Nicétas traduit par Mr. Cousin

NICETAS

 

HISTOIRE DE MANUEL COMNENE : LIVRE I

Traduction française : Mr. COUSIN

Oeuvre numérisée par Marc Szwajcer

Histoire de Jean Comnène - Histoire de Manuel Comnène livre II

 

 

 

HISTOIRE

 

 

DE

 

CONSTANTINOPLE

 

DEPUIS LE REGNE DE

 

L'ANCIEN JUSTIN

 

jusquà la sin de l'Empire,

Traduite sur les Originaux Grecs  par Mr COUSIN,

Président en la Cour des Monnoyes

DEDIEE A MONSEIGNEUR DE POMPONNE

Secrétaire d'Etat.

T O M E V.

 

A PARIS

En la boutique de PIERRE ROCOLET,

Chez DAMIEN SOUCAULT, Imp, & Libr. ord, du Roy, & de la Ville,

au Palais, en la Gallerie des Prisonniers, aux Armes du Roy & de la Ville.

M. D C L X X III

AVEC PRIVILEGE DU ROY.

 

 

 

HISTOIRE DE L'EMPEREUR

MANUEL COMNENE,

 

Ecrite par Nicetas.

 LIVRE PREMIER.

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CHAPITRE PREMIER.

1. Le grand Domestique va en diligence à Constantinople, & enferme Isâc dans un Monastère. 2. Isâc se plaint en vain de l'injustice qu'il souffre. 3. Pratique du grand Domestique pour assurer l'Empire à Manuel. 4. Prise d'Andronique Comnene & de Théodore Dasiote.5. Entrée de Manuel, & son portrait. 6. Présage tiré du hennissment de sonn cheval.

1. Manuel n'eut pas sitôt été proclamé Empereur, qu'il envoya le grand Domestique, & Basile Cartulaire, à Constantinople, poux y jeter les fondements de son nouveau règne, & pour s'opposer aux entreprises de son frère Isâc, de peur qu'il ne s'assurât de la puissance  souveraine qui lui appartenait par droit d'aînesse, & qu'il ne s'emparât des trésors de l'épargne,& des habits qui sont les marques de la dignité Impériale. Le grand Domestique fit une diligence extraordinaire, & ayant surpris Isac, avant qu'il eût eu connaissance de tout ce qui s'était passé, l'enferma dans le Monastère du Tout-puissant, qui avait autrefois été bâti par l'Empereur Jean.

2. Quand il eut appris, dans la prison, la mort de son père,& la proclamation de son frère, il ne put faire autre chose que se plaindre de l'injustice qu'il souffrait, & de louer l'ordre qui entretient l'Univers. Alexis, disait-il, mon frère aîné, & l'héritier présomptif de l'Empire, étant mort, Andronique a amené son corps par mer, & est mort lui-même. L'Empire m'appartient donc à juste titre, & les lois ordonnent que j'en jouisse.

3. Pendant qu'il chantait ainsi ses plaintes comme un oiseau, le grand Domestique qui veillait à la garde du Palais, & qui travaillait pour faire en sorte que les habitants reconnussent Manuel, présenta au Clergé de la grande Eglise des lettres scellées de cire rouge, avec des cordons de soie, par lesquelles on leur promettait deux cens mines d'argent. On disait qu'il avait d'autres lettres par lesquelles on leur promettait le même poids d'or, lesquelles Manuel avait fait expédier, par l'appréhension que son frère, qui avait plus de droit que lui à l'Empire, ne trouvât de l'appui, mais que le grand Domestique ayant vu que tout lui réussissait comme il souhaitait, ne les montra pas. Les voies ayant été ainsi préparées à l'Empereur, il fit les funérailles de son père, mit le corps  sur  un des vaisseaux qui étaient à l'ancre  sur  le fleuve Pyrame, qui après avoir arrosé la ville de Mopueste, se décharge dans la mer, & étant parti de Cilicie passa par la Phrygie.

4. En ce temps-là, Andronique Comnène cousin de l'Empereur, qui usurpa depuis l'autorité souveraine, & Théodore Dasiote, qui avait épousé Marie fille d'Andronique Sebastocrator, furent pris par les Perses, & menés à Masut Prince de Cogni. Comme ils se divertissaient à la chasse, ils s'engagèrent un peu trop avant, & tombèrent eux-mêmes entre les mains d'autres chasseurs qui allaient à la chasse des hommes. L'Empereur n'étant alors occupé qu'à la poursuite de son principal dessein, & croyant que le moindre retardement lui serait préjudiciable, ne prit aucun soin de les délivrer. Il les mit depuis en liberté, lorsqu'il eut pris Praca ville voisine de Séleucie, & qui avait été ruinée par les Perses.

5. Quand il entra dans Constantinople, il y fut reçu avec joie, non-seulement parce qu'il succédait à son père, mais aussi parce qu'il était estimé & chéri pour ses bonnes qualités. En effet, il avait la prudence des vieillards dans une extrême jeunesse. Il était hardi & intrépide. Il était d'une stature sort haute, quoi qu'un peu courbé. Il n'avait le teint ni fort blanc, comme ceux qui ont été élevez à l'ombre, ni fort noir, comme ceux qui ont été brûlés par les ardeurs du Soleil; mais d'une couleur tellement tempérée entre le blanc & le noir, que bien qu'il tendît plus sur le noir que  sur  le blanc, il ne laissait pas d'avoir sa beauté.

6. Comme il était prêt de passer la porte du Palais, au-delà de laquelle il n'est permis qu'à l'Empereur de descendre, son cheval hennit, & frappa la terre du pied & après avoir fait plusieurs tours avec beaucoup, d'adresse, & beaucoup de grâce, il passa la porte. Cela fut pris pour un bon augure par certains savants qui s'occupaient à contempler le ciel, bien qu'ils ne vissent qu'à peine ce qui se faisait  sur  la terre, & qui assuraient que les diverses. voltes du cheval étaient des présages d'un long règne.

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CHAPITRE II.

1. Election d'un Patriarche, & sacre de l'Empereur. 2. Réconciliation d'Isâc avec son frère Manuel. 3. Approbation générale du choix de l'Empereur Jean Comnène. 4. Petits avantages remportés  sur  les Perses. 5.. Expédition contre Raymond Prince d'Antioche. 6. Guerre avec les Perses. 7. Mariages & débauches de l'Empereur.

1.  Après avoir assisté aux cérémonies qui se firent dans l'Eglise pour sa proclamation, & pour son avènement à l'Empire, il délibéra du choix d'un Patriarche pour remplir la place de Léon Stypiote qui était mort, & pour se faire sacrer avec les solennités accoutumées. En ayant donc conféré avec le Sénat, & avec le Clergé, Michel, Moine du Mont Oxée, fut élevé à cette éminente dignité, par la pluralité des suffrages,. & après avoir été sacré par l'autorité de l'Empereur, il le sacra lui-même.

2.. Isâc assista à la cérémonie, & contre toute sorte d'apparence, on vit les deux frères dans une intelligence parfaite.

3. Isâc s'était rendu odieux par l'inclination violente qu'il avait à la colère, & par la cruauté dont il usait pour les fautes les plus légères. Bien qu'il fût d'une taille avantageuse, il avait une timidité indigne d'un homme, qui le faisait trembler au moindre bruit. Ce qui fit louer & approuver la sagesse de Jean Comnène, de ce qu'il avait préféré son cadet à lui,

4. Manuel étant allé à Melangi, pour s'opposer à Masut qui faisait le dégât en Orient, il remporta l'avantage, & ayant donné les ordres nécessaires pour la sûreté de ses places, il revint à Constantinople avec une douleur de côté.

5. Depuis, trouvant à propos de réprimer les entreprises de Raymond Prince d'Antioche, qui incommodait les villes de Cilicie, il envoya contre lui Jean & Andronique neveux de Contostephane, & Prusuc, avec un nombre suffisant de troupes, & avec quelques vaisseaux dont Théodore Vranas avait le commandement.

6, Après avoir procuré la sûreté aux villes de Cilicie, il se résolut de marcher contre les Perses, qui faisaient le dégât en Thrace, & qui s'efforçaient de réduire les forts de Pithecane, & leur ayant donné la chasse, il traversa la Lydie, & délivra de la peur, & du danger les villes de Phrygie, & des environs du Méandre. En étant venu aux mains avec les Turcs, proche de Filomilion, il y fut blessé au talon, par un soldat qu'il avait percé de sa lance. Ainsi, il se rendit formidable en s'exposant plus hardiment que son père n'avait jamais fait, & bien qu'on lui conseillât de s'en retourner, de peur de jeter les Perses dans le désespoir, il rejeta cet avis, & poursuivant son entreprise avec plus d'ardeur que devant, il alla droit à Cogni, d'où Masut partit pour s'aller camper à Taxare que l'on appelait autrefois Colonée. Une des filles de ce Masut, que l'on disait avoir été mariée à Jean Comnene cousin de l'Empereur, & fils d'Isâc Sebastocrator, qui pour un léger déplaisir avait abandonné le parti de l'Empereur Jean Comnène son oncle pour suivre celui de Masut, parla fort à propos, du haut des murailles, en faveur de son père. L'Empereur Manuel s'en étant approché, & les ayant entourées, permit à la jeunesse de tirer, & ayant défendu de violer la sainteté des tombeaux il se retira. Les ennemis s'emparèrent des petits chemins par où il devait passer, de sorte qu'il lui fallut donner de plus grands combats, pour s'ouvrir un passage, qu'il n'en avait donné auparavant pour remporter des victoires.

7. Mais en ayant, enfin, surmonté les difficultés, il se rendit à sa capitale, où il épousa une Princesse d'Allemagne, qui avait moins de soin de parer son corps, que d'embellir son esprit ; qui rejetant le fard & les couleurs, & qui laissant aux femmes vaines les ornements empruntés de l'artifice, ne recherchait que la beauté solide qui procède de l'éclat de la vertu. Cela fut cause que l'Empereur, qui était dans une grande jeunesse, eut peu d'inclination pour elle, & ne lui garda pas la fidélité qu'il lui devait, bien qu'il lui fît de grands honneurs, qu'il lui donnât un trône fort élevé, des compagnies fort nombreuses pour la garde, & tout ce qui contribue à la splendeur, & qui attire le respect & la vénération des peuples. Il entretint aussi avec sa nièce une habitude criminelle, qui laissa une tache honteuse à sa réputation.

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CHAPITRE III.

1. L'Empereur prend soin des affaires & choisit des Officiers. 2. Humeur de Jean Puzene. 3. Son mariage. 4. Disgrâce de Jean Agiothéodorite. 5. Elévation de Théodore Stypiote. 6. Siècle d'or. 7. Suivi par un siècle de fer.

1.  Il est vrai, néanmoins, que les débauches ne l'empêchèrent pas de prendre soin des affaires. Il donna la charge de Receveur de ses revenus à Jean Puzene, qui était auparavant Protonotaire du Drome, & celle de Ministre de ses Ordonnances à Jean Agiothéodorite. Sa fonction était d'être toujours devant-lui, pour recevoir ses ordres comme des oracles, & pour les envoyer par diverses personnes qui les rédigeaient par écrit, entre lesquels Théodore Stypiote, dont nous parlerons dans la suite, tenait le premier rang,

2.  Jean Puzene avait une subtilité merveilleuse pour le maniement des affaires, une rigueur inflexible pour l'exaction des anciens impôts, & une adresse singulière pour l'établissement des nouveaux. Il était d'un naturel si sévère, si ferme & si dur, qu'il eût été plus aisé d'amollir un rocher, que de lui faire changer de sentiment. Il n'était touché ni par les larmes, ni par les postures les plus humbles des suppliants. Il n'était point ébloui par l'éclat de l'or. Il avait une aversion si insupportable pour la conversation, qu'il dédaignait de répondre à ceux qui lui partaient, & qu'il passait sans les regarder, & sans leur rien dire. Il s'était, cependant, acquis une autorité si absolue, que quand un Edit lui déplaisait, il le déchirait, & qu'il n'insérait que ceux qu'il voulait dans les registres. Ce fut par son avis que l'on abolit la coutume si avantageuse au bien des îles, d'entretenir des vaisseaux, qui avait été constamment observée sous le règne des Empereurs précédents. Soutenant que ces vaisseaux ne servant pas toutes les années, ils obligeaient toutes les années à des dépenses immenses, il les coula à fond par un conseil digne d'un impitoyable pirate, & trompa ainsi l'Empereur en lui faisant accroire qu'il le déchargeait d'une grande dépense, & lui donnant une fausse joie par une fausse espérance de profit. Cette basse avarice rendit les corsaires maîtres de la mer, & exposa les places maritimes à tous les brigandages que les plus irréconciliables ennemis auraient pu leur souhaiter. Si nous nous tenons obligés à ceux qui ensemencent les terres, & si nous nous plaignons de ceux qui négligent de faire la récolte: si nous condamnons non seulement ceux qui allument une incendie, mais aussi ceux qui le pouvant éteindre ne le veulent pas, quel sentiment aurons-nous d'un homme qui s'est porté au mal avec une pleine connaissance ? Pendant que Jean Puzenea possède un pouvoir absolu, il a été un Oéconome fidèle, un exacteur sévère, un dispensateur avare des finances. Mais quand il a vu que son crédit diminuait, & que d'autres s'insinuaient en sa place dans les bonnes grâces de l'Empereur, il a passé les bornes qu'il s'était prescrites, & a dit à les amis, enrichissons-nous comme les autres.

3. Ayant épousé une femme de basse condition, il en eut plusieurs enfants, auxquels il donna de grands biens pour les entretenir dans l'abondance, dans le luxe, bien qu'il fût si attaché à son argent, que jamais il ne levait les yeux pour regarder les pauvres, qu'il gardât les trésors avec la même vigilance & la même inquiétude, qu'Acrise gardait Danaé, & qu'il fût si infâme, que de revendre jusqu'à trois fois des poissons dont on lui avait fait présent, & que d'autres rachetaient pour les lui renvoyer.

4„  Les desseins de Jean Agiothéodorite réussissaient aussi fort heureusement, mais par une soudaine révolution, on lui donna pour collègue & pour concurrent, Théodore Stypiote, qui le surpassant en éloquence, voulait aussi le surpasser en dignité, & qui non content du second rang, aspirait au premier. Ayant pris l'occasion d'un différent qui s'était ému entre Michel Paléologue, & Joseph Balsamon beau-frère d'Agiotheodorite, il poussa vigoureusement son dessein, & le chassa de la Cour, sous prétexte d'aller régler les contestations des peuples du Péloponnèse. Mais la fortune n'attendit pas son départ pour l'abandonner, & pour se déclarer en faveur de son ennemi. Dans le temps même qu'il préparait son bagage, elle le réduisit à une pauvreté si extrême, qu'elle alla jusqu'à lui faire manquer de pain, & elle combla Stypiote d'honneurs, & le mit bien avant dans les bonnes grâces du Prince.

5. Depuis ce temps-là il disposa de tout comme il lui plût. Il avait une conversation agréable, une prudence profonde, & un esprit subtil. Il exécutait ponctuellement tout ce que l'Empereur lui commandait, mais l'Empereur ne lui commandait que ce qu'il voulait lui-même.

6. Jamais Prince ne fut plus éloigné des gains injustes que celui-là. Jamais aucun n'eut plus de libéralité, ni plus de clémence. J'ai ouï dire à des vieillards, que les hommes de ce temps-là s'imaginaient être dans le siècle d'or, dont la fable a publié tant de merveilles, & que l'on courait en foule à l'épargne comme à un riche réservoir qui répandait de son abondance. Le soin que l'Empereur Jean Comnène avait pris de ménager les impositions publiques, & d'en réserver une partie a Dieu, c'est à dire, aux pauvres, avait extrêmement accru ses finances, suivant la parole de l'Evangile qui promet aux sages dispensateurs une multiplication temporelle, outre la récompense éternelle.

7. Mais l'Empereur Manuel ne demeura pas longtemps dans une si louable disposition. Sa fortune le corrompit comme le reste des hommes, & lui fit user insolemment de son pouvoir, & traiter ses sujets comme des esclaves, au lieu de les traiter comme des personnes libres. Il arrêta le cours de ses bienfaits, & les fit remonter contre leur source. Je crois, néanmoins, qu'il ne le fit pas tant par sa propre inclination, car dans les choses douteuses il faut toujours juger favorablement, que par la nécessité des affaires qui l'obligèrent à d'excessives dépenses comme nous verrons dans la suite de cette histoire.

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CHAPITRE IV.

1. Passage des Allemands. 2. Sujet de leur voyage. 3. Ils demandent permission de passer  sur  les terres de l'Empire, & d'y acheter des vivres. 4. L'Empereur l'accorde, & néanmoins, il prend les armes.

1. Pendant que l'Empereur gouvernait de la sorte, une épouvantable nuée fondit du côté d'Occident. C'est ainsi que je parle de la formidable armée des Allemands, & de la prodigieuse multitude des autres nations, parmi lesquelles il y avait des femmes à cheval, habillées, & armées comme des hommes, dont l'air était tout martial, & qui paraissaient plus vaillantes que les Amazones. Il y en avait une qui comme Penthésilée se faisait remarquer  sur  toutes les autres, & qui fut surnommée à-pieds-dorés parce que ses vêtements étaient bordés d'or,

2,. Le sujet de cette expédition était de préparer à ceux de leur pays un chemin droit, & sûr, pour aller au saint Sépulcre, & pour cet effet, ils portaient un plus grand nombre de pelles & de bêches, que d'épées & de lances. La suite fit voir qu'en disant cela, ils disaient la vérité.

3. Ils avaient, dès auparavant, supplié l'Empereur, par leurs Ambassadeurs, de leur accorder passage  sur  ses terres, & d'établir des marchés où ils pussent acheter des vivres pour eux, & pour leurs chevaux. Bien que l'Empereur fût un peu surpris d'une descente si peu attendue, il ne laissa pas de prendre tout le soin qu'il devait de ses affaires. Il répondit avec civilité aux Ambassadeurs, & leur témoigna qu'il admirait la piété de leur entreprise, & leur promit de leur faire fournir des vivres, pourvu qu'ils n'exerçassent aucun acte d'hostilité. Il envoya en effet des ordres de porter des provisions aux lieux par où ils devaient passer., ce qui fut exécuté.

4. Mais parce qu'il appréhendait que ce ne fussent des loups sous des peaux de brebis, ou, au contraire de ce qu'il y a dans la sable, des lions couverts des dépouilles de l'âne, ou, enfin, des lions déguisés en renards ; il tint un conseil public, où il proposa, qu'une formidable armée devait passer  sur  ses terres, que c'étaient des hommes tout de fer, dont les yeux jetaient le feu, & qui avaient moins de peine à répandre le sang que les autres n'en ont à verser une goutte d'eau. Il ajouta, que le tyran de Sicile ravageait les côtes comme un monstre marin. Après cela, il s'appliqua à faire réparer les fortifications de la ville, & il distribua aux gens de guerre des armes, & de l'argent, qu'un ancien a appelé avec raison le nerf de la guerre. Les troupes étant équipées de la sorte, il en rangea une partie autour des murailles, & envoya le reste derrière les Allemands, pour réprimer sans violence ceux qui se détacheraient pour pilier. Il ne se passa rien entre les deux partis dans les chemins les plus éloignés. Le différend qui s'émut entre eux à Philippopole, n'eut point de mauvaises suites, ayant été apaisé dans sa naissance, par Michel, Prélat d'une profonde érudition, d'une rare éloquence, & d'une si charmante conversation, qu'on croyait être attaché à sa bouche. Il sut si bien gagner, par la douceur de ses discours, & par l'adresse avec laquelle il prenait comme un Protée une infinité de formes, l'affection de Conrad ce fier Monarque, en l'invitant à dîner, & en le servant à table, qu'il en obtenait ce qu'il voulait, & qu'il lui faisait punir rigoureusement ceux qui prenaient des vivres sans les payer.

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CHAPITRE V.

1. Différend apaisé par l'Evêque. 2. Mort d'un des parents de Conrad vengée  sur  le champ. 3. Description du fleuve Mêlas. 4. Inondation du camp des Allemands. 4. Passage des Allemands en Orient. 6 Arrivée des Français. 7. Perfidie criminelle des Romains. 8. Fausse monnaie fabriquée pour la distribuer aux Allemands. 9.. Intention détestable de l'Empereur.

1. Lorsque le Roi Conrad partit de Philippopole.il s'émut entre les Romains & l'arrière garde des Allemands, un différent qui eût engage un combat, si le même Evêque n'eût apaisé la colère du Roi qui était déjà tout furieux.

2. L'armée étant arrivée à Andrinople, le Roi passa à travers, & alla plus loin ; mais un de ses parents, qui était malade, s'y arrêta, & y fut brûlé par certaines gens qui étaient plus accoutumés au pillage qu'à la guerre. Conrad ayant eu avis d'une si détestable action, commanda à son neveu Frédéric d'en aller tirer vengeance. Comme ce Frédéric était naturellement cruel, & qu'il ne respirait que la colère, il mit le feu au Monastère où le malade avait logé, fit mourir ceux qui y furent trouvés, & fit chercher l'argent qui avait été perdu. De là on en vint aux mains ; mais on s'accorda incontinent par l'entremise de quelques personnes, & principalement par celle de Prusuc, qui ayant traversé à cheval trois fleuves qui coulent sous des ponts de pierre; alla trouver Frédéric, & l'apaisa.

3. Ensuite de cela, les Allemands marchèrent paisiblement, & étant arrivés quelques jours après à la plaine des Cherobaques, ils s'y reposèrent  sur  la bonne-foi des Romains, sans y faire de fossé, ni de rempart, comme ils en faisaient ailleurs. Cette plaine est arrosée par le fleuve Mêlas, qui en été n'est ni large ni profond, & qui en se séchant, forme un limon fort épais; mais en hiver, il est tellement enflé par les pluies, qu'il ressemble plutôt à une mer, qu'à une rivière, & que bien loin d'être guéable, il est capable de porter les plus grands vaisseaux. Il est quelquefois agité par les vents, avec une si furieuse violence, qu'il arrête les voyageurs, qu'il désole la campagne, & qu'il produit de déplorables désordres.

4. Etant donc alors accru inopinément par des pluies aussi extraordinaires que si les cataractes du ciel eussent été ouvertes, & s'étant débordé, il entraîna les harnois, les armes, le bagage, les chevaux, les mulets, & les hommes. C'était un spectacle pitoyable, & digne de larmes de les voir défaits sans guerre, & vaincus sans ennemis ; & sans que l'avantage de leur taille, ni la grandeur de leur courage leur pussent servir. Ils furent emportés comme de la paille, ou comme du foin avec d'épouvantables hurlements. Ceux qui furent spectateurs de ce lamentable désastre, le regardèrent comme un effet de la colère de Dieu  sur  ces peuples. Les uns passèrent du sommeil de la nuit au sommeil de la mort, & les autres qui furent si heureux que de se sauver, furent si malheureux que de perdre tous leurs biens.

5. Conrad, surpris de cet accident, rabattit un peu de sa fierté, s'étonnant que les éléments servissent à l'intérêt des Romains, & que l'ordre des saisons se changeât en leur faveur. Quand il fut proche de Constantinople, il fut oblige de faire traverser son armée, bien qu'il se fût vanté à Peréc qu'il ne la ferait traverser qu'au temps qu'il lui plairait. Il n'y eut ni vaisseau, ni matelot, qui ne fût occupé à ce trajet. L'Empereur préposa des personnes pour tenir registre des soldats qui passeraient, mais leur nombre se trouva si grand, qu'ils se lassèrent de les compter.

6. Conrad étant passé de la sorte en Orient, avec un si malheureux présage, & au contentement des Romains, fut suivi incontinent par les Français. L'Empereur prit quelque soin de leur subsistance, ayant, néanmoins, donné ordre de leur tendre des pièges dans les passages difficiles, il en fit périr un grand nombre.

7. Les habitants des villes, au lieu d'établir des étapes pour les Allemands, tiraient du haut de leurs murailles leur argent dans des paniers & leur descendaient ce qu'il leur plaisait de pain, dont ces peuples justement indignés, invoquaient contre l'iniquité de ces vendeurs, la protection de la justice éternelle, de laquelle l'œil découvre tout ce qui se fait  sur  la terre. Mais ces inhumains, & ces impitoyables habitants, ne rabattaient rien pour cela de leur dureté. Il y en avait même qui gâtaient la farine, & qui y mêlaient de la chaux. Je ne suis pas assuré que tout cela se fit par l'ordre de l'Empereur Manuel, comme l'on le publiait. Quoi qu'il en soit, l'action était d'elle-même très-criminelle.

8. Ce qui est constant est, que par son commandement on battit de mauvaise monnaie d'argent pour la débiter à ceux de l'armée d'Occident, qui auraient quelque chose à vendre.

9.. Pour renfermer tout en une parole, il n'y a point de mal que l'Empereur n'ait tramé, & & n'ai fait tramer contre eux, afin que l'exemple de leur malheur servit à leurs descendants comme d'un éternel monument, pour les détourner de mettre jamais le pied  sur  ses terres.

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CHAPITRE VI.

1. Avantage remporté par les Turcs sur les Allemands. 2. Les deux partis se préparent au combat sur les bords du Méandre. 3. Conrad harangue son armée. 4. Il passe le Méandre à la nage. 5. Et taille les Turcs en pièces.

1. Les Turcs étant excités pat les lettres de l'Empereur,& animés par son exemple, firent un pareil traitement aux Allemands. Ayant à, leur tête un certain Capitaine nommé Pamplane, ils en vinrent aux mains avec eux, & remportèrent la victoire.

2. Mais s'étant depuis répandus jusques au delà de Phrygie, ils cherchèrent une mort qui était éloignée, & tombèrent dans la fosse qu'ils avaient creusée pour leurs ennemis. Car au lieu de s'abstenir d'offenser des gens qui ne leur faisaient point de mal, & de de ne pas éveiller leur colère qui était comme endormie, ils se rangèrent  sur  le bord du Méandre, pour leur en disputer le passage. S'il est difficile  en tout temps de traverser ce fleuve, il semblait alors absolument impossible. Ces nations Occidentales firent voir très clairement, en cette occasion que la conservation des Romains n'était qu'un effet de leur modération, & de leur patience, & que si elles avaient voulu, elles les auraient taillés en pièces, & auraient. ruiné leurs villes de fond-en-comble. Le Roi Conrad étant arrivé au bord du Méandre, sans avoir de pont, ni de bateau, & le Turcs commençant à tirer de l'autre bord  sur  ses gens, il leur commanda de se mettre hors de la portée du trait, de souper, & d'apprêter leurs armes pour le jour suivant. Il se leva le lendemain avant le Soleil, visita son armée, & la harangua en ces termes.

Mes Compagnons, il n'y a personne parmi vous, qui ne sache que ce n'est pas pour notre intérêt, mais pour l'intérêt de JESUS-CHRIST que nous avons entrepris cette guerre, pour procurer la gloire de Dieu, & non pour acquérir l'estime des hommes, La grandeur de ce dessein nous a fait quitter le repos de nos maisons, la conversation de nos proches, & nom sommes venus chercher dans les pays étrangers les hasards & les fatigues. C'est pour cela que nous sommes desséchés par la faim, transis par le froid, étouffés par le chaud, & que nonobstant notre noblesse & nos richesses, nous n'avons que la terre pour lit, & que le ciel pour couverture. C'est pour cela que nous sommes continuellement chargé de nos armes, comme saint Pierre le grand serviteur de Dieu était chargé de ses chaines, & gardé par quatre bandes de quatre soldats chacune, Qui est-ce qui ne sait que les barbares que ce fleuve sépare d'avec nous, &  dans le sang desquels nous avons promis, à l'imitation de David, de laver nos mains, sont les ennemis de la Croix du Sauveur,si ce n'est ceux qui ayant des yeux, & des oreilles ne veulent ni voir, ni entendre. Si vous désirez aller posséder ces demeures bienheureuses, que Dieu qui sait le sujet de notre voyage est trop juste pour nous refuser en récompense de celles que nous avons quittées en notre pays & si vous n'avez pas oublié les outrageux traitements que ces cœurs incirconcis ont faits en divers temps à nos pères & à nos frères, & que vous soyez émus par la voix de leur sang injustement répandu, combattez si vaillamment qu'ils reconnaissent que vous les surpassez autant en courage, que le divin auteur de notre Religion surpasse en sainteté le faux Prophète dont ils suivent les impiétés. Puisque nous composons une armée sainte dont l'éternel est le conducteur, n'ayons point d'affection basse pour la vie, & n'appréhendons point de mourir pour la cause du Sauveur qui est mort pour nous. Faisons en sorte que cette expédition soit couronnée par une fin aussi glorieuse que le principe qui nous y a engagée & ne doutons point que des armes dont le ciel favorise le dessein, ne soient victorieuses. Mais quand il faudrait mourir, il serait glorieux de mourir pour l'intérêt du Sauveur, & en quelque endroit que nous trouvassions un tombeau, il serait toujours honorable. Si je suis tué, je mourrai dans l'espérance d'une félicité immortelle, & les mêmes traits qui me perceront, me serviront comme d'un char pour arriver à un repos qui n'a point de fin. En mourant de la sorte, je ne mourrai pas dans l'infamie, ni dans le péché. Allons châtier ces impies, dont les pieds abominables ont écrasé nos frères selon la chair, & selon l'esprit, qui ont maintenant l'honneur d'être assis avec le Sauveur dans le même lieu où il est assis avec son Père avant tous les siècles. Nous sommes ces forts armés qui environnons avec nos armes le tombeau du Sauveur, comme le lit de Salomon. Nous sommes les enfants de la mère libre,qui devons chasser les enfants de la servante., & les ôter du chemin du Seigneur comme des pierres de scandale. Je ne comprends pas comment les Romains nourrissent ces loups qui les dévorent & qui s'engraissent de leur sang, au lieu de les exterminer de leurs villes & de leurs provinces. Il faut tenter un nouveau moyen de passer ce fleuve. j'en donnerai le premier l'exemple, &  je ne doute point que quand nous pousserons nos chevaux, il n'arrête son cours comme le Jourdain arrêta autrefois le sien pour donner passage aux Israélites. Une entreprise aussi hardie que celle-là rendra notre nom célèbre dans toute la postérité, sans que le temps en puisse effacer la mémoire, & couvrira les Turcs d'une confusion éternelle en élevant  sur  le rivage un monceau de leurs os, qui servira de monument à notre gloire.

4. Ayant parlé de la sorte, il poussa son cheval dans le fleuve, & les Allemands le suivirent tenant leurs rangs serrés, & jetant des cris de joie. Une partie de l'eau se répandit  sur  les rivages, & l'autre partie remonta contre la source.

5. Les Turcs ne pouvant se sauver par la fuite, quoique leurs chevaux fussent fort vites, ni soutenir le choc, ils furent taillés en pièces, & tombèrent morts les uns  sur  les autres comme des bottes de paille. La campagne fut couverte de corps morts, & les vallées furent inondées de sang. Il y eut plusieurs Allemands blessés, & peu de tués. On peut juger de la grandeur de ce carnage par les montagnes prodigieuses d'os qui se voient en ce lieu-là, & que j'y ai vues moi-même avec étonnement. La vaste étendue des vignobles de Marseille dont les haïes étaient faites des os des Cimbres pouvait servir à reconnaître combien avait été grand le massacre que Marius avait fait de ces Barbares. Il pouvait passer pour plus grand que celui que Conrad fit des Turcs, si ce n'est que l'ancienne histoire approche fort de la fable, & qu'elle exagère les choses au-delà de la vérité. Apres cette célèbre victoire, les Allemands n'eurent plus d'ennemis à combattre dans le reste de leur chemin.