Priscus

PRISCUS

 

FRAGMENTS

 

Oeuvre numérisée  par Marc Szwajcer

 

 

 

 

PRISCUS

 

FRAGMENTS

 

 

 

 

  

 

 

 


 

FRAGMENTS INÉDITS

DE L'HISTORIEN GREC

PRISCUS

RELATIFS

AU SIÈGE DE NOVIODUNUM ET A LA PRISE DE NAÏSSOS

 

RECUEILLIS ET PUBLIÉS PAR C. WESCHER

 

 

Au nombre des documents historiques réunis dans la seconde moitié du volume de la Poliorcétique des Grecs, figurent deux extraits inédits de l'historien Priscus, qui, par leur importance comme par leur nouveauté, méritent d'être signalés et étudiés à part. Depuis l'époque où notre volume a paru, l'éminent auteur de l'Histoire romaine, M. Théodore Mommsen, nous a envoyé de Berlin, au sujet de ces deux textes, quelques remarques savantes qu'il nous autorise à publier. Nous profilons de celte occasion pour offrir à nos lecteurs les textes eux-mêmes, précédés de quelques observations nouvelles, et suivis d'un essai d'analyse et de traduction française.

Nous donnerons successivement :

- La description du manuscrit avec une courte notice sur l'auteur;

- La note de M. Th. Mommsen;

- Un essai d'analyse et de traduction.

 

DESCRIPTION DU MANUSCRIT.

 

Les deux extraits de Priscus que renferme le manuscrit de la Poliorcétique, s'y trouvent placés entre les fragments de Dexippe et ceux d'Arrien. Ils se succèdent l'un à l'autre sans solution de continuité, et chacun d'eux doit être considéré comme formant un tout complet. Transcrits au Xe siècle d'après un texte oncial dont maint signe révélateur trahit la présence, ils paraissent disposés selon l'ordre qu'ils occupèrent dans l'œuvre originale de Priscus, et tout nous autorise à penser que celui des deux fragments qui est placé le premier relate des faits chronologiquement antérieurs à ceux qui sont rapportés dans le second. Chacun.des deux fragments est précédé d'une inscription en écriture onciale indiquant, avec le nom de l'auteur, le sujet de l'extrait. En tête du premier fragment, on lit :

Έκ τῶν Πρίσκου

πολιορκία πόλεως Όβίδουναι,

En tête du second fragment sont inscrits ces mots :

Έκ τῶν Πρίσκου

Ναϊσαοῦ πολιορκία.

L'une et l'autre inscription omettent de désigner le chiffre du livre dont les fragments sont détachés. L'habitude du manuscrit à cet égard n'est pas constante. C'est ainsi que, des deux extraits de Polybe, qu'il renferme, l'un, relatif au siège d'Ambracie, est rapporté formellement au vingt-et-unième livre de cet historien, tandis que l'autre, relatif au siège de Syracuse, est précédé simplement du nom de l'auteur cl de l'indication du sujet sans la désignation du livre.

Ces inégalités dans la précision des renseignements tiennent sans doute à la négligence des Epitomatores qui, chargés de choisir et de classer les extraits, se croyaient d'autant moins tenus à une parfaite exactitude dans les renvois, que les textes leur étaient à eux-mêmes plus familiers.

Priscus, l'auteur de ces fragments, est un écrivain connu. Originaire de Panium en Thrace, et appelé, à cause de cette origine, tantôt Θράξ, tantôt Πανίτης, il est désigné par Suidas et par Evagrius sous les noms de rhéteur et de sophiste, sans doute par allusion à l'état qu'il exerçait. Il florissait au ve siècle de notre ère, et Suidas le cite comme ayant vécu sous le règne de Théodose le Jeune. On croit qu'il était païen. Son histoire, dont les débris figurent dans la collection des historiens byzantins sous le double titre d'Histoire byzantine et d'Histoire gothique, paraît avoir embrassé les événements compris entre l'année 433, qui fut marquée par le début du règne d'Attila, et l'année 474, qui est la dix-septième année du règne de Léon et qui servit de point de départ au continuateur de Priscus, l'historien Malchus de Philadelphie. L'histoire de Priscus se composait de huit livres. Elle ne fut pas son seul ouvrage : il laissa, en outre, des lettres (ἐπιστολαί) et des compositions oratoires (μελέται) aujourd'hui perdues. Les fragments historiques de Priscus connus jusqu'à ce jour, soit par des citations d'auteurs, soit par des extraits textuels, ont été réunis en dernier lieu au nombre de quarante-trois par M. Charles Müller, et disposés par lui dans l'ordre chronologique.[1] Un seul de ces fragments est antérieur à l'an 442 : c'est celui qui ouvre la série. Les deux fragments nouveaux que nous publions aujourd'hui paraissent antérieurs à cette même date. Ces trois morceaux, voisins l'un de l'autre, faisaient sans doute partie du premier livre de l'Histoire de Priscus. Nous retrouvons ainsi quelques-unes des principales assises de ce monument littéraire, admiré par les contemporains de l'auteur et malheureusement détruit par les siècles.

 

NOTE DE M. MOMMSEN

 

M. Théodore Mommsen a bien voulu nous envoyer de Berlin, au sujet des questions que soulèvent ces deux fragments, quelques observations dont il nous autorise à faire usage. L'opinion du savant auteur de l'Histoire romaine est d'un tel poids dans cette matière, que nous croyons devoir placer le texte intégral de sa note sous les yeux de nos lecteurs.

« Il n'est pas douteux, nous écrit M. Th. Mommsen, que le siège de Naïssus, dont Priscus parle dans le second fragment, ne soit celui de l'an 441, appartenant à l'invasion d'Attila et se terminant par la destruction entière de la ville. Cf. Marcellinus ad a. 441 (p. 286 Roncall.) : Hunnorum reges numerosis suorum cum milibus in Illyricum irruerunt, Naisum Singidunum aliasque civitates oppidaque Illyrici plurima exciderunt. Priscus (fr. 7, p. 76 Millier) : ἐν Ναϊσσῷ, ἣν ὅριον (Attila) ὡς ἐπ' αὐτοῦ δῃωθεῖσαν τῆς Σκυθῶν καὶ Ρωμαίων ἐτίθετο γῆς. Il vit lui-même l’emplacement désert de la ville jadis florissante, en 448 (fr. 8, p. 78 Müll.). — Il est plus difficile de trouver la place du premier fragment. La ville est certainement Noviodunum de la Mésie mentionnée par Ammien (27, 1), Ptolémée (3, 10, 11) et d'autres; la première lettre s'est perdue parce que le mot qui précède se termine aussi par un N, et l'inscription du fragment a été faite sur la leçon déjà corrompue et par conséquent non comprise. Le siège de Noviodunum précédera l'an 441, parce que les fragments se placent dans l’ordre chronologique, mais pas de beaucoup, parce que l'histoire de Priscus commence environ en 433. Les Rubi seront probablement les Rugi, que nous trouvons parmi les peuplades sous la conduite d'Attila (Sidon. Apoll. 7, 321) : pugnacem Rugum comitante Gelono), mais on n'en sait pas autre chose à cette époque, et le Valips qui les avait excités autrefois à la guerre contre les Romains, paraît être absolument inconnu. Probablement il s'agit ici de quelque expédition entreprise par eux seuls contre les Romains en Mésie, et préparatoire en quelque sorte à la grande invasion dont Attila fut le chef. »

 

ANALYSE ET TRADUCTION.

 

Le premier de nos extraits a trait au siège d'une ville qui, appelée Obidunum ou Ovidunum clans le manuscrit, est identifiée par M. Théodore Mommsen avec Noviodunum en Mésie. Cette identification se justifie paléographiquement. La lettre initiale N a été confondue, dans le texte oncial avec la lettre finale du mot précédent , et par suite elle a disparu. La confusion possible des voyelles Ο et ω, dans la finale , a fait supposer un nominatif pluriel féminin en , d'où la forme altérée Όβίδουναι fournie par le titre du document. Le nom de cette ville est écrit Νουιόδουνον dans le beau manuscrit de Ptolémée que possède la Bibliothèque impériale de Paris, mais cette orthographe est équivalente à Νοβιόδουνον : on sait que, dans la prononciation hellénique, le son du B répond à celui du V dans notre alphabet. Il est plus difficile d'expliquer comment la syllabe accentuée O a pu disparaître au milieu du mot, et ce fait semble impliquer là coexistence des deux formes Noviodunum et Novidunum·.

Ajoutons que la ville mentionnée par Priscus était située, selon l'historien lui-même, sut les bords du Danube, ce qui s'accorde avec ce que nous savons du site de Noviodunum, placée sur la rive méridionale du fleuve, non loin de son embouchure. L'historien raconte, au sujet de cette ville, le fait qui suit :

 

« Valips, qui jadis a soulevé les Rubi (ou les Rugi) contre les Romains d'Orient., s'étant emparé de la cité d'Ovidunum (Novidunum = Noviodunum) située au bord du fleuve, mit à mort plusieurs citoyens, et, après avoir réuni tout l'argent de la ville, il se disposait à parcourir la région dés Thraces et des Illyriens avec les partisans de sa révolte. L'empereur ayant envoyé une armée pour le combattre [et l'action] s'étant engagée, il repoussa les assiégeants de l'enceinte, aussi longtemps qu'il fut possible à lui-même et à ses compagnons de tenir. Quand, succombant à la fatigue d'une lutte incessante, ils ne suffisaient plus à combattre la multitude des Romains, alors ils plaçaient sur les remparts les enfants qui étaient au nombre des prisonniers, et arrêtaient ainsi l'essor des projectiles ennemis. Les soldais, amis de ces jeunes Romains, ne lançaient plus ni pierres ni traits contre ceux qui étaient sur le mur. Ainsi le siège traîna en longueur, et finit par une capitulation. »

 

Le second extrait, plus étendu que le précédent, se rapporte au siège de Naissos, la cité de Constantin le Grand. Le nom de cette ville est écrit Ν«ΐσάς, avec un seul S, dans le Synecdemos d'Hiéroclès, mais on le trouve écrit Ναϊσσός, avec le S redoublé, sur la carte des régions danubiennes dans le grand manuscrit de Ptolémée conservé à la Bibliothèque impériale, d'accord sur ce point avec le manuscrit de la Poliorcétique. Voici le récit de Priscus, d'après notre fragment inédit :

 

« Les Scythes (c'est-à-dire les Huns) assiégeaient Naïssos : c'est une ville des Illyriens, située sur le Danube. Constantin, dit-on, en fut le fondateur, le même qui bâtit la ville de son nom sur l'emplacement de Byzance. Les barbares, pour prendre cette ville peuplée et d'ailleurs très forte, tentèrent tous les moyens. Les habitants n'osant sortir pour combattre, les barbares, pour faciliter le passage des troupes, établirent un pont sur le fleuve du côté méridional par où le Danube baigne la cité. Ils firent aussi approcher des machines de l'enceinte, et premièrement de longues poutres montées sur des roues pour faciliter les approches : debout sur ces poutres, des archers tiraient sur les défenseurs des remparts, tandis que des hommes postés à chaque extrémité poussaient avec leurs pieds les roues et conduisaient les machines dans la direction voulue, pour qu'il fût possible de tirer à coup sûr par les meurtrières pratiquées dans les parois. Car, pour soustraire au danger de la lutte les hommes placés sur la poutre, on les garantissait à l'aide de treillis couverts de peaux et de cuirs, qui arrêtaient tous les traits et principalement les brandons enflammés[2] ! Beaucoup de machines de ce genre ayant été dressées contre la ville, et la multitude des traits lancés ayant contraint les défenseurs des remparts à céder et à se retirer, on fit approcher aussi ce qu'on appelle les béliers.[3] Cette machine est très grande : elle consiste en une poutre suspendue par des chitines peu serrées à des pieux inclinés l'un vers l'autre, terminée par une pointe de fer et munie de défenses dans le genre de celles qui viennent d'être décrites, pour la sûreté des hommes qui manœuvrent l'instrument. Ceux-ci, à l'aide de cibles, tiraient fortement la poutre par l'extrémité postérieure, dans un sens opposé au but : ils la lâchaient ensuite, de manière à faire tomber et disparaître sous le choc toute la portion du mur qui était frappée. Les défenseurs placés sur les remparts, au moment où les machines approchaient de l'enceinte, lançaient sur elles des pierres énormes[4] préparées d'avance pour cet usage, et ils écrasèrent ainsi plus d'une machine avec ses hommes. Mais ils ne purent suffire à repousser la multitude de ces engins. Les assiégeants appliquèrent aussi des échelles.[5] Ainsi, d'une part le mur étant démoli par les béliers, d'autre part les défenseurs des remparts étant réduits à l'impuissance par la multitude des machines, la ville fut prise, et les barbares firent irruption par la brèche ouverte dans la muraille à coups de bélier. Ce résultat fut complété par les échelles, appliquées à la portion du mur non encore écroulée. »

 

Le siège dont parle ici Priscus est donc bien réellement celui de l'an 441, puisqu'il se termina par la prise de la ville assiégée. Attila, maître de Naïssos, détruisit complètement cette malheureuse cité. Le souvenir de cette catastrophe nous a été transmis par Priscus lui-même, dans le long fragment qui fait partie de la Collection byzantine et qui est relatif à l'ambassade députée par Théodose le Jeune vers le chef des Huns. Priscus fit personnellement partie de cette ambassade avec son ami et son protecteur Maximin. C'est donc en témoin oculaire que l'historien parle cette fois. « Arrivés à Naïssos, dit-il, nous trouvâmes la ville vide d'habitants, car elle avait été ruinée de fond en comble par les ennemis : seulement, dans les asiles religieux, gisaient encore quelques malades. »

Tel fut le dénouement tragique de ce siège de Naïssos, dont les fragments inédits du manuscrit de la Poliorcétique nous révèlent aujourd'hui les péripéties premières. Cet épisode de l'histoire du vc siècle nous montre, au temps même où l'empire romain d'Occident tomba sous les coups des barbares, l'empire d'Orient luttant courageusement contre eux. Cette lutte héroïque devait durer mille ans encore, jusqu'à la chute définitive de Constantinople conquise par les Turcs. La manière dont le rhéteur Priscus raconte les commencements de cette longue agonie justifie le jugement porté sur lui par l'illustre Niebuhr, qui l'appelle « le meilleur des historiens de la décadence; comparable pour le génie, la véracité, le discernement, aux historiens des plus grands siècles; écrivain élégant, correct; qui, après avoir mérité l'estime de ses contemporains et celle de la postérité, a encore eu la gloire d'être loué par des critiques tels que Valois et Gibbon. » Nous n'ajouterons rien à cet éloge, qui suffit à la gloire de Priscus.

 

C. Wescher.


 

1] C. Muller, Fragm. Hist. Gr., IV, p. 69-110

2] Comparez notre Fragment historique inédit en dialecte ionien (Revue archéologique, juin 1868, p. 406, note 1)

[3] Voir, dans notre Poliorcétique des Grecs, les trois ligures du bélier construit par Hégétor de Byzance : 1° la figure antique Fournie par les manuscrits de Minas et de Vienne (fig. IV, p. 25); 2° la figure byzantine des manuscrits du xie siècle, seule connue de Thévenot (fig. V, p. 26); 3° la figure restituée du manuscrit de Bologne, qui sert à expliquer les deux autres fig. XCI, p. 231). C'est en groupant ainsi les figures de la Poliorcétique par triades, qu'on peut les interpréter.

[4] Voir à ce sujet le savant mémoire de M. Henri Martin sur Héron d'Alexandrie, dans le tome IV des Mémoires présentés par divers savants à l'Académie des inscriptions et belles-lettres.

[5] Voir, dans notre Poliorcétique des Grecs, la description détaillée de ces échelles faite par Apollodore (p. 175), et par l'Anonyme inédit de Bologne (p. 258).