Ermold le Noir

NICOLAS DE BRAY

 

FAITS ET GESTES DE LOUIS VIII roi DES FRANÇAIS.

 

Oeuvre numérisée par Marc Szwajcer

suite

 

 

 

 

 

COLLECTION

DES MÉMOIRES

RELATIFS

A L'HISTOIRE DE FRANCE,

depuis la fondation de la monarchie française jusqu'au 13e siècle

AVEC UNE INTRODUCTION DES SUPPLÉMENS, DES NOTICES ET DES NOTES;

Par M. GUIZOT,

PROFESSEUR D'HISTOIRE MODERNE A L’ACADÉMIE DE PARIS.


 

 

 

 

DES FAITS ET GESTES DE LOUIS VIII

POÈME HISTORIQUE

PAR

NICOLAS DE BRAY.

 

 

NOTICE SUR NICOLAS DE BRAY

 

C'est à défaut de documents plus étendit sur le règne de Louis VIII, que nous ajoutons, à la petite chronique qui précède, le poème de Nicolas, doyen de l'église de Bray, qui ne contient que l'histoire, incomplète même, de la prise de La Rochelle et du siège d'Avignon par ce prince. On ne saurait douter que Nicolas ne fût contemporain des événements qu'il raconte ; son poème est dédié à Guillaume d'Auvergne, évêque de Paris de l'an 1228 à l'an 1248 ; et deux vers attestent qu'il était présent lui-même au siège d'Avignon :

Me quoque, jam memini, volitans per inane sagitta

Irruit ; at gentes egi, non corpore lœso.

Il aurait donc pu nous transmettre un grand nombre d'intéressants détails ; ils ne manquent point en effet dans son poème, mais ce sont plutôt des détails de mœurs que des faits historiques. Sur les événements même qu'il a vus, le poète ne donne que de courtes indications, tandis qu'il décrit minutieusement, et quelquefois d'une manière assez animée, les repas, les fêtes, toute la vie de ses contemporains. L'entrée de Louis VIII à Paris ne manque point d'intérêt ni même de vérité poétique ; et sous ce point de vue, le poème de Nicolas de Bray ne mérite point le dédain avec lequel en ont parlé les érudits. Le seul manuscrit qui en reste est mutilé vers la fin, sans que rien indique l'étendue du fragment perdu ; il y a lieu de croire cependant que c'est peu de chose, car, là où s'arrête le manuscrit, le est évidemment au terme de son sujet.

F. G.


 

 

FAITS ET GESTES DE LOUIS VIII roi DES FRANÇAIS.

 

O Muse, raconte les exploits du magnanime roi Louis, combien il a été brave et ce que vit la France belliqueuse sous le règne de ce roi, raconte quels honneurs il a mérités, quels titres de gloire il s'est acquis, pendant qu'il a vécu. Sans doute, si les sœurs, filles du destin, n'eussent trop promptement coupé la trame de sa vie, au milieu de sa brillante jeunesse, le grand Alexandre, à qui le monde entier fut soumis, depuis Cadix, ville d'Hercule, jusques au Gange, revenant sur cette terre, serait petit et s’humilierait devant lui, et comparé à lui, celui qui fit la gloire du peuple romain, Jules, malgré son illustration et ses mérites, ne serait plus que dédaigné. Qu'Apollon aussi daigne favoriser l'essor de mon génie et verser sur les ténèbres de mon esprit la rosée de sagesse : que les saintes, faveurs des Muses ne me soient pas non plus refusées, et que les eaux de Dircé coulent en abondance dans mes veines, afin que je puisse conduire mon entreprise à une heureuse fin.

Et toi,[1] que la sagesse pare de toutes les vertus, que celle qui fut mère par la grâce et vierge pudique se complaît à avoir pour pudique serviteur, que la ville de Paris, qui cultive avec éclat les arts libéraux, se réjouit de posséder pour évêque, à qui l'heureuse Auvergne se félicite d'avoir donné le jour, toi, la perle des pasteurs et l'honneur du clergé, assiste moi seconde mes efforts, soutiens mes chants : que Nicolas, nourrisson de Bray, se réjouisse de ton assistance, que ta faveur lui prête une nouvelle force ; ta faveur seule donnera plus de vigueur à mon génie que ne feraient les Muses et le puissant Apollon. L'entreprise sans doute est difficile, mais avec ton appui, mon esprit en portera légèrement le fardeau.

Après avoir vaincu les ennemis que la Flandre envoyait depuis longtemps contre lui, le roi des rois du monde, le vénérable Philippe, ardent défenseur des trésors de la foi catholique, lumière et gloire de la nation française, acquitta sa dette envers la nature en se dégageant de la prison de la chair. Après sa mort, son fils porta le diadème, prit en main le gouvernement du royaume, et brilla au faîte des Grandeurs, élevé sur son trône d'ivoire, armé de son sceptre, riche de ses peuples, de ses trésors et d'immenses conquêtes.

Il est une ville métropole, qui fut bâtie autrefois, selon que le rapportent les anciens, par Remus, enfant d'Ilion, qui, dans son imprudence, se précipita pour franchir les murailles élevées par Romulus, expia sa faute par sa mort, et périt, frappe» par la main criminelle de son frère. Les anciens appelèrent cette ville Reims, du nom de son fondateur. D'abord il n'y eut en ce lieu que des cultes idolâtres, dans ce temps où le fier ennemi de l'homme régnait à son gré dans le monde entier et où la race humaine était encore plongée dans les ténèbres. Mais quand la véritable lumière, quand le Christ fut descendu des demeures supérieures, caché sous le voile de la chair, et ne du soin sacré d'une vierge pure, la sainte foi se répandit et alors cette ville, abandonnant l'erreur, adopta la religion catholique, et se nettoya de ses souillures dans les eaux limpides de la fontaine de vie. Là, Rémi, héraut du salut divin, exerça la dignité pontificale. A sa prière, le maître de l'Olympe envoya in rosée céleste dans l'Ampoule, afin que le corps du roi fut toujours oint de cette liqueur sacrée et qu’il s'en trouvât plus dans la fiole, à la suite de fonction royale.

Le roi donc, ayant posé sur sa tête le diadème du royaume, se rendit dans cette ville, afin de ne point la dépouiller de ses droits, entouré de tous côtés par la foule des grands qui l'escortaient ; selon l’usage royal, il fit oindre son corps royal de cette précieuse liqueur, et après avoir reçu l'onction il se retira de la ville, dirigeant ses pas pour s'en retourner vers les terres de sa patrie, et bientôt, revêtu de la robe de cérémonie, il entre dans la ville de Paris, toujours accompagné par ses chefs.

Alors brille devant les yeux du prince la ville vénérable où sont exposées les richesses que la prévoyante sollicitude de ses ancêtres avait autrefois amassées. L'éclat des pierreries le dispute à celui de l’astre de Phébus, la lumière s'étonne d’être effacée par une lumière nouvelle, le soleil croit qu’un autre soleil éclaire la terre, et se plaint de voir éclipsée sa splendeur accoutumée. Sur les places, les carrefours, dans les rues, on ne voit que des vêtements tout resplendissants d'or, et de tous côtés brillent les étoffes de soie. Les hommes chargés d'années, les jeunes gens au cœur impatient, les hommes à qui les ans ont donné plus de gravité, ne peuvent attendre leurs vêtements de pourpre : les serviteurs et les servantes se répandent dans la ville, heureux de porter sur leurs épaules de si riches fardeaux, et croient ne plus devoir de service à personne, tant qu'ils s'amusent à regarder autour d'eux toutes les parures magnifiques. Ceux qui n'ont pas d'ornements pour se vêtir en des fêtes si solennelles, vont emprunter des habits à prix d'argent. Sur les places et dans les rues, tous se livrent à l'envi à toutes sortes de divertissements publics, le riche n'écarte point l'indigent de la salle de ses festins, tous se répandent en tous lieux et mangent et doivent en commun. Les temples sont garnis de guirlandes, les autels entourés de pierreries, tous les aromates s'unissent au parfum de l'encens qui s'élève en fumée ; autour des rues et des vastes carrefours, de joyeux jeunes gens, de timides jeunes filles forment des chœurs de danse, des chanteurs paraissent, entonnant des chants joyeux, des mîmes accourent, faisant résonner la vielle aux sons pleins de douceur, les instruments retentissent de toutes parts, ici le sistre, là les timbales, le psaltérion, les guitares, faisant une agréable symphonie tous accordent leurs voix, et chantent pour le roi d'aimables chansons. Alors aussi sont suspendus et les procès et les travaux et les études des logiciens ; Aristote ne parle plus, Platon ne présente plus de problèmes, ne cherche plus d'énigmes à résoudre ; les réjouissances publiques ont fait cesser toute espèce de travail, le chemin par où le roi s'avance est agréablement jonché de fleurs : il entre enfin joyeusement dans son palais et se place sur son siège royal, entouré de ses grands. Jamais, au dire même des poètes, le grand Alexandre, ce marteau du monde entier, ne fut accueilli avec tant de luxe et de solennité, dans cette prétendue ville de Sémiramis, ainsi nommée par une erreur de langage, car il n'y entra jamais ; et jamais la Grèce victorieuse ne reçut avec tant d'éclat le fils d'Atrée, après que le puissant Hector eut été frappé de mort sous les murs de Pergame, fille de Neptune, lorsque les Troyens eurent été détruits à la suite d'une double défaite, que la mort eut vengé l'insolence d'un hôte perfide, lorsque le Palladium eut été enlevé, enfin que les feux de Vulcain curent consumé toutes les maisons de la ville de Troie.

En face du roi, prennent place ceux à qui leur âge a donné une longue expérience, les grands, nouveaux Nestors, qui peuvent convenablement gouverner le royaume et traiter des grandes affaires ; plus loin s'arrêtent les jeunes gens, d'une valeur indomptable à la guerre, en qui se trouvent la vigueur et le courage d'Achille, et qui portent en leurs cœurs toute la fierté du lion intrépide. En voyant ainsi réunis devant lui tant et de si illustres amis, le roi ne peut contenir en son cœur la joie qu'il ressent, elle monte sur son visage, un rouge de pourpre colore ses joues et ses traits s'animent d'une plus vive expression de courage. A sa figure seule vous pourriez reconnaître un roi, quoiqu'il ne soit point revêtu de ses habits royaux, quoique sa tête vénérable ne soit point ornée du diadème et qu'il n'ait point en main son sceptre d'ivoire. Sans autre retard, voilà que de magnifiques citoyens se préparent à entrer dans le palais du roi, lui apportent de très beaux présents, des vêtements ornés de diverses figures en broderie, le saluent du doux nom de père de la patrie, fléchissent les genoux, et lui présentent de riches dons.

On présente donc au roi la pourpre toute couverte de broderies, des pierres précieuses qui effacent l'éclat de l'hyacinthe et de l'escarboucle de Phébus, ci l'on n'omet point non plus les dons de Crésus. On lui offre une coupe qui, s'il est permis de le croire, fut jadis ciselée par le burin habile de Vulcain. Sur les bords de la coupe est représenté l'univers entier et l'on y voit la série des événements, indiqués par de petites figures. Là se trouvent la mer et la terre et l'air suspendu dans l'espace, et au-dessus d'eux est le feu, qui s'élève vers les hautes demeures des cieux. Le monde est divisé en quatre parties : l'immense Océan l'enveloppe tout entier de ses vastes eaux. La nature créa dans sa puissance deux astres lumineux qu'elle attacha aux extrémités des pôles, et qui éclairent tout ce qui se passe sur le monde. Ici Prométhée, né de Japhet, façonna l'homme avec une terre toute nouvelle, qu'il pétrit avec l'eau du fleuve. Sous le règne de Saturne le monde fut tout riche d'or ; mais sous le règne de Jupiter l'essence de l'or fut corrompue, la justice, la foi, la piété s'évanouirent ; la fraude, la trahison, le crime se répandirent en tous lieux. Astrée alla fixer sa demeure au milieu îles astres, abandonnant enfin une terre assiégée par le vice. Vous croiriez voir Jupiter, sa droite armée de la foudre, et les enfants de la Terre dirigeant contre le ciel leurs armes impies. Mais ce n'est pas là tout ce qu'on y peut trouver, et tout autour du rebord de cette coupe, on voit en outre, au milieu de l'or, toute la série des travaux racontés par l'illustre Ovide.

Au milieu brille une ville, fière de ses trésors et de ses habitants, quel Niobé, la mère, s'il faut en croire les récits que nous ont transmis les anciens poètes, fonda aux doux accords de sa cithare, dont les sons enchanteurs attiraient les pierres, plaçant sept portes autour de ses murailles. Une seule enceinte enferme aillant de bourgs que ses portes ont de noms, et jadis lus anciens nommèrent cette ville Thèbes. En dehors des portes de la ville, les mères thébaines, les cheveux épars et se frappant la poitrine, conduisent une pompe funèbre, on croirait voir pleurer sur la coupe les frères percés à mort par les flèches de Phébus et de Phébé. Ici l'envie et l'ambition de régner poussent deux frères à rompre leurs liens de fraternité et à prendre les armes l'un contre l'autre, sept chefs se préparent à bloquer et à assiéger les sept portes de la ville. Le devin est plongé vivant dans les gouffres du Styx. Les frères succombent sous les blessures qu'ils se sont faites l'un à l'autre, et le frère se soustrait par la fuite : aux fureurs de son frère. Là, avant de succomber, un fils agité dans le monde par les Furies, se venge en frappant sa mère de ses armes cruelles, et expie une mort injuste dans de justes transports de rage. Que dis-je ? Enfin toute l'histoire de Thèbes a passé sous le burin.

Au pied de la coupe, la main savante de Vulcain a gravé la ville d'Ilion. Hécube a révoqué ses ordres, le rejeton d'un roi mène au pâturage les agneaux et les taureaux. Trois déesses, dépouillées de leurs vêtements, viennent se soumettre à son arbitrage, et le prennent pour juge. Selon la décision du juge, la blanche fille de Saturne, celle que l'on adore sur les hauteurs du mont Eryx, surpasse ses compagnes en beauté. Le berger se hâte de se rendre vers les confins de l'Europe, puis il en revient, amenant la proie qu'il a enlevée en hôte perfide. Les phalanges des Grecs abordent auprès des murailles de Troie ; des deux côtés on combat et l'on succombe sous diverses sortes de mort, enfui au bout de deux lustres le feu dévorant consume les édifices de la ville vénérable. Les songes sont miraculeusement accomplis. Ici Enée fuyant loin de l'incendie, emportant avec lui les Pénates sacrés, entre dans les murs de Carthage. Là succombe, le cœur transpercé d'un fer, l'épouse abandonnée par son époux qui fuit loin d'elle. Que dirai-je de plus ? Enfin, sur le pied de cette même coupe, est tracée toute la suite de ces événements. En dessous du rebord de la coupe, Vulcain avait en outre représenté Mars l'adultère, et Vénus enchaînée par lui auprès de Mars ; sans doute il en eût fait davantage, si la honte ne l'en eût empêché, en réveillant dans son âme le souvenir d'une grande douleur.

Le roi ayant reçu ces riches présents, offre à son tour mille actions de grâces, et rendant honneur pour honneur, remet aux serviteurs leur liberté, en les délivrant du joug de leur servitude, et renvoie absous les coupables, excepté ceux qui par une trahison criminelle tournèrent feu» armes contre la tête de son père, et qui demeurent enfermés dans les ténèbres d'une prison, juste punition de leur crime.

Lorsque les citoyens furent sortis du palais du roi, et que les eaux de Thétis eurent frémi sous les pas des chevaux de Phébus, parvenus au terme de leur course, la demeure du roi brilla de mille feux, et ces feux, étant allumés, on prépara une fête publique. Les tables dressées, le héros royal, couvert de pourpre, portant des vêtements tout, brillants de pierreries, s'assied tout auprès ; les grands s’assoient ; des vases ornés de pierreries sont remplis de vin, et bientôt on ne s'occupe plus qu'à vider les coupes. Tandis que leurs cœurs sont échauffes par les dons généreux de Bacchus, dont le nectar chasse loin d’eux les soucis rongeurs, le plus célèbre des mime, par son talent pour l'art de la musique, se présente devant le roi, et faisant résonner les cordes de son instrument, il chante en ces termes :

« Illustre roi des rois, qui brilles de tout l'éclat de la valeur, dont la renommée porte jusqu'aux cieux la force et le courage, qui, par tes nobles qualités, t'es déjà élevé au dessus des exploits de ton père, comme le fils d'Atrée surpassa son père, comme le héros de Neptune s'éleva au dessus d'Egée, comme le fils de Pélée surpassa Pélée, comme Jason surpassa Aeson, car il n'est point honteux pour un père d'être surpassé par son fils ; géant de cœur, agneau de visage, fils de Laërte pour l'habileté, Nestor pour le conseil, évite les serviteurs à la langue mielleuse, et garde-toi de prêter l'oreille aux paroles des flatteurs, car c'est par ce moyen que souvent les serviteurs s'arment contre les puissants, et c'est ainsi que les justes sont injustement enchaînés. Il ne convient point que les nobles caractères soient ainsi séduits par le vice. Toi donc, sois bon pour les bons ; que l'ennemi te trouve son ennemi et redoute ta sévérité ; confonds-le tout à fait en le frappant de terreur ; mais s'il se livre à toi, reçois-le avec indulgence qu'un brave ennemi devienne ton ami, et soit uni à toi par les liens de la concorde et de la paix. Souvent, plus la haine a été vive, et plus se renforcent les chaînes de l'amour et d'une fidélité qui ne périra en aucun temps. Que ta jeune renommée ne soit point exposée au souffle déshonorant du vice. Fuis le crime de l'avarice gagne par tes dons les cœurs des chevaliers ; par là tu pourras aussi calmer les douleurs qu'ils ressentiront. L'homme généreux est honoré, tout avare est méprisé, et la renommée de celui qui sait donner se répand avec éclat dans tout l'univers. L'offre d'un présent donne l'illustration et la beauté ; elle donne des amis, elle adoucit les cœurs les plus durs, elle procure des honneurs et subjugue des ennemis. Qu'est-ce qui soutint autrefois dans le monde entier la fortune du roi de Macédoine, si ce n'est que sa main généreuse savait accorder à ses vaillants chevaliers des récompenses dignes d'eux ? Imitant cet exemple, Jules conquit jadis tout le pays habité par les Gaulois. La valeur même est méprisée dans l'homme avare. Fais observer la justice, travaille, par amour pour la justice, à rappeler Astrée du haut des astres ; et que la sagesse de ton esprit ne soit jamais séduite ni par les prières, ni à prix d'argent, ni par l'affection. Que la funeste passion de Vénus ne souille point ton aine vigoureuse ; garde-toi de perdre le précieux don de sobriété dans les orgies de ton ventre, et de laisser vaincre ta raison par les fumées de Bacchus. La majesté royale brille en toi de toute la valeur de ton père aime toujours ceux en qui se trouvent unis l'honneur et la vigueur de lame, dussent-ils n'être illustrés ni par la richesse ni par la naissance, car une telle gloire vaut bien mieux que tous les trésors. La noblesse de la naissance et l'illustration d'un sang élevé appartiennent de droit à la vertu, et les richesses sont nuisibles sans le mérite. »

Il dit ; aussitôt les tables sont enlevées, selon que le prescrit l'heure qui s'avance ; et, vers le milieu de la nuit, les grands remplis d'allégresse, et la foule joyeuse des chevaliers vont également chercher le repos pour leurs membres fatigués. Un lit couvert de pourpre reçoit aussi le corps du roi, et le sommeil ose enfin s'étendre sur ses membres appesantis.

Déjà le bouvier dirigeait plus lentement son lourd chariot, en voyant Lucifer élever la tête ; déjà les astres se plongeaient vers la mer, la pâle Aurore échappait aux embrassements de son époux, et le soleil atteignait au sommet des montagnes ; le roi se lève en hâte, arrachant ses membres au repos qui les engourdit, et tout aussitôt, la phalange des grands se rassemble dans la cour. Déjà tous les grands avaient demeuré depuis huit jours à Paris auprès du roi, assistant à des fêtes et à des banquets solennels, lorsque le roi enrichit, de ses magnifiques présents ceux qui voulurent retourner dans leurs terres, et permit à chacun d'eux de rester chez soi. Alors le roi, jaloux de visiter les peuples soumis à sa domination, et suivi de la foule de ses seigneurs, décida qu'il se mettrait en route : lorsque le jour du lendemain commencerait à paraître, et que le soleil chasserait devant lui les coursiers de la nuit.

Le jour suivant, le roi se rendit donc rapidement à Melun. Les seigneurs, confondus avec le peuple, venaient sur les limites de leurs terres recevoir ce roi redoutable, et lui présentaient d'un front serein leurs hommages. De là, le roi dirigea sa marche rapide vers les nouvelles conquêtes du royaume, soumettant les villes aux lois qu'il leur imposait. La paix brillait sur la terre, la concorde régnait librement dans tout le royaume ; nul rebelle ne tournait ses armes injustes contre l'éclat de la majesté royale ; la Normandie ne levait plus la tête, la Flandre ne se refusait point à porter humblement le joug de ce prince puissant.

Cependant l'Envie, qu'irrite toujours le bonheur des hommes de bien, détestant la France, voulut rompre les liens de la paix, lorsqu'elle vit de toutes parts les villes du monde et le genre humain jouissant d'un doux repos, et, descendant aux demeures de Pluton, triste et d'une voix lamentable, elle adressa ces paroles au tyran de l'enfer : « O père de l'éternelle nuit, qui portes le sceptre des impies habitants du Styx, et gouvernes le royaume du second monde, auteur de tout crime, que Jupiter expulsa jadis de la demeure des cieux, combien ta patience est longue ! Combien ta puissance abattue est méprisée sur la terre ! Déjà la vertu et la bonne foi dominent sur le monde terrestre ; déjà le véritable amour tient toutes choses enchaînées sous sa puissance, déjà la paix, la piété, se promènent en tous lieux le front levé. Ô honte ! Astrée triomphe de nouveau sur la terre, et, abandonnant les astres, impose ses lois aux peuples du monde. Déjà, chassant Jupiter, Saturne gouverne les empires, la race antique est revenue, l'âge d'or reparaît. Ô douleur ! Ces transports de fureur auxquels tu as coutume de te livrer sont vaincus par de nouveaux actes de clémence. Toi que la terre et la mer redoutent, je t'en supplie, reprends tes forces et tes emportements accoutumés, et ne permets pas que les hommes vivent sans châtiment. Veuille donc, dérangeant l’ordre régulier de toutes choses, voiler le jour et obscurcir l'éclat des astres, à l'aide des poisons du Styx. Jadis tu chassas la vertu de la terre : maintenant un nouveau fléau se présente, et ce sera une plaie incurable, et ta puissance tombera méprisée de tous les siècles, si tu ne prends garde à toi, si tu ne ressaisis tes armes redoutables. Lorsque Philippe, la tête couronnée du diadème royal, gouvernait les terres de la Gaule, la Normandie et la Flandre opposèrent leurs forces à ses forces, lui suscitèrent de grandes fatigues, et firent prendre les armes à toute la nation des Gaules. Alors aussi tu avais de la force ; alors la trahison et la fraude se réjouissaient de te voir posséder, selon tes vœux, le sceptre du monde. Mais depuis que Louis gouverne les Gaulois, nous sommes chassés de la terre et réduits à perdre toutes nos forces. Les genoux abaissés devant lui, toute nation se prosterne et courbe la tête ; la concorde règne en tous lieux, et nous, accablas de honte, supportant un long opprobre, ô douleur ! Nous sommes expulsés des demeures du Ciel et de celles de la terre. Maintenant donc, ô mon père, reparais, rends les rênes aux furies, jette le désordre parmi les enfants de la Gaule, et réprime leur invincible orgueil. »

Elle dit, et ses serpents agités font entendre leurs horribles sifflements, ouvrant la gueule, ils répandent de tous côtés leurs noirs venins, et infectent de leur poison les demeures du Styx. Ainsi l'antique ennemi, se relevant, remplit les cavernes de l'enfer de ses triples hurlements : le lac du Tartare retient ses murmures, ses gémissements et ses plaintes accoutumées ; la roue d'Ixion ne tourne plus ; Prométhée ne livre plus ses entrailles aux vautours dévorants ; le rocher roulant ne presse plus Sisyphe, accablé de fatigue, et lui laisse quelques instants de repos ; Tantale atteint enfin aux ondes fugitives, et il lui est permis de cueillir une pomme. Les ombres ont séché leurs yeux livides et retiennent leurs larmes, convoquées en un hideux conseil par Satan qui crie de sa bouche difforme, lui qui, ayant voulu se porter pour égal du Créateur, fut envoyé dans les feux de la géhenne, par une vengeance digne de Dieu ; lui qui, plus brillant quêtons les autres, devint aussi plus vil, et fut d'autant plus abaissé au dessous de tous, qu'il avait été plus élevé. Tous les monstres de l'Érèbe se rassemblent. Ici siège Alecton, portant des couleuvres entortillées sur sa tête, tandis que les hydres errent ça et là sur le rivage ; la mugit Tisiphone, accompagnée de Mégère, et l'Orgueil, au visage altier, s'élevant au dessus de tous ses compagnons, et ne pouvant souffrir aucun égal, prend place sur son siège criminel, ici l'Ivresse redouble ses vomissements ; la Colère et la Fureur se joignent à elle, et la Débauche, couchée sur des torches brûlantes, est dévorée d'une ardeur pénétrante. Là est l'Ambition, à la soif inextinguible, que nuls trésors ne peuvent rassasier ; plus loin la Médisance, la Trahison, au docile langage, présentant des visages amis, et cependant travaillant sans relâche à détruire le renom des gens de bien. Ici s'assied l'Hypocrisie, l'air simple et le visage pâle, aspirant toujours à s'élever au faîte des honneurs. Là sont encore la Frayeur, le Deuil, le Désespoir, instigateur de méchanceté, la Douleur, la Maladie et la tremblante Vieillesse. La Gloutonnerie absorbe toutes les richesses, l’humble Pauvreté demeure constamment attachée à ses pas, et la Misère l'accompagne.

Lorsque la cohorte ténébreuse se fut rassemblée dans le palais de Satan, lorsque les déesses que la Nuit enfanta avec l'Achéron eurent pris leur place, rompant le silence par ses rauques clameurs, le roi leur parla en ces termes : « O mes compagnes, combien nous sommes méprisés dans le monde ! Et quelles puissantes armes la Vertu n'a-t-elle pas préparées contre nous ! Hélas ! Nous souffrons déjà de rudes maux, et nous en souffrirons de plus rudes encore, si notre patience se prolonge davantage. Voici, ma très chère fille l'Envie, le visage tout baigné de larmes, vient de rapporter à mes oreilles que je ne sais quel roi de la terre nommé Louis, devant qui le monde entier a courbé la tête, fait régner sous lui la paix et la concorde. Nous cependant, accables de honte, plongés dans les ténèbres d'une horrible prison, prives de gloire, nous languissons engourdis à jamais, et exilés du monde ; notre puissance, jadis si étendue, demeure stérile, et nos forces ne peuvent trouver l'occasion de se mesurer. Vous donc, esprits exilés, recherchez ce qu'il conte vient de faire ; ma force est nulle si vous ne la soutenez, c'est vous qui me prêtez vos forces et vos traits. » L'ennemi a dit, et son impie visage est aussitôt inondé d'un hideux torrent de larmes.

Le peuple infernal fait entendre un murmure, semblable à celui de la mer agitée par les vents, lorsque le froid Borée descend du pôle et presse les oncles de ses ailes glacées. Tout aussitôt la Trahison, dont la chevelure est formée de noirs serpents, se lève, et frémissant de rage, exhale ces horribles paroles : Déesses de la Nuit infernale, que torture l'Averne, que poursuit le feu dévorant, il ne nous appartient pas de faire audacieusement la guerre contre les dieux ; les destins contraires s'y opposent, et nous en sommes empêchés aussi par celui qu'enfanta, sans l'assistance de l'homme, je ne sais quelle Vierge, et qui jadis rompant avec sa croix les barrières du sépulcre, nous enleva violemment notre proie. Toutefois, si vous voulez faire du mal aux humains, j'ai à ma disposition des peuples tout prêts pour le crime, que Mégère, dès leur plus tendre jeunesse, a nourris du fiel des vipères. Et afin que vous ne demeuriez point dans l'incertitude sur ce que je vous propose, je vous dirai quels sont ces peuples. Sur la pente des rivages de l'Océan est une ville noble et célèbre dans le monde entier, puissante par ses antiques richesses, fière de sa population, La Rochelle, qui porte le joug de ce roi à qui a obéi et obéit encore la Grande-Bretagne. Je commande donc au peuple de La Rochelle et je ferai que ce peuple détruise la pais, et, faisant la guerre, renverse les intentions pacifiques du prince à qui la Gaule obéit. »

Elle dit, et, sombre elle-même, soudain s'élance hors de ces épaisses ténèbres, portant avec elle le poison mortel par lequel les liens de la paix, sont brisés et qui détruit tout amour et toute la pureté de la bonne foi. A peine l'a-t-elle versé au fond des cœurs des habitants de La Rochelle, elle retourne vers les antres ténébreux du crime et rentre dans les lacs du Tartare, au milieu des marais empestés de soufre. Bientôt un aiguillon de fureur agite les chefs de la ville, tellement qu'ils Vont enlever un riche butin à tous leurs voisins et à ceux qu'ils savent être soumis aux lois du roi des Gaules ; ils incendient les campagnes, pénètrent de vive force dans les châteaux, chargent les hommes de fers, ou les plongent dans les cachots : les uns sont forcés de mourir, domptés par l'affreuse faim ; les autres ne se sauvent que tout mutilés, et après avoir perdu les oreilles, le nez ou les yeux.

Cependant la première nouvelle de ces événements est parvenue aux oreilles du roi : en l'apprenant, il s'anime d'une colère royale, sans rien perdre toutefois de la sage prévoyance de son esprit.

Tel qu'un lion d'Hyrcanie, qui par hasard aurait oublié sa colère, si quelqu'un vient à l'exciter de nouveau et provoquer sa férocité accoutumée, retrouve bientôt les fureurs et les penchants de sa bouillante nature : il ne craint plus ni les glaives, ni les traits qui le menacent de mort, et s'élance avec violence sur tous les points où le pousse son impétuosité : tel ce roi, si doux et si facile, apprenant ces mauvaises nouvelles commande à peine à sa colère, est transporté d'indignation, et sur son visage se peignent tous les signes de la fureur. Il convoque donc par ses lettres tous ses grands, sans qu'aucune raison puisse les retenir : ceux qui ont été appelés se rendent sans retard et se réunissent à la voix de leur chef. De bruyants murmures s'élèvent dans le palais, des bruits de toute sorte circulent au milieu de la cour, car nul ne sait encore ce qu'il faut faire. Le roi vénérable sort de ses appartements secrets ; le respect qu'il inspire a comprimé tous les murmures ; il salue chacun par son nom. Tel Jupiter commanda jadis aux dieux un profond silence, lorsqu'il voulut leur raconter les crimes et les coupables festins de l'hôte de la Grèce, lorsque le genre humain était sur le point de courir à sa ruine ; ainsi, plein de sollicitude dans le fond de son âme, le roi ouvre la bouche, et, réprimant les gémissements de son cœur, prononce les paroles suivantes :

Défenseurs de la patrie, dont la vaillance fait l'orgueil de la Gaule, que la triste Normandie vit autrefois victorieux, dont la renommée publie partout la gloire et chante en tous lieux les louanges, que la Flandre, privée de ses triomphes, a trouvés vengeurs du crime et de la trahison, lorsque ses peuples, que la France, mère des guerriers, avait protégés dès leurs plus tendres années, se préparaient, selon leur coutume, à dépouiller l'auteur de nos jours, leur seigneur et leur père, de son diadème sacré, et à me dépouiller aussi, lorsque vos bras vigoureux et votre valeur renversèrent les armées ennemies ; voici, la fureur de nos ennemis se dispose à vous porter de nouvelles blessures ; et les maux de notre Empire ne pourront être réparés s'ils ne ressentent encore les effets de cette colère devant laquelle trembla et qu'éprouva si vivement la Grande-Bretagne. La méchanceté de nos ennemis nous ouvre un vaste champ pour déployer notre valeur, et je regarde que c'est un heureux coup du sort qu'ils suscitent de nouveaux troubles et se livrent à tant de fureurs, pour travailler à agrandir encore notre gloire. Voici donc, une nouvelle guerre nous appelle à de nouveaux triomphes. Le peuple de La Rochelle, méprisant vos bras et les œuvres de votre valeur, a déjà envahi le royaume des Gaules, il incendie les campagnes, détruit nos châteaux forts et jette nos hommes dans les prisons. « O honte ! Des hommes lâches, dépourvus de force, osent attaquer de leurs armes le roi des Français, vous vivants, et ils ne recevraient pas le sévère châtiment des vaincus loin de moi de telles craintes. Tout coupable mérite, selon la justice, de porter la peine de sa faute. Si l'on mesure la peine à l'offense, nous demandons que chacun de nos ennemis éprouve par lui-même combien c'est une rude entreprise d'oser provoquer à la guerre le roi des Gaules. Notre nom n'a-t-il pas, à l'aide de l'agile renommée, dépassé Cadix, la ville d'Hercule ? Des lieux où le soleil se lève aux lieux où il se couche, quel point de la terre ne tremblerait, si vous entrepreniez de soumettre à vos armes le genre humain ? La victoire combat toujours dans votre camp et porte vos bannières ; elle dompte vos ennemis, elle est votre compagne, votre fidèle alitée. Allez avec son assistance, guerriers, défendez le royaume, maintenez sans tache la gloire de vos pères, triomphez des faibles, soumettez-les au joug de notre empire. Vous n'aurez pas de grands efforts à faire, et cependant un immense triomphe se prépare, votre nom vivra à jamais ; si l'honneur du roi, si la majesté royale vous tiennent au cœur, que chacun fasse tout ce que nous commanderons. Moi, homme seulement, je ne puis seul défendre l’Empire ; si je prenais seul mon casque, si seul je voulais aller combattre, que ferait mon bras ainsi solitaire ? Je ne trouverais que déshonneur mais vous, la noire et honteuse infamie vous couvrirait aussi d'opprobre. Veuillez, je vous en prie, vous souvenir et de votre origine et des grands exploits qui ont illustré vos ancêtres. Quelle ne fut pas leur fidélité ! Quels honneurs, quelle gloire leur sont dus ! Jamais de leur vivant le royaume des Gaules ne souffrit une insulte. Ils vivront dans l'éternité, et ce roi Charles, dont le bras vigoureux fît fleurir la bonne foi, lorsqu'il eut vaincu les enfants de Marsile, et ce Pépin, son père, à qui Je ciel donna de triompher d'un lion ; beaucoup d'autres encore jouiront d'une éternelle renommée, pour prix de leurs exploits et de tout ce qu'ils ont fait sur notre sol ; et la gloire de notre père Philippe, qui appesantit son bras sur la Flandre, durera aussi à jamais. Que dirai-je de ceux qui se soumettent fidèlement à nos ordres sacrés ? la gloire des fils d'Atride, qui firent sentir à Pergame tombant en ruines toute la force de leurs mains ennemies, vivra de toute éternité, Achille illustré par la chute d'Hector, Enée triomphant du rebelle Turnus, porteront des noms à jamais célèbres. Courez donc aux armes d'un commun accord pour défendre la liberté et les intérêts de votre patrie menacée ; opposez vos forces aux forces qui nous attaquent, réprimez un grand crime et de grandes fureurs, que l'ennemi tombe lui-même dans les embûches et dans les pièges qu'il nous a préparés. »

Il dit, et les grands lui promettent de se tenir tout prêts à le suivre dans tout l'univers, et à travers tous, les périls. Alors le comte Pierre, si souvent éprouvé à la guerre, à qui obéit humblement la terre de la petite Bretagne, que ses innombrables exploits élèvent bien au dessus de l'illustre Arthur, qui porte un cœur de lion, et que l'on dit issu par son père du sang des rois[2] parle en ces termes ; « O bon roi, ô illustre fils de Philippe, et digne d'un tel père, voici une grande occasion de déployer ta valeur. Déplace donc ton camp, transporte-le contre les ennemis, et ne doute point que nous ne soyons à toi, empressés tous d'obéir à tes ordres. Quels que soient les périls que la terre nous présente, quelle que soit la mer mugissante que nous ayons à franchir, sous la conduite, nous n'hésiterons point à braver les gouffres de Charybde, nous ne refuserons point d'aborder les monstres de l'avide Scylla, de visiter les lacs de l'Enfer, et Cerbère enlacé par de fortes chaînes, et si tu marches avec nous, nous sommes tout prêts, s'il nous est possible, si tel est ton gracieux vouloir, à pénétrer jusqu'aux antipodes, à aller chercher un autre soleil et d'autres peuples. Ainsi donc, ô chef très excellent, conduis-nous, écarte toute lenteur ; pourquoi en effet nous engourdir dans l'oisiveté ? O honte ! L’oisiveté et la mollesse consument le cœur de l'homme lâche, la valeur aspire toujours aux choses les plus difficiles. Roi, appelle donc tes guerriers, rassemble tes force ces, accomplis tes projets : que la seule sollicitude de ton esprit soit de confondre tes ennemis ; plus de retard une trop longue patience ne provoque que le mépris. » Il dit, et enflamme les grands d'un nouveau courage : tel qu'Automédon qui presse le flanc de ses chevaux, et accélère de plus en plus leur course rapide.

Le roi, dès qu'il voit tous ses amis si bien disposés à la guerre, rassemble toutes ses forces, afin qu'aucun retard ne s'oppose à l'accomplissement de ses vœux, semblable au divin Jules, lorsque, déjà victorieux, il se disposait jadis à remporter dans Rome un nouveau triomphe, semblable encore au Tout-puissant, lorsque les Géants voulurent tenter d'attaquer le Ciel, lorsque Pélion transportait le mont Ossa, quand Pallas balançait son égide, quand le dieu de Délos saisissait son arc, quand la déesse des forets prenait ses traits et ses flèches.

La nation entière accourt des diverses parties du monde, et diverses espèces de langage se font entendre en même temps. Ici le Breton, croyant encore que son roi Arthur est vivant, pense qu'il n'est pas permis……………………… de prendre pour son roi Arthur.[3] La Normandie a envoyé ses hommes, orgueilleux par un vice de leur nature et terribles à la guerre, la Flandre, ses habitants, dont la nourriture consiste en beurre en fromage et en lait, et dont la bière est l’unique boisson. L'Oise a fourni ses guerriers qui versent le sang de l'innocent, en croyant venger le sang de leurs parents, en sorte qu'un innocent expie toujours le crime d'un autre, quel qu'il soit. La Champagne et les rives de la Seine envoient aussi leurs hommes courageux et ardents à la guerre. On voit venir aussi ceux que visite de ses ondes rapides le Rhône, qui entraîne des rochers dans sa course, gens qui renient Dieu lorsqu'une puce fugitive leur échappe au milieu de leurs jurements. Ici le Breton s'enorgueillit de Pierre là, la Normandie est fière de son roi Richard, tellement qu'elle a peine à se soumettre à un autre roi. Plus loin est cet illustre comte, fils de Mars, Philippe de Boulogne, l'honneur de la Picardie, ardent à suivre les traces glorieuses de son père Philippe. La Flandre pleure encore son comte, car Ferrand se trouve enferré dans de lourdes chaînes de fer. La Gaule tressaille de joie au souvenir des exploits de ses antiques rois. Et toi, comte Thibaut, la Champagne se réjouissait à cause de toi, et de toi, et elle se réjouirait encore, si ta conduite subséquente ne différait trop de tes premiers actes ; souvent une honteuse fin a souillé un beau début.[4] Enfin la Bourgogne, illustrée par les exploits de ses chevaliers, les a aussi envoyés à l'armée.

Ici un chevalier polit son casque couvert des aspérités de la rouille. Les boucliers sont remis en état, les épées sont affilées, afin que leur pointe acérée puisse inonder les entrailles de la terre d'un sang de pourpre, et teindre en pourpre l'herbe verdoyante. Les vêtements tout parsemés de taches sont remis à neuf, et les bottes de fer, qui mettent les jambes en sûreté, sont réparées. Ici frémit le cheval qui s'est nourri des pâturages de l'Ibérie, et qui frappe le vide de l'espace de ses hennissements sonores. Là, les hommes de pied réparent leurs frondes, une masse de plomb est convertie en balles, ou bien encore on construit avec art une machine destinée à renverser les murailles, et à lancer des blocs de pierre pour abattre les tours et les maisons, et pour frapper à mort les ennemis. Les mains se chargent de traits et de javelots, les carquois se remplissent de flèches trempées dans le poison, afin que ceux qui en seront atteints soient frappés d'une double mort. Enfin ni les arcs, ni les lourdes lames, ni les cruelles haches, ni les faux, ne manquent aux guerriers, et tous s'arment en outre de leurs glaives acérés.

Le roi dispose en bon ordre ses escadrons armés, et se prépare à partir le lendemain, lorsque Phébus aura versé ses feux et inondé le monde entier de ses rayons. Déjà l'étoile du soir a plongé le char du soleil dans les ondes de Thétis, et la nuit s'avance, humide de rosée, après que les tables ont été enlevées et les coupes de Bacchus vidées, elle invite au repos les membres fatigués. La couche royale a reçu le corps vénérable du roi, mais il veille en proie à des sollicitudes pressantes qui ne cessent de l'agiter. Déjà cependant on était au milieu de la nuit, le Bouvier dirigeait obliquement son chariot, le croissant de la lune s'abaissait, lorsque enfin le sommeil vint s'appesantir sur les membres du roi. Alors il croit voir se présenter devant son lit la Victoire, ayant les cheveux couverts d'ornements, portant la tête haute, marchant avec fierté, jetant des regards d'indignation sur un autre homme qui voudrait se faire l'égal de Louis. Elle est parée d'une écharpe d'or, et une couronne d'or enveloppe aussi sa tête. Derrière elle on entend des cris, des applaudissements, des instruments de guerre. Elle adresse la parole au roi, et lui dit : Illustre roi des rois, Louis, vaillant rejeton du roi Philippe, en qui brille une haute valeur, de qui l'on attend la vigueur d'Alexandre, devant qui a tremblé la machine carrée du monde, des lieux où le soleil se lève jusques aux barrières d'Hercule, dont les exploits surpassent ceux de César, quoique celui-ci ait chassé devant lui et Pompée et tout le sénat, et se soit emparé dans Rome de tous les honneurs et de tous les droits, ne crains rien, je suis la reine du monde, à qui cèdent tous les puissants de la terre, je suis surtout la mère des Gaulois, je marche à la tête de ton camp ; c'est moi qui te dirige, c'est par moi que la Gaule est parvenue au comble des honneurs, je suis la Victoire, qui t'a élevé, qui a toujours exalté ton nom, qui a fait l'illustration et la gloire de tous les tiens. Pourquoi te trouvé-je accablé de sollicitude ? Je viens t'apporter de nouveaux encouragement ; bannis donc toute crainte ; n'hésite point à attaquer tes ennemis ; ton nom seul et ta renommée les frapperont d'effroi ; la victoire sera toujours avec toi ; les ennemis se livreront à toi, eux et leurs biens, et tu feras d'eux et de leurs biens tout ce que tu en auras ordonné. Travaille donc avec ardeur à vaincre tes ennemis avec mon assistance, afin que par là ton nom devienne encore plus grand, et que ta réputation soit transmise aux siècles futurs, et dure à jamais. » Elle dit, et s'évanouit aussitôt dans le vide des airs.

Déjà Lucifer affaiblissait l'éclat des astres du ciel, les épaisses ténèbres de la nuit s'étaient dissipées, le flambeau de Phébus effaçait toutes les étoiles, comme une moindre clarté s'absorbe dans une plus grande clarté, quand le sommeil, secouant ses ailes humides, abandonne la couche du roi, et fait rentrer les songes dans le fond de son cœur. Alors le roi se lève, et pare ses membres de ses plus beaux ornements. Tous les autres grands, dès que l'aurore avait commencé à poindre et à colorer en rouge les premières heures du matin, avaient aussi quitté leurs lits ; et, ayant mis ordre à toutes leurs affaires, laissant leurs femmes, leurs enfants, leur patrie, ils se mettent en marche, sous la conduite du roi, ne se laissant point retenir par l'amour du sol natal. Plus de retard ; la Renommée babillarde, déployant ses ailes rapides, va partout annoncer que le roi presse sa marche, suivi de ses nombreux chevaliers, dont les escadrons surpassent en nombre ces armées de Xerxès, qui mettaient à sec les eaux d'un vaste fleuve, et les grandes armées de César, lorsque celui-ci, ayant rassemblé toutes ses forces, franchissait les Alpes, et se disposait à aller détruire toute la gloire de Pompée. Alors les gens de La Rochelle, apprenant le départ du roi, tremblent tout autant que si le monde était renversé de ses antiques fondements, ou si Jupiter, animé d'une vive colère, lançait du sein des nuages les feux dévorants de la foudre ; comme dut trembler jadis la jeunesse romaine glacée d'effroi en apprenant l'arrivée de César, lorsqu'elle voulut tenter vainement d'arrêter les fureurs du conquérant, tandis que tout le sénat prenait la fuite. Ce peuple prévoyant rassemble des denrées, remplit ses greniers, amasse toutes ses provisions, les celliers sont garnis de vin, et les armoires de viandes. Et ce n'est pas assez encore ; la terre est enlevée, des fossés sont creusés, les places sont entourées de palissades, les murailles de retranchements. De robustes barrières sont placées devant les portes, et derrière les remparts s'élèvent des amas de pierres, qui serviront à repousser au loin les funestes assauts de l'ennemi.

Déjà le septième jour s'était levé, et répandait ses feux sur les rivages de la mer, quand l'armée du roi, plus rapide que le vent, put enfin découvrir les murailles et les tours de la ville ennemie. Alors le roi, plein de douceur, parla en ces termes :

Illustres enfants de la France, que le souverain Maître du monde protège de toute éternité, dont la victoire célèbre les louanges et élève le nom jusques aux cieux, que suivent toujours le triomphe et la brillante gloire, aux lois et aux ordres de qui le monde entier voudrait être soumis, voici le lieu qui, en vous présentant l'occasion de combattre, fournit un nouvel aliment à la valeur. Mettez donc toute votre confiance dans le Seigneur, car votre ennemi effrayé est comme vaincu, et tremble d'éprouver la force de vos bras. Nous ne venons point ici pour combattre, mais seulement pour prendre «une vengeance ; Je pense que vous n'avez point oublie combien de fois l'Angleterre nous a tendu des embûches, combien de guerres, d'ennemis, de maux elle nous a suscités, combien de calamités ont pesé sur les miens, sous le règne de ce Richard, qui déploya autrefois tant de fureur et de rage, que, ne redoutant ni les hommes, ni la colère du souverain Juge, il osa conspirer la ruine de notre père, en faisant préparer un poison funeste, et en cherchant à rompre le fil de ses jours. Que si vous n'êtes touchés ni d'affection pour nous, ni de notre bienveillance, du moins remportez la victoire pour l'amour de votre patrie et de votre propre gloire. Nous sommes venus en ces lieux, guidés par vos conseils, et avec votre approbation ; qu'il nous soit permis de nous en retourner avec honneur, de pouvoir errer à travers les champs, les collines et les montagnes, sans que jamais de honteux récits y puissent être répétés contre nous. »

Il dit, et dirige son armée vers les murailles ennemies. Les chevaliers dressent leur camp, et plantent çà et là leurs pieux au milieu du gazon touffu. Vous croiriez voir briller les aigles, qui ne craignent pas d'affronter de leurs regards les rayons de Phébus ; du ans après avoir commencé le monastère de Noron ; fidèle à son ancienne amitié, et se rappelant les dons qu'il avait faits, comme nous lavons dit ci-dessus, il les recensa tous, et, dans une réunion générale des moines, il les confirma expressément, ainsi que sa femme Lééline. Alors Philippe, Ivon et Arnoul ses fils concédèrent aussi tout ce que leur père avait donné aux moines de Saint-Evroul : tous réunis, Guillaume, Lééline et leurs trois fils, Philippe, Ivon et Arnoul, déposèrent la donation sur l'autel. Quatre des évêques qui occupèrent le siège de Sées, Robert, Gérard, Serlon et Jean, Robert le Chauve, Goisfred, Ascelin, et plusieurs autres moines religieux habitèrent le couvent de Noron, vivant avec charité dans la crainte de Dieu, et donnant aux peuples l'exemple des vertus. Guillaume Pantol vécut longtemps ; il honora les pauvres et le clergé, fit beaucoup d'aumônes, se montra constamment magnanime, fit courageusement tête à tous ses ennemis, et resta toujours puissant par ses richesses et ses terres. Il fit don de soixante marcs d'argent pour commencer la construction de la nouvelle église d'Ouche ; il entreprit ce bel ouvrage à la louange de Dieu, mais la mort l'empêcha de le terminer. Ses fils obtinrent son patrimoine, Philippe en Normandie, et Robert en Angleterre ; mais ils n'eurent pas le mérite de leur père pour continuer ses entreprises,

Raoul de Mont Pinçon, sénéchal de Guillaume le Grand, roi des Anglais, se dévoua tout entier fidèlement à Saint-Evroul ; il pria humblement l'abbé dom Mainier d'admettre dans le couvent d'Ouche, à l'état monacal, quelque clerc propre au service de Dieu, qui priât fidèlement le Seigneur pour son salut et celui de sa femme. C'est ce qui eut lieu ; car, par la permission de Dieu, un certain écolier de Reims, nommé Jean, demandait alors à se faire moine : conduit à la cour du roi, il promit ses prières à Raoul, et lui assura le mérite des travaux qu'il allait entreprendre pour le Christ. Le sénéchal, rempli de joie à cette promesse, baisa humblement les pieds de Jean devant tout le monde. Ensuite les moines reçurent Jean volontiers, et se réjouirent beaucoup de l'avoir admis ; car il était habile dans l'art de la grammaire, et il s'occupa de bonnes études sans relâche jusqu'à la vieillesse. Le chevalier dont nous avons parlé donna à Saint-Evroul, et pour toujours, afin de pourvoir à la nourriture de Jean, cinq moulins, savoir ; trois à Jor, le quatrième au lieu que l'on appelle Heurtevent, et le cinquième à Mont Pinçon, deux gerbes de la dîme des vilains de Vaudeloges,[5] la moitié de la dîme d'Epané, et deux acres de pré à Hermanville.[6]

Quelques années après, ce même Raoul mourut le jour des ides de février (13 février), et son corps fut porté à Ouche, où les moines l'ensevelirent dans leur cloître. Ses deux fils Hugues et Raoul se trouvèrent à cette cérémonie avec leur mère Adelise, et se concédèrent à Saint-Evroul, eux-mêmes, ainsi que tout ce que leur père avait donné, en présence de beaucoup de témoins qui s'étaient réunis pour assister à l'inhumation d'un si grand baron. Près de trente ans après, Hugues de Mont Pinçon alla visiter ses frères spirituels d'Ouche ; il amena avec lui son fils aîné Raoul et sa femme Mathilde, qui était fille de Hugues de Grandménil, et qui pleurait sa sœur Adeline, morte récemment. Alors Hugues renouvela la fraternité que dès son enfance il avait contractée avec les moines, et les supplia de prier pour son frère Raoul, qui était mort dans son pèlerinage à Jérusalem. Le jeune Raoul fut comme ses parents totalement associé aux moines : conduit dans le chapitre par Gauthier le Chauve, chevalier éloquent, il embrassa ses frères, et concéda à Saint-Evroul tout ce que son père et son aïeul avaient donné. Enfin Hugues de Mont Pinçon, déjà sexagénaire, mourut à Rouen, le jour des nones de mars (7 mars). Par l'ordre de sa femme et de ses fils, son corps fut transféré à Saint-Evroul. Les moines ses frères l'ensevelirent honorablement dans le chapitre et ses fils Raoul, Guillaume et Arnoul se concédèrent eux-mêmes ainsi que tous les biens qui avaient été donnés à l'église d'Ouche par leurs ancêtres. Raoul, qui était l’aîné, épousa la fille de Ranulfe, chancelier du roi Henri, il mourut peu de temps après, et fut inhumé près de son père dans le chapitre du couvent d'Ouche. Guillaume posséda alors le patrimoine de son père en Normandie. Quant à Arnoul, il se rendit dans la Pouille pour y jouir des biens de Guillaume de Grandménil son oncle. Leur mère Mathilde ayant perdu son mari, s'éprit d'amour pour un jeune aventurier nommé Mathiel, avec lequel elle entreprit le voyage de Jérusalem, laissant en Normandie ses parents et ses amis, mais, chemin faisant, la mort, dans son avidité, ne tarda pas à les dévorer dans la même année, car Mathiel mourut comme il allait dans la Fouille, et Mathilde à Joppé, comme elle se disposait à revenir.

Maintenant je veux exposer clairement au lecteur quel fut, comment et combien de temps vécut sous la règle monacale Jean dont j'ai déjà ci-devant un peu parlé ; Il avait beaucoup d'esprit, et était infatigable à l'étude, pendant près de quarante-huit ans il vécut sous l'habit monastique, et travailla sans relâche à éclaircir les mystères qui sont cachés dans les livres sacrés. Reçu jeune encore par l'abbé Mainier, il entra dans le bercail de Dieu ; promu au sacerdoce, il combattit sous Serlon et Roger, et apprit aux autres, tant par les paroles que par l'exemple, à batailler virilement. Il mourut dans la confession du Christ, du temps de l'abbé Guérin, le 10 des calendes d'avril (23 mars). Longtemps il fut chargé des fonctions de sous prieur, et souvent même remplit celles d'abbé, pour proclamer la loi divine. Par l’ordre de l'abbé Roger, il alla trouver à Rome le pape Urbain avec Foulques qui avait été déposé : dans ce voyage, il éprouva de cruelles maladies et de grandes adversités. Dans sa vieillesse, il souffrit plus de sept ans les douleurs de la pierre, et gémissant de sa longue maladie il ne quitta pas le lit. Toutefois, se levant tous les jours pour l'office divin, il rendit grâces à Dieu, et bien préparé, comme je le pense, il mourut au commencement d'une nuit affreuse. Comme il avait lui-même fait beaucoup de vers, l'Anglais Vital son disciple en composa sur lui, et fit ce poème au milieu des larmes, le jour de sa mort, après son inhumation.

Mars avait accompli le cours de trois semaines, et Jean quitta la terre au milieu des ténèbres d'une nuit que désolaient les vents et les pluies. Né à Reims, il était Français d'origine, il eut pour père Ilvert, et pour mère Poncie. Affligé dès son enfance d'avoir pour père un cordonnier, il se rendit libre, et parvint aux honneurs de la célébrité. Dès ses premières années il se livra aux études utiles, et s'empressa de quitter le sol rémois, ainsi que sa famille. Passé à l'étranger, il gagna Ouche, se réunit à ses moines, et fut moine comme eux pendant près de dix lustres, durant lesquels il se rendit célèbre. Doué d'un esprit vif, il versifiait facilement, et, comme il le voulait, écrivait en vers ou en prose. Il fuyait l'oisiveté, lisant les écrits de nos ancêtres, et prenant tout ce qu'ils renfermaient de documents utiles. Il mérita de grands éloges, pour avoir veillé dans le culte du Christ, nuit et jour il s'appliquait à prier Dieu, en actions comme en paroles il était un modèle de piété. Il découvrit avec ferveur tous les secrets de la loi divine. Dans d'agréables entretiens il expliquait les choses mystérieuses à ses disciples. Semblable à l'abeille, sa bouche recelait l'aiguillon et le nectar. Aussi piquait-il de son dard les orgueilleux, et versait-il le miel aux innocents. Ses conseils pleins de douceur calmaient la tristesse et la maladie. Il enseignait les ignorants, et réprimait avec vigueur les étourdis. Concis avec adresse, et prévoyant avec convenance, il réduisait en peu de vers les plus grands sujets. Dans sa dévotion, il composa beaucoup devers en l'honneur du Christ et de Marie la Vierge mère. Les saints qu'il aimait entendirent souvent retentir les chants qu'il leur adressait. Il écrivit en vers la vie de saint Evroul pour son métropolitain Raoul, son père chéri. Plusieurs de ses confrères conservent des fruits de ses méditations. Tout illustre qu'il était par l'éclat des vertus les plus pures, il n'en fut pas moins l'objet de l'envie et du courroux. Qui a pu sans pécher attaquer une telle vie ? Fils d'une mère sans père et d'un père sans mère,[7] il traversa le cours de la vie sans recevoir les atteintes du péché. Blessé et désolé des crimes des humains, frappé du fléau divin, ses pleurs coulèrent avec amertume ; gémissant sous les tortures cruelles de la strangurie, la douleur lui arracha pendant sept années de fréquents soupirs. Ainsi la chair pécheresse, soumise pour ses fautes à de dures punitions, reçoit à bon droit les coups de celui qui la guérit. Aussi mérita-t-il d'être atteint de la verge de son père et de son maître. Perdant haleine, il demandait avec larmes que son esprit, après la mort, pût mériter de contempler le visage calmé de son céleste juge. Ce saint moine quitta les ténèbres ainsi que les tempêtes du monde, et de la mort, au moment où la nuit était égale au jour. Que le Christ lui accorde la lumière et le repos éternels dans le séjour de cette lumière et dans l'asile délicieux de ce repos ! »

L'an de l'Incarnation du Seigneur 1076, pendant que le médecin Goisbert visitait en France ses compatriotes et ses amis ; comme il prodiguait les secours de son art aux indigents et à ceux qui le réclamaient, il alla trouver plusieurs de ses amis et de ses connaissances, qu'il avait auparavant fidèlement aidés de son talent, les engagea avec bonté à tirer de leur superflu quelques aumônes pour leur salut éternel, et les invita surtout à donner aux moines de Saint-Evroul ce qui, chez eux, ne convenait pas à des personnes laïques. Il dirigea ses pas vers Pierre de Maule,[8] fils d'Ansold, riche Parisien. Il s'adressa à lui, au milieu des entretiens de la familiarité et de l’amitié, et le pria de faire don des églises de Maule aux moines d'Ouche. Comme Pierre était gai, magnifique et disposé aux entreprises difficiles, soit en bien soit en mal, il se rendit aisément aux avis de Goisbert, et confirma une charte de donation en présence de ses seigneurs. Voici le texte de cet acte tel qu'il le passa :

« La brièveté de la vie mortelle, le peu de fidélité des hommes, le changement des temps, la désolation des royaumes nous avertissent journellement que la fin du monde approche. C'est ce que la vérité nous a enseigné en disant aux disciples : Quand vous verrez ces choses s'accomplir, le royaume de Dieu approchera. La fourmi prudente doit, avec d'autant plus de soin, redoubler de prévoyance et d'attention qu'elle sent mieux les approches de l'hiver. Alors elle cache en sûreté ses grains, afin ci que, ne trouvant plus d'herbe pendant le froid, elle se procure abondamment de la larme. Il est dit en certain lieu, relativement à ceux qui tardent à faire leur saint : prenez garde que votre fuite n'ait lieu un jour de sabbat ou pendant l'hiver. En conséquence, considérant ces choses, moi Pierre, quoique indigne et pécheur, désirant prendre mes précautions pour l'avenir, je veux amener les abeilles de Dieu à produire leur miel dans mes vergers, afin qu'elles remplissent leur corbeille du produit de leurs rayons, et pour qu'ensuite elles rendent grâces au Créateur, et se souviennent quelquefois de leur bienfaiteur. C'est pourquoi je donne spontanément au bienheureux Evroul, sur les biens que j'ai possédés jusqu'ici, certaines terres, quoique peu considérables, afin que les frères qui habitent Ouche aient quelque chose pour sustenter leur corps, et faire plus volontiers mention de moi. Puisqu'il faudra bon gré mal gré abandonner ces choses, et qu'après la mort rien ne sert à personne que le bien qu'il a fait pendant sa vie, j'ai concédé et concède au bienheureux Evroul les objets suivants, et, pour mon salut, je les confirme à perpétuité, en vertu de mon droit héréditaire, avec la garantie de ma signature. Je donne, dans le village que l'on appelle Manie, deux églises, savoir, l'église de Sainte-Marie, et l'église de Saint-Vincent ; les cimetières, et tout ce qui appartient au presbytère. Je donne aussi une terre d'une charrue, quatre hôtes, une terre pour être habitée par des moines, une pommeraie, un cens de trois demi arpents, que Gaultier l'aveugle et son neveu Hugues, surnommé Le Mousseux, ont donné à la bienheureuse Marie. Dans la vigne de La Manière : je concède à perpétuité ces objets au couvent de Saint-Evroul, aussi libres que je les ai tenus jusqu'à ce jour. Si quelqu'un de mes hommes juge à propos de faire quelque don aux saints et aux moines, tout ce qui aura été donné sans préjudice de mon service et sans diminution de mes droits, je l'approuve volontiers ainsi que mes fils, en telle teneur et concession si ferme, que si quelqu'un d'eux venait à perdre son fief pour quelque crime, l'Eglise de Dieu néanmoins ne perde rien de ce qu'elle en possède. Toutes ces choses sont concédées par ma femme Windesmoth et par mes fils Ansold, Thibaut et Guillaume, qui promettent pieusement de défendre, selon leur pouvoir et tant qu'ils vivront, cette aumône contre les entreprises de qui que ce soit. Mes hommes, voyant ma bonne volonté à l'égard des serviteurs de Dieu, déterminés par cet exemple salutaire, se confient à la bienveillance des moines et leur t'ont de leurs biens plusieurs dons avec joie. En effet, tous les chevaliers de Maule ont demandé instamment à être associés au couvent, à la vie et à la mort, et sont devenus fidèlement les frères des moines, afin qu'aidés de leurs prières, ils puissent mieux résister aux attaques des démons. En conséquence, Hugues, fils d'Odon, qui l'emporte sur ses compatriotes par les richesses et le mérite, a donné à l'église de Sainte-Marie, et aux moines de Saint-Evroul, toute la dîme d'une terre qu'il possède à Maule, savoir, du blé, du vin, du moulin, du four, des porcs, des moutons, de la laine, des oies, du chanvre, du lin, et de tout ce qui est sujet à être décimé. Si par hasard ses hommes travaillent une autre terre, les moines auront entièrement la dîme, de la même manière que Hugues l'aurait perçue. Odon Pains son fils ne voulait pas d'abord faire sa concession ; mais ensuite, ayant été pris par les Normands auprès de Meulan, il s'est racheté. Forcé donc par la puissance divine, il a concédé entièrement à Sainte-Marie toute la dîme ci-dessus, de concert avec sa femme Elisabeth et ses fils Hugues et Simon ; puis ils ont déposé la donation sur l'autel en présence de moi, de mon fils Ansold, de Pierre encore enfant, et de plusieurs autres. Les moines donnèrent à Pains dix livres de deniers et à sa femme vingt, sous. Adelelme de Gazaran confia aux moines son fils Amauri avec la dîme de Piseux,[9] et la concéda à cette église à perpétuité pour la somme de sept livres, si l'enfant mourait au-dessous de sept ans.

Par la suite, cet enfant grandit, et parvint même jusqu'à la vieillesse. Il posséda longtemps la dîme de Piseux ; en mourant il l'abandonna à bon droit aux moines qui, pour l'obtenir, l'avaient nourri et soigneusement instruit. Hugues, surnommé Fresnel, fils de Gualon, avant de se faire moine, donna trois hôtes à Sainte-Marie. Etienne, fils de Gislebert, donna aux mêmes moines une terre d'une demi-charrue à Goupillières ; et quoiqu'il ne dépendît pas de mon fief, j'ai corroboré cependant sa donation dans cette charte de ma propre main. C'est pourquoi je concède et confirme tout ce qui a été donné aux moines par moi ou par mes amis ; stipulant avec bienveillance, j'accorde à Saint-Evroul ce que mes hommes lui ont donné, sauf toutefois mes droits et mon service. Je désire que si quelque homme envieux ou pervers tente par l'instinct du démon de porter atteinte à nos donations, il vienne soudain à résipiscence de cet acte insensé, afin qu'au jour du jugement, il ne soit pas, pour le crime de sa coupable entreprise et de son sacrilège, condamné par le juge équitable avec les réprouvés et ceux qui meurent de mort violente. »

Le noble homme dont nous venons de parler confirma de sa souscription la charte transcrite ci-dessus, et remit à l'abbé Mainier, en présence de plusieurs bons témoins, l'investiture de tous ces objets. Ses fils y assistèrent, Ansold, Thibaut, Guillaume, ainsi que ses gendres Gauthier de Poissi, Baudri de Dreux, les seigneurs de Manie, Hugues et Etienne, le prêtre Gaultier, le chevalier Gaultier surnommé La Côte, Richer le prévôt, et Foulques, tous deux fils de Foulcher, Hugues et Odon, tous deux fils de Galon, Hervé, fils d'Everard, et une grande partie de la paroisse de Maule. Cependant l'abbé Mainier ordonna le prieur Goisbert, qui bientôt après termina une petite église commencée par Godefroi, prêtre d'une grande simplicité et d'une grande innocence. Peu après, les moines se rétablissant bien, à l'intérieur et à l'extérieur, et les bons paroissiens se félicitant de ces avantages, on entreprit de bâtir la nouvelle église de Sainte-Marie, après avoir détruit l'ancienne ; et, selon l'opportunité des circonstances, on la termina élégamment en vingt ans, sous les prieurs Goisbert, Guitmond, Roger et Hugues,

Beaucoup de moines sont restés à Ouche jusqu'à ce jour, et ont pieusement travaillé au culte divin.

Pierre, seigneur de Maule, parvint jusqu'à la vieillesse : grâces au zèle de ce magnifique patron, l'église de Maule s'accrut avec beaucoup d'avantages. Pierre était fort aimé de ses sujets et de ses voisins, parce qu'il était plutôt doué d'une aimable simplicité que d'une astucieuse finesse. Il aimait les aumônes et en faisait très souvent, mais il craignait le jeûne, et, comme il en avait horreur, il l’éloignait de lui le plus qu'il pouvait. Il promettait facilement beaucoup de choses, et donnait souvent à vil prix des objets d'importance ; il était à la fois avide et prodigue. Peu lui importait d'où lui venait une chère excellente, et il ne s'occupait pas si les objets qu'on lui fournissait en abondance étaient le fruit du vol ou le prix de l'achat. Il ne faisait aucun cas des moyens bons ou mauvais dont on se servait pour acquérir les choses, aussi ne fut-il jamais dans l'opulence. Sa femme Guindesmoth[10] lui donna quatre fils, Ansold, Thibaut, Guérin et Guillaume, et autant de filles savoir, Hubeline, Eremburge, Odeline et Hersende. Il eut par elles beaucoup de petits-enfants qui, parcourant les vicissitudes d'ici-bas, subirent différents événements, par la permission de Dieu qui dispense et régit toutes choses. Enfin Pierre accablé de vieillesse mourut le 2 des ides de janvier (12 janvier) ; il repose enseveli dans le cloître des moines, le long du mur méridional de l'église. Jean de Reims composa sur lui cette épitaphe :

« Onze cents ans après la venue du céleste agneau, Pierre, la fleur des seigneurs, mourut aux environs des ides de Janus. Magnifique, très joyeux et même facétieux, il montra plus de zèle pour les banquets que pour la guerre. Elevé parmi les nobles, il fut leur héritier. Il vécut honoré sur cette terre, sous laquelle il repose inhumé ; et pour bâtir un temple à la mère du Christ, il fit don de ce lieu. Le douzième jour du mois de Janus le soleil pour lui se couvrit de nuages ; puisse, grâces aux prières de Marie, le soleil de la justice être toujours brillant pour lui ! Paris pleuve sa mort. Que le Paradis s'ouvre pour lui par la faveur des saints auxquels il ouvrit cet asile ! »

Ansold, fils de Pierre, différa beaucoup de son père en certaines choses par le caractère ; ses vertus furent plus grandes ou du moins égales, pour parler plus modérément. Doué d'un esprit supérieur, magnanime, fort de corps et grand de taille, Ansold posséda au plus haut degré le mérite guerrier, exerçant dignement l'autorité, équitable dans ses jugements, prompt et éloquent dans la discussion, et presque égal aux philosophes. Il fréquentait les églises, prêtant aux sermons sacrés une oreille attentive et judicieuse. Il connaissait les événements passés, tels qu'ils sont mentionnés par les anciens écrivains, il les recherchait avec subtilité dans leurs doctes rapports et confiait à sa mémoire fort tenace la vie des pères dont il avait entendu le récit. Détestant les narrations mensongères, ainsi que les auteurs qui altèrent la parole de Dieu, et ceux qui aspirent à des gains honteux, il réfutait publiquement leurs médians sophismes, qu'il découvrait de peur que les gens simples n'y fussent trompés. Sa pieuse mère Guindesmoth fut constamment honorée par lui, et il lui obéit en toutes choses comme le doit un enfant fidèle à sa tendre mère. Elle avait amené avec elle, du pays de Troyes, sa noble famille, dévote à Dieu elle survécut dans le veuvage à son mari pendant près de quinze ans. Heureuse femme qui jusqu'à la vieillesse fut pieusement entretenue par ses fidèles enfants dans la maison de son mari, et y mourut après avoir reçu le viatique à la vue de son consolateur le plus fidèle ! Elle fut portée au tombeau respectueusement par son cher fils, et son corps fut honorablement enseveli au sein de l'église auprès du compagnon de sa couche. Le chevalier dont il s'agit se distingua, tout le temps de sa jeunesse, par de bonnes actions ayant abandonné ses amis, ses alliés, et même ses chers parents, il exerça sa valeur naturelle chez les étrangers. Il passa en Italie ; il se lia avec le vaillant duc Guiscard, pénétra dans la Grèce, et combattit noblement dans la bataille où Alexis, empereur de Constantinople, fut vaincu et mis en fuite. Quelque temps après, sur les instantes prières de son père, il rentra en France ; et il épousa une jeune dame noble et bien élevée, nommée Adeline, fille de Raoul, surnommé Malvoisin,[11] châtelain de Mantes. Par sa frugalité ce digne chevalier portait à l'honnêteté tous ceux avec lesquels il avait des rapports ; il pouvait même servir d'exemple aux personnes régulières par les modestes soins de son économie. Jamais il n'a mangé de pommes dans un verger, de raisins dans une vigne, ni de noisettes dans les bois. Ce n'était qu'aux heures canoniques qu’il prenait ce qu'on lui servait à table, disant qu'il ne convenait qu'aux bêtes brutes de se nourrir de ce que le hasard présentait, sans considérer ni le temps ni le lieu. Satisfait du mariage légal, il observait la chasteté ; il ne se répandait pas comme un laïque en propos verbeux contre les passions obscènes, mais les blâmait en docte ecclésiastique, et ouvertement. Il vantait dans les autres les jeûnes et toute continence de la chair, et se contenait lui-même fermement comme il convient à un laïque. Les rapines n'excitaient nullement son envie, et il mettait beaucoup de soin à conserver ce qu'il avait acquis par son travail ; il payait légitimement aux ministres de Dieu les dîmes, les prémices et les aumônes, dont ses prédécesseurs avaient fait la donation. Non seulement il ne donnait rien aux étrangers, aux farceurs, ni aux filles publiques, mais même il leur refusait sa société et sa conversation. Il eut de sa femme légitime, qu'il avait épousée très jeune, et qu'il avait religieusement formée à la modestie, sept fils et deux filles, dont voici les noms : Pierre, Raoul, Guérin, Lisiard, Gui, Ansold et lingues, Marie et Guindesmoth, sur lesquels l'histoire pourra en son lieu raconter beaucoup de choses.

L'an de l'incarnation du Seigneur 1106, à la fin de février, lorsqu'une comète parut à l'Occident étalant sa longue crinière, Bohémond,[12] fameux duc, vint en France après la prise d'Antioche, épousa Constance, fille de Philippe, roi des Français, et célébra à Chartres des noces brillantes, dont la comtesse Adèle fit dignement les honneurs et la dépense. C'est alors qu'eut lieu le troisième départ des occidentaux pour Jérusalem : une énorme réunion de plusieurs milliers d'hommes, qui menaçaient de fouler aux pieds la couronne de Byzance, marcha contre la Thrace.[13] Au reste, les équitables dispositions de Dieu trompèrent les efforts de ces hommes qui voulaient envahir le bien d'autrui, et cette orgueilleuse troupe d'ambitieux n'obtint rien de ce dont ils s'étaient inutilement flattés. La même année, trois semaines après l'apparition de la comète, Ansold de Maule, piqué de l'aiguillon de la crainte de Dieu, se rendit humblement à la cour de sainte Marie, et, les larmes aux yeux, satisfit volontairement à Dieu, pour quelques difficultés qu'il avait eues avec les moines. Ensuite, en présence de tous ses barons qui s'étaient réunis dans le dortoir du couvent, il concéda à l'Eglise de Dieu et à sainte Marie de Maule, tout ce que Pierre, son père, Hugues et Pains, Austase et Piobert, fils de Hubeline, Hervée, fils de Héroard, Odon, fils de Galon, Foulques et Richer, tous deux fils de Foulcher, et quelques autres de ses hommes, de quelque condition qu'ils fussent, avaient donné ou donneraient, pourvu que son service n'en souffrît pas. Il établit pour condition que, si quelqu'un d'eux venait à perdre son fief pour quelque crime, l'église ne serait nullement privée de son aumône. Le même Ansold concéda la dîme que sa sœur Hersende avait eue en mariage, et qu'avant sa mort elle avait cédée à la bienheureuse Marie, par la vert sa poitrine vénérable du signe de la croix ; qu'à son exemple, tous les grands se sont également fortifiés de l'image du Christ, et qu'ils se préparent à aller guérir les maux que fait l'apostasie. Tout le pays a frémi à mesure que cette nouvelle se répand en tous lieux, il en est qui pleurent le roi, comme s'ils étaient certains de sa mort, s'affligeant de le voir abandonner sa patrie, qui restera sans défenseur, pour aller aux extrêmes frontières du pays ; et tous exhalent du fond de leur cœur de tristes gémissements. Ainsi, lorsque le souffle desséchant de l'Aquilon a chassé de la plaine des airs le vent du midi et le léger zéphyr, lorsque le flambeau de Phébus, balayant tous les nuages, éclaire de ses brillants rayons et le ciel et les sept climats du inonde ; ainsi pleurent les Sirènes de la mer, prévoyant, avec leur prudence accoutumée, que l'Océan sera agité par les orages, à la suite d'un temps serein.

La bannière de la croix entraîne les individus de tout sexe et de tout âge, prêts à vivre et à mourir, en combattant pour la foi, qui marche avec eux. Le fils n'est point retenu par sa douce affection pour ses parents ; ni les gages précieux de l'amour, ni les tendresses d'une épouse fière de ses enfants, ne peuvent arrêter l'époux ; ni la jeune fille qui va s'unir à son futur ne peut obtenir qu'il suspende son voyage pour allumer le flambeau de l'hymen.

Cependant un messager est envoyé par l'impie ennemi du Christ, que sert avec ferveur le peuple de Toulouse, pour chercher à connaître et dire à son seigneur, à son retour, dans quelle situation se trouvent et le roi et ses grands, et quels préparatifs de guerre ils ont faits. Après avoir tout vu et tout gravé dans sa mémoire, le messager retourne donc auprès de son seigneur, et, pénétré encore de teneur, il lui rapporte tout ce qu'il a pu observer. Le perfide ennemi frémit d'horreur en entendant ce récit, connue si Jupiter lançait sur lui sa foudre embrasée ainsi il frissonna, craignant d'exposer sa vie et d'être frappé de mort, lorsque le cardinal romain brisa lui-même le sceau de sa liberté. Tandis qu'à Paris l'assemblée du clergé lui annonce ainsi le sort qui l'attend, l'ennemi troublé, hésite, incertain sur ce qu'il doit faire. Une portion de son peuple, contrainte par la frayeur à le servir, apprenant la prochaine arrivée du roi, a dédaigné les nœuds qui l'unissent à lui, et, secouant les liens de la fidélité, les uns ont abandonné son camp, les autres se sont retirés avec tous leurs effets, pour se mettre à l'abri derrière les remparts d'une citadelle. Ainsi ceux qu'il avait d'abord tenus pour amis, il les trouve, au moment le plus critique, plus difficiles à conduire. Et ce n'est pas seulement une portion du pays qui lui refuse ses services, la contrée entière est frappée de terreur, car celui que condamne la suprême puissance du Créateur est à bon droit privé par les créatures des honneurs de la sépulture, et celui qui a méprisé la foi ne doit trouver personne qui ose se confier en lui, et ne saurait avoir de fidèles alliés. Toutefois conservant encore l'espérance, qui seule soutient les cœurs, qui relève le courage des hommes indécis, et dirige aussi la conduite du prélat romain, l'ennemi se détermine à se retirer jusque vers l'extrême frontière du royaume, lieux de difficile accès, où se trouvent des gorges resserrées, des retraites inaccessibles, des forêts horribles, repaires des animaux féroces ; des montagnes désertes qui n'enfantent à leur sommet que des nuages, des glaces semblables au marbre des neiges que ne peuvent fondre les rayons du soleil, et qui couvrent sans cesse leurs têtes rocailleuses. Là se retire l'ennemi, espérant pouvoir défendre encore sa misérable vie ; il fuit pressé par l'aiguillon de l'orgueilleuse fortune, poussé par la peur, et n'entraînant avec lui que quatre ou cinq hommes, au plus. Tel Actéon, entendant les cris de Mélampe, fuit dans l'épaisseur des taillis, pour échapper à ses morsures.

On était au commencement du printemps : Flore, le visage animé de mille couleurs variées, pouvait enfin cueillir des fleurs de sa propre main ; déjà la mère Cybèle, secondée par le doux souffle du zéphyr, favorisait le développement de tous les germes, Philomèle charmait les bois touffus de ses chants agréablement modulés, lorsque par les ordres du roi se rassemblent les corps de chevaliers, en qui brille toute sagesse. Le roi les voyant réunis : «Il n'est pas besoin, leur dit-il, de vous adresser de longs discours, car il suffit pour vous du motif qui vous porte à tout quitter, et vos épouses et les gages précieux de leur tendresse, et le doux sol de la patrie. Que chacun donc se prépare aux épreuves de Mars, pour défendre la loi du Christ. L'entreprise, je l'avoue, est difficile, mais de grandes récompenses vous sont réservées, la gloire, l'honneur, qui se prolongent dans les siècles, et après la mort de la chair, la couronne d'éternité. Les lettres du pontife romain nous poussent d'ailleurs à nous charger d'un tel fardeau, puisque les fatigues et les récompenses marchent de front et sont étroitement unies. Mais que servent tant de paroles ? Pour vous dire tout en quelques mots, demain matin nous nous mettrons en marche, lorsque le dieu de Délos aura répandu ses feux étincelants et chassé devant lui les noires ténèbres de la nuit. » Il dit, et toute l'assemblée des grands applaudit à ces paroles.

Déjà l'étoile du soir avait levé la tête au dessus des ondes de la mer et dirigeait les coursiers de la nuit, lorsque le sommeil vint visiter les membres fatigués du prince indomptable. Mais la Sollicitude, marâtre cruelle du Sommeil, préoccupe le roi sans relâche ; et en outre la tendresse de son épouse, les douces caresses de son jeune enfant épuisent toutes les forces de son âme. Ne pouvant donc contenir en son cœur oppressé tous les soucis qu'enfante l'angoisse de son esprit, le roi consume plus de la moitié de la nuit à méditer dans l’insomnie sur toutes les pensées qu'éveille son imagination.

Le palais de la Nature brille, orné de mille guirlandes de pierres précieuses : établi sur de fortes colonnes et de solides murailles, il s'élève au dessus de l'axe du soleil : ses portes sont resplendissantes d'argent, son vestibule est tout entouré d'un marbre poli. Là coule sans relâche une source d'eau limpide, qui cache le pavé sous des masses de fleurs ; un arbre immense protège de son feuillage épais les ondes transparentes, et ses vastes rameaux s'étendent au loin dans les airs. Là repose, sur le haut d'un trône resplendissant des plus pures escarboucles, la mère de toutes choses, parée des plus riches vêtements : à ses côtés, tout près de son cœur, résident la Raison, la Sagesse, à l'aide desquelles elle détermine les principes de tout ce qui existe et divise la matière pour la revêtir ensuite de mille formes diverses, comme le potier dispose l'argile qui doit lui servir à construire un vase fragile, et par le secours de son génie donne une figure à cette matière, d'abord rebelle et privée de toute forme. Voyant le roi accablé sous le poids de ses graves sollicitudes, qui l'empêchent de succomber au doux repos du sommeil, la Nature couvrant sa tête d'un voile et déposant sa majesté, descend d'un vol rapide vers l'antre du Repos, craignant pour le roi que l'agitation de son esprit n'entretienne dans ses membres fatigués une cruelle insomnie. Les portes s'ouvrent spontanément devant elle, les divinités de ce lieu s'inclinent, faisant entendre un saint murmure : les nuages disparaissent, le palais sourit à l'arrivée de la déesse ; alors frappant sur le flanc du Repos, accablé de langueur, elle lui dit : « O doux Repos, unique remède de la fatigue, toi qui restaures les corps épuises par un trop long travail et répares les forces anéanties, soulage de ses sollicitudes le cœur du roi des Français et verse sur lui la rosée de tes pavots. Elle dit, et revole aussitôt vers les demeures éthérées et reprend sa place sur son trône, dépouillant les ténèbres de la nuée qui l'enveloppait. Aux ordres de la déesse, le doux Repos se bâte de secouer la langueur qui oppresse ses membres, et balançant ses ailes dans les airs, il se rend vers la couche où les soucis accablent le roi. Puis il répand sur sa poitrine affaissée le nectar du Léthé ; aussitôt les soucis oppresseurs s'éloignent, et le doux sommeil vient occuper leur place.

Cependant la Trahison perfide voyant les prospérités du roi, dont la renommée vole dans le monde entier, et qui ayant obtenu autrefois de grands triomphes se prépare maintenant à acquérir, par de nouveaux travaux et de nouveaux succès, une nouvelle illustration, la Trahison peut à peine contenir sa colère et ses larmes, et murmure tout bas ces paroles : Hélas ! Que sont devenues mes forces ? Où sont mes traits ? Suis-je donc dépouillée de ma puissance, tout a-t-il donc péri en moi ? N'ai-je pas fait autrefois, de toute l'énergie de mon âme, les plus grands efforts pour que ce roi, qui porte le sceptre de la nation française, pérît d'une mort secrète, lorsque j'ai poussé les gens de La Rochelle à lui faire une guerre cruelle, dans laquelle il a cependant remporté la victoire ? « O honte ! Il a échappé aux dangers que je lui avais «suscités ! Est-ce donc ainsi que je sais faire le mal ? Est-ce donc là le grand pouvoir qui m'appartient ? Je me souviens que jadis mes forces étaient immenses et mon génie puissant, lorsque Jules inonda de son sang le palais élevé de Jupiter, par la volonté du sénat ; lorsque le maître des Macédoniens périt, victime d'un funeste poison ; lorsque succombèrent encore beaucoup d'autres mortels, dont les noms seraient trop longs à rappeler. Et maintenant toute puissance m'est retirée ; maintenant je le reconnais, je succombe, et ma force n'a plus de valeur. O honte ! Mais je jure par les divinités des marais de l'enfer et par l'antique chaos, je le jure, ou je me retirerai de la terre (ce que les destins m'interdisent à jamais), ou par mon bras périra celui qui gouverne le royaume des Gaules, fier de la soumission de son Empire. » Elle dit, et dirige sa marche rapide vers les demeures du Styx.

L'horrible Tisiphone, la triste Mégère et la sévère Alecton, ses compagnes, sourient à son arrivée. Elle cependant, pénétrée d'une profonde douleur, donne de sa bouche infidèle un baiser plein d'amertume à ses noires sœurs, qui se présentent aux portes de la prison des ténèbres, et leur expose en peu de mots le sujet de sa venue. Alors elle prend elle-même de l'écume de la bouche de Cerbère et du venin de vipère, et en faisant un horrible mélange, elle s'envole de nouveau vers les régions supérieures. Ses ailes battent l'air en résonnant, et traversent rapidement l'espace. Elle arrive enfin vers la demeure criminelle de son nourrisson chéri, dont ma muse taira le nom, quoiqu'il ne mérite point tant d'indulgence,[14] et l'embrassant tendrement : « O mon fils très chéri, dit-elle, toi que mon amour a soigné dès tes plus jeunes ans, qui seul es mon bras, et seul fais ma force et ma puissance, je viens m'affliger auprès de toi ; si tu ne me prêtes ton appui, voilà, je serai chassée en exil : mon unique espérance repose en toi. Tu exécutes mes ordres, tu m’obéis, c'est pourquoi je viens implorer ton assistance, car tu m'as toujours été fidèle. Toi, qui portes mon sceptre, qui défends mes droits, peux-tu voir ce Louis, qui gouverne le royaume belliqueux des Gaules, qui se gonfle de tant d'orgueil qu'il se croit seul élevé au dessus de la condition de la nature humaine, et pense que le monde entier doit le servir, peux-tu le voir et le souffrir ? Si je dois dire la vérité, bientôt, mon fils, bientôt il voudra même s'emparer de ce qui t'appartient en propre. Maintenant, réunissant toutes ses forces, ne se prépare-t-il pas à conquérir les terres du comte de Toulouse, mon serviteur, et à le chasser de tout le pays qu'il possède ? Ainsi donc, plus de retard, hâte-toi de précipiter la chute trop lente de ce roi, à l'aide de cette liqueur remplie de fiel que je viens remettre entre tes mains. » Alors elle lui donne son poison, et se retire aussitôt.

Déjà la Nuit palissait, Phébus se disposait à conduire ses coursiers, l'épouse du vieux Tithon soulevait sa tête rougie des premiers feux du matin, lorsque le Sommeil se retire de la couche du roi, qui repousse au loin toute langueur. Déjà les rayons du soleil doraient le sommet des montagnes : le roi s'arrache aux embrassements de sa chaste épouse, et la laisse tout inondée de larmes. Lui cependant déploie tant de force de cœur et prend sur lui-même un tel empire, que ni la tendresse de son épouse, belle de ses vertus et illustrée du sang des rois, ni l'amour de son enfant, qu'il va laisser privé des douces caresses d'un père, ne peuvent lui arracher une larme. Joyeux, il se rend en toute hâte vers le château de Bourges. Là, de l'avis de ses grands, le roi se décide à attendre les guerriers qui marchent à la suite de ses bannières, comme jadis le fils d'Atrée rassembla ses forces en Aulide, lorsque sa fille dut apaiser la colère de la cruelle Diane, et que le sang d'une vierge dut être répandu sur son autel.

Cependant les pleurs et les gémissements de la reine au moment du départ du roi, son époux, ne pourraient être comptés. Elle déchire ses vêtements de pourpre de Tyr ; de ses mains elle frappe sa poitrine, et montre à découvert la douleur qui dévore son cœur. Ainsi abandonnée sur les bords de la mer par le perfide fils d'Egée, la jeune Ariane fit retentir le rivage des cris de son désespoir. Le peuple n'éprouve pas une moindre affliction. Les individus de tout sexe, de tout âge, pleurent amèrement, et la joie se retire de toute la contrée. Mille sinistres présages : une comète a brillé dans les cieux, annonçant une triste catastrophe ; le soleil voile son visage éclatant sous de sombres nuages, dont l'obscurité porte l'épouvante dans le cœur des mortels, le hibou funèbre, qui ne vole que la nuit, ose s'essayer à voler en plein jour, et Nyctimène brûle d'aller souiller le lit paternel ; la nuit a livré les astres à de finales discordes : les étoiles semblent combattre contre les étoiles : on voit s'allumer des torches qui volent rapidement dans le vide de l'espace ; la sœur de Phébus se peint de mille couleurs diverses : tantôt elle pâlit, tantôt elle se plonge dans l'ombre ; d'autres fois elle rougit, et ces taches de rougeur effraient les peuples ; l'atmosphère est agitée par les fréquents éclats de la foudre et par des torrents de pluie ; le vent du midi soulève des tempêtes, et le tonnerre menace les hommes d'une mort cruelle. Pour tout dire enfin, tous, en voyant tant de prodiges accumulés, ont cru voir luire le dernier jour.

Déjà cependant l'aurore avait depuis trois jours réjoui le monde de l'apparition de sa lumière de pourpre, lorsque le noble Louis, portant un cœur de lion, partit de la ville de Bourges, accompagne de la foule de ses grands, qui marchaient à la suite de ses bannières.

Il est une ville noble et puissante, fière des immenses trésors qu'amassa jadis la sagesse de ses pères, environnée presque de tous côtés des riches pampres de Bacchus, et qui a reçu le nom d'Avignon. Deux fleuves l'enveloppent de leurs eaux rapides : à sa droite est le Rhône, à sa gauche la Durance, qui grossit de ses eaux des eaux d'un nom plus illustre, et qui, réunie au Rhône, précipite sa course vers la mer. La flèche qui vole à travers le vide des airs ne fuit pas d'une course plus rapide que celle des ondes de ces deux rivières. Une masse de rochers, plus haute que la citadelle la plus élevée, enferme une grande partie de la ville ; mais comme la plaine est voisine, une double muraille s'élève, et est entourée de doubles fossés qui sont constamment remplis d'une eau stagnante ; et en avant de la première muraille, se présentent en outre des palissades qui l'enveloppent dans toute sa longueur. Au dessus des eaux du Rhône s'élève un pont, qui offre aux voyageurs une route solide. Aussitôt que l'on apprend la prochaine arrivée du roi, qui conduit son armée et doit la faire passer sur le pont, les gens de la ville, se confiant en la force de leur position, et le cœur déjà infecté du venin de la trahison, tiennent conseil, et décident que lorsque le roi sera entré dans la ville, après avoir fait passer avec lui une partie de ses troupes, on fermera les portes en secret ; que l’on enchaînera les bras du roi, qu'on le retiendra prisonnier, et que ceux, qui seront demeurés en dehors, se trouvant alors privés de chef et divisés en deux corps, seront aussitôt livrés à la mort, si le sort favorable seconde plissement de ces projets.

Déjà le roi, laissant derrière lui un peuple innombrable, était, arrivé, après de longues fatigues et des marches pénibles pour lui et pour tous les siens, auprès du pont de la Sorgue, situé à trente-deux stades de la ville d'Avignon. Déjà le char de Phébus s'était ralenti, et ses chevaux atteignaient au rivage de l'Occident, alors les chevaliers dressent leur camp sur les bords de la rivière, attendant qu'un nouveau soleil vienne éclairer le monde, qu'une nouvelle lumière dissipe les ombres de la nuit. O nuages qui aveuglez l'esprit ! Funestes erreurs du cœur ! Ô folle simplicité ! Combien vous êtes trompeurs ! Voilà, à l'extrémité même de la frontière, les chevaliers s'endorment, désarmés et avec sécurité, au milieu de leurs bouillants ennemis, osant avoir confiance en des hommes qui n'ont point de bonne foi, car le plus vaillant des rois, le souverain des Gaules, ne doute point qu'il ne lui soit permis de conduire son armée à travers la ville, et d'y passer en toute sûreté. Cependant la Renommée rapide annonce sur toutes les places que le roi a dressé son camp non loin de la cité ; et alors un monstre horrible, le gouverneur, qui exerce le plus grand pouvoir, s'en va, vers le milieu de la nuit, trouver les citoyens assemblés dans la citadelle, et leur demande s'ils sont prêts à accomplir les projets de trahison qu'ils ont arrêtés à l'avance. En entendant la voix de son chef, la troupe perfide ranime dans le fond de son cœur le poison de son crime, et promet d'exécuter toutes les résolutions déjà convenues, si la fortune se montre favorable. Ainsi l'ennemi pervers médite d'arrêter le roi dans sa marche ; mais le Juge suprême, qui, dans sa justice, rend à chacun selon ses mérites, dispose toutes choses tout autrement que n'avait fait ce perfide ennemi. Voulant tromper l'innocent, il est lui-même trompé, et les fers qu'il a préparés pour le juste servent à l'enchaîner lui-même.

Déjà l'Aurore étincelante, fuyant les embrassements et la couche de son vieil époux, versait sa rosée sur les ténèbres de la nuit, lorsque la trompette ayant retenti, le roi ordonne de lever le camp dès le matin, croyant pouvoir traverser en toute sécurité. Cependant, et d'après l'avis des grands, il commande à tous de prendre les armes, afin que les chevaliers ne soient point repoussés sans efforts, si par hasard les citoyens voulaient faire quelques démonstrations hostiles ; car, ne connaissant ni les dispositions ni les cœurs de ce peuple, le roi jugea convenable de ranger son armée en bon ordre. Cependant des flots de poussière ayant annoncé son approche, les citoyens sortent de la ville, portant des armes cachées sous leurs vêtements, et arrivent auprès du roi. Toutefois le héros, fils de Mars, et son armée, étaient encore à huit stades de la ville. Parmi ceux qui se présentent, l'un d'eux, chargé par les autres de porter la parole en leur nom, adresse ce discours au roi, s'il faut en croire ce qu'on rapporte, au moment où il lui permet de parler : L'unique objet de nos désirs est de connaître un homme d'une si grande renommée et de servir un si grand prince ; mais, ô roi plein de bonté, nos cœurs sont effrayés de cette foule immense de guerriers que nous voyons marcher, sous ta conduite, à la suite de tes bannières. Nous «mignons que lorsque tu seras entré avec tant de inonde dans les portes de notre ville, cette jeunesse effrénée, emportée par la passion de la débauche, n'enlève nos filles ou nos femmes ; ou que, se confiant en toi, elle n'ose porter la main sur nos propriétés. Certes, nous pouvons tout redouter ; lorsqu'une telle troupe se montre avec des armes, elle ne présente point l'image de la paix et du repos : ainsi Ménélas parcourait sa patrie, lorsqu'il se préparait à venger par la guerre le crime d'un adultère. Notre commune ne peut donc souffrir qu'un homme, quel qu'il soit, entre dans nos murs, à la tête d'un corps ainsi armé. Toi, tu peux entrer dans notre place ; mais ton armée traversera les ondes rapides du Rhône, et ne pénétrera point dans notre ville. Qui ne serait en effet effrayé de ces armes ? Nous aimons la paix, et notre seul désir est de demeurer fidèles à la justice et de cultiver la paix. »

Il dit, et les armes ayant été écartées, d'après les ordres du roi, les citoyens se retirent en toute hâte, et ouvrent leurs portes, croyant déjà tenir le roi et pouvoir le charger de fers. Mais le Père tout-puissant, qui accable et punit les criminels, défend dans sa bonté le roi innocent contre ses ennemis. Le roi, rempli de prudence, envoya en avant dans la ville un nombreux escadron de chevaliers, et demeura de sa personne avec le dernier corps. Le chef de ces chevaliers, qui eut le sort de Protésilas, était le comte de Saint-Paul. Les citoyens, croyant le roi déjà entré dans leurs murailles, et espérant pouvoir accomplir leurs projets, se hâtent de repousser les troupes du roi, au moment où elles voulaient entrer, ferment leurs portes et les garnissent de fortes chaînes. Mais déjà le corps d'avant-garde avait traversé la ville perfide, et nul de tant d'illustres chevaliers n'est retenu dans son enceinte. Que fais-tu, ennemi insensé ? Pourquoi dresses-tu des embûches contre les justes ? Soigne d'abord tes propres intérêts, veille à ta fortune de toute la sagacité de ton esprit. Tandis que tu cherches à tromper les autres, tu te trompes toi-même, et les artifices que tu inventes vont tourner contre toi. Pour bien faire, que ne prends-tu les armes ? Que n'attaques-tu ceux qui sont privés du secours fidèle de leur roi ? Élance-toi sans crainte sur ces hommes peu nombreux et trop faibles pour te résister. Quel motif peut te retenir ? Pourquoi redoutes-tu d'assaillir des hommes que tu vaincras promptement ? Exécute donc tes projets, pour peu que tu aies de cœur. Mais ton cœur, façonné au crime, fléchit et se méfie de lui-même, car l'auteur d'an crime déplaît toujours ; et déjà tu te repens tellement d'avoir entrepris ce forfait, que le désespoir te porte à détester tes actes criminels ; et ta frayeur est telle, que tu vas renverser ton pont sur le Rhône, et le précipiter dans les abîmes du fleuve.

Cependant le comte de Saint-Paul, se voyant séparé de l'armée du roi, et n'ayant avec lui qu'un petit nombre d'hommes, frémit d'horreur : ainsi l'agneau qui s'est détaché du troupeau et se trouve seul abandonné au milieu des champs, redoute les loups, et les ours et les lions. Le comte voit ses compagnons saisis de terreur : ils se répandent en plaintes amères, car nul d'entre eux n'espère échapper au péril qui menace ses jours. Celui-ci gémit et se plaint celui-là verse dus larmes ; un autre appelle bienheureux celai qui est demeuré dans ses terres : il a du moins autour de lui et ses parents et sa femme, et son fils et ses pénates. Ainsi, lorsque l'Aquilon orageux soulève les flots de la mer et brise de son souffle violent les voiles d'un navire, les hommes poussent des cris, craignant de périr dans les ondes, et cependant le pilote leur offre des consolations, il rassure les cœurs agités, et leur présente l'espoir du salut. Tel le comte, cachant ses craintes dans le fond de son cœur, et montrant sur son visage toute l'audace du lion, console ses compagnons et les encourage au combat : Quoi donc, mes compagnons, s'écrie-t-il, auriez-vous perdu le courage ? N'avez-vous pas et de la force et des traits et des bras vigoureux ? Si nous sommes en petit nombre, qu'une défense intrépide supplée à notre faiblesse, et que notre courage se montre plus grand dans la position la plus critique. C'est peu de mourir en combattant, nous en acquerrons plus de gloire que si nous consentions à vivre dans les fers des ennemis, que si nous tombions honteusement dans les mains de ces brigands audacieux. Soit que nous succombions à la dure faim, soit que nous périssions sous les coups de l'en nemi, du moins trouverons-nous dans notre mort cette consolation que nous l'aurons reçue pour l’amour du Christ. Mourir ainsi c'est vaincre, et cette mort est douce, dont les coups ne sont que les prémices de la vie éternelle. »

Il dit ; les chevaliers naguère abattus tri engourdis par la frayeur, ont retrouvé leur courage ; en leurs cœurs s'élève une ardeur nouvelle, ils brûlent île combattre, si l'ennemi vient s'élancer sur eux. Saisissant leurs armes, ils vont à la voix de leur chef dresser leur camp sur les rives du fleuve. Mais ils éprouvent une grande disette de vivres ; leurs douleurs se renouvellent ; ils pouvaient sans effort découvrir au loin les bannières du roi, mais il ne leur était pas possible de s'en rapprocher.

Le roi cependant, pressé de l'aiguillon d'une violente colère, et reconnaissant la trahison, se prépare à investir les murailles de la ville et à en faire le siège. Aussitôt il fait avancer son armée, et, selon ses ordres, les chevaliers et les hommes du peuple dressent leur camp et se mêlent les uns aux autres. Ils coupent les vignes ; les prairies sont dépouillées de leurs foins odorants, les champs de leurs moissons ; les arbres s'affligent de se voir enlever leurs fruits avant le temps de leur maturité ; rien ne demeure à l'abri du pillage, rien n'est conservé intact.

Cependant celui à qui la Champagne obéit, le comte des Bretons, vaillant à la guerre, et beaucoup d'autres dont j'ignore les noms, sont encore absents. Mais le monde n'avait pas vu sept fois l'Aurore lui présenter son visage embelli de pourpre, quand ces deux chefs arrivèrent, conduisant à leur suite une foule immense de chevaliers et d'hommes de pied. Comme les chasseurs enveloppent la vaste enceinte d'une forêt, de telle sorte que les cerfs ne peuvent échapper à leurs coups, quelle que soit leur légèreté à la course, ni éviter les pièges cachés qui leur sont tendus de toutes parts ; de même le roi enveloppe de sa nombreuse armée toute la circonférence de la ville, en sorte que les assiégés n'ont plus aucun moyen de prendre la fuite. Alors le roi commande que les ouvriers préparent de leurs mains les machines qui doivent, à force de coups, renverser les remparts de la ville, et porter la mort en tous lieux. De leur côté les assiégés ne font pas moins d'efforts pour se défendre ; ils placent des sentinelles armées en dehors aussi bien qu'en dedans ils veillent à la garde des avenues et des fortifications qui couvrent les murailles. Ils ne manquent ni de frondes, ni de javelots, ni d'arcs ; la nuit ils préparent de nouveaux projectiles, et leurs balistes ne cessent de porter au loin les blessures ou une mort cruelle.

Tandis que le roi a résolu en son cœur la destruction de la ville, les seigneurs des villes voisines accourent, obéissant à ses ordres, venant se livrer eux et leurs biens, et racontant l'histoire de ce peuple adonné au crime, dès la naissance de la ville qu'il habite, et toujours prêt à se livrer au vol et au pillage : « Qui pourrait retenir ses larmes, disent-ils, en apprenant les fureurs de ce peuple, qui, renonçant à toute crainte du Seigneur, n'a pas craint autrefois d'écorcher un homme illustre par sa valeur, l'honneur des chevaliers, le comte Guillaume, dont la ville d'Orange, privée de son fidèle seigneur, déplore encore aujourd'hui la cruelle mort[15] ! La fronde lance des pierres, l'arc attire l'arc, mais qui pourrait énumérer les homicides, les vols, les pillages dont ce peuple s'est rendu coupable envers ses voisins et les étrangers ? » Le roi, en entendant ces paroles, est dévoré des feux de la colère, et jure de poursuivre le siège durant trois automnes, de raser et les tours et les hautes murailles, d'accabler enfin cette ville immense de toutes sortes de maux, si les impies qui l'habitent ne se soumettent à lui.

Pendant ce temps, l'illustre comte, nouvel Achille à la guerre, et qui a reçu le surnom de Saint-Paul, et ceux que le sort a faits ses compagnons dans cette dure nécessité, se trouvent toujours en proie à la plus grande frayeur, et pressés d'une affreuse faim. Déjà l'épouse de Tithon avait relevé trois fois au dessus des ondes sa tête brillante d'un vif incarnat, depuis que cette troupe languissait, privée de toute nourriture, sans que le doux sommeil, chassé loin d'elle par les soucis rongeurs, eût pu réparer les forces des guerriers. Déjà ils succombaient presque sous le poids de la faim et de leurs armes, qu'ils portaient la nuit comme le jour, quand tout à coup ils voient descendre du haut d'une montagne une troupe de chevaliers, marchant sous la conduite de Martin, surnommé l'Olive, et portant des casques dont l'éclat l'ail pâlir la lumière du soleil. A peine les chevaliers du roi les ont-ils aperçus, ils se lèvent en désordre, s'écriant : « Courez promptement aux armes ! Voilà, les ennemis s'élancent sur nous et la mort s'approche ! « Que chacun de nous soit un nouvel Hector, et ne succombe pas sans être vengé ! Désormais la fortune ne peut nous être plus contraire. Mais, ô Père suprême, qui déposera nos cadavres dans le sein de la terre ? Pourquoi nous enveloppes-tu de toutes parts de cruels ennemis ? Pourquoi ne pouvons-nous plus espérer aucun secours ? Les oiseaux, les loups rapaces, les cruels lions viendront-ils dévorer nos corps, dispersés çà et là dans les champs ? Les bêtes féroces seront-elles le seul bûcher réservé à nos déplorables restes ? »

Le comte, en entendant ces paroles, console ceux qui sont encore incertains, rend le courage à leurs âmes par ses discours, et relève les cœurs abattus. Déjà le corps que conduisait Martin était à la distance que peut parcourir une pierre lancée par la fronde, et les deux partis pouvaient échanger leurs paroles, quand tout à coup Martin et ceux qui s'avançaient avec lui, jetant leurs glaives, en témoignage de leurs intentions pacifiques, et encore tout couverts de sueur, offrent aux chevaliers les côtes des bêtes à cornes, pour en faire leur repas, au lieu des cruelles fureurs de la guerre qu'ils croyaient près de se renouveler. Alors, au milieu de cette abondance nouvelle, les coupes volent dans tout le camp, et tous se livrent à la fois au plaisir de manger et de boire. Les hommes du peuple, encore languissants, rendent grâces au Seigneur ; les chevaliers n'ont plus de chagrin et s'abandonnent à leur joie. Autant ils avaient éprouvé d'angoisses, autant une violente tempête avait agité leurs cœurs, autant maintenant ils se livrent à l'allégresse, et la douce espérance, rentrant dans le cœur des chevaliers, leur prodigue ses consolations, car la joie est plus précieuse lorsqu'on a été battu des coups rigoureux de la fortune, et le miel a plus de saveur, goûté après l'absinthe pleine d'amertume. Dans le même temps le roi des Anglais a convoqué tous les siens par des écrits auxquels est suspendue l'empreinte de son sceau, et tous se rendent auprès de lui sans aucun retard. L'héritier de Jupiter, Minos, puissant par ses flottes et par ses guerriers, ne rassembla point auprès de lui tant de milliers d'hommes, lorsqu'il voulut venger par la guerre la mort cruelle de son fils et détruire la ville d'Athènes. Le roi, les voyant ainsi réunis, leur adressa la parole, et sa docte éloquence sut gagner leur approbation. « Hommes illustres, leur dit-il, dont le cœur est toujours demeuré inébranlable, soit que la paix régnât dans notre empire, soit que Bellone suscitât les fureurs de la guerre, qui m'êtes solidement attachés par les liens de la fidélité et par les chaînes d'une constante affection, je pense que vous vous souvenez des puissants efforts qu'a faits contre moi le roi des Gaules, pour me couvrir de déshonneur. « Il se vante maintenant de m'avoir enlevé de vive force la domination de la ville de La Rochelle, et s'enorgueillit d'un tel triomphe. Et ce n'est point sur moi seul qu'est tombé cet affront ; il porte aussi sur toi, brillante jeunesse, car le déshonneur qui pèse sur la tête se répand aussi sur tous les membres. De plus, c'est un fait bien connu, qu'après la mort du roi Richard, percé d'une flèche volant dans le vide des airs, et dont l'Angleterre déplore et déplorera longtemps encore la perte, la Normandie fut abattue sous les pieds de Philippe, et a porté maintenant, d'une tête humiliée, le joug des Français. Mais en ce moment, des circonstances favorables me présentent l'occasion de réparer les maux que le roi Louis et les siens ont toujours faits à moi et aux miens. Tandis que le roi fait la guerre à l'extrême frontière du pays, j'ai résolu de reprendre cette ville de La Rochelle, qu'il m'a enlevée de vive force.[16] Dieu approuvera cette entreprise, et voudra bien favoriser l'accomplissement de mes vœux. »

Il allait parler encore, mais l'assemblée s'écria : « Eh bien donc ! Plus de paroles. Nous suivrons tous tes bannières avec empressement, nous irons partout où tu voudras nous conduire. Qu’est-il besoin de plus longs discours ? Nous voici prêts à obéir à tes ordres, conduis-nous donc où il te plaira. »

Ayant entendu cette réponse, le roi brûle du désir d'entreprendre ce qui devait tourner à sa honte et à son détriment. Dans le transport de sa joie il ne diffère plus, fait préparer ses vaisseaux, et empressé d'accomplir au plus tôt ses résolutions, il laisse de côté les vieillards qui ne peuvent plus supporter les fatigues de la guerre, et choisit des jeunes gens au cœur brûlant de zèle, remplis de force, et déjà éprouvés, dans les exercices de Mars. Ayant ainsi fait ses dispositions, il part aussitôt. Les cordages sont rattachés sur les navires : la flotte a reçu et emporte ceux que le roi a choisis, et marche sous une double impulsion. Le pilote, assis sur la poupe, se réjouit des rames qui battent les flots et du souffle favorable des vents ; les voiles s'enflent sous le vent, les rames soulèvent les ondes, et les proues glissent sur les eaux, plus rapides que l'habitant des airs. Le berger fils de Dardanus était moins heureux lorsqu'il venait d'enlever sa riche proie et qu'il l'entraînait vers Pergame sur ses vaisseaux fugitifs, que ne l'était en ce moment le roi des Anglais, car déjà il comptait pouvoir accomplir tous ses desseins, et se berçait de ses vaines espérances.

Phébus avait déjà chassé trois fois les ténèbres de la nuit devant l'éclat de ses rayons, lorsque le quatrième jour au matin le roi put enfin découvrir aisément les tours de La Rochelle. Alors il ordonne aux rameurs de frapper plus vivement les ondes de la mer : ils obéissent ; les navires volent sur les eaux, et entrent dans le port. La Renommée annonce promptement l'arrivée du roi, les cœurs tressaillent en secret d'une vive joie. Douze bourgeois se rendent auprès du roi. Le roi les voit arriver, et, se souvenant de sa vieille affection, il les serre dans ses bras. Vous eussiez vu pleurer ces bourgeois, portant encore en leur cœur le souvenir de leur première fidélité. Alors, montrant à découvert les sentiments qu'ils avaient tenus cachés, ils lui livrent leurs clefs, ouvrent toutes leurs portes, dont ils se sont emparés à la dérobée, tandis que les gardiens veillaient mal à leur défense, et invitent le roi à entrer avec sécurité. Mais le roi, toujours sur ses gardes, leur demande d'abord quel est celui qui défend le château, et combien d'hommes il a avec lui. On lui répond : trois cents hommes seulement. Le roi dit alors : « Allez, et rapportez-moi les clefs du château. » Ils se rendent en hâte vers le château et dérobent les clefs, se chargeant ainsi de tous les châtiments qui s'ensuivront. Mais le roi, pendant ce temps, a jugé que ce serait folie de combattre, et a repris sa route sur la mer, accompagné par la frayeur l. Ainsi frappé de terreur par le nom de Minos, Milet prit la fuite, couvert de confusion, après avoir navigué sur les flots de la mer Egée. La renommée combat pour la personne de Minos[17]……………De même en cette nouvelle occasion la renommée a combattu pour la personne des chevaliers, que le roi Louis a institués gardiens de la ville. Lâche, pourquoi fuis-tu ? Quelle crainte te pousse ? D’où vient une telle frayeur ? Ainsi l'agneau fuit à la voix de Mélampe, redoutant de devenir la proie d'un petit chien. Quel est donc le motif de ta fuite ? Quel est celui qui te met en fuite ? Reprends courage, retourne les voiles de tes navires, lance-toi en ennemi sur ton ennemi. Mais tu es dépourvu de toute fermeté d'âme, de toute vigueur, puisque tu rentres honteusement et comme un larron dans les ports de ta patrie avec ta flotte fugitive !

Cependant les douze bourgeois qui, dès le principe, avaient machiné seuls toute celle trahison, se rendent en hâte vers le rivage avec les clefs du château ; mais, n'y trouvant plus le roi, ils s'en retournent, couverts de confusion. Enfin la Renommée a porté ces nouvelles aux oreilles du gouverneur du château, il est frappé de stupeur, il frémit à ce récit, appelle à lui ses compagnons, leur raconte les détails de cet horrible crime. Tous sont saisis d'étonnement, ils prennent aussitôt les armes, et l'on publie un édit pour prescrire que les auteurs de cette conspiration soient saisis sans aucun retard. Quatre seulement sont arrêtés, pour expier leur forfait : les huit autres, ô douleur, échappent à la mort, en se sauvant sur une barque légère. Un sourd murmure se répand dans la ville ; les habitants de tout âge et de tout sexe sont frappés de stupeur, car tous avaient ignoré les préparatifs de cette trahison. Alors on publie le jugement qui condamne les coupables à être pendus, en expiation de leur crime. On enchaîne leurs pieds, on les suspend à des crochets vigoureux, et bientôt leurs aines s'exhalent à travers leurs gosiers scélérats. Ainsi Dieu combat pour le roi et réprime les ennemis ; ainsi il punit les coupables, et augmente la gloire du roi.

Cependant on expédie en hâte à ce prince un messager, qui lui rapporte ces détails. Le roi applaudit, et son cœur tressaille de joie ; il rend grâces au Seigneur, dont la puissance a ainsi abattu ses ennemis. Ensuite il convoque ses chefs, et leur dévoile tout ce qu'il vient d'apprendre, tous se réjouissent avec lui ; et tandis qu'ils le félicitent encore, le roi indomptable ne tarde pas à être informé que le comte de Saint-Paul et ses compagnons, qu'il craignait d'avoir perdus par la trahison et la perfidie des ennemis, ont reçu aussi de Dieu et de la fortune des secours inattendus. Le roi offre de nouveau ses actions de grâces au Tout-puissant, dont le bras favorable sauve ses peuples de tous ses ennemis. Ensuite le roi fait préparer des bateaux qui, liés les uns aux autres par des câbles, forment sur toute la largeur du fleuve une espèce de pont, sur lequel tous les hommes de l'armée franchissent en sûreté les ondes rapides du Rhône. Déjà cependant la brèche faite aux remparts, les tours ébranlées et tombant en ruines sous les coups redoublés des machines, répandaient la terreur dans la ville, et ouvraient aux yeux de tous ses habitants les portes de la mort. Partout régnaient la frayeur, l'agitation, le deuil, la stupeur, tant l'effroi qu'ils éprouvaient faisait disparaître tout espoir de salut. Remplis de terreur, les citoyens essaient de fléchir la colère du prince par les prières et les présents qu'ils lui adressent : mais ils ne peuvent trouver aucun espoir de pardon, sans envoyer d'abord des otages, qu'ils ont soin de choisir dans la plus vile populace, voulant ainsi tromper l'illustre roi : mais la fourberie des fourbes ne tarda pas à retomber sur eux-mêmes.

Pendant longtemps tous les efforts du roi furent vains, et déjà il avait consumé beaucoup de trésors sans aucun succès ; car autant les blocs de pierre faisaient de ravage sur les remparts durant le jour, autant les assiégés avaient soin de réparer ces dégâts durant la nuit. Ainsi les ennemis demeurèrent longtemps à l'abri, et cependant les murmures du petit peuple parvinrent aux oreilles du roi et éveillèrent sa sollicitude : « Pourquoi, disait-on, pourquoi toute la terre qui forme l'empire des Gaules, terre grande et puissante, perd-elle ainsi un temps précieux devant cette ville, dont les murs ébranlés s'entrouvrent déjà de toutes parts ? Depuis que nous sommes arrivés, le pays presque tout entier eût pu être soumis au joug des Gaulois. Qu'est devenue cette valeur si renommée ? Où sont ces courages, enfants de Mars ? C'est pour nous une honte de consommer ainsi les fruits de la terre, et de n'en recueillir aucun profit ! » L'illustre héros frémit alors, semblable au farouche lion qui se bat les flancs avec sa queue, lorsqu'un ennemi, l'attaquant de côté, a lancé sur lui son épieu. A la suite de ces discours, toute l'armée prend enfin les armes, et l'air peut à peine supporter le fracas des clairons. Les grands soi rassemblent ; et voilà, on voit arriver le flambeau de la chevalerie, l'illustre comte de Saint-Paul, suivi d'une troupe nombreuse de chevaliers ; ainsi son destin l'entraînait à sa perte ! Le roi, les voyant arriver, et poussant un profond gémissement : « Si ma bienveillance vous est chère, leur dit-il, si la sagesse préside à vos résolutions, aujourd’hui même vous vous livrerez aux travaux de la guerre. Et que ce ne soit pas seulement pour l'amour de moi que vous alliez combattre, mais aussi pour l'amour du Christ, en l'honneur de qui vous avez pris les armes et abandonné toutes choses, vos femmes, vos enfants chéris le sol de votre patrie. C'est par là que vous prouverez votre valeur, et que votre gloire vivra dans tous les siècles. Jusqu'à présent la victoire nous a favorisés. Par vous, les gens de la Flandre se sont soumis au joug de notre père ; par vous succomba la Normandie ; par vous, les habitants de La Rochelle, cédant à la terreur, me reconnaissent pour leur roi, et servent leur premier seigneur. « Prenez donc garde, ô guerriers, qu'aucune tache d'infamie ne vienne souiller l'éclat de vos précédents exploits, et que l'envie ne puisse trouver aucune occasion de distiller son noir venin sur vos actions. Autant je serai cher à vos cœurs, autant vous vous appliquerez à vous conduire avec vigueur. Il a dit, et l'illustre comte de Saint-Paul lui répond en ces termes : « Quelle folie de perdre son temps en de vains discours ! Tandis que nous parlons, déjà les murailles auraient pu être renversées, et nous aurions pu les franchir par mille brèches. Déjà le soleil s'abaisse vers l'occident, et l'heure qui fuit ne pourra être rappelée. Quelles que soient les déterminations des autres, je serai le premier à faire l'essai de mes forces contre les ennemis et à démentir les accusations des hommes de mon pays. »

Il dit, et couvrant sa tête de son casque, marchant en avant de tous, il se porte rapidement vers les remparts, comme s'élance la redoutable tigresse, lorsqu'on est venu lui enlever ses petits qu'elle a cachés sous un rocher. Insensé, qui cours en hâte vers la mort, la mort est près de toi, et tu l'ignores ! O Père suprême ! L’esprit de l'homme est sans cesse enveloppé d'épaisses ténèbres, et souvent, à la porte même de la mort, l'homme se relève d'un air de triomphe, tant il a besoin de gloire, au sein même de la douleur ! Celui-là cependant meurt heureux, dont le voyage vers le Seigneur doit être nommé non point la mort, mais plutôt la vie. En voyant la troupe s'élancer, un spectateur placé sur le haut d'une tour s'écrie en se retournant vers ses concitoyens : « Courez promptement aux armes ! C’est maintenant qu'il faut prendre les armes ! Défendez vos murailles ! Voilà, voilà, les ennemis se précipitent sur nous ! » Toute la population de la ville s'est rassemblée à cette voix, et l'on entend de toutes parts des cris et un tumulte tel que l'exciteraient dans les airs les quatre vents opposés, soulevant à la fois les nuages pour se livrer un combat. Tandis que les uns cherchent à monter sur les murailles, les autres lancent sur eux des traits. Les flèches tombent plus épaisses que la pluie, portant partout les blessures et la mort. Des milliers de pierres, volant dans le vide des airs, ne font pas un moindre carnage. L'un périt sous ces pierres, l'autre gémit percé d'une flèche qui lui a traversé les flancs ; un troisième reçoit une blessure à la jambe. Celui-ci a le cerveau fracassé, après, que son casque a été brisé, celui-là, fatigué du poids de son bouclier, ne peut plus le supporter ; un autre succombe, brûlé par une substance mêlée de feu et de soufre. Mais quoique la fureur des ennemis menace et atteigne tant de vies, le courage cependant soutient toujours le cœur des assiégeants, et règne en prince dans leur âme ; et ils n'hésitent point à affronter tant de dangers.

Déjà l'armée s'approchait des remparts, les retranchements étaient entièrement détruits, les fossés comblés à force de pierres et de bois, et déjà les assiégeants se préparaient à dresser leurs échelles contre les murailles : à cette vue les ennemis sont saisis d'une telle frayeur, que, réduits au désespoir, ils prennent enfin la fuite et abandonnent les remparts. Mais tandis que brûlant de zèle, enflammé de l'amour de la gloire plus que tout autre chevalier, l'illustre comte de Saint-Paul s'efforce de parvenir au haut des remparts, ô douleur ! Il tombe, frappé à mort par un énorme bloc de pierre. Le roi, en le voyant périr, peut à peine contenir la colère qui l'anime : une douleur déchirante pénètre dans le fond de son cœur, et lui laisse à peine la faculté de faire entendre ses plaintes ; il ne pleure point, car l'amertume de son chagrin a séché ses larmes. Aussitôt il donne ordre à ses hommes d'emporter les bannières et d'enlever le cadavre du comte. On obéit à sa voix, et l'on renonce à toute nouvelle entreprise. A mesure que les assiégeants se retirent, les ennemis reparaissent : naguère la frayeur les forçait à prendre la fuite, maintenant ils ont trouvé plus de courage et de confiance ; ils lancent de nouveau des pierres et des traits, et la fuite des nôtres leur est également pernicieuse. Moi-même, je m'en souviens, une flèche lancée dans le vide des airs vint aussi tomber sur moi, mais je poussai mes gens promptement, et mon corps ne fut point blessé. Cependant on n'entendait dans tout le camp que plaintes, gémissements, lamentations ; une seule mort fut la cause unique de tant de douleur. Ainsi jadis la mort d'Hector le Troyen amena un deuil général, lorsque le cruel Achille l'immola à sa colère.

Mais, tandis que le cœur du roi était pénétré d'une si vive affliction, il survint un sujet de joie, qui écarta toute langueur et dissipa les vives sollicitudes. Les peuples de toute la contrée furent saisis de tant de frayeur et de découragement, que les villes qui jusqu'alors s'étaient montrées indomptables et rebelles envoyèrent au roi des députés et de nombreux présents, se soumirent à lui, et se déclarèrent prêles à le servir. Tout le pays se mit en mouvement, les députés se répandaient de tous côtés, demandant où était le camp du roi. Ce furent les premiers sentiments de joie qui pénétrèrent dans l'aine du roi, lorsqu'il vit le pays tout entier se prosterner à ses pieds, sans qu'il eût a. se donner aucune peine, sans que son peuple fût exposé au carnage et à tous les dangers de la guerre. Tel qu'était Alexandre lorsque toutes les parties du monde se soumirent à lui, tel aussi était le roi en ce moment. Il ne sentait plus en son cœur la fureur que la mort déplorable du comte y avait excitée auparavant. Voyant ses forces considérablement augmentées, le roi forma de plus grands desseins. Tel Jules autrefois rassembla ses forces, après avoir vaincu les Gaulois, lorsque Pompée et Rome lui refusaient les honneurs du triomphe. Alors, spectacle vraiment admirable ! Le roi fit construire avec des pièces de bois carrées une tour du sommet de laquelle on pouvait voir facilement tout ce qui se passait dans la ville. Puis, ce qui est bien plus merveilleux encore, on construisit un pont en bois, long et étroit, plus élevé que les remparts de la ville, sur lequel des hommes armés pouvaient marcher en toute sûreté, qui répandait la plus grande terreur parmi les habitants, reposait sur de doubles roues, et pouvait être transporté d'un point à un autre. En outre des bateaux chargés de tours, dans lesquelles s'enfermait une jeunesse belliqueuse et munie de bonnes armes, naviguaient sans cesse sur le fleuve du Rhône, et empêchaient les ennemis de s'approcher de ses rives

 

FIN DES FAITS ET GESTES DE LOUIS VIII, PAR NICOLAS DE BRAY.

 

 


 

[1] Guillaume d’Auvergne, qui fut évêque de Paris de l’an 1228 à 1248.

[2] Pierre, comte de Bretagne, était petit-fils de Robert de Dreux, comte de Dreux, fils du roi Louis VI.

[3] Il y a ici deux, lacunes

[4] Allusion à la défection du comte Thibaut, qui, étant allé dans l’armée du roi combattre les Avignonnais, retourna chez lui sans le congé du roi, comme dit l’Anonyme

[5] Valdreflogiae.

[6] Ermantrudis Villa.

[7] Unus habens matrem sine patre, patrem sine matre. Les jeux de mots que renferme ce vers ne sont pas trop intelligibles ; la Mère est peut-être l’Eglise, le père l’abbé d’Ouche.

[8] Maulia, au sud-ouest de la ville de Meulan.

[9] Puscolae.

[10] Plus haut elle est appelée Windesmoth, ce qui est le même nom : Guillelmus et Willelmus.

[11] Probablement Mévoisin. C’est le nom d’une commune des environs.

[12] Buamundus.

[13] Contra Thraces. On lit ailleurs contra Turcos.

[14] Mathieu Paris impute ce crime à Thibaut, comte de Champagne.

[15] Guillaume, comte d’Orange, 4ème du nom. Le pape Honoré écrivit pour demander que son assassinat fût vengé, une lettre citée par l’annualiste Rainaud, à l’année 1218.

[16] Matthieu Paris dit, sur l'année 1226, que le pape avait écrit au roi d’Angleterre qu'il eût à ne point inquiéter le roi des Français, sous peine d'excommunication, et à ne point lui faire la guerre pour des terres, quelles qu'elles fussent, qu'il possédait en ce moment, justement ou injustement, attendu, que ce roi s'employait au service du pape et de l'Eglise romaine, pour exterminer les hérétiques albigeois et leur l'auteur et complice, le comte de Toulouse mais que plutôt il prêtât sans retard ses conseils et son secours à ce même roi, pour le plus grand triomphe de la foi.

[17] Il y a ici une lacune.

 

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