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QUINTE-CURCE 

LIVRE CINQUIÈME

I. Si je voulais rapporter à leur époque chacune des choses qui, pendant ce temps, s'accomplirent par les ordres et sous les auspices d'Alexandre, soit en Grèce, soit dans l'Illyrie et la Thrace, il me faudrait interrompre le fil des affaires d'Asie. Mais en offrir le spectacle complet jusqu'à la fuite et à la mort de Darius, et les rapprocher dans mon récit, comme elles se tiennent dans l'ordre des temps, paraîtra, sans doute, bien plus convenable. Je commencerai donc par raconter, avant tout, ce qui se rattache à la bataille d'Arbèles. Darius arriva dans cette ville vers le milieu de la nuit: la fortune y avait rassemblé, dans leur fuite, une grande partie de ses amis et de ses soldats. Il les convoqua, et leur dit qu'il ne doutait pas qu'Alexandre n'allât chercher les villes les plus populeuses et les campagnes où tout croissait en abondance. C'était vers ce butin si riche et si facile que se tournaient ses regards et ceux de ses soldats. "Dans l'état présent de ma fortune, ajouta-t-il, ce sera là mon salut: j'irai, avec une troupe légère, gagner les déserts. Les extrémités de mon empire n'ont point été entamées: j'y trouverai sans peine des forces pour renouveler la guerre. Que cette avide nation s'empare de tous mes trésors, qu'elle se gorge de cet or dont elle est, depuis si longtemps, affamée, c'est une proie qu'elle me prépare. L'expérience m'a appris que de riches ameublements, des concubines, des troupes d'eunuques ne sont autre chose que des embarras et des fardeaux. Quand Alexandre les traînera à sa suite, il sera vaincu par la même cause qui, auparavant, lui a donné la victoire. Ce discours semblait à tous l'expression du désespoir: ils voyaient Babylone, cette ville si opulente, livrée à l'ennemi; bientôt Suse, bientôt les autres cités, l'ornement de l'empire et le sujet de la guerre, allaient être aux mains du vainqueur. Mais Darius continua, en leur remontrant que, dans l'adversité, il faut s'attacher, non à ce qui est beau en paroles, mais utile en réalité; que c'est avec le fer, non avec l'or, avec des hommes, non avec des maisons et des villes, que se fait la guerre: tout vient à qui a des soldats. C'était ainsi que ses ancêtres, au premier temps de l'empire, en butte à l'adversité, avaient promptement relevé leur fortune. Soit que ses exhortations eussent raffermi les courages, soit qu'en ordonnant il eût été mieux écouté qu'en conseillant, il passa les frontières de la Médie. Peu de temps après, Arbèles fut livrée à Alexandre avec l'ameublement royal et les riches trésors qu'elle renfermait. On y trouva quatre mille talents, ainsi que des vêtements précieux: c'était dans cette place, comme nous l'avons dit plus haut, que toutes les richesses de l'armée avaient été entassées. Mais bientôt survinrent des maladies causées par l'odeur des cadavres qui couvraient au loin la campagne, et il fallut lever le camp en toute hâte. Dans leur marche, les Macédoniens laissaient à gauche l'Arabie, contrée célèbre par l'abondance de ses parfums: cette route était en plaines. Les terres qui s'étendent entre le Tigre et l'Euphrate sont si fertiles et si grasses, que l'on empêche, dit-on, les troupeaux d'y paître, de peur que la réplétion ne les tue. La cause de cette fertilité est dans l'infiltration des eaux des deux fleuves, qui pénètrent le sol en presque toute son étendue, et y entretiennent une humidité qui l'engraisse. Quant aux fleuves eux-mêmes, ils descendent l'un et l'autre des montagnes d'Arménie; puis, laissant entre eux un vaste intervalle, ils poursuivent chacun leur course séparée. On a évalué à deux mille cinq cents stades leur plus grande distance au pied des montagnes d'Arménie. Lorsque ensuite ils commencent à baigner les campagnes de la Médie et le territoire des Gordiens, on les voit se rapprocher peu à peu, et plus ils avancent dans leur cours, plus se resserre l'espace qui les sépare. C'est dans les plaines, que les habitants appellent du nom de Mésopotamie, qu'ils deviennent le plus voisins l'un de l'autre; des deux côtés ils forment la limite de cette province. Enfin, traversant le pays des Babyloniens, ils vont se jeter dans la mer Rouge. Alexandre, après quatre journées de marche, arriva sous les murs de la ville de Mennis. Là, se trouve une caverne d'où s'échappe à gros flots une source de bitume; et l'on a pensé que c'est de ce bitume que furent enduits les murs de Babylone, ouvrage d'une construction gigantesque. Comme Alexandre marchait vers cette grande cité, Mazée, qui s'y était réfugié au sortir du champ de bataille, vint en suppliant à sa rencontre, avec ses enfants déjà grands, pour lui remettre la ville et sa personne. Sa venue fut agréable au roi: car c'eût été une grande affaire que le siège d'une place aussi bien fortifiée. Il comptait d'ailleurs qu'un homme de cette distinction, brave, et qui, dans la dernière bataille, s'était encore couvert de gloire, en entraînerait d'autres à se soumettre par son exemple. Il le reçut donc avec bonté, lui et ses enfants; du reste, comme si l'on eût marché au combat, il rangea ses troupes en bataillon carré pour entrer dans la ville, et se mit à leur tête. Une grande partie des habitants de Babylone garnissait les murailles, curieuse de voir son nouveau roi; une foule plus considérable encore était sortie à sa rencontre. De ce nombre était Bagophanès, gardien de la citadelle et des trésors de Darius, qui, pour ne pas le céder en empressement à Mazée, avait fait joncher toute la route de fleurs et de couronnes, et dresser, de chaque côté, des autels d'argent, où fumaient, avec l'encens, mille autres parfums. À sa suite étaient de riches présents: des troupeaux de bétail et de chevaux, des lions et des léopards enfermés dans des cages; puis les mages chantant leurs hymnes nationaux. Derrière eux venaient les Chaldéens, et, outre les poètes de Babylone, les musiciens même avec la lyre de leur pays. L'office de ceux-ci est de chanter la louange des rois; celui des Chaldéens, d'expliquer le cours des astres et les révolutions périodiques des saisons. La marche était fermée par des cavaliers babyloniens, parés, ainsi que leurs chevaux, avec plus de luxe que de magnificence. Le roi, entouré de ses gardes, voulut que la foule du peuple se rangeât à la suite de son infanterie; il entra dans la ville, monté sur un char, et se rendit lui-même au palais. Le lendemain, il fit la revue du riche ameublement de Darius et de tous ses trésors. La beauté de la ville et son ancienneté attirèrent, comme elles le méritaient, l'attention d'Alexandre et de toute l'armée. Elle avait été fondée par Sémiramis, et non, comme on l'a cru, par Bélus, dont le palais se montre encore. Le mur qui en forme l'enceinte, bâti de briques, et enduit de bitume, a trente-deux pieds d'épaisseur; des chars attelés de quatre chevaux peuvent, dit-on, s'y rencontrer et y passer sans danger. La hauteur est de cent coudées au-dessus du sol; les tours sont de dix pieds plus élevées que le mur. L'enceinte tout entière embrasse une étendue de trois cent soixante-huit stades, et, s'il faut en croire la renommée, l'on en bâtissait un stade par jour. Les édifices ne touchent point aux murailles, ils en sont éloignés de la distance d'environ un arpent. La ville même n'est pas entièrement occupée par les maisons; il n'y a que quatre-vingt-dix stades qui soient habités, et encore les bâtiments ne sont-ils pas tous contigus, sans doute parce qu'on a jugé plus sûr de les disperser; le reste du terrain est cultivé et ensemencé, afin qu'en cas d'attaque du dehors, le sol même de la ville fournisse des aliments à la population. L'Euphrate la traverse, retenu dans son lit par des quais d'un travail immense. Mais, ce qui surpasse tous ces ouvrages, ce sont de vastes cavernes creusées profondément pour recevoir les grandes crues du fleuve: car, lorsque sa hauteur vient à excéder celle des quais, il entraînerait les maisons dans son cours, si des souterrains et des lacs ne s'ouvraient pour le recevoir. Ces bassins sont construits en briques cuites, et partout enduits de bitume. Un pont de pierre, élevé sur le fleuve, unit les deux côtés de la ville: c'est encore une des merveilles de l'Orient. L'Euphrate, en effet, roule une masse énorme de limon, et alors même que, pour asseoir des fondations, ce limon a été enlevé dans toute sa profondeur, on a peine à trouver un terrain solide pour recevoir les travaux. Des sables viennent en outre s'amonceler chaque jour, et, s'attachant aux piles du pont, retardent le cours du fleuve, qui, ainsi retenu, vient les battre avec bien plus de force que s'il coulait en liberté. On y voit aussi une citadelle qui a vingt stades de circuit; les fondations des tours descendent à trente pieds sous terre; le rempart en a quatre-vingts de hauteur. Au-dessus de la citadelle sont ces jardins suspendus, merveille devenue célèbre par les récits des Grecs; ils égalent en élévation le sommet des murailles, et doivent un grand charme à une foule d'arbres élevés et à leurs ombrages. Les piliers qui soutiennent tout l'ouvrage sont construits en pierre: au dessus de ces piliers est un lit de pierres carrées fait pour recevoir la terre que l'on y entasse à une grande profondeur, ainsi que l'eau dont elle est arrosée. Et telle est la force des arbres qui croissent sur ce sol créé par l'art, qu'ils ont à leur base jusqu'à huit coudées de circonférence, s'élancent à cinquante pieds de hauteur, et sont aussi riches en fruits que s'ils étaient nourris par leur terre maternelle. D'ordinaire le temps, dans son cours, détruit, en les minant sourdement, les travaux des hommes et jusqu'aux œuvres de la nature; ici, au contraire, cette construction gigantesque, pressée par les racines de tant d'arbres et surchargée du poids d'une si vaste forêt, dure sans avoir souffert aucun dommage: c'est que vingt larges murailles la soutiennent, séparées les unes des autres par un intervalle de onze pieds, de telle sorte que, dans le lointain, on dirait des bois qui couronnent la montagne où ils sont nés. La tradition rapporte qu'un roi de Syrie, qui régnait à Babylone, entreprit ce monument par tendresse pour son épouse, qui, sans cesse regrettant l'ombrage des bois et des forêts dans ce pays de plaines, obtint de lui d'imiter, par ce genre de travail, les agréments de la nature. Le roi s'arrêta à Babylone plus longtemps qu'en nul autre lieu, et nul autre ne fut plus nuisible à la discipline militaire. Rien de plus corrompu que les mœurs de cette ville; rien de plus fait pour exciter les sens par l'attrait immodéré des voluptés. Les parents et les maris permettent que leurs filles et leurs épouses se prostituent à leurs hôtes, pourvu qu'on leur paye leur déshonneur. Les joies des festins sont, dans toute la Perse, la passion favorite des rois et des grands; les Babyloniens surtout se livrent sans réserve au vin et aux désordres qui suivent l'ivresse. Les femmes, en assistant à ces repas, ont d'abord un extérieur modeste; bientôt après, elles dépouillent les habits qui voilent le haut de leur corps, et, peu à peu, en viennent à oublier toute pudeur: on les voit alors (que les chastes oreilles ne s'en offensent point) rejeter leurs derniers vêtements; et ce ne sont pas des courtisanes qui se déshonorent ainsi, ce sont des femmes de distinction et des jeunes filles, pour qui c'est un devoir de politesse, que cette prostitution publique de leurs charmes. Plongée pendant trente-quatre jours au milieu de pareilles débauches, cette armée, victorieuse de l'Asie, se fût trouvée sans doute trop faible contre les périls qui lui restaient à braver, si elle eût alors rencontré l'ennemi. Mais pour que le dommage fût moins sensible, des recrues, de temps en temps, venaient la renouveler. Amyntas, fils d'Andromènes, était arrivé avec six mille hommes d'infanterie macédonienne qu'envoyait Antipater; il avait amené en même temps cinq cents cavaliers de la même nation, et six cents autres, venus de la Thrace, ainsi que trois mille cinq cents fantassins; enfin quatre mille mercenaires avaient été levés dans le Péloponnèse, avec trois cent quatre-vingts chevaux. Le même Amyntas avait conduit au camp cinquante jeunes gens des premières familles de Macédoine, destinés à la garde particulière du roi; ce sont eux qui le servent à table, qui lui présentent ses chevaux aux jours de bataille, qui l'accompagnent à la chasse, qui se succèdent pour veiller pendant son sommeil; et c'est dans ces fonctions qu'ils se forment et s'exercent aux premiers emplois d'officiers et de capitaines. Cependant Alexandre mit sous les ordres d'Agathon la citadelle de Babylone, avec sept cents Macédoniens et trois cents mercenaires. Ménétés et Apollodore eurent le commandement de la Babylonie et de la Cilicie: il leur laissa deux mille fantassins et mille talents, avec l'ordre de lever des recrues. Il nomma le transfuge Mazée satrape de la province de Babylone, et emmena à sa suite Bagophanès, qui avait rendu la citadelle; l'Arménie fut confiée à Mithrène, par qui avait été livrée la ville de Sardes. Ensuite, sur l'argent qui lui avait été remis à Babylone, il distribua six cents deniers à chaque cavalier macédonien; les cavaliers étrangers en reçurent cinq cents; et l'on régla à deux cents la part des soldats d'infanterie.

II. Après avoir pris toutes ces mesures, il entra dans le pays que l'on nomme Satrapène, terre fertile, riche en productions et abondante en ressources de tout genre. Aussi le roi y fit-il un assez long séjour; et, pour éviter que l'oisiveté n'amollît les courages, il nomma des juges et ouvrit une lice où se disputeraient les prix de la valeur guerrière. Les neuf qui seraient désignés comme les plus vaillants devaient chacun obtenir le commandement de mille soldats: on donnait à ces chefs le nom de chiliarques; et c'était la première fois que les troupes étaient ainsi divisées, car jusque-là les cohortes avaient été de cinq cents hommes, et l'on n'en avait point encore fait le prix du courage. Les soldats s'étaient rassemblés en foule pour assister à cette noble lutte, témoins à la fois des actions de chaque combattant, et juges de ceux qui devaient décerner la victoire. Que les palmes, en effet, fussent justement ou injustement distribuées, il était impossible qu'on l'ignorât. Le premier qui fut récompensé pour son courage fut le vieil Archias, qui, sous les murs d'Halicarnasse, s'était distingué en ranimant le combat, que les jeunes gens abandonnaient; Antigènes fut nommé après lui; Philotas Angée obtint le troisième prix; le quatrième fut donné à Amyntas; les deux suivants à Antigone et à Lyncestes Amyntas; le septième à Théodote, et le dernier à Hellanicus. Alexandre fit aussi, dans la discipline militaire, de nombreux et utiles changements à ce qu'avaient établi ses prédécesseurs. Avant lui, la cavalerie était en corps séparés, nation par nation; il fit disparaître cette distinction, et les chefs ne furent plus ceux du pays, mais ceux de son choix. Lorsqu'il voulait lever le camp, c'était la trompette qui donnait le signal, et souvent, au milieu du frémissement tumultueux qui s'élevait, les sons ne pouvaient guère s'en faire entendre; désormais, il établit qu'au-dessus de la tente royale s'élèverait une perche que l'on pût partout apercevoir, et du haut de laquelle apparaîtrait un signal visible à tous les regards, du feu pendant la nuit, de la fumée pendant le jour. Comme il approchait de Suse, Abulitès, gouverneur de la province, soit par l'ordre de Darius, afin de retenir Alexandre par l'appât du butin, soit de son propre mouvement, envoya son fils au-devant de lui, avec la promesse de lui remettre la ville. Le roi accueillit ce jeune homme avec bienveillance, et, guidé par lui, arriva sur les bords du fleuve Choaspe, dont l'eau, s'il faut en croire la renommée, est réservée aux rois. Ce fut là qu'Abulitès vint lui-même à sa rencontre avec des présents d'une magnificence royale. Dans le nombre étaient des dromadaires d'une agilité merveilleuse, et douze éléphants que Darius avait fait venir de l'Inde, non plus destinés, comme on l'avait espéré, à effrayer les Macédoniens, mais à accroître leur puissance, par un de ces jeux de la fortune, qui transportait au vainqueur ce qui avait fait la force du vaincu. Entré dans Suse, Alexandre tira des trésors de cette ville une somme d'argent presque incroyable: elle montait à cinquante mille talents, non pas monnayés, mais en lingots. Une longue suite de rois avaient amassé d'âge en âge ces trésors, qu'ils croyaient transmettre à leurs enfants et à leur postérité, et une heure avait suffi pour les faire passer aux mains d'un monarque étranger. Il s'assit ensuite sur le trône des rois de Perse, qui se trouva beaucoup trop élevé pour sa taille: ses pieds ne pouvaient toucher à la dernière marche, et il fallut qu'un de ses jeunes pages lui apportât une table pour les soutenir. Un eunuque, qui avait appartenu à Darius, soupira à ce spectacle, et Alexandre, qui s'en aperçut, lui demanda la cause de sa tristesse. Celui-ci répondit que Darius prenait ordinairement ses repas sur cette table, et qu'il n'avait pu voir, sans verser des larmes, tomber en jouet ce meuble sacré. Le roi sentit quelque honte d'outrager les dieux de l'hospitalité; et déjà il ordonnait de retirer la table, lorsque Philotas lui dit: "Garde-toi de le faire, prince, et prends au contraire pour un heureux présage d'avoir sous tes pieds la table qui a servi aux repas de ton ennemi."Le roi, avant de se porter sur les frontières de la Perse, laissa Archelaüs à Suse avec une garnison de trois mille hommes;le commandement de la citadelle fut confié à Xénophile, et ceux qui la gardèrent sous ses ordres furent des Macédoniens affaiblis par l'âge. Callicrate fut commis à la surveillance des trésors, et Abulitès reprit le titre de satrape de la Susiane. Ce fut aussi dans cette ville qu'Alexandre laissa la mère et les enfants de Darius. Des habillements macédoniens et une grande quantité d'étoffes de pourpre lui avaient été envoyés en présent de la Macédoine; il les fit offrir à Sisygambis avec les ouvrières qui les avaient fabriquées, car il lui rendait toute espèce d'honneur; il avait même pour elle la tendresse d'un fils. Il lui fit dire en même temps que, si ce vêtement lui plaisait, elle accoutumât ses petites-filles à en faire de semblables, et leur enseignât à les donner en présent. Les larmes qu'elle répandit en entendant ces mots témoignèrent son aversion pour une pareille tâche: c'est, en effet, pour les femmes persanes le comble de la honte que de travailler à la laine. Ceux qui avaient porté les présents viennent annoncer au roi le chagrin de Sisygambis; il crut lui devoir des excuses et des consolations. Il se rendit donc auprès d'elle, et lui dit: "Ma mère, ce vêtement que je porte n'est pas seulement un présent de mes sœurs, mais aussi leur ouvrage: nos usages m'ont trompé. Garde-toi, je t'en supplie, de prendre mon ignorance pour une injure. Ce que j'ai su des coutumes de ta nation, j'ose croire que je l'ai assez exactement observé. Je sais que chez vous il est défendu à un fils de s'asseoir en présence de sa mère avant qu'elle le lui ait permis: toutes les fois que je me suis approché de toi, je suis resté debout, jusqu'à ce que tu me fisses signe de m'asseoir. Souvent tu as voulu m'honorer en te prosternant à mes pieds, je m'y suis opposé; et ce nom chéri de mère, que je dois à Olympias, je te le donne."

III. Alexandre consola ainsi Sisygambis; puis, en quatre journées de marche, il arriva sur les bords du fleuve que les habitants appellent Pasitigris. Sa source est dans les montagnes des Uxiens, et pendant cinquante stades, couvert de bois sur ses deux rives, il roule en se précipitant au milieu des rochers. Il est reçu ensuite dans des plaines, qu'il traverse d'un cours plus tranquille, assez profond déjà pour porter des bâtiments; et après avoir parcouru six cents stades d'un sol uni, il va mêler doucement ses eaux à celles du golfe Persique. Alexandre passa ce fleuve, et avec neuf mille hommes d'infanterie, les mercenaires grecs et agriens, et trois mille Thraces, il entra dans le pays des Uxiens. Cette province est voisine de Suse, et s'étend jusqu'à l'entrée de la Perse, ne laissant entre elle et la Susiane qu'un étroit passage. Madatès y commandait, homme rare sans doute, puisqu'il était résolu à tout braver pour garder sa foi. Mais des gens qui connaissaient le pays enseignèrent à Alexandre un chemin caché, qui, par des sentiers détournés s'éloignait de la ville, et d'où, avec un petit nombre de soldats armés à la légère, il dominerait les têtes des ennemis. On approuva la proposition, et on les prit pour guides; quinze cents mercenaires et environ mille Agriens furent donnés à Tauron, avec l'ordre de se mettre en route après le coucher du soleil. Le roi lui-même leva son camp à la troisième veille, franchit les défilés vers la pointe du jour, et après avoir fait couper du bois pour en fabriquer des claies et des mantelets, à l'abri desquels les tours pussent avancer hors des traits ennemis, il commença le siège de la ville. De tous côtés, le terrain était escarpé, hérissé de pierres et de cailloux. Les assiégeants, assaillis par une grêle de coups dans leur pénible lutte contre l'ennemi et plus encore contre les difficultés du sol, avançaient toutefois; leur roi était parmi eux, aux premiers rangs; il leur demandait si, vainqueurs de tant de villes, ils ne rougissaient pas de s'arrêter au siège d'un fort aussi chétif et aussi méprisable. Déjà il devenait le but des traits de l'ennemi, lorsque ses soldats, qui n'avaient pu lui persuader de quitter ce poste, firent la tortue avec leurs boucliers, pour le mettre à couvert. Enfin Tauron se montra avec sa troupe au-dessus de la citadelle; à son aspect, les Perses commencèrent à chanceler, et les Macédoniens à se porter au combat avec plus d'ardeur. Les assiégés étaient menacés d'un double péril, et l'on ne pouvait arrêter l'élan de l'ennemi; quelques-uns eurent le courage de mourir, le plus grand nombre prit la fuite: la citadelle devint leur asile. Trente députés en sortirent pour implorer la clémence du roi, et rapportèrent la triste réponse qu'il n'y avait point de pardon à espérer. Tremblants alors, dans la crainte des supplices, ils envoient à Sisygambis, mère de Darius, par un chemin détourné et inconnu aux ennemis, quelques-uns d'entre eux pour la prier de fléchir le courroux d'Alexandre. Ils savaient que ce prince la chérissait et l'honorait comme une mère, et Madatès, marié à sa nièce, se trouvait ainsi proche parent de Darius. Longtemps Sisygambis repoussa leurs prières:dans l'état présent de sa fortune, il ne lui convenait pas, disait-elle, d'intercéder pour eux: elle craignait de lasser l'indulgence du vainqueur, et elle songeait plus souvent qu'elle était captive, qu'elle ne se souvenait d'avoir été reine. Vaincue à la fin, elle écrivit à Alexandre, le suppliant, avant tout, de lui pardonner le rôle même de suppliante: elle implorait sa clémence, sinon pour elle-même, au moins pour ces infortunés; elle lui demandait la vie, et rien de plus, en faveur d'un parent qu'elle aimait, et qui ne se présentait plus les armes à la main, mais à genoux devant lui. Un seul mot suffira pour témoigner tout ce qu'Alexandre montra alors de modération et de clémence: non seulement il pardonna à Madatès, mais il accorda aux prisonniers, comme à ceux qui s'étaient rendus, leur liberté avec exemption d'impôt; la ville fut épargnée, et les habitants eurent la permission de cultiver leurs terres sans payer aucun tribut. La mère de Darius n'eût pas obtenu davantage de son fils victorieux. Ayant achevé de soumettre le pays des Uxiens, il le réunit à la satrapie de la Susiane; puis, partageant ses troupes avec Parménion, il lui ordonna de suivre la plaine, tandis qu'avec des troupes légères il gagna lui-même le sommet des montagnes, dont la chaîne s'étend sans interruption jusqu'au sein de la Perse. Il ravagea toute cette contrée, et, le troisième jour, il entra dans la Perse, le cinquième dans les gorges que l'on appelle les Portes de Suse. Ariobarzanes y avait pris position avec vingt-cinq mille hommes d'infanterie; du haut de ces rochers, partout escarpés et taillés à pic, les Barbares, hors de la portée du trait, se tenaient à dessein immobiles et comme frappés de crainte: ils attendaient que l'armée ennemie se fût engagée dans les passages les plus étroits. La voyant s'avancer sans s'inquiéter de leur présence, ils se mettent alors à faire rouler sur la pente des montagnes des roches d'une grandeur démesurée, et qui, presque toutes, heurtant contre des saillies qu'elles trouvaient sur leur passage, allaient tomber avec plus de force, et écrasaient non pas seulement des individus, mais des bataillons entiers. De toutes parts pleuvaient aussi des pierres lancées avec la fronde, ainsi que des flèches; ce n'était pas là le plus douloureux pour ces braves, c'était de périr sans vengeance, pris au piège comme des bêtes fauves. Leur colère se tournait en rage; et, pour parvenir jusqu'à l'ennemi, on les voyait saisir la pointe des rochers et s'efforcer de grimper en se soutenant les uns les autres: mais ces rochers même, embrassés par tant de mains, se détachaient et s'en allaient retomber sur ceux qui les avaient ébranlés. Ils ne pouvaient donc ni s'arrêter, ni gravir les hauteurs, ni même se mettre à couvert sous la tortue, rempart inutile contre les masses énormes qu'on roulait sur eux. La honte d'avoir témérairement engagé son armée dans ces défilés venait se mêler à l'affliction du roi. Invincible jusqu'à ce jour, il n'avait rien tenté sans succès: il avait pénétré impunément dans les gorges de la Cilicie; il s'était frayé, le long de la mer, une route nouvelle en Pamphylie, et voilà que sa fortune, arrêtée dans son cours, commençait à, hésiter! Nulle ressource pour lui, que de retourner sur ses pas. Il donna donc le signal de la retraite, fit marcher ses troupes les rangs serrés et leurs boucliers rassemblés au-dessus de leurs têtes, et l'on sortit ainsi du défilé. Le chemin que l'on fit en arrière fut de trente stades.

IV. Ayant alors assis son camp dans la plaine, il se mit à délibérer sur ce qu'il avait à faire, et à consulter même les devins, par un sentiment de superstition. Mais que pouvait en cette circonstance lui prédire Aristandre, le plus accrédité de ses devins? Renonçant donc à des sacrifices hors de saison, il fait assembler tous ceux qui connaissent le pays. On lui montrait un chemin sûr et sans obstacle à travers la Médie; mais il rougissait à l'idée de laisser ses soldats sans sépulture: car, d'après un usage immémorial, il n'y avait point à la guerre de devoir plus sacré que celui d'inhumer les morts. Les prisonniers naguère tombés entre ses mains sont appelés: l'un d'entre eux parlait également la langue grecque et celle des Perses; il lui affirme que vainement prétendrait-il conduire son armée dans la Perse par la crête des montagnes: ce ne sont que des sentiers de forêts à peine praticables à un seul homme; tout y est couvert de feuillage, tout y est fermé par les branches entrelacées des arbres. La Perse, en effet, est fermée d'un côté par une suite non interrompue de montagnes qui ont seize cents stades de longueur et cent soixante-dix de largeur. Cette chaîne s'étend depuis le Caucase jusqu'au golfe Persique; et là, où elle vient finir, la mer présente une autre barrière. Au pied de ces monts est une plaine spacieuse, terre fertile et couverte au loin de villes et de villages. Le fleuve Araxe, qui traverse ces campagnes, porte dans le Médus les eaux d'un grand nombre de torrents: le Médus, moins étendu dans son cours que son affluent, va se rendre dans la mer, du côté du midi. Nul fleuve n'est plus favorable que celui-là à faire croître le gazon; il revêt de fleurs toutes les terres qu'il arrose. Des platanes et des peupliers couvrent aussi ses rives; et, à voir de loin les forêts qui le bordent, on les prendrait pour la suite de celles des montagnes. Le Médus, en effet, coule dans un lit profondément encaissé, et, par-dessus les arbres qui l'ombragent, s'élèvent encore des collines, couronnées elles-mêmes d'une riche verdure, qu'elles doivent à l'humidité qui pénètre leurs racines. Il n'est pas dans toute l'Asie de pays plus salubre: le climat y est tempéré; d'un côté, cette longue chaîne de montagnes, par l'épaisseur de ses ombrages, modère les ardeurs du soleil; de l'autre est la mer, dont le voisinage entretient dans les terres une douce chaleur. Après que le prisonnier eut donné ces renseignements, le roi lui demanda si c'étaient choses qu'il eût ouï dire, ou qu'il eût vues de ses propres yeux? Il répondit qu'il avait été pâtre, et avait parcouru tous ces chemins; que deux fois il avait été fait prisonnier, la première fois par les Perses, en Lycie, et la seconde fois par lui-même. Alors revint en l'esprit du roi la réponse d'un oracle, qui lui avait annoncé qu'un Lycien lui servirait de guide pour entrer en Perse. Promettant donc à cet homme tout ce qu'exigeait la nécessité du moment, et ce qu'en même temps permettait sa condition, il le fit armer à la macédonienne, et lui demanda un chemin qui le menât sûrement à son but; quelque pénible et dangereux qu'il fût, il saurait y passer avec quelques hommes, à moins qu'il n'imaginât que là où il était allé chercher des pâturages, Alexandre ne pût aller chercher une gloire et un nom immortels. Le prisonnier insistait sur les difficultés du chemin, surtout pour des hommes armés: "Je me porte garant, dit le roi, qu'aucun de ceux qui me suivent ne refusera d'aller où tu nous conduiras."Il laissa donc Cratère à la garde du camp, avec l'infanterie qu'il commandait d'ordinaire, les troupes sous les ordres de Méléagre, et mille archers à cheval. Ses ordres étaient de laisser au camp toute l'étendue de ses lignes, et d'allumer même à dessein un plus grand nombre de feux, pour mieux persuader aux Barbares que le roi s'y trouvait. Si, du reste, Ariobarzanes était informé de sa marche à travers les sentiers des montagnes, et qu'il essayât de détacher une partie de ses troupes pour lui fermer le passage, Cratère devait l'effrayer et le tenir occupé d'un danger plus pressant; si, au contraire, le roi trompait l'ennemi et qu'il parvînt à se saisir des bois, aussitôt que Cratère entendrait les cris d'alarme des Barbares à la poursuite du roi, il devait sur-le-champ se jeter dans le passage dont ils avaient été chassés la veille; il le trouverait libre, puisque que l'ennemi serait attiré à sa poursuite. On était à la troisième veille, lorsque, dans le plus profond silence, et sans que la trompette même donnât le signal, Alexandre se mit en marche vers les sentiers dont la route lui avait été indiquée; toute sa troupe était légèrement armée et avait reçu l'ordre de prendre des vivres pour trois jours. Mais outre l'obstacle que leur présentaient des roches sans chemin tracé, et si escarpées que leur pied y glissait incessamment, la neige amoncelée par le vent fatiguait leur marche; ils s'y engloutissaient, comme s'ils fussent tombés dans des fossés, et leurs compagnons, en leur portant secours, étaient plutôt entraînés avec eux, qu'ils ne parvenaient à les retirer. La nuit, un pays inconnu, un guide dont la fidélité ne leur était point garantie, tout cela venait encore augmenter leur crainte; si cet homme échappait à ses gardes, ils pouvaient être surpris comme des bêtes sauvages; c'était de la loyauté ou de la vie même d'un prisonnier que dépendait le salut du roi et le leur. Enfin ils atteignirent le sommet de la montagne: à droite était un chemin qui conduisait au camp même d'Ariobarzanes. Là, il laissa Philotas et Cénos, avec Amyntas et Polypercon, ayant quelques troupes légères sous leurs ordres; et, comme il se trouvait de la cavalerie parmi leur infanterie, il leur recommanda de choisir l'endroit où le terrain était le plus gras et le plus fertile en pâturages, et de s'avancer pas à pas: des guides leur furent donnés parmi les prisonniers. Pour lui, accompagné de ses écuyers et de l'escadron appelé agéma, il suivit, avec une peine extrême, un sentier roide, mais beaucoup plus éloigné des postes ennemis. Le jour était à son milieu, et les soldats, fatigués, avaient besoin de repos; il leur restait à parcourir autant de chemin qu'ils en avaient déjà fait, mais moins escarpé et moins difficile. Leur ayant donc fait prendre de la nourriture et du repos, il se leva à la seconde veille, et poursuivit sa route sans beaucoup de peine. Cependant, à l'endroit où la pente de la montagne va insensiblement en s'abaissant, un ravin profond, que des torrents avaient creusé en y amassant leurs eaux, coupait le chemin. Avec cela, les branches des arbres, entrelacées les unes dans les autres, et serrées étroitement, leur opposaient comme une haie sans fin. Un vif désespoir saisit alors les cœurs, et à peine pouvaient-ils se défendre de verser des larmes. L'obscurité surtout les épouvantait; le peu de clarté que laissaient échapper les étoiles leur était dérobé par la masse épaisse du feuillage; leurs oreilles mêmes ne leur étaient d'aucun secours; le vent ébranlait les forêts, et les branches, en s'entrechoquant, faisaient plus de bruit que son souffle n'avait de violence. Enfin le jour, longtemps attendu, vint diminuer les objets que la nuit avait rendus plus effrayants: la fondrière pouvait être tournée par un léger circuit, et chacun commençait à devenir son propre guide. Ils gravissent donc une hauteur: arrivés au sommet, ils découvrent un poste ennemi; saisissant aussitôt leurs armes, ils se montrent à l'improviste aux Barbares étonnés, et taillent en pièces le peu qui osent résister. Les gémissements des mourants, le désordre des fuyards qui sont venus rejoindre le gros de la troupe, effrayent ceux même que les Macédoniens n'ont pas atteints; et, sans risquer le combat, ils prennent la fuite. Le bruit en parvient au camp où commandait Cratère: il fait alors avancer ses soldats pour occuper le défilé par où ils avaient échoué la veille; tandis que Philotas, avec Polypercon, Amyntas et Cénos, arrivant par l'autre chemin qu'ils avaient reçu l'ordre de suivre, viennent apporter aux Barbares une nouvelle frayeur. Ainsi, de toutes parts, brillaient à leurs yeux les armes macédoniennes, et le danger se multipliait autour d'eux; mais ils n'en livrèrent pas moins un combat mémorable. Sans doute l'aiguillon de la nécessité se fait sentir à la lâcheté même, et souvent l'espérance naît du désespoir. Sans armes, ils se jetaient sur des hommes armés, et, les entraînant par terre, par le poids énorme de leurs corps, ils les perçaient la plupart de leurs propres traits. Cependant Ariobarzanes, accompagné d'environ quarante chevaux et de cinq mille fantassins, se fit jour à travers l'armée macédonienne, non sans qu'il en coûtât beaucoup de sang aux siens et aux ennemis. il voulait, en toute hâte, occuper Persépolis, capitale de la province. Mais les troupes qui gardaient la ville lui en fermèrent les portes; et, poursuivi de près par l'ennemi, il périt dans un nouveau combat avec tous les compagnons de sa fuite. Cratère arrivait au même instant avec son armée, qu'il avait conduite à marches forcées.

V. Le roi plaça son camp à l'endroit même où il venait de battre les Perses. Quoiqu'en effet les Barbares, partout en déroute, lui eussent laissé la victoire, des fossés profonds et des précipices creusés en plusieurs endroits coupaient le chemin;il fallait s'avancer pas à pas et avec précaution, dans la crainte, non plus des piéges de l'ennemi, mais de ceux des lieux mêmes. Comme il était en marche, une lettre lui fut remise de la part de Tyridate, gardien du trésor royal: elle lui annonçait que ceux qui se trouvaient dans la ville, informés de son arrivée, voulaient mettre les trésors au pillage; livrés à l'abandon, c'était à lui de venir s'en emparer en toute hâte: la route était facile, quoique traversée par l'Araxe. De toutes les qualités d'Alexandre, aucune n'a mérité plus d'éloges que son activité. Laissant son infanterie en arrière, il marcha toute la nuit avec sa cavalerie, et, malgré les fatigues d'une si longue route, il arriva, au point du jour, sur les bords de l'Araxe. Quelques villages se trouvaient dans les environs: il les fit démolir, et, avec les matériaux qu'ils lui fournirent, et des piles de pierres, un pont fut bien vite jeté. Déjà on était près de la ville, lorsqu'une troupe de malheureux, rare et mémorable exemple des rigueurs de la fortune, vint à la rencontre du roi. C'étaient des prisonniers grecs, au nombre d'environ quatre mille, à qui les Perses avaient fait subir différentes sortes de supplices: aux uns, ils avaient coupé les pieds; aux autres, les mains et les oreilles; et, marqués avec un fer chaud, de caractères barbares, ils les avaient réservés pour s'en faire un long objet de raillerie. Maintenant qu'à leur tour ils se voyaient passés sous une domination étrangère, ils les avaient laissés aller au-devant du roi. On eût cru voir des spectres extraordinaires, et non des hommes; rien ne se pouvait reconnaître en eux que la voix: aussi firent-ils couler plus de larmes qu'ils n'en avaient versé eux-mêmes. Car, au milieu des jeux capricieux de la fortune dont chacun d'eux avait été victime, lorsque l'on contemplait les supplices tous semblables et pourtant divers dont ils portaient la trace, on ne savait décider quel était le plus misérable. Mais lorsqu'ils s'écrièrent tous ensemble que Jupiter, vengeur de la Grèce, avait enfin ouvert les yeux, il n'y eut personne dans l'armée qui ne crût avoir sa part de leurs souffrances. Le roi, après avoir essuyé les larmes qu'il avait versées, les exhorta à prendre courage, ajoutant qu'ils reverraient leur patrie et leurs épouses; puis, il alla camper à deux stades de la ville. Cependant les Grecs étaient sortis du camp pour délibérer sur ce qu'ils demanderaient de préférence au roi; comme les uns voulaient solliciter des établissements en Asie, les autres retourner dans leurs familles, on rapporte qu'Euthymon de Cymée leur parla de la sorte:"Eh quoi! dit-il, nous qui tout à l'heure rougissions de sortir des ténèbres de notre prison pour implorer des secours, voilà que maintenant nous ne craignons plus d'étaler les supplices, sujets de honte pour nous plus encore peut-être que de douleur, et que nous allons, comme un joyeux spectacle, les montrer à la Grèce! Cependant le meilleur moyen de supporter la misère est de la cacher; et il n'est pas de patrie qui convienne mieux à des infortunés que la solitude et l'oubli de leur situation première: car, sachez-le bien, espérer beaucoup de la compassion dès siens, c'est ignorer combien les larmes se sèchent vite. On ne peut chérir fidèlement l'être en qui l'on trouve un objet de dégoût: l'infortune aime à se plaindre, et la prospérité est dédaigneuse. En s'occupant de la fortune d'autrui, chacun prend conseil de la sienne; et nous-mêmes, sans notre triste égalité de malheur, qui sait si nous ne fussions pas devenus, avec le temps, des objets de dégoût les uns pour les autres? Le moyen que l'homme heureux ne recherche pas l'homme heureux? Je vous en conjure, étrangers depuis si longtemps à la vie, cherchons un lieu où nous puissions ensevelir ces membres mutilés, où l'exil cache à jamais nos horribles cicatrices.""Notre retour, en effet, serait bien agréable pour nos femmes que nous avons épousées jeunes encore! Nos enfants, brillants de jeunesse et de prospérité, s'empresseront de nous reconnaître? Nos frères reconnaîtront leurs frères dans ces hommes usés par les cachots? Et combien d'entre nous sont capables de parcourir tant de contrées? Loin de l'Europe, relégués au fond de l'Orient, vieux, faibles, privés de la plupart de nos membres, nous supporterons ce qui a fatigué des soldats victorieux! et ces femmes, que le sort et la nécessité nous ont unies, seule consolation de notre captivité; ces enfants, encore en bas âge, faudra-t-il les traîner avec nous, ou les laisser? Arrivant avec eux, personne ne voudra nous reconnaître; et nous nous hâterions d'abandonner ces gages chéris, qui appartiennent aujourd'hui à notre tendresse, incertains de trouver ceux que nous irions chercher? Non, il faut nous cacher parmi ceux qui ne nous ont connus que malheureux."Ainsi parla Euthymon. L'Athénien Théétète prit la parole pour lui répondre: "Selon lui, un homme sensible ne mesurerait jamais son affection sur l'aspect que lui offrirait le corps de ses parents, lorsque, surtout, c'était la cruauté de l'ennemi, non la nature, qui les avait frappés de cette disgrâce: c'était se rendre digne de toute espèce de maux, que de rougir des coups du sort; et l'on ne pouvait porter sur l'espèce humaine un si triste arrêt, et désespérer de la pitié, que parce qu'on la refuserait soi-même aux autres. Les dieux, plus favorables qu'ils n'auraient jamais osé le souhaiter, leur offraient patrie, femmes, enfants, tout ce que les hommes mettent au même prix que la vie, ou qu'ils rachètent par la mort. Pourquoi donc ne s'élanceraient-ils pas hors de cette prison? L'air de la patrie était tout autre, le ciel tout autre: leurs mœurs, leur religion, leur langue faisaient envie aux Barbares même; tous ces avantages de la nature, ils allaient volontairement y renoncer, lorsque la privation qu'ils en éprouvaient était leur plus grand malheur. Pour lui, bien certainement, il irait retrouver sa patrie et ses pénates, et profiterait de la faveur signalée que leur accordait le roi; et s'il en était quelques-uns que retenaient une union et des enfants que l'esclavage les avait forcés de reconnaître, ceux qui aimaient la patrie avant tout sauraient bien en faire le sacrifice."Un petit nombre fut de cet avis; les autres cédèrent à l'habitude, plus puissante que la nature. Ils convinrent de demander der au roi qu'il leur assignât un lieu pour s'établir. Cent députés furent choisis à cet effet. Alexandre, s'imaginant qu'ils venaient lui demander ce qu'il pensait faire pour eux: "J'ai commandé, leur dit-il, qu'on vous fournît des montures pour vous transporter, et que l'on vous donnât à chacun mille deniers. Lorsque vous serez de retour en Grèce, je saurai faire que personne, sauf vos infirmités, ne puisse trouver sa situation meilleure que la vôtre." Baignés de larmes, ils regardaient la terre, et n'osaient ni lever les yeux ni parler; à la fin, le roi voulant connaître la cause de leur tristesse, Euthymon lui répondit dans le même sens qu'il avait parlé à l'assemblée. Alexandre, touché de leur misère, compatit aussi à la honte qu'ils en éprouvaient, et leur fit distribuer à chacun trois mille deniers; on y ajouta dix habits, des troupeaux et du blé, pour les mettre en état d'ensemencer et de cultiver les terres qui leur seraient assignées.

VI. Le lendemain, ayant convoqué ses officiers, il leur représenta qu'il n'y avait pas de ville plus ennemie de la Grèce que la capitale des anciens rois de Perse: c'était de là qu'avaient été vomies sur leur patrie ces innombrables armées; c'était de là que Darius, et après lui Xerxès, avaient apporté en Europe une guerre sacrilège: il fallait, par sa ruine, satisfaire aux mânes de leurs ancêtres. Déjà les Barbares avaient abandonné la ville pour fuir chacun où l'entraînait la peur, lorsque le roi, sans plus tarder, fit entrer la phalange. Plusieurs villes, pleines d'une royale opulence, avaient été emportées d'assaut, ou s'étaient volontairement soumises; mais les richesses de celle-ci surpassaient ce qu'on avait vu jusqu'alors. Les Barbares y avaient rassemblé les trésors de toute la Perse; l'or et l'argent s'y trouvaient par monceaux; les étoffes précieuses y abondaient, et un ameublement y était étalé, moins destiné à des usages réels, qu'à la vaine ostentation du luxe. Aussi y eut-il combat entre les vainqueurs mêmes: on traitait en ennemi celui qui s'était saisi d'une plus riche part de butin; et, comme ils ne pouvaient emporter tout ce qu'ils trouvaient, ils ne se hâtaient pas de prendre, ils choisissaient. On voyait les vêtements royaux déchirés par les mains qui se les disputaient; des vases d'un travail exquis brisés à coups de hache: rien qui restât intact, rien qui passât sans dommage à celui qui l'emportait; les statues même s'en allaient en débris, et chacun traînait ce qu'il en avait pu saisir. La cruauté ne se déploya guère moins que l'avarice dans le sac de cette cité malheureuse: chargés d'or et d'argent, les soldats égorgeaient leurs prisonniers, vil objet de mépris pour eux; ceux que naguère le prix de leur possession avait fait trouver dignes de pitié, tombaient égorgés à mesure qu'on les rencontrait. Aussi un grand nombre d'habitants prévinrent-ils les coups de l'ennemi par une mort volontaire: revêtus de leurs habits les plus précieux, ils se précipitaient du haut dès murailles avec leurs femmes et leurs enfants. D'autres, prévoyant ce qu'allait bientôt faire le vainqueur, mettaient eux-mêmes le feu à leurs maisons, pour s'y brûler vifs avec leurs familles. À la fin, le roi donna ordre d'épargner les personnes et la parure des femmes. On fait monter à une somme énorme, et qui excède presque toute croyance, l'argent pris dans Persépolis. Ou il faut douter de tout le reste, ou il faut croire que dans le trésor de cette ville furent trouvés cent vingt mille talents. Le roi, qui voulait les emporter avec lui pour les besoins de la guerre, fit ramasser des bêtes de somme et des chameaux de Suse et de Babylone. À cette somme furent ajoutés six mille talents provenant de la prise de Pasagarde. La ville de Pasagarde avait été fondée par Cyrus; elle fut livrée à Alexandre par Gobarcès, qui y commandait. Alexandre laissa dans la citadelle de Persépolis une garnison de trois mille Macédoniens, et en confia la défense à Nicarchide. Tyridate, qui avait livré le trésor, fut maintenu dans le rang qu'il avait occupé près de Darius. Enfin, une grande partie de l'armée, avec les bagages, resta en arrière sous les ordres de Cratère et de Parménion. Pour lui, accompagné de mille chevaux et d'un corps d'infanterie peu nombreux, il pénétra dans l'intérieur de la Perse à l'époque où se lèvent les Pléiades; et, quoique contrarié par de grandes pluies et par une saison presque insupportable, il n'en persista pas moins dans sa marche. Il était arrivé en face d'un chemin couvert de neiges éternelles, que l'excès du froid avait durcies. Le triste aspect des lieux, l'inaccessible horreur des déserts épouvantaient le soldat, accablé de fatigue; il se croyait aux extrémités du monde habité. Les regards se promenaient avec stupeur sur cette nature partout inanimée, et où les pas de l'homme n'avaient laissé aucune trace. Ils voulaient s'en retourner, avant que le ciel même et la lumière vinssent à leur manquer. Alexandre remit à un autre temps de blâmer leur effroi. Il sauta de cheval, et continua lui-même à marcher à pied sur la neige et la glace durcies. On rougit de ne pas le suivre. Ses amis d'abord, puis les officiers, enfin les soldats s'ébranlèrent avec lui; le premier, brisant la glace avec une hache, il se fit un chemin, et tous les autres l'imitèrent. Enfin, après avoir traversé des forêts presque impénétrables, ils trouvèrent quelques vestiges d'habitations humaines et des troupeaux errant çà et là. Les gens du pays, qui vivaient dans des cabanes éparses, et s'étaient toujours crus cachés derrière des sentiers inaccessibles, n'eurent pas plutôt aperçu l'armée ennemie, qu'ils tuèrent ceux qui ne pouvaient les suivre dans leur fuite, et s'enfoncèrent parmi les neiges, au plus profond de leurs montagnes. Peu à peu cependant leurs entretiens avec les prisonniers les rendirent plus traitables; ils se soumirent, et aucune rigueur ne fut exercée contre eux. Après avoir ravagé ensuite le territoire de la Perse, et réduit sous son obéissance un assez grand nombre de bourgs, Alexandre entra dans le pays des Mardes, nation très belliqueuse, et vivant tout autrement que le reste des Perses. Ils se creusent des cavernes dans les montagnes, et c'est là qu'ils vont s'enfouir avec leurs femmes et leurs enfants: leur nourriture est la chair de leurs troupeaux ou des bêtes sauvages. Les femmes même n'y ont pas le caractère ordinaire de leur sexe: elles portent leurs cheveux hérissés; leur vêtement ne descend pas jusqu'aux genoux; elles se ceignent le front d'une fronde, qui leur sert d'ornement de la tête et d'arme tout à la fois. Mais cette nation, comme les autres, céda à l'irrésistible fortune d'Alexandre. Trente jours après qu'il avait quitté Persépolis, il était rentré dans cette ville. Il fit des présents à ses amis et à ses autres compagnons, selon les mérites de chacun: presque tout le butin de Persépolis fut ainsi distribué.

VII. Mais ces nobles qualités du cœur, cet heureux naturel qui l'a placé au dessus de tous les rois, cette constance au milieu des dangers, cette promptitude à entreprendre et à exécuter, cette bonne foi envers ceux qui se soumettaient, cette clémence envers les prisonniers, cette modération jusque dans les plaisirs permis et autorisés par l'usage, toutes ces vertus, il les souilla par sa passion inexcusable pour le vin. Tandis que son ennemi, le rival de sa puissance, s'occupait plus que jamais de recommencer la guerre; parmi des peuples nouvellement soumis et indociles à un joug tout récent encore, on le voyait donner en plein jour des festins auxquels assistaient des femmes, non de celles qu'on ne pouvait sans crime outrager, mais des courtisanes habituées à vivre en pleine licence au milieu des gens de guerre. Une d'entre elles, Thaïs, ivre elle-même, assura au roi qu'il acquerrait des droits immortels à la reconnaissance des Grecs, s'il livrait aux flammes le palais des rois de Perse: c'était une satisfaction qu'attendaient les peuples dont les Barbares avaient détruit les villes. À peine cet arrêt de destruction était-il sorti de la bouche d'une courtisane dans l'ivresse, qu'un ou deux des assistants, chargés de vin comme elle, s'empressent d'y applaudir. Le roi lui-même était plus disposé à donner le signal qu'à l'attendre. "Eh bien, dit-il, que tardons-nous à venger la Grèce et à livrer cette ville aux flammes?" Tous étaient échauffés par le vin; ils se levèrent donc ivres pour brûler une ville qu'ils avaient respectée les armes à la main. Le roi, le premier, mit le feu au palais; puis, après lui, ses convives, ses officiers et la troupe des courtisanes. Une grande partie du palais était bâtie de bois de cèdre: le feu prit promptement, et l'incendie se répandit au loin. À ce spectacle, l'armée, dont les tentes s'étendaient à peu de distance de la ville, croyant que c'était l'effet du hasard, accourut pour apporter du secours; mais lorsque, arrivée à l'entrée du palais, les soldats voient le roi lui-même encore la torche à la main, ils laissent alors de côté l'eau qu'ils avaient portée avec eux, et se mettent à lancer au milieu des flammes des matières combustibles. Ainsi périt la capitale de tout l'Orient, cette cité où tant de nations venaient auparavant demander des lois, la patrie de tant de monarques, jadis l'unique terreur de la Grèce, et qui envoya contre elle une flotte de mille vaisseaux, et des armées dont l'Europe fut inondée, alors que l'on vit un pont jeté sur la mer, et des montagnes percées pour ouvrir un passage aux flots dans leur sein. Et depuis le long espace de temps qui a suivi sa ruine, elle ne s'est pas relevée. Les rois de Macédoine ont possédé d'autres villes, qui existent aujourd'hui sous la domination des Parthes; mais de celle-ci nul vestige ne se retrouverait, si l'Araxe n'était pas là pour en montrer la place: il coulait prés de ses murailles; et c'est d'après cela que les habitants du pays croient plutôt qu'ils ne savent qu'elle en était à vingt stades de distance. Les Macédoniens avaient honte de penser qu'une si noble cité eût été détruite par leur roi, au milieu d'une débauche: aussi envisagèrent-ils plus sérieusement la chose, et prirent sur eux de se persuader que c'était de cette manière que Persépolis devait finir. Lui-même, dès que le repos lui eut rendu sa raison troublée par l'ivresse, en éprouva, assure-t-on, du repentir, et dit que la Grèce eût été bien mieux vengée des Perses, s'ils avaient été condamnés à le voir assis sur le trône de Xerxès. Le lendemain, il fit don de trente talents au Lycien qui lui avait montré le chemin par lequel il était entré dans la Perse. De là, il passa dans le pays des Mèdes, où il reçut de nouvelles recrues qui arrivaient de Cilicie; elles se composaient de cinq mille hommes de pied et mille chevaux: le tout était commandé mandé par l'Athénien Platon. Avec ce renfort il résolut de poursuivre Darius.

VIII. Darius avait déjà atteint Ecbatane, capitale de la Médie; cette ville appartient aujourd'hui aux Parthes, et, pendant l'été, elle est la résidence de leurs rois. Il voulait de là passer dans la Bactriane; mais, craignant d'être gagné de vitesse par Alexandre, il changea d'avis et de route. Alexandre était à quinze cents stades derrière lui, mais nul espace ne lui semblait désormais assez long contre la rapidité de sa marche. Aussi se tenait-il prêt à combattre plutôt qu'à fuir; trente mille fantassins le suivaient, et, parmi eux, quatre mille Grecs, dont la fidélité resta jusqu'au bout inébranlable. Il avait un corps de frondeurs et d'archers montant à ce même nombre, et avec eux trois mille trois cents hommes de cavalerie, en grande partie composée de Bactriens: Bessus, gouverneur de la Bactriane, les commandait. Avec cette armée, Darius s'écarta un peu de la route militaire, en faisant marcher en avant les valets et les gardiens des bagages. Ensuite, convoquant son conseil: "Si la fortune, leur dit-il, m'avait associé à des lâches, préférant la vie, quelle qu'elle puisse être, à une mort honorable, je me tairais, au lieu de m'épuiser en vains discours; mais je n'ai mis qu'à une trop sûre épreuve votre courage et votre dévouement, et je dois bien plutôt m'efforcer de me rendre digne de pareils amis, que de mettre en doute si vous êtes encore semblables à vous-mêmes. Parmi tant de milliers d'hommes qui m'obéissaient, deux fois vaincu, deux fois réduit à fuir, vous seuls m'avez suivi. Grâce à votre fidélité et à votre constance, je puis encore croire que je suis roi. Des traîtres et des transfuges règnent dans mes villes. non, assurément, qu'on les juge dignes de tant d'honneur, mais pour que leurs récompenses soient un appât qui vous tente."Cependant, vous avez mieux aimé suivre ma fortune que celle du vainqueur, bien dignes sans doute, si vous ne l'êtes par moi, d'être récompensés par les dieux; et les dieux ne sauraient manquer de le faire. Il n'y aura point de si sourde postérité, de si ingrate histoire, qui, dans sa juste admiration, ne vous élève jusqu'aux cieux. Aussi, quand j'aurais songé à fuir, ce qui est bien loin de ma pensée, votre courage m'eût donné la confiance de marcher au-devant de l'ennemi. Jusques à quand, en effet, serai-je exilé au sein de mon empire, et fuirai je à travers mes provinces devant un roi étranger, lorsque, en tentant la fortune des combats, je puis ou réparer mes pertes, ou trouver une mort honorable? à moins toutefois qu'il vaille mieux attendre le bon plaisir du vainqueur, et, à l'exemple de Mazée et de Mithrène, recevoir de sa main le commandement précaire d'une province, si encore il daigne consulter son honneur plutôt que sa colère. Me préservent les dieux de me voir enlever ou rendre par grâce ce diadème qui orne mon front. Non, jamais vivant je ne perdrai cet empire, et mon règne ne finira qu'avec nia vie.""Si ces sentiments, si cette résolution sont les vôtres, notre liberté nous est à tous assurée; aucun de vous ne sera forcé de subir les dédains ni de soutenir les regards insolents des Macédoniens. Chacun saura de son propre bras venger ou finir tant de maux. Je puis bien m'offrir pour exemple des vicissitudes de la fortune, et j'ai quelque droit à attendre d'elle un retour moins sévère. Mais si les dieux n'ont plus de faveurs pour les guerres justes et légitimes, du moins une mort honorable sera toujours permise à des gens de cœur. Par les hauts faits de mes ancêtres, qui ont régné avec tant de gloire sur tout l'Orient; par ces vaillants hommes auxquels la Macédoine venait jadis apporter ses tributs; par toutes ces flottes envoyées contre la Grèce; par les trophées de tant de rois, je vous supplie, je vous conjure de prendre des sentiments dignes de votre noble origine, dignes de votre nation: avec la même fermeté de cœur que vous avez montrée dans vos épreuves passées, supportez celles que le sort peut vous réserver dans l'avenir. Pour moi, du moins, je saurai ennoblir à jamais mon nom par une victoire éclatante ou par un combat glorieux."

IX. Pendant ce discours de Darius, l'image menaçante du danger avait glacé d'effroi les cœurs de tous ceux qui l'écoutaient, et ils ne savaient que résoudre et que dire, lorsque Artabaze, le plus ancien de ses favoris, qui, ainsi que nous l'avons souvent répété, avait été l'hôte de Philippe, s'écria:"Eh bien donc, revêtus de nos vêtements les plus précieux et parés de nos armes les plus brillantes, nous suivrons le roi au combat, résolus à espérer la victoire sans reculer devant la mort."Toute l'assemblée approuva ce langage; mais Nabarzanes, qui, d'accord avec Bessus, s'était associé à lui pour un forfait jusqu'alors inouï, avait résolu de faire saisir et enchaîner le roi par les troupes qu'ils commandaient tous deux. Leur projet était, dans le cas où Alexandre les poursuivrait, de lui livrer le roi vivant, et de gagner ainsi les bonnes grâces du vainqueur, qui attacherait sans doute un haut prix à la prise de Darius; si, au contraire, ils pouvaient lui échapper, ils devaient tuer Darius, s'emparer de la couronne, et recommencer la guerre. Comme ils avaient médité de longue main ce parricide, Nabarzanes, pour préparer les voies à ses coupables espérances, s'exprima ainsi: "Je sais que je vais énoncer une opinion qui, au premier abord, sera peu agréable à tes oreilles; mais les médecins aussi guérissent les maladies graves par les remèdes violents, et le pilote, quand il craint le naufrage, rachète, en sacrifiant le reste, tout ce qu'il peut conserver. Encore n'est-ce pas un sacrifice que je te viens conseiller, c'est un moyen salutaire de te sauver avec ton empire. Nous sommes engagés dans une guerre où les dieux nous sont contraires; la fortune opiniâtre ne cesse d'accabler les Perses de ses coups. Il nous faut chercher de nouveaux auspices qui donnent un autre cours à notre destinée. Abandonne pour un temps l'empire et les droits de la souveraineté à un autre qui porte le titre de roi, jusqu'à ce que l'ennemi soit sorti de l'Asie, et qui, vainqueur, te rendra la couronne. Ce retour de fortune ne saurait longtemps se faire attendre: la raison t'en est le garant. La Bactriane n'a point été entamée par l'ennemi; les Indiens et les Saces sont encore sous ta domination: des peuples, des armées, des milliers de cavaliers et de fantassins ont leurs armes prêtes pour renouveler la guerre, et elle renaîtra avec un plus menaçant appareil que celui qui a été déployé jusqu'ici. Pourquoi, aussi aveugles que des bêtes sauvages, courir inutilement à notre perte? Le vrai brave affronte la mort, mais sans haïr la vie. Souvent l'ennui de souffrir enseigne au lâche le mépris de son existence; mais le courage ne recule devant aucune épreuve. La mort est la dernière de toutes, et c'est assez d'y marcher sans hésiter. Ainsi donc, si nous gagnons la Bactriane, la plus sûre retraite qui nous soit ouverte, que le gouverneur de cette province, que Bessus, selon le vœu des circonstances, devienne notre roi, et, lorsque nos affaires seront rétablies, alors il te rendra, comme au légitime souverain, le dépôt de l'empire."Il n'est pas étonnant que Darius n'ait pu retenir sa colère, quoiqu'il ignorât tout ce que ce coupable discours cachait de scélératesse. Aussi, "Misérable esclave, lui dit-il, tu as trouvé le moment que tu désirais, de dévoiler tes projets parricides!"et tirant son cimeterre, il allait le tuer; mais Bessus et les Bactriens, qui, malgré leur tristesse affectée, étaient résolus de le charger de chaînes s'il s'obstinait dans sa colère, l'eurent bientôt environné. Nabarzanes, pendant cette scène, s'était échappé; Bessus ne tarda pas à le suivre, et ils commandèrent aux troupes qu'ils avaient sous leurs ordres de se séparer du reste de l'armée pour tenir secrètement conseil. Artabaze, ouvrant un avis conforme à la fortune présente de son maître, essaya de calmer Darius, en lui faisant de moment en moment le tableau des circonstances: "ces hommes, lui disait-il, quels qu'ils fussent, étaient ses serviteurs, et il fallait prendre en patience leur folie et leur erreur. Alexandre allait arriver, redoutable quand Darius aurait contre lui toutes ses forces: que serait-ce s'il était délaissé de ceux qui l'avaient accompagné dans sa fuite?" Darius déféra à l'avis d'Artabaze; il avait résolu de lever le camp; mais le trouble des esprits était trop grand, et il demeura dans le même endroit: abattu par la tristesse et le désespoir, il s'enferma dans sa tente. On vit alors dans ce camp, où nul n'exerçait l'autorité du commandement, les esprits livrés à des mouvements divers; Il n'y avait plus de délibération commune. Patron, chef des soldats grecs, leur ordonna de prendre les armes et de se tenir prêts à obéir au premier signal. Les Perses s'étaient retirés de leur côté: Bessus était avec ses Bactriens, et s'efforçait d'entraîner les Perses; il leur vantait la Bactriane et la richesse d'un pays que n'avait pas ravagé la guerre, et leur faisait voir les périls dont ils étaient menacés, s'ils restaient avec le roi. Il n'y eut presque qu'une voix parmi les Perses, c'est que ce serait un crime d'abandonner le roi. Cependant Artabaze remplissait tous les devoirs du commandement suprême: il parcourait les tentes des Perses, les encourageait, leur parlait tantôt séparément, tantôt en masse; et il ne cessa de le faire qu'après s'être assuré qu'ils obéiraient à ses ordres. Il obtint aussi à grand-peine de Darius qu'il prît quelque nourriture et se souvint qu'il était roi.

X. Cependant Bessus et Nabarzanes, dans leur ardent désir de régner, songent à consommer le crime qu'ils ont dès longtemps médité: tant que Darius vivrait, ils savaient qu'ils ne pourraient prétendre à une si haute fortune. Chez ces peuples, en effet, la majesté des rois est sacrée: les Barbares se rallient au nom seul de la royauté; et les respects que l'on payait au monarque dans sa prospérité le suivent dans l'infortune. Ce qui donnait de l'audace aux deux traîtres, c'était le pays qu'ils commandaient, aussi riche en armes et en soldats, aussi puissant en étendue qu'aucune des contrées de l'empire des Perses: il forme le tiers de l'Asie, et la jeunesse qu'il renferme égalait en nombre les armées que Darius avait perdues. Aussi Bessus et Nabarzanes méprisaient-ils, à l'égal de ce prince, Alexandre lui-même: s'ils étaient une fois maîtres du pays, ils y trouveraient de quoi réparer les forces de l'empire. Après avoir tout considéré, le projet auquel ils s'arrêtèrent fut de se saisir de Darius, au moyen des soldats bactriens, dont l'obéissance passive leur était assurée, et d'envoyer ensuite un messager vers Alexandre pour l'informer qu'ils gardaient le roi vivant entre leurs mains. Si, comme ils le craignaient, leur trahison était mal accueillie, ils tueraient Darius, et gagneraient la Bactriane avec les troupes qui leur appartenaient. Cependant s'emparer de Darius à force ouverte était impossible parmi tant de milliers de Perses prêts à voler à son secours: il y avait aussi à craindre la fidélité des Grecs. Ce qu'ils ne pouvaient gagner par la force, ils se décidèrent donc à l'obtenir par la ruse: ils voulaient feindre un grand repentir de leur défection, et se justifier auprès du roi du trouble qu'ils avaient causé. En même temps, des émissaires sont envoyés pour pratiquer les esprits des Perses. Tour à tour on emploie la crainte ou l'espérance pour remuer le soldat. "Ils vont, leur dit-on, placer volontairement leur tête sous les ruines de l'empire; ils se laissent traîner à leur perte, lorsque la Bactriane leur est ouverte et leur offre des dons, une opulence telle qu'ils ne la peuvent imaginer." Au milieu de toutes ces menées, Artabaze vient les trouver, soit par l'ordre du roi, soit de son propre mouvement, et leur annonce que Darius est calmé, et que le même rang leur est toujours assuré dans la faveur du roi. Les traîtres versent alors des larmes: ils essayent de se justifier; ils supplient Artabaze de prendre leur défense et de porter au roi leurs prières. Ainsi se passa la nuit. Au lever du jour, Bessus et Nabarzanes, avec leurs soldats bactriens, se présentèrent à l'entrée de la tente royale, cachant leurs projets criminels sous le prétexte des devoirs accoutumés de l'obéissance. Darius donna le signal de partir, et, comme à l'ordinaire, monta sur son char. Nabarzanes et les autres parricides, se prosternant à terre, n'eurent pas honte d'adorer celui que, quelques instants après, ils allaient tenir dans les fers; ils allèrent jusqu'à verser des larmes de repentir: tant la dissimulation est facile au cœur de l'homme! Les prières, les supplications qu'ils y joignirent touchèrent l'âme naturellement douce et confiante de Darius; il crut à leurs protestations, il pleura même avec eux. Mais ils n'en éprouvèrent pas plus de remords de leur projet criminel, quoiqu'ils vissent quel prince et quel homme ils trompaient! Pour lui, sans crainte du péril qui le menaçait, il ne songeait qu'à fuir en toute hâte les mains d'Alexandre, qu'il croyait seules avoir à redouter.

XI. Cependant Patron, chef des troupes grecques, avait ordonné aux siens de se couvrir de leurs armes, qui, auparavant, étaient transportées avec les bagages, et d'être prêts et attentifs à tous ses commandements. Lui-même suivait le char du roi, épiant l'occasion de lui parler, car il avait pénétré les projets criminels de Bessus; mais Bessus, qui craignait cela même, gardait le roi plutôt qu'il ne l'accompagnait, et ne s'écartait pas du char. Patron hésita longtemps, et se retint plus d'une fois de parler: incertain entre le devoir et la crainte, il regardait le roi. Darius tourna enfin les yeux de son côté, et lui fit demander par l'eunuque Bubacès, l'un de ceux qui suivaient de plus près le char, s'il avait quelque chose à lui dire. Patron répondit qu'il désirait lui parler, mais sans témoins. On le fit approcher, et sans se servir d'interprète, car Darius entendait bien la langue grecque: "Roi, lui dit-il, de cinquante mille Grecs que nous étions, nous ne restons plus qu'un petit nombre d'hommes, compagnons de toutes les vicissitudes de ta fortune; malheureux comme nous te voyons, nous sommes pour toi les mêmes que nous le fûmes au temps de ta splendeur. Quelque séjour que tu choisisses, l'adopterons pour notre patrie, pour nos foyers domestiques. Tes adversités comme tes prospérités nous ont inséparablement attachés à toi. C'est au nom de cette fidélité inaltérable que je te conjure et te supplie de placer ta tente au milieu de notre camp, de permettre que nous soyons les gardiens de ta personne. La Grèce est perdue pour nous; nous n'avons pas de Bactriane qui nous soit ouverte; toute notre espérance est en toi; plût aux dieux que nous pussions la placer aussi en d'autres! Il ne m'appartient pas d'en dire davantage. Mais, étranger comme je le suis, je ne solliciterais pas la garde de ta personne, si je croyais qu'elle pût être confiée à d'autres mains."Bessus n'entendait point la langue grecque, mais le cri de sa conscience lui disait que Patron l'avait dénoncé; et le rapport d'un interprète ne lui laissa plus de doute. Darius, cependant, sans témoigner le moindre effroi sur son visage, demanda à Patron les motifs du conseil qu'il lui donnait. Celui-ci, ne croyant plus qu'il fût permis de différer: "Bessus, dit-il, et Nabarzanes conspirent contre toi: tout à l'heure, peut-être, c'en est fait de ta fortune et de ta vie. Ce jour doit être le dernier pour toi ou pour les traîtres." Patron venait de mériter l'insigne gloire de sauver le roi. Ceux-là sans doute en riront, qui se persuadent que les choses humaines roulent aveuglément au gré du hasard; pour moi, je suis convaincu que, d'après un ordre éternellement établi et un enchaînement de causes cachées et fixées longtemps d'avance, chacun fournit immuablement le cours de sa destinée. Ce qu'il y a de certain, c'est que Darius répondit "que, tout assuré qu'il était du dévouement des soldats grecs, il ne se séparerait jamais de ceux de sa nation; il lui en coûtait plus de condamner que de se laisser tromper; et, quoi que le sort lui réservât, il aimait mieux le souffrir au milieu des siens que de se faire transfuge. Il mourrait encore trop tard, si ses soldats ne voulaient plus qu'il vécût. " Patron, désespérant de sauver le roi, retourna vers les troupes qu'il commandait, résolu de tout braver pour garder sa foi.

XII. Bessus avait conçu l'affreux dessein de tuer sur-le-champ le roi; mais, craignant de ne point gagner les bonnes grâces d'Alexandre, s'il ne le livrait pas vivant, il différa son crime jusqu'à la nuit suivante. Cependant il se mit à féliciter le roi d'avoir su, avec autant d'habilité que de prudence, échapper aux pièges d'un traître, déjà l'œil tourné vers la fortune d'Alexandre, et qui serait allé lui offrir en présent la tête du roi. Fallait-il s'étonner que tout fût vénal pour un mercenaire sans famille, sans patrie, exilé sur la surface de la terre, toujours prêt à devenir un ennemi et à se mettre aux ordres du plus offrant? Il se justifia ensuite, en prenant à témoin de sa fidélité les dieux de la patrie. Darius le regardait d'un air qui semblait croire à ses protestations: non qu'il doutât de la vérité de ce que lui dénonçaient les Grecs; mais, au point où les choses en étaient venues, il y avait autant de danger pour lui à se défier des siens qu'à se laisser tromper. Ceux dont il craignait la légèreté trop facilement exposée aux tentations du crime, étaient trente mille hommes; Patron n'en avait que quatre mille: se mettre sous leur garde, c'était accuser hautement ses sujets d'infidélité et fournir une excuse au parricide: or, il aimait mieux subir une injuste violence que de la légitimer. Cependant il répondit à la justification de Bessus, que l'équité d'Alexandre lui était aussi bien connue que sa valeur; qu'attendre de ce prince le prix d'une trahison, c'était se tromper; que personne, au contraire, ne se montrerait plus ardent que lui à punir et à venger la foi violée. Déjà la nuit approchait, et les Perses ayant, selon l'usage, quitté leurs armes, s'étaient dispersés pour apporter du village voisin ce qui leur était nécessaire. Les Bactriens, de leur côté, d'après l'ordre que leur avait donné Bessus, étaient restés sous les armes. En ce moment, Darius fait appeler Artabaze, et lui communique les révélations de Patron. Artabaze ne douta pas que le roi ne dût passer dans le camp des Grecs: les Perses, ajouta-t-il, à la nouvelle du danger qu'il avait couru, s'empresseraient de l'y suivre. Se résignant à sa destinée, et désormais incapable d'entendre aucun avis salutaire, il embrasse Artabaze, son unique consolation dans sa triste fortune, comme s'il le voyait pour la dernière fois; et, baigné de leurs communes larmes, il lui ordonne de s'arracher de ses bras; puis, se voilant la tête pour ne pas voir, comme du haut du bûcher, s'éloigner son ami et entendre ses gémissements, il se jette le visage contre terre. Alors les soldats qui formaient sa garde, et qui devaient, au péril même de leur vie, défendre la sienne, se dispersèrent, se trouvant trop faibles pour résister aux bandes armées qu'ils croyaient déjà voir arriver. Une solitude profonde régnait dans la tente royale; un petit nombre d'eunuques, sans autre asile où se retirer, étaient restés seuls autour du roi. Longtemps, sans témoins qui l'observassent, il roula dans sa pensée une succession de projets divers. Mais, fatigué à la fin de la solitude qu'il avait cherchée peu auparavant comme une consolation, il fit appeler Bubacès, et se tournant vers lui: "Allez, dit-il, songez à vous-mêmes, maintenant que vous avez rempli jusqu'au bout vos devoirs envers votre roi; quant à moi, j'attends ici l'arrêt de ma destinée. Tu t'étonneras, peut-être, que je ne mette pas fin à mes jours? c'est que j'aime mieux périr par le crime d'un autre que par le mien." En entendant ces mots, l'eunuque fit retentir de ses gémissements la tente et même le camp tout entier. Bientôt d'autres accoururent, et, déchirant leurs vêtements, se mirent à déplorer le sort de leur roi par les hurlements lugubres des Barbares. Les Perses, au bruit de ces cris, frappés d'épouvante, n'osaient ni prendre les armes de peur d'être attaqués par les Bactriens, ni demeurer dans l'inaction, pour ne point paraître abandonner lâchement leur monarque. Ce n'était, dans tout le camp, que clameurs confuses et discordantes; il n'y avait plus de chef dont la voix pût commander. Cependant les partisans de Bessus et de Nabarzanes étaient venus leur annoncer que le roi s'était donné la mort: c'étaient les cris de ses serviteurs qui les avaient trompés. Ils accourent donc à bride abattue, suivis de ceux qu'ils avaient choisis pour ministres de leur crime; et, lorsqu'à leur entrée dans la tente les eunuques leur apprennent que le roi est vivant, ils le font saisir et charger de chaînes. Ce roi, naguère monté sur un char, et adoré comme un dieu par ses sujets, maintenant leur prisonnier, sans qu'aucune main étrangère eût pris part à cette violence, fut jeté sur un sale chariot, couvert de peaux de tous côtés. Ses trésors et son ameublement furent pillés, comme par le droit de la guerre; et, chargés d'un butin qu'ils avaient acquis par le dernier des forfaits, les traîtres prirent la fuite. Arta-Artabaze, avec les serviteurs encore fidèles et les Grecs, prit la route de la Parthiène, se croyant partout plus en sûreté qu'en la compagnie des parricides. Les Perses, comblés de promesses par Bessus, et ne trouvant d'ailleurs nul autre chef à suivre, se réunirent aux Bactriens, dont ils rejoignirent, trois jours après, le corps d'armée. Cependant, pour que la royauté ne fût pas privée de ses honneurs, Darius fut chargé de chaînes d'or, par une de ces cruelles dérisions que la fortune se plaît à imaginer sans cesse. En même temps, pour éviter que ses vêtements royaux le fissent reconnaître, le chariot fut recouvert de mauvaises peaux de bêtes: c'étaient des gens inconnus qui menaient les chevaux, afin de n'avoir pas à le montrer aux curieux sur la route: les gardes suivaient à distance.

XIII. Lorsque Alexandre apprit que Darius avait quitté Ecbatane, laissant la route de la Médie, qui lui était ouverte, il se remit en toute hâte à sa poursuite. À l'extrémité de la Parétacène est la ville de Tabas: là, des transfuges lui annoncent que Darius, dans sa fuite précipitée, se dirige sur la Bactriane. Des renseignements plus certains lui furent bientôt donnés par le Babylonien Bagistanès: on ne lui parlait pas encore de la captivité du roi, mais du danger que courait sa vie ou du moins sa liberté. Alexandre ayant convoqué les chefs de l'armée: "Une grande tâche nous reste, leur dit-il, mais qui nous coûtera peu de peine: Darius n'est pas loin d'ici, abandonné des siens et peut-être leur victime. En sa personne est placée notre victoire; et ce grand avantage sera pour nous le prix de la célébrité." Tous s'écrient d'une voix qu'ils sont prêts à le suivre, et qu'il ne leur épargnât ni fatigues ni dangers. Il emmène donc en toute hâte son armée, d'un pas qui ressemblait à une course plutôt qu'à une marche, sans même leur accorder le repos de la nuit pour les délasser des fatigues du jour. Il parcourut ainsi cinq cents stades, et arriva dans le village où Bessus s'était emparé de la personne de Darius: on y trouva Mélon, interprète de ce prince, malade; il n'avait pu suivre l'armée, et se voyant surpris par la rapidité d'Alexandre, il se donna pour transfuge. On apprit de lui tout ce qui s'était passé. Mais les soldats épuisés avaient besoin de repos; Alexandre choisit donc parmi eux six mille hommes de cavalerie, auxquels il joignit trois cents de ceux que l'on appelait Dimaques: avec la lourde armure de l'infanterie, ils combattaient à cheval; seulement on les mettait à pied, quand l'occasion ou le terrain le demandaient. Au milieu de ces dispositions arrivent, vers Alexandre, Orsillos et Mithracénès, qui, pleins d'horreur pour le parricide de Bessus, passaient dans les rangs ennemis: ils lui annoncent que les Perses sont à cinq cents stades; qu'ils lui montreront un chemin plus court. L'arrivée de ces transfuges fut agréable au roi: il les accepta pour guides; et, sur le soir, avec un corps de cavalerie légère, il prit le chemin qu'ils lui indiquaient: l'ordre fut laissé à la phalange de le suivre avec toute la diligence possible. Pour lui, marchant en bataillon carré, il réglait le pas, de manière que les premiers pussent faire corps avec les derniers. On avait fait trois cents stades lorsqu'en rencontra Brocubélus, fils de Mazée, et jadis gouverneur de Syrie: il venait grossir le nombre des transfuges, et rapportait que Bessus n'était plus qu'à deux cents stades; que son armée, ne songeant à aucune précaution, marchait débandée et sans ordre; qu'elle paraissait se diriger sur l'Hyrcanie; qu'en se hâtant de les poursuivre, on les surprendrait au milieu de leur désordre: qu'au reste Darius vivait encore. Les paroles du transfuge accrurent. le désir déjà vif qu'éprouvait Alexandre d'atteindre l'ennemi. Tous à l'envi pressent leurs chevaux de l'éperon, et l'on se lance à toute bride. Déjà l'on entendait le bruit des bataillons ennemis en marche, mais un nuage de poussière en dérobait la vue; on s'arrêta donc un moment, jusqu'à ce que ce nuage fût abattu. On se trouva alors en vue des Barbares, et l'on pouvait distinguer leurs bandes en retraite: la lutte n'eût pas été égale, si Bessus eût eu autant de résolution pour le combat qu'il en avait montré pour le parricide. Les Barbares, en effet, l'emportaient par le nombre et par la force; sans compter que leurs troupes toutes fraîches eussent trouvé devant elles un ennemi fatigué. Mais le grand nom d'Alexandre et sa renommée, avantages toujours si décisifs à la guerre, les firent fuir, tout troublés d'épouvante. Bessus et ses complices ayant rejoint le chariot de Darius, se mirent à le presser de monter à cheval et de se dérober à l'ennemi par la fuite. Darius proteste que ce sont les dieux vengeurs qui viennent à son aide; et, implorant la loyauté d'Alexandre, il se refuse à suivre des parricides. Enflammés alors de colère, ils accablent le roi de leurs traits, et le laissent percé de coups. Ils couvrent aussi de blessures les chevaux qui le traînaient, pour les empêcher d'avancer davantage, et mettent à mort deux esclaves qui l'accompagnaient. Ayant ainsi consommé leur crime, Nabarzanes et Bessus, pour diviser la trace de leur fuite, gagnent l'un l'Hyrcanie, l'autre la Bactriane, avec une faible escorte de cavalerie. Les Barbares, sans chefs, se dispersent au gré de l'espérance ou de la peur; cinq cents cavaliers seulement s'étaient ralliés, incertains encore s'ils devaient résister ou fuir. Alexandre, qui a reconnu le désordre des ennemis, fait courir en avant Nicanor avec une partie de sa cavalerie pour leur couper la retraite, et bientôt le suit lui-même avec le reste. Trois mille hommes environ périrent en disputant leur vie; les autres, prisonniers sans combat, étaient chassés, comme des troupeaux, devant l'armée macédonienne: l'ordre du roi était qu'on ne répandit pas leur sang. Cependant il n'y avait aucun des prisonniers qui sût indiquer le chariot où gisait Darius; chacun visitait ceux qu'il avait pu prendre; nulle trace ne se rencontrait de la fuite du malheureux prince. Alexandre marchait avec une telle rapidité, qu'à peine trois mille cavaliers avaient pu le suivre: c'était à ceux qui marchaient plus lentement derrière lui que venaient s'offrir des bataillons entiers de fuyards. Chose à peine croyable! il y avait plus de prisonniers que d'hommes pour les prendre: la fortune avait si complètement privé de leur raison ces Barbares épouvantés, qu'ils n'avaient d'yeux pour voir ni la faiblesse de l'ennemi, ni leur multitude. Pendant ce temps, les chevaux qui traînaient Darius, abandonnés à eux-mêmes, s'étaient écartés de la grande route, et, après avoir erré l'espace de quatre stades, s'étaient arrêtés dans une vallée, épuisés à la fois par la chaleur et par leurs blessures. Non loin de là était une source: des gens du pays l'avaient indiquée au Macédonien Polystrate, que tourmentait une soif ardente, et il y était accouru. Tandis qu'il puise et boit de l'eau dans son casque, il aperçoit des chevaux percés de traits et se débattant contre la mort. Comme il s'étonnait de voir qu'on les eût ainsi blessés plutôt que de les emmener ---.