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QUINTE-CURCE 

LIVRE DIXIÈME

I. Vers le même temps arrivèrent Cléandre et Sitalcès, avec Héracon et Agathon: c'étaient eux qui avaient tué Parménion par l'ordre du roi. Ils amenaient cinq mille hommes d'infanterie et mille chevaux. Mais à leur suite venaient aussi des accusateurs, de la province qu'ils avaient gouvernée; et, pour compenser tant des crimes qu'ils avaient commis, c'était trop peu d'avoir prêté leur ministère à un meurtre agréable au roi. En effet, non contents de dépouiller tout ce qu'il y avait de profane, ils n'avaient pas même respecté les choses sacrées; et les jeunes filles, ainsi que les plus nobles matrones, livrées au déshonneur, pleuraient les outrages que leur pudeur avait soufferts. Leur avarice et leur brutale licence avaient rendu odieux aux Barbares le nom macédonien. Parmi tant de dérèglements, cependant, se faisait remarquer celui de Cléandre, qui, après avoir déshonoré une jeune fille d'illustre naissance, l'avait donnée pour concubine à un de ses esclaves. La plupart des amis d'Alexandre ne considéraient pas tant l'atrocité des forfaits imputés publiquement aux accusés, que le souvenir du meurtre de Parménion, quoique peut-être cette circonstance dût plaider tout bas leur cause auprès du roi: ils se félicitaient de voir que la colère de leur maître retombait sur ceux même qui en avaient été les ministres, et qu'un pouvoir acquis par le crime n'avait jamais de durée. Le roi, après avoir entendu la cause, prononça qu'un seul grief, mais le plus grave de tous, avait été omis par les accusateurs: c'est que les coupables avaient désespéré de sa vie: jamais, en effet, ils ne se fussent portés à des excès semblables, s'ils eussent souhaité, ou cru qu'il revînt de l'Inde sain et sauf. Il les fit donc mettre dans les fers, et ordonna le supplice de six cents soldats qui avaient été les ministres de leurs cruautés. Le même jour, furent aussi mis à mort les rebelles qui avaient tenté un soulèvement parmi les Perses, et que Cratère avait amenés.
Peu de temps après, arrivèrent Néarque et Onésicrite, qu'Alexandre avait chargés de s'avancer plus loin que lui sur l'Océan. Ils rapportaient, avec leurs propres observations, d'autres faits qu'ils avaient appris par ouï-dire: "L'île qui se présente à l'embouchure du fleuve était, disaient-ils, très abondante en or, mais manquait de chevaux: ceux qui avaient la hardiesse d'en transporter du continent les vendaient un talent la pièce. La mer était remplie de monstres: on les voyait suivre le mouvement de la marée, égaux en grosseur aux plus grands vaisseaux: il avait fallu les effrayer par des cris menaçants pour les empêcher de suivre la flotte: ils s'étaient alors enfoncés sous les eaux, comme des navires qui s'abîment, avec un grand bruit." Pour le reste, ils s'en étaient rapportés aux habitants: on leur avait dit "que la mer Rouge ne tirait pas son nom, comme c'était l'opinion commune, de la couleur de ses eaux, mais du roi Érythrus; que, non loin du continent, était une île plantée d'un grand nombre de palmiers, et que, environ au milieu du bois, s'élevait une colonne, monument consacré au roi Érythrus, avec une inscription dans la langue du pays. On ajoutait que des bâtiments, chargés de vivandiers et de marchands, avaient été conduits dans cette île par des pilotes qu'attirait l'appât de l'or, et que l'on n'en avait revu aucun." Le roi, brûlant du désir d'en savoir davantage, commanda aux deux marins de se remettre à longer les côtes, jusqu'à ce que leur flotte touchât à l'embouchure de l'Euphrate, et puis de remonter le fleuve jusqu'à Babylone.
Pour lui, embrassant l'infini dans ses pensées, il avait résolu, après qu'il aurait conquis toute la région maritime de l'Orient, d'aller en Syrie s'embarquer pour l'Afrique, et porter la guerre à Carthage. De là, traversant les déserts de la Numidie, il voulait diriger sa course vers Gadès, où la renommée plaçait les colonnes d'Hercule, gagner ensuite les Espagnes, que les Grecs appelaient Ibérie, du fleuve Ibère, et longer les Alpes et la côte d'Italie, d'où il n'y avait qu'un court trajet jusqu'en Épire. Il donna donc l'ordre aux gouverneurs de la Mésopotamie de couper des bois sur le mont Liban, et de les transporter à Thapsaque, ville de Syrie, où l'on en construirait de grandes carènes de vaisseaux: tous devaient avoir sept rangs de rames, et être conduits à Babylone. Il avait commandé aux rois de Chypre de fournir l'airain, l'étoupe et les voiles. Pendant que ces soins l'occupaient, des lettres lui furent remises des rois Porus et Taxile: ils lui annonçaient qu'Abisarès était mort de maladie; que Philippe, son lieutenant, avait été assassiné et les coupables punis. Le roi donna pour successeur à Philippe Eudémon, le chef des Thraces, et laissa au fils d'Abisarès le royaume de son père.
Il arriva ensuite à Parsagades; c'est une nation de la Perse qui avait pour satrape Orsinès, illustre, parmi les Barbares, par sa naissance et par ses richesses. Il descendait de Cyrus, autrefois roi de Perse; de grands trésors lui avaient été transmis par ses aïeux, et il en avait amassé de nouveaux dans la longue possession du commandement. Orsinès vint au-devant du roi avec toute sorte de présents, non seulement pour lui, mais pour ses amis. C'étaient des troupeaux de chevaux tout dressés, des chars ornés d'or et d'argent, des meubles précieux, des pierres rares, des vases d'or d'un grand poids, des vêtements de pourpre, et quatre mille talents d'argent monnayé. Tant de générosité causa cependant la mort du Barbare.
Ayant, en effet, comblé de présents tous les amis du roi, au-delà même de leurs vœux, il ne rendit aucun honneur à l'eunuque Bagoas, qui, en se prostituant à Alexandre, avait gagné sa faveur. On l'avertit combien cet eunuque était cher au roi; il répondit alors, "qu'il faisait sa cour aux amis d'Alexandre, non à ses concubines; et que ce n'était pas l'usage chez les Perses de regarder comme des hommes ceux que la prostitution égalait à des femmes." Informé de cette réponse, l'eunuque tourna contre la tête d'un homme illustre et innocent une puissance qui était le prix de ses vices et de son déshonneur. Il suborna de faux accusateurs, pris parmi ce qu'il y avait de plus méprisable dans le pays, en leur donnant avis d'attendre ses ordres pour faire leurs dénonciations. Cependant, chaque fois qu'il se trouvait sans témoins avec le roi, il remplissait son oreille crédule de mille mensonges, cachant avec soin les motifs de son ressentiment, pour donner plus de poids à ses accusations. Orsinès n'était point encore suspect, mais déjà moins considéré. Son procès s'instruisait dans l'ombre, et il ignorait le péril caché qui le menaçait, tandis que l'infâme, acharné à le perdre, et fidèle à sa haine, alors même que dans les embrassements du roi il subissait le déshonneur, profitait de ces moments où la passion d'Alexandre était le plus vivement allumée pour accuser Orsinès de concussion, ou même de révolte. Déjà la calomnie était mûre pour la perte de l'innocent, et le destin, dont les décrets sont inévitables, allait s'accomplir. Alexandre avait par hasard ordonné d'ouvrir le tombeau de Cyrus, où reposaient les restes de ce monarque, auxquels il destinait des honneurs funèbres. Il le croyait rempli d'or et d'argent, d'après ce que publiaient les Perses; mais, à l'exception d'un bouclier tombé en pourriture, de deux arcs de Scythie et d'un cimeterre, il ne trouva rien. Couvrant alors du manteau qu'il portait lui-même le trône sur lequel le corps était étendu, il y plaça une couronne d'or, et témoigna son étonnement de ce qu'un monarque si fameux, possesseur de tant de trésors, n'eût pas été plus richement enseveli qu'un homme de condition vulgaire. Aux côtés du roi était l'eunuque, qui, se tournant vers lui: "Qu'y a-t-il d'étonnant, dit-il, que les sépulcres des rois soient vides, quand les maisons des satrapes ne suffisent pas à contenir l'or qui en a été tiré? Pour moi, je n'avais jamais vu ce tombeau; mais j'ai ouï dire à Darius qu'on avait enterré avec Cyrus trois mille talents. Voilà la source de tant de largesses:ce qu'Orsinès ne pouvait garder impunément, il l'a donné, pour acheter du moins tes bonnes grâces à ce prix." Ces paroles de l'eunuque avaient déjà excité la colère du roi, lorsque surviennent les délateurs apostés pour le seconder: Bagoas d'un côté, de l'autre ceux qu'il a subornés, font retentir à ses oreilles leurs imputations mensongères. Orsinès, avant de soupçonner même qu'il était accusé, fut jeté dans les fers. Non content du supplice de l'innocent, Bagoas osa porter sur lui la main au moment qu'il allait mourir. Orsinès lui dit, en le regardant: "J'avais bien ouï dire que des femmes avaient jadis régné en Asie; mais c'est une chose toute nouvelle d'y voir régner un eunuque." Ainsi périt le plus illustre personnage d'entre les Perses, sans être coupable, et même après avoir montré envers le roi une générosité extraordinaire.
Dans le même temps, Phradatès est mis à mort, sur le soupçon de prétendre à la couronne. Alexandre commençait à avoir grande hâte d'ordonner les supplices, aussi bien que de croire les fâcheux rapports. C'est que la prospérité a ce triste effet de corrompre chez les hommes la nature, et que rarement nous savons être assez en garde contre notre bonne fortune. C'était en effet le même prince qui, peu d'années auparavant, n'avait pu se décider à condamner Alexandre Lynceste, inculpé par les dépositions de deux témoins; il avait même laissé absoudre de plus humbles accusés, malgré sa répugnance personnelle, parce que les autres croyaient à leur innocence; il avait rendu leurs États à des ennemis vaincus; et il finit par dégénérer tellement de lui-même, que, contre sa propre inclination, selon les caprices d'un eunuque, il donnait aux uns des royaumes, aux autres il ôtait la vie.
Ce fut à peu près vers la même époque que des lettres l'informèrent de ce qui s'était passé en Europe et en Asie tandis qu'il faisait la conquête de l'Inde. Zopyrion, gouverneur de la Thrace, dans une expédition contre les Gètes, avait été surpris par des orages et de soudaines tempêtes, et avait péri avec toute son armée. Ce désastre avait été le signal, pour Seuthès, d'entraîner les Odryses, ses compatriotes, à la révolte. Pendant que la Thrace était ainsi presque perdue, la Grèce même ---.

II. Ils font donc voile vers Sunium avec trente vaisseaux: c'est un promontoire de l'Attique, d'où il comptait gagner le port même d'Athènes. Le roi, à cette nouvelle, également irrité contre Harpale et les Athéniens, équipe une flotte, pour marcher aussitôt contre la ville rebelle. Pendant qu'il agite en secret ce dessein, une lettre lui est remise: elle lui annonçait qu'Harpale était, il est vrai, entré dans Athènes, où il avait gagné, à force d'argent, les principaux citoyens; mais que bientôt le peuple assemblé lui avait commandé de sortir de la ville; qu'il s'était alors retiré vers les soldats grecs, qui l'avaient arrêté, et, d'après le conseil d'un de ses amis, il avait été assassiné. Joyeux de ces nouvelles, Alexandre renonça au projet de passer en Europe; mais il ordonna que les exilés des villes grecques, à la réserve de ceux qui étaient souillés du sang de leurs concitoyens, fussent tous reçus dans leur patrie. Les Grecs n'osèrent pas désobéir à ses commandements, quoiqu'ils vissent dans cette mesure une première atteinte portée à leurs lois; ils rendirent même aux bannis ce qui restait de leurs biens. Les Athéniens seuls, fermes à maintenir avec leur liberté celle de toute la Grèce, repoussèrent loin de leurs frontières ce ramas d'hommes, qui les indignait: ils avaient appris à obéir, non pas aux ordres d'un roi, mais aux lois et aux mœurs de leur patrie, et étaient décidés à tout souffrir, plutôt que d'admettre dans leurs murs ce qui en avait été autrefois le rebut, et ce qui était maintenant la lie même de l'exil.
Alexandre, décidé à renvoyer ses vieux soldats dans leurs foyers, fit choisir treize mille hommes d'infanterie et deux mille cavaliers, pour les garder avec lui. II comptait, avec cette faible armée, tenir en respect l'Asie, grâce aux garnisons qu'il avait distribuées sur différents points, en même temps qu'il se reposait sur les villes qu'il avait nouvellement fondées et peuplées de colonies, pour s'opposer à toute tentative de révolte. Cependant, avant de faire choix de ceux qui devaient rester, il exige de chacun de ses soldats un état de leurs dettes. Il savait que la plupart en étaient accablés, et, quoiqu'elles fussent l'effet de leurs désordres, il avait pourtant résolu de les acquitter. Ceux-ci, s'imaginant que c'était une épreuve pour mieux connaître l'économie des uns et la folle prodigalité des autres, avaient déjà, par des délais étudiés, traîné quelque temps l'affaire en longueur, lorsque le roi, sachant bien que c'était la honte, et non la désobéissance, qui empêchait cette déclaration, fit dresser des tables dans tout le camp et étaler dessus dix mille talents. Il n'en fallut pas moins pour qu'ils prissent confiance en ses intentions: ils avouèrent alors leurs dettes, et cent trente talents furent tout ce qui resta d'une somme si considérable: tant il est vrai que cette armée, victorieuse des plus riches nations du monde, remporta néanmoins de l'Asie plus de gloire que de butin! Mais quand ils apprirent que les uns étaient congédiés, les autres retenus, ils se figurèrent alors que le roi voulait fixer à jamais en Asie le siège de son empire; et, emportés par un esprit de vertige, ne se souvenant plus de la discipline militaire, ils remplirent le camp de leurs clameurs séditieuses. Ils abordent le roi plus audacieusement que jamais, ils lui demandent tous à la fois leur congé, en lui montrant leurs visages défigurés par les cicatrices, et leurs têtes blanchies. Ni les reproches de leurs officiers, ni le respect de la personne royale, ne les arrêtent: il veut parler, et ils l'interrompent par leurs cris tumultueux et tous les excès de la violence militaire, protestant hautement qu'ils ne partiront du lieu où ils sont que pour retourner dans leur patrie. Enfin ils firent silence, plutôt parce qu'ils croyaient le roi ébranlé, que parce qu'ils étaient disposés eux-mêmes à céder, et ils se tenaient en attente de ce qu'il allait dire.
"Que signifient, s'écria-t-il alors, ce tumulte soudain, cette licence si insolente et si effrénée? Je crains de le dire, mais vous avez ouvertement rompu les liens de l'obéissance, et je n'ai plus qu'une royauté précaire, moi à qui vous n'avez laissé le droit ni de vous haranguer, ni de vous reconnaître et de vous reprendre, ni même de vous regarder. Eh quoi! lorsque je veux renvoyer les uns dans leur patrie, et, bientôt après, y ramener avec moi les autres, j'entends les mêmes clameurs, et de ceux qui vont partir, et de ceux avec qui je me propose de les suivre! Qu'est-ce à dire, et pourquoi les mêmes cris avec des motifs si divers? Je voudrais bien savoir lesquels se plaignent de moi, ceux qui partent, ou ceux qui doivent rester." On eût dit que le cri de toute cette armée sortait d'une seule bouche, tant ils s'accordèrent, d'un bout à l'autre de l'assemblée, à répondre qu'ils se plaignaient tous.
"Non, reprit alors Alexandre, non jamais je ne consentirai à croire que le motif de cette plainte universelle soit celui que vous prétendez, et auquel la plus grande partie de l'armée est étrangère, puisque je congédie plus de soldats que je n'en garde. Il y a, sous ces apparences, il y a quelque mal plus profond qui vous éloigne tous de moi. Quand vit-on, en effet, une armée tout entière délaisser son roi? Des esclaves même ne désertent pas tous ensemble; ils ont une sorte de honte de quitter un maître que les autres abandonnent.
" Mais, que dis-je? oubliant la rage séditieuse qui vous possède, j'essaye des remèdes contre une maladie incurable. Oui, j'en atteste les dieux, toutes les espérances que j'avais conçues de vous, je les abjure, et j'ai résolu de vous traiter, non plus comme mes soldats, car désormais vous avez cessé de l'être, mais comme les plus ingrats des hommes. L'excès des prospérités qui vous environnent vous a rendus insensés; vous avez oublié l'état d'où vous ont tirés mes bienfaits, et dans lequel vous êtes, certes, bien dignes de vieillir, puisque vous savez mieux soutenir la mauvaise que la bonne fortune." "Voilà que ces Macédoniens, naguère tributaires des Illyriens et des Perses, dédaignent aujourd'hui l'Asie et les dépouilles de tant de nations! Tout à l'heure à demi nus sous Philippe, ils regardent en mépris des manteaux de pourpre; leurs yeux ne peuvent souffrir l'or et l'argent: sans doute ils regrettent leur vaisselle de bois, leurs boucliers d'osier, et la rouille de leurs épées! C'est là pourtant le magnifique équipage où je vous ai trouvés, et avec cela cinq cents talents de dettes, quand tout le mobilier royal n'en valait pas plus de soixante; fondements hasardeux pour des travaux tels que les miens, et sur lesquels cependant, je puis le dire sans orgueil, j'ai assis l'empire de la plus grande partie de la terre."
"Quoi! vous êtes las de l'Asie, où la gloire de vos exploits vous a égalés aux dieux! vous brûlez d'impatience de revoir l'Europe et d'abandonner votre roi, lorsque le plus grand nombre manquerait de ressources pour le voyage, si je n'eusse acquitté leurs dettes avec le butin même fait en Asie! Et vous ne rougissez pas, après avoir englouti les dépouilles des nations vaincues, d'en promener partout la honte, et de retourner vers vos femmes et vos enfants, à qui quelques-uns à peine pourront montrer les fruits de leurs victoires! Car les autres, devançant l'accomplissement de leurs vœux, sont allés jusqu'à engager leurs armes. Oh! les braves soldats que je vais perdre, dont la vie se passe dans le lit de leurs concubines, et qui n'ont gardé de tant de richesses que les objets pour lesquels on les prodigue!"
"Fuyez donc, et que les chemins s'ouvrent librement devant vous: partez au plus vite. Moi-même, avec les Perses, je protégerai votre retraite. Je ne retiens personne: délivrez mes yeux de votre présence, sujets ingrats que vous êtes! Avec quelle joie vous accueilleront vos parents et vos enfants, quand ils vous verront revenir sans votre roi! comme ils accourront au-devant de transfuges et de traîtres! Je triompherai, n'en doutez pas, de votre fuite, et, partout où je serai, je saurai vous en punir, en comblant de faveurs et en vous préférant ceux avec qui vous me laissez. Vous apprendrez alors ce que c'est qu'une armée sans son roi, et tout ce que vaut ma seule personne." Il s'élança ensuite, frémissant de rage, à bas de son tribunal, et entra au milieu des rangs de cette multitude armée: il avait remarqué ceux qui s'étaient exprimés avec le plus d'insolence, et, de sa main, il les saisit les uns après les autres. Aucun n'osa résister, et il en remit ainsi treize aux mains de ses gardes.

III. Qui croirait que cette multitude, un peu auparavant furieuse, demeura tout à coup immobile d'effroi, et qu'en voyant mener au supplice quelques hommes, qui n'étaient pas plus coupables que les autres, toute leur licence désordonnée, toute leur violence séditieuse fut en un instant apaisée? Pas un n'avait fait de résistance, quand le roi s'était jeté au milieu d'eux; et on les vit, au contraire, à demi morts de frayeur et comme frappés de la foudre, attendre tous en silence ce qu'il lui plairait d'ordonner d'eux à leur tour. Soit respect du nom royal, aussi sacré que celui des dieux pour les peuples des monarchies, soit vénération particulière pour Alexandre, soit crainte enfin de l'assurance avec laquelle il venait d'exercer son vigoureux commandement, ce qui est certain, c'est qu'ils donnèrent un singulier exemple de patience. Non seulement ils ne se révoltèrent pas en apprenant le supplice de leurs compagnons mis à mort à l'entrée de la nuit, mais ce fut entre eux un combat empressé de soumission et d'attachement. Lorsqu'en effet le lendemain, s'étant présentés au quartier du roi, ils en furent repoussés, et qu'ils y virent admis les seuls Asiatiques, ils remplirent le camp de leurs cris de douleur, et déclarèrent qu'ils n'avaient plus qu'à mourir, si le roi persistait dans sa colère. Mais lui, inflexible dans ses résolutions, fit convoquer les troupes étrangères, sans permettre aux Macédoniens de sortir de leur camp, et lorsqu'elles se furent rassemblées en grand nombre, il leur parla ainsi, avec l'aide d'un interprète:
"Lorsque je passai d'Europe en Asie, je me promettais d'ajouter un grand nombre de nations fameuses et des millions d'hommes à mon empire. Et je n'ai point été trompé, en croyant sur ce point la renommée. Un autre avantage est venu s'y joindre: c'est que j'ai trouvé des hommes courageux et d'un attachement inviolable envers leurs rois. Je m'étais figuré que tout nageait dans le luxe, et que l'excès de la prospérité plongeait les âmes au sein des délices. Mais, les dieux m'en sont témoins! vous savez supporter avec une égale vigueur d'âme et de corps les travaux de la guerre, et tout braves soldats que vous êtes, vous ne tenez pas plus à honneur le courage que la fidélité. C'est aujourd'hui pour la première fois que je vous rends tout haut ce témoignage; mais il y a longtemps que je le sais. Aussi ai-je pris parmi vous l'élite de la jeunesse, et l'ai-je incorporée dans mon armée. Vous portez le même vêtement, les mêmes armes; et, bien mieux que les autres, vous savez obéir et respecter le commandement. Moi-même, vous m'avez vu prendre pour épouse la fille du Perse Oxyartès, et ne pas dédaigner d'avoir des enfants d'une captive. Bientôt, jaloux d'enrichir ma maison d'une postérité plus nombreuse, je me suis uni en mariage à la fille de Darius; et j'ai conseillé aux plus chers de mes amis de contracter avec des captives de semblables alliances, pour effacer, par ce lien sacré, les distinctions de vainqueurs et de vaincus. Croyez donc que vous êtes pour moi des soldats de naissance et non pas d'adoption. L'Asie et l'Europe ne forment qu'un seul royaume. Je vous donne les armes des Macédoniens. À ce qui était étranger et nouveau, j'ai conféré l'ancienneté: vous êtes mes concitoyens et mes soldats; tout a pris désormais la même couleur. Il n'y a de honte ni aux Perses de reproduire les usages des Macédoniens, ni aux Macédoniens d'imiter les Perses. La loi doit être la même pour des peuples destinés à vivre sous le même roi." ---.

IV. "Jusques à quand, lui dit-il, te satisferas-tu par des supplices empruntés aux mœurs étrangères? Tes soldats, tes concitoyens, sans jugement, et sous l'escorte de leurs propres prisonniers, sont traînés à la mort! Si tu crois qu'ils l'ont méritée, choisis au moins d'autres exécuteurs de ta justice." L'avis partait d'une bouche amie, si Alexandre eût été capable d'entendre la vérité; mais sa colère avait fait place à la rage. Il aperçut un mouvement d'hésitation dans ceux qu'il avait chargés de ses ordres, et il leur réitéra le commandement de jeter les malheureux, enchaînés comme ils étaient, dans le fleuve.
Cette rigueur même n'excita pas de sédition parmi les soldats. Ils se rendirent, au contraire, par bandes séparées, auprès de leurs généraux et des amis du roi, leur demandant que, "si le roi trouvait encore parmi eux d'anciens coupables, il ordonnât leur supplice. Ils offraient leurs têtes à son courroux: il n'avait qu'à frapper ---."

V. En le voyant, leurs larmes coulèrent; ce n'était plus une armée visitant son roi, mais assistant déjà à ses funérailles. Cependant la douleur de ceux qui environnaient le lit éclatait sur leurs visages; Alexandre, en les apercevant: "Trouverez-vous, leur dit-il, quand je ne serai plus, un roi digne de commander à de tels hommes?" C'est une chose incroyable à dire et à entendre, qu'il ait pu demeurer immobile dans l'attitude qu'il avait prise pour recevoir ses soldats, jusqu'au moment où l'armée tout entière eut achevé de le saluer; et, quand la foule se fut écoulée, se croyant libre désormais de toute dette envers la vie, il laissa retomber ses membres fatigués. Faisant alors approcher ses amis, car la voix même commençait à lui manquer, il ôta son anneau de son doigt et le remit à Perdiccas, en y joignant l'ordre de faire porter son corps au temple d'Ammon. On lui demanda à qui il laissait l'empire: "Au plus fort," répondit-il; et il ajouta qu'il prévoyait qu'à l'occasion de ce débat on lui préparait de grands jeux funèbres. Perdiccas lui ayant encore demandé quand il voulait qu'on lui rendit les honneurs divins: "Alors, leur dit- il, que vous serez heureux." Ce furent là ses dernières paroles, et peu après il expira.
Au premier moment le palais tout entier retentit de pleurs, de gémissements et de cris de désespoir; mais bientôt tout fut plongé dans un morne et profond silence; de la douleur on passa aux réflexions sur l'avenir. La jeune noblesse, attachée au service de sa personne, était incapable de contenir l'excès de son affliction, ni de demeurer à l'entrée du palais: on les vit se répandre, comme des furieux, par toute la ville, la remplir de consternation et de deuil, et faire éclater toutes les plaintes que dicte la douleur en ces tristes circonstances. Cependant tout ce qui se trouvait hors du palais, Macédoniens et Barbares, accourent en foule; et, dans leur commun désespoir, les vaincus ne pouvaient se distinguer des vainqueurs. Les Perses pleuraient le plus juste et le plus doux des maîtres, les Macédoniens le meilleur et le plus vaillant des rois; il y avait entre eux comme un combat de douleur. Et ce n'étaient pas seulement des paroles de regret, c'étaient des cris d'indignation qui se faisaient entendre. Ils accusaient les dieux jaloux d'avoir enlevé au monde ce héros si plein de vigueur, et dans la fleur même de son âge et de sa fortune. Son courage, et l'air dont il menait ses troupes au combat, assiégeait les villes, montait à l'assaut, récompensait les braves en présence de l'armée, tout cela se représentait à leurs yeux. Alors les Macédoniens se repentaient de lui avoir refusé les honneurs divins; ils se reprochaient leur impiété et leur ingratitude, pour avoir privé son oreille d'un titre qui lui était dû. Et après s'être longtemps arrêtés sur ces sentiments, tantôt de regret, tantôt de vénération pour sa mémoire, ils ramenaient sur eux-mêmes leur compassion. Partis de la Macédoine, ils se voyaient au-delà de l'Euphrate, abandonnés parmi des nations ennemies, mal façonnées à une domination nouvelle: point d'héritier reconnu du roi, point de successeur au trône; chacun allait tirer à soi les forces publiques. Les guerres civiles, qui plus tard éclatèrent, se découvraient à eux dans l'avenir. Ils allaient recommencer, non plus pour l'empire de l'Asie, mais pour le choix d'un roi, à verser leur sang; de nouvelles blessures allaient rouvrir leurs anciennes cicatrices; vieux, mutilés, venant tout à l'heure de demander leur congé à leur prince légitime, il leur faudrait maintenant mourir peut-être pour la puissance de quelque obscur satellite. Pendant qu'ils roulaient ces pensées, la nuit survint et augmenta leur terreur. Les soldats veillaient sous les armes; les Babyloniens, les uns du haut des murs, les autres du faîte de leurs maisons, portaient au loin leurs regards, comme pour mieux s'assurer de ce qui se passait. Aucun d'eux cependant n'osait allumer de flambeaux; privés du secours de leurs yeux, ils prêtaient l'oreille au moindre bruit, au moindre son de la voix humaine, et à chaque instant assaillis de fausses alarmes, ils allaient se jeter dans des sentiers obscurs, où ils se heurtaient, objets les uns pour les autres de soupçon et d'inquiétude. Les Perses, la chevelure rasée, selon leur usage, et en habits de deuil, avec leurs femmes et leurs enfants, donnaient au héros mort des regrets sincères, et le pleuraient, non pas comme leur vainqueur et leur ancien ennemi, mais comme le plus légitime des monarques. Accoutumés à vivre sous des rois, ils confessaient n'en avoir jamais eu de plus digne de leur commander. Et le deuil ne se renfermait pas au dedans des murs de la ville: bientôt la fatale nouvelle se fut répandue dans tout le pays voisin et la plus grande partie de l'Asie en deçà de l'Euphrate.
Elle ne tarda pas non plus à arriver à la mère de Darius. Aussitôt l'infortunée déchira la robe qu'elle portait, pour se vêtir de deuil; et, s'arrachant les cheveux, elle se jeta le corps contre terre. Auprès d'elle était assise une de ses petites-filles, pleurant Héphestion, son époux, que naguère elle avait perdu, et retrouvant, au milieu de l'affliction commune, le souvenir de ses infortunes privées. Mais Sisigambis rassemblait seule en son cœur tous les maux de sa famille. Elle déplorait tout à la fois et le sort de ses petites-filles et le sien. Sa douleur récente lui rappelait aussi ses douleurs passées. On eût dit qu'elle ne faisait que de perdre Darius, et que la malheureuse mère avait à conduire les funérailles de deux fils tout ensemble. Elle pleurait les morts, elle pleurait aussi les vivants. Qui désormais prendrait soin de ces jeunes princesses? où trouveraient- elles un autre Alexandre? Une seconde fois elles étaient captives, une seconde fois elles étaient déchues de la royauté. Après la mort de Darius, elles avaient trouvé un protecteur; après celle d'Alexandre, elles ne trouveraient personne qui daignât seulement les regarder. Au milieu de ces pensées, lui revenait celle de ses quatre-vingts frères égorgés en un jour par le barbare Ochus, et du père de cette grande famille, immolé sur les corps de ses fils: de sept enfants qu'elle avait mis su monde, un seul lui restait; et Darius même n'avait eu un instant de prospérité, que pour trouver ensuite une fin plus cruelle. Succombant enfin à sa douleur, elle se voila la tête, écarta loin d'elle ses petits-fils et sa petite-fille qui étaient à ses genoux, et renonça en même temps à la nourriture et à la lumière: cinq jours après qu'elle eut pris le parti de se laisser mourir, elle expira. C'est sans doute un grand témoignage de la bonté d'Alexandre envers elle, et de sa justice à l'égard de tous ses prisonniers, que la mort de cette princesse, qui s'était senti la force de survivre à Darius, et qui rougit de survivre à Alexandre.
Et certes, si l'on veut apprécier justement ce monarque, on trouvera que ses bonnes qualités appartinrent à sa nature, et ses vices à sa fortune et à son âge. Une force d'âme incroyable; une patience dans les travaux presque portée à l'excès; un courage qui le distinguait non seulement parmi les rois, mais parmi ceux même dont c'est là l'unique vertu; une libéralité qui souvent donnait plus qu'on ne demande aux dieux; tant de clémence envers les vaincus, tant de royaumes, ou rendus à ceux sur qui il les avait conquis, ou donnés en pure largesse; un mépris constant pour la mort, dont la crainte glace le cœur du reste des hommes; une passion pour la gloire et la renommée, excessive peut-être, mais bien pardonnable à cet âge et au milieu d'une telle fortune; envers ses parents, un dévouement filial attesté et par le projet qu'il avait de placer Olympias au rang des immortels, et par la vengeance qu'il tira des assassins de Philippe; envers ses amis, presque sans exception, une bonté si grande; envers ses soldats, tant de bienveillance; autant de lumières que de grandeur dans l'esprit, et une habileté telle, qu'elle semblait faite à peine pour son âge; une sage retenue dans les passions qui la comportent le moins; un empire sur ses sens qui ne leur accordait rien au-delà de ce que réclame la nature, et se bornait toujours aux plaisirs permis: c'étaient là sans doute de bien grandes qualités. Voici maintenant l'œuvre de la fortune: s'égaler aux dieux; réclamer les honneurs divins; croire aux oracles qui lui donnaient ce conseil; s'emporter outre mesure contre ceux qui dédaignaient de l'adorer; changer son vêtement contre des parures étrangères; imiter les mœurs des nations vaincues, qu'il avait méprisées avant la victoire. Car, pour la colère et pour la passion du vin, comme la jeunesse en avait augmenté l'ardeur, la vieillesse eût pu les calmer. Cependant, il faut l'avouer, s'il dut beaucoup à sa vertu, il dut davantage à la fortune, que, seul de tous les mortels, il tint en son pouvoir. Combien de fois l'arracha-t-elle à la mort! Combien de fois, engagé témérairement au milieu des périls, le couvrit-elle de ce bonheur qui ne l'abandonna jamais! Elle donna aussi à sa vie le même terme qu'à sa gloire. Les destins l'attendirent jusqu'à ce qu'ayant achevé la conquête de l'Orient et atteint les bords de l'Océan, il eut accompli tout ce qui était possible à l'humanité. Tel était le monarque et le capitaine auquel il fallait chercher un successeur; mais le fardeau était trop pesant pour une seule tête. Aussi le nom d'Alexandre et la gloire de ses exploits peuplèrent-ils presque tout l'univers de rois et de royaumes, et l'on regarde comme de très grands princes ceux qui s'approprièrent la moindre part de cette grande fortune.

VI Cependant à Babylone (pour reprendre le fil de mon récit) les gardes de la personne royale convoquèrent dans le palais les principaux d'entre les amis, avec les chefs militaires. La foule des soldats s'y précipita à leur suite; ils désiraient savoir à qui allait passer la fortune d'Alexandre. Plusieurs généraux, arrêtés par l'affluence de la multitude, ne purent entrer au palais: il fallut qu'un héraut en interdit l'entrée à quiconque n'y serait pas nominativement appelé; mais le commandement n'était plus que précaire, et on le méprisait. Au premier moment, les cris de désespoir recommencèrent avec les larmes; mais bientôt l'inquiète curiosité de l'avenir, en arrêtant les pleurs, commanda le silence. Alors Perdiccas, ayant exposé aux regards de l'assemblée le siège royal, sur lequel étaient le diadème et le manteau d'Alexandre avec ses armes, joignit à ces insignes l'anneau que le roi lui avait donné la veille; et cet aspect, en faisant couler de nouvelles larmes, fit renaître toutes les douleurs. "Vous voyez, dit Perdiccas, cet anneau dont il scellait ses volontés, âme de son empire: il me l'a donné, et moi je vous le rends. Sans doute il n'est point de calamité que l'on puisse attendre du courroux des dieux, égale à celle qui est venue nous frapper: si cependant nous considérons la grandeur des choses qu'il a faites, il est permis de croire que les dieux n'ont fait que prêter un tel héros à l'humanité, pour y accomplir sa destination, et retourner tout aussitôt vers le lieu de son origine. Ainsi donc, puisqu'il ne nous reste de lui que ce qui ne saurait avoir de part à l'immortalité, acquittons-nous au plus tôt de ce que nous devons à son corps et à sa mémoire, sans oublier en quelle ville, au milieu de quels peuples nous sommes, quel roi et quel protecteur nous avons perdu. Ce qui doit, compagnons, appeler nos soins et nos méditations, ce sont les moyens de nous assurer, parmi ceux que nous avons vaincus, le fruit de nos victoires. Il nous faut un chef: un ou plusieurs, c'est à vous d'en décider: car, vous devez le savoir, un rassemblement de soldats sans chef est un corps sans âme. Voilà six mois que Roxane est enceinte. Puisse-t-elle nous donner un prince, dont les dieux bénissent le règne, quand il sera en âge de nous gouverner! Choisissez, en attendant, ceux à qui vous voulez obéir." Ainsi parla Perdiccas.
Alors Néarque: "Personne, dit-il, n'avait droit de s'étonner que la dignité royale fût l'apanage exclusif du sang et de la postérité d'Alexandre. Mais attendre un roi qui n'était pas né, et en sacrifier un autre qui existait déjà, c'était un parti qui ne pouvait convenir aux dispositions des Macédoniens, non plus qu'aux circonstances présentes. Il y avait un fils du roi et de Barsine: c'était à lui qu'il fallait donner le diadème." Cette proposition ne plut à personne: aussi entendait-on, selon l'usage, les piques frapper sans interruption contre les boucliers. Déjà même l'obstination de Néarque à défendre son avis allait amener une sédition.
Ptolémée prit alors la parole: "Voilà, en effet, s'écria-t-il, une race bien digne de commander aux Macédoniens! Le fils de Roxane ou celui de Barsine! un enfant dont l'Europe se refusera même à prononcer le nom, et qui ne sera guère plus qu'un esclave! Pourquoi donc avons-nous vaincu les Perses, s'il faut que nous obéissions à leur race? Ce que Darius et Xerxès, monarques du moins légitimes, ont vainement prétendu avec tant de milliers d'hommes et des flottes si puissantes? Mon avis est qu'autour du trône d'Alexandre, placé dans ce palais, se rassemblent ceux qui étaient admis à ses conseils toutes les fois qu'une délibération commune sera nécessaire; qu'on s'en tienne à ce qu'aura décidé la majorité, et que les généraux et les officiers de l'armée y obéissent." L'avis de Ptolémée trouva quelques approbateurs; celui de Perdiccas eut pour lui les principaux de l'assemblée. Aristonus se mit alors à dire, "qu'Alexandre, consulté sur le choix de son successeur, avait voulu que l'empire passât au plus fort; et que le plus fort, il l'avait désigné lui-même lorsqu'il avait donné son anneau à Perdiccas. Celui-ci, en effet, ne se trouvait pas seul auprès de lui à l'instant de sa mort; mais, en promenant ses regards sur ses amis qui l'entouraient, c'était lui qu'Alexandre avait choisi pour lui confier ce dépôt. Son opinion était donc de déférer la souveraineté à Perdiccas." On ne douta pas qu'il ne dit la vérité. Aussi n'y eut-il qu'une voix pour inviter Perdiccas à s'avancer et à reprendre l'anneau du roi.
Il flottait entre l'ambition et la honte, et se persuadait que, plus il montrerait de modération à convoiter l'objet de ses espérances, plus on le presserait d'accepter. Aussi, après bien des hésitations et une longue incertitude sur ce qu'il avait à faire, il finit par se retirer et se placer derrière les sièges les plus avancés. Cependant Méléagre, un des généraux, enhardi par l'irrésolution de Perdiccas, s'écria: "Aux dieux ne plaise que la fortune d'Alexandre et le fardeau d'un si grand empire tombent sur une pareille tête. Les hommes du moins ne le permettront pas. Je ne parle point ici de ceux qui sont supérieurs à Perdiccas; je parle seulement des gens de cœur, pour qui c'est un besoin de ne rien souffrir contre leur gré. Et peu importe que ce soit le fils de Roxane, en quelque temps qu'il vienne au monde, ou bien Perdiccas que vous ayez pour roi, puisque aussi bien ce sera toujours lui qui, avec le titre de tuteur, sera assis sur le trône. Aussi, n'y a-t-il de roi qui lui plaise que celui qui n'est point encore né; et au milieu de cet empressement que nous avons tous, si juste en même temps et si nécessaire, seul il attend patiemment le terme d'une grossesse, et déjà, dans le sein de la mère, entrevoit la naissance d'un fils, tout prêt, n'en doutez pas, à le supposer, s'il le faut. Oui, s'il était vrai qu'Alexandre nous eût laissé cet homme pour régner sur nous à sa place, de toutes ses volontés, ce serait la seule à laquelle je croirais que l'on dût désobéir. Que ne courez-vous donc au pillage de ses trésors? car, à coup sûr, des richesses du roi c'est le peuple qui est l'héritier." En achevant ces mots, il s'élança au travers de la multitude armée, qui s'ouvrit pour lui faire passage, et allait le suivre à l'œuvre dont il lui donnait le signal.

VII.  Déjà s'était amassée autour de Méléagre une grosse troupe de soldats en armes, et l'assemblée n'était plus que tumulte et désordre, lorsqu'un homme des derniers rangs du peuple, inconnu à la plupart des Macédoniens, s'écria: "À quoi bon les armes et une guerre civile, quand vous avez le roi que vous cherchez? Arrhidée, fils de Philippe, et frère d'Alexandre, votre dernier roi, naguère associé à lui dans les sacrifices et les cérémonies religieuses, aujourd'hui son seul héritier, est laissé par vous dans l'oubli. Qu'a-t-il fait pour le mériter? Quel est son tort, pour être mis hors du droit commun des nations? Si vous cherchez un prince semblable à Alexandre, jamais vous ne le trouverez: si vous demandez son plus proche héritier, il n'y a que celui-là." En entendant ces mots, l'assemblée, comme à un ordre qui lui eût été donné, se tint d'abord en silence; puis, on s'écria de toutes parts qu'il fallait appeler Arrhidée, et que ceux qui avaient convoqué l'assemblée sans lui avaient mérité la mort. Pithon se lève alors, les yeux pleins de larmes, et dit qu'en ce moment surtout Alexandre était bien malheureux d'être privé de la présence de tant de bons citoyens et de braves soldats, et de la jouissance de leur affection; qu'en effet, ne voyant rien que le nom et la mémoire de leur roi, ils s'aveuglaient sur tout le reste.... C'étaient évidemment autant de traits injurieux contre le jeune homme que l'on appelait au trône; mais ils attirèrent plus de haine contre Pithon que de mépris contre Arrhidée: car la compassion est déjà un commencement de faveur. Ils déclarent donc, avec des acclamations obstinées, qu'ils ne permettront jamais de régner à un autre que celui qui est né pour cette haute espérance, et ils font appeler Arrhidée. Méléagre, qui haïssait Perdiccas, et en était haï, conduit en toute hâte le jeune prince au palais; et les soldats, après l'avoir salué du nom de Philippe, le proclament roi.
C'était là, du reste, le cri de la multitude: l'avis des grands était autre. Pithon, qui était du nombre, commença à mettre à exécution le projet de Perdiccas: il nomma pour tuteurs du fils qui devait naître de Roxane, Perdiccas lui-même et Léonnatus, tous deux issus du sang royal. Il fit donner ensuite à Cratère et à Antipater le gouvernement des affaires d'Europe; on exigea enfin de chacun le serment de se soumettre au roi, fils d'Alexandre. Méléagre, que tourmentait la juste crainte du supplice, s'était retiré avec ses partisans. Mais il rentra bientôt au palais, traînant avec lui Philippe, et criant que les espérances tout à l'heure conçues de ce nouveau roi étaient confirmées par la force de son âge; qu'ils essayassent au moins d'un descendant de Philippe, du fils et du frère de deux de leurs rois; qu'enfin ils s'en rapportassent à eux-mêmes. Il n'est point de si profond abîme, de mer si vaste et si orageuse, dont les flots soulevés égalent les mouvements de la multitude, lorsque surtout elle est dans l'ivresse d'une liberté nouvelle et passagère. Perdiccas, qui venait d'être élu, n'avait plus que quelques voix pour lui donner l'empire; Philippe en trouvait plus qu'il n'en avait espéré. Ils ne savaient longtemps admettre, ni rejeter longtemps un parti; tour à tour ils se repentaient de leurs décisions et de leur repentir même. À la fin, cependant, les vœux se déclarèrent pour le sang royal. Arrhidée s'était retiré de l'assemblée, redoutant l'autorité des grands, et son absence avait plutôt réduit à se taire, qu'affaibli le zèle des soldats en sa faveur. Il fut rappelé, et on le revêtit de la robe de son frère, celle même qui avait été placée sur le trône, pendant que Méléagre, prenant sa cuirasse et ses armes, se rangea en satellite à la suite du nouveau roi. La phalange, frappant ses javelots contre ses boucliers, menaçait de se baigner dans le sang de ceux qui avaient osé prétendre à une couronne qui ne leur appartenait pas: ils se réjouissaient de voir le droit de succession se perpétuer dans la même famille, et la race royale appelée à la possession héréditaire de l'empire: ce nom même de Philippe, ajoutaient-ils, était pour eux un objet de culte et de vénération, et nul n'en était digne, s'il n'était destiné au trône par sa naissance. Perdiccas épouvanté donne l'ordre de fermer l'appartement où gisait le corps d'Alexandre. Il avait avec lui six cents hommes d'une valeur éprouvée: Ptolémée était venu s'y joindre, ainsi que la jeune troupe des pages du roi. Tant de milliers d'hommes n'eurent pas de peine à rompre toutes les barrières. Le roi lui-même s'était précipité avec eux, entouré du cortège de ses gardes, Méléagre à leur tête. Perdiccas, indigné, appelle à lui ceux qui veulent défendre le corps d'Alexandre; mais les furieux, qui avaient forcé l'entrée, lançaient de loin leurs traits contre lui, et il y avait déjà plusieurs blessés, quand les plus anciens des soldats, ôtant leurs casques pour être mieux reconnus, se mirent à prier les partisans de Perdiccas de cesser le combat et de céder au roi et au nombre. Perdiccas déposa le premier les armes, et les autres suivirent son exemple. Méléagre voulut ensuite leur persuader de ne point quitter le corps d'Alexandre; mais ils crurent qu'on cherchait à les tenir dans un piège, et, par un autre côté du palais, gagnèrent, en fuyant, l'Euphrate. La cavalerie, composée de l'élite de la jeune noblesse, suivit en grand nombre Perdiccas et Léonnatus. On voulait sortir de la ville et camper dans la plaine. Mais Perdiccas ne désespérait pas d'entraîner l'infanterie elle-même à sa suite; et pour ne point paraître, en emmenant la cavalerie, rompre avec le reste de l'armée, il resta dans la ville.

VIII. Cependant Méléagre ne cessait de répéter au roi qu'il devait cimenter par la mort de Perdiccas ses droits à la couronne: si l'on ne prévenait cet esprit inquiet, nul doute qu'il n'amenât quelque révolution; il savait trop bien sa conduite envers le roi, et l'on n'est guère fidèle à un maître que l'on craint. Le roi laissait plutôt dire qu'il n'approuvait. Méléagre prit son silence pour un ordre, et envoya chercher Perdiccas au nom du roi, avec injonction de le tuer s'il faisait difficulté de venir. Perdiccas, averti de l'arrivée des gardes, partit devant eux sans autre escorte que celle de seize jeunes gens de la cohorte royale, sur le seuil de sa maison. Là, il les accabla de reproches, il les appelle les esclaves de Méléagre; et, par la fermeté de son âme et de son visage, les effraye tellement, qu'ils s'enfuient tout éperdus. Perdiccas ordonne à ses jeunes compagnons de monter à cheval, et, avec un petit nombre d'amis, se rend auprès de Léonnatus, assuré de trouver contre la force un plus ferme appui, si l'on vient l'attaquer. Le lendemain, les Macédoniens s'indignèrent que la vie de Perdiccas eût été en danger, et ils étaient résolus d'aller punir, les armes à la main, l'insolence de Méléagre. Mais celui-ci, qui avait prévu l'orage, accourt auprès du roi, et lui demande si ce n'était pas lui-même qui avait donné l'ordre d'arrêter Perdiccas. Philippe répondit que cet ordre lui avait été dicté par Méléagre; qu'au reste, ce ne devait pas être pour eux une cause de tumulte, puisque Perdiccas vivait. Et il congédia l'assemblée. Méléagre, de son côté, alarmé surtout de la défection de la cavalerie, et incapable de rien résoudre, en se voyant tomber lui-même dans le péril où tout à l'heure il venait d'entraîner son ennemi, passa près de trois jours à rouler dans son esprit mille projets incertains.
Cependant l'image d'une cour continuait d'exister comme auparavant; les ambassadeurs des nations s'adressaient au roi, les généraux se rassemblaient autour de lui, et le vestibule de son palais était rempli de gardes et de soldats sous les armes. Mais partout régnait un sentiment involontaire de tristesse, qui témoignait l'excès du désespoir. On se regardait avec une mutuelle défiance, on n'osait ni s'aborder, ni se parler; chacun roulait au-dedans de soi ses secrètes pensées, et la comparaison du nouveau roi avec celui qu'on avait perdu réveillait tous les regrets. Où était, se demandaient-ils, le monarque sous le commandement et les auspices duquel ils avaient marché? Ils se voyaient abandonnés parmi des nations ennemies et indomptées, qui, à la première occasion, demanderaient vengeance de toutes leurs défaites. Telles étaient les pensées où se consumaient leurs esprits, lorsqu'on leur annonce que la cavalerie sous les ordres de Perdiccas, maîtresse des plaines qui entourent Babylone, vient d'arrêter le blé que l'on amenait à la ville. Il y eut d'abord disette, puis famine, et ceux qui étaient renfermés dans les murs furent d'avis qu'il fallait se réconcilier avec Perdiccas ou lui livrer bataille. Le hasard avait voulu que les gens de la campagne, craignant le pillage de leurs bourgs et de leurs métairies, se fussent réfugiés dans la ville, tandis que les citadins en avaient été chassés par le défaut de vivres; les uns et les autres s'attendaient à trouver hors de chez eux plus de sûreté qu'en leurs demeures. Les Macédoniens, qui redoutaient quelque émeute parmi cette population, s'assemblent au palais, et y proposent leur avis; c'était d'envoyer des députés à la cavalerie, pour convenir de laisser là leurs querelles et de poser les armes. Le roi députa, en conséquence, le Thessalien Pasas, Amissus de Mégalopolis, et Périlaüs. En réponse aux propositions qu'ils apportaient, on leur déclara que la cavalerie ne poserait l'épée que si le roi lui livrait les auteurs de la discorde. Informés de cette réponse, les soldats courent aux armes. Leur bruit attire Philippe hors du palais. "Il n'est pas besoin, leur dit-il, de tout ce tumulte; car, en vous armant les uns contre les autres, vous laisserez à qui restera neutre le prix du combat. Souvenez-vous aussi que vous avez affaire à des compatriotes, et que leur enlever tout espoir de réconciliation, c'est vous précipiter dans la guerre civile. Essayons de calmer leurs esprits par une seconde ambassade; et j'ose croire que lorsque les restes du roi n'ont pas reçu encore la sépulture, tout le monde se réunira dans l'accomplissement de ce saint devoir. Pour moi, j'aime mieux vous rendre cet empire, que de le garder au prix du sang de mes concitoyens; et s'il n'y a pas d'autre moyen de rétablir l'union, je vous en prie et vous en conjure, choisissez un souverain mieux fait que moi pour vous commander." Puis, les yeux baignés de larmes, il ôta le diadème de sa tête, et avança la main droite, dont il le tenait, pour le présenter à quiconque se croirait plus digne de le porter. La modération de ses paroles fit concevoir une haute espérance de son caractère, éclipsé jusqu'alors par l'éclatante gloire de son frère. Aussi le pressa-t-on de toutes parts de mettre son projet à exécution. Il renvoya les mêmes députés, en les chargeant de proposer aux deux chefs de s'adjoindre Méléagre pour collègue. On l'obtint sans peine. Perdiccas voulait avant tout écarter Méléagre de la personne du roi, et il se flattait que, seul contre deux, ce chef ne pourrait prévaloir. Méléagre étant donc sorti avec la phalange, Perdiccas vint à sa rencontre à la tête de la cavalerie, et les deux corps, après s'être salués mutuellement, se réunirent, bien persuadés que la concorde et la paix étaient assurées pour jamais.

IX. Mais déjà les destins préparaient à la nation macédonienne des guerres civiles: car le trône ne peut se partager, et plusieurs y prétendaient. Ils rassemblèrent d'abord leurs forces, puis ils les dispersèrent; et comme ils avaient surchargé le corps, le reste des membres commença à défaillir, et leur empire qui, avec un seul chef, eût pu subsister, dès que plusieurs en soutinrent le poids, s'écroula. Aussi est-ce avec une juste reconnaissance que le peuple romain proclame hautement pour son sauveur le prince qui est venu, comme un astre nouveau, briller au milieu de cette nuit qui faillit être pour nous une nuit éternelle. Oui, c'est lui, et non pas le soleil, qui s'est levé pour rendre la lumière au monde, plongé dans les ténèbres, au temps où les membres de l'empire, privés de leurs chefs et déchirés en lambeaux, étaient tout palpitants. Que de torches ardentes il a éteintes alors! que d'épées il a fait rentrer dans le fourreau! quelle tempête il a dissipée par une soudaine sérénité! Aussi l'empire ne renaît-il pas seulement à la vie, il est déjà florissant. Puisse la jalousie des dieux ne pas nous poursuivre, et les siècles qui succéderont au nôtre verront cette même maison se perpétuer dans une longue, sinon dans une éternelle postérité!
Mais revenons à mon récit, d'où je me suis laissé détourner par le spectacle de la félicité publique. Perdiccas n'avait d'espoir de salut que dans la mort de Méléagre: il le savait inconstant et sans foi, toujours prêt à remuer, et d'ailleurs son ennemi mortel; il fallait le prévenir. Mais il enveloppait ses desseins d'une profonde dissimulation, afin de le surprendre. Il chargea donc secrètement quelques-uns des soldats qui servaient sous lui de se plaindre tout haut, mais comme à son insu, que Méléagre fût égalé à Perdiccas. Informé de ce propos, Méléagre va, tout furieux, le reporter à Perdiccas. Celui-ci, comme effrayé d'une nouvelle inattendue, s'étonne, se plaint, témoigne toutes les apparences d'un vif déplaisir; enfin il reste convenu entre eux de faire arrêter les auteurs de cette parole séditieuse. Méléagre comble Perdiccas de remerciements, il l'embrasse, et rend hommage à sa loyauté et à son affection. Alors, d'un commun accord, ils règlent la manière dont on surprendra les coupables: ils ordonneront pour l'armée la solennité nationale des lustrations; leurs discordes passées en fournissaient un motif assez plausible.
Voici de quelle façon les rois de Macédoine accomplissaient cette cérémonie expiatoire. Aux deux extrémités de la plaine où l'armée devait être conduite, étaient jetées les entrailles d'une chienne éventrée: dans cet espace devaient se tenir les troupes en armes; d'un côté, la cavalerie, de l'autre, la phalange. Le jour donc qu'ils avaient marqué pour la cérémonie, le roi, à la tête des chevaux et des éléphants, s'était placé en face de la phalange que commandait Méléagre. Déjà la cavalerie était en mouvement, lorsqu'une alarme soudaine se répandit parmi l'infanterie. Le souvenir des récentes discordes faisait craindre des dispositions peu pacifiques, et ils balancèrent un moment s'ils ne se retireraient pas dans la ville, car la plaine donnait l'avantage à la cavalerie. Mais pour ne pas avoir l'air de se défier sans raison de la bonne foi de leurs compagnons d'armes, ils demeurèrent, bien décidés à se défendre si on les attaquait. Les deux corps étaient au moment de se joindre, et il n'y avait plus qu'un étroit intervalle qui les séparât. Le roi se détache alors au-devant de la phalange avec un seul escadron, et, à l'instigation de Perdiccas, il réclame pour les livrer au supplice les auteurs de la sédition, ceux que lui-même eût dû protéger, les menaçant, s'ils font la moindre résistance, de les charger avec toute la cavalerie et les éléphants. Tous demeurèrent interdits à ce coup inattendu. Méléagre lui-même ne trouva ni plus de présence d'esprit, ni plus de résolution que les autres; le parti qui leur semblait le plus sûr était d'attendre, plutôt que de hâter les événements. Perdiccas vit que la terreur les livrait à sa discrétion: il fit donc sortir des rangs environ trois cents hommes, les mêmes qui avaient suivi Méléagre lorsqu'il avait violemment quitté la première assemblée tenue après la mort d'Alexandre; et, à la vue de l'armée entière, il les fit jeter sous les pieds des éléphants, qui les écrasèrent tous. Philippe n'empêcha ni n'ordonna rien: il semblait disposé à n'avouer que ce que justifierait l'événement. Ce fut là pour les Macédoniens le présage et le commencement des guerres civiles. Méléagre reconnut, mais trop tard, l'artifice de Perdiccas. Cependant, comme on n'attenta rien, à cet instant, sur sa personne, il resta tranquille à son poste. Mais, renonçant bientôt à tout espoir de salut, et voyant ses ennemis abuser, pour sa perte, du nom de celui qu'il avait fait roi, il se réfugia dans un temple. La sainteté même du lieu ne le protégea pas, et il y fut massacré.

X. Perdiccas, ayant fait rentrer l'armée dans la ville, rassembla en conseil les principaux chefs, et l'on y régla le partage de l'empire. La souveraineté resta toujours au roi: Ptolémée fut nommé satrape de l'Égypte et de la partie de l'Afrique qui avait été conquise; la Syrie fut donnée à Laomédon, avec la Phénicie; on assigna la Cilicie à Philotas; la Lycie ainsi que la Pamphylie et la grande Phrygie échurent à Antigone; on envoya Cassandre dans la Carie, et Ménandre dans la Lydie. La grande Phrygie, voisine de l'Hellespont, fut le partage de Léonnatus; et la Cappadoce passa, avec la Paphlagonie, à Eumène. On le chargea de la défense de ce pays jusqu'à Trébizonde, et de la guerre contre Ariarathès: c'était le seul prince qui refusât de se soumettre. Pithon eut le gouvernement de la Médie, Lysimaque celui de la Thrace, en même temps que des nations voisines répandues sur les bords du Pont-Euxin. Quant aux gouverneurs de l'Inde, de la Bactriane, de la Sogdiane et des autres peuples qui habitaient les côtes de l'Océan ou de la mer Rouge, on laissa à chacun d'eux, sur la même étendue de pays, la même autorité. Il fut enfin décidé que Perdiccas resterait auprès du roi, avec le commandement des troupes attachées à la personne royale. On a cru qu'Alexandre avait réglé par son testament le partage des provinces; mais nous sommes assurés que cette tradition, bien qu'appuyée de quelques autorités, est sans fondement. Une fois la division de l'empire accomplie, chacun pouvait sans doute garder la puissance qu'il s'était créée lui-même, si jamais il y avait des bornes contre le torrent des passions. Naguère simples serviteurs d'un roi, ils venaient, sous le prétexte d'exercer une autorité étrangère, de s'approprier de grands royaumes, et nulle cause de rivalité n'existait entre eux, puisqu'ils étaient tous de la même nation, et que des limites bien marquées séparaient leurs divers États; mais il était difficile qu'ils se contentassent de ce que l'occasion leur avait offert: on dédaigne un premier bien, lorsqu'on en espère un plus riche; et il leur parut plus facile à tous d'accroître leur puissance qu'il ne l'avait été de l'obtenir.
Il y avait sept jours que le corps du roi était sur son lit de parade, et le soin de régler les affaires publiques avait détourné tous les esprits du devoir solennel des funérailles. Or, il n'est point de contrée où la chaleur soit plus ardente que dans les plaines de Mésopotamie, et souvent les animaux qu'elle surprend en rase campagne y sont frappés de mort: tant le soleil échauffe ce ciel enflammé, qui dévore tout comme le feu! Les sources d'eau sont rares, et cachées par la ruse des habitants: la jouissance leur en est libre, mais dérobée aux étrangers. Cependant lorsque les amis d'Alexandre purent enfin donner leurs soins à son corps inanimé, ils le trouvèrent, en entrant, sain et sans la moindre trace d'altération: cette fraîcheur même, qui tient au souffle de la vie, n'avait pas abandonné son visage. Aussi les Égyptiens et les Chaldéens, chargés de l'embaumer selon les pratiques de leur pays, crurent qu'il respirait encore, et n'osèrent d'abord y mettre la main. Après l'avoir ensuite prié de permettre que des mortels le touchassent, ils nettoyèrent le corps; on l'enferma dans un cercueil d'or rempli de parfums, en lui mettant sur la tête le symbole éclatant de sa fortune. L'opinion générale est qu'il périt par le poison; et que ce fut Iollas, fils d'Antipater, un de ses officiers, qui le lui versa. Ce qui est certain, c'est qu'on entendit Alexandre répéter souvent qu'Antipater aspirait à la royauté, que sa puissance était au-dessus de celle d'un lieutenant, et qu'enorgueilli de sa victoire sur les Spartiates, il prétendait ne devoir qu'à lui-même tout ce qu'il tenait du roi. On croyait même que Cratère avait été envoyé, avec un corps de vieilles troupes pour le mettre à mort. On sait aussi que la Macédoine produit un poison si violent, qu'il va jusqu'à consumer le fer, et ne se laisse garder que dans un vase de corne. Le nom de Styx a été donné à la fontaine d'où découle ce venin mortel. Cassandre l'apporta et le remit à son frère Iollas, qui le mêla au dernier breuvage du roi. Quoi qu'il en soit de ces bruits, ils furent bientôt étouffés par la puissance de ceux que la rumeur publique avait accusés. Antipater, en effet, s'empara du royaume de Macédoine, en même temps que de la Grèce, et il eut pour successeur son fils, qui fit massacrer tout ce qui tenait, même par une parenté éloignée, au sang d'Alexandre. Cependant le corps de ce monarque fut transporté par Ptolémée, le nouveau maître de l'Égypte, à Memphis, et de là, peu d'années après, à Alexandrie, où l'on rend toutes sortes d'honneurs à sa mémoire et à son nom.