas que personne fût plus vaillant que moi: car je connaissais mes forces, et n'avais pas éprouvé les tiennes". L'événement de la guerre a prouvé que tu étais plus vaillant; mais je m'estime encore assez heureux d'être le premier après toi." Alexandre lui ayant encore demandé ce qu'il pensait que le vainqueur dût décider de lui: "Ce que te conseillera cette journée, répondit Porus, où tu as éprouvé combien le bonheur est fragile" et, par cet avis, il obtint plus qu'il ne l'eût fait avec des prières. En effet, cette grandeur d'une âme inaccessible à la crainte, et que la fortune même ne pouvait abattre, ne fut pas seulement un objet de compassion pour le vainqueur, elle lui parut aussi digne d'être honorée. Il le fit traiter avec le même soin que s'il eût combattu pour lui; et lorsque, contre toute espérance, il eut recouvré la santé, il le reçut au nombre de ses amis; bientôt même il lui donna un royaume plus étendu que celui qu'il avait possédé. Il n'y a, peut-être pas de trait plus solide et plus constant dans le caractère d'Alexandre, que son admiration pour le vrai mérite et pour la gloire. Cependant il appréciait mieux la renommée dans un ennemi que dans un compatriote: c'est qu'il croyait que, de la part des siens, sa grandeur pouvait recevoir quelque atteinte, tandis qu'elle tirait un nouveau lustre de la réputation de ceux qu'il avait vaincus.