Ermold le Noir

ODON DE DEUIL

 

HISTOIRE DE LA CROISADE DE LOUIS VII

 

Oeuvre numérisée par Marc Szwajcer

 

 

 

 

 

COLLECTION

DES MÉMOIRES

RELATIFS

A L'HISTOIRE DE FRANCE,

depuis la fondation de la monarchie française jusqu'au 13e siècle

AVEC UNE INTRODUCTION DES SUPPLÉMENS, DES NOTICES ET DES NOTES;

Par M. GUIZOT,

PROFESSEUR D'HISTOIRE MODERNE A L’ACADÉMIE DE PARIS.

 

 

A PARIS,

CHEZ J.-L.-J. BRIÈRE, LIBRAIRE,

RUE SAINT-ANDRÉ-DES-ARTS, N°. 68.

 

1824.


 

HISTOIRE DE LA CROISADE DE LOUIS VII,

Par

ODON DE DEUIL.

 

 

 

Extrait de Joseph Michaud, Bibliothèque des Croisades, Chroniques de France, 1829.

Odon de Deuil était moine de Saint-Denis : il suivit le roi dans l'expédition d'outre-mer en qualité de chapelain; c'est ce qu'il nous apprend lui-même dans une lettre en forme de préface, adressée à l'abbé Suger, et qu'il a placée en tête de son histoire. Dans cette lettre, il invite beaucoup Suger à écrire lui-même la vie de Louis VII et surtout les circonstances du pèlerinage de ce prince à Jérusalem : c'est pour lui en faciliter les moyens qu'il lui offre sa relation, sur la fidélité de laquelle il peut compter ; car, en sa qualité de chapelain, lui Odon était jour et nuit auprès du roi : cubanti et surgenti aderam.

Le style d'Odon est mâle, mais obscur; ses pensées sont hardies et quelquefois énergiques; il connaît assez bien les hommes et il aime à pénétrer dans les replis de leur âme : il s'élève souvent à la véritable éloquence, et le goût des siècles modernes ne repousserait pas toujours ses descriptions; celle qu'il fait de Constantinople est un morceau véritablement remarquable.

Odon a fait précéder son ouvrage d'une espèce d'introduction qui est comme un tableau chronologique des événements de la croisade depuis l'assemblée tenue à Bourges en 1146, jusqu'au 19 mars 1148 , où il s'est arrêté.

Cet ouvrage est divisé en sept livres. Il est à regretter que le moine de Saint-Denis n'ait pas poussé plus loin sa relation.

 

 

 

 

 

ODONIS DE DIOGILO

DE LUDOVICI VII FRANCORUM REGIS, COGNOMENTO JUNIORIS, PROFECTIONE IN ORIENTEM

Cui ipse interfuit ; OPUS SEPTEM LIBELLIS DISTINCTUM.

EPISTOLA ODONIS AD VENERANDUM ABBATEM SUUM SUGERIUM.

Ecclesiae Beati Dionysii venerando abbati Sugerio, monachorum ejus minimus Odo de Diogilo, salutem.

Velle adjacet mihi, perficere autem non invenio, ut de via sancti sepulcri vobis aliqua idoneae denotem quae mandetis stylo vestro memoriae sempiternae. Nam detentus adhuc in agone itineris, et imperitia praepedior et labore. Est tamen tentandum aliquando id etiam quod nequimus, ut nostro conatu viros strenuos ad hoc quod volumus, et non possumus, incitemus. Ego igitur cum in via sancti sepulcri gloriosi regis Ludovici beneficia ubertim senserim et secretius familiaritati adhaeserim, referendarum gratiarum affectum quidem habeo, sed non ministrant vires effectum. Sit hoc beati Dionysii, cujus amore hoc fecit, et vestrum, quia monachum vestrum loco vestro suscepit. Vos tamen multum pro vobis debetis, quem specialiter in regno suo dilexit, ei zelo ductus fidei propagandae, ad tempus illud dimittens, vobis commissit. Ibi tamen vigilavit sibi, sua credens expertae fidei, sapientiae singulari.

Vos Patris ejus gesta scripsistis, sed criminis erit fraudare posteros notitia filii, cujus omnis aetas est forma virtutis. Nam cum regnare coeperit pene puer non fuit illi gloria saeculi materia voluptatis, sed dedit augmentum virtutibus ejus et lucem. Unde, si quis gesta ejus ab itinere Jerosolymitano describere coeperit, futuris regibus exempli propositi a Deo maximam partem truncabit. Nos enim magis miramur in puero Nicolao quartam et sextam feriam papillarum et reliquam indolem, quam praesulatus ejus admirabilem sanctitatem. Vos igitur, cui jure debetur reverentia scribendi de filio, qui prius patrem stylo traxistis in lucem, et qui jure debetis obsequium, abundantiori gratia functus amborum, incipite a pueritia ubi coepit virtus oriri. Quod vos melius scitis, quia, sicut nutritius, secretius didicistis. Ego vero, etsi impeditus sermone, sed non scientia rerum quae in via sancti sepulcri gestae sunt (quippe qui sicut capellanus illi surgenti saepius aderam, et cubanti), ut ita dixerim, quasi balbutiendo, summatim vobis offeram veritatem, litterali eloquentia venustandam. Nec ideo vos pigeat exsequi quod debetis, si hoc auditis a pluribus usurpari. Imo gratum habetote, si laudes habet multorum qui meruit omnium.

 

ODON DE DEUIL,

AU VÉNÉRABLE SUGER, SON ABBE.

Au vénérable Suger, abbé de l'église de Saint-Denis, le moindre de ses moines, Odon de Deuil, salut[1] !

Je voudrais, mais ne sais comment m'y prendre, trouver moyen de vous écrire d'une manière convenable, sur notre voyage vers le saint sépulcre, quelque chose que vous pussiez ensuite revêtir de votre style, pour le transmettre à jamais à la mémoire des hommes. Encore en proie à toutes les difficultés du voyage, je suis doublement empêché et par mon incapacité et par la fatigue. Quelquefois cependant il nous faut tenter même ce que nous ne pouvons faire, afin d'exciter par nos efforts les hommes plus hardis à accomplir ce que nous voudrions et ne pouvons nous-mêmes. Moi donc, qui, dans notre pèlerinage vers le saint sépulcre, suis comblé sans mesure des bienfaits du très glorieux roi Louis, moi qui ai vécu dans sa plus intime familiarité, certes, j'éprouve un vif désir d'en rendre grâces ; mais les forces me manquent pour le faire. Que ce soit donc l'œuvre du bienheureux Denis, pour l'amour duquel le roi a fait tout cela, et votre œuvre, puisqu'il m'a pris en votre place, moi votre moine. Toutefois vous lui devez beaucoup aussi pour vous-même, vous qu'il a spécialement chéri dans son royaume, et à qui il a confié ce même royaume, lorsqu'il l'a quitté, conduit par le zèle de la propagation de la foi. En cela cependant, il a aussi veillé à ses propres intérêts, puisqu'il a remis le soin de ses affaires à une fidélité éprouvée, à une sagesse toute particulière. Vous avez écrit l'histoire des actions de son père ; ce serait un crime de priver la postérité de celle du fils, dont toute la vie est un modèle de vertu : car, depuis qu'il a commencé à régner, presque enfant, la gloire du siècle, loin d'être pour lui une occasion de se livrer à la volupté, n'a fait qu'accroître et mettre en lumière ses vertus. Si donc quelqu'un ne commençait à écrire son histoire qu'après son voyage à Jérusalem, il retrancherait la partie la plus importante de ce modèle que Dieu a voulu proposer aux rois des temps à venir. Car nous admirons bien plus dans le jeune Nicolas le quatrième et le sixième jour de sa naissance, et ses autres dispositions naturelles, que l'admirable sainteté de sa vie épiscopale.

Vous donc, à qui il appartient de droit d'écrire la vie du fils, après avoir auparavant mis en lumière, par votre plume, la vie du père ; vous qui devez vos hommages à l'un et à l'autre, ayant joui de la plus grande faveur auprès de chacun d'eux, écrivez aussi pour le fils, à partir de son enfance et du moment où la vertu a commencé à paraître en lui. Vous le savez mieux que tout autre, car vous l'avez vu, comme un père nourricier, dans la plus intime familiarité. Pour moi, quoique je sois embarrassé pour écrire, comme je n'ignore point les choses qui se sont passées dans le voyage vers le saint sépulcre (car, en ma qualité de chapelain, j'ai été habituellement auprès du roi, et lorsqu'il se levait et lorsqu'il se couchait), je vais, pour ainsi dire, en balbutiant, vous présenter la vérité, que vous ornerez ensuite de votre éloquence littéraire. Ne craignez donc point de faire ce que vous devez faire, quand même vous apprendriez que beaucoup d'autres veulent usurper cette tâche ; mais plutôt ayez pour agréable qu'il obtienne les louanges de beaucoup d'hommes, celui qui a mérité les louanges de tous.

 

 

LIBELLUS PRIMUS.

 

Anno Verbi incarnati millesimo centesimo quadragesimo sexto, gloriosus rex Francorum et dux Aquitanorum Ludovicus, regis filius Ludovici, cum esset viginti quinque annorum, ut dignus esset Christo, Verzeliaco in Pascha bajulando crucem suam, aggressus est eum sequi. In Natali Domini praecedenti, cum idem pius rex Bituricas curiam celebrasset, episcopis et optimatibus regni ad coronam suam generalius solito de industria convocatis, secretum cordis sui primitus revelavit. Tunc religiosus vir episcopus Lingonensis, de Rohes, quae antiquo nomine vocatur Edessa, depopulatione, et oppressione Christianorum et insolentia paganorum satis episcopaliter peroravit, et de flebili materia fletum plurimum excitavit; monens omnes ut cum rege suo ad subveniendum Christianis Regi omnium militarent. Ardebat et lucebat in rege zelus fidei, contemptus voluptatis et gloriae temporalis, exemplum omni sermone praestantius. Tamen quod serebant, verbo episcopus, rex exemplo, non illico messuerunt. Statutus est ergo dies alius Verzeliaco in Pascha, quo in Passione Domini omnes unanimiter convenirent; et in resurrectione, quibus foret coelitus inspiratum, crucis gloriam exaltarent.

Rex interim pervigil in incepto, Romam Eugenio papae super hac re nuntios mittit. Qui laetanter suscepti sunt, laetantesque remissi, referentes omni favo litteras dulciores, regi obedientiam armis modum et vestibus imponentes jugum Christi suave suscipientibus peccatorum omnium remissionem, parvulisque eorum et uxoribus patrocinium promittentes, et quaedam alia quae summi pontificis sanctae curae et prudenti visa sunt utilia continentes. Optabat ipse tam sancto operi manum primam praesens imponere, sed tyrannide Romanorum praepeditus non potuit. Sancto vero Clarevallensi abbati Bernardo curam istam delegavit.

Tandem dies adfuit regi optatus. Abbas etiam apostolica auctoritate, et propria sanctitate munitus, et convocatorum maxima multitudo loco et termino pariter adfuerunt. Suscepit ergo rex a summo pontifice sibi missum crucis insigne, et proceres multi cum eo. Et quoniam in castro locus non erat qui tantam multitudinem capere posset, extra in campo fixa est abbati lignea machina, ut de eminenti circumstantibus loqueretur. Hanc ascendit cum rege cruce ornato. Cumque coeleste organum more suo divini verbi rorem fudisset, coeperunt undique conclamando cruces, cruces expetere. Et cum earum fascem praeparatum seminasset potius quam dedisset, coactus est vestes suas in cruces scindere et seminare. In hoc laboravit quandiu fuit in villa. Supersedeo scribere miracula quae tunc ibidem acciderunt quibus visum est id Domino placuisse, ne, si pauca scripsero, non credantur plura fuisse; vel si multa, materiam videar omisisse. Tandem edicto quod post annum progrederentur, omnes ad sua cum gaudio repedarunt. Abbas vero sub tenui corpore, et pene praemortuo robustum tegens spiritum, ubique circumvolat praedicando, et multiplicati sunt super numerum in parvo tempore crucem portantes. Rex quasi jam nactus gaudium suum fidei propagandae, de spe futuri exercitus copiosi, Apuliam regi Rogerio nuntios mittit. Qui de omnibus rescripsit ad libitum. Insuper viros remisit nobiles qui, regnum suum in victualibus et navigio, et omni necessitate, et se vel suum filium itineris socium promittebant. Misit etiam alios Constantinopolitano imperatori, cujus nomen ignoro, quia non est scriptum in libro vitae. Hic in longo rotulo prolixam adulationem depinxit, et regem nostrum nominando sanctum, amicum et fratrem, promisit plurima quae opere non implevit.

Sed haec alias. Alemannorum et Hungarorum etiam reges de foro et transitu requisivit; quorum nuntios, et litteras ad suam voluntatem recepit. Harum quoque regionum duces multi et comites, ejus exemplo provocati, de itineris illi societate scribebant. Sic ad nutum omnia procedebant. Interea fama volat, Angliam transfretat, et aliarum recessus penetrat insularum. Parant naves maritimi cum rege navigio processuri. Caeterum, dum rex lustrans omnia statum regni ordinat, dum subditis in posterum pacem firmat, omnes undique nuntii Parisiis convenerunt. Revertenti omnes pariter affuerunt; imperatorum sacras et ducum chartas offerunt, verboque et litteris quidquid poposcerat pollicentur. Habet rex optionem cui fidem habeat, in quo compendium credat. Sed illi mos erat ut socii essent consilii qui forent et laboris. Omnes igitur ad Circumdederunt me Stampas vocat, ut pariter eligerent, quod pariter tolerarent. Qui sicut fuerunt inveniendo alacres, sic utinam essent in electione prudentes! Congregata enim loco et termino episcoporum et nobilium multitudine, tam gloriosa quam magna, praedictus etiam abbas et praedicandus praesentiam suam obtulit, et rumorem attulit, et utroque laetabundam reddidit concionem. Nam de Alemannia veniebat, regemque et regni proceres militiae crucis Christi adjunxerat.

Deinde diversarum regionum leguntur litterae, nuntii audiuntur, et haec usque ad vesperum protenduntur. In his duxerunt laetam diem; et quod superfuit in crastinum distulerunt. Venit dies magis laeta quam prospera. Interfuere congregatis, qui Graecos dicerent, sicut lectione et experientia noverant, fraudulentos. Rex autem et sui, qui merito nullarum gentium vires timebant, fraudes utinam timuissent! Sed quia non est consilium nec prudentia contra Deum, elegerunt viam per Graeciam morituri. Sic secunda dies terminata est, non secunda.

Tunc viri nobiles, regis Rogerii nuntii, confusi abeunt, dolentium habitu domini sui satis expresse monstrantes affectum, de dolis Graecorum praedicentes nobis quod postea sumus experti. Nec mirum si Rogerius rex potens et sapiens regem optabat, si Francos diligit, nostrarum partium oriundus.

Postremo revolvit diem tertiam gratia Trinitatis; et congregati, gratia prius sancti Spiritus invocata, (quam pridie utinam similiter invocassent!) deinde a sancto abbate sermone habito spiritali, de regni custodia prosequuntur. Rex autem more suo sub timore Dei reprimens potestatem praelatis Ecclesiae et regni optimatibus eligendi indidit libertatem. Eunt igitur ad consilium, et post aliquantulam moram, cum quod erat melius elegissent, sanctus abbas praecedens revertentes, sic ait: Ecce gladii duo hic. Satis est. Te, Pater, Sugeri, et Nivernensem comitem monstrans. Quod valde placuit omnibus, si soli comiti placuisset. Sed se ille Carthusae devoverat, quod cito post effectui mancipavit, et nec regis nec omnium diutinis precibus potuit revocari. Imponitur tandem tibi soli onus amborum, quod inconcussa pace tulisti, et hoc esse onus Christi ex levitate sensisti.

Inter haec indicitur dies in Pentecosten profecturis, et in optatis undecunque Metis glorioso et humili principi congregandis.

Post haec, ne aliquid deesset benedictionis aut gratiae, Romanus pontifex Eugenius venit, et Pascha Domini in ecclesia Beati Dionysii honore quo decuit celebravit. Affluunt multi multarum partium utrique miraculo, videlicet regi et apostolico peregrinis. Papa vero bene ordinata confirmat, enormia multa componit, dum regis promotionem exspectat. Illo anno in quarta feria Pentecostes edictum accidit. Sic regi celebria cuncta succedunt. Dum igitur a beato Dionysio vexillum, et abeundi licentiam petiit (qui mos semper victoriosis regibus fuit), visus ab omnibus planctum maximum excitavit, et intimi affectus omnium benedictionem accepit.

Dum vero pergeret, rem fecit laudabilem, paucis tamen imitabilem, et forsitan suae celsitudinis nulli. Nam, cum prius religiosos quosque Parisiis visitasset, tandem foras progrediens, leprosorum adiit officinas. Ibi certe vidi eum cum solis duobus arbitris interesse, et per longam moram caeteram suorum multitudinem exclusisse. Interim mater ejus, et uxor, et innumeri alii ad Beatum Dionysium praecurrunt. Et ipse postmodum veniens, papam, et abbatem et Ecclesiae monachos invenit congregatos. Tunc ipse humillime humi prostratus, patronum suum adorat; Papa vero et abbas auream portulam reserant, et argenteam thecam paululum extrahunt, ut osculato rex et viso quem diligit anima sua, alacrior redderetur. Deinde sumpto vexillo desuper altari, et pera, et benedictione a summo pontifice, in dormitorium monachorum multitudini se subducit. Non enim patiebantur moras oppressio populorum, et mater et uxor, quae inter lacrymas et calorem pene spiritum exhalabant. Sed luctum et planctum qui ibi inerat velle describere, tam stultum est quam impossibile. Illo die retentis paucis suorum, in refectorio comedit cum fratribus; et os culatis postmodum omnibus recessit, orationibus et lacrymis omnium prosecutus.

 

HISTOIRE DE LOUIS VII

 

L'an du Verbe incarné 1146, le glorieux roi des Français et duc des Aquitains, Louis, fils du roi Louis, étant âgé de vingt-cinq ans, et, afin de se rendre digne du Christ, portant sa croix à Vézelay le jour de Pâques,[2] entreprit de marcher à la suite du Seigneur. Le jour de la Nativité qui avait précédé, comme ce roi très pieux tenait sa cour à Bourges, ayant à dessein appelé plus généralement que de coutume auprès de sa couronne tous les évêques et les grands du royaume, il leur révéla d'abord les secrets de son cœur. Alors l'évêque de Langres, homme plein de religion, parla, d'une manière convenable à sa dignité, de la destruction de la ville de Roha, plus anciennement nommée Edesse, de l'oppression endurée par les Chrétiens, et de l'insolence des Païens ; et il fit verser beaucoup de larmes en traitant un sujet si déplorable ; puis il invita tons les assistants à s'unir à leur roi pour porter secours aux Chrétiens, et combattre pour le roi de tous les hommes. Dans le roi brillaient avec éclat le zèle de la foi et le mépris des voluptés et de la gloire temporelle, exemple plus efficace que tous les discours. Toutefois ce que semaient, en ce moment, l'évêque par ses paroles, le roi par son exemple, ils ne le moissonnèrent pas tout de suite. Un autre jour fut fixé pour que tous se réunissent à Vézelay pour les fêtes de Pâques, au moment de la Passion du Seigneur, et pour qu'au jour de la résurrection, tous ceux qui seraient touchés de l'inspiration céleste, concourussent à exalter la gloire de la croix.

Le roi cependant, plein de sollicitude pour son entreprise, envoya des députés à Rome au pape Eugène pour l'informer de ces choses. Les députés furent reçus joyeusement, renvoyés tout joyeux, et rapportèrent des lettres, plus douces que le miel, lesquelles commandaient d'obéir au roi, réglaient le modèle des armes et la forme des vêtements, promettaient à ceux qui porteraient le joug léger du Christ, rémission de leurs péchés, et protection pour leurs petits enfants et pour leurs femmes, et contenaient encore quelques autres dispositions que le souverain pontife avait jugées utiles dans sa sainte et sage sollicitude. Lui-même désirait mettre le premier la main à cette œuvre sainte ; mais il ne le put, empêché qu'il fut par la tyrannie des Romains, et il délégua ces soins au saint abbé de Clairvaux, Bernard.

Enfin arriva le jour tant désiré par le roi. L'abbé, fortifié de l'autorité apostolique et de sa propre sainteté, et l'immense multitude de ceux qui étaient convoqués, se réunirent au même lieu et au même temps. Le roi reçut donc la décoration de la croix, qui lui était envoyée par le souverain pontife, et beaucoup de grands la reçurent avec lui. Et comme il n'y avait pas assez de place dans le château pour contenir une si grande multitude, on construisit en dehors et dans la plaine une machine en bois, afin que l'abbé pût parler de haut à toute l'assemblée. Celui-ci monta donc sur cette machine, avec le roi paré de sa croix; et lorsque cet orateur du Ciel eut, selon son usage, répandu la rosée de la parole divine, de toutes parts, tous firent entendre leurs acclamations, demandant des croix, des croix ! Et après que l'abbé eut semé, plus encore que distribué, un faisceau de croix qu'il avait fait préparer à l'avance, il fut forcé de couper ses propres vêtements pour en faire d'autres croix, qu'il répandit de même. Il travailla donc à cette œuvre tant qu'il demeura au même lieu. Je ne parlerai pas des miracles qui arrivèrent alors, et en ce même endroit, et par lesquels il fut reconnu que ces choses étaient agréables au Seigneur ; de peur, si je n'en disais qu'un petit nombre, qu'on ne crût qu'il y en eut beaucoup plus, ou si j'en disais beaucoup, qu'on ne trouvât que je m'éloigne trop de mon sujet. Enfin, après que l'on eut publié qu'on partirait au bout d'une année, tous s'en retournèrent joyeusement chez eux. Alors l'abbé, portant un esprit intrépide caché sous un corps délicat et comme à demi mort, vola en tous lieux pour prêcher, et en peu de temps les croisés se multiplièrent en un nombre incalculable. Le roi, comme prenant son unique plaisir au soin de propager la foi, et dans l'espoir d'assembler encore une nombreuse armée, envoya des députés dans la Pouille au roi Roger. Celui-là lui répondit en tous points comme il le désirait : en outre il lui envoya des hommes nobles qui lui promirent que son royaume lui fournirait des vivres, des navires, et tout ce dont il aurait besoin, et que lui-même ou son fils s'associerait à son expédition. Le roi envoya aussi d'autres députés à l'empereur de Constantinople, dont j'ignore le nom, parce qu'il n'est pas inscrit dans le livre du voyage. Celui-ci adressa à notre roi, dans une longue lettre, de très longues adulations, et l'appelant saint, ami et frère, il lui promit beaucoup plus de choses que dans le fait il ne lui en donna, ainsi que nous le dirons en un autre moment.

Le roi fit aussi demander aux rois des Allemands et des Hongrois la faculté de passer sur leurs terres et de s'y approvisionner sur les marchés, et il reçut d'eux des députés et des lettres conformes à ce qu'il désirait. En outre, beaucoup de ducs et de comtes de ces mêmes contrées, encouragés par un tel exemple, écrivirent au roi pour s'associer à son voyage. Ainsi toutes choses prospéraient selon ses vœux. Cependant la renommée a volé, passé la mer, pénétré en Angleterre et dans les retraites des autres îles. Les habitants des bords de la mer préparent leurs vaisseaux pour s'embarquer et partir à la suite du roi. Tandis que celui-ci voyageait, réglant de tous côtés les affaires de son royaume, et préparant pour l'avenir une paix solide à tous ses sujets, des députés arrivaient de toutes parts à Paris. A son retour, ils se présentèrent tous en même temps devant lui, lui offrant les missives sacrées des empereurs, les chartes des ducs, et lui promettant verbalement, et par des lettres, tout ce qu'il avait demandé. Ainsi le roi pouvait choisir ceux à qui il devait se confier, à qui il devait remettre ses intérêts ; mais il avait l'habitude d'associer à ses conseils ceux qui devaient participer à ses travaux. En conséquence, il les convoqua tous à Etampes pour le jour de circumdederunt me,[3] afin qu'ils accourussent tous également aux délibérations, comme ils devaient concourir également aux œuvres; et comme ils furent tous joyeux en allant à ce rendez-vous, plût à Dieu qu'ils eussent été de même également sages dans leurs résolutions! Une immense et glorieuse multitude d'évêques et de nobles s'étant donc rassemblée au lieu et au temps convenus, le susdit abbé, digne d'éloges en toute chose, se présenta. A sa vue s'élevèrent de grandes acclamations, et toute l'assemblée se montra remplie de joie; car il arrivait de l'Allemagne, où il avait confédéré, pour la milice de la croix du Christ, le roi et les grands de ce royaume.

Alors on lut des lettres venues de diverses contrées, on entendit des députés, et ces occupations se prolongèrent jusqu'au soir. On passa ainsi une joyeuse journée, et ce qui restait à faire fut remis au lendemain. Survint alors un jour plus joyeux que prospère : il se trouva dans l'assemblée des hommes qui dirent que les Grecs étaient remplis de perfidie, ainsi qu'ils le savaient par leurs lectures et par leur propre expérience. Et plût à Dieu que le roi et les siens, qui avaient toute raison de ne redouter les forces d'aucune puissance, eussent du moins redouté les perfidies ! Mais comme il n'y a ni conseil ni sagesse contre Dieu, ils résolurent de suivre leur chemin par la Grèce, où ils devaient trouver la mort. Ainsi fut terminé ce second jour, jour de funeste mémoire.[4]

Alors les nobles hommes, députés du roi Roger, se retirèrent tout confus, montrant assez par les témoignages de leur tristesse les sentiments de leur seigneur, et nous prédisant sur les perfidies des Grecs ce que dans la suite nous avons bien éprouvé. Et il n'est pas étonnant que Roger, ce roi sage et puissant, désirât attirer le roi, puisqu'il aime les Français, étant lui-même originaire de notre pays.

Enfin la grâce de la Trinité amena le troisième jour. Les seigneurs assemblés ayant invoqué d'abord la protection du Saint-Esprit (et plût à Dieu qu'ils l'eussent de même invoqué la veille!) et ayant ensuite entendu un discours spirituel prononcé par le saint abbé, poursuivirent leurs travaux, en s'occupant de la défense du royaume. Le roi soumettant, selon son usage, sa puissance à la crainte de Dieu, accorda aux prélats de l'Eglise et aux grands du royaume la liberté d'élection. Ils se réunirent donc en conseil, et au bout de quelque temps, lorsqu'ils eurent décidé ce qu'il y avait de mieux à faire, le saint abbé, marchant en avant de ceux qui partaient, dit ces mots : « Voilà deux glaives : cela est suffisant, » montrant en même temps toi, père Suger, et le comte de Nevers. Cela plut en effet à tout le monde, excepté cependant au comte même ; car celui-ci s'étant dévoué à la Chartreuse, accomplit aussitôt après sa résolution, sans que les vives et longues prières du roi et de tous les autres pussent l'en détourner. Enfin le fardeau de deux hommes te fut imposé à toi seul ; tu l'as porté en maintenant intacte la paix publique, et tu as prouvé, à la légèreté de la charge, que c'est pour toi le fardeau du Christ.

Sur ces entrefaites, on assigna le jour de la Pentecôte à ceux qui devaient partir, et on fixa dans la ville de Metz le lieu du rendez-vous, généralement désiré de tous, pour s'assembler sous un prince plein de gloire et d'humilité.

Après cela, et afin qu'il ne manquât à cette entreprise ni bénédiction ni grâce, le pontife romain, Eugène, arriva et célébra avec les honneurs convenables la Pâque du Seigneur, dans l'église du bienheureux Denis. Beaucoup d'hommes de divers pays accoururent en foule pour voir ce double miracle du roi et du seigneur apostolique, tous deux pèlerins. Le pape confirma ce qui avait été bien réglé, et réforma de graves abus, en attendant le départ du roi. Cette même année, la foire de Saint-Denis tomba au quatrième jour de la semaine de Pentecôte. Ainsi tous les grands événements se succédaient en faveur du roi. Tandis donc qu'il demandait au bienheureux Denis et sa bannière et son congé pour partir (usage qu'ont toujours suivi les rois victorieux), sa vue excita de grandes lamentations, et il fut comblé des bénédictions de tous, en témoignage de leur profonde affection.

Au moment de son départ, le roi fit une chose très louable, mais dans laquelle peu d'hommes l'eussent imité, et peut-être même, nul homme placé à une telle élévation. Après avoir d'abord visité tous les religieux à Paris, il sortit de la ville, et se rendit aux maisons des lépreux : là je l'ai vu moi-même positivement, suivi seulement de deux serviteurs, et tenant pendant longtemps la foule des siens éloignée de lui. Pendant ce temps sa mère, sa femme et une multitude innombrable se portèrent en avant, auprès du bienheureux Denis. Le roi lui-même y arriva ensuite, et trouva réunis le pape, l'abbé et les moines de l'église. Alors se prosternant très humblement sur la terre, il adora son patron. Cependant le pape et l'abbé ouvrirent une petite porte d'or, et en sortirent lentement un coffre en argent, afin que le roi ayant vu et embrassé celui que chérit son cœur, en fût rendu plus alerte et plus intrépide. Ensuite ayant pris la bannière sur l'autel, et reçu du souverain pontife la besace et la bénédiction, il se retira dans le dortoir des moines pour échapper à la multitude : car il n'eût pu demeurer plus longtemps au milieu de cette foule empressée, tandis que sa mère et sa femme étaient presque suffoquées par leurs larmes et par la chaleur. Vouloir décrire les pleurs et les gémissements que l'on vit alors en ce lieu, serait insensé autant qu'impossible. En ce jour, ne gardant avec lui qu'un petit nombre des siens, le roi mangea dans le réfectoire des moines, et ensuite ayant embrassé tous ceux qui l'entouraient, il se retira, suivi de leurs prières et de leurs larmes.

 

LIBELLUS SECUNDUS.

 

Taediosa est semper longa loquacitas pluribus occupato. Unde vereor ne nostra oratio nimis prolixe sine respiratione cucurrerit. Sed date, quaeso, mihi, Pater, hanc noxam. Intereram laetis rebus, et patriae meae, nomina scribens, et rerum reminiscens, quod laetus videram, sine taedio diutius recolebam. Non enim cito afferunt jucunda laborem.

Modo vero novo principio succingor ad aspera, intraturus exteras regiones, sicut actu fecimus, sic sermone; et laboriosa deinceps citius terminabo.

Post discessum gloriosi regis ab ecclesia Beati Dionysii, nihil in regno ejus actum est memorandum, nisi forte vultis scribi quod in regni cura vobis dedit socium Remensem archiepiscopum. Nescio tamen si comes Rodulfus, quia tunc excommunicatus erat, debeat a communione nostri sermonis excludi, qui (ne vobis duobus deesset gladius saecularis) tertius additus est, ut triplex funiculus difficile rumperetur.

Metis ergo, quia ibi convenimus, stylum vertamus: ubi rex cum jure dominii nihil suum invenerit, omnes tamen invenit ex gratia, sicut Verduno jam fecerat, quasi servos. Fixis ergo tentoriis extra urbem, paucis diebus venientem exercitum exspectavit, statuitque leges paci caeterisque utilitatibus in viam necessarias, quas principes sacramentis et fide firmaverunt; sed quia ipsi non bene tenuerunt, eas nec ego retinui. Inde praemittit Wormatiam prudentes et religiosos viros, Aluisum Atrebatensem episcopum et Sancti Bertini abbatem Leonem, ut in Rheno qui ibi praeterfluit navigium subsequenti exercitui praepararent. Quod optime compleverunt, congregata undique tanta multitudine navium ut ponte non egerent. Hujus clerus et populus civitatis in solemnitate apostolorum Petri et Pauli regem valde solemniter susceperunt. Hic primam nostri populi stultam superbiam sensimus. Transmearunt enim milites, inventaque pratorum satis ampla latitudine, venerabilem episcopum Luxoviensem Arnulfum, cum suis Northmannis et Anglis domino regi placuit exspectare. Affluebant nobis per fluvium ab urbe victualia, et erat nostrorum et indigenarum assiduus commeatus. Oboritur tandem rixa. Peregrini autem nautas in fluvium projecerunt Quo viso cives currunt ad arma, et vulneratis aliquibus unum illico peremerunt. Turbantur hoc scelere peregrini, clamari ignem pauperes, tam civibus exitiabilem quam etiam quibusdam nostris, divitibus mercatoribus scilicet et cambitoribus. Sed utrosque stultos, Deo volente, represserunt utrarumque partium sapientes. Cives tamen adhuc timent, et subductis utrique ripae navibus auferunt commeatum. Sed religiosus vir Abbatensis episcopus, navi quadam cum labore seperta, cum quibusdam baronibus transmeat, turbam sedat, et securitatem civibus pollicetur. Postea reductis navibus commeant more solito, nobisque necessaria ministrantur.

Huc usque quod de populo malum praesagium habebatur, hic primo expertum est. Exinde multi de turba se per Alpes a nobis separaverunt, quia omnia prae multitudine carius emebantur. Rex quoque castra movet praemisso Ratisponam venerando Atrebatensi, cum cancellario et abbate Sancti Bertini causa nuntiorum imperatoris Constantinopolitani, qui ante multos dies regem ibi praestolabantur. Ad hanc urbem omnes Danubium ponte optimo transierunt, inveneruntque navium multitudinem copiosam, quae sarcinas nostras, multumque populum usque Bogariam deportarunt. Bigas etiam et quadrigas nonnulli navibus imponebant, ut damnum praeteritum in desertis Bogariae compensarent. Sed prius et postea magis fuere spei quam utilitati. Ad cautelam haec omnia dicimus posterorum. Nam cum esset quadrigarum maxima multitudo, si offendebat una, mora omnibus erat aequalis: si vero plures vias inveniebant, omnes pariter aliquando sepiebant, et summarii vitantes earum impedimentum persaepe gravius incurrebant. Ex hoc erat mors frequens equorum, et de parvis dietis querelae multorum.

Hujus populi civitatis, regem valde regaliter susceperunt. Sed quoniam id toties replicari non potest, quoties illi gratis devotionem sui animi demonstrarunt, dicendum semel est omnes villas, castella, et civitates usque Constantinopolim honorem illi regium, magis et minus, omnes tamen pro viribus exhibuisse. Sed cum esset omnium par voluntas, magis et minus dico, quia non erat omnium idem posse.

Fixis ergo tentoriis et rege hospitato, imperatoris legatarii vocati veniunt. Quo salutato, sacrisque redditis responsionem stantes exspectant; non enim sederent nisi jussi. Post praeceptum vero, positis subselliis quae secum attulerunt, subsederunt. Vidimus ibi quem postea didicimus morem Graecorum, sedentibus dominis omnem pariter astare clientelam. Videas juvenes fixo gressu, reclino capite, in propriis dominis erectis aspectibus cum silentio, solo nutu ipsis parere paratos. Non habent amictus, sed vestibus sericis curtisque et clausis undique divites induuntur, strictisque manicis expediti, more pugilum semper incedunt. Pauperes, etiam excepto pretio, similiter se coaptant.

Chartas autem plenarie interpretari, partim non decet, partim non possum. Nam prima pars earum et maxima tam inepte humiliter captabat benevolentiam, ut verba nimis affectuosa, quia non erant ex effectu, non solum imperatorem, sed, etiam mimum dicerem dedecere. Et ideo pudor est tendentem ad alia talibus occupari. Non possunt autem, quia Franci adulatores, etiam si velint, non possunt Graecos aequare. Rex vero cuncta, licet cum rubore, prius exponi tolerabat, sed ex quo fonte procederent nesciebat. Tandem vero cum eum in Graecia nuntii frequentarent, et semper ab hujusmodi prooemio inchoarent, vix ferebat.

Religiosus autem et animosus vir, Lingonensis episcopus Godefridus, quadam vice regi compatiens, narrantisque et interpretis moras non ferens, ait: Fratres, nolite gloriam, majestatem, sapientiam et religionem ejus tam frequenter iterare. Se ipse novit, et nos bene novimus eum, sed quod vultis celerius et liberius intimate. Semper tamen, etiam inter quosdam laicos istud proverbium notum fuit:

. . . . . . . Timeo Danaos, et dona ferentes.

Pars autem ultima chartarum, quae ad rem pertinebat, continebat haec duo: scilicet ut rex imperatori de suo regno nullam civitatem aut castrum offerret, imo restitueret ei si ab aliquo quod sui juris esset Turcos excluderet, et hoc sacramentis nobilium firmaretur. Primum satis competens nostris sapientibus videbatur, pro altero vero diu est quaestio de jure ventilata. Quidam dicebant: Quod sui juris esse potest vel pretio, vel ratione, vel viribus a Turcis expetere. A nobis autem cur non debet, si nos hoc viderit aliqua occasione possidere? » Alii vero dicebant illud debere nominari, ne de propositione indefinita lites possent in posterum excitari.

Inter haec dies plures pertranseunt, et Graeci moras causantur, verentes, ut dicebant, ne imperator cavens sibi comburat pabula, destruat immunita; hoc enim facturum se praedixerat, si nos, inquiunt, moraremur, quasi sciens ex hoc quod vos pacifici non venitis. Quod si fecerit, postea nec, ipso volente, in via plenarie necessaria invenietis. Tandem vero quidam ex parte regis de securitate sui regni juraverunt, et ipsi forum idoneum, concambium competens, et alia quae nostris utilia visa sunt pro suo imperatore sacramento simili firmaverunt. Aliud autem quod inter ipsos definiri non potuit, mutuae regum praesentiae reservarunt.

Post haec unus eorum, Demetrius nomine, cum festinatione recedit, alius qui Maurus dictus est, nobiscum remansit. Eliguntur deinde qui cum eodem Mauro Constantinopolim praemittantur (hoc enim inter alia litterae requirebant) Aluisus Atrebatensis, Bartholomaeus cancellarius, Archembaldus Burbonensis et quidam alii. Procedunt igitur expeditius legatione suscepta, subsequente rege morosius, sicut ferre poterat constipatio populosa.

In his quae scribimus pro exemplo est descriptio probitatum, pro directione itineris nomina civitatum, pro cautela viatici qualitas regionum. Nunquam enim deerunt sancti sepulcri viatores, eruntque, si placet, de nostris eventibus cautiores. Igitur Metis, Wormatia, Wirceburgis, Ratispona, Patavia civitates opulentissimae tribus dietis a se invicem distant. A postremo nominata quinque dietae sunt usque ad Novam urbem; ab hac, una usque ad portas Hungariae. Quae interjacent, nemorosa sunt, et nisi deferantur de civitatibus, non sufficiunt exercitui victualia ministrare, rivis tamen abundant, et fontibus et pratis. Cum transirem regionem istam, aspera mihi montibus videbatur, nunc autem planam judico respectu Romaniae. Hungaria ex hac parte aqua lutosa cingitur; ex alia vero a Bogaria amne lucido separatur. In medio sui fluvium habet Droam, qui stanni more unam ripam proclivem habet, et alteram arduam, unde modica pluvia effluit, et adjutus vicinis paludibus etiam aliquanto remota submergit. Audivimus eum multos Alemannorum, qui nos praecesserant, subito inundasse; nos autem ubi castra eorum fuerant, vix potuimus transvadere. In hoc parvas naves habuimus et paucas; ideo fuit opus equos natare, qui facilem ingressum et egressum difficilem habentes, cum labore quidem, sed tamen Deo volente sine damno transibant. Caetera omnis aqua terrae hujus, lacus sunt, et paludes et fontes, si tamen fontes sunt, quos paululum fossa humo, etiam in aestate faciunt transeuntes, excepto Danubio qui hanc satis in directum praeterfluit, et multarum regionum divitias nobili civitati Estrigim navigio invehit. Terra haec in tantum pabulosa est, ut dicantur in ea pabula Julii Caesaris exstitisse. In hac pro voto nobis fuerunt et forum et concambium. Haec dietas quindecim habet.

Deinde Bogaria in ingressu castrum attollit quod Bellagrava dicitur Bogarensis, respectu cujusdam quae in Hungaria est, ejusdem nominis civitatis. Inde ad unam dietam interposito quodam fluvio, Brundusium civitatem pauperculam. Quod de illa superest, ut ita dixerim, pratum est nemorosum, vel nemus pabulosum. Bonis abundat quae sponte nascuntur, et caeteris est habilis, si colonos haberet. Non plana jacet, nec montibus asperatur, sed inter colles vineis et segetibus habiles, rivis et fontibus lucidissimis irrigatur. Caret fluviis, sed usque Constantinopolim exinde nobis navibus opus fuit. Haec ad quintam dietam, primam sed modicam, ex hoc parte Graeciae civitatem Nit ostendit. Nit, Hesternit, Philippopolis, Andrinopolis civitates sunt, quatuor dictis ab invicem dissidentes, et ab ultima usque Constantinopolim sunt quinque. Quae interjacent plana sunt, villis et castellis, omnibusque bonis redundantia. Dextra laevaque montes sunt, tam prope ut videantur, et tam longe ut lata, dives et jucunda planities includatur.

Hactenus haec. Oportet autem nos ultro citroque progredi et reverti. Multa enim scribenda se offerunt, sed non debet oratio rerum multiplicitate confundi. Collateraliter incedunt causae, sed oportet servari consequentiam in sermone. Ecce enim rex et imperator occurrerunt mihi memoriae pariter Rastisponae. Sed cum rex mihi sit principalis materia, me cogunt tamen de imperatore pauca inserere facta eorum communia.

Nostrum regem praecessit Alemannus loco et tempore. Noster processit in Pentecosten, ille in Pascha; noster de Beato Dionysio movit pedem, ille de Ratispona; hoc tamen nostro contulit quod ille praecessit, quia cum in terra ejus multi fluvii sint, super ipsos, sine proprio labore et sumptu novos pontes invenit. Ut autem verum fatear, valde imperialiter egressus est et navali apparatu, et pedestri exercitu. Et bene; habebat enim tunc Hungaros inimicos. Igitur imperator animosus, navalis et pedes, habens in navibus copiosum militem secum, et juxta se per terram equos et populum, sicut et oportuit et decuit principem, ingressus est Hungariam.

Erat autem quidam, Boricius nomine, qui jus haereditarium in regno illo clamabat, et super hoc Stampas regi nostro litteras miserat, plenarie querimoniam exponentes, et humiliter justitiam postulantes. Hic dum regi nostro veniret obviam, litteras suas sequens, ostendit in quo confidere posset imperatorem. Causam igitur suam illi exponit, multa promisit, imo sicut audivimus, dedit, et ab eo spem sui juris accepit. Rex autem Hungaricus sciens se posse vincere facilius auro quam ferro, multam pecuniam inter Alemannos effudit, et eorum impetum evasit. Boricius autem spe frustratus inani, delitescens arte qua potuit, regis transitum exspectavit, et nescio qua intentione furtive se Francis immiscuit. Dicitur tamen hoc duos principes scisse, et gratia imperatoris Constantinopolitani, neptem cujus habebat, hunc illis satis favorabiliter adhaesisse. Tali velamine tectus et tutus, procedit cum exercitu per Hungariam. Inter haec rex Hungaricus nostrum timens et venerans, legatis et muneribus ejus gratiam conquirebat: sed interposito Danubio praesentiam devitabat. Optabat autem ejus colloquium quem fama sibi commendaverat, res monstrabat; sed cum navigare in nostram ripam timeret, humiliter supplicat regi, ut ad suam ripam sua dignatione veniret. Rex igitur, cui mos erat dilectione et humilitate facile superari, ductis secum quibusdam episcopis et ducibus, ejus paruit voluntati. Deinde post oscula, post amplexus, statuunt pacem, firmant amorem, et ut securi deinceps per Hungariam nostri peregrini transirent. Quo facto rex noster Hungarum laetum dimisit. Prosequuntur eum regia munera, equorum, vasorum et vestium et parat adhuc rex Hungarus nostrum et ejus optimates pro posse venerari,  cum ecce intelligit inter Francos esse Boricium. Mittit ergo qui regi foedus novum dilectionis, et pacis praetenderent, et inimicum suum, qui latebat in exercitu sibi tradi prece humili postularent. Hoc totum factum est nocte. Rex autem, totius duplicitatis ignarus, id penitus non credebat. Sed tandem illis constanter hoc asserentibus et precantibus acquievit. Illi ergo laeti audacter amplius quam prudenter incedunt, nam ille tumultu quaerentium a lecto excitus nudus evasit. Unde illi confusi redierunt. Fugitivus autem non tamen stupidus dum tendens ad fluvium tentoria exiisset, obvium habuit armigerum super optimum equum, cum quo pro equo animose confligit. Clamat armiger, et resistit, et magis superat clamore quam viribus. Confluunt enim undique qui Boricium sicut latronem capiunt. et verberatum, luto sordidum, nudum, exceptis femoralibus, regi adducunt. Omnes eum latronem putabant, ipse vero regi prostratus, licet ignoraret linguam nostram, et rex tunc interpretem non haberet, quaedam tamen verba nota, barbaris vocibus inserens, et suum nomen saepius iterans, quis esset aperuit.

Mox igitur honeste induitur et in crastinum reservatur. Hungarus autem rex qui prope nos tentoria fixerat, et Boricium jam expertus metuebat, loco vicinus et timore curiosus, illico scivit quod gestum est. Hunc ergo a rege sicut ab amico, et pro foedere amoris quasi ex debito requirit, et insuper ob hoc multa, imo vix credenda promittit. Similiter prece et pretio sollicitat animos procerum; sed non valet extorquere a rege instantia precum aut munerum, nisi quod prius judicasset communis sententia sapientum. Suum hunc fatebatur amicum, non tamen propter eum sibi faciendum esse quod dedeceret peregrinum. Episcopi tandem, et optimates alii convocati, discussa ratione judicaverunt ut rex regi pacem servaret, et viro nobili, licet capto, vitam servaret, quia scelus esset utrumque, et morti hominem vendere, et amici sine ratione foedera rumpere. Ergo rex Hungarus se nostris non credens, sed tristis abscedens, tutiora et remotiora sui regni requirit; noster autem Boricium satis honeste secum habens, de Hungaria educit.

 

LIVRE SECOND.

 

Les trop longs discours sont toujours ennuyeux pour celui qui est occupé de grandes affaires ; aussi je crains bien d'avoir écrit d'une manière trop prolixe, allant toujours, sans m'arrêter pour prendre haleine. Veuillez, je vous prie, mon père, excuser cette faute. Je parlais d'événements heureux et de ma patrie, j'écrivais des noms, je me souvenais de choses que j'avais vues avec plaisir, et je m'y arrêtais plus longtemps, sans éprouver d'ennui; car lorsqu'on est dans la joie, on n'est pas empressé à rechercher ce qui est pénible.

Maintenant, au moment d'entrer dans les contrées étrangères par mon récit, de même que cela nous est arrivé par le fait, j'entreprends un sujet plus difficile et plus pénible, et je le traiterai plus rapidement.

Après que notre glorieux roi fut parti de l'église du bienheureux Denis, il n'arriva rien de mémorable dans le royaume, à moins que vous ne vouliez que je consigne ici qu'il vous associa l'archevêque de Reims pour le gouvernement du royaume. Je ne sais toutefois si je dois exclure de la communion de ce récit le comte Raoul, qui était alors excommunié, et qui vous fut adjoint en troisième, afin que le glaive séculier ne vous manquât point à vous deux, et que la corde fût plus difficilement rompue, étant tressée d'un triple cordon.

Maintenant je vais parler de la ville de Metz, puisque c'est en ce lieu que nous nous rassemblâmes. Le roi n'y trouva rien qui lui appartînt directement à titre de domaine; mais là, comme auparavant à Verdun, il vit tous les habitants empressés auprès de lui par bienveillance, et comme de vrais serviteurs. Il dressa donc ses tentes en dehors de la ville, attendit un petit nombre de jours l'armée qui arrivait, et rendit des lois pour maintenir la paix, et pour régler utilement tous les détails du voyage. Les princes les confirmèrent par leurs serments et en engageant leur foi; mais comme ils ne les ont pas bien observés, moi aussi je n'en ai pas gardé le souvenir. De là le roi envoya à Worms des hommes sages et religieux, Alvise, évêque d'Arras, et Léon, abbé de Saint-Bertin, afin qu'ils fissent préparer pour l'armée, qui marcherait à leur suite, les moyens de transport nécessaires pour passer le Rhin, qui coule devant cette ville. Ils s'acquittèrent très bien de cette mission, et rassemblèrent de toutes parts une si grande quantité de navires, qu'on n'eut pas besoin de pont. A la fête solennelle des apôtres Pierre et Paul,[5] le clergé et le peuple de cette ville reçurent le roi en grande pompe. Là nous éprouvâmes pour la première fois l'orgueil insensé de notre peuple. Des chevaliers traversèrent le fleuve, et ayant trouvé des prairies assez vastes, il plut au seigneur roi d'attendre le vénérable évêque de Lisieux, Arnoul, ainsi que ses Normands et ses Anglais. Pendant ce temps les vivres nous arrivaient de la ville en abondance par le fleuve, et les nôtres et les indigènes entretenaient des relations continuelles. Enfin il s'éleva une rixe : nos pèlerins jetèrent les mariniers dans le fleuve. A cette vue les citoyens courent aux armes, blessent quelques-uns des nôtres, et en tuent un sur la place. Les pèlerins sont irrités par ce crime ; les pauvres gens ont recours à l'incendie, qui fut funeste aux citoyens, et même à quelques-uns des nôtres, savoir, de riches marchands et des changeurs. Mais enfin, par la volonté de Dieu, les insensés des deux partis furent comprimés par les hommes sages. Les citoyens cependant tremblèrent encore, et, ayant enlevé leurs navires sur l'une et l'autre rive, rompirent ainsi toute communication. Un homme religieux, l'évêque d'Arras, ayant enfin découvert un bateau, après beaucoup de recherches, passa le fleuve avec quelques barons, et alla promettre toute sûreté aux habitants. Ils ramenèrent leurs navires, recommencèrent leurs transports, et nous fournirent de nouveau tout ce dont nous avions besoin.

Ce fut là que nous éprouvâmes pour la première fois dans le peuple l'effet de ces mauvais présages qui nous menaçaient. En partant de ce lieu, beaucoup de pèlerins se séparèrent de la masse pour aller traverser les Alpes, parce que toutes choses étaient vendues trop cher, à raison de la multitude d'hommes assemblés. Le roi leva son camp, et envoya en avant, à Ratisbonne, le vénérable évêque d'Arras, avec le chancelier et l'abbé de Saint-Bertin, pour rejoindre les députés de l'empereur de Constantinople, qui depuis plusieurs jours attendaient le roi en cette ville. Lorsqu'ils y furent arrivés, tous les pèlerins passèrent le Danube sur un très bon pont, et y trouvèrent une immense quantité de navires, qui dès lors transportèrent nos bagages et beaucoup de monde, jusque dans la Bulgarie. Quelques-uns même mirent sur ces navires des chariots à deux et à quatre chevaux, espérant s'indemniser dans les déserts de la Bulgarie des pertes qu'ils avaient essuyées. Mais par la suite ces chariots leur furent bien moins utiles qu'ils ne l'avaient espéré d'abord. Nous disons tout ceci pour l'instruction de la postérité; car, comme il y avait une très grande quantité de chariots à quatre chevaux, dès que l'un rencontrait un obstacle, tous les autres étaient également arrêtés ; ou bien s'il leur arrivait de trouver plusieurs chemins, quelquefois ils les obstruaient tous également, et alors les conducteurs des bêtes de somme, pour éviter tant d'embarras, s'exposaient très souvent à de grands dangers. Aussi mourait-il un grand nombre de chevaux, et beaucoup de gens se plaignaient de la lenteur des marches.

Le peuple de cette ville de Ratisbonne accueillit le roi très royalement. Et comme je ne pourrais répéter ceci autant de fois que les peuples eurent occasion de lui manifester le zèle de leurs sentiments, je dirai une fois pour toutes que dans toutes les campagnes, tous les châteaux, toutes les villes jusqu'à Constantinople, tous, du plus au moins, rendirent au roi des honneurs royaux, toutefois selon la mesure de leurs facultés ; et tous avaient pareillement bonne volonté : je dis du plus au moins, parce que tous cependant n'avaient pas les mêmes ressources.

Les tentes ayant donc été dressées et le roi s'étant logé, les députés de l'empereur furent appelés, et se présentèrent devant lui. L'ayant salué et lui ayant remis leurs lettres sacrées, ils demeurèrent debout, attendant la réponse ; car ils ne se fussent point assis, si on ne leur en eût donné l'ordre. Lorsqu'ils l'eurent reçu, ils déposèrent les sièges qu'ils portaient avec eux, et s'assirent dessus. Nous vîmes là pour la première fois pratiquer cet usage, que nous avons appris par la suite être celui des Grecs; savoir, que lorsque les seigneurs sont assis, tous leurs clients demeurent également debout. Vous verriez dans ce cas les jeunes gens, fermes sur leurs pieds, relevant la tête, fixer leurs regards sur leurs seigneurs, et demeurer en silence, tout prêts à obéir au moindre geste. Les riches ne portent pas d'habits, mais des vestes de soie, courtes et fermées de toutes parts, et ils ont en outre des manches étroites, en sorte qu'ils se présentent toujours semblables à des athlètes prêts à lutter. Les pauvres s'habillent de la même manière, avec la seule différence de la richesse des vêtements.

Je ne veux point m'arrêter à traduire complètement les lettres que ces députés présentèrent, tant parce que ce serait inconvenant, que parce que je ne le pourrais faire. Ces lettres, dans leur première et principale partie, étaient tellement humbles et rédigées avec tant de bassesse pour capter la bienveillance, que je puis dire qu'un tel langage, beaucoup trop affectueux parce qu'il ne provenait point d'un sentiment d'affection, ne convenait pas, je ne dis pas à un empereur, mais à un histrion. C'est pourquoi il serait honteux pour celui qui a d'autres choses à dire de s'arrêter à de pareils écrits. Toutefois je ne puis m'empêcher de dire que les Français, tout flatteurs qu'ils sont, ne pourraient, même quand ils le voudraient, égaler les Grecs en ce point. Au commencement le roi souffrait, quoiqu'il en rougît, qu'on lui dît toutes ces choses, mais sans pouvoir imaginer ce que signifiait un pareil langage. Enfin, lorsqu'étant en Grèce il vit plus souvent des députés, comme ils commençaient toujours à lui parler de la même manière, il pouvait à peine le supporter.

Or, une certaine fois, l'évêque de Langres, Godefroi, homme religieux et plein de courage, prenant compassion du roi, et ne pouvant supporter les longues phrases de l'orateur et de l'interprète, leur dit : « Mes frères, veuillez ne pas parler si souvent de la gloire, la majesté, la sagesse et la religion du roi ; il se connaît, et nous le connaissons aussi; dites-lui donc plus promptement, et sans tant de détours, ce que vous voulez. » Malgré cela, le proverbe antique, timeo Danaos et dona ferentes, continua à être fréquemment répété parmi nous, même par quelques laïques.

Dans la seconde partie de ces lettres, qui se rapportait directement aux affaires, étaient contenues ces deux propositions, savoir, que le roi n'enlèverait à l'empereur aucune cité ni château de son royaume; en outre, qu'il lui restituerait celles ou ceux qui auraient été de son domaine, et dont il parviendrait à expulser les Turcs; et que cet engagement serait confirmé par les serments des nobles. La première de ces propositions parut assez raisonnable à nos sages ; sur la seconde il s'éleva une longue discussion. Quelques-uns disaient : « Ce qui est de son domaine, l'empereur peut le reprendre sur les Turcs, soit à prix d'argent, soit par négociation, soit de vive force : quant à nous, pourquoi ne devrait-il pas en faire autant, s'il vient à reconnaître que nous nous en sommes emparés de quelque manière? » D'autres au contraire disaient qu'il fallait bien faire cette condition, afin que, dans la suite, il ne s'élevât pas de querelles sur un sujet qui n'aurait pas été réglé.

Cependant plusieurs jours s'étaient écoulés, et les Grecs se plaignaient de ces retards, craignant, disaient-ils, que l'empereur, prenant ses précautions, ne fît brûler les pâturages et détruire les lieux fortifiés. « Car, ajoutaient-ils, il nous a annoncé qu'il en agirait ainsi si nous demeurions en retard, comme s'il préjugeait par là que vous ne viendriez pas avec des intentions pacifiques. Et s'il le faisait, plus tard vous ne pourriez plus trouver en chemin toutes les choses dont vous auriez besoin, quand même l'empereur voudrait vous les faire donner. » Enfin quelques hommes jurèrent de la part du roi, pour garantir à l'empereur la sûreté de son Empire ; et de leur côté les députés nous promirent, par de semblables serments et pour leur empereur, de bons marchés, les facilités convenables pour les échanges, et toutes les choses que nous pourrions juger nécessaires. Ce qui ne put être réglé entre ceux qui négociaient fut tenu en réserve pour le moment où les deux souverains seraient en présence.

Après cela, l’un des députés, nommé Démétrius, repartit en toute hâte, et l'autre, qui s'appelait Maure, demeura avec nous. On élut aussi des seigneurs pour être envoyés en avant à Constantinople avec ce même Maure (selon ce que l'empereur demandait, entre autres choses, par ses lettres); et ces seigneurs furent Alvise d'Arras, Barthélemi le chancelier, Archambaud de Bourbon, et quelques autres. Ayant donc reçu leurs instructions, ils partirent plus promptement, et le roi suivit leurs traces avec plus de lenteur, comme l'exigeait la marche d'une si nombreuse armée.

Dans ce que nous écrivons ici, nous rappellerons pour le bon exemple les actes de valeur; pour faire connaître la route, les noms des villes, et pour l'instruction des voyageurs, l'état des diverses contrées. Jamais en effet il ne manquera d'hommes se rendant au saint sépulcre, et ceux-là deviendront plus prudents, s'il leur plaît, par la connaissance de ce qui nous est arrivé.

Ainsi donc les villes très opulentes de Metz, Worms, Wurtzbourg, Ratisbonne et Passaw, sont situées à trois journées de marche l'une de l'autre. De la dernière que je viens de nommer jusqu'à Neubourg, il y a cinq journées de marche, et une journée de celle-ci aux portes de la Hongrie. Les pays situés entre ces villes sont couverts de forêts, et si l'on n'emporte des villes les vivres nécessaires, on n'en trouve pas en suffisance pour l'entretien d'une armée; toutefois il y a des ruisseaux, des sources et des prairies en grande quantité. Lorsque je traversais cette contrée, elle me paraissait âpre et difficile à raison de ces montagnes; maintenant elle me semble comme une plaine, comparée avec la Romanie. La Hongrie de ce côté est tout entourée d'eaux bourbeuses ; de l'autre côté, elle est séparée de la Bulgarie par un fleuve limpide. Ce pays est coupé par le fleuve de la Drave, dont l'une des rives est faite en pente, tandis que l'autre est escarpée ; en sorte qu'il s'échappe de la première une assez grande quantité d'eau, laquelle, se réunissant aux eaux des étangs voisins, inonde quelquefois des terres même très éloignées. On nous raconta que beaucoup d'hommes, parmi les Allemands qui nous avaient précédés, avaient été ainsi noyés subitement, et nous-mêmes nous eûmes beaucoup de peine à passer au lieu où ils avaient établi leur camp. Pour cela, nous ne pûmes avoir que de petits bateaux, et même en petit nombre ; en sorte qu'il fallut mettre les chevaux à la nage ; et comme ils entraient facilement dans le fleuve, et n'en sortaient que difficilement, ils n'y réussirent qu'avec beaucoup de peine : cependant, Dieu aidant, ils parvinrent à traverser sans aucun accident. Tout ce territoire est en outre couvert d'eau réunie en lacs ou en étangs, et de sources, si toutefois on peut appeler des sources les eaux que tout passant peut découvrir, même en été, en fouillant un peu en terre : il y a de plus le Danube, qui arrose cette contrée dans un cours assez droit, et qui porte à la noble ville de Strigonie les richesses de beaucoup de contrées. Ce pays est tellement fertile en fourrages, que l'on dit que c'était là que Jules César avait établi ses magasins. Nous y trouvâmes à souhait et des marchés et des moyens d'échange, et nous mîmes quinze jours à traverser cette contrée.

A l'entrée de la Bulgarie se présente le château de Belgrade, dite de Bulgarie, pour la distinguer d'une autre Belgrade, située en Hongrie. De là, et après une journée de marche, ayant laissé derrière nous un certain fleuve, nous arrivâmes à la pauvre petite ville de Brunduse. Ce qui en reste n'est plus, pour ainsi dire, qu'une prairie couverte de bois, ou bien un bois avec des pâturages. On y trouve en abondance diverses productions qui y naissent spontanément, et la terre serait propre à d'autres cultures s'il y avait des habitants. Elle n'est pas précisément en plaine, ni hérissée d'âpres montagnes ; ce sont plutôt des collines, propres à la culture de la vigne et des grains, et arrosées de beaucoup de ruisseaux et de sources très limpides. On n'y trouve pas de fleuves ; et de là jusqu'à Constantinople nous n'eûmes plus besoin de bateaux. Au bout de cinq journées de marche, dont la première n'est pas longue, on rencontre de ce côté de la Grèce la ville de Nit.[6] Nit, Hesternit,[7] Philippopolis, Andrinople, sont des villes distantes l'une de l'autre à quatre journées de marche, et de cette dernière à Constantinople il y a encore cinq journées. Le pays situé entre ces villes est tout en plaine, couvert de métairies et de châteaux, et riche en toutes sortes de productions. A droite et à gauche sont des montagnes, assez rapprochées pour être vues à l'œil, assez éloignées pour laisser place entre deux à une plaine vaste, fertile et agréable.

En voilà assez sur ce sujet, car il faut savoir avancer et revenir en arrière, selon l'occurrence. J'ai à parler de beaucoup de choses diverses, et cependant je dois éviter, en écrivant, de confondre les divers sujets. Les événements marchent de front, mais il faut bien, lorsqu'on les raconté, mettre de la suite dans son récit. Par exemple, lorsque j'ai parlé de Ratisbonne, le roi et l'empereur se sont présentés en même temps à ma mémoire. Le roi est bien le principal sujet de mon récit, et cependant quelques faits qui lui appartiennent en commun avec l'empereur me forcent à revenir sur mes pas, pour parler de ce dernier.

L'empereur allemand marcha en avant de notre roi, pour le temps aussi bien que pour le point de départ. Notre roi partit à la Pentecôte, et l'empereur à Pâques : notre roi partit de l'église du bienheureux Denis, et l'empereur de Ratisbonne. Notre roi cependant trouva, à être ainsi devancé par l'empereur, cet avantage, que comme il y a beaucoup de fleuves sur les terres de celui-ci, il put passer ces fleuves sur des ponts tout neufs, sans avoir lui-même à y travailler, ni à faire aucune dépense. D'ailleurs, et pour dire la vérité, l'empereur se mit en marche d'une manière vraiment impériale, tant pour ses équipages de navires, que pour son armée de pied : en quoi il fit très bien, car il avait alors les Hongrois pour ennemis. Ainsi donc, rempli de courage, riche en navires et en gens de pied, ayant sur ses navires beaucoup de chevaliers qui l'accompagnaient, auprès de lui et sur terre beaucoup de chevaux et d'hommes, l'empereur entra en Hongrie avec tout l'appareil nécessaire et convenable pour un grand prince.

Or il y avait un certain homme, nommé Boris, qui réclamait ses droits héréditaires sur ce royaume, et qui avait envoyé des lettres à notre roi à Etampes, pour lui exposer en détail ses sujets de plainte, et lui demander humblement justice. Etant donc parti à la suite de ses dépêches, il se porta en avant pour chercher notre roi, et rencontra d'abord l'empereur, à qui il résolut de se confier. Il lui exposa donc son affaire, lui fit de grandes promesses, et même beaucoup de cadeaux (à ce que nous avons entendu dire) et en reçut l'espoir d'être soutenu dans ses prétentions. Mais le roi de Hongrie, qui savait qu'il lui serait plus facile de vaincre avec l'or qu'avec le fer, répandit beaucoup d'argent parmi les Allemands, et parvint ainsi à détourner leurs attaques. Frustré dans ses espérances, et se cachant aussi bien qu'il le put, Boris attendit le passage du roi, et se glissa furtivement au milieu des Français, je ne sais dans quelle intention. On dit cependant que les deux princes en étaient instruits, et qu'ils le traitèrent avec assez de faveur, par ménagement pour l'empereur de Constantinople, dont il avait épousé une nièce. A l'abri et en sûreté sous ce déguisement, il traversa la Hongrie avec notre armée. Sur ces entrefaites, le roi de Hongrie, respectant et craignant notre roi, cherchait à gagner sa bienveillance par ses députés et ses présents ; toutefois il en demeurait séparé par le Danube et évitait sa présence. Les faits prouvaient cependant qu'il désirait avoir une conférence avec celui que la renommée lui avait vanté ; mais comme il craignait de passer sur la rive que nous occupions, il fit supplier humblement le roi de daigner traverser le fleuve, et de se rendre vers lui, sur l'autre bord. Le roi, qui avait coutume de se laisser facilement gagner aux témoignages d'affection et d'humilité, prit avec lui quelques évêques et quelques grands, et se rendit aux vœux du roi de Hongrie. A la suite de beaucoup de baisers et d'embrassements, les deux rois conclurent la paix, et se promirent amitié, afin que désormais nos pèlerins pussent traverser la Hongrie en toute sécurité. Cela fait, notre roi quitta le roi de Hongrie, le laissant rempli de joie. Bientôt après son départ, il reçut les présents du roi, des chevaux, des vases, des vêtements; et ce même roi se disposait encore à donner de nouvelles marques de son respect à notre roi et à ses grands, quand tout à coup il apprit que Boris séjournait au milieu des Français. Il envoya donc au roi des députés chargés de renouveler avec lui son traité de paix et d'amitié, et de lui demander très humblement l'extradition de son ennemi, qui était caché dans son armée. Tout ceci se passait durant la nuit. Le roi, incapable d'aucune duplicité, se refusait absolument à croire ce qu'on lui disait. Mais comme les députés soutinrent constamment leur dire, et renouvelèrent leurs prières, le roi y acquiesça. Les députés donc, pleins de joie, s'avancèrent alors avec plus d'audace que de prudence ; car au milieu du mouvement qu'ils firent pour chercher Boris, celui-ci s'échappa de son lit, et se sauva tout nu, et les députés repartirent, couverts de confusion. Le fugitif cependant, qui était loin d'être stupide, étant sorti de sa tente et se dirigeant vers le fleuve, rencontra un écuyer, monté sur un très bon cheval, et se battit vivement avec lui, pour lui enlever ce cheval. L'écuyer se mit à crier, résista, et gagna plus en criant qu'en se battant. Aussitôt accourent beaucoup d'hommes, qui s'emparent de Boris comme d'un voleur, l'accablent de coups, le traînent dans la boue, et le conduisent devant le roi, presque nu et n'ayant que des caleçons. Tous le prenaient pour un voleur; et lui se prosternant alors devant le roi, quoiqu'il ignorât notre langue, et que le roi n'eût en ce moment aucun interprète auprès de lui, prononça cependant quelques mots connus, au milieu de beaucoup d'autres paroles barbares, et répétant plusieurs fois son nom, fit enfin connaître ce qu'il était. Aussitôt le roi le fit vêtir convenablement, et remit au lendemain l'examen de son affaire.

Bientôt après, le roi de Hongrie, qui avait dressé ses tentes près de nous et redoutait Boris, car il avait déjà éprouvé son inimitié, voisin de nous par sa position et rendu curieux par la peur, fut informé de ce qui s'était passé. S'adressant donc au roi, comme à son ami, et en vertu du traité qui les unissait, il lui demanda, comme une chose que celui-ci lui devait, de lui livrer Boris, et fit en outre, à raison de cette demande, de très grandes promesses, même presque incroyables. Il employa en même temps et l'argent et les prières pour solliciter l'avis favorable des grands ; mais ni ses instantes prières, ni ses présents ne purent cependant arracher le consentement du roi, avant que l'affaire n'eût été soumise à l'examen d'hommes sages. Le roi se reconnaissait ami du roi de Hongrie ; toutefois il disait qu'il ne pourrait, à raison de cette amitié, faire une chose qui serait jugée inconvenante pour un pèlerin. Enfin les évêques et les grands ayant été convoqués, et ayant mis l'affaire en discussion, déclarèrent que le roi devait maintenir la paix avec le roi de Hongrie, mais en même temps sauver la vie de l'homme noble, quoique prisonnier; car il aurait été également criminel, et de vendre la vie d'un homme, et de rompre sans motif des traités conclus avec un ami. Alors le roi de Hongrie, se fiant peu aux nôtres et se retirant accablé de tristesse, alla chercher dans son royaume les retraites les plus sûres et les plus inaccessibles, tandis que notre roi, traitant Boris avec assez de distinction, l'emmena avec lui hors de la Hongrie.

 

LIBELLUS TERTIUS.

 Hucusque lusimus, quia nec damna pertulimus ex malitia hominum, nec pericula timuimus de astutia subdolorum. Ex quo autem intravimus Bogariam, terram Graecorum, et virtus laborem pertulit, et sensus exercitium.

Ingressuri desertum, in Brundusio paupere civitate victualibus onustamur, quae maxime Hungaria per Danubium ministravit. Erat ibi tanta navium multitudo, quas Alemanni adduxerant, ut domibus aedificandis, et igni civibus in longum sufficerent. Harum minores nostri accipiebant, et transducto amne, de quodam castro Hungariae non longe posito, necessaria convehebant. Hic primo cupream monetam et stammas offendimus; et pro una earum V denarios, et pro XII solidis marcam tristes dabamus, vel potius perdebamus. Ecce in introitu suae terrae Graeci perjurio maculantur. Debetis enim jam dicta reminisci, illos scilicet pro suo imperatore forum idoneum et concambium nostris jurasse. Caeterum deserta transivimus, terramque pulcherrimam et opulentissimam, quae sine interruptione protenditur usque Constantinopolim intravimus. Hic primo coeperunt injuriae fieri et inveniri; nam caeterae regiones quae nobis necessaria competenter vendiderunt, nos omnino pacificos invenerunt. Graeci autem suas civitates et castella observabant, et per murum funibus venalia submittebant; sed nostrae multitudini non sufficiebat victus tali mora ministratus. Peregrini ergo, in rerum abundantia penuriam non ferentes, praedis et rapinis sibi necessaria conquirebant. Visum tamen est aliquibus hoc Alemannorum nos praecedentium culpa fuisse, qui cum omnia praedarentur, invenimus eos insuper aliqua suburbia combussisse. Nam (quod aegre referendum est) Philippopolis extra muros nobilem burgum Latinorum habebat, qui supervenientibus abundanter pretio necessaria ministrabat. Ubi cum tabernis insedissent Alemanni, malo auspicio adfuit joculator, qui licet eorum linguam ignoraret, tamen sedit, symbolum dedit, bibit, et post longam ingurgitationem, serpentem quem praecantatum in sinu habebat extrahit, et scypho terrae imposito superponit, et sic inter eos quorum mores et linguam nesciebat, caeteris lusibus joculatoriis sese frangit. Alemanni quasi viso prodigio illico cum furore consurgunt, mimum rapiunt, et in frusta discerpunt. Scelusque unius omnibus imputant, dicentes quod eos occidere Graeci veneno volebant. Turbatur urbs tumultu suburbii, et dux cum turba suorum ut sedaret turbam foras inermis sed festinus egreditur, Turbatus autem a vino et furore oculus Alemannorum non arma videt, sed cursum. Unde causa pacis accurrentibus occurrunt irati, putantes a se homicidii vindictam exigi. Illi autem fugientes in urbem recepti sunt. Tunc sumptis arcubus (haec enim sunt arma eorum) denuo exeunt, fugant quos fugerant, occidunt, vulnerant, expulsisque omnibus de suburbio, cessant. Ibi multi Alemannorum occisi sunt, et maxime in hospitiis, et pro pecuniis suis in speluncis projecti.

Resumptis ergo animis et armis, ut vindicarent suam verecundiam et aliorum necem, redierunt et extra muros fere omnia combusserunt. Nostris etiam erant importabiles Alemanni. Nam quadam vice quidam nostrorum regiae multitudinis oppressionem vitantes, et ideo praeeuntes, juxta illos hospitati sunt. Itur ad forum ab utrisque, sed Alemanni non patiebantur ut Franci aliquid emerent, nisi postquam ipsi exinde satis habuissent. Inde rixa, imo garritus oboritur, ubi enim alter alterum non intelligens, cum clamosa voce impetit, garritus est. Franci ergo percutientes et repercussi, de foro cum victualibus redierunt. Alemanni autem, quia multi erant, paucorum Francorum superbiam dedignantes, contra illos arma sumunt, furiose invadunt, illique similiter armati animose resistunt. Sed Deus illud nefas nocte cito superveniente finivit. Nocte illa ignis eorum nec exstingui potuit, nec consopiri, quia mane debacchantes acrius surrexerunt. Sed sapientes eorum, stultorum genibus provoluti, humilitate et ratione insaniam sedaverunt.

Sic Alemanni praecedentes omnia perturbant, et ideo Graeci subsequentem nostrum pacificum fugiebant. Conventus tamen ecclesiarum, et clerus omnis de civitatibus exeuntes, cum iconiis suis et alio Graeco apparatu, illum semper cum timore et honore debito suscipiebant. Dux quoque Hesternensis, cognatus imperatoris, in via regi semper adhaerens, et pacem indigenis, et ex parte forum fecit exhiberi peregrinis. Qui regi de victualibus satis honorifice serviebat, sed ipse inde sibi parum vel nihil retinens, modo totum divitibus, modo pauperibus dividebat. Ideoque cum illo pax districtius servabatur, quia ibi minus necessitatis et amplius erat timoris. Multae vero illum praecedebant acies et sequebantur, vel de foro, si poterant, vel de praedis quia hoc poterant, sibi abundantiam conquirentes.

Tandem venitur Philippopolim, ubi Aluisus venerandus Atrebatensis episcopus, dum legatione Constantinopolim fungeretur, octavo Idus Septembris in sancta confessione obierat. Hic post longam aegritudinem dum inter festum sancti Bertini, cujus monachus fuerat, et Nativitatem beatae Mariae acrius urgeretur, obortis lacrymis, quarum gratiam semper habuerat, monachis suis et clericis convocatis dixit: Charissimi, festum sancti Bertini honore debito celebratis, sed quia solemnitati beatae Mariae vobiscum non interero, impendite mihi gratiam quam potestis, ut praeoccupantes eam, sumptis libris omne mihi servitium solemniter decantetis. Illi autem flebiliter obsequentes, diei et noctis omne servitium morosius decantarunt. At ille quotiescunque illud, Ave, singulare, vel nomen Virginis audiebat, in ipso mortis articulo, nitu debili, sed devoto surgebat. Post haec reddidit Virgini animam, cujus ipsa tam devote jam tenebat memoriam. Corpus autem ejus extra urbem in ecclesia Sancti Georgii, ante altare venerandam habuit sepulturam Ad cujus tumulum rex postmodum veniens, illum obiisse doluit et cum suis episcopis et abbatibus ei lugubres exsequias iteravit. Sciendum quoque est quod nos pro certo vidimus febricitantes prius subtus feretrum, deinde supra tumulum obdormire, postmodum de sua sanitate Deo et defuncto episcopo gratias agere.

His autem paululum intermissis, libet Alemannos Constantinopolim duci, imo etiam et transduci, debet enim res ordine quo gesta est recitari. Incedunt igitur satis audacter, sed minus sapienter, quia, dum in terra illa ubique inveniunt opulentiam, et in ea non habent temperantiam, pedites eorum remanentes ebrii necabantur, et inhumatis eorum cadaveribus omnia foedabantur. Unde Francis sequentibus minus nocebant armati Graeci quam occisi Alemanni. Illi vero venientes Andrinopolim, invenerunt transitum Constantinopolim, partim resistendo, partim consulendo prohibentes, et apud Sanctum Georgium de Sisto mare strictius et solum fertilius asserentes. Sed imperator eorum resistentes et consulentes aequa lance vilipendit. Tendens ergo quo coeperat, in medio fere itinere pratum invenit, fluviolo quodam vel torrente irriguum, et mari contiguo terminatum. Dum igitur ibidem fixis tentoriis pernoctaret, erupit pluvia super eos quidem sicut audivimus modica, sed in montibus tanta inundantia, ut eos potius raperet quam aspergeret. Torrens enim tumidus, et rapidus tentoria sibi obvia, et quidquid continebant involvens et rapiens, in mare vicinum praecipitavit, et ipsorum multa millia submersit. Imperator autem et superstes multitudo, non sine dolore quidem, sed tamen velut sine damno tantum malum perferentes, consurgunt, et quasi audaciores redditi pro eventu Constantinopolim veniunt. Erat ante urbem murorum ambitus spatiosus et speciosus, multimodam venationem includens, conductus etiam aquarum et stanna continens. Inerant etiam quaedam fossa et concava, quae loco nemorum animalibus praebebant latibula. In amoenitate illa quaedam palatia nimia ambitione fulgebant, quae imperatores ad jucunditatem vernorum temporum sibi fundaverant. In hunc, ut verum fatear, deliciarum locum, Alemannus imperator irrupit, et undique pene omnia destruens, Graecorum delicias ipsis intuentibus suis usibus rapuit. Imperiale namque palatium et singulare quod muris supereminet urbis, istum sub se habet locum, et inhabitantium in eo fovet aspectum. Tamen si tale spectaculum Graeco imperatori stuporem attulit, vel dolorem repressit, et per suos Alemanni colloquium postulavit. Sed alius eorum ingredi civitatem, alius egredi timuit aut noluit, et neuter pro altero mores suos aut fastus consuetudinum temperavit.

Rex interim Francorum, cui semper mos fuit regiam majestatem humilitate condire, imperatori Alemannorum cum multa prece mandavit ut eum citra Brachium exspectaret, et quorum voluntas eadem eumdem laborem susceperat, eodem consilio fruerentur. Ipse vero fervore quo coepit accelerat, et accepto a Graeco imperatore duce itineris, imo potius erroris et mortis, transmeat. Et licet ego praescripserim, et verum sit de illius exercitu infinitos jam obiisse, audivimus tamen a Graecis qui numerarunt transeuntes, eum cum nongentis millibus et quingentis sexaginta sex  transfretasse.

Venit ergo Nicomediam, ubi sui oborto scandalo schisma fecerunt. Imperator tetendit Iconium, frater autem ejus Otto Frisingensis episcopus, et nobiles multi cum eo maritima tenuerunt. Flebiles eorum eventus et celeres, loco et tempore referemus; sed ad nostros interim redeamus.

Venerandus Metensis episcopus, et frater ejus Renaldus comes de Monçon, et Tullensis episcopus Alemannos non ferentes, cum copioso exercitu adventum pacifici principis exspectabant. Sed Graeci quibus poterant injuriis et maxime fori subtractione illos transfretare cogebant, dicentes se pactum cum eorum imperatore firmasse, quod nullum suorum ibi permitterent remanere. Regii vero nuntii qui adhuc in urbe morabantur, hoc audientes, et verum esse credentes, litem illam tali pacto terminarunt, ut illi transmearent, et forum idoneum in aliam partem exspectantes haberent. Quo facto pauci Franci qui supervenerant remanserunt. Quos cum alios sequi monerent, cogerent nec impetrarent, immensam multitudinem Pincenatorum et Cumanorum ad eos debellandos miserunt, qui etiam in desertis Bogariae per insidias de nostris plurimos occiderunt. Illi autem quemdam terrae tumulum ascendentes, et in eo se bigis et quadrigis sepientes, viriliter restiterunt. Ibi nostri primam perpessi sunt penuriam, quia forum non habebant, nec illi ab impugnatione cessabant. In urbe vero regii nuntii tarde licet hoc scientes, imperatorem adeunt nimia commotione ferentes. Cognito enim doloso scelere, de his qui transierunt pridie, conqueruntur, et maxime de his qui in urbe Christianorum ab infidelibus impugnantur. Tunc imperator quasi aliter Pincenatos inhibere non posset, jubet nostros accedere propius, et subtus se ad pedem palatii hospitari et mercatum praeberi.

Igitur illi audito nuntio claustra sua qualiacunque exeunt, et quo jussi fuerant quasi nihil timentes incedunt. Cum ecce illos Pincenatorum alii persequuntur, alii locum illorum occupare nituntur. Illi autem celeriter et viriliter revertentes et persequentibus locum suum occupantibus animose restiterunt. Ibi multi pedites ut expeditius fugerent, suarum rerum projicientes aliqua perdiderunt. Tunc quidam nuntiorum ardentius inflammati, Eurardus videlicet de Britoilo, et Manasses de Bugues, et Ansellus dapifer Flandrensis, et quidam alii judicantes melius honeste pati mortem suam quam turpiter videre suorum, armantur, civitatem exeunt, junguntur suis, et participes efficiuntur discriminis. Magister vero templi domnus Eurardus de Barris, et Bartholomaeus cancellarius, Herchembaudus Burbonensis, et quidam alii imperatorem aggredientes, eum quem tunc viribus superare non poterant, ratione vicerunt. Jurat ille se hoc nescisse, suis petit veniam, nostrosque facit juxta palatium hospitari, et omni propulsa inquietudine, mercatum facit praeberi. Esset nuntiis satisfactum, nisi probarent scelus ex scelere; didicerant enim eum cum Turcis pacem habere. Et qui regi scripserat ad debellandas gentes incredulas secum ire, et se de illis novam et gloriosam victoriam habuisse, certum erat cum eisdem inducias duodecim annorum firmasse. Augebatur etiam ex hoc, et declarabatur perfidia, quod per regnum ejus sola incedebat multitudo secura. Episcopus enim Lingonensis, et comes Warenensis, et quidam alii qui ad arma sibi praeparanda, ciborumque viaticum Constantinopolim paucos praemiserant, magna rerum damna pertulerant, et suorum vulnera mortesque dolebant. Et hoc non semel accidit. Ex quo enim terram ipsius intravimus suorum latrocinia, quia viribus erant impares, perpessi sumus.

Esset hoc forsitan tolerabile, et poterat dici mala quae pertulimus, malis quae fecimus meruisse, nisi blasphemia jungeretur. Nam si nostri sacerdotes missas super eorum altaria celebrabant, quasi essent profanata, lustrando et abluendo postea expiabant. Habent omnes divites capellas proprias, picturis, marmore, et lampadibus sic ornatas, ut unusquisque eorum merito diceret: Domine, dilexi decorem domus tuae (Psalm. XXV) , si lampas in eis orthodoxae fidei coruscaret. Sed proh nefas! audivimus scelus eorum morte luendum, quia quotiescunque nostrorum connubia contrahunt, antequam conveniant, eum qui Romano more baptizatus est, rebaptizant. Alias haereses eorum novimus, et de more sacrificii, et de processione Spiritus sancti. Sed nihil horum nostram paginam sordidaret, nisi nostrae materiae conveniret.

His enim de causis nostrorum incurrerant odium, exierat namque inter laicos etiam error eorum. Ob hoc judicabantur non esse Christiani, caedesque illorum ducebant pro nihilo, et a praedis et rapinis difficilius poterant revocari.

Sed revertamur ad regem, qui, licet fere diebus singulis novos imperatoris nuntios habeat, causatur tamen moras suorum, quia quid cum eis agatur ignorat. Bona semper nuntiant, nunquam ostendunt, et minus creduntur, quia omnes eumdem adulationis semper habent prooemium. Polychronias eorum suscipit, sed vilipendit: sic enim vocantur reverentiae quas non solum regibus, sed etiam quibuslibet suis majoribus exhibent, caput et corpus submissius inclinantes, vel fixis in terram genibus, vel etiam sese toto corpore prosternentes. Interdum imperatrix reginae scribebat, et tunc Graeci penitus frangebantur in feminas, omne virile robur, et verborum et animi deponentes. Leviter jurabant quidquid nos velle putabant, sed nec nobis fidem, nec sibi verecundiam conservabant. Generalis est eorum enim sententia non imputari perjurium, quod sit propter sacrum imperium.

Nec me putet aliquis odiosum genus hominum persequi, et odio eorum fingere quae non vidi, requisitus enim quicunque Graecos noverit, fatebitur quia quando timent, nimia sui dejectione vilescunt et quando praevalent, gravi subditorum oppressione superbiunt. Caeterum multo studio consulendo laborabant ut rex ab Andrinopoli ad Sanctum Georgium de Sisto gressum diverteret, et ibi celerius et utilius transfretaret. Rex autem noluit incipere, quod Francos audiebat nunquam fecisse. Igitur eisdem vestigiis, sed non eisdem auspiciis Alemannos subsequitur praecedentes. Et cum ad unam dietam Constantinopolim propinquasset, suos nuntios habuit obvios, rumores de imperatore quos jam ex parte retulimus reportantes. Tunc fuere qui regi consulerent retrocedere, et terram opulentissimam cum castellis et urbibus capere, et interim regi Rogerio, qui tunc imperatorem maxime impugnabat, scriberet, et ejus adjutus navigio ipsam Constantinopolim expugnaret. Sed vae nobis, imo Petri apostoli subditis omnibus, quod non praevaluerunt voces eorum! Processimus igitur et nobis appropinquantibus civitati, ecce omnes illius nobiles et divites, tam cleri quam populi, catervatim regi obviam processerunt, et eum honore debito susceperunt, rogantes humiliter ut ad imperatorem intraret, et de sua visione et collocutione illius desiderium adimpleret. Rex autem ejus timori compatiens, et petitioni obediens, cum paucis suorum intravit, et eum in porticu palatii satis imperialiter obvium habuit. Erant fere coaevi et coaequales, solis moribus, vestibus dissimiles. Tandem post amplexus et oscula mutuo habita, interius processerunt, ubi positis duobus sedilibus pariter subsederunt. Circumstante autem corona suorum, loquuntur per interpretem; requirit imperator esse regis et voluntatem, optans ei quae Dei sunt, quae sua sunt repromittens; utinam sicut honeste, sic vere! Si gestus corporis, si alacritas faciei, si verba cordis intima demonstrarent, circumstantes illum nimio affectu regem diligere comprobarent; sed tale argumentum probabile est, non necessarium. Post haec sicut fratres ab invicem discesserunt, et regem foras ad palatium in quo erat hospitatus, imperii nobiles conduxerunt.

 

LIVRE TROISIEME.

Jusqu'ici je n'ai fait que jouer, parce que nous n'avions encore ni éprouvé aucun malheur par le fait de la malice des hommes, ni redouté aucun péril par suite des artifices de la perfidie. Mais depuis le moment où nous entrâmes dans la Bulgarie, territoire des Grecs, notre courage eut à supporter des épreuves, et nos corps furent rudement exercés par la fatigue.

Sur le point d'entrer dans le désert nous nous chargeâmes de vivres dans la pauvre petite ville de Brunduse ; et ce fut principalement la Hongrie qui nous fournit ces vivres, que nous fîmes passer sur le Danube. Il y avait là une grande quantité de navires que les Allemands avaient amenés, tellement que les citoyens purent s'en servir longtemps pour bâtir des maisons et pour faire du feu. Les nôtres prenaient donc les plus petits de ces bâtiments, et traversant le fleuve, allaient chercher ce dont ils avaient besoin dans un certain château de Hongrie, qui n'était pas situé très loin, et ils rapportaient ce qu'ils y avaient trouvé. Ce fut là que nous vîmes pour la première fois des monnaies de cuivre et d'étain : pour l'une de ces pièces nous donnions tristement, ou plutôt nous perdions cinq deniers, et pour douze sous un marc. Mais voilà, à peine fûmes-nous entrés sur les terres des Grecs, que ceux-ci se souillèrent d'un parjure. Vous devez vous rappeler, en effet, que j'ai déjà dit que les députés nous avaient juré, de la part de leur empereur, que nous trouverions de bons marchés et toute facilité pour les échanges. Nous traversâmes donc les déserts et ce territoire très beau et très fertile qui s'étend sans aucune interruption jusques à Constantinople. Ce fut là que nous commençâmes à essuyer des affronts. Dans les autres contrées les habitants nous vendaient honnêtement tout ce dont nous avions besoin, et nous demeurions avec eux dans les dispositions les plus pacifiques. Or les Grecs gardaient leurs villes et leurs châteaux, et nous faisaient passer ce qu'ils nous vendaient avec des cordes qu'ils glissaient le long des murailles. Cette manière trop lente de nous fournir des vivres ne pouvait satisfaire la multitude de nos pèlerins. Ceux-ci donc éprouvant une grande pénurie, au milieu même de l'abondance, se procuraient par le vol et le pillage ce qui leur était nécessaire. Quelques hommes cependant jugèrent qu'un tel état de choses provenait de la faute des Allemands qui nous précédaient, qui pillaient tout ce qu'ils trouvaient, et qui même avaient incendié quelques faubourgs, comme nous eûmes occasion de nous en convaincre. Ainsi (et quoiqu'il soit fâcheux d'avoir à rapporter de tels faits) il y avait en dehors des murs de Philippopolis un noble bourg de Latins, lequel fournissait à tous les arrivants, et à prix d'argent, tout ce dont ils avaient besoin, et en grande abondance. Là les Allemands prirent place dans des tavernes, et par malheur survint parmi eux un bateleur, qui, quoiqu'il ignorât leur langage, s'assit aussi, paya son écot, et se mit à boire. Après qu'il se fut longuement gorgé, il tira de son sein un serpent ensorcelé qu'il portait, et mettant un verre par terre, il posa le serpent sur ce verre, et se mit à faire toutes sortes de tours d'escamotage, au milieu de gens dont il ne connaissait ni les mœurs ni la langue. Les Allemands croyant voir des prodiges, se levèrent tout à coup en fureur, et se jetant sur le bateleur le déchirèrent en mille pièces. Imputant le crime d'un seul à tous, ils dirent que les Grecs avaient voulu les tuer par le poison. L'agitation répandue dans le faubourg passa dans la ville, et celui qui y commandait sortit alors, sans armes, mais en toute hâte, suivi de tous les siens, pour chercher à apaiser le tumulte. Troublés par le vin et par leur fureur, les Allemands ne regardèrent pas si les autres portaient des armes, mais les voyant accourir, ils se jetèrent dans leur colère sur ceux qui venaient apporter la paix, croyant qu'ils voulaient venger le meurtre d'un homme. Les autres alors prirent la fuite, et se retirèrent dans la ville; puis prenant leurs arcs, car ce sont là leurs armes, ils sortirent, mirent en fuite ceux devant qui ils avaient fui, tuèrent, blessèrent, et ne s'arrêtèrent enfin qu'après avoir chassé du faubourg tous les Allemands. Il en périt un grand nombre, et principalement de ceux qui s'étaient réfugiés dans des maisons ou dans des cachettes pour sauver leur argent. Ensuite cependant ayant repris courage, et s'armant de nouveau, les Allemands revinrent pour venger leurs hommes et la mort de leurs compagnons, et brûlèrent presque tout ce qui était en dehors des murs.

Ces Allemands étaient insupportables, même pour les nôtres. Une certaine fois quelques-uns des nôtres, voulant éviter l'incommodité de la foule qui se pressait autour du roi, prirent les devants, et se logèrent auprès des Allemands. Les uns et les autres allèrent au marché, mais les Allemands ne voulurent pas souffrir que les nôtres achetassent quelque chose, avant qu'eux-mêmes eussent pris amplement tout ce qu'ils désiraient. Il en résulta une rixe, avec des clameurs épouvantables; car les uns n'entendant pas les autres, chacun criait à tue tête, et parlait sans se faire comprendre. Les Français donc, frappant et étant frappés, sortirent cependant du marché, emportant aussi des vivres. Mais les Allemands qui étaient fort nombreux, dédaignant l'orgueil de cette poignée de Français, prirent leurs armes, s'élancèrent sur eux avec fureur, et ceux-ci, s'étant armés de leur côté, leur résistèrent vigoureusement. Dieu mit un terme à cette lutte criminelle, en faisant bientôt survenir la nuit. Mais la nuit même ne put éteindre ni même calmer les transports des Allemands, et le lendemain matin ils se levèrent pour recommencer avec plus de violence encore. Leurs sages se roulèrent aux pieds de ces insensés, et parvinrent enfin à les arrêter à force de prières et de représentations.

Ainsi les Allemands, marchant en avant, répandaient le trouble partout ; en sorte que les Grecs, fuyaient devant notre armée, qui s'avançait après eux, quelque pacifique qu'elle fût. Toutefois les corps des églises et le clergé en masse sortaient toujours des villes, et s'avançant avec leurs images et en pratiquant toutes les cérémonies du rit grec, venaient recevoir le roi avec respect et en lui rendant les honneurs qui lui étaient dus. Le duc d'Hesternit, parent de l'empereur, accompagnait constamment le roi dans sa marche, maintenait les habitants en paix, et faisait, du moins en partie, approvisionner les marchés des choses nécessaires aux pèlerins. Il fournissait des vivres au roi assez libéralement, n'en gardait pour lui-même que fort peu ou même pas du tout, et faisait distribuer le reste tantôt aux riches, tantôt aux pauvres. Avec lui donc la paix était observée très exactement, parce qu'il y avait moins de besoins, et qu'il inspirait plus de crainte. Mais il y avait beaucoup de corps qui marchaient en avant ou en arrière de lui, et ceux-ci cherchaient l'abondance soit dans les marchés, quand ils pouvaient s'y approvisionner, soit dans le pillage, auquel ils pouvaient se livrer plus aisément.

Enfin on arriva à Philippopolis, où Alvise, vénérable évêque d'Arras, se rendant à Constantinople pour accomplir sa mission, était mort, à la suite d'une sainte confession, le 8 des ides de septembre (6 septembre). Là, après une longue maladie, s'étant senti vivement pressé entre la fête de saint Bertin dont il avait été moine, et la Nativité de la bienheureuse Marie, répandant des larmes, comme Dieu lui avait toujours accordé la grâce de le faire, et réunissant auprès de lui ses moines et ses clercs, il leur dit : « Mes très chers, vous célébrez avec la solennité convenable la fête de saint Bertin ; mais comme je n'assisterai point avec vous à la solennité de la bienheureuse Marie, accordez-moi la grâce que vous pouvez m'accorder, de la célébrer par avance, de prendre vos livres, et de me chanter solennellement tous les offices de ce jour. » Or ceux-ci lui obéirent en pleurant, et lui chantèrent fort tristement tous les offices du jour et de la nuit. Et lui toutes les fois qu'il entendait dire les Ave particuliers, ou prononcer le nom de la Vierge, à l'article même de la mort, il faisait effort pour se soulever faiblement, mais en toute dévotion. Après cela, il rendit son âme à la Vierge, dont il conservait si dévotement la mémoire. Son corps fut transporté hors de la ville, et reçut une honorable sépulture dans l'église de Saint-George, devant l'autel. Le roi, arrivant plus tard, se rendit auprès de son tombeau, s'affligea de sa mort, et célébra une cérémonie funèbre avec ses évêques et ses abbés. Il faut savoir aussi ce que nous pouvons affirmer comme certain, l'ayant vu nous-même, savoir que des fiévreux s'étant d'abord endormis sous le cercueil et ensuite sur la tombe, s'en sont allés en rendant grâces à Dieu et à l'évêque défunt pour la santé qu'ils avaient recouvrée.

Après cette petite digression, occupons-nous maintenant de conduire les Allemands à Constantinople, et même de les faire traverser au delà, car ces faits doivent être racontés comme ils se sont passés. Les Allemands donc s'avancèrent avec assez d'audace et peu de prudence; car tandis qu'ils trouvaient sur ce territoire toutes sortes de richesses, et n'observaient aucune modération, leurs hommes de pied demeuraient en arrière dans un état d'ivresse, étaient massacrés, et leurs cadavres restant sans sépulture infectaient tout le pays. Aussi les Grecs armés étaient-ils moins dangereux que les Allemands morts pour les Français qui marchaient à leur suite. Arrivés à Andrinople, les Allemands trouvèrent des hommes qui voulurent leur interdire le passage par Constantinople, tantôt en leur résistant, tantôt en leur donnant des conseils, et qui leur assurèrent qu'ils trouveraient à Saint-George de Sestos un bras de mer plus étroit et un sol plus fertile. Mais l'empereur des Allemands dédaigna également et ceux qui voulaient résister et les donneurs de conseil. Poursuivant sa marche comme il avait commencé, à peu près au milieu de son chemin, il trouva une prairie arrosée par une certaine petite rivière ou plutôt un torrent, qui se jetait tout près de là dans la mer. Ils dressèrent leurs tentes pour passer la nuit en ce lieu; mais bientôt il tomba sur eux une pluie qui ne tut pas bien forte sur ce point, à ce que j'ai entendu dire, mais qui fut telle dans les montagnes, qu'ils en furent emportés, plus encore que mouillés. Le torrent gonflé et coulant rapidement, enveloppant et enlevant dans sa marche toutes les tentes qu'il rencontrait, et tout ce qu'elles contenaient, les précipita dans la mer voisine, et noya même plusieurs milliers d'hommes. L'empereur et le reste de l'armée, supportant ce désastre, non sans douleur sans doute, mais presque comme s'il n'était qu'un léger dommage, se levèrent, et rendus en quelque sorte plus audacieux par cet événement, marchèrent vers Constantinople. Il y avait en avant de la ville une vaste et belle muraille qui enfermait dans son enceinte beaucoup de gibier et en outre des canaux et des étangs. On y voyait aussi des fosses et des cavités, qui servaient de repaires à des animaux, comme ils en peuvent trouver dans les forêts. Dans c« beau lieu brillaient aussi d'un grand éclat quelques palais, que les empereurs avaient bâtis pour y passer la belle saison. Pour confesser la vérité, l'empereur allemand fit une irruption dans ce lieu de délices, détruisit presque tout ce qu'il trouva, et ravit aux Grecs, sous leurs yeux même, ce qui leur plaisait le plus. Le palais impérial en effet, le seul qui domine au dessus des murailles de la ville, est élevé sur ce lieu, et l'on voit de cette hauteur ce que font tous ceux qui y habitent. Toutefois, si un tel spectacle frappa de stupeur l'empereur des Grecs, il sut contenir sa douleur, et fit demander par ses députés une conférence à l'empereur allemand. Mais ils craignirent ou ne voulurent pas, l'un entrer dans la ville, l'autre en sortir; et aucun des deux ne renonça, par égard pour l'autre, à ses habitudes ou à son orgueil.

Cependant le roi des Français, dont ce fut toujours l'usage de mêler à la majesté royale beaucoup de douceur, adressa de vives prières à l'empereur des Allemands, pour l'inviter à l'attendre en deçà du bras de la mer, afin que les mêmes conseils unissent ceux qu'une même volonté avait poussés à la même entreprise. Mais l'empereur, animé de l'ardeur qui l'avait dirigé dès le principe, se hâta, et ayant reçu de l'empereur grec un homme pour le guider dans son voyage, ou plutôt pour l'égarer et le mener à la mort, il traversa la mer. J'ai dit plus haut, et il est vrai qu'il était déjà mort un nombre infini d'hommes dans cette armée, et cependant j'ai entendu dire à des Grecs qui les avaient comptés à leur passage, qu'ils avaient traversé la mer au nombre de neuf cent mille cinq cent soixante-six hommes.[8]

L'empereur arriva donc à Nicomédie, où les siens, s'étant pris de querelle, commencèrent à se diviser. L'empereur se dirigea vers Iconium, et son frère Othon, évêque de Freysingen, et beaucoup de nobles avec lui, suivirent les bords de la mer. Nous rapporterons en temps et lieu les déplorables malheurs qui arrivèrent très promptement : revenons maintenant aux nôtres.

Le vénérable évêque de Metz, son frère Renaud, comte de Mousson, et l'évêque de Toul, ne pouvant souffrir les Allemands, attendaient avec une nombreuse armée l'arrivée d'un prince pacifique ; mais les Grecs voulaient les forcer à partir, en les accablant de toutes sortes d'insultes, et surtout en leur interdisant les marchés, prétendant qu'ils étaient convenus avec leur empereur qu'aucun des siens n'aurait la permission de demeurer en arrière. Les députés du roi, qui étaient encore dans la ville, ayant entendu dire cela, et croyant que c'était la vérité, terminèrent ces discussions, sous la condition que les pèlerins passeraient la mer pour aller attendre en un autre lieu, où on leur ferait trouver un marché de toutes les choses nécessaires. Cela réglé, les Français qui étaient arrivés demeurèrent à Constantinople. Les Grecs les ayant invités à suivre les autres et ayant voulu les y contraindre, sans pouvoir l'obtenir, envoyèrent pour les soumettre une immense multitude de Pincenates et de Comans, qui même tuèrent un grand nombre des nôtres dans les déserts de la Bulgarie, en leur tendant des embûches. Ceux-ci montèrent sur un certain tertre, s'entourèrent de leurs chariots à deux et à quatre chevaux, et se défendirent vigoureusement. Ce fut là que les nôtres éprouvèrent pour la première fois des besoins ; car ils n'avaient point de marché à leur portée, et les autres ne cessaient de les attaquer. Dans la ville, les députés du roi en ayant été instruits, quoique tardivement, allèrent trouver l'empereur, et se plaignirent, avec une vive émotion, pour ceux qui étaient partis la veille, et surtout pour ceux qui, dans la ville même des Chrétiens, étaient attaqués par des Infidèles. L'empereur alors, comme s'il n'avait pas d'autre moyen de contenir les Pincenates, ordonna que les nôtres se rapprochassent davantage, et vinssent s'établir en dessous de lui, au bas de son palais, où on leur ferait fournir un marché de denrées. Les nôtres donc, ayant appris cette nouvelle, quittèrent leurs barricades, et selon l'ordre qu'ils en recevaient, s'avancèrent sans crainte ; mais voilà que les Pincenates se mirent à leur poursuite, tandis que d'autres s'efforçaient de s'emparer de l'emplacement qu'ils abandonnaient. Alors les nôtres, revenant promptement et avec courage sur leurs pas, attaquèrent vigoureusement et ceux qui les poursuivaient et ceux qui voulaient se rendre maîtres de leurs positions. Là beaucoup d'hommes de pied voulant fuir plus rapidement, jetèrent leurs effets et en perdirent quelques-uns. Alors quelques députés du roi, enflammés d'une plus vive colère, tels que Everard de Breteuil, Manassé de Beuil, Anselme, porte-mets du comte de Flandre, et d'autres encore, jugeant plus honorable pour eux de mourir que de souffrir lâchement la mort de leurs compagnons, s'armèrent, sortirent de la ville, allèrent se réunir aux leurs et partager tous leurs périls. Pendant ce temps le maître du Temple, le seigneur Everard des Barres, Barthélemi le chancelier, Archambaud de Bourbon et quelques autres allèrent trouver l'empereur, et ne pouvant le vaincre par la force, ils parvinrent à le persuader par la raison. L'empereur leur jura qu'il avait tout ignoré, leur demanda pardon pour les siens, fit loger tous les nôtres auprès de son palais, et les délivrant de toute inquiétude, donna ordre que les marchés leur fussent ouverts. Les députés auraient obtenu ainsi satisfaction, s'ils n'eussent reconnu qu'un nouveau crime s'était ajouté à un crime, car ils apprirent que l'empereur était en paix avec les Turcs. Ils acquirent la certitude que celui-là même qui avait écrit au roi qu'il marcherait avec lui contre les nations infidèles, et qu'il venait de remporter sur celles-ci une nouvelle et glorieuse victoire, avait conclu avec ces mêmes nations une trêve de douze ans. Ce qui prouvait encore mieux la perfidie des Grecs et y mettait le comble, c'est qu'on ne pouvait marcher en sûreté à travers leur pays qu'en se réunissant en grandes troupes. L'évêque de Langres, le comte de Varennes et quelques autres qui avaient envoyé à l'avance un petit nombre d'hommes à Constantinople pour y préparer leurs armes et y rassembler des vivres, éprouvèrent des pertes considérables, et eurent à déplorer la mort ouïes blessures de leurs envoyés. De tels événements arrivèrent bien plus d'une fois ; et du moment que nous fûmes entrés sur le territoire des Grecs, nous eûmes sans cesse à souffrir de leurs brigandages; car ils nous attaquaient ainsi, étant d'ailleurs inférieurs en forces.

Tout cela cependant eût pu être toléré, et l'on eût pu même dire que les maux que nous souffrions étaient mérités, en retour des maux que nous faisions souffrir, si les Grecs n'y eussent joint le blasphème. Par exemple, si nos prêtres avaient célébré la messe sur leurs autels, aussitôt après les Grecs faisaient des cérémonies expiatoires et des ablutions, comme si les autels eussent été profanés. Tous ont de riches chapelles qui leur appartiennent en propre, ornées de peintures, de marbres et de flambeaux ; en sorte que chacun d'eux pourrait dire avec justice : « Seigneur, j'ai chéri la splendeur de ta maison, » si le flambeau de la foi orthodoxe brillait également en eux. Mais, ô douleur! nous avons appris qu'ils commettent un crime digne d'être puni de mort, savoir, que toutes les fois qu'ils s'unissent en mariage avec quelqu'un des nôtres, avant de célébrer le mariage, ils rebaptisent celui qui a été baptisé selon le rit romain. Nous savons d'eux encore d'autres hérésies, et sur la célébration du saint sacrifice, et sur leur opinion relativement à la manière dont procède le Saint-Esprit. Aucune de ces choses ne souillerait nos pages, si notre sujet ne nous avait porté à en parler.

Tels étaient les motifs pour lesquels les Grecs avaient encouru la haine des nôtres ; car leurs erreurs avaient fini par être connues, même des laïques. C'est pourquoi ceux-ci jugeaient qu'ils n'étaient point chrétiens, que c'était moins que rien de tuer des Grecs ; et c'est pourquoi aussi il était plus difficile d'empêcher les nôtres de se livrer au vol et au pillage.

Revenons maintenant à notre roi, qui recevait presque tous les jours de nouveaux députés de l'empereur, et se plaignait en même temps de ne pas voir revenir les siens, ignorant entièrement ce qu'on faisait à leur égard. Les députés de l'empereur donnaient toujours de bonnes nouvelles, mais ne les confirmaient pas par les faits ; et d'ailleurs on ne les croyait pas, parce que tous employaient toujours en commençant ce même langage d'une excessive adulation. Le roi recevait leurs polychronies,[9] mais sans en faire aucun cas. C'est ainsi qu'ils appellent les révérences qu'ils adressent non seulement aux rois, mais même indistinctement aux hommes les plus considérables, courbant très bas la tête et le corps, ou bien mettant les deux genoux en terre, ou même encore se prosternant de toute la longueur de leur corps. Quelquefois aussi l'impératrice écrivait à la reine ; et de plus, en ce temps, tous les Grecs étaient comme brisés et changés en femmes, renonçant à toute force virile dans leur langage aussi bien que dans leur cœur. Ils nous promettaient par serment et avec légèreté tout ce qu'ils pensaient que nous pouvions désirer : mais ils ne réussissaient point à nous inspirer de confiance, ni à garder pour eux-mêmes la moindre dignité. Car c'est chez eux une opinion généralement reçue qu'on ne saurait reprocher à personne le parjure qu'on se permet pour la cause de l'empire sacré.

Que personne ne pense que je poursuis injustement une race détestable, et que j'invente, en haine de ces hommes, des choses que je n'ai point vues. Quiconque aura connu les Grecs, et sera interrogé sur leur compte, reconnaîtra que, lorsqu'ils tremblent, ils s'avilissent dans l'excès de l'abaissement, et que, lorsqu'ils prennent la supériorité, ils s'enorgueillissent en opprimant durement ceux qui leur sont soumis. Ici ils employèrent tous leurs efforts pour déterminer le roi à diriger sa marche d'Andrinople vers le bras de Saint-George de Sestos, afin qu'il passât la mer plus promptement, et à leur plus grand avantage. Mais le roi ne voulut point être le premier à faire ce que les Français n'avaient jamais fait, du moins à sa connaissance. Il continua donc à marcher, mais non sous les mêmes auspices, sur les traces des Allemands qui nous avaient précédés. Arrivé à une journée de marche de Constantinople, il trouva ses députés qui venaient à sa rencontre, et qui lui racontèrent au sujet de l'empereur les faits que nous avons déjà rapportés en partie. Il y eut alors des gens qui conseillèrent au roi de rétrograder, de s'emparer de ce territoire très opulent, ainsi que des villes et des châteaux dont il était couvert, d'écrire ensuite au roi Roger, qui dans le même temps attaquait l'empereur très vivement, et d'attendre qu'il pût venir le secourir avec une flotte, pour aller assiéger la ville même de Constantinople. Mais, pour notre malheur, et même pour le malheur de tous les sujets de Pierre l'apôtre, ces conseils ne prévalurent point auprès du roi. Nous nous remîmes donc en marche, et voilà, lorsque nous fûmes près de la ville, tous les nobles et les riches, tant du clergé que du peuple, accoururent en foule à la rencontre du roi, et le reçurent avec les honneurs qui lui étaient dus, le suppliant humblement de se rendre auprès de l'empereur, et de répondre à ses désirs, en se montrant et entrant en conférence avec lui. Le roi donc, prenant compassion de la frayeur de l'empereur, et obtempérant à sa demande, entra dans la ville, suivi d'un petit nombre des siens, et trouva sous le portique du palais l'empereur qui vint l'y recevoir d'une manière assez convenable. Les deux princes étaient à peu près contemporains et de même taille, et ne différaient que par des habitudes et des vêtements dissemblables. Après les embrassements et les baisers donnés et reçus de part et d'autre, ils pénétrèrent dans l'intérieur du palais, et s'assirent également sur deux sièges déjà préparés. Là, chacun d'eux étant entouré des siens, ils s'entretinrent par l'intermédiaire d'un interprète. L'empereur s'informa de la santé et des désirs du roi, lui souhaita les choses qui viennent de Dieu, lui promit celles qui étaient en son pouvoir ; et plût à Dieu que ses promesses eussent été sincères autant qu'elles étaient honorables pour le roi ! Si les gestes du corps, la bonne grâce du visage, et les paroles rendaient témoignage de l'intérieur du cœur, tous les assistants eussent pu affirmer que l'empereur chérissait le roi d'une vive affection ; mais de tels arguments ne sont que probables, et jamais rigoureusement certains. Après cette réception, ils se séparèrent l'un de l'autre comme des frères; et les nobles de l'empire accompagnèrent le roi hors du palais, et jusqu'à celui qui lui avait été préparé pour son logement.

 

LIBELLUS QUARTUS

 

Constantinopolis Graecorum gloria, fama dives et rebus ditior, ad formam veli navalis in trigonum ducitur. In interiori angulo Sanctam Sophiam habet, et palatium Constantini, in quo capella est quae sacrosanctis reliquiis honoratur: duobus autem lateribus mari praecingitur. Venientes ad urbem, Brachium Sancti Georgii ad dexteram, et quemdam profluvium qui de ipso procedens, ad quatuor fere millia tenditur, habebamus ad laevam. Ibi palatium, quod dicitur Blacherna, fundatur quidem in humili, sed sumptu et arte, decenti proceritate consurgit, et triplici confinio triplicem habitantibus jucunditatem offerens, mare, campos, urbemque visibus alternis despicit. Exterior ejus pulchritudo fere incomparabilis est, interior vero quidquid de illa dixero superabit. Auro depingitur undique, variisque coloribus, et marmore studioso artificio sternitur area, et nescio quid ei plus conferat pretii, vel pulchritudinis, ars subtilis, vel pretiosa materia. Latus tertium de trigono civitatis, campos habet, sed duplici muro munitur, et turribus, qui a mari usque ad palatium fere duobus millibus tenditur. Hic nec robore firmus est, nec turres in altum subrigit, sed urbs, sicut aestimo, in sua multitudine, et antiqua quiete confidit. Infra muros terra vacua est, quae aratra patitur et ligones, habens hortos omne genus olerum civibus exhibentes. A foris subterranei conductus influunt, qui aquas dulces civitati largiter tribuunt. Ipsa quidem sordida est et foetida, multisque in locis perpetua nocte damnata. Divites enim suis aedificiis vias tegunt, sordesque et tenebras pauperibus et hospitibus derelinquunt. Ibi caedes exercentur, et latrocinia, et quae tenebras diligunt alia scelera. Quoniam autem in hac urbe vivitur sine jure, quae tot quasi dominos habet, quot divites, et pene tot fures quot pauperes, ibi sceleratus quisque nec metum habet nec verecundiam ubi scelus nec lege vindicatur, nec luce venit in palam. In omnibus modum excedit; nam sicut divitiis urbes alias superat, sic etiam vitiis.

Multas quoque habet ecclesias, Sanctae Sophiae magnitudine impares, non decore; quae sicut sunt admirabiles pulchritudine, sic sunt etiam numerosis sanctorum pignoribus venerandae. Ad has intrabant qui poterant, alii curiositate videndi, alii devotione fideli. Rex quoque, duce imperatore, loca sancta visitavit, et revertens, cum eo victus precum instantia comedit. Convivium illud sicut gloriosos convivas habuit, sic apparatu mirifice, dapum deliciis, voluptuosis jocorum plausibus, aures, et os et oculos satiavit. Timebant ibi regi multi suorum; ipse vero, qui Deo commiserat curam sui, fide et animositate penitus nihil timebat. Non enim cito credit sibi noceri, qui nocendi non habet animum, licet Graeci nullum argumentum perfidiae demonstrarent: credo enim illos non tam sedulum exhibuisse servitium, si bona cogitarent. Suas vero dissimulabant injurias, post Brachii transitum exigendas. Nec imputabatur eis si portas urbis multitudini obserabant, quia multas eorum domos, et oliveta combusserant, vel penuria nemorum, vel insolentia et ebrietate stultorum. Faciebat eis rex aures, manus et pedes saepius detruncare, nec sic poterat eorum vesaniam refrenare. Imo erat necessarium alterum e duobus, vel, multa millia simul occidere, vel eorum mala plurima tolerare.

Forum igitur satis abundanter nobis afferebat navigium; et ante palatium, vel etiam in tentoriis habebamus congruum si duraret, concambium, minus quam duobus denariis stammam unam, et earum triginta tres solidos propter marcam. Postquam vero tribus dietis urbem transivimus, pro una V vel VI denarios, et pro XII solidis marcam unam perdebamus.

Caeterum dum rex venientes per Apuliam exspectat inter Brundusium et Durachium transfretantes, solemnitas beati Dionysii accidit, quam ipse veneratione qua debuit celebravit. Novit hoc imperator; colunt etenim Graeci hoc festum, et clericorum suorum electam multitudinem, dato unicuique cereo magno, variis coloribus et auro depicto regi transmisit, et solemnitatis gloriam ampliavit. Illi quidem a nostris clericis verborum et organi genere dissidebant, sed suavi modulatione placebant. Voces enim mistae, robustior cum gracili, eunucha videlicet cum virili (erant enim eunuchi multi illorum), Francorum animos demulcebant. Gestu etiam corporis decenti et modesto, plausu manuum, et inflexione articulorum, jucunditatem visibus offerebant. Referimus imperatoris obsequia ut pateat dolus ipsius, qui praetendebat affectum quem solemus amicis praecordialibus demonstrare, et gerebat animun quem non possemus, nisi mortibus nostris placare. Certe nemo Graecos cognosceret, nisi experimento vel spiritu prophetiae.

Episcopus vero Lingonensis eorum fidem improbans, contemnens obsequia, prophetans mala quae postea sensimus, urbem capi suadebat. Muros fragiles quorum magna pars ante nostros corruit, inertem populum, sine mora vel labore, ruptis conductibus, dulces aquas posse subtrahi comprobabat. Dicebat vir ille prudens animo, religione sacer quod capta illa civitate non esset necessarium alias expugnare, quia gratuitum possidenti caput earum praeberent obsequium. Addebat etiam quod ipsa rem Christianitatis non habet, sed nomen, et cum deberet per se Christianis auxilium ferre, non illos prohibere, ante paucos annos imperator Antiochenum principem agressus est expugnare. Prius coepit Tharsum, et Manustram, et castella plurima, terramque latissimam, expulsisque Catholicis episcopis urbium, et haereticis substitutis, obsedit Antiochiam. Cumque deberet, sumptis Christianorum copiis, paganorum viciniam propulsare, illorum auxilio nisus est Christianos exterminare. Deus autem horum cognitor, judex, et vindex, voluit ut ipse sibi toxicatam sagittam infligeret, et modico vulnere vitam indignam finiret. Iste vero qui nunc regnat, haeres quaestus et criminis, sicut jura Ecclesiarum sibi retinet, et alia quae pater impie conquisivit, sic caeteris inhiat quae ipse concupivit: et jam principibus extorsit hominium, et erigens altare contra altare, Patriarcha Petri despecto, in urbe statuit suum. Sit vestri judicii utrum illi parcere debeatis, quo regnante cruci Christi et sepulcro nihil tutum, quo destructo nihil contrarium.

Cum perorasset episcopus, placuit aliquibus quod dicebat. Plures autem quibus displicuit, haec et similia respondebant: De fide istorum non possumus judicare, legis ignari; quod autem impugnavit Antiochiam, malum fuit; potuit tamen causas habere justitiae quas nescimus. Certum vero est regem nuper cum papa locutum fuisse, et super hoc nec praeceptum ejus, nec consilium accepisse. Visitare sepulcrum Domini convenimus nos et ipse, et nostra crimina, praecepto summi pontificis, paganorum sanguine vel conversione delere. Nunc autem urbem Christianorum ditissimam expugnare possumus et ditari, sed caedendum est et cadendum. Si ergo caedes Christianorum peccata diluit, dimicemus. Item, si nostris mortuis non nocet ambitio, si tantum valet in itinere pro acquirenda pecunia interire, quantum summi pontificis obedientiae et voto nostro intendere placent divitiae, sine timore mortis discrimina subeamus.

Talis erat eorum altercatio, et favebant sibi de jure, assertores utriusque sententiae. Credo tamen quod vicisset episcopus, nisi Graeci magis praevalerent dolis quam viribus, qui nostras moras habentes suspectui, urgere transitum non audebant, forum tamen ex parte subtrahentes, rumoribus Alemannorum nostros ad transitum concitabant. Primo retulerunt Turcos copiosum exercitum congregasse, et Alemannos de illis sine damno suorum quatuordecim millia peremisse. Post diem alteram feliciori eventu, infaustum transitum amplius persuadebant. Dicebant enim Alemannos pervenisse Iconium, et ante adventum illorum, ejusdem civitatis perterritum fugisse populum. Et quoniam ipsi festinant in antea, imperator alter alteri scripsit ut veniat, et quod sine suo labore conquisitum est, defendendo possideat. His stimulis exercitus agitatur, et de mora regis commurmurat, dum quidam lucris eorum, quidam laudibus invidebant. Victus ergo rex, et Graecorum monitis, et suorum querelis, antequam venirent quos exspectaverat, transfretavit. Et imperator sicut hoc ardenter voluit, sic velociter navium copiam praeparavit. Rex autem cum Brachium, fecit dies quindecim partem sui exercitus exspectando, ultra similiter quindecim, Graecorum versutias tolerando. Habent illi locum quem exspectaverant, et audent detegere quae cogitaverant. Tamen nostrorum vesaniae dederunt eis velamina suae nequitiae. Unde dictum est a pluribus quod nobis fecerunt non esse malitiam, sed vindictam. Ex parte judicat qui rem novit ex parte; sed non potest facere rectum judicium, qui causam ex integro non cognoscit. Illi enim offendi poterant, non placari.

Ecce pertransivimus, et nos naves cibariae cum cambitoribus subsequuntur; sternunt gazas in littore, fulgent auro tabulae, vasisque argenteis quae a nostris emerant honestantur. Veniunt de exercitu qui cambiunt necessaria, junguntur et illis qui ambiunt non sua.

Igitur, una die Flandrensis quidam dignus flagris, et flamma, cernens immensas divitias, et immoderata cupiditate caecatus, clamat, haro, haro, rapiens quod cupivit; et audacia pariter, et praedae pretio, sibi similes ad nefas animavit. Et quoniam ubique stulti eunt (in concambio enim quot occisi tot stulti) corruunt ubique qui pecunias in promptu habebant. Crescit clamor, furor, corruunt exedrae, conculcatur aurum et rapitur, metu mortis cambitores fugiunt spoliati, navesque suscipiunt fugitivos, et subductae littori, referunt ad urbem qui cibos emebant nostrorum plurimos. Verberantur isti et spoliantur, civitas quoque quos hospites habuit, quasi hostes spoliavit. Fiunt haec nota regi, succensusque ira requirit maleficum, qui a comite Flandrensi redditus, in prospectu civitatis illico est suspensus. Deinde festinat quaerendo perdita, reddentibus donando veniam, celantibus comminando similem poenam. Et ne suam praesentiam timerent vel erubescerent, jussit ut episcopo Lingonensi omnia redderent. Revocantur in crastinum qui pridie fugerant, et quod se jurare poterant perdidisse, plenarie rehabebant. Requirebant plurimi amplius quam deberent, sed rex maluit quod defuit de suo restitui, quam pacem sui exercitus violari.

Quo facto eligit qui suos et quae perdiderant ab imperatore requirerent, et exercitui forum reducerent, Arnulfum Luxoviensem episcopum eloquentia et religione praeclarum, et Bartholomaeum cancellarium. Et quoniam rex urgebat qui semper festinus erat errata corrigere, satis mane transfretaverunt, et aedituum gratia palatium intraverunt, sed loqui cum idolo nequiverunt. Illo die fuit alter alteri pro solatio, intuitus picturarum pro cibo, et instanti nocte marmoreum pavimentum pro culcitra vel lecto. Sequenti vero die cum profanus ille circa tertiam surrexisset, vocati veniunt ante illum sobrii et insomnes, suam legationem absolventes, et de satisfactione suorum, et de querela nostrorum; fecissetque eum episcopus satis tractabilem prudenti eloquentia et suavi, si posset serpens ille ab aliquo incantari; sed aspidis more surdus, et veneno turgidus, mutatus est ab illo quem antea viderant, imo detectus quem sub doli tegmine prius non cognoverant. Tamen instat episcopus, et ex parte praevalet, habet forum exercitus, et peregrinis suis rebus perditis patet egressus. Dicit ille se adhuc cum rege locuturum, et cito nuntios praemissurum, urget episcopum regredi privata necessitas, ne cum eo faceret triduanum jejunium. Ille bonum adhuc simulat, ut amplius noceat, exhibens forum, sed parce; locuturus cum rege, sed tarde. Dum ergo mittit nuntios et remittit, plures dies pertranseunt, et Franci quod ad viam praeparaverant comedunt. Volebat regem ad suum palatium regredi, rex in suam ripam vel in mari ex equo colloquium fieri. Tandem quod caute distulerat, per nuntios revelavit, et regis cognatam, quam regina secum habebat, cuidam suo nepoti conjugem, sibique baronum hominium requisivit. Ob hoc duces itineris, et ubique forum et concambium competens promittebat, ubi hoc non haberent praedarentur, si castrum vel civitas negarent hujusmodi caperentur, si sumptis spoliis sibi vacuae dimitterentur. Offerebat insuper regi munera digna rege, et baronibus singulis suae congruentia dignitati. His auditis fuit iterum opus morarum, tum quia comes Morianensis, et marchisus de Monteferrato, avunculi regis, Alvernensis comes, et plures alii quos exspectabamus, ultra urbem in conspectu nostro tentoria fixerant, tum quia barones de imperatoris quaestione dissentiebant.

Graeci autem qui solebant urgere transitum, prohibendo tardabant. Igitur egregii milites per montana dispersi, morae providentes et itineri, praedis replent exercitum, Graecorum damno suis ementes navigium. Offerunt igitur quod prohibuerant, transductique recipiunt quos exspectaverant.

Interea dum quod requirebat imperator in dubio est, Perticensis comes Robertus, regis germanus, cognatam suam reginae clam subripit, se cum quibusdam baronibus, illius subducens hominio, et cognatam suam nepotis ejus matrimonio. Sic praecedit Nicomediam, et rex cum episcopis et aliis baronibus, imperatoris discutit causam. Dicebant quidam et maxime Lingonensis: « Ecce impius patefacit quod ante celaverat: vestrum requirit hominium, quorum servus potuit exstitisse, promittens turpiter quod victoria debuit acquisisse. Nos autem, charissimi, praeferamus commodis honestatem, obtineamus viribus quod ipse quasi cupidis et timidis pollicetur. Turpe est enim in praesenti tam gloriosum habere dominum, et infideli facere hominium. » Alii vero, quorum numerus et ratio superavit, hujusmodi respondebant: « Ex consuetudine post regem plures dominos habere possumus, quorum feodos possidemus, sed illi fidem principaliter observamus. Si judicamus hoc esse turpitudinem, deleamus consuetudinem. Nunc autem imperator sibi timens nostrum requirit hominium. Si ergo turpe est nos ab eo timeri, si est inhonestum quod minoribus facimus nos facere imperatori, dimittamus. Si vero metus imperatoris, vel mos nostrae consuetudinis, nec regi facit injuriam, nec nobis verecundiam, acquiescamus nostrae consuetudini, pro nostro commodo illius parcamus formidini, velimus commoda providentes itineris necessitati. Nemo nostrum novit hanc terram, igitur opus est duce; contra paganos properamus, Christianorum utamur pace. »

Dum haec aguntur, omnes fere quos rex exspectaverat, transfretarunt, quorum nomina mihi dolor est recitari, quia mortes eorum immaturas aspexi; et esset forsitan legenti taedium, qui quaerit utilitatis vel probitatis exemplum.

Et quoniam solus imperator erat ulterius causa morandi, imperat rex castra moveri. Quod ille audiens, praemissis nuntiis post eum properat, determinans quoddam castrum eorum colloquio; in quo sibi cavit vicini maris adunato navigio. Rex autem Alemannorum aemulus, quorum bonam famam laetus audierat, et similem festinanter quaerebat, nec morari voluit, nec colloquium respuit. Igitur exercitu praecedente revertitur, ducens secum baronum gloriam et militum multitudinem expeditam. Aegre tamen ferebat quod ille suorum hominium requirebat, sed Dei servitio putabat esse utile quod promittebat. Si Christianus esset, illud sine aliqua exactione deberet; sed dicebat quod nostram gentem jam expertam suo regno timeret. Et esset ante illos quidquid foret eis utile fugiendum, si non eum facerent tali satisfactione securum. Rex autem contra paganos de festinatione succensus, ad illius voluntatem rigorem sui animi maluit inclinare, quam Dei servitium aliqua occasione tardare.

Convenientes igitur, pactiones prius exponunt, videlicet quod ei rex nec castrum nec civitatem quae sui juris essent auferret. Satis est haec rationabilis et modesta petitio, quam subsequitur aeque liberalis, sed fallax promissio. Ut enim paci regiae imperialis gratia responderet, adjecit quod duo vel tres optimatum suorum cum rege procederent, quem recto itinere conducentes, forum competens ubique ministrarent. Ubi autem hoc deesset, praedationes castrorum, et urbium captiones sine querela toleraret, si sumptis spoliis terra illi vacua remaneret.

Tunc temporis rex Rogerius Apuliensis illum importune et feliciter impugnabat et locis pluribus expugnabat. Contra quem si regem nostrum sibi sociare potuisset, omnem illi thesaurorum copiam effudisset. Sed cum eum nequiret ad hoc flectere, vel assidua prece, vel incredibili promissione, de supradictis alter alteri mutuo sese foedere sociavit. Deinde sumpto baronum hominio, et rege cum illis donis satis imperialibus honorato, hic post exercitum properavit, ille sacrilegus novo perjurio maculatus, exuto timore remansit, forum longo tempore necessarium paucis diebus exhibens, et promissos duces itineris nunquam reddens.

Illo die sol vidit scelus quod ferre non potuit, sed ne videretur illud aequare proditioni Dominicae, servivit mundo dimidius, et dimidius se abscondit. Cum igitur exercitus dimisso rege procederet, et solem in forma dimidii panis magna diei parte conspiceret, verebatur ne ille qui super alios fide lucebat, dilectione fervebat, spe superna tenebat, proditione Graecorum aliqua portione sui luminis privaretur.

Sed aliud accidit aeque dolendum. Imperator enim Alemannorum a duce suo proditus, et in concavis montibus clam relictus, multis suorum jaculis Turcorum confossis millibus, retrocedere compulsus est sicut postea referemus. Quod postquam didicimus, quid significaret coeleste prodigium rectius exposuimus, dicentes nostrum regem et Alemannum unum esse solem, quoniam unius fidei lumine coruscabant; et hunc lucere dimidium, et dimidii circuli radios abscondisse, quando rege fervore solito tenente cursum, Alemanni retrocedebant.

 

LIVRE QUATRIÈME.

 

Constantinople, qui fait la gloire des Grecs, ville renommée pour ses richesses, et plus riche encore que sa réputation, est faite en triangle, et dans la forme d'une voile de vaisseau. Dans l'angle intérieur on voit Sainte-Sophie, et le palais de Constantin, dans lequel est la chapelle qu'honorent les très saintes reliques. Deux des côtés du triangle sont battus des flots de la mer. En arrivant dans cette ville, nous avions à notre droite le Bras de Saint-George, et un certain torrent, que ce même bras alimente, et qui remonte à quatre milles environ. Là se trouve le palais que l'on appelle Blachernes, qui, établi sur un terrain bas, mais construit à grands frais et avec art, s'élève à une hauteur suffisante, et offre à ses habitants un triple agrément, par le triple voisinage de la mer, de la plaine et de la ville, que l'on peut voir tour à tour du même lieu. Sa beauté extérieure est presque incomparable, et celle de l'intérieur surpasse beaucoup tout ce que je puis en dire. De toutes parts on n'y voit que dorures et peintures de couleurs variées ; la cour est pavée en marbre avec une habileté exquise, et je ne saurais dire ce qui contribue le plus à donner un grand prix ou une grande beauté à ce palais, de l'art merveilleux qui s'y déploie, ou des précieux matériaux qu'on y trouve. Le troisième côté du triangle de la ville confronte les champs, mais est garni d'une double muraille et de tours, et s'étend depuis la mer jusqu'au palais, sur une longueur de deux milles environ. Ce côté cependant n'est point très fortifié, les tours ne sont pas très élevées, mais les habitants, à ce que je pense, se confient et dans leur grande multitude et dans le repos dont ils ont joui de toute ancienneté. En dedans, et au pied des murailles, sont des terrains vacants, sur lesquels s'exercent la charrue et le hoyau, et distribués en jardins, qui fournissent aux habitants des légumes de toute espèce. Des canaux souterrains, venant du dehors, apportent de l'eau douce dans la ville en grande abondance. La ville cependant est sale et puante, et condamnée sur plusieurs points à des ténèbres perpétuelles. En effet, les riches couvrent les voies publiques de leurs constructions, et abandonnent les cloaques et les lieux obscurs aux pauvres et aux étrangers. Là se commettent les meurtres, les brigandages, et tous les autres crimes qui recherchent l'obscurité. Comme on vit sans justice dans cette ville, où il y a à peu près autant de seigneurs que d'hommes riches, autant de voleurs que de pauvres, nul scélérat n'éprouve ni crainte ni sentiment de honte ; car le crime n'est jamais puni par la loi, ni jamais commis visiblement et en plein jour. En toutes choses donc il y a excès dans cette ville ; et comme elle est supérieure à toutes les autres en richesses, elle leur est supérieure aussi en vices.

On voit à Constantinople un grand nombre d'églises, moins grandes, mais non moins belles que Sainte-Sophie, et qui, indépendamment de leur admirable beauté, sont encore respectables par les nombreuses reliques de saints qu'elles possèdent. Il entrait dans ces églises autant de monde qu'il en pouvait tenir, les uns attirés par la curiosité, les autres par une fidèle dévotion. Le roi lui-même, accompagné par l'empereur, visita les lieux saints, et, à son retour, cédant aux vives instances de ce dernier, il alla prendre un repas avec lui. Ce festin, qui rassemblait d'illustres convives, était propre, par son merveilleux arrangement, par la délicieuse recherche des mets, et par les jeux voluptueux qu'on y trouva réunis, à satisfaire à la fois les oreilles, la bouche et les yeux. Plusieurs des hommes du roi eurent des craintes pour lui; mais ce prince, qui s'était mis sous la garde de Dieu, plein de foi et de courage, ne ressentit lui-même aucune alarme. Celui qui n'a pas l'intention de nuire ne croit pas aisément qu'on puisse vouloir lui nuire; et quoique les Grecs ne nous aient donné en cette occasion aucune preuve de leur perfidie, je crois cependant qu'ils ne se fussent pas montrés tellement empressés à nous servir, s'ils n'eussent eu que de bonnes pensées. En ce moment, ils dissimulaient leurs ressentiments, pour s'y mieux livrer après que nous aurions traversé le Bras de Saint-George. On ne pouvait même leur reprocher de fermer à la multitude les portes de la ville ; car des insensés leur avaient brûlé beaucoup de maisons et de terres plantées en oliviers, soit par suite de la difficulté d'avoir du bois, soit par insolence, ou dans des scènes d'ivresse. Le roi leur faisait très souvent couper les oreilles, les mains et les pieds; mais cela même était insuffisant pour réprimer leurs transports furieux. Il fallait donc de deux choses l'une, ou faire périr à la fois plusieurs milliers d'hommes, ou tolérer un grand nombre de leurs méchantes actions.

Pendant ce temps, nos marchés étaient assez abondamment approvisionnés, par mer et devant le palais ; et même dans lés tentes, on nous faisait des conditions assez avantageuses, si du moins cela eût pu durer. Ainsi nous achetions une chemise pour moins de deux deniers, et trente chemises pour trois sous moins une marque; mais après que nous eûmes dépassé la ville à trois journées de marche, nous payions pour une chemise cinq ou six deniers, et pour douze trois sous et une marque.

Tandis que le roi attendait l'arrivée de ceux qui venaient par la Fouille, et qui traversaient la mer entre Brindes et Durazzo, survint la fête solennelle du bienheureux Denis, et le roi la célébra avec le zèle respectueux: qu'il lui devait. L'empereur en fut informé par avance (car les Grecs célèbrent aussi cette fête), et envoya au roi l'élite de ses clercs, en grand nombre, leur faisant donner à chacun un grand cierge, peint en or et en diverses couleurs ; ce qui augmenta beaucoup l'éclat de cette solennité. Ces clercs différaient des nôtres par les paroles qu'ils prononçaient, et par la qualité de leurs voix; mais leurs douces modulations étaient fort agréables. Le mélange des voix, une voix plus forte s'unissant à une voix plus claire, une voix d'eunuque à une voix d'homme (car il y avait parmi eux beaucoup d'eunuques), était propre à charmer les Français. En outre, leurs gestes décents et modestes, leurs battements de mains, leurs inflexions de corps flattaient agréablement les yeux. Nous avons rapporté cet acte de complaisance de l'empereur, pour faire mieux ressortir la perfidie de ce prince, qui faisait semblant d'avoir pour nous l'affection que l'on a coutume de témoigner à ses plus tendres amis, et qui, dans le fond de son cœur, avait à notre égard des intentions telles que nous n'eussions pu le satisfaire que par la mort de nous tous. Certainement nul ne peut connaître les Grecs, s'il ne les éprouve lui-même, ou s'il n'est doué de l'esprit de prophétie.

L'évêque de Langres, ne comptant nullement sur leur bonne foi, dédaignant leurs empressements obséquieux, et prédisant les malheurs que nous avons éprouvés par la suite, donnait le conseil de s'emparer de la ville. Il représentait que les murailles étaient peu solides, puisqu'il en était tombé une bonne partie sous les yeux même des nôtres, que le peuple était lâche et impuissant, qu'on pourrait, sans aucun retard et sans peine, rompre les canaux et détourner les eaux douces. Cet homme, sage d'esprit, sacré par son caractère religieux, disait en outre qu'après la prise de cette ville nous n'aurions pas même besoin d'attaquer les autres, qui toutes ne manqueraient pas d'offrir un hommage empressé à celui qui posséderait la capitale. Il ajoutait qu'une telle affaire ne concernait point la Chrétienté de fait, mais seulement de nom, puisque, quelques années auparavant, l'empereur, qui eut dû prêter ses secours aux Chrétiens, et non leur être contraire, avait osé lui-même attaquer le prince d'Antioche. « D'abord il s'empara, disait l'évêque, de Tarse, de Mamistra, d'un grand nombre de châteaux, et d'un très vaste territoire; et ayant expulsé les évêques catholiques des villes, il leur substitua des hérétiques, et alla de là assiéger Antioche. Tandis qu'il eût dû prendre avec lui des troupes de Chrétiens, pour rejeter plus loin les Païens, il s'appuya sur le secours de ceux-ci pour exterminer les Chrétiens. Mais Dieu, qui connaissait ces choses, Dieu, juge et vengeur, voulut que cet empereur se blessât lui-même d'une flèche empoisonnée, et qu'une petite blessure mît un terme à son indigne vie. Celui qui règne maintenant, héritier des conquêtes et des crimes du précédent, de même qu'il retient les propriétés légitimes des églises, et les autres choses que son père impie avait usurpées, aspire également à tout ce que son père avait convoité : déjà même il a extorqué aux princes un hommage, et, élevant autel contre autel, dédaignant le patriarche de Pierre, il a institué aussi son patriarche dans cette ville. C'est à vous maintenant de juger si vous devez ménager celui sous le règne duquel la croix du Christ et son sépulcre n'ont aucune garantie de stabilité, et dont la ruine ne leur fera courir aucune chance défavorable. »

L'évêque ayant ainsi parlé, ce qu'il disait plut à certaines personnes. Mais un plus grand nombre, à qui ce discours ne convenait pas, répondirent par ces arguments et d'autres semblables : « Ignorant leur loi, nous ne pouvons porter un jugement sur la foi de ces hommes. Si l'empereur a attaqué Antioche, il a mal fait, et cependant il se peut qu'il ait eu de justes motifs, que nous ne connaissons pas. Il est certain que le roi s'est entretenu récemment avec « le pape, et que celui-ci ne lui a donné à ce sujet, ni ordres ni conseils. Nous nous sommes réunis nous et lui pour visiter le sépulcre du Seigneur, et pour expier nos crimes, selon les ordres du souverain pontife, par le sang ou par la conversion des Païens. Or, nous pouvons bien maintenant attaquer cette très riche cité de Chrétiens et nous enrichir ; mais pour cela il faut et massacrer, et être massacrés. Si donc massacrer des Chrétiens est une expiation à nos péchés, prenons les armes. De plus, si notre ambition ne doit point nuire à ceux d'entre nous qui recevront la mort, si dans ce pèlerinage il vaut autant périr pour gagner de l'argent, que nous montrer soumis au souverain pontife et accomplir notre vœu, les richesses nous plaisent aussi ; jetons-nous donc au milieu des dangers, sans redouter la mort. »

Telles étaient leurs contestations ; et ceux qui soutenaient chacune de ces opinions alléguaient également la justice. Je crois cependant que l'évêque eût remporté la victoire, si les Grecs n'eussent prévalu plus par leurs artifices que par leurs forces. Se méfiant de nos longs retards, ils n'osaient nous presser de partir ; mais ils nous retiraient en partie l'usage des marchés, et ils excitaient les nôtres à traverser la mer, par les nouvelles qu'ils nous faisaient venir des Allemands. D'abord ils rapportèrent que les Turcs avaient assemblé une nombreuse armée, et que les Allemands leur avaient tué quatorze mille hommes, sans éprouver eux-mêmes aucune perte. Un autre jour, et à la suite d'un plus heureux événement, ils nous pressaient plus vivement de hâter cette malheureuse traversée. Ils nous disaient que les Allemands étaient arrivés à Iconium, et que, même avant leur arrivée, le peuple de cette ville s'était enfui, frappé de terreur : ajoutant que comme les Allemands se hâtaient de se porter en avant, un empereur avait écrit à l'autre pour l'inviter à venir lui-même posséder et défendre ce qui avait été conquis, sans qu'il prît aucune peine. Ces nouvelles répandaient l'agitation dans l'armée, et l'on y murmurait sur les lenteurs du roi, les uns étant envieux des profits que faisaient les Allemands, les autres jaloux de leurs succès. Le roi donc vaincu et par les récits des Grecs, et par les plaintes des siens, s'embarqua pour passer la mer avant l'arrivée de ceux qu'il avait jusqu'alors attendus. L'empereur, qui l'avait ardemment désiré, lui fit fournir très promptement un grand nombre de navires. Or le roi, lorsqu'il eut traversé le Bras de Saint-George, passa quinze jours à attendre une partie de son armée, et autres quinze jours encore à supporter les perfidies des Grecs. Ceux-ci avaient alors obtenu ce qu'ils désiraient, et commençaient à oser dévoiler les pensées qu'ils avaient nourries. Toutefois les actes de folie des nôtres leur fournirent des prétextes pour couvrir leur méchanceté. Aussi beaucoup de gens disaient-ils que ce qu'ils firent contre nous ne provenait pas de malice, mais d'un désir de vengeance. Celui qui ne connaît que le côté d'une affaire ne juge qu'à demi, et qui n'a pas étudié à fond une question ne saurait porter un jugement raisonnable. Les Grecs pouvaient bien être offensés, mais jamais être apaisés.

Nous passâmes donc la mer, suivis de près par des navires chargés de vivres et par des changeurs. Ceux-ci étalèrent tous leurs trésors sur le rivage; leurs tables brillèrent d'or, et furent embellies des vases d'argent qu'ils avaient achetés des nôtres. Il venait vers eux de notre armée des gens qui faisaient des échanges pour ce dont ils avaient besoin, et à eux se joignaient des hommes avides de ce qui ne leur appartenait point.

Un certain jour donc, un homme de Flandre, digne d'être battu de verges ou brûlé par les flammes, voyant ces immenses richesses, et aveuglé par une cupidité effrénée, se mit à crier : haro, haro, et enlevant tout ce qui lui convenait, il excita ses semblables au même crime, tant par son audace que par l'appât d'un si précieux butin. Tandis que les insensés se répandaient de tous côtés, les autres qui avaient de l'argent à sauver se précipitaient aussi de toutes parts. Les cris et les transports de fureur allaient croissant, les tables étaient renversées, l'or foulé aux pieds et volé : redoutant la mort, et dépouillés, les changeurs prirent la fuite; les vaisseaux accueillirent les fugitifs, et quittant aussitôt le rivage, les ramenèrent dans la ville avec beaucoup de nos hommes, qui y allaient acheter des vivres. Ceux-ci à leur arrivée furent battus et dépouillés; tous ceux qui étaient demeurés encore dans la ville comme des hôtes, furent pillés comme des ennemis. Le roi apprit ces faits, et enflammé de colère, réclama aussitôt le premier malfaiteur, qui lui fut livré par le comte de Flandre, et pendu sur-le-champ, en face même de la ville. Ensuite le roi s'empressa de faire rechercher tout ce qui était perdu, d'accorder grâce à ceux qui venaient rendre quelque chose, et de menacer du plus rude châtiment ceux qui retiendraient seulement un objet volé. Et afin qu'ils n'eussent point à redouter sa présence, ou à rougir devant lui, le roi donna ordre que tout fût rapporté à l'évêque de Langres. Dès le lendemain, on rappela ceux qui la veille avaient pris la fuite, et on leur fit rendre en totalité ce qu'ils affirmaient par serment avoir perdu. La plupart d'entre eux réclamaient plus qu'il ne leur était dû ; mais le roi aima mieux fournir lui-même ce qui manquait, que perdre le repos de son armée.

Cela fait, le roi choisit des députés chargés d'aller auprès de l'empereur réclamer ses hommes et les choses qu'ils avaient perdues, et de traiter pour le rétablissement des marchés auprès de l'armée : ces députés furent Arnoul, évêque de Lisieux, illustre par son éloquence et par sa religion, et Barthélemi le chancelier. Et comme le roi, toujours empressé à poursuivre la réparation des malheurs, hâtait leur départ, ils traversèrent la mer d'assez bon matin, entrèrent dans le palais par les soins des portiers, mais ne purent parvenir à s'entretenir avec l'idole de ce lieu. Ce jour-là ils durent se servir de consolateurs l'un à l'autre, n'eurent pour tout aliment que la vue des peintures ; et lorsque la nuit fut venue, le pavé de marbre fut leur matelas et leur lit. Le jour suivant, le profane empereur s'étant levé vers la troisième heure, les députés appelés devant lui se présentèrent à jeun et ayant passé la nuit sans dormir, et s'acquittèrent de leur mission au sujet des satisfactions données aux hommes de l'empereur, et des griefs que les nôtres avaient à produire. L'évêque même, par son discours plein de sagesse et de douceur, eût peut-être réussi à rendre l'empereur plus traitable, s'il eût été possible qu'un homme opérât un enchantement sur un tel serpent. Mais sourd comme l'aspic et gonflé de venin, il parut tout autre que ce qu'on l'avait vu auparavant, ou plutôt il se découvrit tel que nous n'avions pu le reconnaître sous une enveloppe de perfidie. L'évêque cependant le pressa, et obtint du moins quelque chose : on rendit à l'armée ses marchés, et l'on permit aux pèlerins, qui avaient tout perdu, de ressortir de la ville. L'empereur dit en outre qu'il s'entretiendrait encore avec le roi, et qu'il lui enverrait au plus tôt des députés ; et l'évêque repartit, pressé par le besoin, et pour ne pas faire un jeûne de trois jours auprès de l'empereur. Celui-ci feignait d'avoir encore quelques bontés, afin de nous mieux nuire, et nous accordait des marchés, mais avec parcimonie, promettant d'entrer en conférence avec le roi, mais tardivement. Tandis donc qu'il envoyait et renvoyait encore des députés, plusieurs jours se passèrent, et les Français épuisaient les provisions qu'ils avaient préparées pour leur voyage. L'empereur voulait que le roi revînt dans son palais; le roi voulait que les deux souverains se rendissent également à la conférence, soit sur le rivage ou sur la mer. Enfin l'empereur fit connaître par ses députés ce qu'il avait habilement différé d'annoncer, et demanda comme épouse pour un sien neveu une parente que la reine avait auprès d'elle, et pour lui-même l'hommage des barons. A ces conditions il promettait de nous fournir des guides pour le voyage, et de nous faire trouver partout des marchés et des moyens d'échange convenables : si un château ou une ville refusaient de nous en procurer, nous serions autorisés à nous en emparer, et après avoir ainsi dépouillé ces villes, nous les abandonnerions à l'empereur, toutes dégarnies. L'empereur offrait en outre au roi des présents dignes de lui, et à chaque baron d'autres présents proportionnés à sa dignité. Après que l'on eut reçu ces propositions, il fallut de nouveau s'arrêter, tant parce que le comte de Maurienne et le marquis de Montferrat, oncles du roi,[10] le comte d'Auvergne, et beaucoup d'autres que nous attendions, avaient dressé leurs tentes au dehors de la ville[11] et en face de nous, que parce que nos barons n'étaient pas d'accord sur les offres de l'empereur.

Les Grecs, qui avaient coutume de presser notre départ, le retardaient en ce moment par leurs prohibitions. Aussi d'illustres chevaliers se dispersèrent dans les montagnes, et profitant de ces délais, et prévoyants pour le voyage, ils rapportèrent à l'armée beaucoup de butin, et achetèrent des navires pour l'usage de leurs hommes, au préjudice des Grecs. Ils se procurèrent ainsi ce que les Grecs leur avaient refusé, et traversant le Bras de Saint-George, ils allèrent recevoir ceux qu'on avait attendus.

Tandis qu'on était encore dans l'indécision sur les demandes de l'empereur, Robert, comte du Perche, et frère du roi, enleva furtivement la parente de la reine, pour se soustraire, ainsi que quelques barons, à l'hommage demandé par l'empereur, et soustraire sa parente au mariage proposé pour le neveu de celui-ci. Robert se porta en avant vers Nicomédie, et le roi demeura avec les évoques et les autres barons, pour discuter les propositions de l'empereur. Quelques-uns, et surtout l'évêque de Langres, disaient: « Voilà, l'impie découvre enfin ce qu'il avait d'abord tenu caché. Il demande votre hommage, avons dont il eût pu se faire qu'il devînt le serviteur, nous promettant à notre grande honte ce que la victoire eût dû nous faire obtenir. Quant à nous, très chers amis, nous devons préférer l'honneur aux profits : sachons conquérir par la force ce que l'empereur nous propose comme à des hommes lâches et cupides : il serait honteux pour nous, qui avons maintenant un si illustre seigneur, de faire hommage à un infidèle. » D'autres au contraire, qui eurent l'avantage par le nombre et par le raisonnement, répondaient à ce discours : « D'après la coutume, nous pouvons avoir, après le roi, plusieurs seigneurs, de qui nous tenons des fiefs, en même temps que nous demeurons avant tout fidèles au roi. Si nous jugeons que ce soit honteux pour nous, détruisons cette coutume. Maintenant l'empereur, craignant pour lui-même, nous demande notre hommage. Or, s'il est honteux pour nous d'exciter en lui de telles craintes, ou si c'est un déshonneur de faire pour l'empereur ce que nous faisons pour des hommes moins considérables, n'y pensons plus. Mais si les craintes de l'empereur et nos coutumes habituelles ne sont, ni une insulte pour le roi, ni une honte pour nous, suivons donc cette coutume, devant y trouver notre avantage ; ménageons les craintes de l'empereur, et recherchons notre plus « grand intérêt, en nous assurant pour notre voyage les approvisionnements nécessaires. Nul d'entre nous ne connaît ce pays-ci : nous avons donc besoin d'un guide pour nous conduire ; nous marchons, contre les Païens, demeurons du moins en paix « avec les Chrétiens. »

Pendant que ces discussions se prolongeaient, presque tous ceux que le roi avait attendus traversèrent le Bras de Saint-George. Il me serait trop douloureux de rapporter ici leurs noms, les ayant vus mourir d'une mort prématurée, et peut-être aussi serait-ce ennuyeux pour ceux qui me liraient, et qui cherchent dans cet écrit ou leur instruction, ou des exemples de valeur.

Comme jusqu'alors l'empereur seul avait causé nos retards, le roi donna enfin l'ordre de lever le camp. Dès que l'empereur en fut informé, il envoya en avant des messagers, et partit en hâte à la suite du roi, lui faisant indiquer un certain château pour la conférence qu'il lui proposait, et ayant soin de le choisir dans le voisinage de la mer, et d'y rassembler une flotte. Or le roi, émule des Allemands, dont il apprenait avec joie les hauts faits, et empressé d'acquérir aussi une bonne renommée, ne voulut ni tarder davantage, ni refuser la conférence. Faisant donc marcher son armée en avant, il revint sur ses pas, conduisant avec lui l'élite de ses barons et une troupe nombreuse et choisie d'hommes d'armes. Il ne pouvait voir sans peine que l'empereur demandât l'hommage de ses barons; mais en même temps il pensait que ce qu'il allait promettre serait utile au service de Dieu. Si l'empereur eût été vraiment chrétien, on eût dû lui faire cet hommage sans aucune contestation; mais il disait qu'ayant déjà éprouvé notre race, il redoutait sa présence dans son Empire ; et le roi pensa que refuser de lui donner toute sécurité en accédant à ses demandes, ce serait refuser pour les siens tout ce qui pourrait leur être avantageux. Or, empressé de marcher contre les Païens, le roi aima mieux se soumettre, quoiqu'à regret, aux volontés de l'empereur, que retarder par de nouveaux délais une entreprise formée pour le service de Dieu.

Les souverains se réunirent donc, et se proposèrent d'abord leurs conditions, savoir: que le roi n'enlèverait à l'empereur ni châteaux ni villes qui eussent été de son domaine. Cette demande était assez raisonnable et modérée ; mais elle fut suivie d'une promesse aussi libérale en apparence que trompeuse dans le fait. Pour que les faveurs impériales répondissent aux garanties de paix que donnait le roi, l'empereur promit en outre que deux ou trois de ses grands marcheraient avec le roi, le conduiraient par le chemin le plus direct, et lui feraient fournir en tous lieux des marchés en suffisance. Où l’on n'en trouverait pas, l'empereur consentait au pillage des châteaux et à l'occupation des villes, sans pouvoir élever de plaintes, pourvu toutefois qu'après avoir enlevé les dépouilles, on lui abandonnât le territoire ainsi dégarni.

A cette même époque, le roi de la Pouille, Roger, attaquait l'empereur, fort mal à propos pour lui, avait des succès, et le chassait de plusieurs lieux. L'empereur n'eût pas manqué de prodiguer tous ses trésors au roi, s'il eût pu le déterminer à lui prêter son assistance contre Roger; mais comme il ne put rien obtenir du roi, ni par les plus instantes prières, ni par des promesses vraiment inconcevables, les deux princes traitèrent ensuite sur les bases ci-dessus rapportées. Ensuite l'empereur ayant reçu l'hommage des barons, et offert au roi des présents dignes de lui, celui-ci partit pour rejoindre son armée, et l'autre, sacrilège et entaché d'un nouveau parjure, affranchi désormais de toute crainte, demeura où il était, ne nous fit ouvrir que pendant quelques jours des marchés dont nous avions grand besoin depuis longtemps, et ne nous donna point les guides qu'il avait promis pour notre voyage.

En ce jour donc le soleil vit un crime qu'il ne put tolérer ; mais afin de ne pas paraître mettre ce crime au niveau de la trahison qui fut faite à notre Seigneur, il éclaira le monde à moitié, et voila l'autre moitié de sa face. L'armée, qui marchait en avant sans son roi, et qui vit pendant une grande partie du jour le soleil présentant la forme de la moitié d'un pain, craignait que celui qui brillait par dessus tous les autres par sa foi, qui brûlait de charité, qui possédait déjà les deux en espérance, n'eût été dépouillé d'une partie de son éclat par quelque perfidie des Grecs.

Mais voici un autre événement également déplorable, et qui survint en même temps. L'empereur des Allemands, trahi par son guide, qui l'abandonna secrètement au milieu des gorges des montagnes, après avoir perdu plusieurs milliers des siens percés par les flèches des Turcs, se vit obligé de rétrograder, comme nous le raconterons par la suite. Lorsque nous fûmes informés de ces faits, nous comprîmes mieux ce que signifiait le prodige céleste que j'ai rapporté plus haut, et nous pensâmes que notre roi et celui des Allemands ne faisaient qu'un soleil, attendu que tous deux brillaient de l'éclat d'une même foi, et que ce soleil avait brillé à moitié et voilé en même temps les rayons de l'autre moitié de son disque, lorsque le roi poursuivait sa marche avec son ardeur accoutumée, tandis que les Allemands rétrogradaient.

 

LIBELLUS QUINTUS.

 

Constantinopolis superba divitiis, moribus subdola, fide corrupta, sicut propter suas divitias omnes timet, sic est dolis et infidelitate omnibus metuenda. Si autem careret his vitiis, aere temperato, et salubri fertilitate soli, et transitu facili ad fidem propagandam posset locis omnibus anteferri. Habet enim brachium Sancti Georgii quod fecunditate piscium mare est et salsedine, fluvius quantitate, qui possit in die septies vel octies ultro citroque sine periculo navigari. Ultra Romania est, terra latissima, montibusque saxosis asperrima, meridiana sui parte pertingens usque Antiochiam, et in orientali habens Turciam. Quae cum tota esset juris Graecorum, hanc ex magna parte Turci possident, illis expulsis aliam destruxerunt; ubi vero Graeci adhuc munitiones obtinent, redditus partiuntur. Tali servitio retinent quod Francorum virtus qui Jerosolymam conquisierunt liberavit; et perdidisset omnia populus iners, sed aurum auro redimens, diversarum gentium conductis militibus se defendit. Semper tamen perdit, sed multa possidens, non potest omnia simul; non enim sufficiunt alienae vires propriis destituto. Quod nobis Nicomedia prima monstravit, quae sentibus et dumis consita, ruinis sublimibus antiquam sui gloriam et praesentium dominorum probat inertiam. Frustra juvabat eam quidam maris profluvius, qui de brachio consurgens, post diaetam tertiam in ea terminatur. Ab hac viae tres dirigunt Antiochiam quantitate dispares, et qualitate dissimiles. Quae vergit ad sinistram brevior est, si obstacula non haberet, et tribus hebdomadibus finiretur, sed post dies duodecim praetendit Iconium Solistani sedem, nobilissimam civitatem; et post quinque alios, praeteritis Turcis, terram Francorum. Robustus autem exercitus fide munitus et multitudine ista contemneret, sed nivibus montium in hieme terreretur. Quae dexteram tenet, pacatior est et abundantior, sed marinis anfractibus triplicem moram facit viantibus, habens fluvios et torrentes timendos in hieme loco nivium et Turcorum. Media vero partis utriusque commodis et dispendiis temperatur; breviori longior, sed tutior; longiori brevior et tutior, sed pauperior.

Igitur Alemanni qui nos praecesserant, facto schismate, plures cum imperatore ad sinistram partem sinistro auspicio per Iconium tetenderunt. Reliqui vero cum fratre illius ad dexteram versi sunt, consequentes omnia sinistrorsum. Nobis autem sors media cecidit, utriusque lateris infortunio temperato.

Cum igitur ad sinistram relicta Nicaea super lacum ipsius sederemus, Graecorum rumoribus stimulati, post Alemannos properare et properari, viri nobiles ab eorum imperatore post regem missi supervenerunt, qui nobis illos refugisse Nicaeam, contra votum nostrum et aestimationem flebiliter retulerunt.

Audientes hoc nostri cum stupore dolent, et cum dolore stupent tam robustum exercitum tam subito defecisse, et inimicos Dei, et nostros, de nostris sociis tam leviter triumphasse. Requiruntur illi ordinem, modum, seu causam tanti infortunii, sed omnia haec forsitan dicuntur et improprie; siquidem confusio non habet ordinem, nec excessus modum, nec causam illud quod ratio aliqua non praecedit. Habuit tamen finem et principium malum utrumque, sicut ii qui casum illum potuerunt evadere, docuerunt. Satis juste primo erant accusatores sui ipsorum. Quod nimium in propriis viribus confidebant, qui Deum saepius, et solito amplius offendebant. Deinde Constantinopolitanum idolum exsecrabantur, qui cum dedisset eis viae conductorem et traditorem, quantum in ipso fuit, Christianorum fidem stravit, paganismum stabilivit, animos illorum timidos animavit, fervorem nostrorum frigidavit.

Ducti enim Nicaeam a duce suo, jussi sunt octo dierum cibariis onustari, tali viatico Iconium perventuri. Finitis autem diebus et escis, putabant viam similiter finiendam; sed de illius infinitate, obsessi montibus, et eorum scopulis immersi possent capere conjecturam. Tamen a duce, imo truce suo seducti, amplius de crastino in crastinum usque in tertium patiuntur, et in montes invios longius intruduntur. Tandem credens adhuc vivum exercitum jam sepultum, proditor ille nocte per compendia sibi nota fugit, et ad praedam Turcorum maximam multitudinem convocavit. Diluculo igitur insequenti, cum more solito signiferi praevium suum jam irati in eum, quaererent nec invenirent; Turcos subito vident scopulos montium occupasse, dolentes maxime quem quaerebant sine sui sceleris digna mercede fugisse.

Fiunt haec nota imperatori, tam relatione suorum quam solis. Consulit itaque in illo articulo sapientes suos, sed tarde, quia non erant de malo bonum, sed de malis levius electuri. Procedendum erat vel recedendum, sed processum fames prohibebat et hostis, et incognita montium labyrinthus; recessum aeque fames et opprobrii metus. In hoc tamen erat spes aliqua evadendi, sed cum turpitudine, in alio certa mors sine veritate vel laude. Quid igitur faciet virtus jejuna? Fugiet in Dei servitio quae non solet in suo? Item procedet, incassum, illico moritura, quae adhuc servire Deo poterit conservata? Mallet certe mortem gloriosam quam turpem vitam; sed si utramque maculat turpitudo, melius est strenuis actibus turpiter conservari, quam turpiter sine correptione finiri.

Tali consideratione cedentes Alemanni faciunt quod non solent, recessum damnantes judicio, concedentes pro tempore, correctionis intuitu; faciunt quod possunt, volunt quod debent. Armantur itaque omnes ad tolerantiam contra famem. Habentes ad esum fessos et morientes equos, et quemdam comitem egregium, Bernardum nomine, solum cum suis ad militiam contra persequentes inimicos. Dum sic redeunt ordinati, augent diaetas cibos quaerentes, et minuunt vires labor et esuries. Turci vero paulatim eos tentabant, et debilitate cognita, de die in diem acrius infestabant. Tandem comes illustris, laude dignus et luctu, dum fessos exspectat, dum supportat debiles, exercitus quemdam montem pertransiit, et ipse nocte superveniente ultra remansit. Quem ididem Turci a longe circuiunt et sagittant, et sine damno suorum occidunt levius quam sperant. Carebat enim ille vir arcubus et balistis, famesque et labor abstulerat equos veloces armatis. Nolebant Turci manu ad manum congredi, nec ille habebat arma quibus a longe posset defendi, nec armatos in hostes ferre poterant equi jejuni. Plangenda nimis est juventus agilis, quae saepius extracto gladio, vervecum pelles habens pro scuto, dum velociter et audacter currit in hostem, in medio itinere offendit mortem volantem.

Dum papa sanctus accipitres et canes prohibuit armisque militum et vestibus modum imposuit, sicut jussit sapienter et utiliter, sic qui ejus imperio non consensit, stulte et inutiliter. Sed aeque utinam pedites instruxisset, retentisque debilibus, fortibus quibusque pro pera gladium, et pro baculo arcum dedisset, quia semper debiles et inermes suis sunt onus, hostibus praeda.

In crastinum comes requiritur, qui ad defensionem suorum ultro se solebat offerre, et discitur illum sero ad exercitum non venisse, sed in via cum suis Turcorum jaculis interiisse. Plangunt omnes mortem illius, de cujus viribus et consilio plurimum confidebant, et quia mors similis immineret universis. Armantur itaque omnes qui poterant, et fame et hoste solito acrius debacchante properant. Turci enim jam nihil a longe metuunt, ubi arcus non esse, et equos veloces agnoscunt. Ergo non solum postremos urgebant, sed etiam primos et medios sagittabant. Non possum describere damna itineris, in quo ipse imperator vulneratus duabus sagittis, ubi properantibus aliis remanent debiles, et in turba media pluvia sagittarum necat inermes.

Sic tandem venere Nicaeam morientes. Ibi currunt ad escas famelici, quas sicut in tali necessitate poterant, nimium charas vendebant Graeci, spatas et loricas requirentes, non aurum, ut penitus nudarent exercitum. Cujus pars maxima viribus consumptis, et rebus perditis repatriare volens, Constantinopolim ivit; sed antequam possent habere vel forum vel transitum, eorum plusquam triginta millia, sicut audivimus, fames occidit.

Imperator vero solatio destitutus humano, et praesumens adjutorium de divino, constanti animo tendit post regem, ad Dei servitium ejus expetens societatem. Quem ab eo praemissi nuntii, super lacum Nicaenum sicut praedictum est invenerunt, et ei quae descripsimus retulerunt, rogantes ut occurrat obviam subsequenti, praestaturus opem et consilium indigenti. Rex autem damnum socii sicut proprium doluit, et cum multo baronum comitatu ejus personae et precibus libenter et celeriter obviavit. Amplexantur igitur alter alterum, et infigunt oscula quae rorabant lacrymae pietatis. Tandem statuunt ut rex imperatorem ad castrum quod Lupar dicitur exspectaret, et ille post istum sumptis in Nicaea cibariis festinaret.

Dehinc coeperunt Graeci nostris forum subtrahere, sed illi non poterant videre opulentiam et esurire. Dispersi ergo plurimi rapiebant quod libentius emerent, et alii praedas emebant ab eis, quasi justiores, si quoquo modo de suo viverent. Sic veniunt ad Lupar, ubi ex condicto Alemannos exspectant, quos subsequenter, ut residuum bruchi locusta comederet (Joel. I) , quotidie Graeci rebus et vita spoliabant. Tandem fessus imperator et eques, cum non possent evadere, licet pauci essent inimici, armis viriliter resistendo, descenderunt in via misere procedentes animosius tolerando. Pauperes vero qui non impediebantur ad fugam sarcinis, post regem properant, non timentes cupidos gratia paupertatis. Imperator etiam illi per nuntios supplicat, ut cum militari manu in obviam cito recurrat, vel eorum cadavera sepelire, vel semivivis vitae particulam custodire. Igitur conestabulus Ivo de Niella, Suessionensis comes, ad hoc urgente rege festinando laboravit, sed fessos Alemannos Graecis fugientibus sine labore liberavit. Et certe, sicut ipsi postea ferebant, nisi conestabulus tam cito venisset, omnes in horam et locum mortis inciderant. Heu! quam miseranda fortuna, Saxones Batavosque truces et alios Alemannos quos in antiquis historiis legimus quondam Romanam fortitudinem timuisse, nunc dolis Graecorum inertium tam miserabiliter interiisse! Referetur quoque suo tempore Francorum occasus, et erit intolerabilis geminus luctus. Et habebunt gentes utraeque quod semper defleant, si filii mortes parentum non vindicant. Dat autem nobis, qui pertulimus Graecorum scelera, divina justitia spem vindictae, et quod nostrae gentes non solent verecundas injurias diu ferre. His interim moestos animos consolamur, et ut sciant posteri Graecorum dolosa facinora, nostra infortunia prosequemur.

Imperatore igitur ad regis tentoria conducto, et in partem alteram cujusdam fluminis hospitato, rex eumdem navibus transiit, et ad illum consolandum animosus et pius, virilis et flebilis pedes venit. Quem ille sicut naufragus portum tenens, verba ejus nimis gratanter suscepit, et ab eo quibus egebat valde humiliter postulavit, eventusque suos sic incipiens, satis constanter exposuit: « Domine rex, quem natura mihi vicinum praestitit et cognatum, et Deus servavit in necessitate patronum, referre vobis meos casus me non oportet, quia supervacuum est monstrare alicui quod jam videt. Mali quidem sunt; sciatis autem quod inde non irascor Deo, sed mihi. Deus enim justus, ego vero et populus meus stulti. Cum de meo regno numerosum exercitum et pecuniosum educerem, si bonorum Largitori dignas gratias redderem, forsitan qui dederat conservasset. Intraturus barbaras regiones si de praesenti vitam corrigerem, et de praeterito pia satisfactione deflerem, Deus correpta vitia non punisset. Cum de Turcis victorias praesumebam, si de meo numero non tumerem, sed in Deo exercituum humiliter spem haberem, Deus non inventam contumaciam non domasset. Adhuc tamen sua gratia sanus sum, et divitias habeo, et in voluntate sui servitii persevero, credens quia de tot periculis dives et incolumis non exissem, nec vos in mortis articulo ad meum suffragium invenissem, nisi me Deus adhuc valere aliquid in suo servitio providisset. Nolo itaque deinceps a vestra societate sejungi, nec susceptus primus vel ultimus collocari, quia non possem hostes obvios propulsare, nec sequentes sine damno mediorum sufferre. His exceptis, quo volueritis mea tentoria collocentur. Rogo autem ut de vestris sociis meus numerus augeatur. Cum haec interpretante Metensi episcopo recenti dolore anxius perorasset, et ad fletum viscera omnium commovisset, rex episcoporum et baronum consilio suos avunculos, Morianensem comitem, et marchisum de Monteferrato, suosque cognatos Metensem episcopum, et fratrem ejus comitem Renaldum, et quosdam alios sibi sociavit, et ut e vicino posset ab illo consilium capere, ambos simul hospitari debere judicavit.

 

LIVRE CINQUIÈME.

 

Constantinople, orgueilleuse de ses richesses, habituée aux perfidies, corrompue dans sa foi, redoute tous les hommes à cause de ses trésors, et est également redoutable à tous pour ses artifices et son infidélité. Si elle était exempte de ces vices, son climat doux et salubre, la fertilité de son sol et les avantages de sa position la rendraient préférable à tous les autres lieux pour la propagation de la foi. Elle a auprès d'elle le Bras de Saint-George, qui est une mer pour l'abondance des poissons et pour la qualité salée de ses eaux, et comme un fleuve pour la largeur, attendu qu'on peut le traverser d'une rive à l'autre, et sans aucun péril, sept ou huit fois en une journée. Au delà est la Romanie, très vaste territoire, hérissé de montagnes couvertes de rochers, qui s'étend vers le midi jusqu'à Antioche, et confine vers l'orient à la Turquie. Après avoir entièrement appartenu aux Grecs, ce pays est maintenant possédé en grande partie par les Turcs, qui en les expulsant ont dévasté toute la contrée : dans les places fortes que les Grecs conservent encore, ils partagent les revenus avec les Turcs. Telles sont les conditions auxquelles ils retiennent encore quelque chose de ce qu'avait affranchi la valeur des Français qui allèrent conquérir Jérusalem ; et sans doute ce lâche peuple eût tout perdu, s'il ne se rachetait sans cesse avec de l'or, se défendant à l'aide des troupes qu'il enrôle chez divers peuples. Il ne cesse cependant d'éprouver des pertes ; car les forces étrangères ne sauraient suffire à défendre celui qui n'a point de force en lui-même : mais possédant beaucoup, il ne peut perdre tout à la fois. Nous en vîmes, un premier exemple dans la ville de Nicomédie, qui, maintenant obstruée de ronces et de broussailles, montre, par ses ruines superbes, et son antique gloire et la lâcheté de ses maîtres actuels. En vain elle avait pour la défendre un certain affluent de la mer, qui, remontant du Bras de Saint-George, vient se terminer dans cette ville, après un cours de trois journées de marche. De ce point partent trois routes se dirigeant vers Antioche, inégales en longueur et dissemblables aussi en mérite. Celle qui prend à gauche est la plus courte, et si l'on n'y trouvait pas d'obstacles, on la parcourrait en trois semaines. Après douze journées de marche, elle passe à Iconium, très noble cité, résidence du soudan, et au delà, à cinq journées de marche, on quitte le territoire des Turcs pour entrer dans celui des Francs. Une armée vigoureuse, fortifiée par la foi et comptant sur son nombre, mépriserait ces obstacles : mais en hiver les neiges qui couvrent les montagnes suffiraient à l’effrayer. La route de droite est meilleure, et offre plus de ressources ; mais ceux qui la suivent y trouvent une triple cause de retard, dans les anfractuosités des bords de la mer, et dans les fleuves et les torrents, fort dangereux en hiver et qui remplacent les neiges et les Turcs. La route du milieu a moins d'avantages et moins d'inconvénients que chacune des deux autres : plus longue et plus sûre que la plus courte, elle est aussi plus courte et plus sûre, mais en même temps plus pauvre que la plus longue.

Les Allemands qui avaient marché devant nous s'étaient séparés : le plus grand nombre, marchant avec l'empereur par la gauche, s'était dirigé vers Iconium, sous de sinistres auspices. Les autres prirent à droite avec le frère de l'empereur, et tout aussi tourna malheureusement contre eux. Pour nous, le sort nous jeta dans la route du milieu, et nous eûmes ainsi moins des inconvénients des deux autres routes.

Après que nous eûmes laissé Nicée sur notre gauche, et comme nous étions établis sur les bords du lac de cette ville, des bruits qui circulèrent d'abord chez les Grecs, nous apprirent que les Allemands marchaient en hâte vers nous, et étaient poursuivis ; et bientôt nous vîmes paraître des députés envoyés par leur empereur auprès du roi, et qui nous rapportèrent, en pleurant, que les Allemands s'étaient réfugiés à Nicée, ce à quoi nous ne nous attendions nullement, et qui détruisit toutes nos espérances.

En apprenant ces nouvelles, les nôtres furent frappés de stupeur, et s'affligèrent grandement de la défaite si prompte d'une si forte armée et de ce triomphe si facilement remporté sur nos compagnons par les ennemis de Dieu et les nôtres. On leur demanda des détails et les causes qui avaient amené un si grand malheur; mais ils ne répondirent que vaguement et sans précision ; car dans une telle confusion il n'y a ni ordre ni mesure, et l'on ne peut attribuer de cause à ce qui n'a été précédé d'aucun fait qui semble suffisant. Ces malheurs toutefois avaient bien eu un commencement et une fin, comme nous l'apprîmes ensuite par les récits de ceux qui parvinrent à échapper au désastre. D'abord ils s'accusaient eux-mêmes, et non sans justice; car se confiant beaucoup trop en leurs propres forces, ils avaient offensé Dieu très souvent, et même plus souvent que de coutume. En second lieu, ils ne parlaient qu'avec exécration de l'idole de Constantinople,[12] qui leur ayant donné un traître pour les guider dans leur marche, travailla, autant qu'il était en son pouvoir, à détruire la foi des Chrétiens, et à renforcer les Païens, en cherchant à refroidir la ferveur des nôtres, et en ranimant le courage de leurs ennemis intimidés.

Conduits donc à Nicée par leur guide, les Allemands avaient reçu l'ordre de se charger de vivres pour huit jours, afin de pouvoir arriver ainsi à Iconium. Les huit jours écoulés et les provisions épuisées, ils se crurent aussi parvenus au terme de leur voyage ; mais les montagnes et les rochers au milieu desquels ils étaient enfoncés eussent dû leur faire conjecturer la longueur indéfinie de leur route. Séduits cependant par leur conducteur, ou plutôt par leur bourreau, souffrant de plus en plus et de jour en jour durant trois jours consécutifs, ils s'engagèrent encore plus avant dans des montagnes où l'on ne trouvait point de chemin. Enfin, tenant déjà pour ensevelie cette armée encore toute vivante, une nuit le traître s'enfuit en suivant des sentiers qui lui étaient connus, et alla inviter une immense multitude de Turcs à venir s'enrichir de butin. Le lendemain au point du jour, tandis que les porte-bannières, déjà fort irrités contre leur guide, le cherchaient et ne le trouvaient pas, tout à coup ils reconnurent que les Turcs avaient occupé les escarpements des montagnes, et regrettèrent vivement que celui qu'ils cherchaient se fût enfui, sans recevoir la juste récompense de son crime.

Bientôt l'empereur fut instruit de ce qui se passait, tant par les rapports des siens que par l'éclat du jour. Dans cette position difficile il consulte aussitôt ses sages, mais trop tard, puisqu'il ne s'agit plus de choisir entre un mal et un bien, mais plutôt entre divers maux le moindre. Il fallait se porter en avant, ou rétrograder; mais la faim, l'ennemi et les labyrinthes inconnus de ces montagnes s'opposaient également à une marche en avant, et d'autre part la faim et la crainte du déshonneur empêchaient aussi de reculer. Si ce dernier parti présentait quelque chance de succès dans la tentative d'évasion, ce ne pouvait être qu'un opprobre ; mais dans l'autre parti on trouvait une mort certaine, sans gloire et sans espoir de faire connaître la vérité. Que fera donc le courage de ces hommes à jeun? Se réfugieront-ils dans le zèle du service de Dieu, lorsqu'ils ne peuvent rien pour eux-mêmes? S'avanceront-ils inutilement, pour trouver aussitôt la mort, tandis qu'en se conservant ils pourront encore servir Dieu ? Certes ils préféreraient une mort glorieuse à une vie honteuse ; mais si la honte s'attache également à l'une et l'autre de ces déterminations, sans doute il vaut mieux se conserver honteusement pour de nouveaux exploits, que finir honteusement et sans aucun remède.

Cédant à de telles considérations, les Allemands font alors ce qu'ils n'ont point coutume de faire : ils se retirent, condamnant cette retraite dans leur esprit, mais pliant sons l'empire des circonstances et avec l'espoir de réparer leurs malheurs; ils font donc ce qui leur est possible ; ils font ce qu'ils doivent faire. Tous s'arment donc de patience contre la faim. Ils n'avaient avec eux que des hommes épuisés de besoin, des chevaux mourant d'inanition, et un certain comte illustre, nommé Bernard, résistait seul avec les siens aux ennemis acharnés à leur poursuite. Tandis donc qu'ils rétrogradaient ainsi en bon ordre, leur marche était encore ralentie par ceux qui allaient de tous côtés cherchant des vivres, et en outre la fatigue et la disette les affaiblissaient de plus en plus. Les Turcs les tâtaient de temps en temps, et s'étant assurés de leur faiblesse, ils devinrent de jour en jour plus pressants et plus hardis. Enfin, tandis que l'illustre comte, digne de nos éloges et de nos larmes, attendait sans cesse les hommes fatigués et soutenait les faibles, l'armée traversa une certaine montagne, et comme la nuit survint, le comte demeura lui-même en arrière. Les Turcs l'enveloppèrent en ce même lieu, en se tenant à une certaine distance, et lui lançant des flèches, lui tuèrent des hommes plus facilement qu'ils n'avaient espéré, sans courir eux-mêmes aucun danger ; car le comte n'avait ni arcs ni arbalètes, et les chevaux de ses hommes d'armes, épuisés de faim et de fatigue, avaient perdu toute agilité. Les Turcs ne voulaient pas en venir aux mains; et de son côté le comte n'avait pas d'armes pour se défendre de loin, et les chevaux n'ayant pas mangé ne pouvaient porter ses hommes contre les ennemis. Déplorable situation de cette ardente jeunesse qui, couverte de peaux de moutons en guise de boucliers, tirant souvent le glaive et s'élançant avec courage contre l'ennemi, rencontrait en son chemin la mort volant au devant d'elle !

Lorsque le saint pape avait défendu d'emmener des chiens et des faucons, et imposé même aux chevaliers la forme de leurs armes et de leurs vêtements, il en avait ordonné très sagement et très utilement pour les intérêts de tous, et ceux qui n'avaient pas obéi à ses commandements avaient agi en insensés et s'étaient rendus inutiles. Plût à Dieu qu'il eût aussi donné de pareils ordres pour les hommes de pied, et que, retenant les faibles, il eût donné à tous les hommes forts au lieu de la besace le glaive, et l'arc au lieu du bâton! car les faibles et les hommes sans armes sont toujours un fardeau pour les leurs et une proie facile pour les ennemis.

Le lendemain, lorsqu'on demanda le comte, qui avait coutume de se présenter toujours spontanément pour travailler à la défense de ses compagnons, on apprit que la veille au soir il n'avait pas rejoint l'armée, et qu'il était mort en chemin avec tous les siens, sous les flèches des Turcs. Tous déplorèrent la mort de celui dont la vigueur et les conseils leur avaient inspiré le plus de confiance, d'autant plus qu'ils se voyaient tous menacés d'une mort semblable. Tous ceux qui le purent cependant s'armèrent alors et pressèrent leur marche, tourmentés plus vivement que jamais par la faim et par les ennemis. Les Turcs en vinrent bientôt à ne plus rien, craindre de loin, lorsqu'ils eurent reconnu que les Allemands n'avaient point d'aï es et que leurs chevaux ne pouvaient courir. Alors non seulement ils harcelèrent ceux qui étaient les derniers, mais même ils lancèrent leurs flèches sur ceux qui marchaient les premiers et sur ceux du milieu. Je ne saurais décrire tous les désastres de cette marche, dans laquelle l'empereur lui-même fut blessé de deux flèches : tandis que les uns se bâtaient, les plus faibles demeuraient en arrière, et les flèches, tombant comme la grêle au milieu de cette foule, frappaient de mort ceux qui n'avaient point d'armes.

Enfin ils arrivèrent ainsi et presque mourants à Nicée. Pressés par la faim, ils coururent alors à la recherche des vivres, et les Grecs, comme il leur était facile en de telles circonstances, les leur vendaient excessivement cher, leur demandant même leurs épées et leurs cuirasses, et non de l'or, afin de dépouiller entièrement l'armée. La plupart des hommes, ayant perdu et leurs forces et leurs effets, et voulant retourner dans leur patrie, se rendirent à Constantinople; mais avant qu'ils eussent pu obtenir ou des marchés ou des moyens de transport pour passer la mer, plus de trente mille d'entre eux, à ce que nous avons entendu dire, moururent de faim.

L'empereur se voyant privé de toute assistance humaine, mais comptant toujours sur celle de Dieu, et s'armant de constance, se rendit auprès du roi, et lui demanda de s'associer avec lui pour le service de Dieu. Les députés envoyés en avant par lui trouvèrent le roi, comme nous l'avons déjà dit, sur les bords du lac de Nicée, et lui rapportèrent les choses que nous avons racontées, lui demandant de marcher à la rencontre de l'empereur, qui venait sur leurs traces, et de lui prêter secours et conseil dans sa détresse. Le roi s'affligea des malheurs de son compagnon comme s'ils lui eussent été personnels, et, prenant avec lui une nombreuse escorte de barons, pour se rendre aux vœux de l'empereur, il marcha promptement à sa rencontre. Ils s'embrassèrent l'un l'autre, et se donnèrent ses baisers, tout mouillés des larmes de la compassion. Enfin ils arrêtèrent que le roi attendrait l'empereur dans le château dit Lupar, et que ce dernier, après avoir pris des vivres à Nicée, viendrait le rejoindre.

Les Grecs commencèrent alors à vouloir refuser aux nôtres l'usage des marchés ; mais ces derniers ne pouvaient voir ainsi l'abondance devant eux, et demeurer dans le besoin. La plupart d'entre eux se dispersèrent donc, et enlevèrent ce qu'ils eussent plus volontiers acheté, tandis que d'autres, comme pour être plus justes, se bornaient à acheter le butin, puisqu'aussi bien ils n'avaient pas d'autres moyens de pourvoir à leur subsistance. Les nôtres arrivèrent ainsi au château de Lupar, et, selon les conventions, y attendirent les Allemands, que les Grecs, pendant ce temps, massacraient ou dépouillaient journellement de leurs .effets, afin que la sauterelle dévorât les restes de la chenille. Enfin l'empereur et les chevaliers fatigués, ne pouvant s'échapper, quoique les ennemis ne fussent qu'en petit nombre, résistèrent vigoureusement les armes à la main,[13] et, descendant sur le chemin, s'avancèrent péniblement, mais en combattant avec courage. Les pauvres, qui n'étaient pas empêchés par leurs bagages de prendre la fuite, se hâtèrent de rejoindre le roi, ne craignant point, grâce à leur misère, l'avidité des ennemis. L'empereur envoya des députés au roi pour le supplier de venir au plus tôt à sa rencontre avec un corps de chevaliers, soit pour enterrer les cadavres de ses morts, soit pour conserver un reste de vie à ceux qui n'avaient pas encore succombé. Le connétable Ives de Nesle, comte de Soissons, fut chargé par le roi de s'y rendre en toute hâte ; mais les Grecs ayant pris la fuite, il n'eut aucune peine à dégager les Allemands. Et certes, comme les Allemands nous le dirent plus tard, si le connétable n'était arrivé aussi promptement, ils se trouvaient tous au lieu même et au moment de leur dernière heure. Hélas ! quel déplorable sort, que ces Saxons, ces Bataves féroces, et tous ces autres Allemands, devant qui trembla jadis toute la puissance de Rome, comme nous le lisons dans les antiques histoires, aient de notre temps si misérablement succombé sous les artifices des lâches Grecs ! Je rapporterai aussi, quand il en sera temps, la chute des Français ; et ce sera un double sujet de cruelles lamentations, et les deux peuples auront en cela de quoi pleurer à jamais, si les fils ne vont venger la mort de leurs pères. Quant à nous, qui avons eu à souffrir des crimes des Grecs, c'est de la justice divine que nous attendons la vengeance, espérant que nos peuples sauront, selon leur usage, ne pas supporter longtemps des insultes aussi déshonorantes. C'est par là que nous nous consolons dans la tristesse de nos cœurs; et afin que nos descendants n'ignorent point les criminelles perfidies des Grecs, nous continuerons le récit de nos infortunes.

L'empereur donc ayant été amené auprès des tentes du roi, et s'étant établi sur la rive opposée d'un certain fleuve, le roi passa ce fleuve en bateau, et rempli de courage, de piété et de force, versant des larmes, il se rendit à pied auprès de l'empereur pour le consoler. Celui-ci, tel qu'un homme échappé au naufrage, et qui vient d'atteindre au port, accueillit les paroles du roi avec une vive reconnaissance, lui demanda bien humblement les choses dont il avait besoin, et se mettant à parler de ses malheurs, il les raconta au roi avec une assez grande fermeté de cœur. « Seigneur roi, lui dit-il, que la nature m'a donné pour voisin et pour parent, que Dieu m'a conservé pour me protéger dans une pressante nécessité, je n'entreprendrai point de vous raconter mes infortunes, car il est bien inutile de dire à quelqu'un ce qu'il voit suffisamment par lui-même. Mes maux sont grands sans doute ; mais sachez que je ne m'irrite point contre Dieu, mais contre moi. Dieu est juste en effet ; moi seul et mon peuple nous sommes insensés. Lorsque je conduisais hors de mon royaume une armée nombreuse et chargée d'argent, si j'eusse rendu de justes actions de grâces au dispensateur de ces biens, peut-être celui qui me les avait donnés me les eût aussi conservés. Au moment d'entrer dans des contrées barbares, si j'eusse réformé ma vie présente, et donné satisfaction pour le passé, en versant des larmes avec piété, Dieu n'eût pas puni en moi les vices qu'il trouvait à reprendre. Lorsque j'espérais de triompher des Turcs, si je ne me fusse pas enorgueilli de mes forces, si j'eusse mis humblement ma confiance dans le Dieu des armées, Dieu n'eût pas châtié mon insolence. Et cependant je suis encore sain et sauf, par sa grâce; je possède encore des richesses, et je persiste à vouloir me consacrera son service, croyant que je ne serais point échappé à tant de périls, riche encore et en bonne santé, si Dieu n'eût prévu que je pourrais encore être bon à quelque chose pour son service. Désormais donc je ne veux plus me séparer de votre société ; accueilli par vous, je ne veux être placé ni le premier ni le dernier, car je ne pourrais repousser seul les ennemis que je rencontrerais, ni soutenir les efforts de ceux qui viendraient sur les derrières, sans faire tort à ceux des nôtres qui seraient au milieu. A ces conditions, que mes tentes soient placées partout où vous le voudrez. Je vous demande seulement de permettre que mes compagnons d'armes se réunissent aux vôtres. » Après que l'empereur, encore tout agité de ses récentes douleurs, eut prononcé ces paroles, dont l'évêque de Metz donna l'interprétation, et porté dans tous les cœurs une émotion manifestée par des larmes, le roi, de l'avis des évêques et des barons, adjoignit à l'empereur ses deux oncles, le comte de Maurienne et le marquis de Montferrat, ses parents, l'évêque de Metz et le comte Renaud, frère de celui-ci, et quelques autres hommes encore, et, afin de l'avoir toujours dans son voisinage, et de pouvoir prendre ses conseils, le roi décida en outre que l'empereur et lui logeraient toujours ensemble.

 

LIBELLUS SEXTUS.

 

Rex igitur imperatorem diligens pro persona, pene sibi praeferens pro aetate, venerans pro fortuna, castra movit, et post festum beati Martini ad castrum quod dicitur Esseron venit. Ego vero interim dum recens est dolor, dum adhuc obsequii regii recordatur, regem adeo, injurias quas beato Dionysio faciebat de castro Estufin et Hescelingis expono, et excommunicationem quam de hoc papam audierat in Pascha facere, ad memoriam reduco. Ille vero exsultans quod occasionem haberet suo patrono serviendi, non differt, sed illico jubet sibi possessores horum monstrari. Cui ego respondi, quod ipse imperator in castro turrem unam habebat, et dux Fridericus aliam, qui praesens aderat, et caetera singulariter possidebat. Hoc audito requirit utrumque per se, per suos; prius privatim, deinde publice, pro se rogat, pro Deo placando et glorioso martyre hortatur, ex hoc familiares imperatoris sollicitans, et sollicitando frequentans. Ille vero prius dubia respondebat, quia regem cessare ab incoepto, taedio fatigatum, sperabat; sed ipse ab honesta et religiosa postulatione non destitit, donec ille quam irrevocabilis ab errore, et quam ingratus esset beneficiis, patefecit: « Quamvis hoc non sit de nostra materia, Pater Sugeri, tamen congruit ut sciatis, quatenus pro illo qui vos praesens honorat, et absens diligit, devotius supplicetis.

Caeterum rex ex proposito Philadelphiam properabat, et erat usque illuc plena via octo dierum, sed plenarie victualia non habebat. Quod intelligens imperator, cum rex praesens et barones adessent, de hoc sermonem habuit, in quo nobis de sua fortuna forsitan nescius plenis phialis propinavit. Sicut virtutis est, ait gesta fortia imitari, sic prudentiae est de alieno infortunio cautum reddi. Cum ego nuper exercitum haberem, cui nulla gens incredula restitisset, victus fame cessit his, quos habens victualia domuisset. In hoc autem nobis duobus est aequa conditio, sicut non timetis gentis alicujus potestatem, sic non habetis jacula contra famem. Ecce vobis proponitur duplex via, una brevior, sed egena; altera longior opulenta; sed certe melius est in opulentia diu honeste vivere quam cito turpiter in egestate perire; est mora melior, quae robustum exercitum in abundantia servat, quam illa quae fessum vel famelicum recreat. Unde vobis consulo quatenus maritima teneatis, et robur vestrae militiae ad Dei servitium, licet tardius veniat, conservetis. »

Annuit itaque rex sermoni magis verisimili quam veraci, damna et pericula illico perpessurus, et ad Demetriam civitatem maritimam, quo pars exercitus quae rectam viam tenuit die venit dimidia, vix die tertia perventurus. Deviavit enim in quaedam concava, offendensque montium scopulos, dum eos circuit vel ascendit, non accedit quo volebat, sed alternis vicibus inferno et sideribus propinquabat. Mane tertio vidimus villulam habentem rusticos socios belluarum, quorum unum fugientibus aliis cepimus, ejusque beneficio eodem die, ad nostros socios de nobis valde timentes, ante Demetriam educti sumus. Primam vero jacturam et maximam fecimus in hos montes, mortuisque summariis, auro et argento, armis et vestibus valde ditavimus Graecos silvestres, damnum hoc, quia evasimus, aequanimiter patientes. Inerat enim ibi torrens sinuosus et rapidissimus, quem oportebat in die novies vel octies transvadare, qui si modica pluvia paulo amplius tumuisset, nemo posset procedere vel redire, sed erat necesse quemque in loco suo lugendo peccata, vitae terminum exspectare. Post haec sumus redditi marinis anfractibus, saxosos montes et arduos fere quotidie inventuri, et torrentium defossos alveos quos erat labor etiam vacuos pertransiri; et si nivibus vel imbribus augerentur, non esset possibilis eorum rapacitas ab equite vel pedite transnatari.

Ibi multas urbes destructas invenimus, et alias quas ab antiqua latitudine supra mare Graeci restrinxerant, munientes eas muris et turribus. Ab his escas habebamus cum labore quidem, propter nostrae multitudinis importunitatem, et nimis chare propter illorum cupiditatem. Sed dicet forsitan aliquis qui non interfuit, has debuisse capi, et quod haberi non poterat justo pretio, gratis rapi. Sed illi turres habebant, et muros duplices ad tutelam, et in mari naves ad fugam. Quis igitur fructus si nostri mora, periculo et labore harum aliquam expugnassent, et cives sumptis urbis spoliis aufugissent? Villarum quoque animalia in montibus abscondebant, ut villani domibus vacuatis, de navibus escas ad suum libitum charas vendebant, et pauperes in tam longo itinere auro et argento, armis et vestibus spoliabant. Illi autem si quando naves poterant invenire, naufragio postposito duplici intrabant, ituri quocunque illos Graecorum fraudes vel hiemis tempestas vellet deferre. Alii quos conditio damnaverat servituti, ducebant levius in eorum servitio remanere.

Nec praetereundum nos in hac via stupentibus indigenis contra morem tres fluvios facile transvadasse, et unumquemque post nostrum transitum illico pluviis inundasse; unde habebatur pro miraculo contra solitum nobis imbres et hiemem pepercisse.

Sic tandem praeteritis Smyrna et Pergamo, venimus Ephesum, quae inter ruinas antiquae gloriae, venerandas sui status habet reliquias, beati Joannis sepulcrum, in quodam terrae tumulo contra paganos muro circumdatum. Ibi rex imperatoris nuntios cum litteris habuit, qui contra eum Turcos supra numerum congregatos dicebant, et ipsum refugere in illius castella suadebant. Cum vero rex Turcorum metum, et imperatoris gratiam aequaliter contempsisset, obtulerunt alias sputo simili dignas, exponentes quae rex sibi fecerat damna, et quod non posset suos homines retinere deinceps a vindicta. His sine rescriptione despectis processit, volens in valle Decervion Nativitatem Domini celebrare, et Alemannus poenitens quod Constantinopolitanum imperatorem non viderat, apud eum reversus est hiemare.

In vigilia itaque Natalis Domini fixis tentoriis in valle praediviti, Turci Graecis ductoribus, nostris equis pascentibus primas insidias tetenderunt, quibus egregii milites animose et provide resistentes, de capitibus eorum laeti primitias habuerunt, et illo terrore festis diebus pacem fecerunt. In his dum divinis laudibus intendimus et quieti, aer obscurior, quasi vellet ante nostrum os divina providentia desecari, (qui Deo volente non fuit nobis postea usque Satelliam vel frigore horridus, vel pluviis nebulosus) imbres emisit, quibus rivi vallium inundabant, et montes nivibus albescebant. Post quartum denique diem aquarum decursis tumoribus, et aere serenato fugatis imbribus, rex torrentibus timens intercipi, si vel nives liquescerent, vel alto imbres defluerent, vallem deserit Ephesinam, sumptis victualibus properans Laodiciam.

Erat in hac via inter montes arduos Maeander fluvius profundus et latus de aquis propriis, sed tunc inflatior alienis. Hic cujusdam vallis amplitudinem alveo suo mediam dividit, statimque ripam copiosae multitudini perviam facit. In his Turci sese diviserunt, putantes hos sagittis procedentem exercitum infestare, illosque vada fluminis timida prohibere, et utrosque quando nostris cederent, de refugio montium tutos fore. Venientes huc invenimus Turcorum manipulos montium scopulos occupasse, aliosque se in plano ad tentandum exercitum objecisse, et reliquos se ultra fluvium ad prohibendum transitum conglobasse. Rex autem sarcinis suis, et debilibus in medio congregatis, primos et ultimos et latera tegit armatis, sic procedens tutus, sed parum proficiens duabus diaetis. Astu enim non viribus retardabant eum collaterales inimici, ad fugam docti et faciles, et ad persequendum protervi. Cum igitur illis proterve infestantibus, et docte et leviter refugientibus, pacem non posset habere, nec pugnam, transire volebat, sed nesciebat vadum in fluvio, Turcisque prohibentibus non poterat tentari sine periculo.

Circa meridiem vero secundae diei, Turcorum pars una (sicut condixerant) post exercitum, alia supra fluvium, ubi nostris erat ingressus facilis, et in partem illorum egressus difficilis congregantur. Deinde tribus suorum transmissis, qui contra nostros sagittas mitterent, illis jacientibus ambae partes clamore unanimi tonuerunt, illique via qua poterant refugerunt. Sed egregii comites Henricus filius comitis Theobaldi, et Flandrensis Theodericus, Guillemus Matisconensis, post illos more turbinis irruerunt, ripamque arduam, sagittarum pluviam, et Turcorum copiam dicto citius penetrarunt. Rex quoque fortuna simili, a tergo sagittantibus laxatis loris obvians, fugavit, secuit, et quibus equorum velocitas dedit suffragium, in concavos montes retrusit. Sic uterque nostrorum impetus cito et facile, de cadaveribus partis utriusque campos usque ad latibula montium seminavit. Ibi quidam Amiradus captus est, et adductus regi auditus est et occisus.

Erat in praesenti quaedam civitatula imperatoris, Antiochiae nomen habens diminutivum, quae paganis fugientibus patuit ad refugium, in quo ille de doloso proditore se in apertum transtulit inimicum. Hanc expugnasset rex ut reclusos caperet fugitivos, sed pene sibi deerant victualia, et in villa paupere nulla caperet spolia. Certe fuerunt qui dicerent album quemdam militem ante nostros ad transitum fluminis, quem non viderunt prius vel postea, se vidisse, et primos ictus in praelio percussisse. In hoc ego nec fallere veliem, nec falli. Scio tamen quod in tali districto tam facilis, et tam celebris victoria non nisi divina virtute fuisset, nec adversae multitudinis ferrea pluvia, sine morte vel vulnere cecidisset, dante nobis Deo victoriam sine damno, nisi Milo de Nogentiaco in flumine suffocatus obiisset.

In nostra via habebant Turci cum Graecis terrarum terminos, et nos utrosque sciebamus nobis unanimes inimicos. Illi ergo suos plangentes mortuos, alios convocant e vicino ad vindictam die septima numerosius et audacius reversuris, nosque die tertia venimus Laodiciam stolida praesumptione securi.

Nunc venit in memoriam comes ille Bernardus, qui cum imperatore revertens de Iconio pro fratribus suis animam suam posuit, quia hic cum Frisingensi episcopo fratre imperatoris, alius comes ejusdem nominis et fortunae, simili proditione interiit. Dux enim hujus urbis cum deberet illos educere de montanis, per loca invia superduxit eos Turcorum insidiis, ubi comite occiso cum pluribus, qui potuerunt evadere latitando fugerunt; dux autem et Graeci quos duxerat, cum Turcis spolia diviserunt. Ille idem vel timens regem pro suo scelere, vel nocere volens alio genere, urbem quibusque utilibus vacuavit, fraudemque devitans jam cognitam, aliam aeque nocivam cogitavit. Sciebat impius quod usque Satelliam, quo usque postea plusquam quindecim diaetas fecimus, non possent alicubi victualia inveniri, et esset necessarium cunctos fame mori, si cibi non possent ab urbe vacua vel emi pretio vel viribus extorqueri.

Rex autem super hoc consulit episcopos et alios optimates, qui quamvis nemo dubitaret de illius prudentia nisi ipse, semper tamen ordinabat multorum consilio res communes, et erat equidem prudens humilitas, si se solum pluribus, juvenem senibus, aestimationem suam expertorum usibus postponebat; et quod posset ut dominus, quod sciebat ut sapiens, liberalitas fuit quod subditis deferebat.

Illi autem qui solebant de causis aliis disputare, et de conjecturis diversarum rationum quandoque subtilitate superflua dissentire, modo stupebant non invenientes idoneam rationem in isto articulo, et dolebant quod non videbant exitum de communi periculo. Requirebant cibos in urbe de industria vacuata, potentes viribus ad tollendum, et rebus divites ad emendum, sed quia non est ibi quod quaeritur, utrumque ad hoc habetur incassum. Consultum tamen fugitivos cives per montium devia quaeri, et firmata pace cum venalibus illos reduci.  Quo facto ex parte, illi enim inventi sunt non reducti, processimus in hoc perdita una die, Turcos et Graecos habentes in nostro itinere praevios et sequentes.

Erant ibi montes adhuc de cruore Alemannorum madidi, et parebant iidem qui eos occiderant inimici. Rex incassum doctior, videns horum agmina et aliorum cadavera, ordinat acies. In quo Gaufridus de Rancone rancorem meruit sempiternum, quem ipse cum suo avunculo Morianensi comite miserat primum. Circa meridiem secundae diei mons exsecrandus faciliorem transitum habebat, quem rex die integro transire disposuerat, non ibidem tentoria figi praeceperat. Quo venientes primi satis cito, quia non erant ab aliquo impediti, regis immemores qui tunc ultimos conservabat, montem ascendunt, et sequentibus aliis tentoria circa nonam in partem alteram figunt. Mons erat arduus et saxosus, et nobis erat per clivum ejus ascensus, cujus cacumen nobis videbatur tangere coelum, et torrens in valle concava descendere in infernum. Crescit hic superveniens multitudo, urget invicem, constipatur, ponit sedem, equo non praevidet, haerens potius quam procedens. Labuntur de rupibus praeruptis summarii, obvios quosque sternentes usque in profundum abyssi. Saxa quoque de locis suis mota stragem-suam faciebant, sic dum vias quaerentes latissime se sparsissent, omnes lapsum proprium vel aliorum fulminationem timebant.

Turci vero et Graeci labentium erectionem prohibentes sagittis, in partem alteram congregantur, et de tali spectaculo spe vespertini commodi gratulantur. Inclinatur dies, et semper crescit in antro supellectilis nostrae congeries.  Hostibus autem illud non sufficit, sed amplius audent, in nostram partem transeunt, quia primos jam non timent, et postremos adhuc non vident, feriunt et sternunt, et vulgus inerme pecudum more cadit aut fugit. Inde clamor oritur, quo coelum et aures regiae penetrantur. Rex autem de hoc fecit quod potuit, sed de coelo nullum tunc adjutorium nisi nox venit, nocte autem veniente pestis cessavit.

Ego interim qui sicut monachus hoc solum poteram, vel Dominum invocare, vel ad pugnam alios incitare, mittor ad castra, rem refero, turbati currunt ad arma; festinarent regredi, sed vix ire poterant, asperitate loci et occursu venientium praepediti.

Rex vero relictus in periculo cum quibusdam nobilibus, non habens secum gregarios milites, nec servientes cum arcubus, non enim se praemunierat ad districtum, quem erat ex condictu communi transiturus in crastinum, contemnens vitam propriam ut morientem liberet turbam, ultimos penetrat, et mactantibus penultimos viriliter obviat. Aggreditur praesumptuose gentem incredulam, quae numero centies superat, et quam locus maxime adjuvat. Ibi enim equus non poterat non dicam currere, sed vix stare, et tardior impetus debilitabat ictum in vulnere. Vibrabant nostri hastas in lubrico suis viribus, non equorum, et illi sagittabant de tuto, innitentes scopulis arborum vel saxorum. Turba liberata fugit suas deferens sarcinas, vel ducendo ferentes, loco suo morti objiciens et regem et comites; sed mori dominos ut servi viverent esset lugendum commercium, nisi tale dedisset exemplum Dominus omnium. Marcescunt flores Franciae antequam fructum faciant in Damasco. Quo relatu suffundor lacrymis et de visceribus intimis ingemisco. De hoc tamen potest mens sobria tali remedio consolari, quod haec eorum probitas et anterior mundo convivet, et finis correptis erratibus fide fervida martyrio meruit coronari. Pugnant, et quisquis circa se, ne moriatur impune, stragem cadaverum facit, sed numerus impugnantium reparatus a multitudine non decrescit. Occidunt equos, qui, licet currere non possent, valebant tamen armorum pondera sustinendo, et loricati pedites inter densos hostes submerguntur velut in pelago, fundentesque nudorum viscera, divisi sunt alter ab altero.

In hoc rex parvulum sed gloriosum perdidit comitatum, regalem vero retinens animum, agilis et virilis per radices cujusdam arboris, quam saluti ejus Deus providerat, ascendit scopulum. Post quem populus hostium ut eum caperet ascendebat, turba remotior eum ibidem sagittabat. Sed Deo volente sub lorica tutatus est a sagittis, cruentoque gladio ne capi posset defendit scopulum, multorum manibus et capitibus amputatis. Illi ergo non cognoscentes eum, et sentientes capi difficilem, metuentes superventum, revertuntur colligere spolia ante noctem.

LIVRE SIXIEME.

 

Le roi donc, chérissant l'empereur pour sa personne même, l'élevant presque au dessus de lui à raison de son âge, et le respectant pour ses malheurs, leva son camp, et après la fête du bienheureux Martin arriva au château que l'on appelle Esserou. Moi cependant, tandis que la douleur de l'empereur était encore récente et qu'il gardait souvenir des bons offices du roi, j'allai trouver ce dernier, je lui représentai l'insulte que l'empereur faisait au bienheureux Denis, au sujet des châteaux d'Estufin et d'Eschlingen, et je remis en sa mémoire l'excommunication qu'il savait que le pape avait prononcée à la fête de Pâques sur ce point. Le roi, tout joyeux de trouver une bonne occasion de servir son patron, ordonna sans aucun délai qu'on lui fît connaître les détenteurs de ces châteaux. Je lui répondis alors que l'empereur lui-même possédait une tour dans le château, et que le duc Frédéric, qui était aussi présent, avait une autre tour et possédait le reste en particulier. Ayant appris cela, le roi s'adressa à l'un et à l'autre, lui-même et par les siens, d'abord en particulier et ensuite publiquement, les priant et les suppliant en son nom, pour apaiser Dieu et le glorieux martyr, sollicitant pour cette même affaire les familiers de l'empereur et renouvelant fréquemment ses instances. L'empereur répondit d'abord vaguement, espérant que le roi, ennuyé de ces incertitudes, abandonnerait son entreprise; mais celui-ci ne renonça à cette demande aussi raisonnable que conforme aux intérêts de la religion, que lorsque l'empereur eut bien fait connaître à quel point il était impossible de le ramener de son erreur, et combien il était ingrat après avoir reçu tant de bienfaits. Quoique ceci ne se rapporte pas au sujet que je traite, il est convenable, mon père Suger, que vous le sachiez, afin que vous puissiez continuer très dévotement vos instances pour celui qui vous honore lorsqu'il est présent, comme il vous chérit quand il est absent.

Le roi cependant, conformément à ses résolutions, dirigeait sa marche vers Philadelphie. Il y avait, pour y arriver, huit grandes journées de marche; mais le roi n'avait pas les vivres dont il avait besoin pour ce temps. L'empereur en ayant été informé, prononça en présence du roi et des barons un discours dans lequel il nous expliqua entièrement, et peut-être sans s'en douter, la cause de ses malheurs. « Comme c'est le fait du courage, dit-il, d'imiter les exploits des hommes vaillants, de même c'est le fait de la sagesse de s'instruire par l'expérience des malheurs d'autrui. Naguère j'avais une armée à laquelle nul peuple infidèle n'eût pu résister, et cette armée vaincue par la faim est tombée devant ceux qu'elle eût domptés si elle eût eu des vivres. En ceci nous sommes tous deux d'égale condition : de même que vous ne redoutez la puissance d'aucun peuple, de même aussi vous n'avez pas de traits pour résister à la faim. Voici, on vous propose deux routes, dont l'une plus courte ne présente aucune ressource, dont l'autre plus longue abonde au contraire en toutes sortes de produits. Certes il vaut bien mieux vivre longtemps et honorablement au milieu de l'opulence, que périr promptement et honteusement dans la misère. Il vaut bien mieux différer pour maintenir dans l'abondance une armée forte et vigoureuse, que pour attendre les ressources qui viendront relever une armée fatiguée et épuisée de faim. Je vous conseille donc de tenir toujours les bords de la mer et de conserver toute la force de votre armée pour le service de Dieu, quoique vous deviez vous y employer plus tard. »

Le roi se rendit à ces paroles, plus fondées en vraisemblance que dans le fait; et pour éviter d'essuyer sur-le-champ quelques pertes et de courir des dangers, il n'arriva qu'avec peine en trois jours à Démétrie, ville située sur les bords de la mer, tandis que la portion de l'armée qui suivit la route directe y parvint en une demi-journée. En effet le roi se détournant de ce chemin, s'engagea dans certains défilés, rencontra des montagnes hérissées de rochers, et comme il fallait les tourner ou les gravir, il ne pouvait aller où il voulait, et se rapprochait alternativement des astres ou de l'enfer. Enfin, le troisième jour au matin, nous découvrîmes une petite ferme, habitée par des paysans n'ayant d'autres compagnons que des bêtes féroces ; tous s'enfuirent, à l'exception d'un seul que nous fîmes prisonnier, et avec l'assistance duquel nous arrivâmes le même jour en face de Démétrie, et auprès de nos compagnons d'armes, qui déjà éprouvaient de vives craintes pour nous. Ce fut au milieu de ces montagnes que nous éprouvâmes la première perte, qui fut bien considérable. Nos bêtes de somme étant mortes, nous enrichîmes les Grecs habitants de ces forêts de notre or, de notre argent, de nos armes et de nos vêtements ; mais comme nous nous sauvâmes, nous supportâmes ce malheur avec fermeté. Nous avions rencontré en ce pays un torrent tortueux et très rapide, qu'il nous fallut traverser à gué huit ou neuf fois en un jour ; si la plus légère pluie était venue l'élever un peu plus, aucun de nous n'eût pu avancer ni reculer, et il nous eût fallu attendre chacun à notre place le terme de notre vie, en déplorant nos péchés antérieurs. Après cela nous retrouvâmes les anfractuosités des bords de la mer ; presque tous les jours nous rencontrions des montagnes escarpées et couvertes de rochers, et des lits de torrents très profonds, qu'il était difficile de franchir, même quand ils étaient à sec, et tels que s'ils eussent été comblés par les pluies ou les neiges, il n'y eût eu aucune possibilité d'échapper, soit à pied, soit à cheval.

Nous trouvâmes aussi plusieurs villes détruites, et d'autres sur les bords de la mer, dont les Grecs avaient resserré les antiques dimensions, en les fortifiant de murailles et de tours. Nous nous procurions là des vivres, mais non sans peine, à cause de l'indiscrétion de la multitude que nous conduisions, et de plus, fort chèrement, à cause de la cupidité des vendeurs. Quelqu'un de ceux qui n'ont pas assisté à ces événements dira peut-être que nous aurions dû prendre ces vivres et enlever sans payer ce que nous ne pouvions avoir à des prix raisonnables; mais ces vendeurs avaient des tours et de doubles murailles pour se défendre, et sur merdes vaisseaux pour s'enfuir. Qu'aurions-nous obtenu si les nôtres eussent réussi à s'emparer de quelqu'une de ces villes, non sans un délai quelconque, sans péril et sans fatigue, et si en même temps les citoyens l'eussent abandonnée, emportant toutes les dépouilles ? Les animaux qui se trouvaient dans les campagnes, on les cachait dans les montagnes ; et les habitants, sortant de leurs maisons et montant sur des navires, nous vendaient leurs denrées aussi cher qu'ils le voulaient, dépouillant ainsi des hommes appauvris par un tel voyage, de l'or, de l'argent, des armes, des vêtements qui leur restaient. Aussi lorsque les nôtres pouvaient trouver des navires, y en avait-il qui y montaient sans craindre le double danger qui se présentait, prêts à aller partout où les transporteraient les artifices des Grecs ou les tempêtes de l'hiver. D'autres, que leur condition avait condamnés à la servitude, trouvaient encore plus commode de passer au service des Grecs.

N'oublions pas de dire que dans cette même marche, au grand étonnement des indigènes, et contre notre habitude, il nous arriva de passer trois fleuves à gué très facilement, et qu'aussitôt après notre passage chacun de ces fleuves fut gonflé par les pluies, en sorte qu'on regarda comme un miracle et un fait très extraordinaire, que les pluies et l'hiver nous eussent ainsi ménagés.

Enfin, ayant dépassé Smyrne et Pergame, nous arrivâmes à Ephèse, ville qui, entre autres débris de son antique gloire, possède de vénérables reliques, le sépulcre du bienheureux Jean, construit sur un petit tertre et entouré d'un mur destiné à lui servir de défense contre les Païens. Là le roi reçut des lettres et des députés par lesquels l'empereur grec lui faisait annoncer que les Turcs rassemblaient contre lui des forces innombrables, et lui conseillait de se réfugier dans ses propres châteaux. Mais le roi ayant dédaigné également et d'avoir peur des Turcs, et de recevoir les témoignages de la faveur impériale, les députés lui présentèrent d'autres lettres tout aussi dignes de mépris, par lesquelles l'empereur exposait les dommages que le roi lui avait faits, et l'avertissait que désormais il ne pourrait plus contenir ses sujets et arrêter leur vengeance. Méprisant trop ces messages pour faire une réponse, le roi se porta en avant, dans l'intention de célébrer la Nativité du Seigneur dans la vallée de Decervion ; et en même temps l'empereur allemand, se repentant de n'avoir pas visité l'empereur de Constantinople, partit pour aller passer l'hiver auprès de lui.

La veille donc de la Nativité du Seigneur, le roi ayant fait dresser ses tentes dans cette très riche vallée, les Turcs, conduits par les Grecs, tendirent pour la première fois des pièges à nos chevaux réunis dans les pâturages. D'illustres chevaliers, leur résistant avec autant de courage que de sagesse, rapportèrent joyeusement les prémices de quelques-unes de leurs têtes, et, frappés de terreur, les Turcs nous laissèrent en paix pendant.les jours de fête. Tandis que nous étions ainsi en repos, uniquement occupés à chanter les louanges de Dieu, l'air devint plus obscur, comme s'il eût voulu se décharger sous nos yeux de toute humidité, par un effet de la bonté de Dieu (car dès ce moment, et jusqu'à notre arrivée à Satalie, l'atmosphère ne fut plus, par la volonté de Dieu, ni froide et hérissée de frimas, ni nébuleuse et chargée de pluies). Il tomba donc beaucoup de pluie, dont les courants d'eau grossirent beaucoup dans les vallées, en même temps que les montagnes se couvraient de neige. Enfin au bout de quatre jours les eaux s'écoulèrent, la pluie cessa, et l'air étant devenu serein, le roi, craignant d'être arrêté par les torrents, soit que les neiges vinssent à fondre, soit qu'il tombât du ciel de nouvelles pluies, abandonna la vallée d'Ephèse, et se pourvoyant de vivres, s'achemina promptement vers Laodicée.

Dans le chemin que nous avions à faire coulait entre des montagnes escarpées le fleuve du Méandre, large et profond lors même qu'il est réduit à ses propres eaux, et en outre enflé à ce moment par des eaux étrangères. Ce fleuve partage en deux une vallée assez large, et les deux rives offrent également un chemin facile à une nombreuse multitude. Les Turcs occupèrent donc ces deux rives, pensant, les uns à accabler de flèches notre armée et à l'inquiéter dans sa marche, les autres à défendre les gués du fleuve, et tous comptant, s'ils étaient obligés de se retirer devant les nôtres, pouvoir se réfugier dans les montagnes, en toute sûreté. Arrivés en ces lieux, nous reconnûmes que les Turcs avaient occupé les rochers des montagnes, tandis que d'autres se répandaient dans la plaine pour harceler notre armée, et que d'autres encore se rassemblaient de l'autre côté du fleuve pour nous empêcher de passer. Alors le roi, ayant placé au milieu tous ses bagages et tous les hommes faibles, mit ses hommes d'armes en avant, en arrière et sur les flancs de son armée, marchant ainsi en sûreté, mais faisant peu de chemin pendant deux jours. Les ennemis nous suivant par côté retardaient notre marche par leurs artifices plus que de vive force, car ils étaient prompts et habiles à fuir, et ardents à poursuivre. Comme donc ils nous harcelaient sans cesse avec insolence et se retiraient ensuite avec autant de légèreté que d'adresse, le roi, voyant qu'il ne pouvait ni demeurer en paix, ni engager un combat, résolut de passer le fleuve ; mais il ne connaissait pas les gués, et comme les Turcs défendaient les passages, une telle entreprise présentait beaucoup de périls.

Vers midi de la seconde journée de marche, les Turcs (ainsi qu'ils en étaient convenus entre eux) rassemblèrent un corps de troupes à la suite de notre armée, et un autre corps sur une rive du fleuve, vers un point où les nôtres pouvaient entrer facilement dans l'eau, mais d'où il devait leur être plus difficile de sortir pour marcher sur l'ennemi. Alors les Turcs ayant fait passer trois de leurs hommes pour lancer des flèches contre les nôtres, au moment où ceux-ci tiraient leurs arcs, les deux corps ennemis se mirent en même temps à pousser de grands cris, et leurs émissaires se sauvèrent comme ils purent. Tout aussitôt les illustres comtes Henri, fils du comte Thibaut, Thierri de Flandre, et Guillaume de Mâcon s'élancèrent à la poursuite de ces hommes avec la rapidité de l'éclair, et franchissant une rive escarpée, au milieu d'une grêle de flèches, ils enfoncèrent le corps d'armée des Turcs plus promptement que je ne puis le dire. De son côté, et avec le même bonheur, le roi rendant les rênes à son cheval et se jetant à la rencontre de ceux qui tiraient sur les derrières, les mit en fuite, les dispersa et repoussa dans les gorges des montagnes ceux que la rapidité de leurs chevaux favorisa le plus. Ainsi chacune de ces deux attaques réussit promptement et facilement, et couvrit de cadavres les deux côtés de la plaine, jusque dans les retraites des montagnes. On fit prisonnier un émir, qui fut conduit devant le roi et mis à mort, après avoir été interrogé.

Il y avait non loin de nous une certaine petite ville appartenant à l'empereur, et qui porte en diminutif le nom d'Antioche.[14] Elle servit de refuge aux Païens qui se sauvaient devant nous : par où l'empereur se transforma pour nous de traître artificieux en ennemi déclaré. Le roi eût voulu attaquer cette ville pour prendre les fuyards qui s'y étaient enfermés; mais il n'avait presque plus de vivres, et ne pouvait trouver de dépouilles à enlever dans une si pauvre cité.

Il y eut dans notre armée des hommes qui dirent avoir vu, au moment du passage du fleuve, un chevalier tout vêtu de blanc (qu'ils n'avaient point vu auparavant et ne virent plus après), et qui, marchant au devant des nôtres, porta les premiers coups dans le combat. Je ne voudrais, quant à ce fait, ni tromper ni me tromper ; tout ce que je sais, c'est que dans une telle crise, nous n'eussions point emporté une victoire si facile et si brillante sans l'assistance de la puissance divine ; et que la pluie de fer que nos ennemis faisaient tomber sur nous, n'eût pas manqué de répandre partout les blessures et la mort, si Dieu n'eût voulu nous donner la victoire sans perte pour nous, puisque Milon de Nogent fut le seul qui périt, noyé dans les eaux du fleuve.

Sur le chemin que nous parcourions se trouvaient les limites des territoires des Turcs et des Grecs ; mais nous savions que les uns et les autres étaient également nos .ennemis. Les premiers donc, pleurant leurs morts, convoquèrent d'autres Turcs dans les environs, pour venir dans sept jours en plus grand nombre et avec plus d'audace prendre vengeance de nous; mais nous arrivâmes le troisième jour à Laodicée, bien rassurés contre ces insolents desseins.

Ici je me rappelle ce comte Bernard, qui revenant d'Iconium avec l'empereur allemand, sacrifia sa vie pour ses frères; et ce qui me le rappelle c'est un autre comte du même nom, qui marchant avec l'évêque de Freysingen, frère de l'empereur, subit aussi le même sort, et périt par une semblable trahison. En effet, le commandant de cette ville de Laodicée ayant promis de conduire les Allemands hors des montagnes, les mena, à travers un pays sans chemins, au milieu des embuscades des Turcs : là le comte ayant été tué avec plusieurs autres, ceux qui purent s'enfuir se sauvèrent en se cachant, et le commandant de Laodicée, ainsi que les Grecs qu'il avait menés avec lui, partagèrent avec les Turcs les dépouilles des Allemands. Ce même commandant, soit qu'il redoutât le roi à raison de son crime antérieur, soit qu'il voulût nous nuire d'une autre manière, fit sortir de la ville tout ce qui pouvait être utile, et évitant d'employer un artifice déjà connu, il médita une autre perfidie non moins funeste. Ce scélérat savait que de Laodicée à Satalie (où nous arrivâmes ensuite, après plus de quinze journées de marche) nous ne pourrions trouver de vivres en aucun lieu, et que nous serions par conséquent tous réduits à mourir de faim, s'il nous devenait impossible d'acheter des denrées à prix d'argent, ou d'en enlever de vive force dans une ville qu'il aurait fait dégarnir.

Or le roi consulta à ce sujet les évêques et les autres grands ; car, quoique nul autre que lui-même ne doutât de sa sagesse, il voulait toujours régler les intérêts communs d'après l'avis de beaucoup de personnes. Certes c'était en lui une humilité bien louable qu'il se mît ainsi lui seul après tous les autres, que jeune il recherchât les vieillards, qu'il soumît son opinion à l'expérience des hommes plus âgés, et que ce qu'il pouvait faire comme seigneur, ce qu'il savait comme sage, il en référât si généreusement à ses sujets.

Or ceux qui avaient coutume de discuter les affaires des autres, et de contester sur les diverses propositions, quelquefois avec une subtilité bien inutile, s'étonnaient cette fois de ne trouver aucune bonne idée dans cette occasion difficile, et s'affligeaient de ne pas voir comment on pourrait échapper à ce commun péril. Ils voulaient trouver des vivres dans une ville que l'on avait évacuée avec intention, ils demandaient des hommes vigoureux pour les enlever, ou des riches pour les acheter ; mais comme ils ne pouvaient avoir ce qu'ils cherchaient, toutes leurs paroles étaient superflues. On résolut cependant d'aller rechercher les citoyens fugitifs dans les gorges des montagnes, de faire la paix avec eux, et de les ramener avec leurs denrées : ce dessein ne put être exécuté qu'en partie. On trouva bien les citoyens; mais on ne les ramena pas, et nous partîmes de Laodicée, après avoir perdu une journée, et ayant toujours les Turcs et les Grecs tout près de nous, en avant et en arrière de notre armée.

Les montagnes que nous traversions étaient encore toutes trempées du sang des Allemands, et nous voyions paraître devant nous ces mêmes ennemis qui les avaient massacrés. Le roi, plus éclairé, mais en vain, que ceux qui l'avaient devancé, voyant ici les escadrons des uns, là les cadavres des autres, disposa son armée en ordre de bataille. Et en ceci nous avons à garder une éternelle rancune contre Geoffroi de Rancogne, que le roi lui-même avait envoyé en avant avec son oncle le comte de Maurienne. Vers midi de notre seconde journée de marche, se présenta une montagne exécrable, difficile à traverser. Le roi avait résolu d'employer toute une journée à la franchir, et de ne pas s'y arrêter pour dresser ses tentes. Ceux qui y arrivèrent les premiers, et d'assez bonne heure, n'étant retenus par aucun embarras, et oubliant le roi qui veillait alors sur l'arrière-garde, gravirent la montagne, et, tandis que les autres ne les suivaient que de loin, dressèrent leurs tentes de l'autre côté, vers la neuvième heure. La montagne était escarpée et couverte de rochers ; nous avions à la monter par une pente rude, son sommet nous semblait atteindre aux cieux, et le torrent qui coulait dans le fond de la vallée paraissait voisin de l'enfer. La foule cependant s'accumule sur le même point, les uns se pressent sur les autres, s'arrêtent, s'établissent, sans penser aux chevaliers qui sont en avant, et demeurent comme attachés sur la place, bien plus qu'ils ne marchent. Les bêtes de somme tombent de dessus les rochers escarpés, entraînant ceux qu'elles rencontrent dans leur chute, et jusque dans les profondeurs de l'abîme. Les rochers eux-mêmes, sans cesse déplacés, faisaient un grand ravage, et ceux de nos gens qui se dispersaient de tous côtés pour chercher les meilleurs chemins, avaient à craindre également et de tomber eux-mêmes et d'être entraînés par les autres.

Les Turcs et les Grecs cependant, tirant sans cesse leurs flèches pour empêcher ceux qui étaient tombés de se relever, se rassemblèrent pour se porter sur l'antre corps, se réjouissant fort d'un tel spectacle, dans l'espoir de l'avantage qu'ils en retireraient sur le soir. Le jour tombait, et le gouffre se remplissait de plus en plus des débris de notre armée. Mais bientôt ces succès ne suffisent plus à nos ennemis, et, prenant une nouvelle audace, ils reviennent sur notre corps d'armée, car déjà ils ne redoutent plus ceux qui sont à l'avant-garde, et ne voient pas encore ceux qui forment l'arrière-garde : ils frappent donc et renversent, et le pauvre peuple dénué d'armes tombe. On fuit comme un troupeau de moutons. Alors s'élèvent de grands cris qui montent jusqu'aux cieux, et parviennent en même temps aux oreilles du roi. Celui-ci fit, en cette circonstance, tout ce qui lui fut possible; mais le ciel ne lui envoya aucun secours, si ce n'est cependant que la nuit vint, et qu'en survenant elle mit quelque terme à nos maux.

Pendant ce temps, moi qui, en ma qualité de moine, ne pouvais autre chose qu'invoquer le Seigneur, ou encourager les autres au combat, on m'envoya vers le camp de l'avant-garde ; j'y racontai ce qui se passait: tous, remplis de consternation, prirent les armes ; ils auraient bien voulu revenir en toute hâte sur leurs pas, mais à peine pouvaient-ils marcher, tant à cause de l'aspérité des lieux, que parce que les ennemis, se portant à leur rencontre, les empêchaient d'avancer.

Dans ce même temps, le roi, abandonné au milieu du péril avec quelques-uns de ses nobles, mais n'ayant auprès de lui ni chevaliers à sa solde, ni écuyers armés d'arcs (car il ne s'était point préparé pour traverser ces défilés, puisqu'il avait été convenu qu'on ne les passerait que le lendemain); le roi, dis-je, oubliant sa propre vie pour sauver ceux qui périssaient en foule, franchit les derniers rangs, et résista vigoureusement aux ennemis, qui faisaient rage sur le corps du milieu. Il attaqua donc témérairement le peuple infidèle, cent fois plus fort que lui, et secondé de plus par l'avantage du terrain. Sur ce point, en effet, les chevaux ne pouvaient pas, je ne dirai pas courir, mais même tenir en place, et la lenteur inévitable de l'attaque rendait les coups moins assurés. Occupant un terrain glissant, les nôtres brandissaient leurs lances de toutes leurs forces, mais sans pouvoir s'aider de la force de leurs chevaux, et dans le même temps les ennemis tiraient leurs flèches en toute sécurité, s'appuyant contre les arbres ou les rochers. Cependant la foule, dégagée par le roi, s'enfuit, emportant ses bagages ou emmenant avec elle ceux qui les portaient, mais aussi laissant en sa place le roi et les comtes exposés à tout le péril. Il serait vraiment trop déplorable de voir les seigneurs mourir pour sauver la vie de leurs serviteurs, si nous ne savions que le Seigneur de tous a aussi donné un pareil exemple. Ici donc les plus belles fleurs de la France se fanèrent avant d'avoir pu porter des fruits dans la ville de Damas : ce récit seul me fait fondre en larmes, et je gémis du plus profond de mon cœur. Un esprit sage cependant peut trouver quelque consolation dans cette pensée, que le souvenir de leur valeur passée vivra autant que le monde, et qu'étant morts avec une foi ardente et purifiés de leurs erreurs, ils ont mérité par une telle fin la couronne du martyre. Ils combattent donc, et chacun d'eux, pour ne pas mourir du moins sans vengeance, entasse autour de lui des cadavres ; mais les ennemis se recrutent sans cesse, et leur demeurent toujours fort supérieurs en nombre. Ceux-là tuent les chevaux, qui, s'ils ne pouvaient courir, servaient du moins aux chevaliers à supporter le poids de leurs armes : devenus hommes de pied, les croisés, couverts de leurs cuirasses, se noient dans les rangs épais des ennemis comme dans une mer, et, séparés les uns des autres, sont bientôt dépouillés et mis à nu.

Dans cette mêlée, le roi perdit son escorte, peu nombreuse, mais illustre. Et lui, conservant toujours un cœur de roi, agile autant que vigoureux, saisissant les branches d'un arbre, que Dieu avait placé là pour son salut, il s'élança sur le haut d'un rocher. Un grand nombre d'ennemis se jetèrent après lui pour s'emparer de sa personne, tandis que d'autres, plus éloignés, lui tiraient leurs flèches Mais, par la volonté de Dieu, sa cuirasse le préserva de l'atteinte des flèches, et de son glaive tout sanglant, défendant son rocher pour défendre sa liberté, il fit tomber les mains et les têtes de beaucoup d'ennemis. Enfin ceux-ci, ne le connaissant pas, voyant qu'il serait difficile de le saisir, et craignant qu'il ne survînt d'autres combattants, renoncèrent à l'attaquer, et s'éloignèrent pour aller, avant la nuit, enlever les dépouilles du champ de bataille.

 

LIBELLUS SEPTIMUS.

 

Adhuc prope turba sarcinaria pertransibat, quia quo densius eo segnius per praecipitia fugiebat. Ad quam rex veniens efficitur eques ex pedite, et ibat cum eis obscurato jam vespere. Tunc occurrunt ei de tentoriis anhelae cohortes militum, quem videntes solum, cruentum et fessum, quod factum est gementes sine interrogatione sciebant, et absentes regios comites fere quadraginta sine consolatione plangebant. Videlicet Warenensem comitem et fratrem ejus, Evrardum de Bretoilo, Manassem de Bullis, et Guacherium de Montegaio, et alios: sed non refero nomina omnium, ne judicetur sine utilitate prolixum.

Ardebant animo et abundabant numero, sed nox erat, et hostes abyssi profundae contrariam partem tenebant, et ideo locum vel horam persequendi ulterius non habebant. Venerunt itaque cum rege ad tentoria nimis tarde, et qui timebant ibi, jam lugent certo dolore, sed Domino sospite consolantur ex parte.

Nox illa fuit insomnis, dum quisque suorum aliquem vel exspectat nunquam venturum, vel laetus damno postposito venientem suscipit nudum.

Inter haec populus omnis Gaufredum judicabat dignum suspendio, qui de diaeta non obedierat praecepto regio, et forsitan ejus avunculum quem habebat in culpa socium habuit etiam de vindicta patronum. Quia cum essent ambo rei, et esset parcendum regis avunculo, non debebat alter sine altero condemnari.

Illuxit dies crastina, moeroris tenebras non depellens, et apparet exercitus hostium, laeta et diviti multitudine montes tegens. Nostri vero ab heri pauperes, suos plangentes et sua, tarde providi, ad residua servanda ordinati procedunt securitate depulsa. Rex vero nobilium paupertatem non ferens, et mediocribus pio animo condescendens, tam largiter egestatem expulit utrorumque, quasi esset immemor se cum eis aliquid perdidisse. Jam fames vexabat equos, qui diebus pluribus herbarum parum, et annonae nihil comederant, jam cibus deficiebat hominibus, qui duodecim dierum adhuc iter habebant, hostesque nos sicut fera quae sanguine gustato fit trucior, hoc cognito securius, et post lucrum avidius infestabant. Quos contra magister Templi domnus Eurardus de Barris, religione venerandus, et ad militiam exemplar probitatis, cum fratribus suis vigilanter et prudenter conservabat res proprias, et tuebatur pro posse viriliter alienas. Rex quoque illorum diligebat et libenter imitabatur exemplum, et ad hoc voluit conformari exercitum, sciens quod si ejus robur fames valida infirmaret, et debiles unitas animi confirmaret.

Indicitur itaque communi consilio, ut omnes mutuam, et cum illis in hoc periculo fraternitatem statuerent, firmantes fide dives et pauper quod de campo non fugerent, et magistris ab illis sibi traditis per omnia obedirent.

Accipiunt itaque magistrum, nomine Gislibertum, et ille socios quibus assignaret milites quinquagenos. Jubentur pati usque ad praeceptum qui nos vexant, quia cito refugiunt inimicos, et cum jussi restiterint, illico regredi praemonent revocatos. Cognita lege, docentur et gradum, ne qui de primo est, vadat ad ultimum, vel ne se confundant custodes laterum. Illi vero quos natura fecerat pedites vel fortuna (multi enim nobiles rebus perditis vel expensis, more insolito ibant in turba) ordinati sunt extremi omnium, ut habentes arcus resisterent sagittis hostium.

Rex quoque legum dominus, volebat obedientiae legibus subjacere, sed nullus ausus est ei quidquam ex praecepto injungere, hoc excepto quod aciem copiosam haberet, et sicut dominus omnium et provisor, imbecilles quosque missis de illa sociis roboraret.

Fiebat juxta praeceptum processio, et de plano descensis montibus gaudebamus, et protervos assultus hostium, vallati tutoribus, sine damno ferebamus. Erant autem in via duo rivi, uno milliario distantes ab invicem, lutosa profunditate transitum habentes difficilem. Primum transivimus, in partem alteram ultimos exspectantes, et de luto summarios debiles manibus sublevantes. Ultimi quoque milites et pedites, hostibus fere misti, transierunt sine damno mutua probitate defensi.

Tendebamus ad secundum, inter duos scopulos transituri, de quorum verticibus poterat turba gradiens sagittari. Ad hos Turci ab utraque parte festinant, sed unum eorum milites nostri praeoccupant. Illi vero alium ascendunt, et capellos de capitibus ad pedes projiciunt, quo signo dictum nobis est praemonstrari, illos de tali loco nullo timore moveri. Sed illa significatio tunc falsum vel nihil significavit, quia turba nostrorum peditum illos illico propulsavit. Sed dum illi de montis vertice contendebant, milites posse fugam illorum inter duos amnes intercipi cogitabant. Unde data licentia a magistro omnes unanimiter illos invadunt, et quos possunt consequi, mortes suorum et damna propria vindicantes occidunt. Quorum multi venientes ad lutum, in loco idoneo mortem sortiti sunt et sepulcrum.

Dum perimit fugitivos irae impetus, et fuga longior erat, omnibus fames levior et dies laetior. Sed Turci et Graeci modis pluribus de nostro interitu cogitabant: ad hoc enim cum prius essent inimici foedus inierunt. Illi ergo congregatis undique pecoribus et armentis, depascentes foedabant ante nos quidquid non poterat urere ignis. Ob hoc fessi, vel mortui equi remanebant in via, et eorum onera, tentoria, vestes et arma et alia multa, quae nostri ne remanerent hostibus comburebant, exceptis his quae pauperes asportabant.

Comedebat igitur exercitus (et has abundanter habebat) carnes equorum; et qui non erant habiles ad portandum, contra famem dabant remedium: quibus dapibus contenti erant etiam divites quando habebant de farina subcinericium. Tali providentia temperata est fames, et fraternitate praescripta, quater fugavimus, et semper vicimus hostes, et usque Satelliam sine damno viribus illato, labore provido tutati sumus, excepto illo die quo Gaufredum de Rancone mortis et damni praevium fecimus.

In hac urbe nuntius imperatoris Landulfus, qui cum Turcis, sicut ipse fatebatur, partim illic venerat, ex voto praestolabatur nostrum interitum. vel venientibus, si de imperatore quaereremus, excusationis praeparabat responsum. Sed quia nemo veniret in jus, cessavere querelae, erat enim victualibus opus famelicis, fessis quiete. Ille ergo conscius sceleris, causa fori cogit iterum nobiles pacem firmare imperatori.

Tunc quae nobis in via pepercerant inundantissimae venere pluviae, quas sentientes subtus et desuper, in parvis tentoriis, quia majora remanserant, celebravimus Purificationem beatae Mariae. Nam certe rex in tota via, nulla die missam vel horas perdidit, nec inundatione imbrium, nec oppressione hostium.

Habebamus, licet solito charius, ciborum abundantiam, sed equis qui remanserant, nullo pretio inveniebamus annonam, Graecis hoc dolose agentibus, sicut nostrorum multi dicebant. Illi autem sui loci monstrantes asperitatem, se non habere dicebant.

Erat extra urbem usque ad quemdam fluvium saxosa planities, et hostes ultra, forum veniens a foris et pabula prohibentes; unde nec etiam herbas habebant equi, nisi eos ducerent et reducerent armati milites.

Videns ergo rex paucos equos qui remanserant non quiete refici, sed fame mori, nec in urbe venales aliquos inveniri, loquitur de processu baronibus convocatis, dicens ubi fame moriuntur equi, non habere milites locum quietis. Insuper poenitentis esse pro quiete votum tardare, et devoti, fessum et aegrorum ad metam propositi festinare, et coronari ut martyres quorum Deus animas de tali sumit labore. Illi vero servantes obedientiam domino, et possibilem solventes perseverantiam voto, dierunt: « Sicut regis est jubere fortia, sic prudentis est militis audere possibilia. Omnes vestri exercitus gregarii milites, his diebus armis projectis pedites sunt effecti, et cum eis de nobilioribus multi. Alius horum non potest equos emere, quia sua omnia perdidit vel expendit, alius cui superest, venales non invenit. Illi didicerunt ab istis civibus esse per mare usque Antiochiam tres diaetas, de portu in portum, parvas, opulentas et tutas; et per terram quadraginta torrentibus invias, hostibus obsitas, et egestate continuas; ob hoc nolunt se mari committere, et cum eis copia peditum, quibus jam deest virtus ad laborem, census ad victum, et Graeci omnibus de vicinis villis et insulis superabundans promittunt navigium. Nos autem vobiscum mori, et vivere volumus, et libenter secundum hoc quod vobis placuerit audiemus. »

Rex igitur illis regio more, suoque respondit: « Me divite nullus vir probatus egebit, nec probatus erit qui non mecum paupertatem in necessitate patienter pertulerit. His ergo electis, et de nostro reparatis inermem turbam navigio committimus, quae semper nobis nocuit, pro qua victus charior, et gressus tardior exstitit. Et nos nostrorum parentum gradiamur iter, quibus mundi famam et coeli gloriam probitas incomparabilis dedit. » Ad haec illi:

« Non, inquiunt, volumus deprimere, nec possumus, laudem parentum, sed levius cum eis hucusque actum est quam nobiscum. Cum enim illi Constantinopolim et brachium pertransissent, voti compotes, Turcos et eorum terras illico repererunt, et de exercitio militiae alacres, et de captione urbium et castrorum sese divites servaverunt. Nos autem Graecos fraudulentos in locis illorum invenimus, quibus malo nostro velut Christianis pepercimus, otioque torpentes, taedio et molestiis aegrotantes, fere omnia nostra expendimus. Alii stulta securitate, vel aspera paupertate arma etiam vendiderunt, vel equis morientibus reliquerunt. Tamen hoc quod jubetis honestum est, sed supradictis de causis tutum non est. Sed nos illud labore et timore postposito faciemus, si equos ad reparandos milites invenire poterimus. »

Qui requisiti, cum paucitate non sufficerent, et debilitate nihil valerent, coegerunt regem, vellet nollet, marina naufragia experiri, ut periculis in mari, periculis in solitudine, periculis ex gentibus, periculis ex falsis fratribus, sicut et Pauli (II Cor. II) , permitteret Deus ejus patientiam exerceri.

Denique dux urbis et nuntius imperatoris super hoc negotio consuluntur, qui respondent ad placitum, navesque cito venturas toto exercitu pollicentur.

Hiems interim exercet quod distulerat, pluit, ningit, tonat et fulgurat, et differtur ventus usque ad quinque hebdomadas, quem cito sperabamus a Domino, navesque amplius, quas exspectabamus de Graecorum promisso. Graeci autem scientes quoniam modicum tempus habent, omnem quam possunt malitiam exercent, rebus in foro nos spoliantes, et, quantum possunt, suis consiliis vita privantes. Inveniebant sanus et aeger quidquid requirebat eorum qualitas, sed gravabat eos pretii quantitas. Habebant gallinam pro decem solidis, et ovum unum pro sex vel quinque denariis, unum coepe vel allium pro septem vel octo, secundum grossitudinem pretio temperato, nucesque duas habebamus pro uno; quibus equus vel mula remanserant, eos pro panibus cambiebant, vel more boum in macello vendebant. Haec enim nostra fuit cum Graecis conditio, vendere sine pretio, et chare emere sine modo.

Itaque Turci militibus equos deesse Graecis referentibus didicerunt, et hac usi securitate ad invadendum exercitum se unanimiter paraverunt. Quod notum factum est regi, et contra illos abscondit secum viros ditiores, qui dextrarios suos quamvis famelicos, adhuc servaverant, et fratres Templi. Venientibusque apparens, subito coegit eos occidendo sine ponte fluvium retransire, et credere deinceps in exercitu equos optimos abundare.

Parant interim Graeci naves, sicut res alias, pretio inaudito; dabat unus homo quatuor marcas usque Antiochiam, quo venturi eramus sicut ipsi praedixerant, in die tertio. Eae paucae et parvae regi quasi donum gratuitum a duce et imperatoris nuntio praesentantur, et ab eo episcopis et baronibus dividuntur. Voluit eas habere; tamen pretium aegre tulit, et querelas inutiles tegens silentio, reliquo exercitui sicut promiserant, naves quaerit.

Illi vero dum divites exspectant pauperes, illud diu procrastinant, et rebus utrosque tali latrocinio spoliabant. Credo autem quod quietem charius emimus hujus urbis, quam labores totius itineris. Dicturi vero sunt ignari talium hanc urbem debuisse capi, et vindictam sumi de dolis civium. Recogitent illi, dextra laevaque privatis et extraneis hostibus, sine victualibus nos obsessos, et esse impossibile turres arduas sine machinis ruere, vel cito posse suffodi duplices muros. Poterant quidem dux, et imperatoris nuntius capi quando veniebant ad regem, sed cives pro illorum suspendio non redderent civitatem. Eratque regi abominabile, contra morem suum hac proditione capi, et commune periculum sine captione tentari. Parcat Deus Alemanno imperatori, cujus fortunam vitantes, et indocto consilio acquiescentes, in haec mala devenimus; sed Graeco quomodo parcet justus judex Deus, vel homo, qui dolosa crudelitate tot Christianos occidit utriusque exercitus?

Populus ergo novorum pauperum affectus taedio, spoliatus argento, corruptus morbo, cognitoque de navibus Graecorum mendacio, ad regem veniunt, cui suam voluntatem et paupertatem his et similibus verbis exponunt: « Domine rex, in vestrae majestatis praesentia merito astamus confusi, tamen illud audemus de vestra bonitate confisi. Quando enim Graecis credentes, vobiscum per terram ire noluimus, in hoc inertes, in alio decepti sumus; modo vero, paupertate cogente, illud volumus facere sine duce. Vadimus in mortem, sed Deo volente valere poterit vitare praesentem. Tolerabilior erit forsitan Turcorum gladius quam post discessum vestrum istorum civium dolus. »

Quibus rex solita miseratione condoluit, et eorum egestati tam larga effusione consuluit, ut crederes eum nihil antea expendisse vel de caetero curam domus propriae contempsisse. Deinde volens eos in itinere tutos fore, pactum facit cum nuntio imperatoris et duce, ut ab eo quingentas marcas acciperent, et suos ultra duos fluvios qui erant prope, cum magna manu conducerent, et postea darent eis competentem comitatum, qui posset eos securos ducere Tarsum; in urbe vero debiles et infirmi susciperentur, quousque convalescentes, invento navigio alios sequerentur.

Illi ergo de argento cupidi, et contra Turcos timidi, prius cum illis locuti sunt, et sicut tunc putavimus, cum eis pretium diviserunt, et reversi sumptis secum divitibus civitatis, pactum simul sicut praedictum est juraverunt. Redditur argentum, et illi jubent debiles civitatem intrare, et alios ad iter se in crastinum praeparare. Adhuc suis rex providet, equos quos invenire potuit congregans, et probatis militibus eos donans. Fraudemque timens ubi saepius illam invenerat, comitem Flandrensem, et Archenbaldum Borbonensem usque ad processum illorum dimisit, et ipse cum benedictione remanentium naves ascendit.

In crastinum pedestris exercitus duces itineris exspectabat, et ecce Turcorum populus regem discessisse per Graecos edoctus, quasi ad certam praedam contra illos veniebat. Quos contra comes Flandrensis et Archembaldus Borbonensis acies suas ordinant, animosas, sed pigras, quia paucos et debiles equos habebant. Hostibus occurrunt, confligunt, dant terga qui veniebant ad spolia. Sed quoniam non fuit qui posset illos velociter insequi, pauci sunt illorum occisi. Post haec ducem, nuntiumque imperatoris et cives de pacto requirunt quod regi juraverant: et illi tunc primum de impossibilitate Turcos monstrantes et hiemem, se excusant. In hoc dies aliquos et verba plurima perdiderunt, nec illos jure, ratione vel honestate vicerunt. Tandem querela deposita de conductu, vix concedunt nostros infra murum propugnaculi hospitari, et eis ibidem usque ad navigium forum praeberi. Quo facto viri regii vadunt ad naves, eo quod suas injurias non possunt vindicare dolentes.

Deinde Turci urbi approximant, intrant et exeunt, et aperte Graecis communicant. Vident inter duo genera hostium et murorum suos hostes densos includi, sicut pecudes in ovili, et eos qui non audent exire vel ingredi, posse ibidem sagittari. Erat murus humilis et inflexus, et ei non poterat inhaerere tam densus populus, unde remotiores patebant vulneribus. Turci ergo de locis congruis sagittas immittunt et vulnerant aliquos vel occidunt. Tunc probati juvenes coeperunt de muro sumptis arcubus prosilire, suam suorumque vitam tueri, vel mortem vendere, quaerentesque pacem viribus, hostes longius cogunt refugere. Haberent pacem, sed eos Graeci sine vulnere perimebant, qui sanos cum aegris in arcto et immundo loco recluserant, et dum hos fames occidit nummis deficientibus, luesque corrumpit alios vicinis cadaveribus, corruunt multi, Graecis non inferentibus mortem, sed exspectantibus.

Ob hoc virorum fortium duae turmae trium et quatuor millium ne morerentur sunt mortuae, judicantes idem, foras mori et intus vivere. Qui sumptis armis exeunt duos fluvios transituri, loco vicinos sed magnitudine dispari. Primum facile transierunt, sed ad secundum duplici obstaculo restiterunt. Amnis enim non nisi natando, nec hostis ibi congregatus nisi pugnando poterat pertransiri, sed utrumque simul non poterat exerceri: et ideo revertentes fugati sunt, capti, vel mortui.

Sanguine istorum sitis Turcorum exstincta est, et dolus Graecorum in violentiam conversus est. Illi enim reversi sunt eos videre qui remanserant, et deinceps aegris et pauperibus largas eleemosynas faciebant. Graeci vero cogentes fortiores ad sua servitia, loco mercedis verberabant. Quidam Turcorum a suis sociis nostras monetas emebant, et inter pauperes plena manu dividebant; Graeci vero illis quibus aliquid remanserat auferebant.

Vitantes igitur sibi crudeles socios fidei inter infideles sibi compatientes ibant securi, et sicut audivimus plusquam tria millia juvenum sunt illis recedentibus sociati. O pietas omni proditione crudelior! Dantes panem fidem tollebant, quamvis certum sit quia contenti servitio, neminem negare cogebant.

Deus autem exsecrans civitatem, tam districte cives ejus subita morte percussit, ut multae domus in ea vacuae remanerent, et vivi stupentes et timentes, eam omnino relinquere cogitarent. Imperator quoque Deo contrarius in judicio, eo quod illa regi forum paraverat et navigium, illam penitus auro et argento spoliavit. Sic Deus et ille contraria sentiebant, tamen hanc uterque punivit.

Rex autem cum in hac quinque complesset hebdomadas, quibusdam suorum navibus confractis vel cassatis, non tamen Deo volente submersis, usque Antiochiam naufragando consummavit tres alias. Gravia sunt quae pertulit damna et pericula, Pater Sugeri, sed ipso debetis sospite consolari. Illi etiam proderit laborasse, qui scitur in periculis tutus, et post damna laetus, constanter et prudenter omnia pertulisse. Sola illi gravis erat adversitas subditorum, quibus semper pro posse consuluit, putans esse regis non sibi nasci sed utilitatibus aliorum; et sicut regis est habere pietatem, sic ejusdem esse nunquam timere paupertatem. Ad probitatem cautelam regiam postponebat, et tutelam primam vel ultimam, et excubias noctium vicibus alternis faciens, algorem noctium dierumque fervorem sub lorica tolerabat. In tot laboribus servatus est incolumis sine medicina, pro exercitio sanctitatis. Quia semper a divinis sacramentis obviabat viribus hostium, et revertens ab hostibus requirebat Vesperas et Completorium, Deum semper faciens alpha et omega suorum operum. Sic liberalis ut rex, animosus ut princeps, acer ut miles, ut juvenis alacris, maturus ut senior, locis et temporibus et virtutibus singulis se aptabat, et de probitate favorem hominum, de religione divinam gratiam conquirebat.

 

LIVRE SEPTIEME.

 

Cependant la foule qui emportait les bagages n'était pas encore bien loin; car plus elle grossissait et serrait ses rangs, et plus sa marche se ralentissait, au milieu des précipices. Le roi l'ayant retrouvée après avoir marché à pied, monta de nouveau à cheval et poursuivit son chemin, par une soirée déjà obscure. Bientôt arrivèrent hors d'haleine des tentes de l'avant-garde les escadrons des chevaliers, qui voyant le roi seul, couvert de sang et accablé de fatigue, se prirent à gémir, apprenant ainsi ce qui était arrivé, sans avoir besoin de le demander, et pleurèrent amèrement, et sans espoir de consolation, ceux des compagnons du roi qu'ils ne retrouvaient plus, au nombre de quarante environ. Du nombre des absents étaient le comte de Varenne et son frère Evran de Breteuil, Manassé de Beuil, Gaucher de Montjay, et d'autres encore ; mais je ne rapporterai pas les noms de tous, pour ne pas allonger inutilement mon récit.

Ceux qui survivaient étaient encore pleins d'ardeur et maintenant nombreux; mais il faisait nuit, les ennemis occupaient l'autre côté de la profonde vallée, en sorte qu'il n'y avait aucun moyen, et que ce n'était point l'heure de se mettre à leur poursuite. Les chevaliers se rendirent donc vers les tentes avec le roi; mais ils y arrivèrent fort tard, et ceux qui craignaient encore avaient assez de justes sujets de douleur pour s'affliger, et trouvaient cependant quelque consolation à voir du moins leur seigneur sain et sauf.

Cette nuit se passa sans qu'on fermât l'œil, chacun attendant quelqu'un des siens, qui ne devait jamais revenir, ou bien accueillant ceux qui arrivaient tout dépouillés, et se livrant à la joie, sans plus songer à ce qu'ils avaient perdu.

Tout le peuple cependant jugeait que Geoffroi avait mérité d'être pendu pour avoir désobéi aux ordres du roi relativement à la marche de la journée; et peut-être aussi le peuple eût-il voulu que l'on pendît également l'oncle du roi, qui avait commis la même faute que Geoffroi, et qui du moins protégea celui-ci contre la vindicte publique. Comme tous deux en effet étaient coupables, et qu'il fallait bien épargner l'oncle du roi, il devenait impossible de condamner l'autre.

Le jour du lendemain ayant brillé, sans pouvoir dissiper les ténèbres de notre douleur, nous fit voir l'armée ennemie, joyeuse, enrichie de nos dépouilles, et couvrant les montagnes de ses forces innombrables. Les nôtres cependant, appauvris de la veille, pleurant leurs compagnons et leurs effets perdus, devenus plus prudents, mais trop tard, se rangèrent en bon ordre pour conserver du moins ce qui leur restait, et se tinrent soigneusement sur leurs gardes. Or le roi ne pouvant supporter la misère des nobles, et pieusement compatissant pour les gens de moyenne condition, se montra si généreux pour soulager leur détresse, qu'on eût dit qu'il avait oublié qu'il eût lui-même perdu quelque chose, aussi-bien qu'eux. Déjà la faim tourmentait les chevaux, qui depuis plusieurs jours n'avaient mangé qu'un peu d'herbe et pas du tout de grain ; déjà aussi les vivres manquaient pour les hommes, et cependant ils avaient encore à faire douze journées de marche, et les ennemis, semblables aux bêtes féroces, qui deviennent plus cruelles lorsqu'elles ont goûté du sang, instruits de ces faits, nous harcelaient avec plus d'audace et d'avidité, depuis qu'ils s'étaient enrichis à nos dépens. Le maître du Temple, le seigneur Everard des Barres, homme respectable par son caractère religieux, et modèle de valeur pour les chevaliers, leur tenait tête avec l'aide de ses frères, veillant avec sagesse et courage à la défense de ce qui lui appartenait, et protégeant aussi de tout son pouvoir et avec vigueur ce qui appartenait aux autres. Le roi de son côté se plaisait à les voir faire et à les imiter, et voulait que toute l'armée s'appliquât à suivre leur exemple, sachant que si la faim énerve les forces des hommes, l'unité d'intention et de courage peut seule soutenir les faibles.

On résolut donc d'un commun accord, dans cette situation périlleuse, que tous s'uniraient d'une fraternité mutuelle avec les frères du Temple, pauvres et riches s'engageant sur leur foi à ne point abandonner le camp et à obéir en toute chose aux maîtres qui leur seraient donnés.

Ils reconnurent donc pour maître un nommé Gilbert, et celui-ci eut des adjoints, à chacun desquels il devait soumettre cinquante chevaliers. On leur prescrivit de souffrir avec patience les attaques des ennemis, qui nous harcelaient sans cesse, au lieu de se retirer tout aussitôt, et en outre lorsqu'ils auraient opposé une résistance, d'après les ordres qui leur seraient donnés, de revenir sur-le-champ en arrière, quand ils seraient rappelés. Dès qu'ils eurent reçu ces instructions, on leur assigna la place qu'ils devaient occuper, afin que celui qui était au premier rang ne se portât pas au dernier, et qu'il n'y eût aucune confusion entre ceux qui devaient veiller sur les flancs de l'armée. Quant à ceux que la nature ou leur mauvaise fortune avait mis à pied (car beaucoup de nobles, ayant perdu leurs effets et leur argent, marchaient contre leur usage avec le reste de la foule), ils furent rangés en arrière de tous les autres et pourvus d'arcs, afin qu'ils pussent les opposer aux flèches des ennemis.

Le roi, seigneur de la loi, voulait aussi se soumettre à la loi commune d'obéissance; mais nul n'osa lui donner aucun ordre, si ce n'est cependant d'avoir avec lui un corps nombreux, et, comme il était le seigneur et le protecteur de tous, de se servir de ce corps pour soutenir les points les plus faibles, en y envoyant du renfort.

Nous allions donc en avant, marchant selon la règle établie. Etant descendus des montagnes, nous nous réjouissions d'entrer dans la plaine, et mis à couvert par nos défenseurs, nous supportions, sans éprouver aucune perte, les attaques insolentes des ennemis. Nous rencontrâmes sur notre chemin deux rivières, distantes d'un mille l'une de l'autre et difficiles à traverser, à cause des marais profonds qui les entouraient. Ayant passé la première, nous attendîmes sur l'autre rive les derniers rangs de l'armée, et pendant ce temps nous soulevions de nos bras les faibles bêtes de somme, qui enfonçaient dans les boues. Enfin les derniers chevaliers et gens de pied passèrent presque pêle-mêle avec les ennemis, toutefois sans faire aucune perte, se défendant mutuellement avec beaucoup de courage.

Nous nous dirigeâmes ensuite vers la seconde rivière, ayant à passer entre deux rochers, du haut desquels l'armée pouvait être criblée de flèches. Les Turcs accoururent des deux côtés vers ces rochers; mais nos chevaliers occupèrent avant eux l'une des hauteurs. Les Turcs gravirent sur l'autre, et prenant leurs chapeaux sur leurs têtes ils les foulèrent aux pieds, voulant annoncer par ce geste, selon ce qui nous fut dit, qu'aucun sentiment de crainte ne leur ferait abandonner cette position. En cette circonstance cependant cette démonstration fut trompeuse ou ne voulait rien dire, car le corps de nos hommes de pied chassa tout de suite les Turcs de la place qu'ils tenaient. Tandis donc que ceux-ci abandonnaient le sommet du rocher, nos chevaliers pensèrent qu'il leur serait possible de les couper dans leur fuite entre les deux rivières. En ayant donc reçu la permission du maître, ils s'élancèrent tous à la fois à la poursuite des Turcs, et vengèrent sur tous ceux qu'ils purent atteindre, et la mort de leurs compagnons, et leurs propres pertes. Beaucoup de Turcs, étant ainsi poussés dans les boues, trouvèrent dans le même L'eu et la mort et un tombeau.

Tandis que les nôtres, dans le transport de leur colère, immolaient ainsi les fuyards et les poursuivaient sans relâche, la faim leur semblait moins pressante et la journée plus heureuse. Les Turcs cependant et les Grecs avaient plusieurs manières de travailler à notre destruction, et c'est même pour cela seul qu'ils s'étaient unis, puisqu'auparavant ils étaient ennemis. Ceux d'entre eux qui faisaient paître leurs troupeaux de gros et de menu bétail, qu'ils rassemblaient en foule, détruisaient en avant de nous tout ce que le feu ne pouvait consumer; aussi nos chevaux, épuisés de fatigue ou mourants, demeuraient-ils sur le chemin avec les fardeaux qu'ils portaient, les tentes, les vêtements, les armes et beaucoup d'autres effets : les nôtres alors les brûlaient pour qu'ils ne tombassent pas aux mains des ennemis, ne réservant que ce que les pauvres pouvaient transporter.

L'armée mangeait de la chair de cheval et en avait même en abondance ; ceux des chevaux qui ne pouvaient plus servir pour le transport servaient du moins à apaiser la faim des hommes, et tous se contentaient de cet aliment, même les riches, quand ils pouvaient y joindre de la farine cuite sons les cendres. Par de tels moyens les maux de la famine furent du moins adoucis, et à l'aide de notre association fraternelle, quatre fois nous mîmes les ennemis en fuite, et remportâmes toujours la victoire; et à force de soins et de prudence nous arrivâmes ainsi jusqu'à Satalie, sans que nos forces eussent reçu aucun échec, si ce n'est cependant ce jour où l'on avait envoyé en avant Geoffroi de Rancogne, messager de mort et de dommage.

Dans cette ville de Satalie, un député de l'empereur grec, nommé Landolph, qui avait fait en partie le voyage avec les Turcs, comme il en convenait lui-même, attendait en espérance du moins notre destruction; ou bien, si nous devions arriver et lui faire nos plaintes contre l'empereur, il se préparait à nous faire une réponse évasive : mais comme personne n'avait comparu en justice, il ne fut fait aucune plainte; car à des hommes affamés et fatigués ce qu'il fallait surtout, c'étaient des vivres et du repos. Le député donc, complice des mêmes crimes, contraignit nos nobles à jurer encore la paix à l'empereur, afin d'obtenir l'ouverture des marchés.

A cette époque la pluie, qui nous avait épargnés durant notre marche, survint en grande abondance; nous en fûmes trempés en dessus et en dessous de nos tentes, lesquelles étaient petites, attendu que nous avions perdu les plus grandes; et dans le même temps nous célébrâmes la Purification de la bienheureuse Marie. Je puis affirmer que le roi, dans tout le cours de son voyage, n'a jamais manqué un seul jour ni la messe, ni les heures, soit que la pluie tombât avec violence, soit que les ennemis nous harcelassent vivement.

Nous eûmes donc à Satalie des vivres en abondance, mais plus chers que d'ordinaire. Quant aux chevaux que nous avions conservés, nous ne pouvions à aucun prix nous procurer pour eux les denrées nécessaires à leur subsistance, et c'était, au dire de beaucoup des nôtres, par un effet de la perfidie des Grecs. Ceux-ci alors nous représentaient l'aspérité des localités, et nous disaient qu'ils n'avaient rien à nous fournir.

En dehors de la ville il y avait une plaine rocailleuse qui s'étendait jusqu'à un certain fleuve, au delà duquel les ennemis arrêtaient les denrées et les fourrages qui nous venaient de plus loin ; en sorte que nos chevaux n'avaient pas même d'herbe à manger, s'ils n'étaient conduits au dehors et ramenés par des chevaliers, munis de leurs armes.

Voyant que le petit nombre de chevaux que nous avions conservés ne pouvaient se rétablir tranquillement de leurs fatigues, mais plutôt mouraient de faim, et qu'il n'y avait aucun moyen de trouver des denrées dans la ville, le roi convoqua ses barons et leur proposa de partir, disant que là où les chevaux mouraient de faim, les chevaliers ne pouvaient demeurer en repos; de plus qu'on pourrait se repentir de retarder, en s'arrêtant ainsi, l'accomplissement de ses vœux, et qu'il était du devoir d'hommes remplis de dévotion de marcher sans relâche vers le but de leurs efforts, quoiqu'ils fussent malades et fatigués, afin de recevoir la couronne du martyre que Dieu accorde à ceux qui perdent la vie dans de telles entreprises. » Les barons, gardant toute obéissance à leur seigneur et poursuivant, autant que possible et avec constance, l'accomplissement de leurs vœux, dirent alors au roi : « Comme il appartient au roi de commander des exploits vigoureux, de même il est du devoir d'un sage chevalier d'entreprendre tout ce qui est possible. Tous les chevaliers de l'armée qui sont à votre solde ont jeté leurs armes ces jours-ci, et sont devenus hommes de pied, de même que beaucoup d'entre les plus nobles. Les uns ne peuvent acheter de chevaux, parce qu'ils ont perdu ou dépensé tout ce qu'ils possédaient; les autres, s'il leur reste encore quelque chose, ne trouvent pas de denrées pour nourrir leurs chevaux. Tous ont appris des habitants de cette ville qu'il y a d'ici à Antioche, par mer, trois journées de marche, courtes même, et que l'on peut faire en allant de port en port, par un pays opulent et sans courir de risque. Par terre au contraire, il y a quarante journées de marche, par un pays que les torrents rendent impraticable, couvert d'ennemis, et partout d'une grande pauvreté : ils veulent donc se confier à la mer et partir avec la foule des hommes de pied, qui déjà n'ont plus ni courage pour supporter la fatigue, ni argent pour acheter des vivres  et les Grecs leur promettent que toutes les villes et les îles des environs nous fourniront des vaisseaux en abondance. Quant à nous, nous voulons vivre et mourir avec vous, et nous sommes empressés d'apprendre ce qu'il vous plaira de nous dire. »

Le roi leur répondit alors comme il convient à un roi, comme il lui convenait à lui-même : « Tant que je serai riche, nul homme d'honneur ne demeurera dans le besoin ; et il ne serait point homme d'honneur celui qui dans un cas de nécessité ne saurait supporter la misère avec moi et patiemment. Les hommes d'honneur donc ayant été choisis et secourus de tous nos moyens, nous ferons monter sur les vaisseaux toute la foule qui n'a plus d'armes, gens qui nous ont toujours été nuisibles, nous ont fendu les vivres plus chers et ont ralenti notre marche. Quant à nous, nous suivrons le chemin qu'ont suivi nos pères, à qui leur valeur incomparable a acquis une grande renommée dans le monde et la gloire des cieux. »

« Nous ne voulons, ni ne pouvons, répondirent les barons, rabaisser en rien la gloire de nos pères ; mais jusqu'à présent ils ont rencontré plus de facilités que nous n'en trouvons nous-mêmes. En effet lorsqu'ils eurent passé Constantinople et le bras de Saint-George, atteignant à l'objet de leurs vœux, ils rencontrèrent aussitôt les Turcs et leur territoire, et rendus plus ardents par les exercices de la chevalerie, ils se maintinrent toujours riches, en enlevant des villes et des châteaux ; mais nous, au lieu des Turcs, nous avons trouvé les Grecs remplis de fraude, pour notre malheur nous les avons ménagés comme des Chrétiens, et nous engourdissant dans l'oisiveté, malades d'ennui et de tracasserie, nous avons dépensé à peu près tout ce que nous possédions. Les uns endormis dans une folle sécurité, les autres pressés par la cruelle misère ont même vendu leurs armes, ou les ont abandonnées après avoir perdu leurs chevaux. Ce que vous nous ordonnez est honorable sans doute, mais il y a peu de sûreté à l'entreprendre par les raisons que nous venons de dire. Toutefois ne redoutant point la fatigue et déposant toute crainte, nous ferons ce que vous désirez, si nous pouvons trouver des chevaux pour remonter les chevaliers. »

On se mit donc à requérir des chevaux ; mais on n'en trouva qu'un petit nombre et qui même étaient trop faibles pour qu'on pût s'en servir. Le roi se vit donc contraint, bon gré mal gré, à tenter la mer et ses naufrages, afin que Dieu permît que sa patience s'exerçât, comme celle de saint Paul avait été exercée, dans les périls de la mer, de même que dans les périls de la solitude, dans les périls au milieu des Gentils, dans les périls parmi les faux frères.

Enfin on consulta sur cette affaire le commandant de la ville et le député de l'empereur, et tous deux répondirent selon nos désirs, promettant qu'ils feraient venir promptement des navires pour transporter toute l'armée.

L'hiver cependant, après avoir différé ses rigueurs, les fit enfin sentir ; nous eûmes alors la pluie, la neige, les tonnerres, les éclairs. Le vent que nous espérions du Seigneur se fit désirer près de cinq semaines, et nous força en outre d'attendre aussi les navires que les Grecs nous avaient promis. Ceux-ci, voyant qu'il ne leur restait plus que peu de temps, déployaient contre nous toute la malice dont ils sont capables, nous dépouillant de nos biens sur les marchés, et, autant qu'ils le pouvaient, travaillant à notre ruine par leurs conseils. L'homme en bonne santé et le malade trouvaient bien tout ce que demandaient leurs diverses situations ; mais la cherté de toutes choses les écrasait. On payait une poule douze sous, un œuf cinq ou six deniers, un oignon ou une gousse d'ail sept ou huit deniers, en marchandant selon leur grosseur, deux noix un denier; ceux qui avaient encore conservé un cheval ou une mule, les échangeaient contre du pain, ou les vendaient au marché comme des bœufs. Et telle fut toujours notre condition dans nos rapports avec les Grecs, que nous leur vendions tout à vil prix, et que nous achetions tout excessivement cher. Les Turcs apprirent par les récits des Grecs que nos chevaliers manquaient de chevaux, et s'enhardissant à cette nouvelle, ils se préparèrent d'un commun accord à attaquer notre armée. Le roi en fut informé, et pour se mettre en défense, il fit venir près de lui les hommes les plus riches, qui avaient encore conservé leurs chevaux, quoique ceux-ci fussent exténués de faim, et de plus les frères du Temple. Les ennemis ayant marché sur nous, le roi parut tout à coup devant eux, et leur tuant du monde les força à repasser la rivière sans pont, et à croire désormais que nous avions dans l'armée de très bons chevaux, et en grand nombre.

Cependant les Grecs préparaient leurs navires, et comme pour tout le reste, les mettaient à des prix inconcevables. Un seul homme payait quatre marcs pour aller à Antioche, où nous devions arriver en trois jours, selon ce que disaient les Grecs. Le commandant de la ville et le député de l'empereur offrirent gratuitement au roi, comme au seigneur de l'armée, quelques navires de petite dimension, et le roi en fit le partage entre les évêques et les barons, car il voulut absolument les prendre ; et quoiqu'il fût choqué de l'excessive cherté du prix de transport, il supprima des plaintes inutiles, et demanda pour le reste de l'armée les autres bâtiments qu'on lui avait promis.

Mais lorsque les riches ainsi pourvus n'eurent plus qu'à attendre les pauvres, les Grecs différèrent de jour en jour, et en même temps, par cette espèce de brigandage, ils enlevaient aux uns et aux autres toutes leurs ressources. Aussi je crois que notre repos nous a coûté plus cher dans cette ville, que ne nous ont coûté nos fatigues dans tout le cours du voyage. Ceux qui sont ignorants en de pareilles matières diront sans doute qu'il eût fallu s'emparer de la ville, et tirer vengeance des artifices de ses habitants. Que ceux-là cependant considèrent que nous étions sans vivres, assiégés de droite et de gauche par des ennemis intérieurs et étrangers, et qu'il nous était impossible de renverser sans machines des tours élevées, ou de miner promptement des murailles doubles. On eût pu sans doute se saisir de la personne du commandant et du député de l'empereur lorsqu'ils venaient auprès du roi; mais les eussions-nous même pendus, les citoyens ne nous auraient pas pour cela livré leur ville ; d'ailleurs le roi eût eu en horreur de s'emparer ainsi d'une ville par trahison, contre toutes ses habitudes, ou d'exposer son armée à un péril général, sans aucune chance de succès. Dieu veuille épargner l'empereur allemand, dont nous avions évité la mauvaise fortune, et dont les conseils ignorants nous poussèrent cependant à tous ces maux ! Mais comment ce Dieu, juge équitable, ou même un homme pourrait-il excuser l'empereur Grec, qui par sa cruelle perfidie a fait périr tant de Chrétiens de l'une et de l'autre armée ?

Le peuple cependant, réduit à la dernière pauvreté, ennuyé, n'ayant plus d'argent, infecté de maladies, apprenant les mensonges des Grecs au sujet des vaisseaux, se présente devant le roi, et lui expose à peu près dans les termes suivants ses intentions et l'excès de sa misère : « Seigneur roi, nous voici en présence de votre Majesté, couverts de confusion, non sans de justes motifs, et notre confiance en votre bonté nous enhardit à paraître devant vous. Lorsque nous ii étant confiés aux Grecs, nous avons refusé de partir avec vous par le chemin de terre, nous étions à la fois lâches et trompés. Maintenant que la pauvreté nous y contraint, nous voulons partir ainsi, même sans chef; nous marchons vers la mort; mais si Dieu le permet, nous trouverons peut-être quelque avantage à éviter par là celle qui nous menace en ces lieux. Peut-être le glaive des Turcs sera-t-il moins dangereux pour nous qu'il ne le serait de demeurer, après votre départ, au milieu de ces perfides citoyens. »

A ces paroles le roi s'affligeant avec sa bonté ordinaire, les secourut dans leur détresse avec une si grande générosité, que vous eussiez pu croire qu'il n'avait lait encore aucune dépense, ou qu'il ne prenait plus aucun soin de sa propre maison. Ensuite voulant pourvoir à la sûreté de ces hommes pendant leur marche, il traita avec le commandant de la ville et le député de l'empereur pour leur donner cinq cents marcs, à condition qu'ils feraient accompagner tous les siens avec une forte troupe au delà de deux fleuves situés dans le voisinage; qu'ils leur donneraient une escorte suffisante pour les conduire de là et en toute sécurité jusqu'à Tarse ; qu'enfin les hommes faibles et les malades seraient reçus dans la ville jusqu'à ce qu'ils fussent rétablis, et qu'on pût les embarquer pour aller rejoindre les autres.

Avides d'argent, mais redoutant les Turcs, le député et le commandant eurent d'abord une conférence avec ceux-ci : nous eûmes tout lieu de croire alors qu'ils leur avaient offert la moitié des sommes promises ; puis ils revinrent, et conduisant avec eux les citoyens les plus riches de la ville, ils jurèrent d'exécuter le traité tel que je viens de le rapporter. On leur livra l'argent, et ils ordonnèrent aux malades d'entrer dans la ville, aux autres de se préparer à partir le lendemain. Le roi s'occupa encore des siens avec sollicitude, rassembla tous les chevaux qu'il put trouver, et les donna à des chevaliers d'un mérite reconnu. En outre, redoutant les perfidies qu'il avait tant de fois éprouvées, il laissa le comte de Flandre et Archambaud de Bourbon pour assister au départ de l'armée, et ensuite il monta sur son navire, au milieu des bénédictions de tous les siens.

Le lendemain les hommes de pied attendaient ceux qui devaient les guider dans leur marche, lorsque les Turcs, instruits par les Grecs du départ du roi, marchèrent contre eux, comme assurés déjà d'une proie facile. Mais le comte de Flandre et Archambaud de Bourbon disposèrent aussitôt en bataille leurs hommes remplis de courage, mais peu entreprenants, car ils n'avaient qu'un petit nombre de chevaux exténués de fatigue. Ils marchèrent cependant à la rencontre de l'ennemi, le battirent, et firent tourner le dos à ceux qui venaient enlever des dépouilles. Mais comme il ne se trouva personne parmi les nôtres qui pût les poursuivre vivement, ils ne tuèrent aux Turcs que quelques hommes. Après cela les deux seigneurs requirent le commandant, le député de l'empereur et les citoyens d'accomplir le traité qu'ils avaient juré avec le roi; mais alors et pour la première fois ceux-ci montrant les Turcs dans le voisinage, et alléguant les rigueurs de l'hiver, s'excusèrent d'obtempérer à ces demandes, sous prétexte que c'était impossible. On perdit quelques jours et beaucoup de paroles à disputer sur ce point; et ni la justice, ni la raison, ni la voix de l'honneur ne purent rien obtenir des Grecs. On renonça enfin à quereller sur l'escorte qui devait être fournie, et l'on n'obtint même qu'avec peine que les nôtres seraient logés en dessous des murailles de la place, et qu'ils y auraient des marchés ouverts, jusqu'à ce qu'ils pussent s'embarquer. Les choses ainsi réglées, les hommes du roi montèrent sur son navire et partirent, s'affligeant de n'avoir pu se venger des affronts qu'ils avaient reçus.

Bientôt les Turcs se rapprochèrent de la ville, y entrèrent, en sortirent, et communiquèrent ouvertement avec les Grecs. Ils voyaient leurs ennemis étroitement serrés entre deux ennemis et les murailles, enfermés comme des moutons dans une bergerie, n'osant ni sortir ni entrer, et exposés ainsi à leurs flèches. Le mur était bas et tournant, les nôtres ne pouvaient à cause de leur nombre demeurer tous sous la protection du rempart, et ceux qui en étaient plus éloignés se trouvaient par là plus exposés aux traits des ennemis. Les Turcs choisissant donc des positions favorables lançaient sur eux leurs flèches, et tuaient ou blessaient quelques hommes. Alors quelques jeunes gens vigoureux commencèrent à abandonner la muraille, et prirent leurs arcs pour défendre leur vie et celle de leurs compagnons, pour vendre du moins leur mort ; et cherchant à se procurer la paix de vive force, ils contraignirent les ennemis à se reporter en arrière. Ils eussent même par ce moyen obtenu la paix ; mais les Grecs les faisaient mourir sans même les blesser, car ils avaient enfermé les hommes en bonne santé et les malades dans un espace étroit et mal sain : manquant, d'argent les uns mouraient de faim, d'autres succombaient aux exhalaisons empoisonnées des cadavres qui les entouraient, et ainsi il mourait beaucoup de monde, et les Grecs les faisaient périr sans leur donner la mort, et seulement en attendant qu'elle les frappât.

Dans cette extrémité, deux corps de trois et de quatre mille hommes, composés des plus vigoureux, allèrent chercher la mort pour l'éviter, jugeant qu'il valait autant mourir hors de leur camp, que de vivre dans son enceinte. Ils prirent donc leurs armes et sortirent pour aller traverser les deux fleuves situés dans le voisinage, mais de grandeur fort différente. Ils franchirent le premier fort aisément ; mais devant le second un double obstacle se présenta. On ne pouvait le traverser qu'à la nage ; de plus, il fallait forcer le passage, en livrant bataille à l'ennemi qui s'était rassemblé sur ses bords : mais comme on ne pouvait entreprendre à la fois et de passer le fleuve et de combattre, les Croisés revinrent sur leurs pas, et furent mis en fuite, pris ou tués.

Leur sang apaisa la fureur des Turcs ; mais en même temps la perfidie des Grecs se changea en violence. Les premiers revinrent vers la ville pour voir ceux des nôtres qui y étaient demeurés, et dès ce moment ils firent de grandes aumônes à nos pauvres et à nos malades. Les Grecs au contraire contraignirent ceux qui avaient plus de force à entrer à leur service, et pour prix de leurs travaux ils les accablaient de coups. Quelques Turcs achetaient à leurs compagnons les monnaies de notre pays et les distribuaient ensuite à nos pauvres, à pleines mains. Dans le même temps les Grecs enlevaient tout à ceux des nôtres qui avaient conservé quelque chose.

Évitant les compagnons de leur foi, trop cruels pour eux, les nôtres allaient donc avec confiance auprès des Infidèles, qui se montraient compatissants ; et d'après ce que nous avons appris, plus de trois mille jeunes gens se rallièrent aux Turcs, lorsque ceux-ci se retirèrent. O compassion plus cruelle que toute trahison ! Leur donnant du pain, les Turcs leur enlevaient leur foi; et cependant il est certain qu'ils se contentaient du service des nôtres, et ne contraignaient personne à renier sa croyance.

Or Dieu ayant pris la ville de Satalie en exécration, frappa ses habitants d'une mort inattendue, et si rudement que beaucoup de maisons demeurèrent entièrement vides, et que ceux qui survécurent, saisis à la fois de stupeur et de crainte, songèrent à l'abandonner tout-à-fait. L'empereur de son côté, jugeant autrement que Dieu n'avait jugé, dépouilla la même ville de presque tout l'or et l'argent qu'elle possédait, parce qu'elle avait ouvert ses marchés et fourni des navires au roi. Ainsi Dieu et l'empereur jugèrent tout différemment, et cependant l'un et l'autre punit également cette ville.

Après y avoir passé cinq semaines, le roi s'étant embarqué, quelques-uns de ses vaisseaux furent brisés en mer ou mis hors de service : aucun cependant, grâces à Dieu, ne périt complètement; et au bout de trois semaines de navigation, le roi arriva enfin à Antioche. O mon père Suger, il n'y parvint qu'à travers d'immenses périls et après de grandes pertes : mais vous devez vous consoler, en pensant que du moins il est sauvé. Et même il sera utile pour lui d'avoir éprouvé tant de fatigues ; car on a appris maintenant qu'il sait se défendre au milieu des périls, demeurer joyeux après de si grandes pertes, supporter tant de maux avec autant de fermeté que de sagesse. Les malheurs de ses sujets lui étaient seuls un lourd fardeau, et il les a toujours soulagés autant qu'il a pu, pensant qu'un roi n'est point né pour lui seul, mais pour l'utilité des autres, et que de même qu'il convient à un roi d'être compatissant, de même il est de son devoir de ne point redouter la pauvreté. Il mettait donc sa valeur au dessus des soins de sa personne royale, et veillant alternativement à l'avant et à l'arrière-garde, ainsi que pendant les nuits, il supportait couvert de sa cuirasse et le froid de la nuit et la chaleur du jour. Au milieu de tant de fatigues, il s'est conservé sain et sauf, sans avoir besoin d'aucun remède, et a pu continuer ses pratiques de sainteté; car il n'est jamais allé à la rencontre des ennemis sans avoir reçu les saints sacrements, et à son retour il demandait toujours vêpres et complies, faisant toujours de Dieu l’alpha et l’oméga de toutes ses œuvres. Ainsi généreux comme un roi, courageux comme un chef, terrible comme un chevalier, ardent comme un jeune homme, ayant toute la maturité d'un vieillard, il a toujours su se plier aux lieux, aux temps et aux nécessités, et gagner l'estime des hommes par sa valeur, la faveur divine par sa piété.

 

FIN D'ODON DE DEUIL.

 

 

 


 

 

 


 

 

 


 

 

 

 

 

 

 


 

[1] Cette lettre fut écrite d'Antioche, où le roi Louis VII et sa suite arrivèrent le 19 mai 1148.

[2] 31 mars.

[3] Le dimanche de la Septuagésime, 16 février.

[4] Secunda dies, non secunda ; jeu de mots qu'on ne peut exprimer.

[5] Le 29 juin.

[6] Nyssa.

[7] Probablement Sophia.

[8] Il y a lieu de croire qu'il y a eu dans le manuscrit erreur de copiste, et qu'il faut lire nonaginta millia (quatre-vingt dix mille), au lieu de nongenta millia, neuf cent mille.

[9] Vivat, acclamations, souhaits complimenteurs.

[10] Le comte de Maurienne, Amédée II, premier comte de Savoie, était fils de Humbert II et de Gisèle (fille du comte de Bourgogne), qui marièrent leur fille Adelaïde à Louis-le-Gros, père de Louis VII. Après la mort de Humbert, Gisèle sa veuve épousa en secondes noces Reinier, marquis de Montferrat, et en eut un fils, Guillaume III, dit le Vieux, marquis de Montferrat, dont il est ici question. Ainsi le comte de Maurienne et le marquis de Montferrat étaient frères utérins, et oncles du roi Louis VII, comme frères utérins de sa mère Adelaïde.

[11] Constantinople.

[12] L'empereur.

[13] Telle est cette phrase dans le texte; mais son obscurité donnerait lieu de présumer qu'il y manque quelque chose, qui devait expliquer à quelle occasion l'empereur se trouva exposé de nouveau à ces périls.

[14] Antiochette.