Paris

MATTHIEU PARIS

 

GRANDE CHRONIQUE : TOME TROISIEME : PARTIE II

tome troisième partie I - tome troisième partie III

Œuvre mise en page par Patrick Hoffman

GRANDE CHRONIQUE

DE

MATTHIEU PARIS

 

 

IMPRIMERIE DE SCHNEIDER ET LANGRAND,

Rue d'Erfurth, 1, près l'Abbaye.

 

 

GRANDE CHRONIQUE

DE

MATTHIEU PARIS

 

TRADUITE EN FRANÇAIS

PAR A. HUILLARD-BRÉHOLLES,

 

ACCOMPAGNEE DE NOTES,

ET PRÉCÉDÉE D'UNE INTRODUCTION

 

PAR M. LE DUC DE LUYNES,

Membre de l'Institut.

 

TOME TROISIÈME.

 

PARIS,

PAULIN, LIBRAIRE-ÉDITEUR,

33, RUE DE SEINE-SAlNT-GERMAIN.

1840.

 

 

(1) GRANDE CHRONIQUE

DE

MATTHIEU PARIS

(historia major anglorum).

 

 

précédent

 

(139) HENRI III.

 

Couronnement de Henri III. — Louis abandonne le siège du château de Douvres. — Il s'empare de la forteresse de Hartford. — Il est repoussé devant le château de Berkamsted. — Miracle du voile de sainte Véronique. — Le château de Berkamsted se rend à Louis. — Après la mort de Jean, roi d'Angleterre, Pierre, évêque de Winchester, Jocelin, évêque de Bath, Sylvestre, évêque de Worcester, Ranulf, comte de Chester, Guillaume Maréchal, comte de Pembroke, Guillaume, comte de Ferrières, Jean Maréchal, Philippe d'Albiny, avec des abbés, des prieurs et d'autres, en grand nombre, se réunirent à Glocester la veille du jour des apôtres Simon et Jude, en présence de Gallon, légat du saint-siége (140) apostolique, à l'effet de nommer roi d'Angleterre Henri, fils aîné du roi Jean. Le lendemain, lorsque tout fut prêt pour le couronnement, le légat plus haut nommé, entouré des évéques et des comtes susdits, le conduisit en procession solennelle à l'église conventuelle, en le proclamant roi. Là Henri se plaça devant le maître-autel et jura en présence du clergé et du peuple, la main étendue sur les très-saints Évangiles et sur les reliques d'un grand nombre de saints, la formule de serment que lui dicta Jocelin, évêque de Bath: il promit de donner honneur, paix et respect à Dieu, à la sainte Église et aux prêtres ordonnés par elle, pour tous les jours de sa vie. Il promit aussi d'observer exacte justice envers le peuple qui lui était confié; de détruire les lois mauvaises et les iniques coutumes s'il en existait dans le royaume; de maintenir les bonnes et de les faire maintenir par tous. Ensuite il fit hommage à la sainte église romaine et au pape Innocent, pour le royaume d'Angleterre et d'Irlande, et jura qu'il paierait fidèlement, tant qu'il gouvernerait ledit royaume, les mille marcs que son père avait octroyés à l'église romaine. Cela fait, Pierre, évêque de Winchester, et Jocelin, évêque de Bath, l'oignirent roi et le couronnèrent solennellement au milieu des chants et des cantiques qui doivent être récités dans le couronnement des rois. Puis, lorsque les solennités des messes furent terminées, les évêques et les comtes susdits conduisirent le nouveau roi, revêtu de ses habits royaux, jusqu'à la salle du festin. Tous prirent place à table, (141) chacun selon son rang; et la joie et l'allégresse présidèrent an repas. Henri III fut couronné à l'âge de dix ans, le jour des apôtres Simon et Jude, qui est le vingt-huitième jour du mois d'octobre. Le roi, après son couronnement, resta sous la garde de Guillaume, comte de Pembroke, grand maréchal1 du royaume, qui envoya aussitôt des lettres à tous les vicomtes et châtelains2 du royaume d'Angleterre, leur enjoignant à tous de se montrer obéissants envers le roi nouvellement couronné, leur promettant aussi des terres et des récompenses magnifiques s'ils se rangeaient fidèlement du côté dudit roi3. Alors tous les seigneurs et châtelains, qui avaient défendu la cause du père, s'attachèrent à Henri bien plus fidèlement qu'au roi Jean; car, selon l'opinion commune, on ne pouvait (142) en vouloir au fils des crimes particuliers au père. Aussi tous se préparèrent à la défense et songèrent à bien munir leurs châteaux. Ce qui enflammait aussi le courage de ceux qui soutenaient le parti du roi, c'était qu'ils voyaient Louis, ainsi que ses complices et ses fauteurs, excommuniés chaque jour de dimanche et de fête.

Lorsque Louis et les barons, qui étaient occupés au siège du château de Douvres, eurent appris d'une manière certaine la mort du roi Jean, ils furent saisis d'une joie trompeuse et se regardèrent déjà comme maîtres de l'Angleterre. Louis, ayant demandé une conférence à Hubert de Bourg, constable du château de Douvres, lui dit: «Le roi Jean votre seigneur est mort et vous ne pouvez tenir plus longtemps ce château contre moi, puisque vous n'avez plus de défenseur. Rendez-moi donc le château et jurez-moi fidélité; de mon côté je vous comblerai de grands honneurs et vous serez au premier rang parmi mes conseillers.» On assure que Hubert lui répondit: «Si mon seigneur est mort, il a laissé des fils et des filles qui doivent lui succéder. Quant à la reddition du château, je veux en conférer avec les chevaliers mes compagnons d'armes.» De retour dans le château, il rapporta à ses compagnons les paroles de Louis. Tous les assiégés déclarèrent unanimement que le château ne devait pas être rendu, de peur que cette action honteuse ne leur fît encourir le nom de traîtres4. Cette résolution ayant été signi- (143) fiée à Louis et aux barons, ils se décidèrent à soumettre en Angleterre les châteaux moins importants, afin de revenir contre les plus grands après s'être emparés des plus petits. Puis ils levèrent le siège et revinrent à Londres. Mais, aussitôt après leur départ, les chevaliers qui défendaient le château de Douvres firent une sortie, livrèrent aux flammes les bâtiments et les édifices que Louis avait construits devant le château, et, parcourant la province à main armée, ils rapportèrent en abondance dans la place toutes les provisions nécessaires.

Bientôt Louis, avec une armée nombreuse, parut devant la forteresse de Hartford la veille de la Saint6Martin, et se disposa à en faire le siège. Il dressa ses machines autour de la place et s'efforça de battre les murs en brèche. Mais Gaultier de Goderville, chevalier du vasselage de Falcaise et homme intrépide, défendit la place avec ses compagnons et fit un grand carnage des Français. Enfin Louis, après avoir été arrêté depuis la fête de saint Martin jusqu'à celle du bienheureux Nicolas, non sans avoir éprouvé de grands dommages, reçut la soumission de la place, sauf pour les assiégés la conservation de leurs chevaux et de leurs armes. Après la reddition du château, Robert, fils de Gaultier, le demanda pour lui, assurant que la garde lui en appartenait d'après d'anciens droits. Mais Louis voulut d'abord prendre l'avis des Français à cet égard et en reçut la réponse: «que les Anglais ne méritaient pas d'avoir de pareilles gardes entre les mains, eux qui avaient été (144) traîtres à leur propre seigneur.» Aussi Louis conseilla audit Robert d'attendre avec patience qu'il eût soumis tout le royaume, parce qu'alors il rendrait à chacun son droit. Vers le même temps, le jour de la bienheureuse Catherine, vierge et martyre, le noble seigneur Guillaume d'Albiny sortit de prison, après avoir stipulé pour sa rançon un paiement de dix mille marcs. Il fit hommage au roi Henri, qui lui donna en garde le château de Latfort, que Guillaume défendit avec la plus grande valeur.

Après avoir soumis, comme nous l'avons dit, la forleresse de Hartford, Louis parut le jour de saint Nicolas devant le château de Berkamsted et commença ses dispositions de siège. Les barons d'Angleterre, sur l'ordre de Louis, devaient établir leurs tentes dans la forêt qui avoisine le château du côté du nord. (Parmi eux se distinguait un sergent, brave, entreprenant et rusé: on l'appelait Alexandre Dingas. Son adresse, son courage et son audace avaient été plusieurs fois et en divers lieux mis à profit par Louis et par ses compagnons d'armes. Aussi, toute l'armée en faisait le plus grand cas.) Tandis que les serviteurs et les sergents étaient occupés à dresser les tentes, les chevaliers et les sergents du château sortirent tout à coup, se jetèrent sur les bagages et les chariots des barons anglais, enlevèrent la bannière de Guillaume de Mandeville et rapportèrent leur butin à Berkamsted, regrettant de n'avoir pu faire plus de mal à leurs adversaires. Le même jour, pendant que les barons étaient à table, les chevaliers et les sergents (145) dudit château sortirent de nouveau, portant avec eux, en dérision des barons, la bannière qu'ils avaient enlevée. Ils avaient l'intention de s'emparer des susdits barons qui étaient sans armes: mais, les autres ayant été avertis, les assaillants furent forcés de battre en retraite et de rentrer précipitamment dans leur refuge.

Pendant que la fortune incertaine troublait par de pareilles tempêtes la tranquillité du royaume d'Angleterre, le seigneur pape Innocent, tourmenté par l'inquiétude que lui causait l'Église en péril, porta respectueusement en procession, comme c'est la coutume, l'effigie du visage du Sauveur qu'on appelle Véronique5, de l'église de Saint-Pierre à l'hôpital du Saint-Esprit. Au moment où la procession se terminait et où l'effigie sacrée arrivait (146) à sa destination, elle se tourna toute seule; en sorte que, changeant de position, le front se trouva en bas et la barbe en haut. A cette vue, le pape, saisi d'effroi, pensa que ce prodige était pour lui de funeste présage, et, pour se réconcilier pleinement avec Dieu, sur le conseil de ses frères et en l'honneur de l'effigie qu'on appelle Véronique, il composa une belle oraison à laquelle il ajouta un psaume et quelques stances. Il accorda une indulgence de dix jours à ceux qui la réciteraient; indulgence qui devait se renouveler autant de fois qu'on répéterait cette oraison. (Aussi beaucoup de gens apprirent par cœur cette oraison avec psaumes et stances; et pour que leur dévotion devînt plus vive, ils représentèrent la chose en peinture de cette façon (ici devait se trouver la peinture): La lumière de ton visage a laissé sur nous une empreinte; que le Seigneur Dieu sempiternel ait pitié de nous. Gloire.  — Kyrie eleison.Kyrie eleison. Kyrie eleison. — Notre père. — Fais avec moi un signe de salut pour que je voye.... — Il t'a dit.... — Un cœur pur....  — Fais avec moi, fais avec toi, Seigneur.... Répons. — Cherchez le Seigneur et vous serez réconfortés.... — Toi qui as été fait sans.... Bienheureuse Véronique, priez pour nous... Véritable image du Seigneur, au nom du Christ... Seigneur, écoute mon oraison, Seigneur Dieu des vertus, convertis-nous... je baiserai la face et...6 Oremus: Dieu, qui nous éclairant par la (147) lumière de ton visage, as voulu laisser en mémoire de toi et sur la demande de Véronique ton image empreinte sur un voile, nous te demandons, au nom de la passion et de la croix, de nous accorder que, de même que maintenant sur la terre nous pouvons adorer et vénérer ton visage en représentation et en symbole, de même, quand tu viendras sur nos têtes pour nous juger, nous puissions te voir face à face, toi Notre Seigneur Jésus-Christ qui vis-et qui règnes, etc.»)

Mais poursuivons la présente histoire, et racontons ce que l'armée de Louis à cette époque commit de désordres, au mépris de la crainte du Seigneur et du respect qu'on doit à l'humanité. Ses soldats parcouraient les bourgades-voisines, mettant les innocents à contribution; mais, tandis qu'ils se livraient au pillage, Waleran, Allemand de nation, chevalier expérimenté dans l'art militaire [sortait de la place] et les attaquait vigoureusement à l'aide de ses compagnons; et bon nombre des âmes de ces Français excommuniés furent envoyées au Tartare. Enfin, après avoir soutenu un siège prolongé, ledit Waleran et ses amis rendirent, sur l'ordre du roi [Henri], le château de Berkamsted à Louis, qui leur garantit la conservation de leurs chevaux et de leurs armes, le treizième jour avant les calendes de janvier. Le lendemain, après avoir mis garnison dans le château, Louis se rendit à Saint-Albans le jour du bienheureux Thomas apôtre, et exigea de l'abbé qu'il lui fît hommage. L'abbé lui ayant répondu qu'il ne voulait (148) pas lui faire hommage avant d'avoir été relevé de l'hommage qu'il avait fait au roi d'Angleterre, Louis, transporté de colère, jura qu'il livrerait aux flammes l'abbaye elle-même et tout le bourg de Saint-Albans, si l'abbé ne se rendait à sa demande. L'abbé, se voyant pressé par de si terribles menaces, eut recours à l'intervention de Saër, comte de Winchester: il se racheta lui et toute la bourgade en donnant quatre-vingts marcs d'argent à Louis, pour obtenir trêve jusqu'à la Purification de la bienheureuse Marie. Cela fait, Louis revint à Londres.

Cinquième croisade. — Premières hostilités en Palestine. — Cette même année expira la trêve conclue entre les fidèles de la Terre-Sainte et les Sarrasins. Dans le premier passage qui eut lieu après le concile général de Latran, une nombreuse armée de croisés se trouva réunie à Acre, avec trois rois, ceux de Jérusalem, de Hongrie et de Chypre. Les ducs d'Autriche et de Moravie s'y trouvaient avec une nombreuse chevalerie du royaume d'Allemagne, plusieurs comtes et nobles bommes. On y voyait aussi les archevêques de Nicosie (?), de Salzbourg; de Strasbourg, de Hongrie, de Bayeux, de Bamberg, de Cologne (?), de Munster et d'Utrecht et avec eux un illustre et puissant seigneur, Gaultier d'Avesnes. Le patriarche de Jérusalem, au milieu du pieux recueillement du clergé et du peuple, portant respectueusement le bois de la croix qui vivifie, partit d'Acre la sixième férie après la Toussaint, pour le camp des ennemis (149) du Seigneur qui s'étaient avancés jusqu'au Jourdain7. Après la perte de la Terre-Sainte, ce bois de la croix du Sauveur avait été caché par les fidèles et réservé pour ce moment. En effet lorsqu'au temps de Saladin un conflit devint imminent entre les Sarrasins et les chrétiens, le bois de la croix avait été coupé: c'est là du moins le récit des vieillards: une partie avait été portée dans la bataille [de Tibériade] et perdue dans cette malheureuse journée. L'autre partie avait été réservée, et c'est celle que nous voyons aujourd'hui. Les fidèles, guidés par une si précieuse bannière, s'avancèrent en bon ordre8 à travers la plaine de Faba, jusqu'à la fontaine de Tubannie, après avoir beaucoup souffert ce jour-là. Sur le rapport.des éclaireurs, qu'ils avaient envoyés en avant et qui avaient aperçu des nuages de poussière soulevés par les ennemis, ils restèrent incertains si ceux-ci marchaient contre eux ou se hâtaient de fuir. Le jour suivant, ayant les montagnes de Gelboë à droite et un marais à gauche, ils s'avancèrent vers Bethsan, où nos ennemis étaient campés. Ceux-ci, redoutant l'arrivée de l'armée du Dieu vivant laquelle marchait en grand nombre et bien rangée, levèrent leurs tentes et prirent la (150) fuite, abandonnant le pays aux ravages des soldats du Christ. La veille de la fête de saint Martin, les fidèles traversèrent le Jourdain, s'y baignèrent et se reposèrent tranquillement en ce lieu où ils trouvèrent des vivres en abondance; ils y restèrent deux jours. Ensuite ils firent trois stations sur le rivage de la mer de Galilée, parcourant les lieux où Notre-Seigneur avait daigné opérer des miracles, lorsqu'ayant pris la forme corporelle, il vint habiter au milieu des hommes. Ils virent Bethsaïde, la ville d'André et de Pierre, réduite alors à l'état d'une misérable bourgade. Ils visitèrent aussi les lieux où le Christ avait appelé ses disciples, où il avait marché sur la mer à pieds secs, où il avait mis les démons en fuite dans le désert, où il avait gravi la montagne pour prier et où il avait mangé avec ses disciples après sa résurrection. Alors les croisés revinrent à Acre par Capharnaùm et ramenèrent leurs malades. Puis ils firent de nouvelles courses dans le pays et arrivèrent au Mont Thabor, après avoir souffert de la soif et avoir trouvé de l'eau en abondance en creusant la terre. Les capitaines de l'armée désespéraient de parvenir à gravir la montagne, jusqu'à ce qu'un jeune Sarrasin leur eût assuré que le château n'était pas imprenable. Ils tinrent donc conseil; et le premier dimanche de i'Avent on lut l'Évangile: «Allez vers le château qui est contre vous.» Le patriarche marcha en tète, portant la croix et entouré des évéque set des clercs, qui priaient et psalmodiaient, tandis que l'armée gravissait la montagne. Quoique cette montagne fût escarpée de (151) toutes parts, qu'il fût presque impossible d'arriver au sommet et qu'on n'avançât que par un sentier tortueux, les fidèles y parvinrent sans se rebuter. Jean, roi de Jérusalem, avec la milice du Christ, renversa de cheval le gouverneur du château et un émir, qui, dans le premier moment, étaient sortis courageusement hors des remparts pour défendre les abords de la montagne. Les infidèles furent saisis de consternation et mis en fuite. Mais autant le roi avait mérité de gloire en gravissant la montagne, autant il démérita en descendant9. En effet, beaucoup de templiers, d'hospitaliers, et même de séculiers, furent blessés en soutenant l'effort des infidèles; il y eut cependant peu de morts. Ce jour-là, comme le premier jour de l'expédition, les croisés s'emparèrent d'un grand nombre d'hommes, de femmes et de petits enfants qu'ils ramenèrent à Acre; l'évêque de la ville baptisa tous les enfants qu'il put se procurer soit par prière soit par argent. Quant aux femmes, il les plaça dans les divers couvents de religieuses et leur fit donner quelque instruction. Dans la troisième expédition que les chrétiens entreprirent et à laquelle n'assistèrent ni le clergé ni le patriarche avec (152) la sainte croix10, dont il était porteur, les fidèles souffrirent de grands maux tant de l'attaque des brigands que de la rigueur de l'hiver11. La veille de la Nativité de Notre-Seigneur, en voyageant pendant cette nuit sainte, ils furent assaillis par un violent orage mêlé de pluie et de vent. Dans le pays de Tyr et de Sidon, non loin de Sarepta, l'intempérie de la saison et le défaut de vivres, ravagèrent l'armée chrétienne.

Perplexité des barons. — Falcaise met au pillage le bourg de Saint-Albans. — Louis passe en France à la faveur d'une trêve. — L'an du Seigneur 1217, le jeune roi Henri célébra la fête de Noël à Bristol en présence du légat Gallon et de Guillaume Maréchal qui gouvernait à la fois le roi et le royaume: vers le même temps les seigneurs anglais étaient dans un grand embarras, ne sachant qui reconnaître pour roi, du jeune Henri ou du seigneur Louis. Les Français leur témoignaient tant de mépris que beaucoup d'entre les barons ne voulaient plus être secourus à ce prix. Ce qui augmentait en outre leur trouble et leur douleur, c'est que Louis au mépris de son serment avait pris pour lui et malgré leurs murmures, leurs propres terres, possessions et châteaux qu'il avait conquis avec leur aide et y avait établi des gens à lui et des étrangers. D'un autre côté, il leur parais- (153) sait honteux de retourner au roi qu'ils avaient rejeté, ainsi que des chiens qui reviennent manger ce qu'ils ont vomi. Dans cette perplexité ils n'osaient point raffermir l'arbre qu'ils avaient ébranlé. Vers le même temps, le 15 avant les calendes de février, des chevaliers et des sergents sortirent du château qu'on appelle Montsorell, afin de se livrer au pillage et aux rapines. Les chevaliers de Nottingham, ayant appris cette excursion par leurs espions, marchèrent à leur rencontre, et, dans le combat qui s'engagea, leur firent prisonniers dix chevaliers et vingt-quatre sergents, et leur tuèrent trois hommes. Après ce succès ils rentrèrent joyeux à Nottingham.

A la même époque, le brigand Falcaise ayant formé une armée tant de chevaliers que de routiers, avec les garnisons qu'il tira des châteaux d'Oxford, de Northampton, de Bedfort et de Windsor, se rendit vers le soir au bourg de Saint-Albans. Il se jeta tout à coup dans le bourg, le pilla, se saisit des hommes et des enfants qu'il enchaîna étroitement. Il tua à la porte de l'église du bienheureux Albans un sergent de la cour [abbatiale], qui cherchait à se réfugier dans l'église. Puis, lorsque les ministres du diable eurent consommé leur mauvaise œuvre, Falcaise signifia à l'abbé Guillaume qu'il eût à lui remettre dans le plus bref délai cent marcs d'argent, ou sinon qu'il livrerait aux flammes sur-le-champ le bourg entier, le monastère lui-même et tous les édifices qui en dépendaient. L'abbé, après avoir essayé de résister, n'eut pas d'autre ressource que de donner l'argent (154) demandé. Alors ledit Falcaise, avec ses brigands excommuniés, retourna en toute hâte au château de Bedfort, chargé de dépouilles horriblement acquises et traînant après lui des prisonniers ignominieusement garrottés. Ensuite, accompagné de ses brigands, il se rendit à la forêt de Walberg où il s'empara de Roger de Coleville et de plus de soixante clercs et laïques du canton, qui s'y étaient réfugiés avec lui pour échapper ù ces pillards. Mais dans une des nuits qui suivit, Falcaise eut une vision. Il lui sembla qu'une pierre énorme tombait sur lui comme la foudre du haut de la tour de Saint-Albans, et le réduisait en cendres. Effrayé de cette vision, il se réveilla en sursaut et la raconta à son épouse. Celle-ci lui fit des exhortations et lui conseilla avec instance, comme à son seigneur et ami, de se réconcilier, en donnant satisfaction convenable, avec le bienheureux Albans qu'il avait offensé à tant de titres; lui faisant comprendre que ce réve était l'annonce de la vengeance qui l'attendait. Falcaise se rendit, quoique avec peine, à cet avis, selon ces paroles de l'apôtre: «L'époux infidèle sera sauvé par la femme fidèle.» Aussi, pour ne pas offenser sa femme, il se rendit à Saint-Albans, entra dans le chapitre, sans armes, tenant une baguette à la main, demanda et obtint l'absolution, embrassa les moines les uns après les autres, croyant par là les apaiser tous; mais quant à rendre ce qu'il avait pris, quant à donner satisfaction aux pauvres du Christ sur les dommages qu'ils avaient soufferts, il n'en fit rien. Les fidèles du Christ s'étaient (155) rassemblés à la porte du chapitre, espérant que Falcaise réparerait en quelque façon les maux qu'il avait causés. Il les vit et les méprisa; il passa au milieu d'eux sans justifier leur attente, ignorant le châtiment que le Seigneur Dieu des vengeances lui réservait, sur la plainte du bienheureux Albans, ainsi que cette menace du prophète: «Malheur à toi qui pilles, car tu seras pillé.» Falcaise éprouva par expérience la vérité de ces paroles, comme la suite de cette histoire le montrera tout au long.

A la même époque, les députés de Louis qui avait plaidé sa cause en cour de Rome lui firent savoir que s'il ne sortait d'Angleterre, la sentence d'excommunication prononcée contre lui par le légat Gallon serait confirmée par le pape le jour de la Cène. Ce qui fut cause qu'une trêve, qui devait durer jusqu'à Pâques et un mois après, fut conclue entre Louis et le roi Henri: sous la condition que, relativement aux châteaux et autres lieux, les choses resteraient jusqu'au terme fixé dans l'état où elles se trouvaient à l'époque de ladite trêve. Pendant le carême, Louis passa la mer; mais désormais il ne trouva plus faveur parmi les barons anglais comme précédemment. En effet, aussitôt après son départ, Guillaume, comte de Salisbury, Guillaume, comte d'Arondel, Guillaume, comte de Warenne, et beaucoup d'autres vinrent jurer fidélité au roi Henri et s'attachèrent dès lors à sa fortune, De plus, le grand maréchal ayant réussi à faire rentrer Guillaume son fils aîné dans la fidélité due au roi, enleva à Louis un puissant auxiliaire.

(156) Les croisés fortifient les châteaux de la Terre-Sainte. — Apparitions miraculeuses à Cologne. — Vers le même temps, l'armée qui était à Acre se sépara en quatre corps. (Les rois de Hongrie et de Chypre partirent pour Tripoli, où mourut le roi de Chypre, encore dans la première jeunesse.) Le roi de Hongrie, après un court séjour dans cette ville, abandonna la croisade, au grand détriment de la Terre-Sainte. Il emmena avec lui une foule de pèlerins, des galères, des chevaux, des bêtes de somme, avec des provisions d'armes. Le patriarche, après l'avoir supplié de ne pas partir, l'excommunia, lui, et tous ceux qui le suivaient; une autre partie de l'armée, composée de paresseux et de timides, et de tous ceux qui tremblaient pour leurs richesses, demeura à Acre. Le roi de Jérusalem, le duc d'Autriche, les Hospitaliers de Saint-Jean, beaucoup d'évêques, et un grand nombre de fidèles, fortifièrent activement un [vieux] château près de Cesarée de Palestine, quoiqu'on annonçât d'un moment à l'autre l'arrivée des ennemis. Dans cette ville, dans la basilique du prince des apôtres, le patriarche, assisté de six évêques, célébra solennellement la fête de la Purification. Les Templiers, le seigneur Gaultier d'Avesnes, avec d'autres pèlerins, et le grand maître des Hospitaliers teutoniques, se mirent à fortifier un château appelé anciennement le Détroit, et nommé maintenant le château des Pèlerins. Ce château est situé non loin de la mer, entre Caïphas et Césarée; on l'avait appelé détroit parce qu'il dominait une (157) route étroite pour ceux qui la gravissaient ou qui de là descendaient vers Jérusalem. La première utilité de ce château, c'est que le couvent des Templiers devait sortir d'Acre, cette ville pécheresse et toute souillée d'impuretés, pour y résider jusqu'à la restauration des murailles de Jérusalem. Le territoire où est situé ce château abonde en pêcheries, en salines, forêts, pâturages, champs, herbages, vignes, jardins et vergers. Entre Acre et Jérusalem il n'y a aucune forteresse qui soit occupée par les Sarrasins; ce qui fait grand tort aux infidèles qui sont entre Jérusalem et le Jourdain12. Ce château, éloigné de six milles du mont Thabor, a un port naturellement commode; en sorte que les Sarrasins ne peuvent ni labourer ni ensemencer la plaine longue et large qui s'étend entre ces deux points, à cause de la garnison de ce château, et du secours [qu'elle donne aux chrétiens (?)]. Après avoir fortifié une position si importante, l'armée du Seigneur revint à Acre.

Vers la même époque, au mois de mai, la sixième férié avant la Pentecôte, la province de Cologne fut témoin d'un prodige qui l'anima à concourir à la délivrance du Sauveur. En effet, dans la ville de Bebon13, en Frise, on aperçut en l'air trois croix, l'une de couleur blanche du côté du nord, l'autre du côté du midi, de même forme et de même couleur; la troisième, de couleur plus sombre, représentait (158) parfaitement une croix de supplice. Un homme y était attaché, les bras élevés et étendus, les mains et les pieds percés de clous, et la tête penchée sur l'épaule. Celle-là était au milieu des deux autres sur lesquelles on n'apercevait aucune représentation du corps humain. Une autre fois, et dans un autre lieu, dans une ville de Frise qu'on appelle Fuserhuse, on aperçut une croix à côté du soleil; elle était d'un bleu jaune, et elle fut vue par bien plus de gens que la première. La troisième apparut dans la ville de Dockum, où le bienheureux Boniface avait souffert le martyre. Là, le jour de la fête dudit martyr, au moment où plusieurs milliers d'hommes étaient réunis, on vit une grande croix blanche, semblable pour la forme à celle que l'on construirait en faisant passer une poutre de bois à travers une autre poutre. Elle se dirigea lentement du nord vers l'orient, et beaucoup d'hommes furent témoins de ce miracle.

Siège du château de Montsorell. — Miracle opéré par la croix du Sauveur à Redburn. — Vers le même temps, après la solennité de la Pâques, Guillaume Maréchal, tuteur du jeune roi et régent du royaume d'Angleterre, réunit, pour faire le siège du château de Montsorell, Ranulf, comte de Chester, Guillaume, comte d'Albemarle, Guillaume, comte de Ferrières, Robert de Vieux-Pont, Brien de l'Isle, Guillaume de Canteloup, Philippe Marci, Robert de Gaugi, Falcaise, avec les châtelains sous ses ordres, et beaucoup d'autres seigneurs tirés des garnisons (159) des châteaux. Tous ayant disposé leurs machines en lieux convenables, assaillirent impétueusement ledit château. Celui qui y commandait était Henri de Braibroc, qui avait avec lui dix chevaliers intrépides et plusieurs sergents. Ils firent une résistance vigoureuse, lançant pierre pour pierre et trait pour trait. Cependant les assiégés, après avoir défendu le château pendant plusieurs jours, craignirent que les forces ne leur manquassent si le siège se prolongeait. Ils députèrent vers Saër, comte de Winchester, qui alors se trouvait à Londres, le priant de venir en toute hâte à leur secours. Aussitôt ledit comte, à qui cette forteresse appartenait, alla trouver Louis qui venait de revenir à Londres de son voyage d'outre-mer, et le supplia, lui et ses amis, de faire partir des troupes qui fissent lever le siège. Enfin, après une conférence qui eut lieu à ce sujet, il fut décidé unanimement qu'on détacherait un corps de chevaliers chargés à la fois et de faire lever le siège de Montsorell, et de soumettre toute la province à Louis. Six cents chevaliers sortirent donc de la ville de Londres, et avec eux plus de vingt mille hommes d'armes qui tous aspiraient à s'emparer du bien d'autrui. Ils avaient pour chefs le comte du Perche, le maréchal de France, Saër, comte de Winchester, Robert, fils de Gaultier, et plusieurs autres qu'on avait jugés propres à cette expédition. Ayant levé leur camp la veille des calendes de mai, c'est-à-dire le plus prochain lundi avant l'Ascension de Notre-Seigneur, ils partirent pour Saint-Albans, ravageant tout ce qu'ils rencon- (160) traient sur leur passage. Les routiers et les exécrables brigands venus du pays de France parcouraient les villes en tous sens, n'épargnant ni les églises ni les cimetières, saisissant et dépouillant tous les hommes sans distinction, les forçant par des supplices cruels et raffinés à payer de grosses rançons. L'abbaye de Saint-Albans elle-même, qui naguère avait fait sa paix avec Louis, échappa à peine aux mains des brigands. En partant ils la laissèrent vide de toutes les provisions, soit en aliments, soit en boisson, après y avoir trouvé toutes choses en abondance.

Le lendemain, ils se dirigèrent vers la ville de Dunstable, entrèrent dans l'église du bienheureux Amphibale, maître du bienheureux Albans, laquelle est située dans le bourg de Redburn, et où la grâce du Seigneur opère d'innombrables miracles. Ils enlevèrent aux moines jusqu'à leurs femoraux, pillèrent les reliques des saints sur le saint autel, et les souillèrent de leurs mains impies. L'un d'eux s'étant saisi d'une croix d'argent doré, qui contenait une parcelle du bois de la sainte croix, la cacha dans son sein sans que ses compagnons s'en aperçussent; mais avant même qu'il fût sorti de l'oratoire, le démon le posséda. Il commença par se jeter à terre, grinçant des dents et la bouche écumante, puis se leva brusquement sous la main du démon, tira son épée, et chercha à en frapper ses camarades. Ceux-ci ayant pitié de sa folie, dont ils ignoraient entièrement la cause, lui lièrent les mains et le conduisirent à l'église de Flamsted, tandis qu'il se tordait avec fureur. (161) Les brigands étant entrés dans l'église pour la piller, un prêtre, vêtu d'habits blancs, se présenta à eux afin de les détourner de leur mauvais dessein. Ceux-ci, quelque peu effrayés sur le sort de leur compagnon qu'ils regardaient comme fou, s'abstinrent de dévaster l'église. En ce moment, sous les yeux du prêtre et des routiers, la croix dont nous avons parlé sortit du sein du furieux et tomba par terre. Le prêtre stupéfait la ramassa avec respect, et, l'élevant en l'air, demanda aux brigands ce que cela signifiait. Ceux-ci, rentrant en eux-mêmes, s'aperçurent que c'était un effet de la vengeance divine, et que cette croix avait été dérobée par leur camarade aux moines dépouillés dans le bourg voisin. Alors, plongés dans une grande inquiétude, ils craignirent que l'esprit matin ne s'emparât d'eux, et ne les tourmentât, comme il avait fait pour leur compagnon. Dominés par leur terreur, ces exécrables brigands remirent la croix au prêtre, le conjurant, au nom de Dieu et sous peine d'être indigne de son ministère, de se rendre à Redburn, avant même de prendre de la nourriture, et de restituer la croix aux moines. Le prêtre partit sans délai pour l'oratoire du bienheureux Amphibale, rendit la croix avec respect, et raconta au prieur et aux frères tout ce qui était arrivé d'admirable à son sujet.

Fin du siège de Montsorell et siège du château de Lincoln. — Henri lève une armée. — Le légat du pape excite les soldats contre les Français et leurs adhé- (162) rents. — L'armée de Louis et des barons anglais étant arrivée à Dunstable, y passa la nuit. Au matin, elle dirigea vers le nord ses étendards et ses armes pour faire lever au plus vite le siège de Montsorel. Mais le comte de Chester, Ranulf, et les autres seigneurs assiégeants ayant été avertis par leurs espions de l'arrivée des Français, abandonnèrent leur entreprise et se retirèrent au château de Nottingham, bien résolus à observer de ce point la marche des ennemis. Les barons, après avoir ravagé sur leur route, selon leur coutume, toutes les églises et les cimetières, arrivèrent devant le château de Montsorel, et, voyant que le siège était levé, ils se décidèrent, d'un commun avis, à marcher sur Lincoln, que Gilbert de Gant et d'autres barons, dont nous avons parlé, avaient assiégé depuis longtemps, mais en vain. En traversant la vallée de Belver, les barons abandonnèrent le pays aux ravages des brigands, et les fantassins venus de France, qui semblaient être l'écume de ce pays rejetée, comme un ramas d'immondices, sur l'Angleterre, pillèrent sans rien laisser après eux. Telle fut la pauvreté et la misère des habitants14, qu'ils n'eurent plus même les moyens de se procurer, en vêtements corporels, de quoi se couvrir les fesses et les parties honteuses. Enfin les barons, s'étant rendus à Lincoln, commencèrent à attaquer furieusement le château. Les assiégés résistèrent, répondant selon (163) leurs forces aux pierres et aux traits par des pierres et des traits mortels.

Pendant que ces choses se passaient, Guillaume Maréchal, tuteur du roi et régent du royaume, sur le conseil du légat Gallon, de Pierre, évêque de Winchester, et des autres personnages dont les avis dirigeaient les affaires de l'état, fit convoquer tous les châtelains qui tenaient pour le roi, ainsi que les chevaliers répandus dans les diverses garnisons, leur ordonnant de se trouver à Newark à la seconde férie de la semaine de la Pentecôte, pour exécuter les ordres du roi; que là il irait les joindre, et qu'on aviserait aux moyens de faire lever le siège du château de Lincoln. Ceux-ci, qui avaient un ardent désir d'en venir aux mains avec les Français excommuniés, et en même temps de combattre pour leur patrie, se rendirent avec empressement à Newark, le jour fixé. Bientôt arrivèrent le légat lui-même et les autres prélats du royaume avec une nombreuse escorte de chevaux et de gens de guerre, afin de poursuivre par les armes spirituelles et temporelles ceux qui désobéissaient au roi, et qui se montraient rebelles envers le seigneur pape. La cause qu'ils défendaient leur paraissait juste, puisqu'ils soutenaient un prince innocent et en quelque sorte étranger au péché, que l'orgueil de ses ennemis cherchait à déshériter. Lorsque tous furent rassemblés, on fit le dénombrement de l'armée, et on y trouva quatre cents chevaliers et deux cent cinquante arbalétriers environ. Quant aux sergents et aux cavaliers, leur foule était telle qu'ils (164) auraient pu au besoin tenir lieu de chevaliers. Les chefs de cette armée étaient Guillaume Maréchal et Guillaume son fils; Pierre, évêque de Winchester, fort habile dans le métier des armes15; Ranulf, comte de Chester; Guillaume, comte de Salisbury; Guillaume, comte de Ferrières; Guillaume, comte d'Albemarle. Parmi les barons on distinguait Guillaume d'Albiny, Jean Maréchal, Guillaume de Canteloup et Guillaume son fils, Falcaise, Thomas Basset, Robert de Vieux-Pont, Brien de l'Isle, Geoffroy de Luci, Philippe d'Albiny, ainsi que plusieurs châtelains expérimentés dans l'art militaire. Tous demeurèrent trois jours à Newark pour faire respirer hommes et chevaux: pendant ce temps, ils se confessèrent de leurs péchés, s1i fortifièrent en recevant le corps et le sang du Seigneur, et demandèrent à Dieu de les protéger contre les efforts de leurs ennemis. Ainsi tous, par ces pieux préparatifs, se disposaient à vaincre ou à mourir pour la justice.

Enfin la sixième férié de la semaine de la Pentecôte, après la célébration des divins mystères, le légat, souvent nommé, se leva: il fit ressortir aux yeux de tous combien la cause de Louis et des barons ses adhérents était inique, rappela l'excommunication dont ils avaient été frappés pour cela, et leur ségrégation de l'unité de l'Église. Puis, pour inspirer une nouvelle ardeur a l'armée, il se revêtit d'habits blancs, et, au (165) milieu d'un clergé nombreux, il excommunia nominalement Louis ainsi que ses complices et fauteurs, et spécialement tous ceux qui, à Lincoln, faisaient le siège du château contre le roi d'Angleterre: Il excommunia en même temps la ville entière, c'est-à-dire le contenant et le contenu. Quant à ceux qui avaient pris part en personne à la présente entreprise, il leur accorda, en vertu de l'autorité qu'il tenait du Dieu tout-puissant et du saint-siége apostolique, pleine rémission des péchés dont ils se seraient confessés de cœur, et il leur promit les récompenses du salut éternel au jour de la rétribution des justes. Après cela, il donna l'absolution générale et sa bénédiction aux troupes. On s'arma sur-le-champ, tous montèrent à cheval avec ardeur, et le camp fut levé au milieu des cris de joie. Étant venus au bourg de Stowe, à une distance de huit milles de Lincoln, ils y passèrent la nuit sans rien craindre. Le lendemain matin l'année, partagée en sept corps de bataille, marcha en bon ordre aux ennemis. Ce qu'elle redoutait par-dessus tout, c'était que ceux-ci prissent la fuite avant son arrivée. Les arbalétriers servaient, comme toujours, d'avant-garde, et ils se tenaient à une distance d'un mille environ. Les bagages, les chariots, les bêtes de somme, chargés de vivres et de toutes choses nécessaires, suivaient par derrière cette grande armée. Les enseignes étaient déployées, les boucliers brillaient au soleil: c'était enfin un spectacle formidable.

Combat entre les barons adhérents aux Français et (166) l'armée anglaise. — Victoire de Henri III. — Pillage de Lincoln. — Fuite des Français et des barons. — Mort du pape Innocent III. — Cependant les barons et les Français qui étaient à Lincoln comptaient sur le succès avec tant de sécurité, que quand on leur vint annoncer que les ennemis paraissaient, ils accueillirent la nouvelle avec des huées et des éclats de rire. Ils n'en cessèrent pas moins de lancer avec leurs mangonneaux des pierres énormes, pour battre en brèche les murs du château. Mais Robert, fils de Gaultier, et Saër, comte de Winchester, ayant appris que les ennemis approchaient, sortirent de la ville pour considérer leur marche et estimer le nombre des combattants. Après avoir examiné avec attention l'armée qui défilait, ils revinrent à Lincoln trouver leurs compagnons et leur dirent: «Ces guerriers marchent contre nous en bon ordre: cependant nous sommes bien plus nombreux qu'eux; aussi notre avis est que nous sortions de la ville, et que nous nous avancions à leur rencontre jusqu'aux abords de la montagne; si nous le faisons, nous les prendrons tous comme des alouettes.» Le comte du Perche et le maréchal leur répondirent: «Vous estimez cette armée à votre mode, nous allons sortir à notre tour pour l'examiner à la mode française.» Ils sortirent donc pour s'éclaircir eux-mêmes de la vérité du rapport. Mais ce qu'ils virent leur donna le change: car ayant aperçu du premier coup d’exil, à la suite des corps d'année rangés en bataille, les chariots et les bagages avec ceux qui les (167) gardaient, et remarquant sur ce point une grande foule et des bannières déployées, ils pensèrent qu'il y avait là presque une nouvelle armée: en effet, chaque seigneur avait deux étendards; l'un qui, nous l'avons dit, flottait sur les bagages, à une certaine distance des bataillons; l'autre qui était porté en tête du corps d'armée où chacun d'eux se trouvait, pour marquer sa place dans la bataille. Trompés de cette façon, le comte du Perche et le maréchal revinrent dans une grande incertitude vers leurs compagnons. De retour à Lincoln, ils ouvrirent l'avis (et cet avis était un ordre auquel il n'était pas permis de résister) de séparer les troupes: une partie défendrait les portes de la ville et en interdirait l'entrée aux ennemis, jusqu'à ce que l'autre partie se fût emparée du château dont la prise paraissait imminente. Cet avis fut goûté par quelques personnes, mais il déplut au plus grand nombre. On ferma donc les portes, on y mit des gardiens, et tous se préparèrent à la défense.

Les châtelains de Lincoln ayant aperçu l'armée royale qui s'approchait de la ville du côté du château, envoyèrent secrètement et par une porte de derrière, aux chefs de cette armée, un messager qui leur fit part des mesures prises dans l'intérieur de la ville. Il leur dit en même temps que s'ils voulaient, ils pouvaient entrer par une porte dérobée qui avait été laissée ouverte afin de leur donner passage. Ceux-ci ne voulurent pas entrer tous de ce côté; mais ils détachèrent Falcaise avec le corps d'armée qu'il com- (168) mandait, et tous les arbalétriers, lui recommandant d'ouvrir à l'armée les portes de la ville, ou du moins une d'elles. Ensuite toutes les troupes se dirigèrent vers la porte du nord et se disposèrent à la briser. Cependant les barons ne cessaient dé lancer contre le château, à l'aide de leurs machines, des pierres énormes; mais Falcaise étant entré dans le château avec le corps qu'il commandait et tous les arbalétriers, posta les siens sur les toits des édifices et sur les remparts du château. Aussitôt ils se mirent à lancer des traits mortels contre les destriers des barons, et renversèrent sur le sol les chevaux et ceux qui les montaient; de sorte qu'en un clin d'œil, une foule de fantassins, de chevaliers et de barons furent portés par terre. Falcaise, voyant que la plupart de ses plus illustres adversaires étaient hors de combat, sortit audacieusement du château avec les siens, et se jeta au milieu des ennemis. Mais les assaillants revinrent à la charge: il fut fait prisonnier et déjà on l'emmenait, lorsque ses arbalétriers et ses chevaliers faisant un effort désespéré réussirent à le reprendre et à le faire rentrer dans le château. Pendant ce temps, la masse de l'armée royale, après avoir brisé, quoique avec peine, les portes de la ville, y entra et s'élança impétueusement sur les ennemis; Alors vous eussiez vu les épées étinceler en tombant sur les armures, et le sol résonner sous l'effort des combattants, comme l'éclat du tonnerre ou les mugissements d'un tremblement de terre. Bientôt les gens du roi, ayant percé à coups de traits les chevaux sur (169) lesquels les barons étaient montés, et les ayant égorgés comme des pourceaux, les forces des barons diminuèrent sensiblement: car, dès que les chevaux tombaient morts à terre, les cavaliers qu'ils entraînaient avec eux étaient faits prisonniers, n'ayant personne pour les dégager. Enfin l'armée du roi ayant vaincu la résistance des barons, en faisant prisonniers la plupart des chevaliers, et en les chargeant de chaînes, attaqua, en bataillons serrés, le comte du Perche, l'enveloppa de toutes parts, et alors le poids de la bataille tomba sur les Français. Ceux-ci ayant fini par plier, on sollicita le comte de se rendre pour avoir la vie sauve; mais il se mit à jurer avec d'horribles serments qu'il ne se rendrait jamais aux Anglais qui avaient trahi leur propre roi. En entendant ces mots, un soldat de l'armée royale lui porta, à travers la visière du casque, un coup qui lui perça la tête et fit sortir la cervelle, genre de mort bien mérité, puisqu'il avait blasphémé si souvent par sa cervelle. En tombant, il n'invoqua point le Seigneur ni ne prononça une seule parole; mais il mourut dans sa colère et dans son orgueil, et descendit aux enfers. Les Français voyant que la plupart des leurs avaient succombé, se mirent à fuir, cavaliers et fantassins; mais cette fuite n'eut pas lieu sans grands malheurs pour eux: car un des battants de la porte du midi par laquelle ils cherchaient à s'échapper se refermant sans cesse, à cause d'une traverse de bois qui le joignait au côté opposé, arrêtait les fuyards dans leur retraite. Chaque fois que les cava- (170) liers arrivaient et se pressaient pour sortir, ils étaient obligés de descendre pour ouvrir la porte, et sitôt qu'ils étaient dehors, la traverse de bois reprenait sa première position. Ainsi cette porte opposa aux fuyards un fâcheux et funeste obstacle. Après avoir brisé l'orgueil des barons et des Français, les chevaliers de l'armée du roi les poursuivirent dans leur fuite; mais quoiqu'il y en ait eu un grand nombre de pris, ce ne fut qu'une poursuite pour la forme. Car, si les liens de la parenté et de la patrie, qui se font jour dans les circonstances d'extrême nécessité, n'avaient point favorisé leur fuite, pas même un seul fantassin n'eut échappé, et tous eussent été pris par famine. Disons, sans plus de détails, qu'on fit prisonniers parmi les barons, chefs des confédérés, Saër, comte de Winchester, Henri de Bohun, comte de Héreford, Gilbert, comte de Gant, que Louis avait fait naguère comte de Lincoln. Quant au comte du Perche, son orgueil obstiné fut cause qu'il reste à Lincoln depuis ce temps-là jusqu'aujourd'hui. Parmi les autres barons furent pris Robert, fils de Gaultier, Richard de Muntfichet, Guillaume de Mowbray, Guillaume de Beauchamp, Guillaume Munduit, Olivier d'Harcourt, Roger de Cressy, Guillaume de Coleville, Guillaume de Ros, Robert de Ropesle, Raoul Cheinduit, et beaucoup d'autres qu'il serait trop long d'énumérer. On s'empara aussi de quatre cents chevaliers, sans compter les sergents et les combattants à cheval et à pied dont il serait difficile d'assigner le nombre. Le comte du Perche fut (171) enterré dans le jardin de l'hôpital, hors de la ville. Regnault, surnommé le Croc (?), brave chevalier du vasselage de Falcaise, fut tué dans ce combat et enseveli honorablement dans l'abbaye de Crokeston. Il y périt aussi, du côté des barons, un sergent que nul ne connaissait, et qui, comme excommunié, fut enterré hors de la ville dans un carrefour. On assure que dans un combat si important, ces trois-là seuls perdirent la vie.

Après ce succès, les troupes du roi trouvèrent dans les rues de la ville le bagage des barons et des Français avec leurs bêtes de somme, leurs chariots, leur vaisselle d'argent et divers objets et ustensiles précieux. Tout cela tomba sans difficulté au pouvoir des vainqueurs. La ville fut pillée jusqu'à la dernière pièce de monnaie, sans qu'on respectât aucune des églises. Tous les coffres avec les armoires16 furent brisés à coups de bâche et de maillet. On fit main basse sur l'or et l'argent qu'on y trouva, les étoffes de diverses couleurs, les ornements de femmes, les anneaux d'or, les coupes précieuses et les pierreries. L'église cathédrale elle-même ne put échapper au sort qu'avaient subi les autres. Car le légat avait donné entière liberté aux gens de guerre de traiter les chanoines comme des excommuniés, comme des gens qui depuis le commencement de cette guerre s'étaient montrés les ennemis de l'église romaine et du roi son vassal. Le motif principal de cet arrêt fut sans doute que les (172) chanoines possédaient quelque chose qu'on pouvait leur ravir. Car c'est la coutume des Romains d'inventer facilement des prétextes quand leur inimitié trouve sujet à piller. Le précenteur de l'église cathédrale, Geoffroi de Drepinges, ne put se consoler d'avoir perdu onze mille marcs d'argent. Enfin, quand les vainqueurs eurent enlevé tout ce qui pouvait se vendre, en sorte qu'il n'y avait pas de coin dans les maisons qui n'eût été fouillé, chacun revint vers son seigneur, chargé de butin. Alors on proclama dans la ville la paix17 du roi Henri, et on se mit à faire bonne chère et à boire en grande allégresse. Ce combat, qu'on appelle, en dérision de Louis et des barons, la foire de Lincoln, fut livré le quatorzième jour avant les calendes de juin, le samedi de la semaine de la Pentecôte; il commença entre la première et la troisième heure; mais avant la neuvième heure toutes les affaires18 étaient closes. Cependant parmi les femmes de la ville quelques-unes se noyèrent. Pour éviter la licence et la brutalité des gens de guerre, elles étaient entrées dans des barques petites et fragiles, elles, leurs enfants, leurs servantes et ce qu'elles avaient de plus précieux. Elles périrent en route. On fit des fouilles dans la rivière, et l'on trouva des vases d'argent et beaucoup d'autres richesses qui profitèrent à ceux qui les découvrirent. En effet, les barques avaient (173) été trop chargées, et les femmes qui les montaient ne savaient pas les conduire. Lorsque tout fut réglé de ce côté, Guillaume Maréchal ordonna aux châtelains de retourner chez eux avec leurs prisonniers, et de les tenir sous bonne garde jusqu'à ce que le roi leur eût fait connaître sa volonté. Le jour même ledit Maréchal, avant de prendre de la nourriture, revint trouver le roi; il lui raconta devant le légat tout ce qui était arrivé. Le roi et le pontife rendirent grâces au Seigneur en pleurant; mais c'étaient des larmes de joie auxquelles le rire succéda bientôt. Le lendemain matin, des messagers apportèrent au roi la nouvelle que la garnison de Montsorel avait abandonné cette forteresse et avait pris la fuite. Le roi envoya alors au vicomte de Nottingham l'ordre de se rendre en personne à Montsorel, de détruire ce château et de le raser complètement.

Quand le comte du Perche eut succombé comme nous l'avons dit, tous-les fuyards, tant cavaliers que fantassins, avaient dirigé leur course vers la ville de Londres. Au premier rang se trouvaient le maréchal de France, le châtelain d'Arras et une foule de Français. Mais avant d'avoir pu rejoindre leur prince Louis, beaucoup d'entre eux, et principalement presque tous les fantassins, furent tués: car les habitants des villages par où ils passaient s'étant armés d'épées et de bâtons, leur coupèrent la retraite et en égorgèrent ou assommèrent un grand nombre. Deux cents chevaliers environ réussirent à gagner Londres et se présentèrent à leur seigneur Louis, lui racontant cet (174) événement désastreux. Celui-ci les accueillit avec d'amères railleries: «C'est parce que vous avez fui, leur dit-il, que vos compagnons ont été pris: si vous étiez restés sur le champ de bataille, vous eussiez évité à vous-mêmes comme à vos compagnons le danger d'être pris ou tués.» On doit croire que ce fut le juste jugement de Dieu qui frappa de ce malheur Louis et les barons d'Angleterre, qui depuis près de deux ans étaient enveloppés dans les liens de l'excommunication: s'ils n'eussent été châtiés par la vengeance divine,les hommes auraient pu dire en leurs cœurs: il n'y a pas de Dieu»; et alors on n'en eût plus trouvé, pas même un seul, qui voulût pratiquer le bien.

Cette même année, le pape Innocent, après avoir siégé pendant dix-huit ans, cinq mois et quatre jours, paya tribut à la nature humaine, le dix-sept avant calendes d'août. Il eut pour successeur Honorius qu'on appelait précédemment Cincius, et qui siégea dans la chaire romaine pendant dix ans, sept mois et dix-neuf jours.

Louis demande à son père des secours. — Eustache le moine est envoyé avec des vaisseaux et des subsides. — Il est battu et pris. — Vers le même temps, Louis, désespéré de l'échec qu'il avait éprouvé à Lincoln et craignant de ne pouvoir réussir dans son entreprise, prit le meilleur parti qui lui restât. Ce fut d'envoyer des députés à son père et à Blanche son épouse et dame, leur annonçant les dommages irré- (175) parables  que lui et les barons d'Angleterre avaient essuyés à Lincoln, et qu'il avait la douleur d'attribuer à Dieu plutôt qu'aux hommes; ajoutant que la supériorité du roi d'Angleterre en était venue au point que les troupes de ce dernier parcouraient à main armée toutes les provinces autour de Londres, et lui avaient déjà ôté à lui et à ses amis les moyens d'en sortir. «Moi et les miens, disait-il, sommes dépourvus de tous les objets nécessaires à notre usage, et quand même les gens de Londres les posséderaient en superflu (ce qui n'est pas), nous n'aurions pas de quoi nous les procurer. Aussi je  vous fais savoir que nous sommes hors d'état ou de résister ou de quitter l'Angleterre, si vous ne me faites passer des troupes et des subsides.» Lorsque le père apprit que son fils, et la femme que son mari était dans une pareille extrémité, leur consternation fut grande. En recevant cette nouvelle, le roi de France demanda si Guillaume Maréchal était vivant: «Oui, répondirent les députés. — Alors, reprit le roi, je ne crains rien pour mon fils.» Cette parole fit toujours planer sur Guillaume Maréchal le soupçon de trahison. Comme le roi Philippe ne voulait pas se hasarder à secourir son fi!s excommunié, après avoir été maintes fois et vivement réprimandé par le pape pour le consentement qu'il lui avait donné, il abandonna à l'épouse de Louis le soin de cette affaire. Celle-ci s'acquitta avec activité du devoir qu'on lui confiait, et en peu de temps elle fit passer au secours de son mari trois cents chevaliers de renom parfaitement équipés, ac- (176) compagnés d'une forte troupe d'hommes d'armes. Mais ces préparatifs ne pouvaient échapper au roi d'Angleterre, qui, ayant réuni toutes ses forces,occupait les côtes méridionales avec une nombreuse armée, et se disposait à faire le siège de la ville de Londres. Le roi, sur le conseil du grand maréchal, chargea Philippe d'Albiny, et Jean Maréchal. avec les commandants des cinq forts et une foule d'hommes d'armes, de se tenir en observation sur les bords de la mer et de mettre obstacle au débarquement des Français.

Cependant, le jour de saint Barthélémy apôtre, la flotte française fut confiée au moine Eustache, homme chargé de crimes, qui devait la conduire en sûreté jusqu'à Londres et la remettre tout entière au. pouvoir de Louis19. Les chevaliers dont nous avons parlé s'étant mis en mer, eurent en poupe un vent favorable qui les poussait rapidement vers les côtes d'Angleterre. Ignorant les pièges qui leur étaient dressés, ils avaient déjà parcouru en mer un grand espace en peu de temps, lorsque des pirates anglais vinrent les prendre en travers et observèrent la flotte ennemie, qui se composait de quatre-vingts gros navires et d'un plus grand nombre de vaisseaux moins forts et de galères20 armées en guerre. Les Anglais re- (177) doutèrent d'abord d'engager un combat naval. n'ayant qu'une flotte bien inférieure en nombre, puisque, tout compte fait, en galères et autres navires, elle n'excédait pas quarante bâtiments. Mais le souvenir de ce qui s'était passé à Lincoln et de cette victoire remportée par peu de gens contre beaucoup, enflamma leur courage, et ils se décidèrent à attaquer intrépidement l'ennemi par derrière. Dès que les Français s'aperçurent de ce dessein, ils se couvrirent de leurs armes et résistèrent aux assaillants avec vigueur, quoique sans succès. Philippe d'Albiny donna ordre à ses arbalétriers et à ses archers de lancer contre les Français des traits mortels, qui bientôt semèrent parmi eux le carnage et la mort. Les Anglais avaient en outre à leurs galères des éperons de fer, qui faisaient trou dans les vaisseaux de leurs adversaires et les coulaient à fond en un moment. Ils se servaient aussi de chaux vive, réduite en poussière très-menue, qu'ils jetaient dans les airs et qui, lancée parle vent, entrait dans les yeux des Français et les aveuglait. La mêlée devint furieuse; mais les Français, qui n'avaient pas l'ha- (178) bitude de combattre sur mer, eurent bientôt un désavantage prononcé. Les Anglais, gens de guerre et outre cela expérimentés dans les manœuvres navales, les perçaient de traits et de flèches, les traversaient avec leurs lances, les égorgeaient avec les couteaux les massacraient à coups d'épée, faisaient sombrer les vaisseaux et noyaient leurs ennemis' enfin les aveuglaient avec la chaux. Tout espoir d'être aidés ou secourus s'était évanoui: nul moyen de fuir. Dans cette extrémité, un grand nombre de Français se jetèrent d'eux-mêmes dans les flots, pour ne pas tomber entre les mains des vainqueurs; aimant mieux mourir que de laisser à leurs adversaires le plaisir de disposer d'eux, selon ce précepte de Sénèque: «Mourir au gré de son ennemi, c'est mourir deux fois.» Après avoir fait prisonniers les plus nobles Français qui survivaient, les Anglais vainqueurs traînèrent à la remorque tous les vaisseaux que leur courage avait conquis, et, joyeux de leur victoire, se dirigèrent à force de voiles vers Douvres, louant le Seigneur dans ses œuvres. Les chevaliers du château, s'étant aperçus de ce succès inespéré dû à la volonté de Dieu, allèrent au-devant des Anglais qui arrivaient et enchaînèrent étroitement les malheureux Français. Au nombre des prisonniers se trouva le moine Eustache, ce traître au roi d'Angleterre, cet exécrable pirate dont on désirait beaucoup s'emparer et qu'on découvrit, après l'avoir longtemps cherché, caché à fond de cale dans la sentine d'un vaisseau. Lorsqu'il se vit prisonnier, Eus- (179) tache offrit, pour conserver la vie et les membres, une énorme somme d'argent et promit de servir fidèlement à l'avenir le roi d'Angleterre. Mais Richard21, fils bâtard du roi Jean, mit la main sur lui et s'écria: «Désormais, infâme traître, tu ne tromperas plus personne en ce monde par tes fausses promesses.» Puis, tirant son épée, il lui coupa la tête. Les officiers royaux se saisirent de tout le butin trouvé dans les vaisseaux français et qui se composait d'or, d'argent, d'étoffes de soie et d'armes. Après avoir mis les prisonniers en lieu de sûreté, Philippe d'Albiny fit savoir au roi ce qui était arrivé: celui-ci, reconnaissant de la victoire que lui avait accordée la protection céleste, rendit gloire au Seigneur, dont la providence, partout et toujours admirable, règle les choses humaines. Lorsque la nouvelle de ce désastre parvint à Louis, il en fut encore plus consterné que de la défaite éprouvée à Lincoln.

L'armée du roi Henri marche sur Londres. — Paix entre le roi et Louis. — Teneur du traité. — Détails. — Les croisés de Cologne et ceux de la Frise partent pour la Terre-Sainte. — Quelques-uns s'arrêtent en Portugal. — Aussitôt le grand maréchal, qui dirigeait le roi et le royaume, rassembla une puissante armée de chevaliers et de vassaux, et, suivi de forces nombreuses, il vint mettre le siège devant Londres, la bloquant par terre et par eau. En enle- (180) vant aux assiégés tout moyen de se procurer des vivres, il comptait les forcer à se rendre. Louis, se trouvant dans une position si difficile, fit savoir au légat et au grand maréchal qu'il consentait à agir selon leurs conseils, en sorte toutefois qu'ils lui procurassent une paix convenable qui pût mettre son honneur à couvert et ne pas léser les intérêts de ses partisans; Le légat et le maréchal, de qui toute cette affaire dépendait absolument et qui ne désiraient rien tant que la délivrance de Louis, par égard pour la couronne de France, qu'ils tenaient à ménager malgré leurs motifs de ressentiment et de colère, lui firent remettre un projet de paix rédigé par écrit, s'engageant formellement, si Louis l'acceptait, à faire en sorte qu'il pût sortir d'Angleterre librement et paisiblement, lui et tous ses amis; lui déclarant, en même temps, que pareille condescendance trouvait chez beaucoup de gens une opposition très-vive et exprimée sans aucun ménagement: et qu'eux-mêmes, s'il ne consentait pas à la présente paix, feraient tous leurs efforts pour sa perte et pour sa ruine. Lorsque Louis et ses conseillers eurent examiné la pacification proposée, ils ne demandèrent pas mieux que de quitter l'Angleterre pour se retirer en un pays dont le séjour fût plus agréable. Louis demanda alors au légat et au grand maréchal qu'ils lui donnassent un jour et un lieu fixes pour terminer la négociation commencée. Les deux partis étant d'accord, une entrevue eut lieu près du bourg de Staines, dans une île de la Tamise, à l'effet de rétablir la paix. Le roi (181) Henri s'y trouva d'une part accompagné du légat, du grand maréchal et de beaucoup d'autres; Louis d'autre part avec les barons et les autres seigneurs de sa suite. Là, avec la coopération de la grâce divine, le troisième jour avant les ides de septembre, la paix fut conclue aux conditions suivantes:

Avant tout, Louis et tous ceux de son parti qui avaient été excommuniés avec lui jurèrent, la main étendue sur les saints et sacrés Évangiles, de se soumettre au jugement de la sainte Église, et d'être fidèles à l'avenir au seigneur pape et à l'église romaine. Louis jura aussi de sortir incontinent, avec tous les siens, du royaume d'Angleterre, et de n'y jamais rentrer à mauvaise intention tant qu'il vivrait; d'engager son père Philippe, autant qu'il le pourrait faire, à rendre au roi d'Angleterre Henri toutes ses possessions d'outre-mer, et de faire pacifiquement cette restitution, aussitôt que lui-même serait roi. Il jura de plus de rendre incontinent au roi et aux siens tous les châteaux et possessions dont, pendant la guerre, lui et les siens s'étaient emparés dans le royaume. De son côté le roi d'Angleterre, la main étendue sur les saints et sacrés Évangiles, jura, et avec lui le légat et le maréchal, qu'on rendrait aux barons d'Angleterre et à tous autres hommes du royaume leurs droits et leurs héritages, ainsi que toutes les libertés réclamées précédemment, et qui avaient été cause de la discorde élevée entre Jean, roi d'Angleterre, et les barons; que personne ne serait ni lésé ni inquiété pour avoir suivi tel ou tel parti; que les prisonniers (182) qui s'étaient rachetés avant la négociation de la présente paix, et qui s'étaient déjà libérés sur leur rançon envers leurs créanciers, ne recevraient aucune restitution de ce qui se trouverait payé; mais que, s'il restait quelque chose à acquitter, le débiteur en serait tout à fait quitte; que tous ceux qui, tant du côté du roi que du côté de Louis, avaient été faits prisonniers, soit à Lincoln, soit dans le combat naval près de Douvres, soit partout ailleurs, seraient relâchés sur-le-champ, sans aucun empêchement et sans aucune rançon ou paiement quelconque. Après quoi Louis et tous ses partisans furent absous dans la forme voulue par l'église. Alors chacun se donna avec empressement le baiser de paix; mais la plupart. palliaient leur triste joie sous des dehors trompeurs. Cela fait, Louis revint à Londres, dont les habitants, considérant son extrême pauvreté, consentirent à lui prêter cinq mille livres sterling; puis, muni du sauf-conduit du grand maréchal, il se rendit en grande hâte au bord de la mer, et de là passa en France, couvert d'une honte éternelle. Furent exceptés du bénéfice de cette absolution et de cette paix, les évêques, les abbés, les prieurs, les chanoines séculiers, et les nombreux clercs qui avaient donné aide et conseil à Louis et aux barons, particulièrement maître Simon de Langton et maître Gervais de Hobregge, qui avaient persévéré dans leur révolte avec assez d'obstination, pour faire assister Louis et les barons excommuniés aux mystères divins célébrés par dés prêtres excommuniés aussi. Le légat les priva (183) tous de leurs bénéfices, et ils furent forcés de se rendre à Rome; car, aussitôt après le départ de Louis, le légat envoya dans toutes les provinces d'Angleterre des inquisiteurs qui suspendirent tous ceux qu'ils trouvèrent coupables, ne fût-ce que d'intention, à quelque ordre qu'ils appartinssent, et sans distinction de dignité; puis les déférèrent au légat qui les dépouilla de tous leurs bénéfices, en investit les clercs, ses créatures, et les rendit tous riches avec le bien d'autrui. Hugues, évêque de Lincoln, étant venu en Angleterre, donna mille marcs pour le compte du seigneur pape, afin de recouvrer son évêché, et cent marcs de bon argent au légat lui-même. A son exemple, une foule d'ecclésiastiques, tant évêques que religieux, trouvèrent moyen, à force d'argent, de rentrer en grâce auprès du légat. Par ses exactions sans mesure, ledit légat vida la bourse des clercs et des chanoines séculiers, moissonnant ce qu'il n'avait pas semé, et remplissant ses coffres avec les contributions qu'il exigeait des uns et des autres.

Vers la même époque, les hommes braves et les guerriers de la province de Cologne et du pays de Frise se levèrent en masse. Déjà, depuis le moment où la croisade fut prêchée après le concile général, ils s'étaient mis, avec un grand zèle, à fabriquer trois cents vaisseaux pour accomplir, envers le Christ, leurs vœux de pèlerinage. Après avoir traversé la mer à voiles déployées, la plus grande partie de la flotte, montée par une nombreuse troupe de guerriers, aborda à Lisbonne. Pendant qu'ils étaient occupés (184) au siège d'un château très-fort nommé Alcazar, un différend s'éleva entre les croisés; les uns voulant aller plus loin, les autres voulant s'arrêter en cet endroit et y passer l'hiver. Alors la flotte s'étant séparée, une partie alla hiverner à Gaëte et à Sorrento(?)22. L'autre partie, commandée par deux capitaines, Guillaume, duc de Hollande, et George, comte de Wide, continua à assiéger Alcazar. Pendant ce siège, les Sarrasins réunirent contre eux une grande multitude d'ennemis; mais les fidèles, combattant avec courage, vainquirent, avec la grâce de Dieu, cette nuée d'infidèles. Un des rois de ces païens fut tué; beaucoup d'entre eux furent massacrés ou réduits en servitude. Enfin, le château d'Alcazar fut pris par les Allemands et possédé désormais par les chrétiens.

Siège et reddition du château de Newark. — L'an de grâee 1218, aux fêtes de Noël, le roi Henri tint sa cour à Northampton: Falcaise fournit à tous les frais que nécessitaient les largesses royales. Il y avait à cette époque, en Angleterre, beaucoup de gens qui, dans la dernière guerre, trouvaient fort agréable de vivre de rapines. Lorsque la paix fut conclue et tous appelés à en jouir, ceux-là ne purent s'abstenir de piller; les mains leur démangeaient. Les principaux auteurs de ces violences étaient Guillaume, comte d'Albemarle, Falcaise et ses châtelains, Robert de (185) Vieux-Pont, Brien de l'isle, Hugues de Bailleul, Philippe Marci, Robert de Gaugi, et plusieurs autres qui se permettaient de détenir les châteaux, les terres et possessions de quelques évêques et seigneurs, contre la défense du roi et le gré des propriétaires. Parmi eux Robert de Gaugi, malgré les fréquentes sommations du roi, refusait de rendre le château et la ville de Newark, avec toutes les dépendances, sur lesquelles Hugues, évêque de Lincoln, avait des prétentions légitimes. Cette résistance excita la colère du grand maréchal qui ayant, par l'ordre du roi, rassemblé une nombreuse armée, vint, accompagné dudit roi, faire le siège du château de Newark. Lorsqu'il en approcha, il fit prendre les devants à des hommes d'armes qui devaient empêcher les assiégés de sortir et de mettre le feu à la ville, comme cela se pratique ordinairement. Lorsque Robert et ses compagnons d'armes eurent appris l'arrivée des troupes royales, ils sortirent vivement du château: mais les gens du roi tombèrent sur eux, et les obligèrent de rentrer dans le château. Guillaume de Dive, chevalier du vasselage de Hugues, évêque de Lincoln, fut tué en poursuivant les ennemis à leur entrée dans la place; plusieurs autres furent blessés. Le roi et le grand maréchal en furent courroucés, et firent disposer les machines autour du château, pour renverser les murailles à l'aide des pierriers qui jouaient sans relâche. Le siège dura environ huit jours, au bout desquels les amis dudit Robert, de l'aveu même du roi, traitèrent de la paix avec (186) l'évèque de Lincoln; il fut convenu que ledit évéque donnerait à Robert de Gaugi, pour les provisions amassées dans le château, cent livres sterling. Alors le siège fut levé, et chacun se retira chez soi.

Les croisés passent de Saint-Jean-d'Acre à Damiette. — Phénomènes. — Lettre du pape Honorius à Henri III. — Siège de la tour de Damiette. — Prise de la tour. — Cette même année, fut mis à exécution le projet du seigneur pape Innocent, projet adopté dans le concile de Latran, et qui consistait à faire passer en Égypte la milice du Christ. Au mois de mai, on équipa un grand nombre de coquets23, de galères et de vaisseaux de transport. La flotte partit d'Acre; elle était montée par Jean, roi de Jérusalem, le patriarche, les évêques de Nicosie (?), d'Acre, de Bethléem; le duc d'Autriche, les grands-maîtres de l'ordre du Temple, de l'ordre des Hospitaliers de Saint-Jean, de l'ordre Teutonique de Sainte-Marie, et une foule nombreuse de chrétiens. Poussée par Borée, l'armée du Seigneur arriva heureusement le troisième jour au port de Damiette24; et quelques-uns des (187) chrétiens ayant abordé les premiers, mirent le pied sur la terre ennemie sans répandre le sang: seulement quelques cavaliers sarrasins s'étant avancés pour reconnaître les croisés, un Frison mit le genou droit en terre, et, se couvrant de son bouclier, qu'il ramenait de la main gauche, fit tournoyer sa lance de la main droite. A cette vue, un Sarrasin crut d'abord que ce n'était qu'un jeu; mais tout à coup il fut atteint par le Frison, au moment où ses compagnons lâchaient pied. Cheval et cavalier furent renversés par terre. Les fidèles, n'ayant donc trouvé aucun obstacle, campèrent et posèrent leurs tentes entre le rivage de la mer et les bords du fleuve du Nil. Dieu fît alors un miracle pour ses défenseurs; c'est qu'à leur arrivée, l'eau du fleuve, malgré son mélange avec la mer, se trouva douce et bonne à boire, tandis que plus loin, jusqu'à Casel25, qui est éloigné d'un (188) mille de Damiette en remontant, cette eau était salée. Peu après l'arrivée des chrétiens devant Damiette, eut lieu une éclipse de lune presque totale. Les chrétiens y virent le présage de la défaite des Sarrasins, et les Sarrasins de celle des chrétiens.

Vers le même temps, le pape Honorius, désirant encourager le roi dans ses vertus, lui écrivit en ces termes: «Honorius au roi d'Angleterre. Nous désirons vivement, d'après le sincère amour que nous vous portons comme au fils spécial de l'église romaine, que vous croissiez auprès de Dieu et parmi les hommes en sagesse et en âge; et nous vous donnons de grand cœur des conseils salutaires qui doivent pénétrer d'autant plus profondément dans votre âme qu'ils procèdent d'une plus vive affection de notre part. Or, comme la crainte du Seigneur est la source de vie, qu'elle préserve du péché ceux qui s'y abreuvent, qu'elle enseigne la voie du salut, qu'elle donne la confiance et la force à ceux qu'elle anime, et leur fait un rempart contre les ennemis de l'âme et du corps, nous avertissons et exhortons instamment votre sérénité royale de vous accoutumer dès l'adolescence à la crainte du Seigneur, d'y persévérer fortement; de vous garder des vices, de chercher avec le plus grand (189) zèle à vous pénétrer de vertus; de vénérer humblement l'église, qui est la fiancée du Christ, ainsi que les ministres de Dieu: c'est l'honorer que les honorer, le mépriser que les mépriser; en sorte que, marchant de grâce en grâce et de vertu en vertu, vous gouverniez le peuple qui vous est confié et le fassiez jouir d'une paix riante et d'une féconde tranquillité; que les jours de votre royauté s'ajoutent les uns aux autres; que le Seigneur multiplie les années de votre vie, et qu'enfin il vous fasse passer du royaume terrestre et périssable au royaume céleste et éternel. Et comme le caractère prend toujours l'empreinte de ceux qu'on fréquente, ayez soin de vous entourer d'amis prudents et honorables qui, sincèrement zélés pour votre salut et pour voire gloire, vous conseillent sans relâche ce qui doit plaire à Dieu et aux hommes.»

Cependant les fidèles croisés remarquèrent une tour élevée, fortement bâtie en pierres et d'une belle structure, qui était située au milieu du Nil, non loin de la ville de Damiette. Une chaîne de fer d'une grosseur énorme partait de cette tour, barrait le fleuve, et allait rejoindre la ville située sur l'autre rive du Nil. Tous furent d'avis de s'emparer de cette tour avant d'assiéger Damiette; mais les Frisons, d'après leur impétuosité habituelle, traversèrent le Nil et se saisirent des bêtes de somme des Sarrasins; puis, résolus à camper sur la rive opposée, ils soutinrent plusieurs combats contre les païens qui sortaient de la ville pour venir à eux. Le patriarche réussit à les faire obéir et à les rappeler. En effet, il paraissait dange- (190) reux aux chefs de l'armée chrétienne de laisser derrière eux le pays couvert de païens. Or les chefs de la milice du Christ étaient fort désireux de s'emparer de la tour du Nil; mais ils voyaient bien qu'on ne pouvait la prendre par famine à cause du voisinage de la ville; ni en minant le terrain, puisque cette tour était entourée d'eau; ni au moyen des pierriers et des trébuchets, puisqu'on en avait essayé pendant plusieurs jours sans arriver à aucun résultat. Les fidèles s'arrêtèrent alors unanimement à ce projet: ce fut d'attacher ensemble les vaisseaux et les coquets, de disposer des échelles à l'extrémité des mais et d'y faire manœuvrer des arbalétriers et des hommes d'armes qui pussent mener l'affaire à bonne fin. Alors le duc d'Autriche et le grand maître des hospitaliers de Saint-Jean firent construire deux coquets et deux échelles qui furent dressées contre la tour, vers la fête de Saint-Jean-Baptiste. Les Sarrasins se défendirent avec vigueur, et, par un affreux malheur, l'échelle des hospitaliers se rompit, et précipita dans le fleuve les guerriers dont elle était chargée. La seconde échelle, celle du duc d'Autriche, fut brisée pareillement, ainsi que le mât qui la soutenait; une foule de nobles chevaliers et autres gens d'armes furent noyés dans le Nil. Il est pieux de croire que leurs âmes, couronnées d'un victorieux martyre, furent enlevées au ciel. A cette vue, les Égyptiens se réjouirent; ils poursuivirent les fidèles de leurs railleries, et firent sonner en dérision leurs trompettes, tandis que la douleur et le chagrin régnaient dans le (191) camp chrétien. Les Frisons et les Allemands, qui avaient pour chef le comte Adolphe du Mont, seigneur illustre et puissant, n'en disposèrent pas moins un vaisseau dont ils firent une espèce de forteresse, et construisirent un petit château en haut du mât. Ce vaisseau fut exposé au feu grégeois et aux traits lancés par ceux qui combattaient du haut des remparts de la ville et de la tour, et sur le pont26. Le feu s'y étant mis, les chrétiens commencèrent à craindre qu'il ne fût entièrement consumé; mais ses défenseurs s'empressèrent d'éteindre la flamme et firent beaucoup de mal aux Sarrasins par les traits des arbalétriers, montés sur ledit vaisseau. Pendant que les efforts se portaient de ce côté, les autres navires de la flotte chrétienne, bien garnis de moyens de défense, s'approchèrent et jetèrent l'ancre dans les fondements de la tour, non sans éprouver de grandes pertes en hommes et en choses. Le landgrave de Thuringe, époux de sainte Élisabeth, périt en cette occasion.

Cependant, grâce à la nécessité qui est mère de l'industrie, et par les soins de quelques architectes, qui furent secondés par les ressources et le zèle des Allemands et des Frisons, on parvint à attacher ensemble deux coquets avec des pièces de bois et de fortes cordes; on y dressa quatre mâts et autant d'antennes, à l'extrémité desquels on construisit un petit château établi en poutres et en cloisons solides, (192) recouvert en outre de cuir pour amortir l'effet des machines ennemies. Au dessous du château on dressa une échelle suspendue par des cordes énormes et dépassant la proue de trente coudées. Ces ouvrages immenses furent terminés en très-peu de temps. Les chefs de l'armée chrétienne furent invités à venir les visiter, afin que, s'il y avait quelque défaut auquel les ressources ou les forces de l'homme pussent remédier, on s'empressât d'y pourvoir. Mais les chefs ayant déclaré qu'ils n'avaient point vu jusqu'alors d'ouvrages en bois aussi considérables et aussi parfaits, les fidèles furent d'avis qu'il fallait se hâter d'approcher cet engin de la tour; car leurs machines à force de chocs avaient réussi à rompre en grande partie le pont [de bois] qui conduisait les ennemis de la foi, de la ville à la tour. La sixième férie avant la fête de saint Barthélémy, on fit une procession nu-pieds, en chantant des psaumes et des litanies et en implorant humblement le secours divin, afin que l'entreprise ne fût arrêtée ni par jalousie ni par fol orgueil de la part des nations diverses qui composaient l'armée chrétienne. Les chefs exhortèrent un grand nombre de croisés à prendre part à l'attaque, quoique les Frisons et les Allemands pussent suffire à remplir et à gouverner les vaisseaux.

Enfin, la sixième férie de l'octave du-bienheureux Barthélémy, quoique le Nil eût débordé et que la violence des eaux contrariât beaucoup les opérations la machine fut mise en mouvement non sans de grands obstacles et de grands dangers. Le vaisseau qui la (193) traînait s'avança à pleines voiles, tandis que le patriarche et le clergé marchaient pieds nus sur le rivage en adressant des prières au Seigneur. Au moment d'approcher de la tour, les deux coquets unis ensemble qui supportaient la machine ne purent d'abord être tournés du côté27 de l'ouest. La direction qu'ils suivaient en droite ligne les aurait entraînés vers le rivage au nord, si l'on n'eût réussi à les rendre immobiles avec les cordes et les ancres, malgré la force du courant et quoique les eaux grossies vinssent les repousser sans cesse. Les Sarrasins, s'en étant aperçus, dressèrent six machines sur les tours de la ville, afin de briser l'ouvrage des chrétiens; mais l'une d'elles, plus à craindre que les autres, fut bientôt rompue et hors de service. Ils n'en continuèrent pas moins à lancer sans relâche d'énormes pierres. Le navire qui traînait la machine, se trouvant placé au pied de la tour, ne fut pas exposé à un moindre péril; car le feu grégeois lancé du haut de la tour venait tomber comme la foudre et jetait l'effroi parmi les fidèles; mais on l'éteignait avec un mélange de vinaigre et de sable et les autres moyens ordinaires. Alors les chrétiens, qui mettaient en jeu la machine dont j'ai parlé, tentèrent une attaque terrible, tandis que le patriarche était prosterné sur le sol devant le bois de la croix et que le clergé, debout et pieds nus, s'adressait au ciel. Les ennemis de la croix et les défenseurs de la tour se présentèrent la (194) lance en arrêt et arrosèrent d'huile la partie antérieure de l'échelle. Puis, y lançant le feu grégeois, ils pesèrent de tout leur poids sur la tête de l'échelle, en sorte que le pont-levis, qui déjà s'était abaissé sur les créneaux de la tour, perdit son point d'appui. Celui qui portait la bannière du duc d'Autriche tomba de l'échelle; les païens s'emparèrent de la bannière du duc avec de grandes railleries, et, se croyant déjà vainqueurs, firent retentir les airs de leurs bruyantes vociférations. Les chrétiens, à cette vue, se prosternèrent pour supplier, et ne cessèrent d'invoquer le Seigneur en battant des mains28. Cette pieuse dévotion du peuple chrétien et cette élévation des mains vers le ciel portèrent leur fruit. La bonté divine releva l'échelle et les larmes des fidèles éteignirent l'incendie. Aussitôt les soldats de la croix reprirent courage; et, à coups de lances, d'épées, de massues, de flèches et autres armes offensives, ils engagèrent un combat furieux avec les défenseurs de la tour. Un jeune homme du diocèse de Liège, d'un courage éprouvé, parvint le premier sur les remparts; un autre jeune homme du pays de Frise y arriva à son tour: il tenait à la main un fléau de fer pareil à ceux dont on se sert pour battre le blé, mais fait exprès pour les combats. Il en donnait à droite et à gauche des coups terribles qui renversaient les ennemis de la foi: il atteignit même un Sarrasin qui portait l'éten- (195) dard jaune du soudan et s'empara de ce trophée. Bientôt les chrétiens parvinrent sur le haut de la tour les uns après les autres, et, malgré la résistance vigoureuse et acharnée qu'ils rencontrèrent, triomphèrent enfin des païens. Pour les fidèles, la joie et l'enthousiasme de la victoire succédèrent aux pleurs et aux gémissements. La foule des Sarrasins, pressée dans l'étroit espace sur lequel elle combattait, chercha à s'échapper en se jetant par les fenêtres: un grand nombre, ne pouvant boire le fleuve, périrent noyés: cent d'entre eux environ furent pris vivants et réservés pour être mis à rançon. Mais les Sarrasins qui s'étaient retirés dans les tours intérieures allumèrent des flammes qui produisirent une chaleur si insupportable sur la plate-forme de la tour, que les chrétiens vainqueurs furent obligés de se replier sur les échelles. Alors les soldats du Christ abaissèrent un pont qui avait été disposé à cet effet dans la partie inférieure de la machine et le joignirent au pied de la tour, défendu de tous côtés par la profondeur des eaux. Les fidèles attaquèrent à coups de maillets de fer la porte de la tour que les Sarrasins barricadaient à L'intérieur. La machine restait toujours immobile auprès de la tour; mais les ais qui composaient les échelles furent en grande partie disjoints. Quoique l'ouvrage en bois des chrétiens eût été percé en plusieurs endroits par les coups des machines ennemies, il n'en resta pas moins inébranlable depuis la neuvième heure de la sixième férie (196) jusqu'à la dixième heure de la férie suivante29. Enfin, les Sarrasins se voyant hors d'état de défendre la tour plus longtemps, demandèrent à traiter de la paix et se rendirent au duc d'Autriche, sous promesse d'avoir la vie sauve. Maîtres de la tour, les fidèles la réparèrent, y mirent des vivres et une garnison et espérèrent soumettre bientôt pareillement la ville de Damiette.

Mort de Saphadin. — Destruction des murs de Jérusalem. — Arrivée en Terre-Sainte de divers croisés. — Attaque des Sarrasins. — Inondation du Nil désastreuse pour les chrétiens. — Peste. — Translation de saint Ulstan et faits divers en Angleterre. — Après la prise de la tour construite au milieu du Nil, Saphadin, cet homme vieilli dans le mal, qui avait dépouillé ses neveux, et qui avait usurpé à force de crimes le royaume d'Asie, mourut, dit-on, de la douleur qu'il ressentit de cette perte, et fut enterré dans l'enfer. Il eut pour successeur son fils Coradin, prince cruel et sans pitié, qui, furieux contre les chrétiens à cause du siège de Damiette, fit détruire, en dedans et en dehors, l'illustre ville de Jérusalem, et réduisit en monceaux de ruines les murailles et les tours à l'exception du temple du Seigneur et de la tour de David. Les Sarrasins eurent d'abord le projet de renverser le glorieux tombeau du Christ. Ils pro- (197) férèrent même cette menace dans la lettre qu'ils écrivirent aux habitants de Damiette pour leur promettre du secours. Mais ce lieu avait une telle réputation de sainteté, que personne d'entre eux n'osa y porter la main; car il est écrit dans l'Alcoran, qui est le livre de leur foi, que Jésus-Christ notre Seigneur, a été conçu et est né de la vierge Marie, qu'il a vécu sans péché parmi les hommes; ils avouent même qu'il est prophète et plus que prophète. Ils assurent qu'il a rendu la vue aux aveugles, qu'il a guéri les lépreux et qu'il a ressuscité les morts; qu'enfin son ascension au ciel est une chose véridique. Aussi, quand à l'époque des trêves, leurs sages se rendaient à Jérusalem et demandaient qu'on leur montrât le livre des Évangiles, ils le baisaient et ne pouvaient retenir leur admiration pour la pureté de la loi que le Christ a enseignée, et surtout pour l'évangile de saint Luc: «Gabriel a été envoyé, etc.,» que leurs lettrés relisent et répètent sans cesse. Leur loi que, sous la dictée du diable et par le ministère du moine apostat et hérétique Sergius, Mahomet a écrite en arabe, et a donnée aux Sarrasins, a commencé par le glaive, est maintenue par le glaive et finira par le glaive. Ce Mahomet était un ignorant, comme il le témoigne lui-même dans son Alcoran. Il ne prêcha que ce que l'hérétique plus haut nommé lui dictait, et comme il était puissant et chef chez les Arabes, c'est par la violence qu'il fit observer sa loi. Luxurieux et guerrier comme il était, il donna une loi d'impureté et de vanité, bonne pour des gens qui vivent dans la (198) chair et qui n'ont en vue que la volupté; tandis que la loi du Christ s'appuie sur la vérité et la pureté, la superstition des Sarrasins n'a pour soutiens qu'une crainte toute mondaine et humaine et que les plaisirs des sens.

Lorsque la tour de Damiette eut été conquise, comme nous l'avons dit, une foule de pèlerins, sortis de diverses contrées, voulurent contribuer à la sainte expédition prêchée à cette époque. Parmi eux on remarquait Pelage, évêque d'Albano et légat du saint-siége apostolique, ainsi que maître Robert de Courçon et beaucoup d'autres Romains. Plusieurs évêques arrivèrent aussi avec le comte de Nevers qui, lorsque le péril fut imminent, se retira au grand détriment des chrétiens. On distinguait aussi un illustre seigneur, Ranulf, comte de Chester, venu du royaume d'Angleterre avec Saër, comte de Winchester, Guillaume, comte d'Arondel, plusieurs barons tels que Robert, fils de Gaultier, Jeau, constable de Chester, Guillaume de Harcourt, tous suivis de nombreux vassaux, et Olivier, fils du roi d'Angleterre30. Le comte de la Marche, le comte de Bar [sur Seine] avec son fils, Guillaume de Chartres, Ithier de Tacy, Henri de Ourson et beaucoup d'autres se rendirent aussi en Égypte.

Peu après, le jour de la fête du bienheureux Denys, les Sarrasins parurent à l'improviste avec des (199) galères montées par des hommes d'armes; ils assaillirent la tête du camp où était le quartier des Romains; mais une petite troupe de chrétiens suffit pour les repousser et leur faire regagner précipitamment leurs galères; ils ne purent cependant éviter ni les épées de ceux qui les poursuivaient, ni les eaux du fleuve. Il y en eut environ quinze cents de noyés dans le Nil, comme les fidèles l'apprirent ensuite des païens eux-mêmes. Le jour de la fête du bienheureux Démétrius, au point du jour, ils dirigèrent une seconde attaque sur le camp des templiers, mais ils firent peu de mal aux fidèles; car la cavalerie légère des chrétiens les mit en fuite jusqu'au pont qu'ils avaient construit fort loin de là, et cinq cents d'entre eux environ furent tués en cet endroit par les croisés.

Après ces différents succès, la veille de Saint-André, apôtre, au milieu de la nuit, les flots de la mer grossirent tout à coup et vinrent en refoulant porter l'effroi jusqu'au camp des fidèles qui, de l'autre côté, se trouvaient pris à l'improviste par l'inondation du Nil. Les tentes nageaient dans l'eau, les provisions étaient complètement gâtées. Les poissons du fleuve et les poissons de la mer pénétraient sans crainte avec l'eau qui les portait, dans les chambres où reposaient les chrétiens. On pouvait les prendre à la main, quoiqu'on se fût bien passé de pareille pêche. Ce qui sauva l'armée, ce fut qu'un vaste fossé, creusé précédemment pour un tout autre usage, arrêta l'inondation; sans quoi, la mer unie au fleuve aurait entraîné jusque chez les ennemis hommes et bêtes de (200) somme, vaisseaux, provisions et armes. Cependant les quatre coquets sur lesquels on avait dressé les machines pour prendre la tour, ne purent échapper au péril. La force du vent les poussa sur la rive opposée et presque- d'un seul coup avec un cinquième vaisseau engagé parmi les quatre autres; et les chrétiens eurent la douleur de les voir brûler sous leurs yeux par le feu grégeois. Dieu épargna le grand ouvrage de bois que les Frisons et les Allemands avaient construit, et qui avait causé la prise de la tour. Quant aux vaisseaux chargés qui étaient à l'ancre dans le port, les cordes se rompirent tout à coup, et ils furent submergés.

Vers le même temps, une maladie pestilentielle, à laquelle tout l'art des médecins ne pouvait trouver de remèdes, fit de grands ravages dans l'armée. On était saisi d'une douleur soudaine aux pieds et aux jambes; bientôt la chair devenait noire et se corrompait. Une tumeur noire et dure faisait gonfler les gencives31, et ôtait aux dents la faculté de mâcher les aliments. Beaucoup de chrétiens, après avoir longtemps souffert, passèrent au royaume de Dieu. D'autres, après avoir été malades jusqu'au printemps, furent sauvés au retour de la chaleur. (Cette même année, eut lieu la dédicace de l'église de Sainte-Marie de Worcester, et la translation du corps du glorieux évèque Ulstan, en présence d'évèques et de seigneurs qu'il serait trop long de nommer. Ces deux faits se passèrent le (201) même jour, le 7 avant les ides de juin, à la lettre dominicale G, le jeudi de la semaine de la Pentecôte. L'évêque du lieu, Sylvestre, anciennement moine, puis prieur de ladite église, présida à la cérémonie. Les reliques furent partagées pour multiplier le respect voué à saint Ulstan. L'église de Saint-Albans eut pour sa part une côte que l'abbé Guillaume fit précieusement enchâsser dans l'or et dans l'argent. Gallon quitta l'Angleterre et se rendit à Rome, vers la fêté de saint André. Pandolphe, élu à Norwich, lui succéda dans l'office de légat. Le roi Henri troisième commença à se servir en personne du sceau royal32.) Cette même année, par les soins du légat Gallon, Richard du Marais, clerc qui avait été l'intime et le conseiller du roi Jean, fut fait évêque de Durham, et reçut la consécration, le neuvième jour avant les calendes d'août.

Mort de Guillaume Maréchal. — Siège de la ville de Damiette. — Attaque des Sarrasins contre les assiégeants. Deuxième attaque. — Troisième attaque. — Combat en plaine. — Retraite de quelques croisés. — Histoire de sainte Élisabeth. — Misère des assiégés à Damiette. — L'an de l'incarnation du Seigneur 1219, le roi Henri, dans la quatrième année de son règne, passa les fêtes de Noël à Winchester; l'évêque Pierre fournit à tous les frais nécessaires. Vers le même temps, Guillaume le père, grand maréchal, (202) tuteur du roi et régent du royaume, expira et fut enterré honorablement à Londres, dans le temple neuf, c'est-à-dire dans l'église, le jour de l'Ascension, qui était le dix-septième avant les calendes d'avril. Après sa mort la garde dudit roi fut confiée à Pierre, évêque de Winchester. L'épitaphe dudit Guillaume est ainsi conçue:

Je suis celui qui a été Saturne pour l'Irlande, le soleil pour l'Angleterre, Mercure pour la Normandie, et Mars pour la France.»

En effet, il avait été le conquérant et l'exterminateur de l'Irlande, la gloire et l'honneur de l'Angleterre, pour les Normands un négociateur habile et souvent heureux, pour les Français un ennemi redoutable et un invincible capitaine. Cette même année eut lieu un arrangement à l'amiable entre l'église de Lincoln et l'église de Saint-Albans, représentées l'une par Hugues, évêque de Lincoln, deuxième du nom, l'autre par Guillaume, abbé de Saint-Albans. Cet arrangement relatif au vicariat de Luiton est raconté en plus grand détail au livre des Additions33.

Vers le même temps, Pelage, légat du saint-siége apostolique, homme fougueux, et qui voulait hâter le siège de Damiette, ne cessait d'exhorter les chrétiens à passer de l'autre côté du Nil, puisqu'ils étaient maîtres de la tour. Ceux-ci, malgré l'évidence du péril, s'embarquèrent donc et se dirigèrent entre la ville et la tour; mais ils trouvèrent de grands obstacles (203) dans les machines des assiégés et dans le feu grégeois. Il arriva, même qu'un vaisseau des templiers, entraîné par la force du courant, dériva vers la ville. Les ennemis, voyant qu'il venait à eux, l'assaillirent longtemps à coups d'éperons et de crocs en fer, tandis que du haut des tours de la ville on lançait sur lui le feu grégeois. Comme ceux qui défendaient ce vaisseau opposaient une vigoureuse résistance, les incrédules y montèrent à l'envi, et s'y précipitant, vinrent attaquer les templiers; après un long combat, le navire percé soit par les ennemis, soit par les fidèles (ce qui est plus probable), fît eau de toutes parts, et en enfonçant engloutit à la fois égyptiens et chrétiens: bientôt-on n'aperçut plus sur les eaux que l'extrémité du mât; et de même que Samson tua plus de Philistins en mourant qu'il n'en avait tué pendant sa vie, de même ces martyrs du Christ entraînèrent avec eux dans le gouffre plus d'ennemis qu'ils n'avaient pu en massacrer par l'épée. Les païens avaient rétabli le pont [de bateaux] et y avaient laissé une ouverture tellement étroite, que les vaisseaux des fidèles ne pouvaient y passer sans avoir à craindre la violence du fleuve. Mais les Frisons et les Allemands, enflammés du zèle d'une juste indignation, dirigèrent contre le pont le gros vaisseau à l'aide duquel la tour avait été prise, et n'ayant d'autre secours que le ciel, l'assaillirent violemment. Au nombre de dix environ, ces braves hommes luttèrent contre toutes les forces de Babylone, en présence de la foule des chrétiens qui assistaient et applaudissaient à ce trait d'audace; ils mon- (204) tèrent sur le pont, réussirent à le rompre, s'emparèrent des quatre bateaux qui lui servaient de fondations, et revinrent en triomphe laissant la route libre et ouverte aux chrétiens, qui purent dès lors naviguer à pleines voiles. Les Sarrasins, sentant tout le danger qui les menaçait, fortifièrent la rive du fleuve opposée à celle où campaient les fidèles, par des fossés, des murailles faites d'une terre argileuse, des remparts de bois et autres retranchements; ils y disposèrent des machines et des pierriers; et cherchèrent à enlever aux fidèles tout moyen de traverser le fleuve en cet endroit. En outre, de Damiette à Casel, qui en est éloigné d'environ un mille et où se terminaient ces palissades, il enfoncèrent en travers du fleuve des pieux cachés sous les eaux et sur lesquels les vaisseaux chrétiens devaient se briser; mais les soldats du Christ n'en tentèrent pas moins le passage; les coquets fortifiés et portant châteaux aux mâts, bien garnis d'ailleurs d'hommes d'armes, ainsi que les galères et les autres vaisseaux qui suivaient, échappèrent complètement, guidés sans doute par le Christ, aux piéges qui leur étaient préparés. Les ennemis de la foi dissimulant leur terreur rangèrent leurs guerriers sur trois rangs, pour s'opposer à ce que les vaisseaux pussent mouiller. Le premier rang, composé de fantassins, se tenait sur la rive du fleuve. en bon ordre et couvert sous les targes34; derrière eux venait le se- (205) cond rang, composé également de fantassins. Le troisième était formé par une longue et formidable ligne decavaliers qui, à coups de pierres et de traits, empêchaient que les fidèles ne pussent aborder. Mais Dieu, qui est fidèle à ses amis et qui ne veut pas les éprouver au delà de leurs forces, jeta un regard sur le camp de ses serviteurs, et changea en joie et en allégresse la tristesse et le chagrin des croisés. En effet, pendant la nuit de la fête de sainte Agathe martyre, au moment où la flotte chrétienne avait fait ses dispositions pour passer le fleuve le lendemain, la pluie et le vent firent d'abord craindre aux croisés d'avoir à vaincre de nouveaux obstacles; mais aussi cette même nuit, Dieu inspira un tel effroi au soudan de Babylone et à ses soldats, qu'ils abandonnèrent leurs tentes et mirent tout leur espoir dans la fuite, à l'insu même des païens rangés au bord du fleuve pour résister aux fidèles. Aussi un apostat, qui, après avoir renoncé depuis longtemps à la loi des chrétiens, avait fait la guerre sous les ordres du soudan, parut au bord du fleuve et se mit à crier en langue française: «Que tardez-vous? que tremblez-vous? Le soudan est parti.» Et à ces mots il demanda qu'on le reçût dans une barque. En se livrant ainsi comme otage, il animait les chrétiens à passer le fleuve. Au point du jour, lorsqu'on commençait dans les oratoires chrétiens à célébrer l'officede la messe: «Réjouissons-nous tous (206) dans le Seigneur,» on vint annoncer cette bonne nouvelle au roi et au légat. Le reste des Sarrasins ayant pris aussi la fuite, le passage s'opéra sans obstacle et sans effusion de sang. Cependant le terrain était si glissant et si détrempé par les eaux du fleuve, qu'au moment du débarquement lès chevaux pouvaient à peine se tenir debout. Cependant les templiers prirent les devants, et coururent heureusement jusqu'à la ville, renversant les païens qui, à l'approche des chrétiens, avaient osé sortir de Damiette. Quand les infidèles y furent rentrés, l'armée chrétienne occupa les tentes du soudan et s'empara du butin abandonné par les païens. Elle resta maîtresse d'un grand nombre de targes ainsi que de galères, de vaisseaux à éperons et autres navires qui se trouvaient sur le fleuve depuis Casel jusqu'à la ville. Le passage soudain des croisés décida même un grand nombre d'infidèles à abandonner Damiette où ils laissèrent leurs femmes et leurs enfants. Enfin, un siège régulier fut mis devant la ville, et un pont que les croisés construisirent sur le Nil joignit les deux rives du fleuve, ainsi que les deux armées qui s'y trouvaient.

Lorsque la ville eut été investie par les croisés, les ennemis de la foi, renforcés par le soudan, les infidèles d'Alep, et une foule nombreuse, vinrent occuper le lieu par où les chrétiens avaient opéré leur passage contre toute attente. Et si le premier camp, qui était entre le fleuve et la mer, n'eût été conservé par l'aide et la volonté de Dieu, ainsi que par la valeur des Allemands, la croisade eût couru de grands (207) périls. En effet, les Sarrasins, pleins de ruse, en vinrent à un tel excès d'audace, que le samedi qui précède le dimanche où l'on chante: Toujours mes yeux tournés vers le Seigneur, etc.,» au point du jour, et sans que les fidèles s'y attendissent, ils vinrent en masse se précipiter jusqu'aux retranchements; mais là, cavaliers et fantassins les reçurent avec intrépidité et les repoussèrent. En effet, les chrétiens avaient creusé sur les derrières du camp un fossé profond et assez large, par mesure de précaution, afin que, si par hasard les ennemis de la foi venaient les attaquer, ce fossé pût les mettre à l'abri d'une surprise.

Une seconde fois, le jour des Rameaux, les ennemis de la croix ayant rassemblé une armée innombrable et capable d'inspirer la terreur, cherchèrent à franchir sur tous les points le fossé creusé par les fidèles, et dirigèrent surtout leurs efforts contre le pont des templiers et du duc d'Autriche35: ceux-ci, secondés par les Allemands, le défendirent avec vigueur. Alors les guerriers d'élite de l'armée ennemie descendirent de cheval et engagèrent avec les chrétiens une mêlée furieuse. De part et d'autre tombèrent un grand nombre de morts et de blessés; mais enfin les incrédules eurent tellement l'avantage qu'ils mon- (208) lèrent sur le pont et en brûlèrent une partie. Alors le duc d'Autriche ordonna aux siens de feindre de se retirer, pour que les ennemis s'engageassent dans le camp: ceux-ci cependant n'osèrent pas y entrer. Les femmes apportaient aux guerriers chrétiens de l'eau, du vin, du pain et des pierres. Les prêtres étaient en prières, adressant des vœux au ciel et pansant les plaies des blessés: et dans ce saint jour les chrétiens n'avaient pas le temps de porter d'autres palmes que les arbalètes, les arcs, les lances, les épées, les boucliers et les flèches. Les ennemis, animés du désir de délivrer la ville, combattirent avec tant de fureur et d'acharnement, que depuis le lever du soleil jusqu'à la dixième heure, ils ne laissèrent pas aux fidèles un instant de répit. Enfin, épuisés, ils abandonnèrent le champ de bataille, après avoir éprouvé de grandes pertes. Une autre fois, le jour de la solennité de l'Ascension, les infidèles attaquèrent les chrétiens par terre et par eau, selon leur habitude; mais quoiqu'ils revinssent plusieurs fois à la charge, ils ne purent les forcer. Cependant ils restaient en vue du camp, et il s'ensuivait des escarmouches également funestes aux deux partis.

Enfin, les ennemis de la foi ayant rassemblé toutes les forces et tous les combattants dont ils pouvaient disposer, vinrent attaquer, la veille des calendes d'août, les retranchements chrétiens: ils franchirent le fossé malgré la résistance des templiers et, après plusieurs tentatives, brisèrent les palissades et mirent en fuite l'infanterie chrétienne; en sorte que l'armée (209) entière courait un grand danger. Trois fois chevaliers, cavaliers et fantassins essayèrent de repousser les Egyptiens au delà du fossé: trois fois leurs efforts furent vains. Déjà des cris insultants s'élevaient parmi les païens, et la terreur augmentait parmi les croisés. Mais l'esprit de sagesse et de force anima les templiers: le grand maître du Temple, avec son maréchal et les autres frères de l'ordre, sortit par une étroite issue et sa charge vigoureuse fit reculer les incrédules; en même temps le grand maître des chevaliers teutoniques, les Frisons, plusieurs comtes, barons et chevaliers de divers pays, voyant le danger auquel était exposée la milice du temple, s'élancèrent à son secours par les portes qui dépendaient de leurs quartiers. Alors les fantassins infidèles jetèrent leurs boucliers pour fuir: on les égorgeait par centaines, sans compter ceux qui périrent culbutés dans le fossé. L'infanterie chrétienne revint de nouveau au combat, et en un instant les ennemis abandonnèrent les retranchements. Les deux armées restèrent sous les armes, jusqu'à ce que la nuit eût séparé les combattants. Les Sarrasins quittèrent les premiers le champ de bataille. Les cadavres des morts restèrent gisants au bord du fossé; ceux qui respiraient encore, quoique blessés mortellement, furent ramenés au camp. Grâce à la protection divine et à l'intrépidité des templiers, il n'y eut parmi les fidèles qu'un petit nombre de morts et de captifs. Pendant que ces choses se passaient aux portes du camp, presque tous les instruments de guerre, dressés contre la ville- furent brûlés par les défen- (210) seurs de Damiette, au grand détriment des chrétiens, qui ne sauvèrent que les échelles. Après ces attaques réitérées et infructueuses, le soudan n'osa plus livrer bataille aux chrétiens; mais il dressa ses tentes non loin du camp des croisés et se tint en embuscade.

Cependant l'armée chrétienne, après avoir eu recours aux pierriers, aux trébuchets et aux autres machines pour battre en brèche les murailles de la ville, n'avait obtenu, malgré ses longs efforts, aucun résultat. Les sages d'entre le peuple sentirent parfaitement et comprirent en vérité que Damiette ne pouvait être prise que par l'intervention divine. Bientôt des murmures se firent entendre dans le camp, et, en punition des péchés de tous, la discorde divisa les opinions. Les uns avaient la présomption d'attaquer le soudan, qui se tenait en embuscade non loin du camp chrétien, de lui livrer une bataille en plaine et de le vaincre; prétendant que sa défaite serait le signal de la prise de Damiette. D'un autre côté, le roi de Jérusalem et beaucoup d'autres avec lui, étaient d'avis qu'on devait persévérer dans le siège commencé, jusqu'à ce que la protection divine ou la famine eût triomphé de la résistance des assiégés. Voyez, disaient-ils, ceux qui sortent de la ville par la porte dérobée ou ceux qui descendent précipitamment du haut des murailles, ils sont gonflés [par la maladie (?)] ou affaiblis par la faim; ce qui annonce évidemment l'extrémité où sont réduits leurs concitoyens.» Cependant, ceux qui étaient fermement résolus à livrer (211) bataille au soudan finirent par l'emporter, et le jour de la décollation de saint Jean-Baptiste, ils sortirent en foule, malgré la discorde qui les désunissait, pour aller attaquer le camp des Babyloniens; la foule était telle qu'il resta à peine quelques hommes d'armes au siège de la ville. Enfin, étant arrivés dans une grande plaine, entre la mer et le fleuve, dans laquelle il était impossible de se procurer de l'eau douce pour boire, ils aperçurent les ennemis de la foi qui étaient encore dans leur camp, mais qui aussitôt levèrent leurs lentes et tirent semblant de fuir. Les fidèles eurent beau s'avancer davantage, il devint évident que leurs adversaires ne voulaient pas engager de bataille rangée. Alors les capitaines de l'armée chrétienne tinrent longuement conseil pour savoir s'ils devaient aller plus loin ou revenir sur leurs pas. Les avis furent partagés; mais, pendant même la délibération, les troupes rompirent imprudemment leurs rangs, sans tenir aucun compte de ce bon ordre qu'imposent la discipline et l'obéissance militaires. Les cavaliers de Chypre, dont le poste était à l'aile droite, déployèrent toute leur lâcheté, lorsque les Sarrasins vinrent les prendre en flanc. Les fantassins romains prirent la fuite les premiers, et après eux des cavaliers de divers pays et même quelques hospitaliers de Saint Jean. En vain le légat et le patriarche qui portait la croix les supplièrent avec instance de tenir ferme. Les rayons du soleil étaient brûlants; une chaleur étouffante venait se joindre à la fatigue de la route pour les fantassins, écrasés sous le poids de leurs (212) armes. Ceux qui avaient apporté du vin avec eux, pressés par la soif et manquant d'eau, se mirent à le boire pur: puis, se mettant à courir à la suite des premiers fuyards, cette coursé précipitée les fit tomber morts quoique sans blessures. Le roi de Jérusalem, avec les templiers, les chevaliers teutoniques et les hospitaliers de Saint-Jean, les comtes de Hollande, de Wide, de Salzbourg et de Chester, Gaultier, fils de Berthold, Regnault de Pons, les Français, les Pisans et des chevaliers de diverses nations, soutinrent tout l'effort des païens et servirent de rempart aux fuyards, tant qu'ils tinrent tête aux ennemis. Cependant le roi de Jérusalem fut presque entièrement brûlé par le feu grégeois. Dans ce malheureux combat, les chrétiens laissèrent beaucoup de prisonniers, entre autres l'évêque élu à Beauvais, son frère André de Nanteuil, le vicomte de Beaumont, Gaultier, camérier du roi de France avec son fils, Jean d'Arcis et Henri de l'Orme. Trente-trois templiers furent pris ou tués ainsi que le maréchal de l'hôpital de Saint-Jean et quelques frères du même ordre. Les chevaliers teutoniques eurent aussi plusieurs pertes à regretter: une foule d'autres furent ou massacrés ou emmenés en captivité. La milice du temple, qui est ordinairement la première à l'attaque, fut la dernière à la retraite: elle resta en dehors du fossé qui défendait le camp chrétien, résista vigoureusement aux assaillants et rentra la dernière, quand tous furent à l'abri derrière les remparts. Alors les incrédules se retirèrent pour emmener leurs captifs et ramasser les dé- (213) pouilles. Cinq cents têtes de chrétiens furent présentées au soudan, comme les croisés l'apprirent de la bouche même des infidèles. Mais ils purent se flatter aussi que les ennemis avaient éprouvé de grandes pertes surtout parmi leurs meilleurs soldats. En effet, le soudan envoya un des prisonniers qu'il avait faits vers les chrétiens pour traiter avec eux de la paix ou au moins d'une trêve. Les chrétiens profitèrent des négociations pour réparer leurs retranchements et leurs machines.

 cette époque, quelques marins, traîtres à la chrétienté, et plusieurs chrétiens avec eux, se retirèrent avant l'époque du passage ordinaire, et laissèrent l'armée en grand péril: cette désertion consterna les chrétiens et augmenta l'audace des Babyloniens. Ceux-ci, rompant brusquement les négociations de paix, vinrent la veille de saint Côme et de saint Damien, ainsi que le jour suivant, attaquer les chrétiens sur l'eau, avec des galères armées et des vaisseaux à éperons; sur terre, avec des mangonneaux, des targes, et des fascines destinées à combler le fossé. Ils les assaillirent avec leur impétuosité habituelle et leur férocité barbare; et, dans cette attaque imprévue, plusieurs fidèles perdirent la vie. Mais le Dieu tout-puissant, le triomphateur en Israël, pourvut au salut des croisés, et leur envoya par mer Savary de Mauléon, avec des galères armées et une foule de guerriers. A la vue de ce renfort, les chrétiens, près de succomber, poussèrent des cris vers le ciel, louant Dieu et ne tremblant (214) plus. Ils résistèrent courageusement à leurs ennemis, et forcèrent les incrédules à se retirer, par la protection de celui qui sauve ceux qui espèrent en lui.

(A cette époque, florissait en Allemagne la très-illustre princesse sainte Elisabeth, fille du roi de Hongrie, et femme du landgrave de Thuringe. Ses miracles et la sainteté de sa vie l'avaient élevée au-dessus de son sexe. C'était par ses exhortations que le landgrave son époux, nommé Louis, avait pris la croix. Il mourut à Damiette, et fut reçu au ciel par l'intercession de sa très-sainte épouse. Devenue veuve par sa mort, sainte Elisabeth reçut l'habit de religieuse des mains de maître Conrad, très-saint homme, et elle montra tellement de vertu en vertu, qu'avant et après sa mort, toute l'Allemagne fut édifiée de ses mérites et de sa gloire. Il faut savoir que sainte Élisabeth était la fille de cette reine qui donna lieu à cette fameuse phrase amphibologique que le pape Innocent interpréta favorablement en faveur de l'accusé, unanimement condamné. Le pape l'expliqua ainsi36: «Ne tuez pas la reine; il est bon de le craindre, et si tous sont de cet avis, j'en suis aussi;» tandis que, dans cette phrase, l'intention malveillante était celle-ci: «Ne craignez pas de tuer la reine: cela est bon; et si tous sont de cet avis, j'en suis aussi.» Après cette interprétation offi- (215) cieuse due à de riches présents, l'accusé fut mis en liberté37.)

Disons maintenant quelque chose de ce qui se passait dans l'intérieur de la ville. Damiette, épuisée par un long siège, par le fer, la famine, et une peste terrible, enfin, par des calamités qu'on ne peut ni' croire ni raconter, n'avait plus d'espoir que dans la promesse que lui avait faite le soudan de traiter avec les chrétiens, s'il le fallait, plutôt que de laisser périr ses habitants. En attendant, la famine était affreuse, et tout aliment leur manquait. Le grain se conserve mal en Égypte à cause du terrain humide dans lequel il vient, et ce n'est que dans des contrées plus hautes, aux environs de Babylone, qu'on peut le garder pendant un an. Les incrédules avaient fermé toutes leurs portes, de peur que quelqu'un d'entre eux ne sortît et ne fît part de leur misère aux fidèles:.car, les jours de l'affliction étaient venus pour ces malheureux. Quant à l'armée du soudan qui tenait la campagne et assiégeait les fidèles, la disette commençait à se mettre dans son camp. Un seul muge salé se vendait jusqu'à douze besans. Entre autres fléaux auxquels les Sarrasins étaient exposés le jour et la nuit, ils étaient frappés d'une cécité38 qui les empêchait de voir, les yeux ouverts. En outre, le Nil, qui a coutume de déborder après la fête de saint Jean-Baptiste jusqu'à l'exaltation de la sainte (216) Croix, et d'arroser la plaine d'Égypte, ne s'éleva pas cette année-là à sa hauteur habituelle, et laissa à sec la plus grande partie du terrain; ce qui ne permit ni de semer ni de labourer. Aussi le soudan, redoutant la disette, et désireux de conserver Damiette, songea à conclure la paix avec les chrétiens. La prise de la tour du Nil, conquête qui tenait du prodige, l'avait confirmé dans son dessein, et depuis il avait eu lieu d'admirer la fermeté des chrétiens, qui, tant de fois, quoique en petit nombre, avaient attaqué intrépidement toutes les forces du paganisme, avaient fait fuir honteusement ses soldats, et en avaient tué plusieurs milliers.

Le soudan fait des propositions de paix aux assiégeants. — Prise de Damiette. — Dépouilles précieuses. — Importance de la ville de Damiette. — Prise du château de Taphnis. — Le soudan, se trouvant dans cette perplexité, convoqua les princes de son armée et ses conseillers les plus fidèles, et leur parla en ces termes: «Le Dieu des chrétiens, dit-il, est grand, fidèle et puissant dans les combats, comme nous l'avons tous éprouvé, et surtout dans les circonstances présentes, où il combat manifestement contre nous pour nos ennemis: sans aucun doute, tous nos efforts seront inutiles, tant que les croisés l'auront pour aide et pour soutien. Voici que la prise de Damiette, qui est la clef de toute l'Égypte, est imminente; si cette ville est prise, ce sera un grand malheur pour nous et pour notre (217) loi. Or, nous savons bien qu'elle a été assiégée plusieurs fois par les chrétiens; mais je ne sache pas qu'elle ait jamais été conquise. Je pense donc qu'il nous est utile de rendre au Dieu des chrétiens tout ce qui a été à lui, de peur que, par les mains des siens, il ne nous enlève ce qui est à nous. Comme il est juste, et qu'il ne désire pas le bien d'autrui, si les chrétiens refusent la paix que nous leur offrirons, paix équitable et honorable pour eux, ils s'attireront la haine de leur Dieu parleur injuste ambition. Comme il méprise les orgueilleux, il se retirera d'eux, et ils auront pour adversaire celui qui leur avait été jusqu'ici propice et favorable.» Quoique cet avis ne fût pas goûté par tout le monde, le soudan envoya une ambassade aux chrétiens; il leur offrit la restitution de la vraie croix, qui avait été prise anciennement par Saladin, ainsi que de tous les captifs qu'on pourrait trouver vivants dans les royaumes de Babylone et de Damas; il promit de fournir aux frais nécessaires à la réparation des murs de Jérusalem, et au rétablissement de la ville dans son premier état. Il s'engagea de plus à leur rendre la totalité du royaume de Jérusalem, à l'exception de Crak et de Montréal: pour les garder il paierait tribut, et donnerait par an douze mille besans, tant qu'il occuperait ces deux places. Ce sont deux châteaux d'Arabie qui ont sept tours très-bien fortifiées, et par où les marchands païens et les pèlerins qui se rendent à la Mecque ont coutume de passer: celui qui en est maître peut ravager les vignes (218) et les champs de Jérusalem. Le roi de Jérusalem, le comte de Chester, tous les Français et les chefs allemands assurèrent que cette paix devait être acceptée, et appuyèrent sur les avantages qu'elle offrait à la chrétienté. Il ne faut point s'en étonner, puisque les chrétiens se seraient contentés de la paix, bien moins avantageuse, qui leur avait été offerte précédemment. Mais la sage résolution du roi de Jérusalem fut combattue par le légat, qui désirait que la ville lui fût remise. Le légat entraîna le patriarche et tout le clergé qui s'opposa à la paix, ne cessant de répéter qu'il fallait prendre Damiette avant tout. Cette diversité d'opinions engendra la discorde, et les députés du soudan se retirèrent joyeux de voir les chrétiens désunis. Lorsque cette nouvelle fut annoncée au Soudan, il fit partir secrètement une troupe nombreuse de fantassins qui devait se rendre à Damiette par les marais. Deux cent quarante d'entre eux franchirent les barrières du camp, et y entrèrent pendant le sommeil des chrétiens, la nuit du dimanche qui suivit la Toussaint; mais les cris des sentinelles réveillèrent l'armée: les uns furent tués, les autres furent pris, et le nombre des captifs s'éleva à plus de cent.

Bientôt le peuple chrétien livra à la ville un assaut furieux; s'apercevant que les murs et les remparts étaient laissés sans défenseurs, il appliqua en toute hâte des échelles aux murailles, et les fidèles entrèrent à l'envi dans la ville. Ainsi, par la protection du Sauveur du monde, Damiette fut prise aux nones de novembre, sans résistance, sans désordres, ni (219) violence, ni pillage, pour que la victoire fût attribuée au seul fils de Dieu. Pendant que la ville était prise sous les yeux du roi de Babylone, il n'osa pas, selon sa coutume, attaquer les chrétiens; mais il prit la fuite, couvert de confusion, et en brûlant son propre camp. Les soldats de la croix, sous la conduite du Christ, étant donc entrés à Damiette, trouvèrent les rues encombrées de cadavres d'où s'exhalait une odeur insupportable, et qui présentaient un spectacle hideux. Les morts avaient tué les vivants; le mari et la femme, le père et le fils, le maître et l'esclave, s'étaient mutuellement donné la mort en corrompant l'air qu'ils respiraient. Non-seulement les rues de la ville étaient pleines de morts, mais encore des cadavres gisaient dans les maisons et dans les chambres. Les jeunes gens et les enfants demandaient du pain, mais il n'y avait personne pour leur en donner. Les petits à la mamelle, suspendus aux seins de leurs mères mourantes, qui les serraient dans leurs bras, ouvraient la bouche [comme pour demander leur nourriture]. Les riches délicats étaient morts de faim sur des monceaux de blé. Pendant le siège il périt quatre-vingt mille personnes à Damiette, excepté ceux que les fidèles trouvèrent ou en bonne santé, ou seulement languissants: leur nombre pouvait s'élever à un peu plus de trois mille. Parmi eux, trois cents des plus nobles furent réservés vivants par les chrétiens pour servir à l'échange des prisonniers; furent aussi épargnés ceux qui reçurent le baptême et qui crurent au Christ. On sait que cette ville fut assiégée, (220) la première fois, par les Grecs, qui furent obligés de se retirer; la seconde fois, par les Latins, sous la conduite d'Amaury, roi de Jérusalem, qui n'eurent pas plus de succès; cette troisième fois, elle fut livrée aux fidèles chrétiens par le roi des rois et le seigneur des seigneurs, notre Seigneur Jésus-Christ qui vit et qui règne dans les siècles des siècles.

Les croisés trouvèrent à Damiette de l'or et de l'argent en quantité, des étoffes de soie, des vêtements précieux, des ornements mondains, des meubles de tout genre et fort nombreux. Tous jurèrent en commun que chacun rapporterait le butin trouvé dans la ville pour être ensuite partagé également entre les vainqueurs. Le légat en donna l'ordre exprès sous peine d'anathème, mais la concupiscence des yeux fit beaucoup de voleurs. On apporta à la masse, et au profit de la chose commune, une grande partie des richesses de l'Égypte en or et en argent, en perles, fruits, ambre, fils d'or, sachets, étoffes précieuses: tout cela fut distribué à l'armée du Seigneur, ainsi que le blé trouvé dans la ville39. L'évèque d'Acre baptisa tous les petits enfants qui furent trouvés vivants dans la ville, et offrit ainsi à Dieu les prémices des âmes. De la grande mosquée de Damiette, le légat fit une église en l'honneur de la bienheureuse Vierge Marie et de tous les apôtres, à la gloire et à l'exaltation de la foi chrétienne et dela sainte Trinité. La (221) ville de Damiette, outre sa forte position naturelle, est entourée d'un triple mur: elle a en dehors un mur assez bas qui sert à défendre le fossé extérieur; la seconde enceinte est plus élevée, et la troisième plus haute encore que la seconde. Le mur du milieu a vingt-huit tours principales, chacune contient deux ou trois tortues. Toutes ces tours ne furent point endommagées, à l'exception d une seule que les coups multipliés des trébuchets des templiers avaient ébranlée quelque peu. Dieu voulut, en effet, livrer à ses serviteurs Damiette encore entière, comme la clef et le boulevard de toute la terre d'Égypte. Cette ville est située entre Ramassés et la plaine de Taphnis, dans la terre de Goshen40, plaine que les chrétiens pouvaient convertir en pâturages; car c'est un terrain fertile que les fils d'Israël demandèrent à Pharaon au temps de la famine, ainsi qu'on le lit dans l'Ancien-Testament.

Après avoir pris possession de Damiette, les chrétiens firent partir des éclaireurs au nombre de mille environ, le jour de la fête de saint Clément. Ceux-ci montèrent sur des barques, et naviguèrent sur une petite rivière nommée Taphnis, avec mission de chercher des vivres dans les châteaux et dans les villages, et d'explorer avec soin la position des lieux. Lorsqu'ils furent près d'un château appelé du même nom que la rivière, les Sarrasins qui en formaient la garnison crurent, à la vue des éclaireurs chrétiens, (222) que l'armée tout entière arrivait: aussitôt ils ouvrirent leurs portes et prirent la fuite. Les chrétiens n'y trouvant pas d'autre capitaine que le Christ, s'emparèrent de Taphnis avec grande joie. À leur retour, ils affirmèrent que jamais ils n'avaient vu en plaine de château mieux fortifié. En effet, il est flanqué de sept tours très-fortes, et des tortues y sont disposées en rond. Il est entouré d'un double fossé et d'une double enceinte, avec un avant-mur. De larges lacs l'environnent et font qu'en hiver les abords sont très-difficiles pour la cavalerie, et tout à fait impraticables en été: ce qui met ce château à l'abri d'un siège. Les eaux de ces lacs sont tellement poissonneuses, qu'un tribut annuel de quatre mille marcs est payé au soudan pour le droit de pèche. Le pays abonde en oiseaux et en salines. Une foule de hameaux entourent Taphnis et en dépendent. Avant de n'être qu'un château, c'était une ville très-fameuse, plus importante même que Damiette, mais qui avait été ruinée. Le prophète David, dans ses psaumes, et le prophète lsaïe font mention de cette plaine de Taphnis: «Insensés, les princes de Taphnis, etc.» C'est aussi dans cette ville que Jérémie fut, dit-on, lapidé, comme on le voit dans l'Ancien-Testament. Taphnis est éloigné de Damiette d'une journée de marche par mer, du côté de la terre de promission; en sorte qu'il est facile d'y envoyer des renforts d'Acre ou de Damiette par terre et par mer, et d'y faire passer des vivres. Celte place fit beaucoup de mal aux chrétiens pendant le siège de Damiette, quand les vaisseaux (223) qui venaient rejoindre l'armée ou qui la quittaient étaient poussés sur cette côte. En effet, le bord de la mer qui s'étend devant Taphnis est sablonneux, et n'offre point de mouillage. Il forme seulement un golfe assez large dont les vaisseaux ne peuvent se tirer une fois qu'ils y sont engagés, à moins d'un vent extrêmement favorable.

Vers le même temps, le noble seigneur Ranulf, comte de Chester, après avoir combattu pendant près de deux ans au service de Dieu, regagna sa patrie, avec la permission et la bénédiction du légat, et accompagné par les vœux de toute l'armée. Cette année-là mourut Hugues de Maneport, évêque de Hereford, vers le temps de Pâques; il eut pour successeur Hugues Foliot, qui fut consacré à Cantorbéry, le jour de la Toussaint.

Expédition de Louis, fils du roi de France, contre Toulouse. — Mort de Simon de Montfort. — Vers le même temps, Louis, fils aîné de Philippe, roi de France, réunit, d'après les conseils de son père, une innombrable armée pour combattre les hérétiques Albigeois. Il parut, avec la multitude qui le suivait, devant la ville de Toulouse dont les habitants étaient regardés depuis longtemps comme souillés par les erreurs hérétiques, et en forma le siège. Ses machines ayant été disposées autour de la place, commencèrent à battre les murs sans relâche. A la vue de ces préparatifs hostiles, les habitants eurent recours à leurs moyens de défense, et dressèrent machines contre (224) machines. L'armée française, après de fréquentes et vaines tentatives, eut à souffrir de la disette: la disette fut suivie d'une mortalité terrible qui se jeta sur les hommes et sur les chevaux. Simon, comte de Montfort, qui commandait l'armée, fut atteint à la tête, devant la porte de la ville, d'une pierre lancée par une machine des assiégés; bientôt meurtri par tout le corps, il expira sur-le-champ. Le frère dudit Simon, en assiégeant un château près de Toulouse, fut aussi frappé d'un coup de pierre, et mourut: ce qui vint augmenter les regrets de beaucoup de gens. L'armée de Louis, comme nous l'avons dit, se trouvant donc frappée de la famine et de la mortalité, qui avaient déjà fait de grands ravages, celui-ci fut obligé de revenir en France couvert de confusion, et ramenant les débris de ses troupes.

Second couronnement de Henri III. — Canonisation de saint Hugues, évèque de Lincoln. — Faits divers. — Translation de saint Thomas, archevêque de Cantorbéry. — L'an du Seigneur 1220, le roi Henri, placé encore sous la garde de Pierre, évêque de Winchester, passa les fêtes de Noël à Marlborough. Cette même année, le même roi fut couronné à Westminster, le saint jour de la Pentecôte, par Étienne, archevêque de Cantorbéry, en présence du clergé et du peuple de tout le royaume, le seizième jour avant les calendes de juin, l'an cinquième de son règne. Ensuite, le jour de la fête de saint Barnabé, apôtre, le roi d'Angleterre Henri, et le roi d'Écosse Alexandre (225) eurent une entrevue à York: là fut réglé entre eux le mariage qui devait avoir lieu entre ledit roi d'Écosse et Jeanne, sœur du roi d'Angleterre; l'alliance qui unissait les deux princes fut confirmée et le roi d Écosse retourna dans ses états. Cette même année fut consacré comme évêque d'Ély, Jean, abbé des Fontaines, à Westminster, la veille de la fête de sainte Perpétue et de sainte Félicité.

Cette même année et ce même jour, saint Hugues, évêque de Lincoln, fut canonisé par le pape Honorius et inscrit au catalogue des saints, sur enquête de ses mérites faite par Étienne, archevêque de Cantorbéry, et Jean, abbé des Fontaines, ainsi qu'il est dit dans le bref suivant du seigneur pape: «Honorius, évêque, serviteur des serviteurs de Dieu, à ses chers fils tous les fidèles en Jésus-Christ, qui ces présentes verront, salut et bénédiction apostolique. La munificence de la bonté divine, non contente de placer dans la félicité du royaume céleste ses saints et ses élus, les fait briller encore sur la terre par l'éclat des miracles, afin que la dévotion des fidèles, excitée par ce moyen, demande avec le respect convenable le suffrage de leurs mérites. Or, comme le Seigneur dans sa munificence a daigné illustrer Hugues, évêque de Lincoln, de pieuse mémoire, non-seulement pendant sa vie, mais encore après qu'il eut dépouillé l'enveloppe mortelle, par une foule de miracles éclatants, dont l'authenticité est avérée pour nous, nous l'avons inscrit au catalogue des saints. Nous vous avertissons en conséquence, tous tant que vous êtes, et nous vous (226) exhortons dans le Seigneur à implorer pieusement son intercession auprès de Dieu. Nous ordonnons, en outre, que sa fête soit célébrée religieusement à l'avenir, chaque année, le jour de ses funérailles41. Donné à Viterbe, le treizième jour avant les calendes de mars, Tan quatrième de notre pontificat.»

Cette même année, le roi Henri, malgré la résistance de Guillaume, comte d'Albemarle, s'empara à l'improviste des châteaux de Rokingham et de Sanney(?), la veille des apôtres Pierre et Paul. Ledit roi, étant entré dans ces deux châteaux, les trouva tellement dépourvus de toute espèce de provisions, qu'il n'y avait pas même trois pains en fait de vivres. Le samedi, veille de la Pentecôte, fut commencée la chapelle neuve de la Vierge, à Westminster; le roi Henri en fut le fondateur et posa la première pierre de l'ouvrage.

Vers le même temps, on leva la pierre de marbre qui couvrait le corps du bienheureux Thomas, archevêque et martyr. La cérémonie fut faite par Étienne archevêque de Cantorbéry, en présence du roi, de presque tous les évêques du royaume, des abbés, des prieurs, des comtes et barons, du clergé et d'un peuple nombreux, le lendemain des octaves des apôtres Pierre et Paul. Le corps du saint fut déposé avec respect dans une châsse artistement tra- (227) vaillée et ornée de pierres précieuses et d'or. Les archevêques, les évêques, les abbés, les prieurs et beaucoup d'autres du royaume de France, ainsi que de divers pays, assistèrent à cette translation. Tous s'étaient fait un devoir de se rendre à cette solennité, par respect et par vénération pour le bienheureux martyr; car il paraissait convenable à tous d'honorer et de respecter généralement celui qui n'avait pas craint de verser son sang pour l'église universelle et de combattre pour la foi jusqu'à la mort. Cette même année, moururent Henri de Bohun, comte de Héreford, et Saër de Quiney, comte de Winchester.

Troubles en Angleterre. — Querelle entre l'évêque de Durham et les moines de cette église. — Lettre du pape aux évêques d'Angleterre. — Appel de l'évêque de Durham au pape. — L'an du Seigneur 1221, le roi Henri tint sa cour à Oxford aux fêtes de Noël, en présence des comtes et des barons du royaume. Les formalités ordinaires ayant été accomplies dans la joie et dans la paix, le roi fit à chacun les largesses auxquelles il avait droit, d'après l'ancienne coutume du royaume. Cependant, Guillaume de Forêt, voulant troubler la paix du roi, quitta sa" cour sans permission la nuit suivante et se retira en toute hâte au château de Biham42. Peu de jours après, ayant réuni des hommes d'armes, il envahit le bourg (228) de Tenham, le dépouilla et fit porter au château de Bihain le blé des chanoines de Bridlington. Il dépouilla aussi le bourg de Deping et les autres bourgs de la province, se saisit des hommes et les mit à la torture pour leur faire payer rançon. Il avait pour soutiens, dans ce soulèvement, Falcaise, Philippe Marci, Pierre de Mauléon, Ingelard de Athies et plusieurs autres, qui lui avaient envoyé secrètement des hommes d'armes pour le mettre à même de troubler la paix du royaume. Effrayés de ces violences, les gens du pays se sauvèrent dans les églises et portèrent leurs biens dans les cimetières. Cependant, les grands d'Angleterre avaient été mandés auprès du roi à Westminster pour y régler les affaires du royaume. Le comte, qui avait été appelé comme les autres, feignit de s'y rendre; mais le rusé voyageur, changeant d'avis, tourna du côté de Fotheringay. Ce château, qui était sous la garde de Ranulf, comte de Chester, était alors presque entièrement dépourvu de chevaliers et de sergents. Le comte Guillaume, en étant instruit, appliqua des échelles aux murailles et ouvrit à ses hommes d'armes l'entrée du château. En un instant la place fut prise et le peu de gardiens qu'on y trouva mis aux fers. Il plaça ensuite garnison dans ce château et retourna précipitamment à Biham. Cela fait, il ravagea la province avec ses hommes d'armes et approvisionna son château avec le butin enlevé à autrui. Enfin, la nouvelle de ces excès parvint au roi et à son conseil. Aussitôt une grande armée fut rassemblée, et le château de Biham fut cerné la qua- (229) trième férié après la purification de la sainte Vierge. Pour ne pas entrer dans de trop longs détails, nous nous bornerons à dire que les machines disposées autour de la place eurent bientôt renversé murailles et édifices et que les assiégés n'eurent plus de lieu où reposer leurs têtes en sûreté. N'ayant plus d'autre refuge, ils sortirent tous des décombres du château et vinrent se présenter au roi le sixième jour avant les ides de février. Le roi ordonna qu'on les chargeât de chaînes jusqu'à ce qu'il eût décidé ce qu'il conviendrait de faire à leur égard. Pendant ce temps, Guillaume, comte d'Albemarle, grâce à l'intercession de Gaultier, archevêque d'York, et aux sollicitations du légat Pandolphe, rentra en paix auprès du roi. On eut égard aussi aux services fidèles et efficaces qu'il avait rendus audit roi et à Jean, son père, pendant la guerre. Le roi Henri relâcha même sans punition et sans rançon tous les chevaliers et sergents qu'il avait pris: mais ce fut là un pernicieux exemple donné aux autres, qui, en cas de révolte se crurent assurés de l'impunité.

Vers cette époque, une grande querelle s'éleva entre Richard du Marais, évêque de Durham, et les moines de la même église à l'occasion de certaines libertés et coutumes anciennes que les mêmes moines se réjouissaient d'avoir possédées depuis un temps immémorial. L'évêque, méditant une fourberie, fit dire aux moines de venir le trouver avec les privilèges et les titres de leur église, promettant que s'il y avait quelque article à corriger qui pût rendre leurs (230) libertés plus complètes, il le ferait de bon gré. Mais le prieur et lés moines, redoutant quelque fraude de la part de l'évêque, refusèrent formellement de laisser voir les titres de la communauté. Furieux de ne pouvoir les examiner, l'évêque jura qu'il mettrait la main sur tous leurs biens; ajoutant que s'il trouvait quelqu'un des moines hors du couvent, la seule rançon dont il se contenterait serait celle de sa tête. Il jura aussi, en présence de plusieurs, que tant que lui, Richard, vivrait, la paix ne serait pas rétablie dans l'église de Durham. Peu après, les officiers de l'évêque, ayant tiré par force un moine hors d'une église, le fouettèrent jusqu'à ce que le sang ruisselât. Le moine s'étant plaint, et ayant déféré ses griefs au tribunal de l'évêque, Richard répondit: «Mes officiers auraient bien mieux fait de tuer ce moine.» Désormais l'évêque ne cessa d'accabler les moines d'outrages et de vexations: ceux-ci se virent forcés d'en appeler au seigneur pape, et de se mettre sous sa protection, eux et tous leurs biens. Puis, envoyant à Rome des clercs et des moines de leur couvent, ils accusèrent l'évêque sur plusieurs chefs; en vertu de cette accusation, ils obtinrent du pape le rescrit suivant: «Honorius, évéque, etc., aux évêques de Salisbury et d'Ély, etc., salut, etc... Il nous est si doux de rester en odeur de bonne opinion pour nos frères et coopérateurs, que s'il s'en trouve de gangrenés leurs plaies nous échappent. Mais il ne convient pas, par respect pour la dignité ecclésiastique, de soutenir des pécheurs que leurs désordres rendent dignes (231) d'autant de morts qu'ils ont donné d'exemples de perdition à ceux qui leur sont soumis, gens disposés à imiter de préférence les mauvais exemples qu'ils ont sous les yeux. Nous disons cela, parce que maintes fois on nous avait fait sur notre vénérable frère, l'évêque de Durham, des rapports qui le représentaient comme s'écartant de l'honnêteté épiscopale, et qu'enfin aujourd'hui les clameurs soulevées étant devenues comme des cloches eu branle, nous avons résolu de ne plus laisser ledit évêque se plonger dans ses excès, à la perdition de plusieurs, Un concert de voix est venu jusqu'à nous l'accusant de s'être souillé de sang, de simonie, d'adultère, de sacrilège, de parjure, de rapines et de dilapidations multipliées, depuis l'époque de son élévation à la dignité pontificale. Il ne craint ni d'opprimer les clercs, les orphelins et les religieux, ni de mettre obstacle aux testaments des mourants, ni de s'autoriser des privilèges royaux, contrairement43 aux décisions de notre cher fils Pandolphe, élu évêque à Norwich, ni de célébrer les mystères divins, étant enveloppé dans les liens de l'excommunication. De plus, il ne prend nul souci des appels interjetés en cour de Rome, il n'observe pas les statuts du concile général, il ne prêche jamais au peuple la parole de Dieu; et donne à ceux qui lui sont soumis de pernicieux exemples par ses discours et par sa conduite. Un moine de Durham s'étant plaint à lui d'avoir été tiré hors d'une église par (232) ses officiers et d'avoir été fouetté jusqu'à ce que le sang ruisselât, il a répondu que ses officiers auraient bien mieux fait de tuer ce moine. Enfin il a foulé complètement aux pieds en tous points la règle de continence apostolique imposée à tout évêque. C'est pourquoi, afin de ne pas paraître les auteurs d'excès qui nous sont étrangers, si nous fermions les yeux sur les graves et nombreux désordres dudit évêque, après le cri d'indignation qui est monté jusqu'à nous, et comme il est impossible de dissimuler plus longtemps, nous avons jugé bon et regardons comme un devoir de descendre à une enquête pour savoir si tous ces faits sont vrais ou non. Nous recommandons en conséquence à votre fraternité, par ce rescrit apostolique, de rechercher et d'examiner soigneusement l'exactitude de ces faits, et de nous faire passer le résultat de votre enquête par une lettre bien et dûment scellée, afin qu'avec l'aide de Dieu nous statuions sur ce qu'il y aura à faire. Donné à Viterbe, l'an quatrième de notre pontificat.»

Lorsque les lettres du seigneur pape furent parvenues à la connaissance des deux évêques, ils citèrent devant eux, à Durham, d'après la mission dont ils étaient chargés, l'évêque de Durham, les abbés, les prieurs, les archidiacres, les doyens et tous autres clercs ou laïques de la province, dont le témoignage pouvait être de quelque valeur. Lorsque tous, au lieu et au jour fixé, eurent comparu devant les exécuteurs de l'ordre pontifical, on lut à haute et intelligible voix devant l'assistance les lettres du seigneur pape. (233) Lorsqu'elles eurent été lues et comprises, les clercs de l'évêque de Durham se levèrent, récusèrent les évêques chargés de l'enquête en alléguant quelques réfutations frivoles et mensongères, et en appelèrent à l'audience du seigneur pape pour qu'ils ne procédassent pas à ladite enquête. Alors, après avoir interjeté appel, l'évêque se retira avec ses clercs, fixant jour à ses adversaires pour comparaître contre lui en présence du seigneur pape. Cet appel ayant suspendu l'enquête, ledit évéque songea à se rendre à la cour de Rome; mais il fit prendre les devants à ses clercs, et les chargea de bien disposer le pape en sa faveur pour le moment de son arrivée: d'où il advint qu'avant que les moines de Durham fussent parvenus à Rome, les clercs de l'évêque avaient beaucoup affaibli les accusations des moines susdits. Après de longues discussions de part et d'autre, devant le pape, et des sommes énormes dépensées, l'évêque et les moines furent renvoyés en Angleterre devant les juges dont nous avons parlé plus haut, afin qu'ils statuassent en prononçant sentence sur ce qui serait juste. Cependant cette querelle dura encore longtemps, jusqu'à ce que la mort de l'évêque, comme lui-même l'avait annoncé, terminât le différend.

Construction d'un nouveau château à Montgommery. — Nouvelles désastreuses de la Terre-Sainte. — Faits divers. — Cette même année, vers la nativité de la bienheureuse Marie, Léolin, roi de Galles, vint assiéger, avec une armée nombreuse, le châ- (234) teau qu'on appelle Buet44. Léonin de Brause, à qui appartenait ce château, implora avec instance le secours du roi, le priant de faire lever le siège, parce que ses seules forces ne suffisaient pas. Le roi, qui ne doit jamais faire défaut à ses barons, se dirigea de ce côté avec de nombreuses troupes. Les Gallois prirent la fuite, selon leur coutume, et le siège fut levé. Puis, marchant vers Montgomery avec son armée, il fit saisir, au profit des siens, tout le bétail et les troupeaux appartenant aux Gallois, et ravagea leurs biens sur sa route. Étant venu ensuite à Montgomery, il parcourut ces lieux à main armée. Les plus prudents de ses conseillers remarquèrent un endroit propre à la construction d'un château par sa position que tout le monde trouvait inexpugnable. Le roi ordonna donc, pour la sécurité du pays, et pour le protéger contre les fréquentes incursions des Gallois, que l'on construisît un château fort en ce lieu. Cela fait, chacun eut la permission de se retirer chez soi, et les seigneurs consentirent à payer deux marcs d'argent par bouclier.

Tandis que ces événements se passaient, les Occidentaux reçurent, de gens dignes de foi, les nouvelles suivantes, relatives à la Terre-Sainte: «Frère Pierre de Montaigu, grand-maître de la milice du Temple, à son révérend frère en Jésus-Christ, N., par la grâce de Dieu, évêque d'Elne (?), salut. Nous annonçons à votre paternité par les présentes lettres, (235) quelles ont été les opérations de l'armée du Christ Notre-Seigneur après la prise de Damiette et du château de Taphnis. Sachez donc que dans la première traversée qui a eu lieu après la prise de Damiette, un si grand nombre de pèlerins ont abordé en Égypte que, joints au reste de l'armée, ils pouvaient suffire à garder Damiette et à défendre les châteaux. Le seigneur légat ainsi que le clergé, désirant que l'armée de Notre-Seigneur Jésus-Christ fît quelque expédition avantageuse, a exhorté avec zèle et plusieurs fois les troupes à courir sus aux infidèles. Mais les barons de l'armée, tant ceux d'au delà que ceux d'en deçà de la mer, s'y sont opposés, alléguant que l'armée était trop faible pour garder à la fois la ville et les châteaux conquis, et pour marcher en avant, de manière à ce qu'il en résultât profit pour la croisade. Cependant le sultan de Babylone, avec une innombrable multitude d'infidèles, est venu camper non loin de Damiette, et il a jeté des ponts sur les deux bras du fleuve pour empêcher les chrétiens d'avancer, et il reste en expectative avec une telle foule de combattants, qu'il y aurait grand danger pour les fidèles à venir l'attaquer dans le présent état de choses. Mais nous avons fortifié et retranché ladite ville de Damiette, les châteaux et le rivage de la mer, et nous attendons que le Seigneur nous console, en envoyant des renforts à notre secours. Les Sarrasins, informés de notre détresse, ont armé en guerre un grand nombre de galères qui tiennent la mer depuis quelque temps, et causent de grands dommages aux (236) chrétiens qui viennent au secours de la Terre-Sainte. L'argent, en outre, commençait à nous manquer, et nous ne pouvions espérer de garder longtemps nos galères. Comprenant donc combien cet armement des Sarrasins était nuisible à la croisade, nous avons armé sur-le-champ nos galères, galions et autres bâtiments, afin de tenir tête à la flotte des infidèles. Sachez aussi que Coradin, soudan de Damas, a rassemblé une immense armée de Sarrasins, et qu'ayant appris que les villes d'Acre et de Tyr n'avaient que de faibles garnisons, peu en état de lui résister, il ne cesse de causer, soit ouvertement, soit secrètement, de grands dommages à ces deux villes. Il a paru plusieurs fois devant le château qu'on appelle le château des Pèlerins, et a fini par planter ses tentes en ce lieu, voisinage fort incommode pour nous. Il a assiégé et pris le château de Césarée en Palestine, quoiqu'en ce moment un grand nombre de pèlerins se trouvât à Acre. Sachez de plus que Séraph, fils de Saphadin, et frère des soudans de Babylone et de Damas, fait la guerre avec de grandes forces aux Sarrasins orientaux; il a déjà remporté des avantages signalés sur les plus puissants de ceux qui lui résistent; mais sa victoire n'est pas complète, et grâce à Dieu, il ne pourra les subjuguer tous: car s'il parvenait à terminer la guerre qui l'occupe maintenant, le pays vers lequel il tournerait ses armes, Antioche, Tripoli, Acre ou l'Égypte, serait exposé aux plus grands périls; et s'il venait assiéger quelqu'un de nos châteaux, nous serions entièrement (237) hors d'état de le repousser. Néanmoins cette guerre entre Séraph et les Sarrasins nous donne joie et consolation. Nous attendons déjà depuis longtemps l'empereur et plusieurs autres princes sur lesquels nous comptons pour relever nos affaires. Leur arrivée, nous l'espérons, conduira à bonne fin l'ouvrage commencé par les mains de plusieurs. Mais si la croisade était frustrée de ce secours l'été prochain (ce dont Dieu nous garde), les possessions chrétiennes d'Orient, tant celles de Syrie que celles d'Égypte, le pays nouvellement conquis aussi bien que le pays qui est à nous depuis longtemps, seraient placés dans la position la plus fâcheuse. Pour nous et pour les autres chrétiens d'en deçà de la mer, nous nous sommes imposé de si grands et de si nombreux sacrifices afin de mener à bien les affaires de Jésus-Christ, que maintenant nos ressources sont épuisées, si nous ne sommes secourus au plus tôt par la clémence divine et par les subsides des fidèles. Donné à Acre, le douzième jour avant les calendes d'octobre.» Cette même année, Guillaume, évêque de l'église de Sainte-Marie à Londres, résigna volontairement l'épiscopat, le lendemain de la conversion de saint Paul. Eustache de Faucombridge, alors trésorier de l'échiquier, fut élu évêque de Londres, le cinquième jour avant les calendes de mars: son élection fut confirmée par le légat Pandolphe, et il fut consacré à Westminster, le septième jour avant les calendes de mai. Cette même année, Pandolphe, en retournant à Rome, cessa d'exercer les fonctions (238) de légat. Le roi Henri donna pour épouse à Alexandre, roi d'Écosse, Jeanne, sa sœur aînée. Les fiançailles eurent lieu à York, le lendemain de la fête de saint Jean-Baptiste, et les noces furent ensuite célébrées solennellement en présence des deux rois. Hubert de Bourg épousa aussi, dans la même cité d'York, la sœur dudit roi d’Écosse. Cette même année mourut, en revenant de Damiette, et dans les pays du continent, Guillaume d'Albinet, comte d'Arondel. Son corps fut rapporté en Angleterre par Thomas, moine de Saint-Albans, pour être enterré à Wimund, prieuré de Saint-Albans, dont ledit comte était le patron. Eustache, évêque de Londres, ayant exigé du couvent de Westminster et de l'abbé Guillaume les droits de procession, de procuration et de visite, ainsi qu'une complète dépendance, il y eut un appel interjeté en cour de Rome à ce sujet.

Faits divers. — Philippe d'Albiny part pour la Terre Sainte. — Sa relation touchant la perte de Damiette. — Autre lettre du grand-maître des Templiers. — Faits divers. — L'an du Seigneur 1222, le roi d'Angleterre Henri célébra les fêtes de Noël à Winchester; l'évêque de la ville, Pierre, fournit ce qui était nécessaire. Vers le même temps, Philippe d'Albiny, brave chevalier, recommandable par l'honnêteté de ses mœurs, et qui avait été aussi le maître et le précepteur zélé du roi d'Angleterre, se mit en route pour Jérusalem. Il arriva en Palestine heureusement etsans avoir éprouvé aucun dommage. Dès qu'il eut (239) été informé de l'état de la Terre-Sainte, il écrivit en ces termes à Ranulf, comte de Chester:

«A son respectable seigneur et ami Ranulf, comte de Chester et de Lincoln, son dévoué en toutes choses, Philippe d'Albiny, salut et assurance de sincère affection. Je fais savoir à votre excellence que nous sommes partis du port de Marseille le jour de l'assomption de la vierge Marie, et que le lundi qui précède la nativité de ladite Vierge, nous sommes arrivés devant Damiette. Là nous avons trouvé une foule de navires qui s'éloignaient de la ville: nous sommes parvenus à héler une barque. Ceux qui la montaient sont venus nous parler [moyennant quelque argent (?)], et nous ont donné les nouvelles les plus affligeantes. Il paraît que nos croisés de Damiette, ainsi que les princes qui s'y trouvaient, à savoir: le roi de Jérusalem, le légat, le duc de Bavière, le grand maître du Temple, le grand maître des Hospitaliers, et une foule d'autres; le tout montant bien à mille chevaliers, plus cinq mille hommes de cavalerie, et quarante mille d'infanterie, se mirent en marche vers la terre de Babylone, contre le gré du roi de Jérusalem, à ce qu'on dit, et partirent le jour de la fête de saint Pierre-aux-Liens. Ils étaient en chemin depuis trois semaines et plus, et étaient arrivés à peu près à moitié route, entre Damiette et Babylone, lorsque le soudan de Babylone, et son frère Coradin, parurent avec la plus nombreuse armée qu'ils avaient pu rassembler: ils harcelèrent nos troupes, les assaillirent fréquemment, non sans (240) perdre bon nombre de leurs gens. Mais quand nos croisés voulurent retourner à Damiette, la crue du Nil arriva, et il sortit de son lit pendant plusieurs jours. L'armée chrétienne se trouvait alors entre les deux bras du fleuve. Les Sarrasins joignirent un bras à l'autre, en creusant un fossé derrière les croisés, et le fleuve déborda bientôt tellement, que nos gens, à leur grande misère et douleur, étaient dans l'eau jusqu'aux braies et à la ceinture; aussi ils auraient été tués ou pris, si le soudan l'avait voulu. Ils acceptèrent alors une trêve de huit ans qu'il leur offrit, à condition qu'ils rendraient Damiette et tous les prisonniers qu'ils gardaient dans cette ville. En garantie de ce traité, le roi de Jérusalem, le légat, le duc de Bavière et plusieurs autres gens de marque, restèrent en otage. Lorsque nous avons appris ces nouvelles, nous avons ressenti une grande douleur, et tous les chrétiens doivent en être fort affligés. C'est pourquoi, ne voulant pas assister à la reddition de Damiette, nous nous sommes décidés à faire voile vers Acre, où nous avons abordé le lendemain de la nativité de la bienheureuse vierge Marie. Le jour suivant, Damiette a été remise au Soudan, et, de son côté, il a relâché tous les prisonniers qui étaient en son pouvoir. Je vous avertis en même temps que le seigneur roi de Jérusalem doit se rendre en Angleterre. Je vous supplie donc instamment de réaliser, en lui donnant des secours, les promesses qui lui ont été faites au nom du roi et des autres seigneurs. En effet, il est impossible de dire tout (241) ce que la chrétienté lui doit. Porlez-vous bien.»

«Frère Pierre de Montaigu, humble maître de la milice du Temple, à son cher frère en Jésus-Christ, Alain (?)45 Marcel, tenant lieu de précepteur eu Angleterre, salut. — Si jadis nous vous avons fait savoir les événements heureux qui secondaient nos efforts dans l'œuvre de Jésus-Christ, il faut aujourd'hui que nous vous racontions, dans l'ordre des faits, les malheurs qui nous ont accablés sur la terre d'Égypte: nos péchés sans doute en sont cause. Après la prise de Damiette, l'armée chrétienne était depuis longtemps dans l'oisiveté, et les gens tant d'au delà que d'en deçà de la mer ne cessaient de nous accuser d'indolence, et de nous adresser des reproches. Arriva alors le duc de Bavière, lieutenant de l'empereur, qui déclara aux troupes qu'il était venu pour attaquer les ennemis de la foi chrétienne, et non pas pour languir dans le repos. Un conseil fut tenu à ce sujet entre le seigneur légat, le duc de Bavière, les grands maîtres des templiers, des hospitaliers, et des chevaliers teutoniques, les comtes, les barons et autres chefs; tous, d'un accord unanime, furent d'avis de marcher en avant. L'illustre roi de Jérusalem, qu'on avait appelé à prendre part à l'expédition46, arriva à Damiette avec ses barons et une flotte (242) de plusieurs galères et vaisseaux armés. Il trouva l'armée chrétienne campée sous les tentes hors des palissades. Après la fête des apôtres Pierre et Paul, le seigneur roi, le légat et toute l'armée chrétienne, marchant en bon ordre, tant par terré que-par eau, rencontrèrent le soudan, et avec lui une multitude d'ennemis de la croix; mais les infidèles prirent la fuite devant leur face. On avança ainsi, sans obstacles, jusqu'à ce qu'on fût parvenu en face des tentes du soudan. Là on fut arrêté par un fleuve que l'armée ne put passer [à gué], et on campa sur le bord, en préparant des ponts pour traverser et atteindre le soudan: ce fleuve qui nous séparait alors du camp du soudan était le fleuve Taphnis, formant en cet endroit un embranchement avec le grand fleuve du Nil. Tandis que nous étions arrêtés en ce lieu, beaucoup de gens abandonnèrent l'armée sans permission, en sorte que nos forces diminuèrent de dix mille hommes, d'armes et même plus. Cependant le Soudan, à l'aide d'un fossé anciennement creusé, et qui se remplit par la crue du Nil, fit descendre dans le fleuve ses galères et ses galions, afin de mettre obstacle à notre navigation, et d'empêcher dans la disette où nous nous trouvions, que les vivres nous vinssent par Damiette. Parterre les Sarrasins étaient (243) là pour les intercepter. Alors l'armée, voyant qu'elle ne pouvait se procurer les choses de première nécessité, ni par la route de terre ni par la voie de l'eau, qui toutes deux, étaient fermées, songea à opérer sa retraite; mais les frères du Soudan, Séraph et Coradin, soudans d'Alep et de Damas, ainsi que d'autres soudans, ceux de la Chamelle, d'Hama, de Coilanbar47, une foule de rois pnaïens, et une multitude de païens, venus à leur aide, mirent obstacle à notre retraite. L'armée chrétienne s'étant mise en route par terre, et marchant pendant la nuit, perdit dans le fleuve le peu de, vivres qu'elle avait encore, et plusieurs des siens; car la crue du Nil ayant commencé, le soudan fit dégorger l'eau par des conduits souterrains, par des canaux et des fossés creusés de temps immémorial; en sorte que le peuple chrétien se trouva arrêté. La terre devint un vaste marais où l'armée perdit ses bêtes de somme, ses effets, ses bagages, ses chariots, et presque tous les objets de première nécessité. Nul moyen d'avancer ou de reculer, de trouver un refuge, de se procurer des vivres ou même d'engager bataille avec le soudan, engagés que nous étions au milieu d'un lac, enfermés de tous côtés parles eaux, et pris comme des poissons dans un filet. L'armée, dans cette extrémité, accepta malgré elle un traité qui portait que Damiette serait rendue au soudan, ainsi que tous les prisonniers sarrasins qu'on pourrait trouver à Tyr et à Acre, mais qu'en échange le soudan restituerait la vraie croix et tous les prison- (244) niers chrétiens qu'on pourrait trouver dans les royaumes de Babylone et de Damas. Nous fûmes alors envoyés à Damiette avec d'autres députés, au nom de toute l'armée, et nous fîmes part au peuple de toute la ville de la mission dont nous étions chargés. Ce traité déplut beaucoup à l'évêque d'Acre, au chancelier, et à Henri, comte de Male, que nous trouvâmes à Damiette; ils voulurent défendre la ville, et nous aurions adopté ce projet, si la chose avait pu se faire avec succès; car nous aurions préféré être jetés dans une prison perpétuelle, que de rendre nous-mêmes la ville aux incrédules, à la honte de la chrétienté. Mais après un examen attentif des ressources que Damiette pouvait présenter, nous ne trouvâmes ni en argent ni en hommes les moyens suffisants de la défendre. Alors il a fallu que nous accédions au traité; nous l'avons confirmé par serment et par otages, et nous avons conclu une trêve de huit ans. Jusqu'à l'exécution du traité, le soudan a fidèlement tenu sa promesse, et il a fourni, pendant environ quinze jours, à notre armée affamée, du pain et de la farine. Compatissez donc à nos misères, et secourez-nous autant que vous le pourrez. Portez-vous bien.» — Cette année-là, peu de jours avant la tenue du concile célébré à Oxford48 par maître Étienne, archevêque de Cantorbéry, on arrêta un homme qui avait sur le corps et sur les membres, c'est-à-dire au côté, aux pieds et aux mains, les cinq plaies de Jé- (245) sus-Christ. On fit comparaître avec lui, dans ledit concile, un individu des deux sexes, ou hermaphrodite, qui était son complice d'imposture, et qui aveuglé de la même erreur. Tous deux furent convaincus, et, ayant, fait confession publique, furent punis par sentence de l'église. Un autre individu, qui, étant diacre, avait renoncé à la religion chrétienne pour se faire juif49, fut également condamné par le concile: Falcaise, s'en étant emparé, le fit pendre sur-le-champ. Cette même année, mourut Hugues de Nevil qui, dans sa jeunesse, avait été l'ami du roi Richard, et avait vécu dans l'intimité de ce prince. Pour ne citer qu'un trait de sa valeur et de son audace, il tua un lion dans la Terre-Sainte. Après l'avoir frappé d'une flèche au poitrail, il le perça de son épée, et l'animal expira en perdant son sang; c'est ce qui donna lieu à ce vers:

La force du lion a succombé sous la force d'Hugues.

Son corps fut enseveli dans l'église de Waltham, et (246) déposé dans un magnifique tombeau de marbre sculpté;

Lutte entre les habitants de Londres et ceux de la banlieue. — Suites de ce combat. — Sédition excitée par Constantin. — Tempêtes mémorables. — Faits divers. — Fin de la querelle entre l'évêque de Londres et l'abbé de Westminster. — Cette même année, le jour de saint Jacques apôtre, les habitants de Londres et ceux de la campagne des environs, s''étant défiés à la lutte, se réunirent à l'hôpital de la reine Mathilde, hors de la ville, afin de savoir quels étaient les plus robustes dans ce genre d'exercice: La lutte se prolongea longtemps, et, après de grands efforts de part et d'autre, ceux de Londres eurent davantage, à là grande confusion de leurs adversaires. Celui qui prit la chose le plus à cœur, fut le sénéchal de l'abbé de Westminster, et il chercha les moyens de se venger, lui et ceux de son parti. Ayant donc arrêté dans son esprit un plan de vengeance, il porta un nouveau défi pour le jour de saint Pierre aux liens et fit publier dans le canton que tous vinssent à Westminster pour y lutter, et que celui qui resterait vainqueur aurait un bélier pour récompense. Cela fait, ledit sénéchal rassembla des hommes robustes et habitués à la lutte pour obtenir la victoire par ce moyen. Les habitants de Londres, désireux de se distinguer une se- (247) conde fois, vinrent en grand nombre au rendez-vous. Le combat commença: les uns et les autres cherchèrent à se porter par terre; mais le sénéchal dont j'ai parlé, accompagné des gens du faubourg et de la campagne, fit dégénérer le jeu en un combat qui put servir sa vengeance. Il courut aux armes sans être provoqué, et chargea avec fureur, et non sans verser le sang des bourgeois de Londres, qui étaient sans armes. Ceux-ci, insultés et blessés, prirent la fuite et rentrèrent en désordre dans la ville. Il s'ensuivit un grand tumulte: la cloche de la commune sonna et rassembla la population. La chose fut racontée en grands détails; chacun donna son avis et proposa son moyen de vengeance. Enfin Serlon, maire de la ville, homme prudent et pacifique, conseilla de porter plainte de cet outrage à l'abbé de Westminster, et dit que s'il consentait à en donner réparation convenable pour lui et pour les siens, chacun devrait se tenir satisfait. Mais Constantin, homme puissant dans la ville, déclara, aux grands applaudissements du peuple, qu'il fallait abattre et raser jusqu'au sol tous les édifices de l'abbé de Westminster ainsi que la maison du sénéchal. Aussitôt on rédigea un arrêté qui enjoignait d'exécuter au plus tôt la décision de Constantin. Que dirai-je de plus? Une multitude aveugle, une populace furieuse remit à Constantin le soin de cette guerre civile, se rua en tumulte sur les possessions de l'abbé, démolit plusieurs bâtiments et commit de grands dégâts. Au milieu de cette scène, ledit Constantin ne cessait de proclamer l'arrêté et de crier de (248) toute sa force: «Montjoie! Montjoie! Dieu nous soit en aide, et Louis notre seigneur!» Ce cri surtout indigna les amis du roi et les excita à tirer vengeance de la sédition, comme nous allons le dire. Le fait fut bientôt connu: il parvint aux oreilles d'Hubert de Bourg, grand justicier d'Angleterre, qui, s'étant mis à la tête d'un corps de troupes, s'avança jusqu'aux portes de Londres et envoya un message dans la ville, mandant aux plus âgés de venir le trouver sans délai. Lorsque ceux-ci furent introduits en sa présence, il leur demanda quels étaient les principaux auteurs de cette sédition, quels étaient ceux qui avaient osé troubler la cité royale et violer la paix du roi. Alors Constantin, qui avait été intrépide dans l'action, se montra plus intrépide encore dans sa réponse. Il assura qu'il était sous la garantie d'un traité et n'hésita pas à dire, en présence de tous, qu'il aurait encore été dans son droit en poussant plus loin la chose; qu'il s'en rapportait au serment juré tant par le roi que par Louis, d'après lequel les amis et partisans de l'un et de l'autre ne devaient point être inquiétés. Aussi la violation de ce serment, que le roi transgressa le premier50, lui fut reprochée dans la suite et fournit à Louis un motif plausible de se refuser aux restitutions demandées par le roi d'Angleterre51. Le grand justicier, en entendant l'aveu de Constantin, se saisit (249) de sa personne et de deux autres chefs, sans que les séditieux s'y opposassent. Le lendemain matin il chargea Falcaise et quelques hommes d'armes de les conduire par la Tamise à un gibet dressé pour eux. Lorsque Constantin se vit la corde au cou et se sentit abandonné de tout secours, il offrit quinze mille marcs d'argent pour avoir la vie sauve; mais son offre fut repoussée, et il fut pendu avec son neveu Constantin et un certain Geoffroi, qui avait proclamé l'arrêté dans la ville. Ainsi la sentence portée contre Constantin reçut son exécution à l'insu des bourgeois et sans aucun désordre. Cela fait, le grand justicier entra à Londres avec Falcaise et les hommes d'armes qu'il avait emmenés; il fit saisir tous ceux qui furent convaincus d'avoir trempé dans ladite sédition, les emprisonna et ne les remit en liberté qu'après leur avoir fait couper les pieds ou les mains. La terreur s'empara d'un grand nombre d'habitants, qui s'enfuirent de Londres pour n'y plus revenir. Le roi, pour compléter le châtiment de la ville, déposa tous les magistrats et établit à Londres de nouveaux officiers.

Cette même année, le sixième jour avant les ides de février, on entendit d'horribles coups de tonnerre. Leur choc fit jaillir la foudre, qui tomba sur l'église de Groham, dans le comté de Lincoln, et y fit de grands ravages, laissant une odeur si fétide, que plusieurs personnes qui se trouvaient dans l'église s'enfuirent pour n'être pas suffoquées. Enfin, on alluma un cierge consacré, on aspergea (250) l'église d'eau bénite, et l'incendie s'éteignit quoique avec peine. Les traces de cet événement subsistent encore dans ce monastère. Cette même année, le jour de l'exaltation de la sainte croix, le tonnerre gronda d'une manière effrayante dans toute l'Angleterre, et fut suivi par des torrents de pluie et des tourbillons de vent. Cet orage, qui dura jusqu'à la purification de la bienheureuse Marie, venant se joindre à la rigueur de la saison, causa de grands maux à beaucoup de gens et surtout aux habitants de la campagne. Dans l'été qui suivit, le froment se vendait douze sols. Cette même année, le jour de la fête de saint André apôtre, un nouvel ouragan exerça sa fureur dans toute l'Angleterre; des églises, des clochers d'églises, des maisons, des édifices, des murs et des remparts de châteaux furent renversés. Dans une bourgade nommée Pilardeston, située au caulpn de Warvick, cet orage renversa les édifices d'un chevalier et écrasa sous les ruines sa femme et huit personnes des deux sexes, au grand étonnement de ceux qui furent témoins de ce malheur. Dans le même pays, ce tourbillon furieux, en passant sur une tourbière entourée d'eaux profondes et de marais, sécha la place en un clin d'œil, au point qu'il n'y laissa ni herbe ni boue, et qu'on n'y trouva plus que des pierres. Enfin, la veille de la fête de sainte Lucie vierge, un vent terrible s'éleva tout à coup et fit de plus grands ravages encore que le précédent ouragan. On eût dit que l'Angleterre s'agitait sous un souffle diabolique; les édifices furent renversés, les (251) églises et leurs clochers abattus, les arbres des forêts et les arbres à fruits déracinés; en sorte que presque personne ne fut à Pabri du désastre et ne put s'en garantir.

Cette même année, maître Étienne de Langton tint un concile général à Oxford: on y fit plusieurs statuts pour la réforme de l'église anglicane et des ordres monastiques; comme il est dit ailleurs, d'une manière plus explicite, au sujet dudit concile. Cette même année, mourut Guillaume de Humet abbé de Westminster, le douzième jour avant les calendes de mai. Il eut pour successeur Richard de Berking, prieur de la même église, qui, cette même année, le quatorzième jour avant les calendes d'octobre, reçut la bénédiction du seigneur Pierre, évêque de Winchester, dans l'église de Westminster. Cette même année, Ranulf, évêque de Chicester, jadis official, puis prieur de Norwich, alla où va toute créature. Il eut pour successeur Raoul de Nevil, qui était auparavant gardien et porteur du sceau du roi, et qui, aux applaudissements de tout le royaume, exerçait fidèlement les fonctions de chancelier. Il avait même été décidé qu'on ne lui retirerait pas la garde du sceau sans l'avis et la volonté de l'assemblée générale du royaume. Promu évêque, il conserva sa charge: il fut élu vers la fête de la Toussaint, et confirmé l'année suivante. Cette même année, mourut Guillaume d'Ély, trésorier d'Angleterre. Cette même année, fut apaisée la querelle entre Eustache, évêque de Londres, et le chapitre de Saint-Paul d'une part, (252) et l'abbé Guillaume et le couvent de Westminster de l'autre, par Étienne, archevêque de Cantorbéry Pierre, évêque de Winchester, Robert, évêque de Salisbury, Thomas, prieur de Merton, et Richard prieur de Dunstable. Les deux parties s'en remirent à eux comme arbitres et régulateurs de la paix. Ceux-ci déclarèrent le couvent de Westminster entièrement exempt de toute dépendance envers l'évêque de Londres, ainsi que de la juridiction qu'on voulait lui imposer: il fut réglé que l'église de Staines, avec ses dépendances, serait affectée en propre à l'église de Westminster, que le manoir de Sumnebus (?) deviendrait la propriété de l'évêque de Londres, et que l'église du même manoir serait affectée en propre à perpétuité à l'église de Saint-Paul.

Henri III confirme les libertés et coutumes. — Combat entre les Gallois et Guillaume Maréchal. — Mort de Philippe-Auguste. — Réclamations de Henri III. — L'antipape des Albigeois. — L'an du Seigneur 1225, le roi Henri tint sa cour à Oxford aux fêtes de Noël. Peu après, pendant l'octave de l'Épiphanie, il se rendit à Londres pour assister à l'assemblée des barons. Là il fut requis par l'archevêque de Cantorbéry et les autres seigneurs de confirmer les libertés et libres coutumes qui avaient donné lieu à la guerre contre son père. L'archevêque montra évidemment que ledit roi ne pouvait se dispenser de le faire, puisque, au moment où Louis avait quitté l'Angleterre, il avait juré, et toute  (253) la noblesse du royaume avec lui, d'observer les libertés susdites, et de les faire observer par tout le monde. A ces mots, Guillaume Bruer, qui était l'un des conseillers du roi, répondit en son nom et dit: «Les libertés que vous demandez ont été extorquées par force, et on ne doit pas les observer en bonne justice.» Alors l'archevêque, ne pouvant dissimuler son chagrin: «Guillaume, dit-il d'un ton de reproche, si vous aimiez le roi; vous ne mettriez pas obstacle à la paix du royaume.» Le roi s'aperçut de l'émotion et de la colère de l'archevêque, et dit à son tour: «Nous avons juré ces privilèges, et tous nous sommes tenus d'observer notre sèrment.» Le roi, ayant aussitôt tenu conseil à ce sujet, envoya des lettres à tous les vicomtes du royaume, afin que, dans chaque comté, douze chevaliers ou loyaux hommes fussent chargés, sous la foi du serment, de s'enquérir des libertés usitées en Angleterre au temps du roi Henri, son aïeul; laquelle enquête devraitlui être envoyée à Londres, dans la quinzaine après Pâques.

Cette même année, tandis que Guillaume Maréchal, comte de Pembroke, se trouvait en Irlande, Léolin, roi des Gallois, suivi de troupes nombreuses, s'empara de deux châteaux appartenant audit Guillaume, fit trancher la tête à tous ceux qu'il y trouva, et se retira après y avoir mis garnison de ses Gallois. Peu de jours après, la chose étant venue à la connaissance dudit Maréchal, il revint en toute hâte en Angleterre, rassembla une nombreuse armée, assié- (254) gea et prit à son tour les deux châteaux; et, comme Léolin avait fait couper la tête à tous les hommes du comte Maréchal qu'il avait pris dans ces châteaux, Guillaume Maréchal, en représailles, fit décapiter aussi tous les Gallois. Puis, pour se venger plus encore, il entra à main armée sur les terres de Léolin, et ravagea, par le fer et par le feu, tout ce qui se présenta à lui. Léolin, à cette nouvelle, marcha à sa rencontre avec de grandes forces; mais Maréchal, secondé par la fortune, se précipita sur les ennemis, en tua un grand nombre, et mit le reste en fuite. Le vainqueur poursuivit les Gallois dans leur déroute, et les égorgea sans pitié. On estima le nombre des morts et des prisonniers à neuf mille hommes; très peu réussirent à échapper par la fuite. Cette même année, vers la fête de l'ascension de Notre-Seigneur, Gaultier-le-Mauvais (?), clerc, fut consacré évêque de Carlisle par la main de Gaultier, archevêque d'York. Vers le même temps, dans l'église cathédrale, à York, de l'huile très-claire découla de la tombe du bienheureux Guillaume, jadis archevêque de cette même église. Cette même année, à Rome, suinta du sang pendant trois jours, à la stupéfaction de plusieurs.

Vers le même temps, aux approches de la fête de saint Pierre aux liens, Philippe, roi de France, expira. Sa mort fut annoncée par une comète ardente et chevelue, qui avait paru peu auparavant. Lorsque le bruit de cette mort se fut répandu, Henri, roi d'Angleterre, envoya l'archevêque de Cantorbéry, avec (255) trois évêques, vers Louis, fils de Philippe, et déjà couronné roi, pour lui demander la restitution de la Normandie et des autres provinces d'outre-mer, ainsi qu'il s'y était engagé à son départ d'Angleterre, lorsque la paix avait été conclue entre lui et le roi d'Angleterre, du consentement de tous les seigneurs. Louis répondit à cela qu'il possédait justement la Normandie et les autres provinces, comme il était prêt à le prouver dans sa cour, si le roi d'Angleterre voulait y venir et s'y soumettre au droit. Il ajouta que le serment fait en Angleterre avait été violé par le roi d'Angleterre, puisque ses partisans, pris à Lincoln, avaient été imposés à d'énormes rançons; que, quant aux libertés du royaume d'Angleterre, qui avaient donné lieu à la guerre, qui avaient été octroyées à son départ, et jurées par tous, on avait agi de façon que non-seulement les mauvaises lois avaient été rétablies sur l'ancien pied, mais que de plus iniques encore avaient été introduites généralement dans tout le royaume d'Angleterre. A ces mots, l'archevêque et les évêques, ne pouvant obtenir d'autre réponse, retournèrent chez eux, et rapportèrent au roi d'Angleterre ce qu'ils avaient entendu.

En ces temps-là les hérétiques albigeois se donnèrent un certain Barthélemy pour antipape, dans les pays de Bulgarie, de Croatie et de Dalmatie. Cette superstition avait fait tant de progrès dans ces. contrées, que beaucoup de gens, et jusqu'à des évêques, étaient infectés. de ces erreurs. A ce sujet, Conrad, évêque de Porto et légat du saint-siége apostolique (256) dans ce pays, écrivit en ces termes à l'archevêque de Rouen: «Aux vénérables pères, l'archevêque de Rouen et les évêques, ses suffragants, par la grâce de Dieu, salut en notre Seigneur Jésus-Christ. Tandis que nous sommes forcé d'implorer votre aide pour l'épouse du vrai Dieu, mort sur la croix, nous ne pouvons retenir nos pleurs ni les sanglots qui nous déchirent. Nous disons ce que nous avons vu, et nous certifions ce que nous savons. Cet homme de perdition qui doit s'élever au-dessus de tout ce qu'on adore et de ce qu'on appelle Dieu, a pour précurseur en abomination un hérésiarque que les hérétiques albigeois appellent leur pape, et qui habite dans les pays de Bulgarie, de Croatie et de Dalmatie, non loin de la nation des Hongrois. Les hérétiques albigeois affluent auprès de lui et viennent le consulter pour qu'il leur réponde. Un nommé Barthélémy, natif de Carcassonne, évêque des hérétiques et vicaire de cet antipape, en témoignage de son respect impie, lui a cédé pour siège et pour place un lieu nommé Porlos, et s'est transféré lui-même dans le pays de Toulouse. Ce Barthélémy écrit des lettres qu'il répand de tous côtés, et s'intitule ainsi dans la formule de salutation qui commence lesdites lettres: Barthélémy, serviteur des serviteurs de la sainte foi, à un tel, salut.». Entre autres énormités il nomme des évêques, et prétend, indigne qu'il est, conférer les pouvoirs ecclésiastiques. Nous vous prions donc avec instance, et par l'aspersion du sang de Jésus-Christ, vous supplions ardemment, et vous enjoignons formellement, (257) en vertu de l'autorité apostolique dont nous sommes revêtu à cet égard, de vous rendre à Sens, aux prochaines octaves des apôtres Pierre et Paul. Là, Dieu aidant, les autres prélats de France se réuniront aussi, prêts à donner leur avis sur cette affaire, et à aviser aux moyens de réprimer les Albigeois, avec le concours des autres qui assisteront au concile. Autrement nous aurons soin de signifier votre désobéissance au seigneur pape. Donné à Plan52, le sixième jour avant les nones de juillet.» Mais la chose en resta là, ledit antipape étant mort peu après.

Les barons murmurent contre Hubert de Bourg. — Le pape déclare le roi majeur. — Un fragment de la croix du Sauveur est apporté à Bromholm en Angleterre. — Miracles qu'il opère. — Cette même année, les barons d'Angleterre firent entendre de violents murmures contre le grand justicier Hubert de Bourg, et cherchèrent à troubler la paix du royaume. Ils se disaient les uns aux autres qu'Hubert animait l'esprit du roi contre eux, et ne régissait pas le royaume par des lois équitables. L'arrivée des députés que le roi avait envoyés à Rome augmenta encore ces semences de haine: ceux-ci rapportaient une bulle du seigneur pape adressée aux archevêques d'Angleterre et à leurs suffragants. Voici ce qu'elle contenait. Le seigneur pape déclarait le roi d'Angleterre en âge (258) plein, et capable désormais de régler lui-même d'une manière souveraine, avec le conseil de ses familiers, les affaires de l'état. Le seigneur pape ordonnait en même temps aux archevêques et aux évêques chargés d'exécuter son mandat, d'annoncer, en vertu de l'autorité apostolique, aux comtes, barons, chevaliers et tous autres qui avaient la garde des châteaux, terres et bourgs appartenant au domaine royal, qu'ils devaient les rendre au roi sur-le-champ à l'inspection de la présente lettre; leur enjoignant, s'il se trouvait des opposants, de les forcer par la censure ecclésiastique à donner satisfaction. La majeure partie des comtes et des barons, dont les cœurs étaient possédés de concupiscence, s'indigna de cette bulle du pape; tous furent d'accord pour se préparer à la guerre; et, un complot s'étant forgé sans soufflet, ils mettaient en avant les prétextes dont nous avons parlé pour troubler la paix du royaume. Sommés par les archevêques et par les évêques de rendre la garde des châteaux au roi, ils refusèrent, aimant mieux recourir aux armes que de satisfaire le roi à cet égard; mais n'anticipons point.

Cette même année, à Bromholm eurent lieu des miracles divins, à la gloire et à l'honneur de la sainte croix qui donne le salut et sur laquelle le Sauveur du monde a daigné souffrir pour la rédemption du genre humain. Puisque la Bretagne, entourée de tous côtés par l'Océan, a mérité d'être béatifiée par un semblable trésor dû à la munificence divine, jl est convenable et très-convenable de raconter à ceux (259) qui viendront après nous comment d'un pays très-éloigné la sainte croix fut portée en Bretagne. Le comte de Flandre Baudouin, de comte devenu empereur de Constantinople, vécut glorieusement pendant longues années: il arriva que des rois infidèles vinrent faire des incursions dans ses états. Baudouin marcha à leur rencontre avec précipitation et témérité; il négligea en cette occasion de se placer sous la protection du bois de la croix et de plusieurs autres reliques qui étaient ordinairement portées devant lui par le patriarche et les évêques, toutes les fois qu'il devait livrer bataille aux ennemis de la loi chrétienne. Ce secours lui manqua, et ce jour-là il en fit la triste expérience: car, ayant attaqué l'ennemi avec une faible armée sans considérer que la multitude des barbares était dix fois plus nombreuse, il s'élança-sur eux; mais il fut enveloppé en un instant par les ennemis de la croix, lui et les siens. Tous furent ou tués, ou emmenés en captivité. Le peu qui réussirent à s'échapper ignoraient complètement quel avait été le sort de l'empereur et ce qu'il était devenu. Baudouin avait alors pour chapelain un Anglais de nation, qui avec ses clercs célébrait les divins mystères dans la chapelle de l'empereur. C'était l'un des gardiens des reliques, anneaux et autres objets précieux appartenant à l'empereur. Cet homme ayant appris l'événement et la mort probable, au dire de chacun, de son seigneur l'empereur, se saisit des dites reliques, des anneaux, des pierreries et autres objets, quitta secrètement Constantinople. et parvint jusqu'en An- (260) gleterre. Etant venu à Saint-Albans, il vendit à un moine du lieu une croix d'argent doré, deux doigts de sainte Marguerite, des anneaux d'or et des pierres précieuses. Tout cela est encore aujourd'hui en grande vénération au monastère de Saint-Albans. Puis ledit chapelain tira de sa besace une croix en bois et la montra à quelques moines, en leur jurant avec serment que cette croix sans aucun doute était faite avec le bois sur lequel le Sauveur du monde avait été attaché pour la rédemption du genre humain. Mais comme on n'ajoutait point foi à ses paroles, il s'en alla, emportant avec lui ce trésor inestimable, quoiqu'inconnu. Ledit chapelain avait deux fils encore enfants, fort inquiet sur les moyens de pourvoir à leur entretien et aux soins qu'ils exigeaient, il se présenta à plusieurs monastères et offrit de donner la croix dont nous venons de parler, à condition que lui et ses fils seraient reçus dans la communauté. Après avoir éprouvé maintes fois des refus de la part des riches, il arriva à une chapelle appelée Bromholm, située dans le territoire de Norfolk; c'est un lieu très-pauvre et dépourvu d'édifices commodes. Là il se présenta au prieur et à quelques-uns des frères, leur montra ladite croix faite de deux morceaux de bois mis en travers et ayant à peu près la longueur de la main, les supplia humblement de le recevoir lui et ses fils dans leur couvent, et leur offrit la croix et les autres reliques qu'il possédait. Le prieur et les frères se réjouirent à la vue d'un pareil trésor: aussitôt, par l'inspiration du Seigneur qui protège toujours (261) une honorable pauvreté, ils ajoutèrent foi aux paroles du chapelain, reçurent avec respect le bois Sacré, le portèrent dans leur oratoire, et le déposèrent avec les plus grands témoignages de dévotion dans l'endroit le plus convenable. Enfin, cette année, comme nous l'avons dit, des miracles divins commencèrent à s'opérer dans ledit monastère, à la gloire et à l'honneur de la croix qui vivifie. Là les morts recouvraient la vie, les aveugles la vue; les boiteux pouvaient marcher droit; les plaies des lépreux étaient guéries, les possédés du démon délivrés. Tout malade qui s'approchait avec foi du bois miraculeux s'en retournait guéri et sain et sauf. On se rend en pèlerinage à la croix de Bromholm, non-seulement de l'intérieur de l'Angleterre, mais encore des pays les plus éloignés. On se prosterne, on l'adore et tous ceux qui ont entendu parler de ces miracles divins honorent avec dévotion le pieux gage à qui on les doit. — Le très-sage roi de France Philippe était mort comme nous l'avons dit, le troisième jour avant les ides d'août. Il fut enterré à Saint-Denis. Il monta sur le trône du vivant même de son père Louis, à l'âge de quinze ans. Il régna quarante-quatre ans, et eut pour successeur son fils Louis, bien dissemblable à son père: l'un fut un homme, l'autre un enfant. Jean de Brienne, roi de Jérusalem et le grand maître des frères Hospitaliers de Jérusalem, se rendirent en Angleterre vers l'octave des apôtres Pierre et Paul, afin d'y solliciter des secours pour la Terre-Sainte. Cette même année, Simon d'Apulie, évêque d'Exeter, mourut vers la (262) fête de l'Exaltation de la sainte croix, et Guillaume de Cornehull, évêque de Chester, mourut aussi vers le même temps». — Cette même année, pendant les douze mois sans interruption, il y eut des pluies si abondantes, des débordements d'eau si fréquents, une température si rigoureuse que la maturité des fruits fut excessivement tardive. Les récoltes furent arriérées au point que, dans le mois de novembre, ce fut à peine si quelques fruits, bien rares, furent resserrés dans les greniers. Au mois de janvier un affreux tourbillon de vents qui s'entrecroisaient renversa les tours et les enclos des églises et déracina les chênes des forêts. — Vers le même temps, Léolin, prince de Nortwalles, uni à plusieurs Anglais, tels que Hugues de Lascy et quelques autres partisans que la haine du roi avait rapprochés et qui désespéraient qu'un bon fruit pût naître d'un mauvais arbre, que du roi Jean pût sortir un héritier supportable, ne cessaient par leurs fréquentes incursions d'inquiéter Guillaume Maréchal le fils, comme ils avaient inquiété le père. Ils cherchaient à l'obliger à se rendre, lui et d'autres barons du seigneur roi; mais tout le pays prit les armes et se souleva contre eux; ils furent pressés à leur tour: ceux dont ils avaient été les ennemis en chef devinrent leurs maîtres, et désormais ils furent hors d'état de rien entreprendre.

Les châteaux sont rendus au roi en dépit des barons. — Louis VIII, roi de France, s'empare de La Rochelle. (263) — L'an du Seigneur 1224, le roi Henri tint sa cour à Northampton, aux fêtes de Noël, en présence de l'archevêque de Cantorbéry, de ses suffragants et d'une nombreuse chevalerie. De son côté le comte de Chester, avec les conjurés de son parti, tint sa cour à Leicester. Là, il se livra à d'orgueilleuses espérances et proféra des menaces contre le roi et le grand justicier, à l'occasion de la garde des terres et des châteaux que ledit roi lui avait réclamée. Le lendemain, après avoir solennellement célébré la messe, l'archevêque de Cantorbéry et tous les évêques ses suffragants, revêtus d'habits blancs et à la lueur des cierges, excommunièrent tous les perturbateurs du roi et du royaume, tons les envahisseurs de la sainte église et des choses ecclésiastiques. Ensuite le même archevêque envoya une députation à Leicester, au comte de Chester et à ses partisans, pour leur annoncer, à chacun comme à tous, que s'ils ne résignaient le lendemain entre les mains du roi tous les châteaux et terres appartenant à la couronne, lui et tous les évêques les excommunieraient nominalement, ainsi qu'il était ordonné par le seigneur pape. Alors le comte de Chester et ses amis, ayant été informés par leurs espions que le roi avait un plus grand nombre d'hommes d'armes qu'eux-mêmes, furent dans une grande consternation: car, s'ils en eussent eu les moyens, ils auraient fait une guerre terrible au roi, par haine pour le justicier; mais considérant leur infériorité, ils redoutaient d'engager un combat douteux; craignant surtout que l'ar-(264) chevêque el lesévèques ne tes excommuniassent, s'ils persistaient dans leurs projets de révolte. Ils prirent donc le plus sage parti, vinrent tous trouver le roi à Northampton, et lui restituèrent, à commencer par le comte de Chester, les châteaux et les municipes, les terres et les gardes qui paraissaient appartenir à la couronne. Néanmoins les susdits seigneurs conservèrent leurs mauvaises dispositions contre le roi, parce qu'il refusa, malgré leurs instances, d'éloigner le grand justicier. Les principaux auteurs de ce soulèvement étaient!e comte de Chester, le comte d'Albemarle, Jean, constable de Chester, Falcaise et ses châtelains, Robert de Vieuxpont, Brien de L'Isle, Pierre de Mauléon, Philippe Marci, Ingelard de Athies, Guillaume de Canteloup et Guillaume son fils, ainsi que beaucoup d'autres qui tous faisaient leurs efforts pour troubler la paix du royaume.

Cette même année, le roi de France Louis conduisit une nombreuse armée à La Rochelle, avec l'intention de prendre cette ville, soit par la force, soit par l'argent. Lorsqu'il y fut arrivé, il offrit aux habitants une forte somme pour qu'ils lui rendissent leur ville, lui jurassent fidélité, et devinssent ses sujets soumis. Les bourgeois de La Rochelle, se croyant abandonnés en quelque sorte par le roi d'Angleterre, se laissèrent gagner tant par prières que par argent, et remirent leur ville au roi de France. Le roi laissa une bonne garnison tant de chevaliers que de sergents dans la ville et dans les châteaux; puis, après s'être assuré de tout le Poitou, il revint tranquille-  (265) ment dans ses états, sans effusion de sang. La Rochelle est un port du Poitou où les rois d'Angleterre avaient coutume de faire débarquer leurs troupes pour la défense du pays. Désormais cette voie leur fut fermée, retenus qu'ils étaient en Angleterre par les intrigues de leurs barons. O trahison innée dans le cœur des Poitevins! il n'y eut personne qui se présentât pour défendre le roi d'Angleterre son seigneur, à l'exception d'un seul bourgeois qui plus tard, ayant été convaincu d'avoir caché la bannière du roi d'Angleterre pour la relever un jour quand ledit roi d'Angleterre serait rappelé, fut livré par la trahison de ses concitoyens et pendu. Comme il mourut pour la justice, il est évident que ce fut un glorieux martyr. Son fils, nommé Guillaume, fut promu, à Saint-Albans, au gouvernement de l'église de Saint-Julien.

Siège du château de Bedfort. — Prise du château par le roi. — Châtiment des révoltés. — Falcaise dépouillé de ses biens. — Vers le même temps, pendant l'octave de la Sainte Trinité, le roi, les archevêques, les évêques, les comtes, les. barons et autres, tinrent une assemblée à Northampton, pour y régler les affaires de l'état. Le roi voulait demander avis à ses barons relativement aux terres d'outre-mer dont le roi de France s'était emparé peu à peu; mais il en arriva autrement qu'il ne l'espérait. En ce moment les justiciers du roi, qu'on appelle justiciers en tournée53, se trouvaient à Dunstable. C'é- (266) taient Martin de Paleshull, Thomas de Muleton, Henri de Braibroc et d'autres, qui tenaient en ce lieu les plaids royaux, relativement à l'expulsion de possession54. Or, Falcaise, entre autres, avait dépouillé tant de personnes, que si les peines juridiques qu'il avait encourues eussent été rédigées par écrit, elles auraient rempli trente doubles lettres55, dont chacune l'aurait mis à la merci du roi pour une amende de cent livres. Lorsque cet ordre fut signifié à Falcaise, il entra en fureur, et, ne consultant que sa colère, il donna ordre aux chevaliers qui gardaient le château de Bedfort de prendre avec eux des hommes d'armes, de marcher sur Dunstable, d'y saisir les susdits justiciers, de les amener au château de Bedfort, et de les jeter dans une obscure prison. Les justiciers, en ayant eu avis, quittèrent Dunstable avec précipitation, et prirent le premier chemin qui se présenta à eux. Henri de Braibroc, l'un d'eux, fuyant sans précaution, tomba au pouvoir des chevaliers de Falcaise, fut fort maltraité et enfermé audit château dans (267) une étroite prison. La nouvelle de cette violence s'étant répandue, l'épouse de Henri de Braibroc vint trouver le roi à Northampton, et là, en pleine assemblée, porta plainte en pleurant, au nom de son mari. Le roi, transporté d'indignation, demanda conseil aux clercs et aux laïques sur ce qu'il avait à faire en pareille circonstance. Tous déclarèrent au roi, d'un commun accord, qu'il fallait se rendre au château de Bedfort avec un corps nombreux d'hommes d'armes, sans aucun délai et de préférence à toute autre affaire, pour tirer vengeance d'une si grande insolence. L'avis ayant plu au seigneur roi, il donna ordre à tous les siens de s'armer au plus vite, et de se diriger, tant laïques que clercs, vers le château de Bedfort. Quand on y fut arrivé, le roi envoya des députés aux châtelains qui y commandaient, pour demander que les portes lui fussent ouvertes, et pour les sommer de lui rendre Henri de Braibroc, son justicier. Guillaume de Brente56, frère de Falcaise, et les autres chevaliers enfermés dans la place, répondirent aux députés qu'ils ne rendraient pas le château avant d'en avoir reçu l'ordre formel de leur seigneur Falcaise; se fondant sur ce qu'ils n'étaient tenus à rien envers le roi, ne lui ayant#ni prêté hommage, ni juré fidélité. Cette réponse ayant été rapportée au roi, il fut violemment courroucé et ordonna avec colère que le château fût investi et assiégé. Les gens de la place se préparèrent à la résistance, et pour- (268) vurent de tous côtés à la défesene de leurs murs et de leurs remparts. Alors l'archevêque et tous lesévêques frappèrent du glaive de l'excommunication, à la lueur des cierges, Falcaise lui-même et tous ceux qui composaient la garnison du château. Le siège fut mis devant la place le seizième jour avant les calendes de juin, qui se trouvait le premier jeudi après l'octave de la Trinité. Le roi fit alors venir des machines de guerre, des pierriers et des mangonneaux qui furent disposés en cercle et qui battirent les murs sans relâche. Les assiégés, de leur côté, se défendant vigoureusement, lançaient une grêle de traits mortels. En un mot, des deux parts, beaucoup étaient blessés et tués; un chevalier distingué, nommé Giffard, périt entre autres, percé d'un trait d'arbalète. Pendant ce temps, le roi détacha une troupe d'hommes d'armes pour chercher Falcaise et l'amener devant lui; mais celui-ci, averti par ses espions, se sauva jusque dans le pays de Galles. Les messagers, de retour, annoncèrent au roi que leur peine avait été vaine. Le roi, transporté de colère, jura sur l'âme de son père que si les assiégés étaient pris par force, il les ferait tous pendre. Ceux-ci, exaspérés par les menaces du roi, intimèrent l'ordre aux députés royaux de ne plus leur parler de rendre le château. De part et d'autre l'animosité devint implacable, à cause de la multitude des morts: les frères n'épargnèrent point leurs frères, ni les pères leurs fils. Enfin, quand on se fut longtemps entretué, les ouvriers royaux construisirent un château de bois (269) fort élevé et bâti dans les règles de l'art. On y établit des arbalétriers qui furent à même de balayer toute la superficie du château; en sorte qu'aucun assiégé ne pouvait paraître en armes sur les remparts, qu'il ne fût aussitôt blessé à mort. Néanmoins les défenseurs de la place ne renoncèrent point à faire du mal à leurs adversaires. Ils tuèrent, mais pour leur propre malheur, deux chevaliers de l'armée royale qui s'étaient trop imprudemment exposés à la mort, et plusieurs autres guerriers: ce qui augmenta encore l'auimosité de leurs ennemis.

Pendant le siège de Bedfort, le roi fit saisir et confisquer, sur tous les manoirs et toutes les terres que Falcaise possédait en Angleterre, les fruits et les troupeaux, pour faire subsister son armée aux dépens de ce rebelle, tant que le siège durerait. Enfin les troupes royales réussirent, non sans avoir perdu beaucoup des leurs, à s'emparer de deux tours à créneaux, qu'on appelle en français bretesches, pénétrèrent à l'envi dans le château, et forcèrent les assiégés à se retirer bon gré mal gré dans l'intérieur57. Maîtresses du château, les troupes royales revinrent au camp joyeuses et riches, avec des chevaux, des armes, des provisions de toute espèce, et un précieux butin. Les vainqueurs songèrent ensuite à attaquer la tour, et renversèrent une grande partie des murs. Dès lors les assiégés sentirent qu'ils ne pouvaient ré- (270) sister plus longtemps: la veille de l'Assomption de la bienheureuse Marie, quelques-uns d'entre eux sortirent du château et vinrent se remettre à la merci du roi. Le roi les fit tous charger de chaînes, jusqu'à ce qu'il fût maître des autres. Le lendemain tous sortirent à leur tour, couverts de blessures et de plaies mortelles: ils furent menés en présence du roi, qui les condamna à être pendus. Les seigneurs pris à Bedfort subirent donc ce supplice au nombre de vingt-quatre, ainsi que les chevaliers et les sergents: ils ne purent trouver merci auprès du roi, à cause de leur orgueil opiniâtre pendant le siège dont j'ai parlé. Henri de Braibroc vint sain et sauf se présenter au roi, et lui témoigna sa vive reconnaissance. Falcaise, trompé par un faux espoir, avait cru que les siens pourraient défendre le château pendant une année entière; mais quand il apprit d une manière certaine que son frère et tous ses partisans avaient été pendus, il se rendit à Bedfort auprès du roi, sous le sauf-conduit d'Alexandre, évêque de Coventry. Aussitôt il tomba aux pieds du roi, et le sollicita de l'admettre à merci, en lui rappelant les services qu'il avait rendus et les secours qu'il avait fournis à lui et à son père au temps des hostilités. Le roi, sur l'avis de son conseil, le dépouilla de ses châteaux, de ses terres et de tous ses biens, et le donna en garde à Eustache, évêque de Londres, jusqu'à ce qu'une sentence définitive eût prononcé sur son sort. Alors eut lieu un appel à la vengeance de saint Paul: en effet, Falcaise, ce traître couvert de sang, avait fait démolir l'église (271) de Saint-Paul, à Bedfort, pour que les matériaux servissent à la construction et aux fortifications de son château. Maintenant il se trouvait prisonnier et gardé en quelque sorte par le bienheureux Paul58. Aussi l'abbesse de Helnestne, apprenant que Falcaise avait commis un sacrilège contre le bienheureux Paul, et n'en avait pas encore été puni, ordonna qu'on enlevât à la statue de saint Paul le glaive qu'elle tenait à la main, et qu'on ne l'y replaçât que quand on aurait tiré vengeance du coupable. En un moment Falcaise passa du comble de la fortune à la dernière misère: exemple mémorable pour beaucoup de gens, et surtout pour les méchants. Ce revers prodigieux fit dire à quelqu'un:

Falcaise, l'homme à l'épée toujours tirée, a perdu en un mois tout ce qu'il avait acquis par le crime pendant sa vie59.

Marguerite de Redviers, femme dudit Falcaise, vint aussi se présenter au roi et à l'archevêque. Elle déclara qu'elle n'avait jamais consenti de bonne grâce à être unie par mariage à cet homme; qu'au temps des hostilités elle avait été prise par force et mariée contre son aveu; que par conséquent elle demandait (272) le divorce. Alors l'archevêque prit jour avec elle, se réservant le temps de délibérer sur ce qu'il devait faire. Le roi rendit à Marguerite toutes ses terres et possessions en Angleterre, et la donna en garde [noble] à Guillaume, comte de Warenne. Le roi obtint des prélats et des laïques, pour ses travaux et grandes dépenses, un impôt de deux sols d'argent par charrue dans toute l'Angleterre. Le roi, de son côté, remit60 aux seigneurs un escuage de deux marcs sterling par bouclier, et chacun retourna chez soi: le château de Bedfort fut rasé et réduit en monceaux de pierres par ordre du roi, qui donna à Guillaume de Beauchamp le terrain ainsi que les maisons et tous les édifices dépendants dudit château. Cette même année, maître Alexandre de Stavensby fut consacré évêque de Chester à Rome, par le seigneur pape Honorius, le jour (273) de Pâques. Guillaume, neveu de Guillaume Bruer le père, fut consacré évêque d'Exeter; et Raoul de Nevil, évêque de Chicester, par le seigneur Étienne, archevêque de Cantorbéry. Ledit Raoul, évêque de Chicester et chancelier du seigneur roi. lui resta fidèle dans maintes circonstances périlleuses, et montra une singulière habileté pour les affaires de l'état. Ce fut en quelque sorte une colonne inébranlable de fidélité et de vérité. A cette époque [était détenu à Londres] Falcaise de Brente61. Ce Normand, illégitime et bâtard du côté de sa mère, était venu en Angleterre sur un mauvais cheval, portant besace, et s'était attaché au roi Jean quelques années auparavant. A l'époque de la guerre qui s'éleva entre ledit roi et les barons, Jean, de sa propre autorité, lui avait donné le château de Bedfort, qu'il fortifia et agrandit sur le territoire d'autrui. La possession de cette place, les richesses qu'il avait acquises, son alliance avec quelques conseillers du roi, l'avaient enivré d'orgueil; quoique sa puissance ne fût pas plus solide qu'un roseau, il ne craignit pas de dépouiller injustement de leurs terres et possessions ses hommes libres et ses voisins; entre autres violences, il expropria sans jugement, dans le manoir de Luiton, trente-deux tenanciers libres, et s'empara de plusieurs pâturages de la commune. Tous ces faits ayant été portés à la connaissance du seigneur roi, le roi désigna Henri (274) de Braibroc et quelques autres justiciers, chargés d'informer sur les nombreuses plaintes d'expulsion de possession. Ceux-ci ayant procédé à l'information selon l'usage, condamnèrent ledit Falcaise, par jugement, à restituer les terres dont il s'était emparé, et à payer les dommages et intérêts. Falcaise, indigné de cet arrêt, osa troubler la paix du royaume, se saisit, par violence, de Henri de Braibroc, et l'incarcéra dans son château de Bedfort. A cette nouvelle, le roi, qui se trouvait à Northampton, et qui s'occupait avec ses barons des moyens de secourir le Poitou, ne songea, d'un commun accord, qu'à punir cette audace, il marcha sur le château de Bedfort, où ledit Henri était détenu en prison, et mit le siège devant la place. Après qu'on eut sommé62 par trois fois, pendant trois jours consécutifs, les chevaliers enfermés dans ledit château de le rendre au roi, Étienne, archevêque de Cantorbéry, et les autres évéques qui étaient présents, ainsi que les abbés et autres prélats, excommunièrent Falcaise et ses adhérents, et le mirent hors la loi. Les troupes royales, tant par brèches que par assauts, s'emparèrent intrépidement dudit château. Dans ce siège périrent, sous les traits des arbalétriers de la place, plusieurs chevaliers de l'armée royale, Giffard, entre autres, homme d'une grande valeur, qui mourut d'un coup de flèche. Enfin, la veille de l'Assomption, le siége ayant duré neuf semaines environ, le château fût pris. Tous les officiers de Fal- (275) caise qu'on y trouva, et qui avaient pour chef Guillaume Mantel de Brente, frère de Falcaise, ainsi qu'une foule de nobles Anglais et Normands furent pendus sans exception, ainsi que nous l'avons raconté pleinement tout à l'heure.

suivant

 

 

NOTES

(1Guillaume descendait de ce Richard surnommé Strongboghe, comte d'Eu, en Normandie, et qui fit la conquête du comté de Pembroke dans le commencement du douzième siècle. Il laissa un fils nommé Gilbert, dont le fils, appelé Richard, comme son grand-père, obtint par la guerre de vastes possessions du côté de Waterford en Irlande. Vers l'année 1170, Guillaume, fils de Richard, posséda la charge de grand maréchal qu'il semble avoir transmise héréditairement à sa famille. Mais cette famille avait aussi le nom de Maréchal ou Marshall, indépendamment de sa charge.

(2)  Ici comme ailleurs, châtelain veut dire un commandant, un capitaine, un gouverneur de place forte.

(3) Matt. Pâris omet dans ce récit une circonstance remarquée par Hallam. Les barons nommèrent le comte de Pembroke régent, et laissèrent à Hubert de Bourg l'office de justicier dont il était investi sous le règne précédent. Jusqu'alors cet office avait été le plus important de l'état. Le justicier, en vertu même de sa charge, était régent du royaume en l'absence du souverain; et les writs ou ordonnances étaient, pendant ce temps, datés de l'année de sa gestion et rendus en son nom. Cet office fut encore très-considérable sous Henri III; mais Edouard Ier l'abolit entièrement.

(4 Voir la note II à la fin du volume.

(5)  «A cent dix pas de là, on montre l'emplacement de la maison de Véronique et le lieu où cette pieuse femme essuya le visage du Sauveur. Le premier nom de cette femme était Bérénice, il fut changé dans la suite en celui de Vera icon, vraie image, par la transposition de deux lettres; en outre, la transmutation du b en v est o très-fréquente dans les langues anciennes.» M. de Chateaubriand, Itinér., tome II, page 26. L'illustre écrivain parle en poëte: car la sainteté ou même l'existence de Véronique n'est admise par aucun écrivain ecclésiastique digne de foi. Marianus Scot, au onzième siècle, est le premier qui ait rapporté cette légende; on sait aussi que plusieurs critiques ne voient dans Véronique que la corruption de Vera icon et les termes dont se sert ici Matt. Pâris semblent faire croire que telle est son opinion. L'image de Jésus-Christ s'étant empreinte sur trois plis du mouchoir, disent les légendaires, chacun de ces plis fut gardé à Rome, en Espagne, à Jérusalem. L'image de Rome y fut en grande vénération. Boniface VIII l'alla chercher à l'église du Saint-Esprit et la rapporta à Saint-Pierre; l'instituteur du jubilé pensait sans doute que l'adoration du saint voile serait plus fructueuse dans la basilique que dans une église secondaire. (Voy. Moréry.)

(6Toutes ces têtes de stances sont en lettres abréviatives. Nous avons cru inutile de rechercher le rituel et nous donnons le sens probable de cette intarcalation fournie par le manuscrit de Cotton.

(7) Castra Domini. Nous lisons: Castra hostium Domini qui, etc. En effet, les Musulmans sous la conduite de Coradin, un des fils de Malek-Adhel, avaient passé le Jourdain près de Bethsan, annonçant l'intention d'assiéger Saint-Jean-d'Acre. Le roi de Hongrie, accompagné du patriarche, se mit en route pour les prévenir. D'autres historiens disent que les croisés allèrent camper au torrent de Kison, puis s'avancèrent jusqu'aux montagnes de Gelboë près de Scytopolis.

(8A diebus. Nous adoptons la variante aciebus.

(9 Ce reproche est peu fondé. Quand on eut gagné avec tant de peine le sommet du Thabor, le comte de Tripoli, Bohémond, représenta que pendant qu'on attaquerait la forteresse, on s'exposait à être attaqué par l'armée ennemie qui se posterait au bas de la montagne, et qu'alors on était en danger de mourir de faim. Son avis prévalut, et la retraite ne put s'opérer sans une certaine confusion qui entraîna la perte d'un grand nombre de croisés.

(10) Ici comme plus haut, je substitue ligno à signo.

(11) On était alors à la fin de décembre, ce qui contribua à faire échouer l'expédition entreprise en Phénicie par les deux rois de Hongrie et de Jérusalem.

(12) Nous changeons ici la ponctuation, et soupçonnons quelque faute de texte.

(13Nous ne retrouvons pas ce lieu; d'ailleurs la phrase précédente autorise à lire ici Bonn.

(14Le texte dit seulement in eis, qui pourrait aussi se rapporter aux routiers dont la misère expliquerait les ravages; mais nous croyons plus naturel le sens que nous adoptons.

(15 Pierre des Roches, seigneur poitevin, avait été, comme on l'a vu, un des plus intrépides mercenaires du roi Jean avant d'être élevé à l'épiscopat.

(16) Almuriolis, anciennement aulmares, aumaires.

(17) Paix dans le sens d'amnistie. Quiconque violait la paix du roi, était considéré comme coupable de lèse-majesté.

(18) A bonis negotiatoribus omnia consummata sunt. Cette plaisanterie répond au mot nundinœ.

(19) Voir la note II à la fin du volume.

(20) Ici, comme jusqu'à présent, nous avons traduit galeias par galères, faute d'un mot plus juste. Il est évident que, vu l'état peu avancé de la marine à cette époque, on doit entendre par galeia un bateau à rames, ou du moins un bâtiment bien moins fort que celui désigné plus tard sous le nom de galère. Le vieux mot galée, celui de galéasse présentent aussi quelques difficultés. Cependant il parait que le mot galée, qui était encore en usage au temps de François Ier, a précédé le mot galère, et qu'on entendait par galéasses des bâtiments longs et bas plus gros que les galées. Guillaume de Tyr fait mention de galéasses à cent bancs de rames. La description de ce combat naval autoriserait à adopter l'étymologie donnée par Ducange au mot galeia: A galea, tutela quœ in rostris erat. Ce qui est conforme aux paroles d'Antonio Pigafeta: Pesce spada, chi a una spada del uaso che somiglia a bocco d'una trireme.

(21 On l'appelait généralement Fitz-Roi; il était fils de Jean par une fille du comte de Warenne.

(22) Tornetum, dit le texte. Nous ne voyons pas d'autre interprétation raisonnable.

(23 Nous adoptons pour traduire cogones, le vieux mot coquet qui, plus tard, ne signifia que de fort petites barques.

(24La ville de Damiette, qui fut prise par Jean de Brienne, en 1219, et par saint Louis, en 1249, était située à un mille de la mer, sur la rive droite du principal bras du Nil, entre ce fleuve et le lac Menzaleh. Elle avait une triple enceinte de murailles du côté de la terre, et un double rempart du côté du Nil, à l'embouchure duquel se trouvait une tour de chaque côté. Une nombreuse garnison les défendait, et l'on tendait une grosse chaîne de fer entre ces deux tours, pour empêcher les vaisseaux d'entrer dans le Nil. Celle qui fut prise par les croisés, était la tour occidentale, c'est à-dire la plus voisine de leur camp: car, dans les deux expéditions, ils débarquèrent au Gizé de Damiette, espace de terre qui formait angle entre la rive gauche ou occidentale et la mer. Avant Jean de Brienne et saint Louis, Damiette avait été prise par les empereurs grecs et par les Normands de Sicile. Aussi les Mamelucks, la trouvant trop rapprochée de la mer' la détruisirent sous le règne d'Ibegh, et l'on rebâtit deux lieues plus haut en remontant, mais du même côté du Nil, une ville nouvelle sous le même nom. Comme les bruits d'invasion se renouvelaient fréquemment, Bibars Bendokdar, pour être plus à portée de secourir la nouvelle Damiette, fit construire la fameuse chaussée de Kiloub.

(25 Nous ne connaissons aucun lieu de ce nom aux environs de Damiette, et les cartes n'en font pas mention. Peut-être faut-il entendre simplement par Casale, un village. C'est là le sens ordinaire de ce mot dans les auteurs du moyen âge et dans Matt. Pâris lui-même. Il donne même ce nom à une ville fortifiée: Casale nomine Mansor (Mansourah): villas et casalia christianorum, etc. Ce qui confirme notre remarque, c'est que Joinville appelle du nom générique de Casel le lieu où saint Louis fut fait prisonnier: «Et ainsi [Geoffroi de Sergine] l'emmena jusqu'au lieu de Casel, et là fut descendu au giron d'ime bourgeoise qui étoit de Paris, et là le cuidèrent voir passer le pas de mort, et n'esperoient point que jamais il pût passer celui jour sans mourir.»

(26C'était un pont de bateaux qui joignait la tour à Damiette.

(27) Littus, nous adoptons la variante latus.

(28) Le sens serait plus naturel en lisant manibus compressis au lieu de complosis, surtout à cause de la phrase suivante.

(29 Depuis le vendredi 24 août, à quatre heures du soir environ, jusqu'au lendemain samedi, à sept heures du soir. (Voir le calcul des heures anciennes, note 2, page 426 du premier volume.)

(30C'était un fils bâtard du roi Jean et non pas de Henri III, comme le dit fautivement l'auteur du chapitre des croisades, dans l'Introduction à l'histoire de l'univers.

(31) On reconnaît ici le scorbut.

(32Intercalation fournie par le manuscrit de Cotton.

(33 Voir à la fin du volume.

(34) Targe, target, large bouclier en forme carrée ou de croissant, analogue à celui dont se servaient les Romains, les Africains et les Espagnols. Ducange dit que ce mot était fréquemment employé pour désigner les boucliers qui couvraient tout le corps, et dont on se servait dans les assauts. Cette arme défensive était connue des Arabes qui l'appelaient tarka ou darca.

(35) Après la retraite du soudan, l'armée chrétienne, comme nous l'avons vu, avait jeté un pont sur le Nil pour faciliter son passage sur la rive orientale, et ce pont menait au quartier du duc d'Autriche et des Teutoniques. Toutefois les termes du récit de Matt. Pâris sembleraient indiquer une sorte de pont-levis jeté sur le fossé du camp.

(36 II est difficile de traduire ce passage exactement. La différence du sens repose sur la transposition de la virgule. Ce fait, s'il est vrai, semble avoir préparé les esprits au fameux sophisme soutenu dans le moyen âge: Licet occidere reginam.

(37) Intercalation fournie par le manuscrit de Cotton.

(38Aurisia, du grec άορασια.

(39)   Matt. Pâris parle plus haut de riches morts sur des tas de blé. Est-ce parce qu'il n'avait pu être manipulé, ou parce qu'il était pourri? Dans ce dernier cas, c'eut été un présent sans valeur.

(40) Lisez Thanis, dans la terre de Gossen.

(41Depositio (texte hic), moment où l'on quitte le corps, ou moment où l'on est posé en terre. (Ducange.) Le jour de la mort était ordinairement choisi de préférence pour la commémoration de la fête. Le jour de la Saint-Louis (25 août) en est une preuve.

(42 Probablement Higham, tous les autres lieux dont il est question ici étant également en Northamptonshire. Quant à Bridlington, qui est situé dans le Holderness, il faut se souvenir que les comtes d'Albemarle possédaient cette province.

(43) L'édition de 1640 ajoute avant scientiam le mot contra qui donne un sens à cette phrase.

(44) Probablement Built. La liste des surnoms, au lieu de Léonin, dit Régnault.

(45) Désigné seulement par l'initiale A.

(46) Jean de Brienne, fatigué de l'arrogance du légat Pélage, s'était en effet retiré à Ptolémaïs, peu de temps après la prise de Damiette, et son exemple avait été suivi par une foule de seigneurs. L'armée affaiblie ne put rien entreprendre pendant l'été de 1220. Mais de nouveaux renforts envoyés par Frédéric II, sous les ordres du duc de Bavière et des évéques de Metz et de Catane, ainsi que d'autres secours amenés par l'évêque de Brescia, par les archevêques de Milan, de Gènes et de Candie, permirent aux croisés de reprendre l'offensive. Ils voulurent cependant avoir pour chef le roi de Jérusalem, et celui-ci, cédant aux sollicitations des princes croisés, consentit à revenir à Damiette.

(47) Probablement Cologombat sur l'Euphrate.

(48) Cantuariœ (texte hic). Il n'y eut pas de concile tenu à Cantorbéry cette année; on doit lire Oxoniœ.

(49) Malgré les termes ambigus du latin, nous adoptons cette traduction, en nous fondant sur une note de Guillaume Wats (advers.), qui donne en même temps un renseignement utile. La voici: «Les statuts du concile [d'Oxford] se trouvent dans Lindewode. Dans cette assemblée, pour le dire en passant, un diacre qui avait apostasié pour l'amour d'une femme juive fut d'abord dégradé par les évèques, et aussitôt après livré au feu par la main laïque. Henri Bracton, jurisconsulte contemporain, a fait cette remarque. On doit donc regarder comme entièrement fausse l'opinion de ceux qui prétendent que chez nous personne ne fut livré aux flammes pour cause d'hérésie avant les lois de Richard II et de Henri IV. Bien plus, Balée parle quelque part d'un Albigeois qui fut brûlé vif à Londres, l'an 1210; et il rapporte ce fait d'après la chronique de cette ville.» Les deux récits relatifs à la mort du diacre se concilient facilement, si l'on songe qu'il était souvent d'usage de pendre le coupable avant de le brûler.

(50Objecta fuit regni primo fama ab eo, nous lisons: objecta fuit regi primo facta ab eo.

(51) Ce passage prouve que le système de défense adopté par Constantin, avait alors une valeur qu'il n'aurait guère aujourd'hui.

(52) Le texte donne Planium. Nous lisons Plan près d'Egra: peut-être Plass, monastère de l'ordre de Citeaux en Bohême.

(53) Ce terme, tout moderne qu'il est, nous semble correspondre à l'idée du texte (justitiarii itinerantes, justices in cyre).

(54) Nova disseisina, saisine et nouvelleté, dans l'ancienne législation.

(55) De plusquam triginta paribus litteraruni. Nous adoptons ici l'explication du glossaire du texte. Ducange donne ici au mot Pares le sens de notre mot paire. Pares litterarum: une paire de lettres. C'était ce qu'on appelait aussi membrana indentata ou simplement indentura, en français endenture. Les Normands avaient introduit en Angleterre cette forme de procédure, dans laquelle une des parties contractantes signait la charte qui restait aux mains de l'autre partie. On lit dans l'inventaire des joyaux d'Edouard Ier, année 1297: «Et pour souvenance et cogniscance des joiaus desusdit est fait chis escris endenteis et doubleis.» {Voy. Carpentier: Indentura.)

(56) Une variante dit Bréaute.

(57C'est-à-dire dans la tour principale: c'était la retraite ordinaire quand le château était forcé.

(58) Sans doute, parce que l'évéque le tenait prisonnier à Saint-Paul de Londres.

(59)    Perdidit in mente Falco, tam fervidus ense,

           Omine tub sœvo quidquid quœsivit ab œvo.

Les deux jeux de mots ne peuvent être rendus en français.

(60Le mot concessit est vague. Nous traduisons ainsi parce qu'en principe c'était le roi qui levait l'escuage. On désignait par ce terme l'aide pécuniaire qui était due au roi par tout écuyer qui tenait du roi, moyennant service militaire, un fief chargé de cette sorte de redevance. L'escuage ne pouvait être exigé que pour être appliqué immédiatement aux frais de la guerre. Dans ce sens, le terme générique de scutifer disait plus que celui d'armiger ou serviens. La langue anglaise a conservé le terme honorifique d'esquire. A tout prendre, l'escuage était réellement un moyen de se dispenser du service militaire: le tenant militaire y était seul soumis; mais aussi le vassal immédiat pouvait se faire rembourser par ses vassaux la somme à laquelle était évalué son escuage, lors même qu'il faisait son service en personne. C'était donc plutôt une faveur qu'un impôt, ou du moins cet impôt ne pesait que sur les vassaux inférieurs. L'argent de l'escuage servait surtout à payer les mercenaires que les rois employaient de préférence. (Voy. Madox et le dialogue sur l'Echiquier in fine). Le taux de l'escuage resta variable jusqu'à la grande charte. (Hallam, Europe dit moyen âge. Const. d'Anglet.)

(61) Dans tout ce passage, Matt. Pâris ne fait que résumer la vie de ce célèbre aventurier sans y ajouter presque rien de nouveau.