Nerses IV

NERSES IV SCHNORHALI

 

ÉLÉGIE SUR LA PRISE D'EDESSE.

 

Oeuvre numérisée par Marc Szwajcer

 


 

 


 

SAINT NERSES SCHNORHALI (LE GRACIEUX).

 

NOTE PRÉLIMINAIRE.

 

Quelques détails sur la vie de l'auteur du poème suivant doivent trouver place ici.

Saint Nersès, le quatrième de ce nom dans la série des patriarches d'Arménie, appelé aussi Schnorhali, ou le Gracieux, à cause de la douceur de son caractère et du charme de son style plein d'onction et d'élégance, et Glaïetsi, c'est-à-dire habitant de Hr'om-gla, parce qu'il eut sa résidence dans cette célèbre forteresse, saint Nersès était le plus jeune des quatre fils du prince Abirad, qui possédait le château fort de Dzovk', dans le district de Kharpert, du chef de son aïeule, fille du prince Grégoire Magistros. Il descendait de la race royale des Arsacides de Perse, par la branche Sourên Bahlav, et comptait parmi ses aïeux saint Grégoire l'illuminateur. Il fut élevé dès son enfance, ainsi que son frère aîné Grégoire, plus tard catholicos sous le nom de Grégoire III, par son grand-oncle le patriarche Grégoire Vgaïacêr, Son frère, étant monté sur le siège patriarcal en 1113, lui conféra le sacerdoce, et bientôt après l'éleva à la dignité épiscopale. Il le prit avec lui pour l'accompagner au concile tenu à Jérusalem en 1136, et qui suivit de près celui d'Antioche, dans lequel fut déposé Rodolphe, patriarche de cette dernière ville. L'arrivée du catholicos avait pour but de s'entendre avec le clergé latin sur divers points de dogme et de discipline particuliers à l'Eglise arménienne, et-que Grégoire promit de modifier et de rendre conformes à l'unité catholique.[1] Celui-ci, parvenu à une extrême vieillesse, et sentant arriver le terme de sa carrière, résolut de se démettre de ses fonctions en faveur de Nersès. Il rassembla un concile à Hr'om-gla', et ayant conféré à son frère, malgré sa résistance, l'onction sainte, il lui remit les insignes du patriarcat, le pallium, le voile et la crosse. Il mourut trois mois après, en 1166, et Nersès lui succéda immédiatement. Le nouveau catholicos mit tout son zèle à rétablir la discipline ecclésiastique et à instruire ses compatriotes par ses prédications et ses écrits. Un des projets dont il poursuivit la réalisation avec le plus d'ardeur est la réunion de l'Église arménienne et de l'Eglise grecque; il entretint pour cet objet une correspondance et des rapports suivis avec l'empereur Manuel. Il mourut à l'âge de soixante quinze ans, en 621 de l'ère arménienne, ou 1172 de J. C. le jeudi, 13 août.

Saint Nersès est un des écrivains les plus remarquables et les plus féconds de la littérature arménienne. Tour à tour théologien, orateur sacré et poète, il a laissé une foule de productions qui attestent son mérite sous ce triple point de vue. Aussi ses ouvrages, tenus en grande estime par les Arméniens, ont été réimprimés nombre de fois! On peut en voir la liste dans Soukias Somal[2] et M. Patcanian.[3] Le recueil de ses œuvres poétiques, moins l'Elégie sur la prise d'Edesse, a été publié en 1830 par les RR. PP. Mékhitharistes de Venise, en un volume in-18 de 620 pages.

L'extrait que nous donnons de cette Elégie est le seul document un peu considérable que nous possédions sur les opérations du siège qui rendit l'atabek Zangui maître d'Edesse,[4] et enleva cette ville à la domination française, qui s'y était maintenue pendant quarante-six ans. Quoiqu'elles soient racontées sous une forme poétique, il est possible cependant d'en suivre la marche et les progrès dans tous leurs détails. Nersès appelle son œuvre prosopopée, parce que, personnifiant la ville d'Edesse, il la représente comme prononçant le discours qui sert de cadre à son poème. Les vers qu'il a employés sont monorimes, c'est-à-dire terminés par une assonance qui revient la même pendant plusieurs pages de suite, jusqu'à ce qu'elle semble épuisée. L'idée de ce genre de versification fut empruntée par les Arméniens très probablement aux Arabes. Comme on le retrouve dans les poésies de Grégoire Magistros, qui mourut vers 1058, il n'est pas permis de supposer, comme l'a fait Saint-Martin,[5] que l'introduction du vers monorime chez les Arméniens est due à l'influence des Francs, et des Français en particulier, à l'époque des croisades, et qu'elle est une imitation de nos chansons de gestes. Le mètre est celui que l'on nomme , c'est-à-dire de huit syllabes, divisées en quatre pieds, avec une césure au milieu.

J'ai fait ma traduction vers par vers séparément, en conservant rigoureusement la coupe du mètre original et l'enchaînement des pensées, et en rendant avec autant de fidélité que possible le mouvement et les figures du style original. Malgré les tournures insolites en français auxquelles ce système de traduction m'a contraint parfois, et malgré la difficulté d'exprimer dans notre langue, si sobre et si contenue, les épithètes hardies et les synonymes variés a l'infini de la langue arménienne, on verra que ce poème est loin de mériter le jugement qu'en a porté, sur la foi de Chahan de Cirbied, Michaud qui, dans son Histoire des Croisades,[6] affirme que c'est une composition froide et diffuse.

Si saint Nersès se permet de loin en loin des figures exagérées et que le bon goût réprouve, il faut reconnaître aussi qu'il est plein d'animation dans le récit des combats, pathétique lorsqu'il fait gémir Edesse sur la catastrophe qui la livra aux infidèles, rempli de grâce et de fraîcheur en nous peignant les beautés et les charmes de cette terre fertile et embaumée dont Edesse fut la métropole et l'ornement, la vie simple et primitive des populations de l'Orient chrétien.

J'ai extrait de ce poème toute la partie historique, qui se compose des treize cent cinquante-huit premiers vers; l'ouvrage entier en comprend deux mille cent quatorze dans l'édition de Paris, publiée en 1828, in-8°, aux frais de la Société asiatique, par feu Jean Zohrab, ex-religieux de la Congrégation arménienne des Mékhitharistes de Venise. C'est ce texte que j'ai suivi, en y ajoutant un choix de variantes recueillies dans les copies imprimées ou manuscrites que j'ai pu me procurer. Ces copies, désignées chacune par une lettre, sont les suivantes:

A. Manuscrit provenant d'Ezenga, ville de la Haute Arménie, et dont Zohrab a donné les variantes à la fin de son édition.

B. Manuscrit originaire de la Cilicie, et consulté par le même éditeur.

C. Manuscrit in-4° minimo, transcrit à une époque assez récente, sur papier oriental, en caractères nôdrakir ou cursifs, et appartenant à la Bibliothèque impériale de Paris, où il est coté sous le numéro 130 A, ancien fonds arménien.

D. L'édition publiée en 1832 à l'imprimerie du Collège arménien de Calcutta, appelé , Académie philanthropique, in-8°, édition qui n'est que la reproduction de celle donnée à Madras, en 1810, in-12, par Sarkis Dzaph'our Agh'avaliants, .

La disposition typographique de nos variantes a été établie de manière à obtenir toute la clarté désirable. Celles qui ont pour initiale une majuscule se rapportent à un commencement de vers; celles qui ont pour première lettre une minuscule, au milieu ou à la fin. Dans les variantes composées de plusieurs vers, placés à la suite l'un de l'autre, sur une même ligne horizontale, chacun d'eux se distingue du suivant par son initiale majuscule; le numérotage correspond à celui des vers dans l'ensemble du poème

Edouard DulaurieR

ÉLÉGIE SUR LA PRISE D'EDESSE.

 

 

 

Comté d’Edesse (Wikipédia)


 

TRADUCTION.

 

 

Discours du seigneur Nersès

Patriarche d’Arménie,

Dit en forme de prosopopée,

Versifié en rimes homériques

5 Et prononcé sur un ton douloureux,

Au sujet de la prise d’Edesse la grande,

Dans l’année cinq cent

Quatre-vingt treize,

Le vingt-trois décembre,

10 A la troisième heure un samedi.[7]

[LA VILLE D'EDESSE, PERSONNIFIEE PAR LE POETE S'EXPRIME EN CES TERMES.]

Faites entendre de lugubres accents, ô Eglises.

Compagnes de l'époux céleste,[8]

Sœurs et frères chéris,

Epais dans tous les lieux du monde;

Cités et campagnes, partout à la fois, là

Races et nations de la terre,

Fidèles du Christ,

Adorateurs de la Croix.

En premier lieu je m'adresse à vous.[9]

20 Eclatants comme le soleil, et admirables,Pareils aux [chérubins] à quatre faces,

A vous, qui êtes ici-bas les trônes du Père célestes,

Et une émanation divine

De la source d'Éden,

25 D'où, par quatre canaux,

S'épanche un fleuve aux ondes immenses et rapides,[10]

Pour abreuver l'univers

Des flots de la parole de la bonne nouvelle;

Vous qu'implore ma voix gémissante;

30 Prêtez l'oreille à ces accents de la douleur ![11]

Jérusalem, ville du grand

Roi céleste,

D'où sont sortis la Loi et les Prophètes,

Qui se sont répandus comme une source sur la terre;

35 Toi, où le Fils unique du Père,

A apparu comme une lumière ineffable.

Et in proclamée bienheureuse

Avant aucune autre [cité];

Car la première de toutes j'ai cru [en lui],

40 J'ai confessé le Fils uni au Père.[12]

Loin de m'enorgueillir de ce témoignage,

Je ne me suis point regardée comme supérieure à toi;

C'est dans ton sein que le Seigneur fut mis a mort sur une croix:

Moi, c'est de loin que je l'ai adoré,

45 Mais aujourd'hui, animées d'un même sentiment,

Nous nous prosternons devant la même Croix.

Or donc, écoute, ô mon amie,

Les gémissements d'une proscrite infortunée.

Sois ma consolatrice, en l'associant à mon deuil,

50 Et offre-moi le remède efficace pour un cœur brisé.

O Rome, mère des cités,

Splendide et vénérable,

Toi le siège du grand Pierre,

Le chef des apôtres;

55 Eglise inébranlable,

Bâtie sur la pierre de Céptias,

Et contre laquelle ne prévaudront jamais les portes de l'Enfer,

Sceau de celui qui ouvre les cieux,

Vigne fertile, chargée de rameaux,

60 Plante de Paul aux racines profondes;

Arrosée de son sang;[13]

Tu es comme le jardin d'Eden;

Toi qui as été aussi le partage de Luc,

Le divin historien14

65 Je viens t'implorer,

Moi, l'apanage et le siège de Thaddée.[15]

Entends de loin ma voix,

Compatis au malheur qui m'accable;

Mêle tes pleurs aux miens, d'après la parole rapportée

70 Dans l'Evangile écrit pour toi.

Hâte-toi de tendre une main secourable.

A celle qui gémit sous le poids des chaînes d'une prison;

Exerce une vengeance implacable

Contre l'ennemi qui m'a réduite en servitude.

75 C'est maintenant vers toi que je me tourne avec affection,

O ville glorieuse

Bâtie par l'empereur Constantin

A l'entrée de l'Asie;

Toi qui es devenue une seconde Jérusalem,

80 Une nouvelle Rome digne d'admiration;

Toi où du disciple bien-aimé

Le siège a été transféré,

Qui réunis les reliques des martyrs,

Où se trouve tout ce qu'il y a de plus saint;

85 Demeure d'un puissant et grand monarque;

Semblable, sur la terre, au séjour céleste;

Ecoute-moi, à ton tour, avec bonté,

Prête l'oreille à mes cris plaintifs;

Car j'ai fait partie

90 De ton domaine avec le rang de métropole.

Dans nies murs s'élevait un temple construit par toi

Et consacré sous le même nom que le tien,[16]

L'égal de la Sion céleste,

Et auquel la Sion terrestre ne saurait être comparée.

95 Aujourd'hui tu m'as laissée dans l'abandon,

Pareille à la chouette qui hante les ruines,

Ou comme l'homme qui n'a plus de secours à espérer,

Et qui est oublié parmi les morts.[17

Je t'en supplie, ranime

100 Ta force indomptable,

Pour accomplir une multiple

Vengeance dans le cœur de mon persécuteur.

Je viens faire retentir mes plaintes à ta porte,

O capitale de l'Egypte,

105 Alexandrie la magnifique,

Dont le nom rappelle celui de ton fondateur

Toi le siège de Marc,

Qui nous a apporté la bonne nouvelle;

Du jardin divin

110 La plante spirituelle germe dans ton sol;

Comme des hameaux de palmier fleuris, dans la maison,

Est la troupe de tes justes, vouée au Seigneur;

Aux cèdres du Liban sont pareils

Les moines de ton pays,

115 Chœur d'anges chargés du fardeau de la Croix,

Et semblables dans ce monde à des êtres immatériels;

Eux, le fondement et l'appui de l'orthodoxie,

Où viennent se briser les efforts de l'hérésie.

Tu as vu une succession de patriarches

120 Occuper ton siège auguste.

Aujourd'hui ils ne sont plus,

Evanouis comme un songe de la nuit;

Car toi aussi tu es devenue veuve,[18]

Et tu m'apparais aussi infortunée que moi-même.

125 [L'une et l'autre] jadis dignes d'envie,

Nous voilà tombées dans un excès d'infortune.

Aussi, ô noble cité,

Viens consoler ma peine.

Toutes deux, pareillement,

130 Nous sommes courbées sous le joug des infidèles.

Pour soulager notre douleur,

Dans notre commune infortune,

Que des prières émanées d'un cœur pur et sincère

Soient offertes par nous au Dieu créateur,

135 Afin que sa colère allumée par nos péchés

Se tourne en bienveillance,

En voyant qu'il y a du bon en nous,

Et que le mal est le propre de nos ennemis.

S'il s'apaise dans cette vie.

140 Et si, dans l'autre, il nous donne la récompense,

L’objet de nos désirs sera accompli

Par celui qui est libéral pour tous.

Par la parole, par l'examen, je discute avec toi,

O Antioche, sœur chérie,

145 Demeure des Apôtres;

Suivant l'évangile de Matthieu,[19]

C’est chez toi qu'un nom merveilleux

A été adopté pour la première fois.[20]

Le nom de chrétien qui fut donné

150 Aux adorateurs du Christ.

O ma sœur bien-aimée,

Pendant que tu étais dans la joie,

Pourquoi n'es-tu pas venue avec promptitude

A mon secours ?

155 Dans ta haine contre moi, tu m'as laissée

Tomber entre les mains de l'impie.[21]

Ne dédaigne pas ma plainte amère

Sympathise à l'affliction de mon âme,

Pleure sans réserve avec moi,

160 Partage la tristesse de mon cœur navré,

D'après le saint précepte de l'Apôtre,

[Qui recommande] de pleurer avec les malheureux qui sont dans le chagrin.

Pour les contrées situées au-dessous de la nôtre,[22]

Ce que nous venons de dire suffira;

165 Maintenant ma parole va changer.

Et retourner vers l'Orient,[23]

Vers la grande Arménie, nation de Thorgom,[24]

Race et famille de Japhet;

Là où s'élève le trône des descendants des Parthes,

170 Des rois arsacides,

Dans l'empire desquels j'étais située.[25]

Gomme je l'ai raconté précédemment.

Par le roi Abgar,

Pour eux j'ai été bâtie.[26]

175 Et destinée aussi à être le siège

De l'apôtre Thaddée;

Racine de la belle fleur éclose

Sur le rameau du sceptre [pastoral]

De Grégoire de Parthe,

180 Illuminaient de notre patrie.

Confesseur du Christ

Et martyr vivant,[27]

C'est loi qu'à présent j'interpelle,

O Eglise d'Arménie,

185 Sur laquelle a brillé la lumière céleste,

[Qui] a fondu la glace du Nord,

Et où s'est répandue la lumière sans ombre,

Eclat du rayon ineffable.

Il a frappé fortement avec un marteau d'or.

190 Des voix ont retenti sous la terre.

Alors la troupe des anges

S'est précipitée du haut des cieux, comme un torrent,

Et la race humaine, née de la terre,

A pris son vol vers le s jour éthéré.[28]

195 Toi, jadis un lieu désert,

Tu étais devenue une fleur épanouie;

Imprégnée d'un sang virginal.

Tu as brillé de la couleur de la rose.[29]

Tu as engendré des fils par le baptême,

200 Plus nombreux que le sabir de la mer;

Tu leur as fait sucer le lait de tes mamelles.

Tu les as nourris d'un sang vivifiant,

Bonne institutrice des enfants,

Eh leur donnant la loi de Moïse,

205 Et le pain des forts,

L'Evangile du Christ.

Alors tu étais heureuse,

Ton sort te rendait digne d'envie pour tous,

Pour les habitants du ciel, et pour ceux de la terre,

210 Et pour tous les êtres de la création.

Je t'interroge, ô désirable !

Je sollicite une réponse à mes questions;

Fais-moi connaitre avec certitude

Et successivement ce que je veux savoir.

215 Où est la couronne dont tu étais parée,

Et ton splendide diadème?

Où sont les ornements de la reine,

De l'épouse du prince royal,

Et les splendeurs du palais des noces,

220 Et les franges tissues d'or?

Pourquoi l'époux est-il absent de la chambre nuptiale,

Et ses amis, de l'Eglise?

Que sont devenus ses compagnons ?

Ils ne redisent plus les chants de David.

225 Pourquoi ne font-ils pas résonner

La trompette retentissante de Tarse[30] ?

Où est la paire de bœufs engraissés?

Pourquoi ne sont-ils pas immolés chez toi ?

Où sont les échansons qui présentent la coupe,

30 Pourquoi ne versent-ils pas le vin généreux?

Et les amis qui se réjouissent

Du retour de l'enfant prodigue.

Et les bras paternels s'ouvrant

Pour donner le baiser au pécheur?

235 Qu'est devenue la douce voix des chantres ?

Et l'harmonie de leurs concerts?

Où sont les lecteurs de la sainte Ecriture.

Et les docteurs entourés d'une pompe solennelle,

Et le siège du patriarche?,

240 Et les prêtres oui prennent place sur l'estrade du sanctuaire,

Et les diacres associés au saint ministère.

Et les clercs qui aident au divin sacrifice.

Qu'est devenue la fumée odorante de l'encens dans ton enceinte

Tour a tour invisible et visible?[31]

245 Où sont les flots du peuple ?

Qui se pressait aux jours des fêtes du Seigneur?

Où est le trône du roi

Dans ta ville de Valarsabad.[32]

Où sont les satrapes royaux:

250 De la province d'Ararad,[33]

Et les princes qui occupent le premier rang,

Et les gardes du corps qui se tiennent par derrière ?

Où sont les guerriers dans la lice,

Et les légions marchant au combat,

255 Et les grands assis au banquet,

Et la table chargée de mets,

Et les nobles du palais.

Et les fils d'illustre naissance dont le poste est dans le jardin ?

Tout cela t'a été subitement enlevé,

260 Tout cela a disparu et s'est éclipsé;

Ce n'étaient que fantômes et songes

Que dissipe le réveil.

A ces splendeurs;

A succédé l'excès de la misère,

265 Car tu es là, orpheline et veuve,
Le visage triste comme si tu portais le deuil,

C'est pourquoi je t'ai appelée

Pour être ma compagne dans la douleur.

Aussi grand que le tien

270 Est le malheur qui naguère m'a frappée.[34]

Enseigne donc, ô mon amie,

A plaindre dignement mon sort,

Comme l'orateur habile aux discours qui font couler les larmes,

Et expert dans l'art d'embraser les cœurs.

275 Toi aussi je t'invoque à mon aide,

O Ani, ville orientale;

Viens unir ta voix à la mienne,

Et être ma consolatrice;

Autrefois tu étais

280 La fiancée délicieuse qu'un voile dérobe à tous les regards;

Toi, objet d'envie pour tes voisins

Et pour les nations éloignées.

Tu fus bâtie pour être une résidence royale

Dans le pays choisi par Schara,[35]

285 Et le séjour des souverains Bagratides.[36]

Issus de la race d'Israël,

De la famille du grand David

Père de Dieu, prophète.

Toi dont le nom, admirable cité

290 Est exprimé par trois lettres.

Symbole du mystère de la Trinité.

Qui par toi est adoré.

Au temps de ses princes, tu étais

Pleine d'allégresse;

295 Une vigne couronnée de grappes.

Un olivier chargé de fruits.

Tu voyais tes fils dans la joie,

Semblables à un jardin nouvellement plante:

Tes filles, belles de leurs parures,

300 Sans cesse occupées à chanter et à jouer de la lyre;

Tes rois illustres,

Assis sur le tronc, la couronne en tête,

Avec les guerriers à leurs côtés,

Debout, prêts à exécuter leurs ordres;

305 Les fils de Sion.[37]

Semblables aux chœurs enflammes [des anges].

Par sa magnifique architecture,

Ta cathédrale

Etait l'égale et la copie

310 Du sanctuaire céleste,[38]

Les patriarches et les évêques,

Et les ministres de Dieu, dans leur hiérarchie.

Chacun à son rang, Etaient en harmonie avec ce temple.

315 Décrire ces pompes

Serait une tâche difficile et longue,

Sans profit pour moi maintenant,

Puisqu'il n'en existe plus rien;

Elles se sont évanouies comme un fantôme.

320 Elles ont passé comme une fleur d'été;

Elles ont cessé et disparu aujourd'hui

Suivant la parole du Psalmiste

« Comme un ruisseau abondant se répand,

« Torrent de printemps,

325 « Ou comme une bulle d'eau gonflée,

« Qui, à peine formée, crève. »

L'épée de l'impie au cœur impitoyable

Altéré de notre sang,

Qui n'en est pas rassasié et ne s'en rassasiera jamais,

330 Jusqu'à ce que se lève le dernier jour,

S'est dirigée contre toi,

Et maintenant vient de m'atteindre.

[L'ennemi] a coupé la gerbe des campagnes,

Verte et en épis;

335 Il a arraché la vigne jusqu'aux racines,

Et dépouillé de ses rameaux l'olivier;

Il a versé le sang des saints sur la terre,

Et l'a répandu comme l'eau d'un fleuve;

Il a laissé des cadavres innombrables

340 Qui gisaient sans sépultures, livrés aux bêtes féroces.

Les prêtres du Christ

Ont teint les églises de leur sang;

Des diacres, ministres [des autels],

Les corps jonchaient tes rues;

345 Et autres massacres sans nombre,

Qu'il serait impossible de raconter.

Tout ce qui t'arriva à cette époque

N'était que calamités et misères.

Ils t'ont réduite en captivité

350 Avec plus de rigueur que Jérusalem.

Par tant de malheurs, ô noble cité!

Toi qui as été éprouvée,

Lorsque tu fus si maltraitée,

Apprends à connaître mon triste sort.

355 Et mon infortune;

Sois-moi compatissante;

Car pareil au tien en tout

Est le désastre que j'ai subi.

Réunis tes filles,

360 Sois pour moi dans la peine et le deuil.

Excite toute âme à gémir en prenant un ton plaintif,

Car la consolation d'un cœur affligé

N'a d'autre source que cette sympathie.

365 La douleur de mon désastre

Ne saurait être soulagée par un léger remède.

Elle n'est pas circonscrite à un seul lieu,

Et ne peut être allégée par quelques amis;

Mais celui qui la partagera

370 Doit appeler, avec des accents lamentables,

Les quatre parties du monde,

Où vivent les enfants des hommes,

L'orient et l'occident,

Le midi et le septentrion.

375 A ceux-là, je cric d'une voix gémissante,

Et je dis en pleurant.

O vous tous, membres de la famille humaine,

Rassemblez-vous dans un même lieu.

Hommes, femmes, pères et fils,

380 Epoux que réunit le même fit nuptial

Tendres enfants, adolescents, jeunes homme-,

Vieillards et gens de tout âge;

Rois avec vos armées,

Chefs, princes, seigneurs de ce monde,

385 Patriarches, pasteurs de troupeau,

Etablis pour être les princes de l'Eglise.

Prêtres, diacres,

Et tous les ordres du clergé;

Moines du désert,

390 Etres immatériels dans un corps humain;

Troupe chaste des vierges saintes.

Associées au chœur des séraphins.

Savante cohorte des docteurs

Et des ministres sacrés, à la voix mélodieuse,

395 Venez mêler vos pleurs à ceux que je répands

Sur mes enfants exterminés.

Fondez, fondez en larmes,

Tous ensemble,

Lamentez-vous amèrement sur moi,

400 Vous tous, régénérés par le baptême.

Edesse, Our'ha', ville[39]

Qui as perdu tes fils, restée orpheline et veuve,

Je crie vers toi d'une voix languissante,

Entrecoupée de sanglots.

405 J'enlève le voile qui couvrait ma tête;

Je déchire les vêtements, ma parure,

J'arrache les boucles gracieuses de mon front.

Je fais tomber impitoyablement ma chevelure;

Je frappe avec une pierre ma poitrine et mon cœur,

410 Je meurtris mes joues de soufflets,

Reléguée tristement dans une maison obscure.

Comme un malheureux au désespoir,

Au lieu d'un costume de pourpre,

J'ai pris un vêtement noir et lugubre.

415 Mes yeux répandent des larmes intarissables,

Comme un fleuve qui route des flots grossis.

J'ai été un objet d'opprobre sur la terre,

En butte aux outrages du monde entier.

Les passants, dans le chemin,

420 S'écrient: malheur! malheur!

Car je n'étais pas dans un lieu caché.

Ou dans quelque coin obscur;

Mais des fleuves qui arrosent l'Eden

J'occupais le milieu:

425 Assise entre l'Euphrate et le Tigre.

Je portais le nom de Mésopotamie.

[J'étais le] palais du grand roi

Des Arméniens et des Syriens, Abgar.

D'abord je dirai ce que j'avais reçu

430 De bienfaits de a main du Seigneur;

Ensuite les maux qui me sont advenus,

Comme un soudain châtiment de mes péchés

Vous, avec bienveillance, prêtez

L'oreille à mes discours.

435 Je vous exposerai brièvement

La longue série de mes tribulations.

J'étais une mère fiche de famille;

J'ai engendré d'innombrables enfants,

Que j'ai nourris avec tendresse

440 Du lait de mes mamelles.

Je les ai formés beaux.

Et je les ai magnifiquement ornés;

Car j'étais une terre fertile,

Une source abondante de lait.

445 Egale à la terre promise,

Et peut-être même supérieure.

Je regorgeais de richesses,

Et de productions de toute sorte.

De mon sein s'épanchait une eau vivifiante

450 Qui faisait germer des plantes agréables à la vue;

Elle arrosait des jardins,

Et apportait le bonheur aux habitants.

La mer dans mes murs ondoyait mollement.

Le vent doux ridait sa surface;

455 Elle enlevait les souillures de la boue,

Et faisait l'ornement des places publiques.[40]

Mon sol donnait des Heurs aux couleurs diaprées,

Comme le jardin d'Eden;

Il se couvrait d'arbres touffus.

460 Et était d'une fécondité sans limites; m;»
Leurs rameaux se balançaient doucement;

Une odeur céleste embaumait les airs;

Il produisait le nard et le safran;

La rose et la violette y exhalaient leurs parfums.

465 Chaque jour mon sein, fécondé par la rosée du matin,

Brillait d'une splendeur qui pouvait soutenir l'éclat de l'or,

Il était incomparable

Par tous les trésors qu'il prodiguait.

Ah! jamais on ne pourrait compter tous les biens que je possédais,

470 Si on les énumérait l'un après l'autre.

Lorsque mes campagnes étaient travaillées

Parle bras de l'homme et ensemencées,

C'est cent ou soixante.

Ou bien trente fois autant qu'elles lui rendaient.

475 Par les fruits qu'elles produisaient.

Elles répandaient partout l'abondance.

Dans des greniers étaient entassés

Les grains qui servaient à nourrir mes enfants.

Leurs vœux étaient comblés

480 Par les bienfaits inépuisables que ma terre leur versait.

Si mon site était décrit avec tous ses avantages,

Et d'une manière digne,

Je crois qu'aucune ville n'aurait pu m'être comparée,

Entre toutes les cités du monde.

485 J'étais assise sur un trône vaste,

Pareille à un roi sur son char,

Ou a une reine d'une beauté ravissante,

Revêtue d'une robe a la queue d'or et tissue de brocart,

Avec des franges brillantes,

490 Et magnifiquement parée.

J'étais protégée par une enceinte circulaire

Et un rempart large et solide;

Mes tours s'élevaient-imposantes,

D'après un système savant et ingénieux,

495 Comme une tête bien adaptée

Sur un corps avec lequel elle s'harmonise;

Mes fondements s'enfonçaient profondément dans le sol;

J'étais couronnée de créneaux.

Des habitations et un temple admirable

500 Etaient renfermés dans ma belle enceinte-

Les maisons et la rue consacrées au commerce

S'alignaient sur un plan symétrique.

Mes palais somptueux,

Quel luxe ils étalaient!

505 Impossible à moi de le dire;

Aucun mortel ne pourrait l'exprimer.

Semblables aux demeures célestes,

Ils rivalisaient avec les plus sublimes,

Admirables et sans pareils,

510 Tels que n'en a jamais contemplé l'œil de l'homme.

Aussi combien j'étais joyeuse!

J'étais comme une mère qui se comptait en ses enfants:

Mes filles et mes fils innombrables.

Autour de moi formaient des chœurs de danse,

515 Semblables aux feuilles d'une rose épanouie;

J'étais comme un beau pommier à la tige luxuriante,

Comme une vigne haute et touffue,

Une treille chargée de grappes,

Ou un cep de choix planté dans un coin

520 De terre grasse et féconde.

Soixante et dix bourgs, nombre symbolique.

M'entouraient de tous côtés.

Là je siégeais comme une reine,

Au milieu de ma pompe et de ma gloire.

La prospérité dont je jouissais et que je viens de peindre

A été racontée en abrégé.

Cet éclat qui datait de siècles reculés

A pris fin tout à coup;

Cet éclat qui me rendait si fière,

530 Et qui m'assurait tant de bonheur.

J'étais célébrée par ceux qui entendaient parler de moi,

Et admirée par ceux qui me voyaient de près.

Mais à présent,

Tout ce que j'avais,

535 De prospérité n'existe plus;

La douceur s'est changée en amertume;

Au lieu de nie traiter d'heureuse.

On ne m'appelle plus qu'infortunée.

Tous nos ennemis se réjouissent,

540 Et nos amis poussent des gémissements.
Ils se sont révoltés contre moi,

Ceux qui avaient été mis sous mes pieds,

La race faite pour nous obéir,

Les fils de la servante

545 Qui a fui Sara;

Agar et Ismaël jadis chassés,

Ismaël auquel l'héritage de son père Abraham n'était point dévolu,

Maintenant se sont levés contre le fils né libre;

Il m'a portée en haut, dans un lieu de repos.

550 Ils ont voulu me chasser, moi la maîtresse de la maison,

Me dépouiller de mon patrimoine,

Et me repousser loin des fils des hommes.[41]

Comment ont ils accompli leurs desseins?

Pour quelles raisons ont-ils fondu sur moi ?

555 Il est temps de le dire ouvertement,

Et d'en faire le pénible récit.

Quoiqu'il ne soit pas possible

De tout énumérer,

Cependant peu de paroles me suffiront

560 Pour révéler mes malheurs.

C'est le gardien de la vigne,[42]

Qui a établi celui qui dans l'origine me donna l'existence;

C'est lui qui m'a transmis le précepte

D'où découle la vie immortelle.

565 Alors les fils de ma mère

M'ont attaquée en traîtres.

M'ayant vue dans une splendeur incomparable,

Ils ont été embrasés d'une atroce jalousie,

Ils m'ont repoussée vers la terre maudite,

570 Où germent l'épine et le chardon;

Ils m'ont remplie de crimes sans jamais se lasser,

Et m'ont privée de l'ambur du Créateur,[43]

Jusqu'à ce que le pasteur courageux

S'est mis en quête de sa brebis, »

575 Et l'a soulevée sur son épaule divine,

Pour la porter vers les hauteurs d'où elle était tombée.[44]

Mais je suis devenue de nouveau malheureuse;

J'ai été précipitée du ciel sur la terre,

Je suis tombée du faite où j'étais élevée,

580 J'ai été abaissée et abimée.

J'ai oublié alors les commandements de Dieu,

En m'écartant de sa loi.

J'ai accumulé péchés sur péchés,

Je me suis souillée de crimes.

585 Moi qui étais le temple de Salomon.

Renommée par mon diadème,

Et que contemplait avec des regards d'envie

Le soleil resplendissant, j'ai été voilée d'obscurité.

Je dis donc, hélas! sur moi, pour me conformer aux paroles de David:

590 J'ai longtemps erré dans l'exil,[45]

Depuis l'époque où j'ai commencé

A appartenir à la nation des Romains.[46]

Alors se sont avancés contre moi

Les descendants d'Agar.

595 D'abord les fils de mes entrailles

Ont été massacrés par eux sans merci;

Ensuite les bourgs qui m'environnaient,

Comme une ceinture ingénieusement disposée,

Ont été abattus et détruits,

600 Et sont devenus des ruines.

Et ce n'est pas en peu de temps,

Mais dans l'espace de quarante ans et un peu plus,[47]

Que j'ai perdu ma puissance,

Et que ma force s'est affaiblie.

605 Les brigands ont accouru, suivis d'autres brigands.

Dans leurs incursions, ils m'ont faite captive;

J'ai enduré toutes sortes de maux,

Je suis tombée épuisée par des souffrances mortelles;

Sans remède contre, tant de maux,

610 Sans médecin pour les guérir.

Je suis arrivée aux portes de l'enfer,

Et j'ai approché du fond de l'abîme.

Témoin de ce spectacle, le tyran,

Ce cruel dragon, aux replis tortueux,

615 S'avançait en rampant comme le serpent,

Plein d'astuce, venimeux,

Pour me mordre le talon.

Et me frapper avec une flèche cachée.

Il avait, en se dissimulant,

620 Concentré sa malice drus son cœur;

Le loup, embusqué dans sa caverne,

Se dérobait à mes regards, dans le désert.

Son nom est

Zangui, l'artisan de mal.

625 Il s'élança subitement,

Et dans un moment inattendu;[48]

Dès qu'il eut appris

Que mes guerriers étaient absents,

Aussitôt il m'investit de toutes parts.

630 Et m'entoura de ses troupes

D'Arabes maghrébins,[49]

Que, certes, il sciait impossible d'énumérer par leurs noms,

D'Elyméens, et de Khétéens,[50]

En légions innombrables.

635 Ils m'environnaient avec des bandes de chiens et de troupeaux,

Et empochaient d'entrer dans mes murs ou d'en sortir.

Leurs assauts étaient incessants;

Ils me tourmentaient sans relâche.

Chaque jour des bataillons nouveaux

640 Marchaient au combat, équipés de pied en cap.

Couverts d'armures, la lance au poing,

Le corps protégé par des cuirasses de cuir.

Armés de piques et d'arcs.

Frappant et transperçant avec leurs flèches.

645 Avant élevé un bastion et dressé des machines.

Ils lançaient des pierres.

Brisaient, fracassaient,

Et me causaient les plus grands dommages.

Malgré ces efforts, ils ne purent

650 Triompher des braves qui défendaient mes murs,

Jusqu’à ce (puni autre moyen d'attaque fut venu à l'esprit

De ce fourbe, fécond en stratagèmes.

A l'instar de la taupe,[51] ils creusèrent

Sous les fondements de la citadelle,

655 Et établirent des colonnes et des étais

Pour soutenir les tours et le rempart [ainsi minés].

Se disposaient à mettre ensuite le feu

A ces appuis. Comme c'est leur usage.[52]

Puis ils firent entendre ces mots

660 A la multitude de la ville.

Cessez de soutenir ce siège.

Afin de vous épargner de périr:

« Mais rendez-vous spontanément, et de bon gré,

« Et vous obtiendrez merci.[53] »

665 A ces paroles, se réunirent

Les braves et les héros, tous ensemble;

Se soutenant, s'animant l'un l'autre.

Ils s'engagèrent, par un serment réciproque.

A ne pas reculer devant l'ennemi,

670 A ne pas abandonner le combat,

A refuser toute proposition,

Et à ne point ouvrir volontairement les portes.

Ils pensaient qu'il était préférable

De succomber à leur poste.

675 Que de trahir leurs serments solennels,

Dussent-ils à ce prix acheter des plaisirs chaque jour renaissants,

Emules des Macchabées

Et des guerriers compagnons de Vartan.[54]

Sans cesse ils s'excitaient de la voix,

680 Et disaient hautement:

« Ne craignons pas,

« Frères, le glaive que tient une main mortelle.

« Au courage du héros

« Gardons-nous de mêler la frayeur du lâche;

685 « Méritons un nom glorieux,

« Qui retentira parmi toutes les nations;

« Que notre constance soit inébranlable.

« Appuyée sur l'espérance céleste.

« Les bons exemples, ajoutaient-ils.

690 « Ne nous manquent pas pour soutenir nos efforts.

« Les martyrs, ces cohortes

Innombrables,

« Qui vainquirent les puissances du mal

« Visibles et invisibles,

695 « Sont maintenant exaltés par tous,

« Et glorifiés par Dieu,

« Ceints du diadème de la vie immortelle.

« Ils resplendissent comme le soleil.

« Leurs supplices furent bien peu de chose,

700 « En comparaison des avantages infinis qu'ils ont recueillis.

« Par des tourments d'un instant,

« Ils ont mérité l'éternité.

« Imitons les saints martyrs

« Qui se sont rendus célèbres, au nombre de quarante;

705 « Ils coururent tous ensemble,

Et remportèrent le prix dans la lice.

Ne ressemblons pas au lâche et au faible

Qui succomba à l'attrait d'un bain.

Mais à relui qui contemplait les couronnes qui leur étaient destinées

710 Au sage geôlier.[55]

Aucun adversaire n'osera se mesurer avec nous

« Dans le monde entier; "

« Car nous n'avons pas mis notre confiance en l'homme

« Mortel et terrestre,

715 « Mais dans le chef des légions des anges,

« Assis sur le trône des Chérubins.

« C'est lui qui prépare la lutte,

« Et qui décerne le prix;

« C'est lui en qui reposent inébranlables

720 « Notre foi et notre espoir, comme en un ami; "

« C'est lui qui nous donnera une double

« Couronne, gage de la victoire.

« Si nous triomphons, un diadème sera notre récompense,

« Et notre nom sera proclamé avec honneur;

725 « Si, au contraire, nos corps périssent,

« Nos âmes seront éclatantes de lumière;

« Nous serons rangés parmi les justes,

« Dans le royaume du Père céleste,

« Dans la chambre nuptiale de l'éternité,

730 « Qu'il a promise au vainqueur.

« Si nous sommes enlevés à notre pays,

« A cette terre qui est notre patrie,

« Et qui, belle entre les plus belles,

« Offre aux yeux un aspect ravissant,

735 « A la place de ces biens éphémères,

« Nous obtiendrons des biens sans fin,

« Dans le jardin de délices et de lumière,

« D'où fut exilé le premier homme,

« La où la douleur et la mort n'ont point accès.

740 « Dans notre véritable patrie.

« Nous quitterons cette ville,

« Œuvre humaine,

« Pour habiter une cité bâtie par Dieu,

« Que la main de l'homme n'a point édifiée, une cité céleste,

745 « Dont les bases ont été posées par l'architecte,

« Par la droite du Créateur éternel,

« Lui qui a affermi la voûte du ciel,

« Et en a fait le séjour des bienheureux,

« Qui a établi la terre sur ses fondements,

750 « Avec tous les êtres qui la peuplent, jusqu'aux limites du néant.

« C'est en lui que nous avons placé

« Et notre espérance et notre foi.

« Si sa volonté est de nous délivrer.

« Nous lui rendrons gloire et honneur;

755 « Mais si cela ne lui plaît pas,

« S'il nous abandonne aux mains des infidèles.

« Nos actions de grâce seront encore plus vives,

« Parce qu'il a toujours notre bonheur en vue.

« Comme un père, il nous châtie avec miséricorde,

760 « Pour punir nos fautes,

« Mais ensuite il répand ses consolations,

« Comme sa nature l'y invite.

« Les enfants de Babylone seront livrés par lui aux troupes chrétiennes,

765 « Pour que celles-ci les saisissent par les pieds.

« Et s'acharnent à les frapper contre la pierre.

« Détruisez tout aujourd'hui, se sont-ils écriés;

« Et ils ont pénétré jusqu'aux fondements,

« Ils ont tout abîmé, ruiné,

770 « Tout renversé de fond en comble,

« Comme cette tour écroulée depuis longtemps,

« Et qu'ils avaient rebâtie;[56]

« Ou comme les abîmes de l'enfer,

« Que la main du Tout-Puissant a dévastés.[57] »

775 Telles étaient les paroles et bien d'autres encore,

Qu'ils s'adressaient sans cesse l'un à l'autre;

Pareils au sanglier qui aiguise ses dents,

Ils s'excitaient par leurs discours.

Le père encourageait son fils,

780 Et les fils se préparaient au combat.

L'appel aux armes retentissait sans cesse

Dans les rues et dans les maisons.

Il n'y avait plus de chef illustre par son rang.

Plus d'homme de condition intime;

785 Tous étaient égaux et confondus,

Tous animés d'une même pensée.

Évêques, prêtres,

Tous, à chaque rang de la société,

S'exhortaient à être fermes dans la lutte,

790 A résister avec intrépidité,

A mépriser le glaive,

Qui tue le corps seulement.

« Ne craignons, disaient-ils, que celui

« Qui livre l'âme et le corps aux tourments de l'enfer.

795 « Aimons celui-là seul

« Qui couronne son ami.

« Que rien n'ébranle notre constance,

« Et nous recevrons une récompense ineffable. »

Tandis que, par ces propos,

800 Ils s'excitaient à l'envi:

« Voici venir à notre aide [disaient-ils]

« Les invincibles phalanges célestes, n

Ils attendaient du secours,

L'œil fixé sur toutes les routes,

805 La nuit et le jour,

Sans cesse espérant voir accourir leurs auxiliaires.

Cependant ils n'arrivèrent pas,

Ceux sur lesquels ils comptaient,

Car aucune diligence ne fut faite

810 Par les chrétiens des divers pays,

Pour venir en aide à notre comte;

Les adorateurs de la Croix [restèrent inactifs].[58]

Dans la crainte de leur arrivée, le siège était poussé avec vigueur

Par l'armée ennemie,

815 Pressée de voir les travaux souterrains

Promptement achevés;

Car les infidèles savaient

Qu'ils ne rencontreraient pas de résistance,

Et que les habitants s'enfuiraient en toute hâte,

820 Et se sauveraient dans des lieux d'où ils ne pourraient s'échapper.

Mais comme le nombre des péchés

Commis par mes enfants allait croissant de plus en plus,

Toutes les provisions nécessaires à la vie

Furent interceptées par les infidèles.

825 Ils nous firent supporter toutes les tribulations imaginables,

Jusqu'à la fin du siège.

Maintenant mon cœur est oppressé.

Il est tout ému,

La douleur fait palpiter mon sein;

830 Mon esprit et mon âme sont dans le trouble

Quand je me rappelle ce jour terrible,

Cette aurore lugubre,

Ce jour où ne brilla pas la lumière,

Et qui se leva couvert de ténèbres épaisses.

835 Lorsque le feu de Sodome,

Allumé par les ennemis, s'élança de bas en haut,

Ce n'est pas des nues que descendit cette pluie;

Mais elle jaillit des profondeurs des fossés.

Alors le rempart de la forteresse

840 S'écroula entièrement,

Abattu de fond en comble,

Et la brèche fut ouverte.

Mais les braves ne reculèrent pas

Et ne lâchèrent pas pied;

845 Ils s'excitaient mutuellement

A montrer du courage.

Ils restaient fermes et inébranlables.

Les armes à la main, sur les ruines du rempart;

Ils s'exhortaient à marcher au combat,

850 A mépriser le fer des infidèles,

Comme le troupeau du berger,

Ils se jetaient avec impétuosité sur le sel céleste.[59]

Les prêtres, revêtus de la chape.

S'armaient de l’épée?

855 Les évêques vénérables

Prenaient en main le crucifix:

« En avant, frères chéris,

« Ne craignez rien, criaient-ils,

« Acceptez avec courage la mort

860 « Qui est préférable à la vie.

L'agonistarque est là,

Tenant à la main le prix de la lutte;

Il couronnera les héros

« Qui succomberont en ce jour. »

865 Cependant le ministre de la perversité,

Ayant armé ses légions,

Faisait proclamer dans leurs rangs l'ordre.

De se comporter vaillamment dans le combat.

Promettant des récompenses

870 Et de hautes dignités sur la terre,

Et en même temps des châtiments

Tour les lâches et les poltrons.

Alors, prenait leurs armes,

Les cohortes athées.

875 Pareilles à des bêtes féroces, s'élancèrent

Vers le rempart;

Cependant les héroïques combattants,

Qui s'étaient portés sur ce point,

Résistant aux assaillants,

880 Les mirent tous en déroute.

Et comme s'ils abattaient du bois,

Ils les massacraient,

Au point qu'ayant jeté l'épouvante parmi eux,

Ils les firent reculer.

885 Que je serais heureuse

Si mon récit s'arrêtait là.

Sans aller plus avant.

Pour attrister le cœur de ceux qui l'entendront !

Mais il ne me servirait de rien

890 De taire ce qui eut lieu ensuite,

Puisque, en effet, fondit sur moi

Un grand et irrémédiable malheur.

Car, lorsque les ennemis comprirent

Qu'ils ne pouvaient vaincre la résistance qui leur était opposée,

895 Leur chef infernal.

Appelant la foule de ses soldats,

Leur commanda de livrer au glaive, au pillage et à la captivité,

Tous les habitants.

A ces mots, les Arabes

900 Et les troupes innombrables de barbares,

Comme l’avant-veille, investirent

Et cernèrent la ville de tous côtés;

En rampant et formant la chaîne, ils s'avancèrent rapidement,

Courant à la suite l'un de l'autre.

905 Ils faisaient résonner les trompettes et les timbales,[60]

On eût dit le tonnerre grondant dans les nuages;

Les airs retentissaient de clameurs terribles,

Qui ébranlaient la terre. —

Les lâches tremblaient;

910 Les braves sentaient redoubler leur ardeur.

Ceux-ci volaient a la mort;

Ceux-là mouraient de frayeur.

Mais comme ils ne formaient qu'une faible troupe,

Insuffisante pour protéger les remparts,

915 Qu'ils étaient fatigués et succombaient à la peine,

Epuisés par une lutte incessante,

Soutenue si longtemps,

Puisque les combats se prolongeaient depuis un mois,

Une partie du rempart

920 Apparut aux infidèles dégarnie de ses défenseurs.

Alors y montant.

Ils pénétrèrent en petit nombre dans la tour,

Cependant la multitude de la ville,

Effrayée de la présence de l'ennemi,

925 Se mit à pousser des cris plaintifs,

Et à prendre la fuite.

Vit-on jamais spectacle pareil

Et plus douloureux.

Car la tourbe des infidèles,

930 Les apercevant s'enfuir,

Dégaina l'épée

Et s'élança au milieu des rues.

Les assiégés, en masse,

Abandonnant leur poste, sur les pas les uns

des autres,

935 Coururent tout droit

Vers la porte de la citadelle,

Tandis que ces bêtes féroces à face humaine

Leur plongeaient dans le sein des épées effilées;

Et comme des loups à la poursuite d'un troupeau d'agneaux,

940 Fondaient sur eux.

Va, les exterminant tous jusqu'au dernier,

Versaient le sang à flots.

Les jeunes gens et les enfants

Furent cruellement massacrés.

945 Ils étaient sans pitié pour les cheveux blancs du vieillard,

Pour l'âge tendre des plus jeunes enfants,

Pour la dignité des prêtres,

Pour le haut rang des patriarches.

Dans cette immense effusion de sang.

950 Les cheveux blancs du vieillard se teignirent en rouge.

Les prêtres qui célèbrent les saints mystères.

Au sang vivificateur

Mêlaient leur propre sang,

Qui allait se confondre avec celui de la foule.

955 Car le tyran était affamé de carnage.

Et son épée s'en rassasia.

Le lion rugit dans les forêts.

Et l'ours, avide de cadavres, gronda dans sa tanière.

Au milieu de ces scènes douloureuses.

960 Dont le récit est si pénible,

Le poète serait impuissant

A décrire cet épouvantable désastre;

Car lorsque les loups furent entrés.

Et qu'ils eurent cerné les chiens impudents,

965 Ils dispersèrent le troupeau de brebis

Et mirent en pièces les agneaux innocents.

Poussés par la terreur,

Les habitants gravissaient la rampe de la citadelle [de Maniacès];

Mais l'artisan de mal,

970 Qui en était le gouverneur,[61]

Leur ayant fermé les portes,

Ne leur permit pas d'y pénétrer.

Le peuple fuyait

Pour échapper au tranchant du glaive.

975 Tous se pressaient vers ce lieu

Pour y chercher un asile.

Dans leur empressement à y courir,

Et leur précipitation, la confusion était extrême.

Comme la forteresse se fermait devant eux,

980 Et que le fer de l'ennemi les menaçait par derrière.

Ils se groupèrent à l'entrée,

A flots immenses;

Comme des monceaux de bois dans les forêts,

Ils s'entassaient les uns sur les autres,

985 Hommes, femmes, vieillards, enfants

Et gens de tout âge.

Les filles pleuraient dans les bras de leur mère;

Tout en larmes, elles s'évanouissaient.

Les mères, serrant dans leurs bras leurs petits enfants,

990 Mouraient avec eux.

Les pères s'inquiétaient pour leurs fils,

Afin de leur procurer un moyen de salut.

Les fils avec leurs pères s'efforçaient

De gagner un lieu de sûreté;

995 Mais, dépourvus de secours

Et de soutien, en ce moment,

Ils se contentaient de lever vers le ciel

Leurs yeux mentalement suppliants.

Ils ne pouvaient parler,

1000 Etouffés par leurs soupirs.

Les frères ne tendaient pas la main à leurs frères,

Et n'avaient pas pitié de leurs sœurs,

Quoique les aimant vivement,

Et pleins de tendresse pour elles;

1005 Ils ne s'employaient pas à les sauver,

Parce qu'eux-mêmes ne pouvaient bouger.

Chacun, à la place

Où il s'était rencontré tombait.

Privés de respiration.

1010 Ils périssaient suffoqués.

Cependant les fugitifs se pressaient.

Redoutant les ravages du fer;

Et se faisant jour à travers les cadavres entassés, _

Une partie couraient [en les foulant] aux pieds.

1015 Comme s'ils eussent été dans une rivière ou dans la mer,

Ils nageaient [dans le sang] au-dessus des têtes [des morts].

Cependant les infidèles en inas.se

Les poursuivaient l'épée dans les reins.

Comme des bêtes féroces

1020 Au milieu d'un troupeau, ils fondaient sur eux.

Chacun [des ennemis], guidé par su pensée,

S'attachait à un choix,

Faisant prisonniers

Ceux qui avaient une figure agréable,

1025 Parmi les garçons et les filles,

Et qui leur plaisaient.

Quant à ceux qui étaient chargés d'années,

Ils étaient égorgés sans pitié.

Les cadavres des habitants, étouffés par milliers,

1030 Etaient repoussés avec dédain.

Après les avoir examinés, ils les dépouillaient,

Et les laissaient dans une ignominieuse nudité.

Ils n'en enveloppaient aucun de linceuls;

Ils ne jetaient pas [sur eux] de manteau;

1035 Ils ne les enterraient pas suivant les cérémonies accoutumées,

Et ne les accompagnaient pas avec des lamentations

On n'entendait nulle part les chants du prêtre;

Dieu n'était pas invoqué;

Il n'y avait ni ministres du culte pour psalmodier,

1040 Ni diacres pour lire [les versets de l'Ecriture].

Quoique les âmes [des victimes] montassent au ciel,

Et soient aujourd'hui dans le sein de Dieu,

Et que leurs noms soient inscrits

Dans les pages du livre de vie,

1045 Leurs corps étaient profanés,

Et tout souillés d'un sang

Qui ruisselait à travers les pierres.

Comme le sang d'animaux égorgés.

Ils étaient déchirés par les bêtes sauvages

1050 Et devenaient la pâture des chiens.

Les oracles émanés de la bouche des prophètes

Avaient jadis annoncé

Dans leurs menaces contre Jérusalem,

Ce qui s'accomplit alors contre moi.

1055 Le sang des justes inonda la terre

Comme les eaux d'un torrent débordé.

Les prêtres et le peuple

Furent tous immolés.

Des quatre nations chrétiennes

1060 Qui avaient dans mes murs leurs chefs religieux,

Le Dalmate,[62] le Thorgomien (Arménien),

Le Crée et le Syrien.

Tous ces chefs se dévouèrent.

Et s'exposèrent au trépas;

1065 Imitant le pasteur intrépide.

Dans leur sublime charité.

Ils ne s'enfuirent pas comme des mercenaires

A la vue de l'animal féroce,

Et ne lui abandonnèrent pas le bercail.

1070 Pour songer à leur propre sûreté.

Mais ils attaquèrent vaillamment

Le loup qui met en pièces [les brebis],

Au point que, dans cette guerre,

Après maintes preuves de courage,

1075 Le pasteur des Romains (l'archevêque latin)

Souffrit la mort pour son troupeau,

Et versa son sang pour lui.

Pareil à Judas Macchabée

Et à cet Eléazar de l'ancien temps,

1080 Prêtre, symbole du nouveau sacerdoce.

Ce pasteur, homme vertueux, comme le témoignent les éloges [de tous],

Etait déjà avancé en âge.

Le chef de la nation arménienne.

L'évêque qu'elle s'était choisi,

1085 Ne périt pas,

Grâce A la miséricorde divine,

Qui préserva ses jours dans ce massacre,

Comme Jonas dans le ventre de la baleine;

Au milieu de ce carnage où tant de gens succombèrent,

1090 Il resta vainqueur dans la lice,

Après avoir spontanément affronté la mort.

Comme c'est le devoir d'un pasteur.

Mais comme il est impossible

Que toutes les prouesses qui furent faites en cette occasion

1095 Soient racontées ici en détail,

Nous ne pouvons accorder à chacun la louange qu'il mérite;

Cette tâche est au-dessus des forces du poète,

Et même de tout être doué de raison;

Elle ne saurait être accomplie par l'homme dont l'esprit est débile

1100 Et qui ignore les règles de la poésie,

Pas plus que par celui qui les possède à fond,

Et qui s'est acquis par son talent un nom illustre.

Revenons maintenant sur nos pas,

Pour reprendre notre récit,

1105 En le développant jusqu'au bout,

Et retraçons des malheurs dignes de compassion.

Car, comme des chiens, ils arrivèrent.

Et [comme] des taureaux gras, ils nous entourèrent.

Ils poursuivirent de tendres agneaux,

1110 Les étouffant ou bien les égorgeant avec le glaive.
Ceux d'entre [les habitants] qui se sauvèrent

En petit nombre, se retranchèrent dans la citadelle;

Le tyran, s'en étant approché.

Leur adressa ces paroles:

1115 « Si vous rejetez, ce que je viens vous dire,

« Et si vous ne faites pas votre soumission entre mes mains,

« Vous aurez pour lot le sort de ceux

« Qui sont tombés la proie des animaux féroces. »

Les assiégés, loin d’être effrayés.

1120 Refusèrent de se rendre,

Et s'obstinant avec intrépidité.

Se disposèrent a résister vaillamment;

Mais comme auparavant

Ils n'avaient pas approvisionné la forteresse.

1125 Que de l'eau d'en bas

N'y avait pas été transportée;

Et que, de plus, aux troupes chrétiennes

Qui s'étaient réunies,

Personne n'avait donné avis

1130 De l'approche des ennemis.[63]

Ils ne purent

Tenir longtemps contre les infidèles;

Mais au bout de quelques jours, terme

Qui leur avait été assigne, ils sortirent de la forteresse.[64]

1135 Cependant le fourbe [Zangui], réceptacle du démon,

Le trompeur, le parjure,

Viola le serment qu'il leur avait donné,

Comme sa perverse nature l'y entraînait.

Il fit un choix parmi mes guerriers,

1140 Contre lesquels il avait de la haine,

Et, les suspendant par les pieds, comme un point de mire,

Il les perçait de flèches de sa propre main,

Meurtres qu'il regardait comme un triomphe

Eclatant et honorable pour lui,

1145 Comme une récompense,

Que lui avait accordée son infâme législateur [Mahomet].

Le misérable se considérait

Comme le vengeur de Dieu,

Auquel, en holocauste,

1150 Il offrait le sang des chrétiens,

Ainsi que la parole du Seigneur

L'avait prédit dans les temps anciens.

Lorsqu'ils eurent terminé ces massacres,

Que j'ai décrits sommairement,

1155 Alors, dépouillant leurs captifs,

Et ceux aussi qu'ils avaient tués,

Ils leur enlevèrent leurs biens et leurs richesses,

Héritage de leurs pères et de leurs ancêtres;

Les ornements en or des femmes,

1160 Et les vêtements précieux;

[Les vases] d'argent et d'or,

Les vases du saint sacrifice.

Et ceux où brûle l'encens A l'odeur suave,

Et les k'eschots retentissants;[65]

1165 Le rideau du sanctuaire,

Et les tentures de l'autel;

Les riches ornements des prêtres,

Et le manteau du patriarche;

Les chapes magnifiques,

1170 Et le pallium du saint mystère[66]

L'étole tissue d'or,

Qui se place autour des épaules,

Ornée de pierres précieuses, quadrangulaire,

Semblable au saint éphod.

1175 Brillante de couleurs variées, admirable,

Et retombant en franges;

Et tant d'autres objets précieux.

Dignes de mémorables regrets,

Et qui, dans les fêtes du Seigneur,

1180 En rehaussaient la pompe solennelle,

Pareille à celle de l'épouse dans la couche nuptiale.

Ou de l'époux dans son palais.

Les prêtres et les diacres.

Charnu à leur rang et réunis en chœur,

1185 Avec le patriarche au milieu,

En sa qualité de chef du troupeau,

Faisaient le tour de l'église,

En s'avançant avec gravite.

La multitude du peuple,

1190 Hommes et femmes, rassemblés dans le temple,

Marchaient sur leurs pas,

Comme des brebis à la suite du pasteur.

Ils glorifiaient [Dieu] tous ensemble,

Et élevaient leurs chants vers le ciel.

1195 Unissant leurs voix a relies des chérubins, purs esprits,

Ils faisaient retentir le trisagion;

Ils louaient la Trinité,

Et confessaient en elle un seul Dieu tout puissant.

Mais à la place de ces cérémonies,

1200 Ecoutez ce qui advint,

Sachez quels furent les fruits amers que l’impie

Substitua à ceux que je goûtais.

Les païens„étant entrés dans mes murs

Et ayant fait couler des torrents de sang.

1205 Les beaux enfants auxquels j'avais donné le jour

Furent massacrés dans mes bras.

Sous leurs pieds sacrilèges.

Ils foulèrent les objets les plus vénérés du culte;

Ils profanèrent le temple auguste,

1210 Et détruisirent les autels.

La croix de Jésus-Christ

Fut foulée aux pieds;

Les images divines

Du Verbe incarné,

1215 Et celles de la sainte Mère de Dieu.

Et de tous les saints,

Etaient abattues et outragées,

Au milieu des blasphèmes qu'ils vomissaient.

Cependant les chefs de leur fausse religion,

1220 Qu'ils appellent mamoul,[67]

Montèrent au lieu élevé

Où l'on sonne les cloches,

Et d'une voir retentissante,

Et à grands cris, ils dirent:

1225 « Aujourd'hui, bonne nouvelle pour toi.

« Mohammed,'l'envoyé de Dieu,

« Nous avons repris, après l'avoir perdue.

« Ta propre maison, le lieu qui t'appartient;

« Nous l'avons enlevée à ces peuples égarés,

1230 « Adorateurs d'une pierre inanimée,

« Après avoir inondé de leur sang le pays,

« Suivant les prescriptions de ton Coran.

« A toi aussi, bonne nouvelle,

« Noble Mekke, demeure de Mohammed,

1235 « Qui renfermes la pierre noire, notre espérance,

« Et l'empreinte d'un pied;[68]

« Car aujourd'hui nous convertirons à ta loi

« Les adorateurs de l'Orient [Grande Arménie].

« Insensés sectateurs de la Croix

1240 « Et serviteurs de Jésus.

En tenant ce langage, ils faisaient éclater leur joie

Par des chants, par des banquets;

Ils battaient des mains.

Sautaient et dansaient.

1245 D'autres, parmi ces artisans de mal,

D'entre ceux que l'on appelle gh'azi,[69]

Tels que des chiens enragés

Se précipitant sur le gibier,

Prenaient le sang des cadavres

1250 Et s'en frottaient le corps.

Leur fendant le ventre,

Ils en arrachaient le foie qu'ils déchiraient à belles dents;

Ils écorchaient les têtes

Pour les emporter dans le Khoraçan,

1255 Afin de recevoir un salaire

Proportionné au nombre de ceux qu'ils avaient tués.

Le pervers et immonde dragon,

Le tyran impur.

Semblable à l'Antéchrist,

1260 Levant sa corne contre le Créateur,

Méprisa le temple,

Divine et admirable habitation,

Qui est sous l'invocation de saint Jean

Baptiste, appelé le Prophète,

1265 Ou le Précurseur de la parole évangélique.

Deux surnoms qui lui ont été donnes.

Etant entré dans ce temple, ce tyran abominable, couvert de souillures,

Sanguinaire, fourbe consommé,

Avec les troupes qu'il conduisait,

1270 Et les ministres de Mahomet,

Osa, sur l'autel consacré,

Où le fils de Dieu était sans cesse offert en sacrifice,

Faire asseoir et chanter ses concubines.

Et des ivrognes, à l'exemple d'Hérode;

1275 Dans ce lieu où résonnait la voix des anges,

Où les séraphins déployaient leurs ailes,

Où les chérubins se tenaient rangés tout alentour.

Où les puissances célestes tremblaient,

Quand le Roi des cieux

1280 Descendait,

Et que l'Agneau sans tache

Répandait son sang sur l'autel,

Pour réconcilier le Père céleste

Avec le pécheur repentant.

1285 Ne se bornant pas à commettre dans ce temple

Les abominations que je viens de retracer;

Mais dans toutes les églises des saints

Qui s'élevaient dans mon enceinte,

Ils pénétrèrent successivement

1290 Et profanèrent les objets les plus vénérés,

Se livrant à tous les horribles excès

Que leur a enseignés Mahomet,

Excès dont le récit souillerait la bouche,

Et serait intolérable pour une oreille chaste.

1295 Ils transformèrent [ces églises], les unes en érables à chameaux,

Les autres en écuries pour leurs ânes et leurs chevaux;

Dans d'autres ils se logeaient eux-mêmes.

Plus vils que des brutes.

Lorsqu'ils eurent achevé ces dévastations

1300 D'après la permission que leur en avait donnée celui qui est miséricordieux,

Dévastations qu'en abrégé

Nous avons racontées, ainsi que nos malheurs,

Alors ils firent le partage des captifs,

Les destinant à être offerts en présent,

1305 Et à être envoyés au loin.

Ceux qui étaient beaux, et qui avaient été mis à part,

Furent réservés pour le roi des Babyloniens,

Pour le grand sultan du Khoraçan,

Pour le khalife, vil imposteur,[70]

1310 Aveugle chef des aveugles,

Lequel siège sur le trône de Mahomet,

Faux prophète, séducteur,

Législateur des nations plongées dans les ténèbres,

Précepteur du mal et du crime.

1315 Et qui, pratiquant les œuvres les plus Sales,

Indicibles à la langue de l'homme,

Enseigne à ses peuples

A suivre son exemple;

Lui qui, comme expiation de leurs péchés,

1320 Leur prescrit ce qui est abominable;

Qui leur recommande] de se laver avec de l'eau de rivière

Pour nettoyer seulement l'extérieur [du corps];

Tandis que, à cet égard, les baleines, dans la mer,

L'emportent sur eux.

1325 Mais la beauté de l'âme,

Ils la plongent dans la fange du péché.

Cependant la nouvelle de ces succès

Fut transmise [au khalife]:

« A toi, bonne nouvelle.

1330 « J'ai détruit le culte de la Croix;

« Par moi leurs places fortes

« Ont été renversées, et le soleil en éclaire les fondements.

« C'est là le début des guerres

« Que je soutiendrai pour ta foi,

1335 « Pour l'apôtre, ton prédécesseur,

« Messager de Dieu, prophète.

« Souviens-toi donc de moi, le vendredi,

« Lorsque tu prieras dans la mosquée;

« Car par mot Jésus promptement

1340 « Va disparaître de, la terre avec ses sectateurs;

« Et je détruirai tous ceux

« Qui professent le dogme du Fils de Dieu. »

Voilà ce qu'écrivait le tyran.

Gonflé d'orgueil par l'esprit du mal,

1345 Insolent dans son langage, comme Rabsacès,[71]

Il méditait de détruire les nations [chrétiennes],

Ne sachant pas, l'insensé,

Et ne réfléchissant pas, aveugle qu'il était,

Que ce n'est point par la vigueur de son bras,

1350 Ou par la valeur de ses troupes sacrilèges.

Qu'il avait réussi à s'emparer d'Edesse,

Et à livrer cette ville au meurtre et à l'esclavage;

Mais que c'est seulement le nombre de mes péchés

Et le débordement des crimes.

1355 Qui m'a livrée entre les mains de l'infidèle.

Tyran cruel et indomptable,

Comme autrefois

Le même sort atteignit Israël.


 

[1] Cf. Guillaume de Tyr, XV, xviii et Matthieu d’Edesse, chap. XXXVII.

[2] Quadro della storia letteraria di Armenia, Venise, in-8°, 1829, p. 82-88.

[3] Catalogue de la littérature arménienne, depuis le commencement du ive siècle jusque vers le milieu du xviie dans le Bulletin historico-philosophique de l'Académie impériale des sciences de Saint-Pétersbourg, février-mars 1800, p. 106-107.

[4] Nous savons par Aboulfaradj (Chron. syr. p. 335) que deux évêques syriens. Mar Denys Bar Tzaliba et Mar Basile d'Edesse, avaient écrit, le premier deux pièces de vers et le second trois sur la prise de la capitale de l'Osrhoène. Mais aucune de ces compositions ne nous est parvenue, ou du moins n'a été encore retrouvée.

[5] Préface française de l'Élégie sur la prise d'Edesse, éd. de Jean Zohrab.

[6] T. Ier, page 354, note 1. 8e édition.

[7] C’est-à-dire, d’après le calcul de l’ère arménienne, en 1144, le samedi 23 décembre, à 9 heures du matin.

[8] Cette locution, du lit céleste, et celle de pavillon ou tente céleste, reviennent fréquemment dans le langage mystique des Arméniens, tente, pavillon, tente, édifice surmonté d'un dôme. Ces expressions désignent le lieu où, suivant la coutume orientale, la nouvelle mariée se tient, en attendant son époux, et où elle se montre à lui pour la première fois, seule et à visage découvert.

[9] Le poète veut parler des sièges ou églises fondées par les Apôtres. Plus loin, il énumère ces sièges dans l'ordre suivant: 1° Jérusalem; 2° Rome; 3° Constantinople, où fut transféré le siège de saint Jean, qui était primitivement à Ephèse; 4° Alexandrie, et 5° Antioche.

[10] Les chérubins sculptés en or devant l'arche d'alliance, ou peints sur les rideaux du tabernacle, étaient figurés, à ce qu'il parait, avec quatre faces, celles d'un homme, d'un lion, d'un bœuf et d'un aigle. (Cf. Exode, XXV, xvii-xxii; Ezéchiel, X, xiv.) Les trônes, c'est-à-dire les sièges ou églises apostoliques, sont comparés par notre poète aux chérubins qu'Ezéchiel nous représente dans sa vision (ch. X) comme le char ou le trône de l'Eternel. (Cf. Psaume XVIII, vi.) Cette image de Dieu porté dans sa majesté sur les ailes des chérubins apparaît à tout moment dans les Pères de la liturgie et les poésies sacrées des Arméniens.

[11] Par cette allusion aux quatre fleuves qui sortaient de l'Eden ou paradis terrestre, Nersès rappelle les quatre grands sièges apostoliques les plus anciens, Jérusalem, Rome, Alexandrie et Antioche.

[12] Suivant la tradition, Abgar, surnommé  ou le Noir, roi d'Edesse, fut le premier souverain qui reconnut la divinité de J. C. Ayant appris, par les ambassadeurs qu'il avait envoyés à Julius Marinus, préfet de la Syrie pour les Romains, et qui étaient MarIhap, gouverneur de la province d'Agh'ètznik', Schamschakram, prince d'Abahounik, et Anan, son messager et son favori, les guérisons miraculeuses opérées par le Sauveur, il lui adressa une lettre dont il chargea ces mêmes ambassadeurs. La réponse, commençant par ces mots : « Bienheureux celui qui a cru en moi, quoiqu'il ne m'ait pas vu », était accompagnée d'un portrait du Christ, peint par Anan. (Cf. Moïse de Khoren, II, xxx; Eusèbe, Hist. ecclés. I, xiii.) Cette image, devenue célèbre et désignée par les Arméniens sous le nom du Saint-Suaire du Christ, fut conservée à Edesse, jusque vers la moitié du xe siècle. L'empereur Constantin Porphyrogénète l'acheta aux Arabes, qui possédaient alors Edesse, pour une somme de douze mille pièces d'argent, la fit porter à Constantinople et l'entoura de magnifiques ornements. (Ménologe grec, 16 août, et Baronius, Ann. eccles. t. X, ad annum 944; Fleury, Hist. ecclés. LV, cxxx.) Elle resta déposée à Constantinople, jusque vers le milieu du xive siècle. A cette époque Jean Paléologue, ayant recouvré, par le secours des Génois, la couronne impériale dont l'avait dépouillé son gendre Jean Cantacuzène, voulut témoigner sa reconnaissance au doge Leonardo Montaldo, et lui donna la sainte image. Celui-ci, après l'avoir précieusement conservée dans son palais, la légua, par un testament en date du 14 juin 1384, à l'église de Saint-Barthélemy, qui appartenait à des religieux arméniens de l'ordre de saint Basile, et desservie aujourd'hui par les Barnabites. Cette relique est confiée à leur garde; elle est renfermée dans une niche de marbre que protègent quatre portes de fer et onze clefs, dont une est en la possession des Barnabites, une appartient au conseil municipal de Gênes, et les neuf autres sont entre les mains des notables de la ville. Elle ne voit le jour qu'une fois l'an, pour la fête de la Pentecôte, où elle est exposée à la vénération publique. Un notaire dresse l'acte authentique de son extraction du lieu où elle est placée et de sa réintégration. (Cf. l’Armenia de M. l'abbé Cappelletti, Florence, in-8°, 1832,t. III, p. 24-28.)

[13] Saint Paul, après avoir exercé pendant deux ans à Rome le ministère de la prédication, fut décapité hors des murs de cette ville, en l'année 69 de J. C. (Cf. mes Recherches sur la chronologie arménienne, t. Ier, IIe partie, Anthol. chronol. N° III..1

[14] Saint Luc, qui accompagna saint Paul dans ses courses apostoliques, vint à Rome avec lui. C'est cette circonstance qu'a sans doute en vue saint Nersès. On fit dans la Géographie attribuée à Vartan (apud Saint-Martin, Mémoires sur l'Arménie, t. II. p. 445) que le troisième siège est en Dalmatie (l'Italie ou l'Occident), et que c'est là que saint Luc composa son évangile, en langue France (latine), vingt-deux ans après l'Ascension de J. C. Mais il est constant que saint Luc écrivit en grec, et le prétendu Vartan comme saint Nersès paraissent avoir suivi une tradition tardive et apocryphe sur le lieu on l'idiome dans lequel saint Luc composa son évangile.

[15] Eusèbe (Hist. ecclés. I, xiii) nous apprend que saint Thaddée, l'un des soixante et douze disciples, fut envoyé à Edesse, auprès du roi Abgar, par l'apôtre saint Thomas, et qu'il y répandit les premières semences du christianisme. (Cf. Baronius. Annal. eccles. ad annos 43 et 44.) Il fut le premier apôtre de l'Arménie. (Voir, au sujet de sa prédication et de son martyre, Moïse de Khoren, II, xxxiii.)

[16] L'église de Sainte Sophie à Edesse. (Cf. Matthieu d'Edesse, ch. xiii.)

[17] Notre poète semble reprocher aux Grecs de n'être pas venus au secours d'Edesse. L'empereur Manuel, qui se trouvait en Cilicie au moment où son père Jean y mourut (8 avril 1143), était retourné à Constantinople, où il s'occupa d'abord du soin de s'assurer la possession du trône contre les prétentions de son frère aîné Isaac, ainsi que de son couronnement et de son mariage avec Berthe, nièce de Conrad III, empereur d'Allemagne.

[18] Alexandrie était au pouvoir des musulmans depuis l'an 641. La prise de cette ville acheva la soumission de l'Egypte, dont la conquête avait été confiée, en 640, à Amrou par le khalife Omar.

[19] D'après une tradition arménienne, ce fut à Antioche que saint Matthieu écrivit son évangile en langue hébraïque, sept ans après l'Ascension de J. C. (Cf. la Géographie attribuée à Vartan, apud Saint-Martin, Mém. sur l'Arménie, t. II, p. 423.)

[20] Actes des Apôtres, XI, xxvi.

[21] Nersès fait allusion à l'animosité qui existait entre Raymond de Poitiers, prince d’Antioche, et le comte d'Edesse, Josselin le jeune. Raymond refusa de marcher au secours de cette ville, et laissa les Turcs s'en emparer, applaudissant ainsi à l'humiliation et à la ruine d'un ennemi qu'il abhorrait. (Cf. Guillaume de Tyr, XVI, iv.)

[22] C'est-à-dire les pays situés au sud-ouest de l'Arménie, et où se trouvent trois des villes patriarcales précitées, Jérusalem, Antioche, Alexandrie.

[23] Voir, pour cette expression Orient, prise dans le sens de Grande Arménie, Matthieu d'Edesse, p. 9, note 1.

[24] Sur cette locution, nation ou maison de Thorgom, on peut consulter, dans la chronique de Grégoire le Prêtre, chap. cvii.

[25] Les Arsacides d'Arménie commencèrent à régner vers l'an 140 ou 150 avant J. C. et se maintinrent jusqu'en 428 de notre ère. On voit que, du temps de saint Nersès, la tradition historique voulait qu'Edesse eut été sous la dépendance de ces princes. La conjecture émise par Saint-Martin (Hist. des Arsacides. t. I, p. 106), que les premiers rois de cette ville ne furent que des gouverneurs nommés par eux, paraît donc parfaitement fondée.

[26] Le roi Abgar restaura la ville d'Edesse, mais ne la bâtit point. Selon les Arméniens, sa fondation remonte aux époques les plus reculées de l'histoire de l'Asie. (Saint-Martin, Hist. des Arsacides. t. I, p. 106.) Les écrivains grecs et latins l'attribuent à Séleucus Nicator, qui voulut établir sur ce point une position pour défendre le Zeugma ou pont de l'Euphrate donnant entrée de la Syrie dans l'Osrhoëne. (Cf. Pline, V, xxiv, et Tchamitch, t. I, p. 578.) Ce que dit Nersès prouve qu'Abgar était réellement soumis aux rois Arsacides, soit comme vassal, soit à titre de gouverneur d'Edesse.

[27] Saint Grégoire, de la race royale des Arsacides, premier patriarche de l'Arménie, est considéré comme le successeur et l'héritier de saint Thaddée. Nersès rappelle les tourments que le roi Dërtad (Tiridate II), encore païen, lui fit endurer, avant que, témoin des miracles et des vertus de l'homme de Dieu, et de l'empressement avec lequel les populations accouraient à lui, il vint à son tour tomber à ses pieds, touché de repentir, et embrasser la foi chrétienne. Ces faits ont été racontés par Agathange, Romain ou plus probablement Grec d'origine et secrétaire de Tiridate, qui écrivit dans le ive siècle l'histoire de la prédication de saint Grégoire. (Cf. Compendio storico di memorie chronologiche, concernenti la religione e la morale della nazione Armena, suddita dell’ Impero Ottomano, dal marchese Giovanni de Serpos, Venise, 1786, trois vol. in-12, t. II, p. 303-318.) L'ouvrage d'Agathange a été édité à Constantinople, en 1709 et 1824, et en dernier lieu à Venise, par les RR. PP. Mékhitharistes, 1830, in-18 de 686 pages. Les mêmes religieux en ont traduit en italien toute la partie historique, sous le titre de: Storia di Agalangelo, Venise, in-8°, 1843. La version grecque abrégée de Siméon le Métaphraste a été publiée par Stilting, dans les Acta sanctorum des Bollandistes, 30 septembre, jour de la fête de saint Grégoire dans les martyrologes grec et latin. Il en existe aussi une traduction latine, qui paraît remonter pour le moins au xie siècle, par un anonyme, conservée en manuscrit dans la bibliothèque Barberini, à Rome. (Cf. la préface de la Stona di Agatangelo, p. I.)

[28] L'auteur fait allusion à la vision dans laquelle saint Grégoire aperçut le ciel s'entrouvrir et un rayon de lumière descendre, précédé d'une nuée d'anges, derrière lesquels apparaissait une figure humaine de haute taille et d'un aspect redoutable, tenant à la main un marteau d'or. Ce rayon lumineux s'inclina vers le milieu de la ville de Valarsabad; la figure humaine frappa le sol avec son marteau, et des profondeurs de l'abîme se firent entendre d'horribles mugissements. Un ange apprit à saint Grégoire que c'était le fils de Dieu, le Verbe divin incarné. Sur cet emplacement, qui reçut le nom de Schogh'agath, effusion de lumière, saint Grégoire fonda le sanctuaire de l'Arménie, encore debout et toujours vénéré, Edchmiadzin, mot qui signifie le Fils unique est descendu. Cf. mon ouvrage intitulé Histoire, dogmes, traditions et liturgie de l'Eglise arménienne orientale, 3e édition, in-18, p. 18-19.)

[29] Le poète veut dire que la terre d'Arménie a été rougie du sang d'une noble et belle vierge chrétienne, sainte Hripsimè, de sainte Gaiané, et des trente-sept autres jeunes tilles, leurs compagnes, venues en Arménie pour fuir les persécutions de Dioclétien. Elles furent mises à mort, en confessant le nom de J. C, d'après l'ordre de Tiridate, irrité de ce que Hripsimè avait résisté à ses séductions et à ses violences. L'une des deux hymnes que saint Nersès Schnorhali a consacrées à glorifier sainte Hripsimè et ses compagnes, et que redit encore l'Eglise arménienne, offre une image analogue à celle que nous trouvons ici:

Copritemi di veto, ed ornatemi
Incoronate di rosa purpurea,
Conducetemi lieti al talamo
Della casa nuziale, ne cieli.

(Trad. de M. Luigi Carrer.)

Cette belle image de la rose empourprée du sang d'une vierge martyre rappelle celle non moins touchante de la strophe que l'Église latine adresse à la Croix le dimanche de la Passion

Arbor decora et fulgida
Ornata regis purpura.

[30] Chez les Arméniens, pendant la célébration du mariage à l'église, les clercs et les assistants chantent des psaumes et récitent des leçons tirées de l'Écriture sainte et principalement des épîtres de saint Paul, appelé par notre poète la trompette retentissante de Tarse, parce que saint Paul était né dans cette ville. Après que les deux époux ont reçu la bénédiction nuptiale, leurs familles et les para-nymphes ou garçons d'honneur les reconduisent à la demeure du mari en chantant des hymnes et autres poésies sacrées. On peut lire une description intéressante des cérémonies du mariage arménien dans le Compendio storico du marquis de Serpos, t. III. p. 163-175.

[31] L'entrée du sanctuaire dans les églises arméniennes est garnie d'un rideau que l'on tire aux moments les plus solennels de la liturgie ou la messe, pour dérober aux regards des assistants l'autel où s'accomplit le plus auguste mystère du christianisme. Cet usage date de la plus haute antiquité. Chez les Grecs et dans toutes les églises qui appartiennent à la même communion, le rideau est remplacé par une cloison, iconostase, qui sépare le sanctuaire de la nef, et où sont pratiquées trois portes; celle du milieu, ou Porte royale, placée dans l'axe de l'autel, s'ouvre ou se ferme pendant lés diverses phases de la liturgie.

[32] Valarsabad, l'une des capitales de l'ancienne Arménie, située prés de la rivière K'açagh', l'un des affluents de l'Araxe, dans la province d'Ararad. Suivant la tradition rapportée par Moïse de Khoren (II, lxv, il existait sur son emplacement un bourg fondé par Vartkés (littéralement, celui qui a une chevelure de roses), époux de la sœur d'Erouant Ier, l'un des descendants de Haïg, le fondateur de la nationalité arménienne. Cette tradition s’appuyait sur les anciennes poésies populaires, dont Moïse nous a conservé le fragment suivant:

Ayant émigré
Du canton de Douh,
Près du fleuve K'acagh'.
Il va s'établir
Non loin de la colline de Schrêsch.
Dans le voisinage de la ville d'Ardimet,
Auprès du fleuve K'açagh'.
Pour tailler et sculpter la porte
Du roi Erouant.

Dans la suite, Tigrane, le Grand y établit les juifs qu'il avait ramenés captifs de la Palestine, er, grâce à ces nouveaux colons, le village de Vartkès acquit une grande importance commerciale. L'un de ses successeurs, Valarse ou Vologèse, qui régnait vers la fin du iie siècle de notre ère, après l'avoir restauré et l'avoir entouré de forts remparts, l'appela de son nom Valarsabad. Ce bourg agrandi portait aussi, au temps de Moïse de Khoren, c'est-à-dire dans le ve siècle, le nom de Ville nouvelle.

[33] C'est-à-dire les satrapes de la province où furent les deux principales métropoles de l'Arménie, Valarsabad, sous les Arsacides, et Ani, sous les Bagratides. Ces satrapes étaient les grands officiers ou les seigneurs terriens qui approchaient de la personne du roi, et qui avaient un coussin ou tabouret à la cour; — Voir, sur l'ordre hiérarchique des satrapies, et sur le rang ou la préséance de ces sièges de cour, tels que les établit Valarsace, le premier des Arsacides arméniens, Moïse de Khoren, II, vii et viii.

[34] L'Arménie avait été conquise, et fut dévastée a plusieurs reprises par les Arabes, à partir de 639, et par les Turcs seldjoukides, depuis 1021. Les Grecs, qui occupaient la partie occidentale de ce pays, et dont l'ambition tendait sans cesse à agrandir leurs possessions, ne lui furent pas moins funestes.

[35] Schara, fils d'Armaïs, fils d'Arménag, fils de Haïg, reçut en apanage de son père la contrée très productive située sur le versant septentrional de la montagne Arakadz, et qui fut, dit-on, appelée de son nom Schirag. Schara' avait une nombreuse famille, et était renommé pour sa voracité. Un proverbe qui avait cours parmi les paysans de l'Arménie au temps de Moïse de Khoren, et que rapporte cet historien (I, xii), atteste, dans un langage trivial, la fertilité du district de Schirag: « Si tu as le gosier de Schara', nous n'avons pas les greniers de Schirag. » Là s'éleva Ani, qui n'était dans l'origine qu'une petite forteresse. Le roi Dertad (Tiridate II), vers 321, accorda en apanage à Gamsar, chef de l'une des familles satrapales d'Arménie, le district de Schirag et Ani. Sous la domination des descendants de Gamsar, ce pays devint de plus en plus florissant, grâce à la sagesse de leur administration. Après l'extinction de la dynastie des Arsacides, il fut ruiné par les Perses, et plus tard par les Arabes. Les princes de la famille Bagratide fondèrent, vers le milieu du ixe siècle, une nouvelle dynastie qui eut Ani pour capitale. Cette ville fut ornée par eux de nombreux et beaux édifices : églises, palais, hospices, marchés, et entourée de solides remparts. En 1045, l'empereur Constantin Monomaque l'enleva frauduleusement à Kakig II, le dernier de cette dynastie. En 1064, le sultan Alp-Arslan la prit et la saccagea; huit ans après, il la céda à un émir kurde nommé Phadloun, dont les fils s'y maintinrent jusqu'en 1124, époque où elle tomba au pouvoir des Géorgiens; mais ils la leur rendirent au bout de deux ans. Après une foule de vicissitudes et de changements de maîtres, les Mongols la prirent d'assaut en 1239, et la dévastèrent. Ani, après avoir subi si souvent l'action du fer et du feu, renversée par un tremblement de terre en 1319, perdit ses derniers habitants, et tomba tout à fait en ruines.

[36] Les Bagratides, qui étaient déjà sous les Arsacides une des familles les plus considérables, faisaient remonter leur origine à un seigneur, de religion juive, appelé Pakarad, qui s'était attache au service de Valarsace Ier et qui lui-même était issu d'un certain Schampath, ramené de Jérusalem par Nabuchodonosor (Moïse de Khoren, I, xxii; II, vi et vii). Lorsqu'en 885 cette famille s'établit en souveraine à Ani, elle donna naissance à deux autres branches, celles des rois de Gars et des princes Goriguians ou Guriguians dans l'Albanie arménienne. Une autre branche plus ancienne, qui fournit des maîtres à la Géorgie, à partir du vie siècle, s'est perpétuée jusqu'à nos jours sous le nom russe, devenu aujourd'hui si célèbre, de Bagration.

[37] Les fils de Sion, c'est-à-dire le clergé.

[38] D'après l'historien Etienne Açogh’ig, III, xxx), ce fut la femme de Kakig Ier. Gadramidè, fille de Vaçag, prince de Siounik, qui acheva la construction de la cathédrale d'Ani, commencée par Sempad, frère et prédécesseur de Kakig. Cet édifice fut l'ouvrage du célèbre architecte arménien Dërtad Tiridate.

[39] On sait que les Macédoniens établis en Asie appelèrent l'antique métropole de l'Osrhoène Edesse en souvenir de l'une des villes de leur patrie. Sous les Séleucides, elle porta aussi le nom d’Antioche de Callirrhoë, ou de la Belle Source. Son ancien nom Our'ha; suivant le témoignage du patriarche Denys de Tel-Mahar, dans sa Chronique syriaque, lui vint d'Ourhouï, fils de Khewia, son premier souverain, lequel commença à régner 126 ans avant J. C. Procope (De bello persico, I, xvii), qui appelle ce prince Osrhoès, affirme pareillement qu'il donna le nom d'Osrhoène à la ville ainsi qu'au territoire d'alentour. Sous Justin Ier, elle prit celui de Justinopolis, parce qu'il en fit rebâtir les murailles. (Cf. Saint Martin, Hist. des Arsacides, t. I, p. t104-105.) — C'est Ourfa des Arméniens modernes, Roha des Arabes.

[40] C'est par une figure poétique que Nersès compare à la mer le Scirtus ou Daisan, qui prend sa source dans le Taurus, au nord-ouest d'Edesse, coule à l'ouest et à côté de ses murs, et va se jeter dans le Balissus ou Belias, l'un des affluents de l'Euphrate. Cette rivière, peu considérable ordinairement, roule un grand volume d'eau lorsqu'elle est grossie par la fonte des neiges du Taurus; elle se développe alors comme une mer entre les deux collines qui entourent la ville. (Cf. Matthieu d'Edesse, chap. xxvii, et au sujet des inondations du Scirtus, la note du chapitre cxxxvii de ma traduction complète de la chronique de Matthieu d'Edesse, t. Ier de la Bibliothèque historique arménienne, p. 442-443.)

[41] On voit que le poète désigne comme fils d'Agar, et descendants d'Ismaël, non seulement les Arabes, mais aussi tous les musulmans en général. Il comprend sous cette dénomination les Turcs, les Turcomans, les Kurdes et les Arabes, qui formaient l'armée à la tête de laquelle Zangui marcha contre Edesse. (Cf. sur cette expression, Grégoire le Prêtre, chap. cix, et ibid. note 4, page 162.)

[42] Je pense que, par ces mots, le gardien de la vigne. Nersès entend Noé, dont l'arrière-petit-fils Nemrod alla se fixer dans les plaines de la Mésopotamie et de l'Assyrie, et auquel une ancienne tradition, rapportée par Michel le Syrien, attribuait la fondation d'Edesse.

[43] Il est fort difficile de savoir à quels événements Nersès fait ici allusion, et quelle tradition il a suivie pour l'histoire d'Edesse, antérieurement au règne d'Abgar le Noir, qui fut contemporain de Jésus-Christ, Peut-être que par cette expression, le fils de ma mère, il entend les princes arméniens de race arsacide, qui possédaient la Mésopotamie et résidaient à Nisibe, et qui finirent par s'emparer d'Edesse. Saint-Martin (Hist. des Arsacides, t. 1, p. 115-119) suppose que ce fut le premier de ces princes, Arscham, qui fit cette conquête. Son fils Abgar le Noir y transporta sa cour, ses idoles, Napok, Bel, Pathnikagh et Tarata, les livres des écoles attachées aux temples, ainsi que les archives royales. (Cf. Moïse de Khoren, II, xxvii.)

[44] Ce pasteur est l'apôtre saint Thaddée, qui, comme nous l'avons vu, prêcha le premier l'Evangile aux habitants d'Edesse.

[45] Psaume CXX, v.

[46] Les Romains, c'est-à-dire les peuples d'Occident ou les Francs, les croisés, au pouvoir desquels passa Edesse en 1098. Dans les vers suivants, Nersès semble leur reprocher d'avoir été cause des attaques et des désastres que cette ville eut à subir, pendant qu'ils en étaient les maîtres, de la part des musulmans. Il se rend l'organe des accusations plus ou moins fondées de ses compatriotes contre les Latins, et que nous avons vu dans les pages précédentes se reproduire si souvent et avec tant d'énergie.

[47] Saint Nersès fait allusion sans doute au temps que dura la domination française à Edesse, et qui fut de quarante-six ans, sous les quatre comtes suivants: Baudouin, frère de Godefroy de Bouillon, en 1098, roi de Jérusalem en 1100. Baudouin Du Bourg, en 1100, roi de Jérusalem en 1118. Josselin de Courtenay, dit le Vieux, en 1118. Josselin II, ou le Jeune, en 1131 jusqu'en 1144.

[48] Zangui parut devant Edesse un mardi, 28 de tischrïn second ou novembre de l'an 1456 des Grecs (1444). Il établit son camp près de la Porte des Heures, du coté de l'église des Saints-Confesseurs. (Aboulfaradj, Chron. syr. p. 332.)

[49] Voir, sur cette expression maghrébin, Matthieu d'Edesse, p. 13, note 4.

[50] Au sujet du mot Elyméen, pris dans le sens de Turc, voir Matthieu d'Edesse, p. 24, note 4. Les Khétéens ou Célhéens, peuple de la terre de Chanaan, issu de Kheth, fils de Chanaan, fils de Cham, habitaient les montagnes au sud de la tribu de Juda et étaient répandus aux environs d'Hébron et de Bersabée. Ils ne purent être détruits par les Israélites; mais, sous le règne de Salomon, leurs rois devinrent tributaires de ce prince. Ils existaient encore connue nation distincte, lorsque les Hébreux revinrent de la captivité. (Cf. Genèse, X, xv, et XXIII, iii; Exode III, xvii; I Paralipomènes, I. xiii; II Rois, VIII, vii, etc.) Par ce nom de Khétéens, Nersès entend sans doute les tribus arabes disséminées dans la contrée que les Khétéens avaient jadis occupée.

[51] Nersès désigne ainsi les mineurs qui, à l'aide des machines appelées talpae sous lesquelles ils s'abritaient, sapaient les fondements des murailles et ouvraient des tranchées. Du Cange, dans son Glossarium mediae et infimae latinitatis, cite deux passages qui rappellent de tout point le langage de notre poète arménien: « Deinde incipientes minare instar talparum, conantur invadere civitatem » (Guill. de Podio Laurentii, cap. xliii); et « talpinum animal imitantes, itinera fodiunt » (Senator, lib. IX, ep. 3). (Cf. le même auteur, in Annae Comnena Alexiadem notae p. 99.)

[52] Au rapport de Kémal-eddin, la mine fut pratiquée par des sapeurs d'Alep qui creusèrent en plusieurs endroits, et, pénétrant jusqu'au-dessous du rempart, placèrent partout des pièces de charpente pour le soutenir. Ensuite ils vinrent demander à Zangui la permission d'y mettre le feu. Celui-ci descendit dans la mine pour juger par lui-même de l'état des travaux. Lorsqu'il eut donné le signal, les étais s'embrasèrent, le rempart s'écroula, et les musulmans se précipitant dans la ville, la prirent de vive force. M. Reinaud (Extraits des auteurs arabes relatifs aux croisades, p. 72) a fait remarquer que les sapeurs d'Alep étaient renommés pour leur habileté et recherchés par tous les princes musulmans. Il cite Rehâ eddin, qui nous apprend qu'en l'année 588 (1192) Richard Cœur-de-Lion employa pour miner la forteresse de Daroum des sapeurs alépins qu'il avait gagnés à son service, pendant qu'il faisait le siège de Ptolémaïs. (Cf. Vita et res gestae Saladini, trad. de Schultens, p. 227.)

[53] La comparaison de ce passage avec le récit d'Aboulfaradj (Chron. syr. p. 333) et de Guillaume de Tyr (V, xvi) prouve combien notre poète s'est conformé à la vérité historique. L'écrivain syrien raconte que les musulmans ayant ouvert une mine, et les assiégés en ayant creusé une de leur côté, les travailleurs se trouvèrent face à face, et ceux d'Edesse tuèrent les infidèles; mais déjà deux des tours avaient été entièrement minées. Comme elles étaient près de s'écrouler, Zangui en donna avis aux habitants: « Prenez deux d'entre nous en otage, leur dit-il, vous enverrez aussi deux des vôtres, et ils s'assureront par eux-mêmes de l'état des choses. Il vaut mieux vous rendre, et ne pas attendre la prise de la ville et la mort. » L'archevêque latin d'Edesse, Hugues, qui dirigeait la défense, espérant voir arriver d'un moment à l'autre Josselin et les troupes du roi de Jérusalem, rejeta avec mépris cette proposition.

[54] Lorsqu'au ve siècle les Arméniens se soulevèrent pour défendre leur liberté religieuse opprimée par Azguerd (Iezdedjerd II), roi de Perse, ils avaient à leur tête Vartan le Grand, de la famille satrapale des Mamigoniens, et Vahan, de la famille Ardzrouni. Dans cette lutte, Vartan se signala par des prodiges de valeur; et ceux qui combattirent avec lui, honorés comme des martyrs, ont reçu le nom de Vartaniens. Sa petite troupe, cernée par l'armée perse, et accablée par le choc des éléphants et le bataillon des Immortels, fut exterminée entièrement, dans la plaine voisine du village d'Avaraïr, sur les bords de la rivière Dégh'moud (boueuse), dans le district d'Ardaz, province de Vasbouragan. Dans cette persécution, les Arméniens confessèrent héroïquement le nom de Jésus-Christ; les guerriers, en versant leur sang sur le champ de bataille; les prêtres et les femmes, en courant aux supplices ou à l'exil. Le tableau de ce grand mouvement national, retracé en arménien sous une forme animée et dramatique, et avec une parfaite élégance de style, par Elisée, écrivain contemporain, a été reproduit dans ces derniers temps en anglais, par M. Fried. Neumann, Londres, 1833; en italien, par M. l'abbé Cappelletti, Venise, 1841; en français, par M. l'abbé Grégoire Kabaragy Garabed, Paris, 1844; et en russe par M. Schanscheïef. Tiflis, 1853.

[55] Pour l'intelligence de ces paroles, il faut se remettre en mémoire la légende des Quarante soldats qui souffrirent le martyre à Sébaste, sous Licinius. Le gouverneur de la province, Agricola, ordonna de les exposer nus, pendant la nuit, sur un étang glacé, aux environs de cette ville. En même temps, et comme moyen de séduction, il fit préparer un bain chaud dans des thermes situés dans le voisinage. L'un d'eux succomba à la tentation et vint se jeter dans le bain. L'officier, ou geôlier préposé à la garde des martyrs, aperçut des anges qui descendaient du ciel, et qui leur apportaient des couronnes, excepté à un seul, le renégat. Touché de cette vision céleste, l'officier ôta ses habits et prit place auprès des autres confesseurs, qu'il consola ainsi de l'apostasie de leur compagnon. (Baronius, Annal. eccles. ad annum 316, t. III, p. 159-160, et Fleury, Hist. ecclés. X, xxii.)

[56] C'est-à-dire la tour de Babel, et la ville de Babylone, qui fut bâtie sur remplacement où cette tour s'élevait.

[57] Allusion à la descente de Jésus-Christ aux enfers avant sa résurrection.

[58] Nous savons déjà que Raymond d'Antioche, qui avait voué une haine mortelle à Josselin, laissa Zangui attaquer et ruiner Edesse, sans faire le moindre effort pour secourir cette ville. Jérusalem était à une trop grande distance; et l'ordre de faire partir les troupes, donné par Mélissende, qui avait la régence pendant la minorité de son fils Baudouin III, n'eut pas de résultat.

[59] C'est-à-dire: « Ils se précipitaient vers la mort que leur donnait le fer de l'ennemi, et qui leur procurait l'entrée du ciel, avec la même ardeur qu'un troupeau se jette sur un tas de sel. »

[60] Le mot timbale, se retrouve en persan, sous la même forme, , et avec la même signification; il a aussi celle de grand tambour d'airain à un seul côté, servant dans les camps et dans les palais des souverains ou des hauts fonctionnaires. Le Dictionnaire de Mékhithar-abbé nous apprend que cet instrument est en usage parmi les troupes tuiles et dans la demeure des pachas.

[61] Suivant le récit d’Aboulfaradj (Chron. syr. p. 334), les Francs qui gardaient la citadelle réfutèrent d'en ouvrir la porte et attendirent que l'archevêque latin Hugues fût revenu du combat. Il arriva enfin, mais trop tard, et lorsqu'un millier de personnes avaient péri étouffées à l'entrée. En vain voulut-il se frayer un passage à travers les cadavres qui en obstruaient l'accès; il fut tué sur le lieu même, par les Turcs, d'un coup de flèche. D'après Guillaume de Tyr, il succomba étouffé dans cette cohue.

[62] Le mot Dalmate est ici synonyme d'Occidental, Romain ou Franc. Cette assimilation provient sans doute du voisinage de la Dalmatie et de l'Italie, toujours énumérées l'une avec l'autre dans les géographes arméniens. (Cf. Géographie de Moïse de Khoren, dans ses Œuvres complètes, Venise, in-8°. 1843, p. 594, et Géographie de Vartan, dans les Mémoires sur l'Arménie de Saint-Martin, t. II, p. 451.) Nous avons vu comment la dénomination de Romains est donnée, par Matthieu d'Edesse et Grégoire le Prêtre, dans un sens générique aux Francs ou Européens.

[63] Le poète veut désigner les troupes du royaume de Jérusalem, qui avaient été convoquées, mais qui ne se hâtèrent pas de partir, parce qu'elles ignoraient l'imminence du péril qui menaçait Edesse. Il est positif, par les paroles de notre poète, que la régente Mélissende leur avait donné l'ordre de se réunir.

[64] Aboulfaradj nous apprend que la garnison de la forteresse de Maniacès se rendit au bout de deux jours, et se retira la vie sauve. Grégoire le Prêtre (chap. cvii) atteste aussi que la place capitula sous la condition que ceux qu'elle renfermait seraient épargnés. Nersès est le seul qui affirme que Zangui viola sa promesse. Ce fut sans doute à l'égard des Francs, car Aboulfaradj et Grégoire sont d'accord pour attester que les Turcs massacrèrent tous ceux de ces derniers qu'ils purent saisir, et l'historien syrien ajoute qu'ils respectèrent ses compatriotes et les Arméniens.

[65] Le k'eschots, flabellum, ou éventail, destiné à écarter les mouches ou autres insectes du même genre. Dans les églises arméniennes, c'est une crotale ornée de petites sonnettes, et qu'agitent les diacres à la messe au-dessus de l'autel. Les Grecs l'emploient dans la liturgie pour garantir le pain présenté à l'offrande; quelquefois aussi ils le remplacent par un linge. (Cf. Goar, Eucologion sive rituale Graecorum, Paris, 1647. in-f°.) Le disque du k'eschots a ordinairement la forme d'un chérubin ou d'un séraphin, l usage de cet instrument existait très anciennement chez les Latins; on le réserva ensuite, orné de plumes de paon, pour les messes papales. C'est le flabellum que l'on voit figurer sur les monuments égyptiens, porté par un esclave qui se tient auprès du souverain.

[66] Emiph'oron, mot qui est une altération du grec ὠμόφορον, humérale, pallium, c'est une sorte d'amict ou ornement des évêques orientaux, qui se place sur la chape, et qui entoure en forme de croix les épaules et la poitrine.

[67] Le mot mamoul, et plus correctement maloum, comme écrit Mékhithar-Kösch, dans ses Fables (n° xcii), est l'arabe mo'allim « savant, professeur, maître. » Le Nouveau Dictionnaire arménien des Mékhitharistes et le Dictionnaire arménien littéral et vulgaire de J. B. Aucher rendent ce mot par les différentes acceptions de: imâm, docteur, lecteur ou crieur (Muezzin) de mosquée. L'édition de Calcutta porte l'arabe « molla ».

[68] C'est la pierre noire qui est encastrée près de l'angle du mur sud-est de la Kaaba, Maison carrée ou temple de la Mekke. La vénération des Arabes pour cette pierre, qui, suivant la tradition, fut donnée à Ismaël par l'ange Gabriel, a été consacrée par l'autorité de Mahomet. Une autre pierre, qui est celle sur laquelle on croit que monta Abraham en bâtissant la Kaaba, ou, suivant une tradition différente, rapportée par l'historien Vartan, en venant visiter son fils Ismaël, est pareillement l'objet du respect des musulmans. Cette pierre est renfermée aujourd'hui dans une caisse de fer, et conservée dans l'enceinte de la Maison carrée. (Cf. Sale’s Coran, preliminary discourse. sect. iv.)

[69] Guerrier, principalement combattant les infidèles; général à la tête de son armée; conquérant, héros.

[70] Par ces mots, le roi des Babyloniens. Nersès entend certainement le khalife d'Egypte, qui résidait dans la ville de Misr, ou Vieux Caire, autrement appelée Babylone. Le prince fatimide qui occupait alors le trône d'Egypte était Amir-biahkâm-allah; le grand sultan du Khoraçan était le prince seldjoukide Maçoud; et le khalife de Bagdad Moktafi.

[71] Rabschakeh, l'un des trois envoyés de Sennachérib, roi d'Assyrie, vers Ezéchias, roi de Juda, et qui tint aux députés de celui-ci le langage le plus arrogant, et le plus menaçant. (IV Rois, XVIII, xvii-xxxvii, et Isaïe, XXXVI et XXXVII.)