EXPOSE DE LA FOI DE L’EGLISE D’ARMENIE
Oeuvre numérisée par Marc Szwajcer
FAIT PAR ORDRE DE L’EMPEREUR MANUEL COMNENE EN L’AN 1166
PAR LE PATRIARCHE
CATHOLICOS D’ARMENIE
Traduit du russe et de l’arménien par Edouard DULAURIER
dans Histoire, dogmes, traditions et liturgie de l’Eglise arménienne orientale, Paris, 1859
Nersès IV Klayetsi ou Nersès IV Chnorhali (1102-Hromglah 1173) Ardent partisan du rapprochement des Églises et réformateur de la liturgie, il fut patriarche de l'Église d'Arménie (1166 à 1173). Ses grands poèmes vulgarisent l'histoire nationale, les dits populaires, ainsi qu'une lecture mystique de la Bible, dont il tira un vaste poème de 8.000 vers rimés (Jésus Fils Unique du Père, 1152). Sa Complainte d'Édesse (1145) inaugure un genre poétique qui fera école. Il fut l'infatigable artisan du vers isosyllabique arménien. L'Église arménienne le compte parmi ses saints. (Larousse)
Extrait du livre de
Charles Louis Richard, Bibliothèque sacrée, ou Dictionnaire universel historique, dogmatique, 1824.
NERSÈS IV, du nom patriarche d’Arménie a brillé dans le siècle par ses grands. Il était regardé comme un des pères les plus de l’Église d’Arménie. Il était plume de Grégoire III son prédécesseur. Ayant lui même toutes les qualités pour le gouvernement il monta en 1166 sur le trône patriarcal et son élection se fit avec applaudissement général. Il employa depuis tous ses soins à chercher des voies de conciliation entre l’église grecque celle d’Arménie. Comme les Grecs étaient pleins de vénération pour lui, on croit qu’il aurait réussi dans son entreprise ; mais il ne fut que sept ans le siège patriarcal étant mort en 1173. On a les lettres que l’empereur Manuel Comnène lui écrivit et ses réponses à cet empereur au sujet de la réunion des Grecs. Manuel lui envoya un philosophe nommé Théorien avec une lettre où il disait que si les Arméniens voulaient quitter leurs erreurs il était prêt avec l’église catholique à les recevoir comme ses frères. Théorien arriva près de Nersès le quinzième jour de mai l’an du monde 6678, vingt huitième du règne de l’empereur Manuel, indiction troisième qui est l’an de Jésus Christ 1170 et ils eurent ensemble quelques conférences dont M. l’abbé Fleuri fait le récit et rapporte le résultat au tome quinzième de son Histoire ecclésiastique, livre 72, où il nomme toujours Nersès. Par ce récit il est clair que Théorien avait été envoyé pour convaincre Nersès sur la nécessité de croire deux natures en Jésus Christ et le porter à se réunir à l’église grecque sur ce chef et sur plusieurs autres. Il n’était donc pas d’accord avec eux sur ces points. Cependant en 1166 lors même de son avènement au trône patriarcal Nersès avait adressé à tous les fidèles d’Arménie une lettre intitulée Lettre universelle dans laquelle après avoir fait part aux fidèles de son élection et décrit au long le poids de l’épiscopat, il fait une profession de foi où il reconnaît expressément deux natures en Jésus Christ. Il emploie le corps de cette lettre à parler de la foi et des œuvres qui doivent l’accompagner et à donner des avis aux cénobites à leurs supérieurs aux évêques, aux prêtres, aux princes séculiers, aux militaires, aux citoyens, aux négociants, en un mot à tous les états et aux femmes en particulier. Cette lettre qui est conservée parmi les manuscrits de la bibliothèque du roi est pleine d’une piété solide et l’on y découvre partout les sentiments de respect dont Nersès était pénétré pour la religion, l’Église et la discipline ecclésiastique. M l’abbé de Villefroi qui a composé une notice des ouvrages arméniens qui se trouvent à la bibliothèque du roi a traduit cette lettre du patriarche Nersès. Les arméniens regardent aussi ce patriarche comme leur Homère. M de Villefroi cite en effet de lui beaucoup de poésies savoir vingt cinq Cantiques dans Recueil de poésies sacrées contenant des cantiques et des proses tant en rimes que sans rimes pour les mystères du salut et les actions éclatantes des saints dont la fête se célèbre plus solennellement durant le cours de l’année ; une prose pour les jours de jeûne d’environ quatre-vingts vers de cinq syllabes chacun, une autre pièce de vers sur la fin du monde, le jour du jugement et la rétribution qui sera rendue aux œuvres d’un chacun. Cette pièce est en vers de quatre pieds sur la rime ine au nombre d’environ deux cent trente ; un Recueil de quatrains contenant environ cinq cent soixante vers ; ils sont sur différents sujets ; chaque quatrain est une espèce d’énigme ; l’auteur y donne le précis historique qui caractérise le principal événement de la vie des grands hommes de l’Ancien Testament et de quelques autres personnages fameux etc. Les autres ouvrages de Nersès que nous trouvons cités dans la même notice et qui sont dans la bibliothèque du roi sont deux Homélies, décrets et canons touchant la discipline ecclésiastique en vingt-quatre chapitres ; Déclaration de la foi de l’église d Arménie et ses décrets ecclésiastiques ; les lettres réciproques de l’empereur Manuel et de Nersès au sujet de la réunion ; lettres de Nersès avant qu’il fût patriarche écrites au nom et par l’ordre du patriarche Grégoire III à l’occasion de quelques disputes survenues entre certains prêtres au sujet de la passibilité ou de l’impassibilité de la nature divine en Jésus Christ ; vingt quatre prières ou oraisons ; on voit dans une de ces oraisons que Nersès différait jusqu’après le jugement général la rétribution due aux œuvres, soit à l’égard des justes soit à l’égard des réprouvés ; seconde profession de foi catholique du seigneur Nersès patriarche d’Arménie, la première se trouve, comme on l’a dit, dans sa Lettre universelle ; dans cette seconde, Nersès combat nommément Arius, Sabellius, Nestorius et Eutychès. Il s’étend plus que dans la première sur la distinction des trois Personnes divines et traite d’une manière plus développée la différence de la nature divine et de la nature humaine en Jésus Christ aussi bien que celle des deux volontés et des deux opérations intrinsèques ; mais à l’égard du Saint Esprit il ne la reconnaît que venir du père seul. Enfin l’explication de la liturgie arménienne ; mais ce n’est pas l’ouvrage du seul Nersès ; un autre Nersès, archevêque de Tarse, le docteur Khosroès et le docteur Jean d’Argis y ont pareillement travaillé. Nersès IV a eu un neveu, fils de sa sœur, qui composa à l’honneur de son oncle un poème de neuf cent soixante quatorze vers de huit syllabes chacun. L’auteur y fait entre autres cet éloge de Nersès IV, habile connaisseur dans la poésie d’Homère, poète lui-même ; il fut auteur de poèmes spirituels et sut toucher les cœurs les plus endurcis. (Extrait de la notice manuscrite des livres arméniens de la bibliothèque du roi dressée par M l’abbé de Villefroi)
La traduction d’Edouard Dulaurier, bien que d’une qualité certaine, n’est pas scientifique. Il reste nécessaire de se référer au texte arménien pour toute étude approfondie. Seule traduction française disponible de l’Exposé de la foi de l’Eglise arménienne, il nous a néanmoins semblé indispensable de publier à nouveau ce chef-d’œuvre théologique de l’une des figures les plus emblématiques de l’Eglise apostolique arménienne.
L’Exposé fut rédigé par saint Nersès Schnorhali (1102-1173) en 1166, l’année de son élection comme catholicos. D’une sainteté rayonnante, qui faisait dire à ses contemporains que « rempli des grâces de l’Esprit-Saint, comme une mer qui s’étend partout, il était sans cesse en flux et en reflux », il fut l’un des plus ardents artisans de l’unité de l’Eglise qu’ait connu le monde chrétien. Ordonné prêtre à l’âge de seize ans, il assista son frère, le catholicos Grigor III Pahlawuni, durant son long règne (1120-1166), œuvrant inlassablement au dialogue entre son Eglise et l’Eglise byzantine, et suivant de près les efforts accomplis pour rétablir l’unité entre Rome et Constantinople. En 1165, il rencontra le prince Alexis, gendre de l’empereur Manuel I Comnène (1114-1180). Leur conversation théologique amena le prince à reconsidérer la foi confessée par l’Eglise arménienne et à proposer à l’empereur des échanges épistolaires avec saint Nersès. Ce fut dans le cadre de ces échanges, et alors qu’il venait d’être élu catholicos à l’unanimité, que Nersès rédigea l’Exposé, en réponse un questionnaire préparé par des archimandrites grecs. Ce texte fut transmis à l’empereur qui, après lecture conjointe du patriarche Luc, estima qu’il pourrait être le fondement du rétablissement de l’unité entre les Eglises byzantine et arménienne. En 1170, l’empereur envoya auprès de Nersès le théologien grec Théorianos, pour un approfondissement qui dura un mois. S’étant assurés que leurs christologies respectives étaient parfaitement orthodoxes, il restait à déterminer les modalités de l’union. Saint Nersès rédigea une nouvelle lettre destinée à l’empereur, dans laquelle il insistait sur la nécessité de rétablir l’unité, non pas de « maître et serviteur », mais d’égal à égal, sur le fondement des Ecritures saintes et de la Tradition. L’empereur et le patriarche Michel III lui répondirent en 1172 en énumérant neuf points auxquels l’Eglise arménienne devait se conformer:
1/ Anathématiser ceux qui confessent une nature, Eutychès, Sévère d’Antioche et Timothée.[2]
2/ Confesser dans le Christ, une personne, deux natures, deux volontés, deux actions.[3]
3/ Fêter Noël, la Sainte Rencontre et l’Annonciation avec les Byzantins.[4]
4/ Chanter le Trisagion sans le « crucifié pour nous ».[5]
5/ Préparer la Sainte Myrrhe avec de l’huile d’olive.
6/ Utiliser pour l’Eucharistie le pain au levain, et le mélanger avec le vin.[6]
7/ Pendant la liturgie, tenir le peuple dans l’Eglise et non pas dans le narthex, à l’exception des pénitents.[7]
8/ Accepter les décisions des 4e, 5e, 6e, 7e conciles.
9/ Faire confirmer l’élection du catholicos par l’empereur.
De pareilles exigences ignoraient tout ce que saint Nersès s’était efforcé d’expliquer, ainsi que son désir d’une unité dans la parité et le respect des traditions propres à chacune des deux Eglises.
L’empereur ne pouvait ignorer que ses exigences seraient irrecevables pour l’Eglise arménienne. Sans doute l’unité n’était-elle pas suffisamment désirée par la partie byzantine, qui se contenta de poser ses conditions sans même laisser la possibilité de négociations ultérieures. Saint Nersès fut profondément attristé de l’attitude impériale mais convoqua un synode pour que son Eglise puisse se prononcer. Il rendit son âme à Dieu le 13 août 1173, usé par un travail incessant et la malaria. Le concile fut reporté et ne se tint qu’en 1179. Les évêques, prenant acte de l’intransigeance impériale, répondirent par la réitération des anathèmes contre les doctrines monophysites et diphysites. Saint Nersès est considéré comme l’un des Pères les plus éminents de l’Eglise arménienne; ses hymnes christologiques furent très tôt introduites dans la liturgie, par une faveur qui ne fut accordée qu’à un seul autre Père arménien, saint Grégoire de Narek.
FAIT PAR ORDRE DE L’EMPEREUR MANUEL COMNENE EN L’AN 1166
PAR LE PATRIARCHE
CATHOLICOS D’ARMENIE
Quoique la pauvreté des idées et des mots ne nous permette pas d’entreprendre des discussions abstraites au-dessus de nos forces, et de répandre dans la mer de vos connaissances une goutte de plus, ni d’ajouter à votre céleste sagesse un faible rayon de notre intelligence, cependant l’ordre de Votre Majesté Impériale, qui nous a été transmis par un serviteur de sa cour, a inspiré à notre humilité la hardiesse de présenter ici par écrit l’explication des dogmes de notre foi.
D’ailleurs la loi divine nous prescrit de donner ce que l’on possède, soit beaucoup, soit peu, à celui qui demande. Si l’on doit donner à chacun, ce précepte doit être observé à plus forte raison à l’égard du plus grand de nous tous. C’est donc avec plaisir que nous remplissons ce devoir qui nous est impose. Ce n’est pas une nouvelle construction dont nous posons les fondements, mais nous montrons un édifice bâti avec des matériaux parfaits, que le feu ne saurait attaquer, pose sur le fondement des apôtres, des prophètes[8] et des docteurs orthodoxes. Ce n’est point une éloquence artificieuse qui nous anime, mais la vérité du Saint-Esprit, telle qu’elle nous a été enseignée par ceux qui ont reçu en eux son souffle inspirateur. Nous voulons exposer nos idées, sans chercher à cacher les ténèbres de l’hérésie sous l’apparence lumineuse de la vraie foi, comme l’imaginent à notre égard ceux qui eux-mêmes ont cette habitude criminelle; et nous consignerons par écrit ce qui est renfermé dans le secret de notre âme, en prenant pour témoin l’Esprit-Saint qui scrute les cœurs, et qui juge et approfondit tout.
Quoique autrefois nous ayons soumis à l’appréciation d’un prince éminemment pieux[9] l’explication de notre foi, que vous avez lue vous-même, et quoique nous regardions comme superflu de répéter les mêmes choses, en nous rappelant le conseil de celui qui a dit que la prolixité fatigue;[10] néanmoins, comme cet exposé nous est demandé par l’ordre de Votre Majesté, nous sommes prêt à obéir et à ajouter à ce que nous avons dit précédemment, afin qu’une seconde et troisième répétition mette en évidence la vérité de nos paroles. Nous commencerons donc par le point qui appelle le premier notre attention.
Instruits par les saints Docteurs de l’Eglise, nous confessons que Dieu le Père est distinct comme personne, qu’il est sans commencement et éternel, que Dieu le Fils est né du Père éternel, non à la manière des créatures, mais en dehors du temps, et que le Saint-Esprit émane et procède du Père par un mode ineffable.
Le Père est nommé Père, car il est la cause de la naissance du Fils, et de la procession du Saint-Esprit.
Le Fils est nommé Fils, non point à cause d’une naissance matérielle, comme la nôtre, ainsi que le croient les aveugles d’esprit, mais parce qu’il est issu de l’essence du Père et qu’il n’est pas créature, sa naissance étant ineffable et au-dessus de notre compréhension.
Il est nommé Fils unique, parce qu’aucun être, ni avant lui, ni après lui, n’a procédé en essence du Père. Il est nommé aussi Verbe, parce que sa naissance est immatérielle, comme l’idée qui jaillit de notre esprit.
Ce n’est point comme dans la condition mortelle de l’homme et par la naissance que le Père est avant le Fils; mais de même que le Père est éternel, ainsi le Fils est éternel avec le Père éternel, et il lui est coéternel depuis le commencement jusqu’à la fin, de la même manière que les rayons coexistent avec la clarté du soleil, car ce n’est pas le soleil qui apparaît avant la lumière, mais l’un et l’autre se montrent en même temps. Pareillement la lumière du Fils provient de la lumière du Père, et lui est coéternelle. Et comme il n’y a pas d’éclat sans lumière, ni d’image sans original, de même le Père n’a jamais existé sans le Fils, ni le Fils sans le Père; le Fils étant la splendeur de sa gloire et le reflet de sa substance. La gloire, c’est Dieu, et la splendeur de sa gloire, c’est le Fils. L’original, c’est le Père, et l’image visible de Dieu le Père, c’est le Fils. Voilà pourquoi nous reconnaissons le Fils comme consubstantiel au Père, et coopérant avec lui à la création.
Nous confessons que le Saint-Esprit est le véritable Esprit de Dieu, et nous ne le comparons pas aux esprits créés, parce qu’il a le même nom; de même que nous n’assimilons pas le Fils unique, dans son essence, à ceux qui sont enfants de Dieu par la grâce. Le Saint-Esprit diffère des esprits créés, en ce qu’il doit être appelé Esprit de Dieu procédant sans commencement ni fin. d’un Père qui n’a ni commencement ni fin, de toute éternité, être parfait, incompréhensible et indicible pour les créatures; émanant, quant à son essence, du Père seul, et, par son pouvoir et par l’effusion des grâces, égal au Père et au Fils, ainsi qu’on le voit par les paroles du Fils, lorsqu’il dit du Saint-Esprit: Il ne parlera pas de lui-même, mais il prendra du mien et il vous l’annoncera, parce que tout ce que mon Père possède est à moi.[11]
Le Saint-Esprit n’a point de commencement dans le temps, il n’éprouve pas de changements de modalité, conditions auxquelles sont soumises les créatures; mais il recèle toutes les profondeurs des mystères de Dieu, et dévoile tout ce que ces mystères ont de cache; il est consubstantiel au Père et au Fils, dans son éternité, et participant à la création comme leur étant égal en puissance et en gloire.
Nous confessons que ces trois personnes sont contenues et réunies en une seule Divinité. Nous ne les séparons pas l’une de l’autre dans leur essence, ainsi que l’enseignait Arius; mais nous croyons et nous reconnaissons dans la sainte Trinité une seule essence, une seule souveraineté, une même puissance et une même gloire. Nous rejetons pareillement l’opinion de Sabellius de Libye, disciple des Juifs, qui confondait les trois personnes en une seule; mais nous distinguons ces trois personnes en tant qu’inséparables, et nous les réunissons, en les distinguant l’une de l’autre, suivant la doctrine orthodoxe des saints Pères.
Nous confessons donc trois personnes, ni plus, ni moins, et une seule essence ou nature sans la diviser en trois par le nombre des personnes; et nous nous conformons à ce que l’Eglise proclame dans l’hymne des séraphins, réunissant les trois personnes glorifiées en une seule souveraineté et divinité. Car si le Père est non engendré, si le Fils est engendré, et si le Saint-Esprit est une émanation par voie de procession, il ne s’ensuit pas de là qu’ils diffèrent entre eux par leur essence, comme Adam, Seth et Eve; car le premier, non engendré, le second, né d’un père, et Eve, quoique non engendrée, mais cependant tirée d’Adam, différent entre eux réellement par leur essence même.
Aucune des trois personnes divines, également adorables, ne l’emporte sur les autres en essence; et, quoique le Père soit appelé grand, on ne le qualifie ainsi qu’à cause de sa primordialité et non de son essence. Car par son essence il est égal au Fils et au Saint-Esprit; et la divinité du Père n’a jamais été incomplète, c’est-à-dire d’abord petite, et puis de plus en plus parfaite; comme s’il eût existe un temps où il n’aurait pas été Dieu le Père comme n’ayant pas de fils, et où il n’eût pas été sage comme ne contenant pas en soi la sagesse; et comme s’il eût été faible, parce qu’il n’aurait pas eu en lui la puissance (car Jésus-Christ, d’après les paroles de l’Apôtre, est la puissance et la sagesse de Dieu)[12]; comme s’il eût été irrationnel, parce que le Verbe n’aurait pas été encore avec lui, lequel, selon l’évangéliste saint Jean, a été au commencement avec Dieu, comme s’il n’eût pas été vivificateur, parce qu’il y aurait eu un temps où il n’avait pas avec lui l’esprit vivifiant. Mais le Père est toujours le Père, ayant avec lui invariablement le Verbe, la puissance, la sagesse et la vie; et le Fils est toujours le Fils eternel du Père, à jamais avec lui; de même le Saint-Esprit est toujours l’Esprit de Dieu, éternellement avec Dieu.
Le Père est le principe, et le Fils et le Saint-Esprit émanent de ce principe, sans limites de temps et sans cause. Le Père préexiste par lui-même, le Fils et le Saint-Esprit ont leur origine dans le Père, mais de toute éternité et avant toutes choses, créateurs avec le Père et du temps et de tout ce qui est soumis au temps, des êtres intellectuels et des êtres matériels, appelés par eux du néant à la vie. Nous confessons qu’une seule des trois personnes, le Fils, agissant par la volonté du Père et du Saint-Esprit, et annoncé par l’archange Gabriel, est descendu sur la terre créée par lui, mais sans quitter les lieux où il exerçait sa puissance providentielle, et en demeurant, sans être amoindri, dans le séjour d’où il était descendu. Celui qui était incompréhensible par les créatures voulut se renfermer dans le sein de la Vierge, et reçut d’elle un corps périssable et sujet au péché comme le nôtre: l’âme, l’esprit et la chair qu’il mêla[13] à son essence impeccable et exempte de corruption, et avec lesquels il fut un d’une manière indivisible. Il ne changea pas la nature matérielle de son corps en une nature immatérielle; mais d’un corps pécheur il fit, quand il le voulut, un corps impeccable; de la corruption, l’incorruptibilité; de ce qui était mortel, l’immortalité; conservant dans cette union la nature divine et la nature humaine sans les confondre. Conçu et renfermé pendant neuf mois dans le sein de la Vierge. Il naquit d’elle sans altérer sa virginité immaculée, tenant à la fois de son Père une naissance immatérielle, et de sa mère une naissance suivant la chair. Fils de Dieu, il est devenu Fils de l’homme, sans que l’un soit le Fils de Dieu et l’autre le Fils de l’homme; hypothèse par laquelle un fils unique aurait constitué deux fils, comme l’enseignait d’une manière blasphématoire Nestorius.
Car le Verbe n’est pas entré dans le corps, mais il s’est incarné, non par un changement, mais par une union opérée dans le sein de la Vierge. Le Verbe ne s’est pas matériellement formé en corps, par une opération créatrice, comme le pensent quelques hétérodoxes, mais il a reçu de la Vierge un corps, non point étranger à elle, mais tenant de sa substance. Ce n’est point en apparence qu’il a passé par elle, comme à travers un canal, ainsi que le supposaient faussement Eutychès et ses adhérents mais il s’est revêtu véritablement d’un corps de la substance d’Adam, par une nouvelle et merveilleuse union, qui est au-dessus de toute similitude. Car, depuis le commencement des siècles, il ne s’est jamais produit pareille union du Créateur et de la créature; ce n’est qu’en quelque sorte et non point avec une parfaite exactitude, qu’on peut comparer l’union de l’âme et du corps avec l’union de la divinité et de l’humanité, ainsi que le dit saint Grégoire de Nysse, dans son Livre sur la nature[14] dans le discours sur l’union de l’âme et du corps, où il s’exprime ainsi:
Porphyre, cet adversaire de Jésus-Christ (les objections de nos ennemis sont fortes contre nous et n’ont pas été combattues), rend un témoignage analogue dans son second discours. Voici ses paroles: On ne peut dire qu’une substance soit remplie par une substance qui soit autre, tout en conservant entière et inaltérée sa grandeur; mais par le rapprochement elle la convertit en sa propre nature. Porphyre dit cela de l’union de l’âme et du corps. Si ces paroles sont vraies de l’âme, par rapport à son immortalité, combien plus doivent-elles être justes par rapport au Verbe de Dieu, qui est réellement et exactement immatériel.
Nous croyons aussi que le Verbe, qui, selon la parole de saint Jean, s’est fait chair, ne s’est pas incarné en perdant son essence divine, mais qu’il s’est uni véritablement au corps, et s’est fait chair, tout en restant immatériel, tel qu’il l’était des le commencement. Ce n’est point parce que l’un a été chair[15] et l’autre esprit; mais c’est le même et unique Jésus-Christ qui est chair et esprit; chair par l’humanité qu’il a revêtue, et esprit par la divinité qu’il possédait; le même, visible et invisible, tangible et intangible, périssable et impérissable, temporel et éternel. Fils de l’homme et Fils de Dieu, consubstantiel au Père par sa divinité et consubstantiel à nous par son humanité. N’étant point, à cause de cela, une double personne, mais restant un même être et une même personne, formé de deux natures réunies en Jésus-Christ par une union indivisible, mais sans confusion. Quoique l’esprit humain soit trop faible pour sonder ce mystère, qui est au-dessus de toute intelligence, cependant rien n’est impossible à la puissance divine. Car si l’âme et le corps sont la création de Dieu, et si ces deux entités contraires peuvent former une nature telle que ni l’une ni l’autre ne perde de son essence en s’unissant, combien plus il est possible à la toute-puissante nature divine de devenir chair et de rester immatérielle, de s’unir à notre nature humaine, qui a été créée, et de conserver intacte la nature incréée que le Verbe tient du Père
De même que nous confessons que de deux natures ou substances il s’est formé une seule personne, et que dans cette union l’une de ces deux natures n’a pas été absorbée par l’autre; de même nous admettons, quant aux deux volontés, que la volonté divine en Jésus-Christ n’a pas été contraire la volonté humaine, ou celle-ci contraire la volonté divine; mais que dans un être unique il y a eu une double volonté, suivant la différence des temps; qu’elle était tantôt divine, lorsque le Christ a voulu manifester sa toute-puissante divinité, et tantôt humaine, lorsqu’il a voulu se montrer dans l’humble condition de l’humanité. Cette double volonté n’est point l’indice d’un antagonisme, mais de leur indépendance mutuelle; car la volonté humaine ne combattait pas la volonté divine, ainsi qu’il arrive en nous, où la chair a des désirs contraires à ceux de l’esprit,[16] mais la volonté humaine était subordonnée à la volonté divine. En effet, quand le Seigneur le voulait et le permettait, le corps éprouvait ce qui lui était propre, ainsi que cela s’est vu pendant la prière qui précéda la Passion, et pendant la tentation après le jeûne de quarante jours, lorsqu’il permit à la nature humaine de ressentir la faim.[17] Et quoiqu’il ait indiqué une différence entre la volonté du Père et la sienne, en disant: Non point comme je le veux, mais comme vous le voulez[18] cette expression est un signe d’assentiment, comme celui d’un fils vis-à-vis de son père, et non d’opposition. Cette explication est confirmée par un autre passage, où il maintient la volonté propre à la divinité, et où il éloigne la volonté de la chair: Je suis descendu du ciel, non pour faire ma volonté, mais celle de mon père.[19] Les mots descendu du ciel prouvent que sa divinité était immatérielle, et non son corps, qu’il ne revêtit qu’en venant sur la terre. Mais, d’ailleurs, qui osera séparer dans la divinité la volonté du Fils d’avec celle du Père? Si le Fils, pour montrer quelle est la volonté du Père, nous dit: Ceci est la volonté de mon Père, que ceux qui auront foi en moi aient la vie éternelle[20] et si, par conséquent, la volonté du Père est de donner la vie éternelle à ceux qui croient au Fils, n’est-ce point en même temps la volonté du Fils? Cela seul est suffisant pour prouver l’accord et exclure toute idée d’opposition. Saint Grégoire le Théologien est explicite sur ce point: « D’après, dit-il, les paroles du Fils au Père: Que ce ne soit pas ma volonté qui soit faite, mais la vôtre, qui est aussi la mienne, le Christ a voulu faire connaître que sa volonté est la même que celle du Père; car si tout ce qui est du Père est aussi du Fils, il est évident que la volonté du Père est celle du Fils, et la volonté du Fils celle du Père.[21] »
Ainsi que nous l’avons dit, il y avait, par la puissance unique et absolue de la divinité, double volonté, divine et humaine, sans opposition. Nous croyons que les actions, opérées dans cette union, ont été également divines et humaines. Nous n’attribuons pas à la seule divinité immatérielle du Christ ses actions les plus sublimes, et à son humanité séparée de sa divinité les actions d’un ordre inférieur; en effet, s’il en eût été ainsi, comment pourrait-on dire que le Fils de l’homme est descendu du ciel,[22] ou bien qu’il est un Dieu crucifié, et que son sang est divin? Mais nous confessons que les actions divines et les actions humaines du Christ furent celles d’une même personne, qui tantôt, comme Dieu, accomplissait des actions divines, et tantôt, comme homme, des actions humaines. C’est ce que prouve l’économie de toute sa vie, depuis le commencement jusqu’à la fin.
Quoiqu’il ait été conçu comme homme, néanmoins il le fut par le Saint-Esprit comme Dieu.
Il naquit d’une femme comme homme, mais, comme Dieu, il conserva à sa mère la virginité, après 1’ enfantement.
Le huitième jour, il fut circoncis, comme homme, et il a aboli la circoncision corporelle, en enseignant la circoncision du cœur, comme législateur de la circoncision.
Il a été présenté après quarante jours dans le temple, comme homme, et il a été reconnu par Siméon, comme Dieu, libérateur de ceux qui sont retenus dans les liens.
Il a fui devant Hérode, comme homme, et il a repoussé de l’Egypte l’idolâtrie comme Dieu.
Il a été baptisé par saint Jean, comme homme; mais, comme Dieu, il a effacé les péchés d’Adam par son baptême, et il a été proclamé comme tel, par le Père et le Saint-Esprit.
Nouvel Adam, il a été tenté comme l’ancien Adam; mais, en tant que créateur d’Adam, il a vaincu le tentateur, et, comme Dieu, il a donné aux enfants d’Adam le pouvoir d’écraser le pouvoir de 1’ennemi.
Comme homme, il a souffert la faim, et, comme Dieu, il a rassasié la multitude avec quelques pains.
Comme homme, il éprouva la soif, et, comme Dieu, il appelait à lui ceux qui avaient soif, et leur donnait à boire de la source de vie.
Comme homme, il ressentait de la lassitude en marchant, et, comme Dieu, il a été le refuge des affligés et des pécheurs accablés sous le fardeau de leurs fautes, auxquels il donnait son joug doux et facile à porter.
Comme homme, il dormit dans une barque, et, comme Dieu, il marcha sur les flots et commanda aux vents et la mer.
Comme homme, il paya l’impôt, et, comme Dieu, il ordonna d’ôter de la bouche du poisson un statère.
Comme homme, il pria avec nous et pour nous, et, comme Dieu, il accueillait avec son Père les prières de nous tous.
Comme homme, il versa des pleurs sur la tombe de son ami, et, comme Dieu, il tarit les larmes des sœurs qui pleuraient un frère, en le ressuscitant.
Comme homme, il demanda où l’on avait enterré Lazare, et, comme Dieu, il lui rendit la vie quatre jours après sa mort, en l’appelant à haute voix.
Comme homme, il fut livré pour une vile somme d’argent, et, comme Dieu, il racheta le monde par l’effusion de son sang précieux.
Il fut muet comme un agneau devant celui qui le tond[23] suivant la nature humaine; mais, par sa nature divine, il est le Verbe de Dieu, existant des le commencement, celui par qui les cieux ont été affermis.[24]
Comme homme, il fut attaché à une croix entre deux larrons, et, comme Dieu, il voila les astres de ténèbres et fit entrer le bon larron dans le paradis.
Comme homme, il but le vinaigre et goûta au fiel qui lui furent présentés, et, comme Dieu, il transforma l’eau en vin, et changea l’amertume en douceur.[25]
Comme homme, il mourut; comme Dieu, il ressuscitait les morts par sa toute-puissance.
Comme homme, il but le calice de la mort par sa volonté, et, comme Dieu, il vainquit la mort par sa mort.
Celui qui mourut n’est pas autre que celui qui triompha de la mort, mais c’est le même et le seul qui est à la fois mort et vivant, et vivificateur; le seul et même Jésus-Christ, à la fois homme, d’une nature mortelle, et Dieu, d’une nature immortelle; non partagé en deux hypostases par la division des deux natures, comme si c’était l’un qui souffrit et qui est mort, et l’autre qui était impassible et immortel. Mais formé de deux natures contraires, il éprouva dans son unité les effets de ces deux natures opposées: par la nature humaine, les souffrances et la mort imposées à l’humanité; par la nature divine, l’impassibilité et l’immortalité. Celui qui est mort par le corps est le même qui est vivant par la divinité; celui qui a souffert, le même qui a été impassible; celui qui, sous l’action de la crainte, a sué le sang, le même qui a terrassé ceux qui s’élevaient contre lui. Celui qui fut pour un peu de temps dans l’humiliation et un peu inférieur aux anges, et qui fut réconforté par les anges, est le même qui consolait toutes les créatures. Créateur de tous les êtres avec son Père, suivant la divinité, il a été créature comme nous, suivant l’humanité.
Les Apôtres, envoyés du Verbe, le proclament Dieu et homme parfait, par une union plus parfaite que celle de l’âme et du corps.
Son âme humaine, qu’il recommanda à son Père, se sépara de son corps; mais la divinité resta indivisible dans les deux à la fois elle demeura avec son âme rationnelle, lorsqu’il descendit aux enfers, vers les âmes qui y étaient retenues, et elle fut inséparable de son corps déposé dans la tombe, non point en partie, mais tout entière dans les deux.
C’est le même qui était la fois dans le sein du Père et dans les entrailles de la Vierge, sur le trône de gloire et dans la crèche de Bethléem, la droite du Père et sur la croix, au-dessus des chérubins et dans la tombe, car le ciel et la terre sont remplis de sa gloire.[26] Il ressuscita le troisième jour, lui qui est notre résurrection et notre vie, et monta aux cieux qu’il n’avait jamais quittés. Il en redescendra un jour pour ressusciter la race d’Adam, et pour juger dans sa justice les vivants et les morts d’après leurs paroles, leurs pensées, leurs actions et leur foi, en récompensant les bons et en condamnant les méchants aux supplices.
C’est le même qui régnera avec ceux qui seront couronnés avec lui dans les siècles des siècles, découvrant à tous, et sans voile, cette science de la foi que nous ne possédons aujourd’hui qu’imparfaitement, de la foi au Père, au Fils et au Saint-Esprit, à qui appartiennent la gloire et la puissance dans tous les siècles. Amen.
Cette exposition de notre doctrine sur la Trinité consubstantielle, unique Divinité, et sur l’incarnation du Fils, exposition qui est conforme à notre profession de foi, et que nous avons faite par ordre de Votre Majesté, qu’elle vous suffise pour le moment, en fournissant l’occasion à Votre Sagesse de faire, suivant la parole du sage, de nouveaux progrès dans la sagesse.
Disons maintenant quelques mots sur les traditions que nous ont transmises les anciens Pères, et contre les opinions de ceux qui ne les admettent pas. Nous ferons connaître quels sont les motifs qui nous portent à observer ces traditions, et nous nous expliquerons, Dieu nous servant de témoin, en toute sincérité et sans arrière-pensée.
Parlons d’abord du pain du saint Sacrifice, que nous et les Romains employons sans levain, et les autres Eglises, fermenté. Chacun, des deux côtés, tâche de justifier la coutume à laquelle il est attaché. Mais celui qui aime la vérité ne doit pas se rendre l’esclave des usages comme un ignorant, ou se justifier par des paroles vaines, employées comme un simple argument de discussion; il faut au contraire qu’il parcoure en esprit le paradis spirituel (je veux dire les livres saints), et qu’il cherche la le fruit de la vérité, pour ensuite y goûter. Ainsi, en ce qui concerne l’institution du sacrement que nous venons de nommer, nous trouvons dans ces livres la vérité que nous cherchons. Tout le mystère de l’incarnation de Jésus-Christ, ainsi que la perfection de sa chair et de son sang, sont annoncés par les prophètes sous diverses figures et en différentes paroles. Et d’abord à la table d’Abraham, qui fut le type de la table du cénacle, le Seigneur mangea, non le pain fermenté, mais le pain azyme, comme cela résulte de ces paroles d’Abraham à Sara: « Hâte-toi de pétrir trois mesures de farine pure, et fais-en des pains cuits sous la cendre.[27] » Ce même pain, simple figure, lorsque le Verbe ne s’était pas encore incarné, il l’employa aussi lorsqu’il se fut fait chair, et, l’appelant son corps, il le partagea entre les fils d’Abraham, suivant la foi, au lieu du veau et de l’azyme qu’il avait manges à l’ombre du chêne de Mambré. Que le pain cuit par Sara fut sans levain, c’est ce qui se voit par celui que Loth donna aux anges; car il est écrit: « Il fit cuire des pains azymes et les leur servit.[28] »
Lorsque les fils d’Israël étaient sur le point de quitter l’Egypte, Moïse leur ordonna de ne point emporter avec eux du pain fermenté, de s’en abstenir entièrement dans leurs maisons durant sept jours, et de se nourrir, pendant toute cette semaine, de pain azyme seulement. Ce fut là le type de l’emploi du pain azyme dans la sainte Cène, et les sept jours représentent les sept âges du monde. Par ce commandement, le Seigneur a voulu que tous ceux qui s’éloignent de l’incrédulité égyptienne, pour se frayer un chemin vers le pays de promission, n’emportent point avec eux le ferment du péché, mais se nourrissent d’un pain incorruptible et divin, tout à la fois mystique et matériel, c’est-à-dire du corps de Dieu, et de la parole qui sort de sa bouche.[29] De même la manne, qui, selon l’apôtre saint Paul, fut le type du pain de vie, était mangée par les Juifs dans le désert, en guise de pain sans levain.[30]
Et lorsque Dieu ordonna à Moïse de ne point paraître devant lui les mains vides, il voulut que, chaque jour, fut place sur l’autel de propitiation le pain de proposition, comme emblème du corps de Jésus-Christ. Que ce pain fut azyme et non fermenté, c’est ce qui est démontré par ce que dit le prêtre Abiathar à David: « Ce n’est pas du pain impur (c’est-à-dire fermenté) qui est dans mes mains, mais des pains sacrés de proposition[31] » lesquels étaient azymes. Il se trouve beaucoup de pareils exemples dans les temps anciens; mais venons-en à ceux de la nouvelle loi et aux réels.
Quand l’Agneau véritable eut goûté de l’agneau mystique et des pains azymes avec des laitues, et accompli le précepte de l’ancienne alliance, il institua la nouvelle, suivant le récit évangélique. Prenant sur la table du pain (il est évident que c’était du pain azyme, puisque l’on était au premier jour de la fête des azymes), il dit: Ceci est mon corps.[32]
Il est donc convenable que le corps de celui qui est né de la Vierge, et qui était immaculé, soit représenté par un pain azyme et non par un pain fermenté.
Pour nous, qui célébrons le saint Mystère avec le pain azyme, nous avons pour justifier notre usage ces raisons et d’autres que fournit l’Ecriture sainte. Ceux qui accomplissent ce sacrement avec le pain fermenté peuvent aussi s’appuyer de quelques passages de l’Ecriture, afin de défendre leur rite. Ils citent d’abord l’éloge du levain par le Sauveur, qui le compare au royaume du ciel. Il est vrai que ce n’est point du sacrement du pain sacré qu’il s’agit dans cet exemple, mais de la prédication de l’Evangile,[33] qui est entré dans le monde comme le levain pénètre dans la farine, et qui fit fermenter tous ceux qui y crurent, en les excitant à l’amour de Dieu.
Ailleurs, le levain est pris comme le symbole du mal, dans les livres sacrés, témoin ces paroles de saint Paul: « Jésus-Christ, notre Pâque, a été immolé. C’est pourquoi célébrons cette fête, non point avec le vieux levain, ni avec un levain de méchanceté et de malice, mais avec les azymes de la sincérité et de la vérité. » Et Grégoire le Théologien, dans son sermon sur la Pâque, dit que le pain fermenté ne peut être le pain de la vie.[34]
Quoique nous ayons fait la remarque que ce sacrement, qui nous a été transmis par le Seigneur, avait été accompli avec du pain azyme, cependant les traditions apostoliques ne peuvent nous éclairer complètement sur ce point, et nous apprendre si c’est le pain azyme ou bien le pain fermenté qui était employé dans les premiers siècles de l’Eglise. Nous savons seulement qu’il était prescrit aux fidèles d’apporter le pain avec lequel étaient célébrés les saints mystères. Donc, si le Saint-Esprit eût jugé que l’un était agréable à Dieu, et non l’autre, il l’eût enseigné à l’Eglise, ou par ses Apôtres, ou par la bouché des saints Docteurs. Mais nous savons avec certitude que ce qui plait à Dieu, c’est une foi orthodoxe et une vie irréprochable. Pourvu que le sacrement s’accomplisse avec des intentions droites et soit pur de toute opinion hétérodoxe, les traditions ou usages dont on parle ici, qui sont des coutumes particulières à chaque peuple, ne contiennent en soi rien qui puisse excéder ou amoindrir la foi. Aussi lorsque la tête, c’est-à-dire la foi, est fermement unie au chef suprême qui est Jésus-Christ, alors les membres, c’est-à-dire les traditions, sont en bon état et se viennent en aide les uns aux autres, pour la gloire du Christ notre Dieu.
La suite de notre discussion nous conduit maintenant à parler du calice du sang de Jésus-Christ, Ce n’est que chez nous, et non dans les autres Eglises, qu’en vertu d’une tradition qui remonte à saint Grégoire, nous employons pour l’Eucharistie le vin pur, sans mélange d’eau. La principale raison de cet usage vient de ce que le sang de Jésus-Christ est incorruptible par son union avec le Verbe incorruptible; et c’est dans cet esprit que le calice de son sang ne reçoit chez nous que du vin pur. Ceci est rendu évident par la dénomination générale que l’on donne au vin; si, en effet, le vin sans mélange d’eau est appelé vin pur, il est indubitable que lorsque l’on y ajoute ce mélange, le vin cesse d’être un vin pur et ne peut plus être appelé ainsi. D’ailleurs, quand le Seigneur prit le calice entre ses mains, il dit: Ceci est mon sang, le sang de la nouvelle alliance, et il ajoutait: Je ne boirai plus désormais de ce fruit de la vigne jusqu’à ce jour auquel je le boirai de nouveau avec vous, dans le royaume de mon Père.[35] Le bienheureux Jean Chrysostome, en expliquant ces paroles dans son commentaire sur l’Evangile de saint Matthieu, dit: « Il extirpe par là, jusqu’à la racine, une autre mauvaise hérésie. Il y en a quelques-uns qui, dans les saints mystères, emploient l’eau mais le Seigneur a dit: De ce fruit de la vigne, et la vigne produit du vin et non de l’eau. » Ceux qui mêlent l’eau au vin tâchent de détourner les paroles de ce saint docteur, en affirmant qu’il y a eu des gens qui ne se servaient que d’eau pure pour accomplir le saint Mystère, et que c’est d’eux que parle saint Jean Chrysostome, et non de ceux qui mêlent l’eau au vin. Quant à nous, nous n’avons jamais entendu mentionner cette sorte de gens, et nous n’avons rien lu nulle part, au sujet d’une hérésie aussi insensée.[36] Ceux qui accomplissent le mystère avec du vin mêlé d’eau ont peut-être raison d’en agir ainsi; mais ceux qui se servent d’eau pure, au nom de qui l’accomplissent-ils? Est-ce au nom de Jésus-Christ? Non, certes, car le Sauveur, selon les Evangélistes, prit le vin à la main et non l’eau, lorsqu’il dit: Ceci est mon sang. Et comme personne, excepté Jésus-Christ, n’avait institué ce sacrement, ni avec le vin, ni avec l’eau, j’en conclus que tout ce qu’on dit doit être regardé comme de pures inventions et non comme vérité.
Ceux qui mêlent l’eau au vin font reposer cet usage traditionnel sur la circonstance qu’il découla du côté de Jésus-Christ deux jets, l’un de sang et l’autre d’eau. Mais peut-on penser avec raison que ce grand et admirable miracle ait eu lieu pour l’objet de ce sacrement? Si Dieu avait eu cela en vue, il lui aurait suffi d’inspirer à quelques-uns des hommes animés de l’Esprit-Saint, aux Apôtres ou aux plus illustres docteurs de l’Eglise, la pensée de prescrire de verser de l’eau dans le calice du Seigneur, et nul alors ne s’y serait oppose. Mais ce n’est pas pour que ce mélange soit opéré que l’eau coula avec le sang du côté du Sauveur, mais bien pour indiquer le mystère du baptême dans la mort de Jésus-Christ, d’après les paroles de l’apôtre saint Paul aux Romains: Ne savez-vous pas que tous ceux qui ont été baptisés en Jésus-Christ l’ont été dans sa mort? Saint Jean Chrysostome, dans son commentaire sur l’Evangile de saint Jean, dit: « L’Eglise a été fondée des deux jets qui ont coulé du côté de Jésus-Christ, car nous naissons pour la seconde fois par l’eau du baptême, et son sang nous nourrit. » Pareillement saint Grégoire de Nysse, dans son discours sur la sépulture du Seigneur, dit, en mettant ces paroles dans la bouche de Joseph d’Arimathie: « Je toucherai son côté immaculé, d’où découlèrent, comme d’une fontaine, le sang mystérieux et l’eau régénératrice. » Saint Ephrem le Syrien dit aussi: « Un jet d’eau coula de son corps, pour éteindre le feu du premier Adam et pour effacer les traces de la servitude qui le courbait sous le joug du mal. Le sang en jaillit aussi par un effet de sa miséricorde, car c’est par ce sang qu’il nous a rachetés de notre servitude. Et comme toute la vitalité est dans le sang, c’est par son sang qu’il a ranimé notre vie. » Plusieurs autres docteurs, faisant allusion à ce texte de l’Evangile, le commentent de la même manière en rapportant l’eau au sacrement du baptême et le sang au sacrement de l’Eucharistie.
Comme nous avons déjà dit, en parlant du pain sacré, que le Seigneur exige de nous, avant tout, une vraie foi et des actions irréprochables, et non l’accomplissement des saints mystères avec du pain fermenté plutôt qu’avec du pain azyme; nous répéterons la même chose en parlant du vin: soit qu’on l’emploie avec de l’eau ou sans eau, ni l’un ni l’autre de ces usages ne peut nous valoir les louanges de Dieu ou attirer sur nos têtes des châtiments. Ceux-là seuls seront glorifiés par lui qui lui offrent leurs dons avec un cœur saint et un esprit droit. Mais ceux qui sont souillés de pensées impures et d’actions criminelles, qu’ils célèbrent avec le vin pur ou avec un mélange d’eau, ceux-là doivent certainement s’attendre à être punis.
Si l’une de ces deux pratiques ou l’autre avait été dans la volonté formelle de Dieu ou de ses saints, us l’auraient consignée par écrit, ainsi qu’il en a été des autres préceptes. Saint Paul, dans son Epitre aux Corinthiens, en parlant de l’Eucharistie, n’a pas dit de quelle manière on devait la célébrer, si c’est avec du pain fermenté ou azyme, avec un mélange d’eau ou sans eau, mais il a principalement insisté sur ce que Dieu exige de nous. Que chacun s’éprouve soi-même, dit-il, et qu’il mange ainsi de ce pain et boive de ce calice; car quiconque en mange et en boit indignement mange et boit sa propre condamnation, ne faisant point le discernement qu’il doit du corps du Seigneur.[37] D’autres interprètes des oracles divins recommandent pareillement, non point la distinction de la matière, mais une digne préparation au sacrement.
Il existe encore dans l’Eglise arménienne une tradition qui date des temps les plus reculés. et d’après laquelle la fête de Noel est célébrée le même jour que celle de l’Epiphanie. La raison de cette coutume n’est pas fortuite, mais tout à fait mystique. Dans les premiers siècles, elle était générale dans toutes les Eglises, comme cela est connu à Votre Sagesse; et quoique dans la suite des âges, quelques Eglises aient fait de cette fête unique deux fêtes séparées, nous avons conserve inaltérée la tradition de saint Grégoire, basée sur le témoignage de saint Luc. Cet Evangéliste, après avoir raconté comment Zacharie devint muet, ajoute: « Il arriva, lorsque les jours de son ministère furent terminés, qu’il retourna en sa maison; et Elisabeth, sa femme, devint enceinte.[38] »
Le temps du service sacerdotal de Zacharie se compose, d’après saint Luc, des cinq jours de la fête de l’Expiation et des sept jours de la fête des Tabernacles, en tout douze jours. L’apparition de l’ange et le mutisme de Zacharie survinrent le premier jour de la fête de l’Expiation, c’est-a-dire le dixième jour du septième mois des Hébreux (Tischri), 27 septembre du calendrier romain. C’est à cette date que vous autres, vous rapportez la conception d’Elisabeth, en supposant que c’est le jour même où cette conception fut annoncée par l’archange Gabriel que Zacharie rentra dans sa maison et que sa femme Elisabeth devint enceinte, tandis que Zacharie devait attendre la fin de la fête, ainsi que le prouve le récit de l’Evangéliste, où il est dit: Lorsque les fours de son ministère furent terminés, il retourna en sa maison. Cette maison était située dans les parties montagneuses de la Judée, loin de Jérusalem. Vous placez ainsi l’Annonciation de la Vierge au 25 mars, et la Nativité de Jésus-Christ au 25 décembre, douze jours avant nous.
Mais nous, qui nous fondons sur les paroles de saint Luc, nous disons que la conception d’Elisabeth eut lieu après que les douze jours des deux fêtes, qu’on appelle jours du sacerdoce de Zacharie, furent finis, c’est-à-dire le 23 du mois hébreu Tischri, ou 10 octobre.
D’après ce calcul, l’Annonciation de la Vierge Marie doit toujours tomber le 7 avril et Noël le 6 janvier. Trente ans après, le même jour du mois où le Sauveur était né, quoiqu’à un jour différent de la semaine, il fut baptise dans le Jourdain, ce qui est un compte parfaitement exact. S’il avait, en effet, trente ans, ni plus, ni moins, il s’ensuit que le jour de son baptême dut coïncider avec le jour de sa naissance, en comptant trente années pleines sans y rien ajouter. Mais si la nativité est antérieure et précède le baptême de douze jours, alors il n’y avait pas lieu de dire que Jésus avait environ trente ans,[39] mais qu’il était entré dans sa trente et unième année, ainsi que cela résulte de la dénomination des jours. En effet, au lever du soleil, nous donnons au jour un nom nouveau et non point celui du jour qui est écoulé; il en est de même pour les mois et pour les années, où le premier jour s’appelle du nom du jour commence et non de celui qui est passé. C’est d’après ces considérations mûrement examinées que les saints Pères des premiers siècles avaient décrété de célébrer, en un même jour, le mystère de la nativité et du baptême de Jésus-Christ. Nous, en nous conformant à cette règle, nous ne faisons que suivre leurs traditions.
Il y a, en outre, un autre mystère à envisager ici. Comme le Sauveur est né, selon la chair, de la Vierge, de même il a pris une nouvelle naissance par le baptême, dans le Jourdain, afin d’être un exemple pour nous. Et comme ce sont là deux naissances, quoique différant entre elles quant au mystère et quant au temps, néanmoins on a décidé de fêter à la fois, en un même jour, cette première et cette seconde nativité.
Il y a beaucoup d’autres raisons encore qui peuvent justifier la tradition arménienne, prouvent son accord avec les traditions des premiers Pères de l’Eglise, et montrent en même temps que ce n’est pas arbitrairement que nous restons à part des autres peuples, pour la célébration de ces solennités. Ce sont eux, au contraire, qui, ayant d’abord suivi les mêmes usages que nous, les ont changes à leur gré et les observent à présent d’une nouvelle manière.
Notre Eglise a maintenu cette antique coutume d’une manière invariable. Est-ce à cause de l’éloignement de notre pays, ou par suite d’une scission qui a fait naître des sentiments de haine? C’est ce que nous ignorons. La haine, en effet, ne s’oppose pas seulement à l’introduction de nouvelles traditions, mais elle s’efforce même d’éloigner des usages antiques ceux qui se haïssent comme adversaires; tandis qu’une charité ardente excite à faire non seulement ce qui est convenable et facile, mais ce qui est pénible et inopportun, par condescendance pour ceux que nous aimons. D’ailleurs, ce qu’il me semble le principal en cela n’est pas la date du mois ou le nom du jour, mais seulement l’aversion qui en résulte. Car, quel que soit le jour où l’on célèbre une fête, si c’est sans dispute qu’on le fait, on se rend agréable à Dieu. Qu’y a-t-il de plus grand que la solennité de Pâques, sur laquelle plusieurs Eglises étaient en désaccord, ainsi que le rapporte Eusèbe de Césarée? Les habitants de l’Asie Mineure la célébraient le jeudi, comme dans l’ancienne Loi, d’après l’enseignement de l’Evangéliste saint Jean, tandis que l’Eglise de Rome la célèbre le dimanche, jour de la Résurrection de Notre Seigneur. Mais, après quelques légères discussions, l’accord fut rétabli des deux côtés par saint Irénée, disciple des Apôtres. Il dit aux uns et aux autres : « La vérité de la foi étant la même pour tous, il ne convient pas de se disputer pour une différence dans l’époque des fêtes; car tout ce qui se fait pour la gloire de Dieu est agréé par lui également. C’est ainsi que la coloration de la peau, qu’elle soit noire ou blanche, ne peut faire de tort au corps, si la constitution du corps est saine. » Il en est de même pour ceux qui ont une foi vraie: la variété dans l’observance des fêtes ou dans quelque point de discipline ecclésiastique ne peut préjudicier en rien à leur salut.
Ainsi le trisagion,[40] par lequel on invoque dans vos églises les trois Personnes de la Trinité, et que nous, nous n’adressons qu’au Fils, est une hymne mystique et sublime dans l’un et l’autre cas, si l’on n’en fait pas l’objet d’une controverse; que si, au contraire, elle suscite des disputes, ce n’est plus un chant de louange, mais de blasphème.
Quelques-uns d’entre vous, nous calomniant, objectent que, dans le trisagion, nous disons la Trinité crucifiée; mais les nôtres, à leur tour, vous répondent que vous ne nommez pas celui qui a été crucifié pour nous Dieu fort et immortel dans la mort, mais que vous l’appelez Homme simplement; et les deux partis tâchent dans ce débat de s’arracher une victoire regrettable. Nous, quoique nous adressions ce cantique au Fils seul, selon la tradition des premiers Pères de l’Eglise, il y a cependant certains offices où nous chantons l’hymne des séraphins en l’honneur de la Trinité. Si les deux partis pouvaient se mettre d’accord par la volonté de Dieu, alors tout pourrait être arrange au moyen de l’addition de quelques mots. Une première fois, le trisagion, conçu en ces termes: Dieu fort et immortel, serait consacré au Père; la seconde fois au Fils, et la troisième fois au Saint-Esprit; de manière que chacune des trois Personnes fût glorifiée d’une manière égale et complète, et non à moitié et en partie, comme cela serait si l’on disait le Père Dieu seulement, sans ajouter fort et immortel; et le Fils, fort, en omettant les mots Dieu et immortel; et le Saint-Esprit, immortel, en négligeant les mots Dieu et fort. Il faut, au contraire, appliquer aux trois Personnes et à chacune d’elles séparément ces trois attributs.
C’est de la même source que découle une objection sans fondement au sujet de la sainte croix, à savoir si le bois dont on l’a faite doit être joint ou non au moyen de clous. A cet égard, il n’y a chez nous aucun précepte positif. Et, d’ailleurs, d’après quel enseignement pourrions-nous admettre que la croix doit être honorée sous un aspect et dédaignée sous un autre? Est-ce par un commandement de Dieu? Mais il n’en existe pas de pareil. Ces difficultés proviennent sans doute des embûches que nous dresse Satan, qui veut que le signe qui sert à le vaincre soit insulté par ceux-là même qui le révèrent, et qui voudrait voir ce signe détruit par leurs mains, afin d’en faire un jeu pour lui, et pour eux une cause de perdition. Si ce n’était pas cela, quel serait le tort qu’un clou peut faire à la foi? Il est évident que ce clou n’est place par nous que pour que les bras de la croix restent superposes, sans pouvoir se disjoindre; et, d’ailleurs, ce qui achève de prouver ce que j’avance, c’est que les croix d’or ou d’argent ne se faisant pas de deux morceaux, nous n’y mettons pas de clou. On ne peut supposer que la vraie croix fut sans clous, car elle n’aurait pu supporter le poids d’un corps.
Selon une idée symbolique, l’arbre de la croix, ou la partie perpendiculaire, est l’emblème de la Divinité, la partie transversale, celle de l’humanité, et le clou qui les relie ensemble signifie l’amour qui unit Dieu aux hommes. Quel mal y a-t-il pour l’âme que les clous soient ou non employés dans cette conjoncture? Une dispute sur un pareil sujet est un enfantillage, indigne d’un homme parvenu à l’âge mûr.
En ce qui touche la cérémonie de la bénédiction de la croix, que nous avons adoptée des premiers Pères de l’Eglise, et sur laquelle vos docteurs élèvent des difficultés, nous serons court. Nous-mêmes l’avons retrouvée dans ce pays-ci écrite en caractères grecs dans un Ancien Testament. Est-il plus convenable de lire d’abord les paroles divines tirées des Prophètes, des Apôtres, des Evangélistes, et de réciter les oraisons que prononce le prêtre sur une croix neuve, et puis de l’ériger vers l’Orient et de l’adorer? ou faut-il simplement se prosterner devant un objet matériel, sans l’avoir béni, comme si tout objet de forme quadrangulaire, qui s’offre au regard dans les peintures ou partout ailleurs de quelque autre manière, était digne d’adoration?
Parlerai-je encore des images du Sauveur et des saints, contre lesquelles quelques-uns des nôtres, gens ignorants, témoignent de l’aversion? Vous vous en scandalisez, regardant cette conduite comme une prescription imposée par nous à toute notre nation. Mais nous, ainsi que tous ceux qui suivent notre exemple, nous comprenons et nous enseignons qu’en présence de la croix qui a porté un Dieu, ce n’est pas à un objet matériel que nous rendons hommage, mais au Dieu invisible qui y a été attaché; de même, dans l’image du Sauveur, ce n’est point une peinture matérielle que nous adorons, mais le Christ, qui est l’image de Dieu le Père, invisible.[41]
Nous honorons et glorifions les images des saints, en les regardant comme nos médiateurs et nos protecteurs auprès de Dieu: c’est-à-dire que nous offrons nos adorations à Dieu en les prenant pour intercesseurs; car ce n’est qu’a l’image seule du Créateur, et non à des créatures, qu’est due l’adoration. L’image comme le nom sont une même chose, l’une étant une simple forme, et l’autre une simple appellation significative, l’une rappelant à l’œil et l’autre à l’oreille l’idée d’une chose.
Nous nous prosternons aussi devant les hommes, non seulement devant ceux qui en sont dignes, mais même devant ceux qui en sont indignes, en tant qu’ils portent en eux, pendant leur vie, l’image de la Divinité, c’est-à-dire, l’âme. Quand elle est séparée du corps, alors il n’appartient plus qu’aux corps des saints d’être honorés; car, suivant ce qui est écrit, Dieu repose dans leurs ossements.[42] Mais les corps de ceux qui ne sont point parvenus à la sainteté ne doivent point être l’objet d’un pareil hommage, car ils ne contiennent rien de divin en eux. Le nom et l’image seuls, abstraction faite de la substance, lors même qu’ils appartiendraient à des saints, tout comme à des personnes dénuées de sainteté, ne doivent point être honorés. Car le propre du Créateur seul est d’être présent en tous lieux par son essence; c’est pourquoi son essence invisible est adorée dans son image visible et dans son nom. L’essence des êtres créés est contenue seulement dans le lieu où elle se trouve et non en tous lieux. Comme l’image visible d’une créature ne contient pas en soi son type invisible, ainsi que cela a lieu pour l’image du Créateur, il s’ensuit qu’il ne faut pas adorer l’image d’une créature humaine à l’égal de l’image de Dieu. Il y a sur ce point un témoignage de l’Apôtre qui dit que, par suite de cette pleine soumission du Fils, revêtu de notre nature, envers son Père, soumission qui alla jusqu’à la mort de la croix, le Père lui donna pour récompense un nom qui est au-dessus de tout nom.[43] Comment ce nom est au-dessus de tout nom, c’est ce que l’Apôtre explique dans le même passage: Afin qu’au nom de Jésus, dit-il, tout genou fléchisse, dans le ciel, sur la terre et dans les enfers.[44]
Si donc le nom de Jésus-Christ est, comme son image, au-dessus de tout nom et l’objet de l’adoration de tout ce qui existe dans le ciel et sur la terre, selon les paroles de l’Apôtre, par conséquent son nom doit être glorifié à l’égal de son image, ainsi que nous l’avons dit. Ainsi, il ne convient pas de regarder comme signes d’adoration l’image et le nom d’êtres d’une nature servile, à l’égal du nom et de l’image du Seigneur. Nous autres créatures, nous ne devons adorer seulement que l’image reproduite par la peinture de notre Créateur et Sauveur.
Quant aux images des fidèles serviteurs de Dieu, qui par leur nature ont été serviteurs comme nous, il faut honorer et respecter ces images, suivant le mérite de ceux qu’elles représentent. Leur contemplation doit nous exciter à imiter la vie vertueuse de ceux dont elles nous rappellent les traits et à la prendre pour modèle, tout en réfléchissant sur les afflictions réelles qu’ils ont éprouvées. Que celui qui les méprise ne s’imagine point que ses dédains tombent sur une simple image matérielle, mais sur celui qu’elle représente, que ce soit celle du Seigneur lui-même ou de ses serviteurs.
Je vais ajouter quelques mots sur le jeûne nommé aradchavork (c’est-a-dire, préalable), et à propos duquel votre parti a inventé une fable.
Un moine nommé Serge, prétendent-ils, avait un âne et un chien; ce chien précédait toujours son maître dans les lieux où il se rendait, et annonçait par là sa venue, afin que les populations accourussent au-devant de lui. C’est parce que ce chien précédait toujours son maître, ajoutent-ils, que nous avons donné au jeûne le nom de l’animal, d’après l’ordre de ce même Serge. Une calomnie pareille est pire que toutes les fausses doctrines des païens.
Voila le fruit de la haine; lorsqu’on déteste quelqu’un, on se bouche les oreilles pour ne pas en entendre dire du bien, et ce bien, on le tient pour un mensonge, tandis qu’on accueille avidement les faussetés et les fables, et qu’on les prend pour des vérités, comme on le voit par ce seul exemple. Si nous nous trouvions dans les ténèbres de l’ignorance, comme sont celles de l’idolâtrie, il serait impossible de nous imputer une invention aussi ridicule; mais cela ne se peut, maintenant moins que jamais, lorsque toute la terre est remplie de la connaissance de Dieu, et que le flambeau de la sagesse éclaire le monde. La première raison pour laquelle nous appelons ce jeûne aradchavork, c’est parce qu’il précède le grand carême et qu’il en est comme l’avant-coureur. En second lieu, c’est parce qu’il est le premier carême qu’imposa saint Grégoire à la nation arménienne, quand il fut retire de la fosse où il avait été précipité.
Il voulut alors que ceux qui avaient été frappes d’un châtiment céleste jeûnassent cinq jours, afin de se rendre dignes par cette pénitence d’obtenir leur guérison;[45] c’est pourquoi un grand nombre de personnes jeûnent maintenant pendant ces cinq jours, selon l’usage antique. Dans la suite, on a jugé convenable d’ajouter ce jeûne à celui des Ninivites, que les Syriens et les Egyptiens observent rigoureusement. Chez nous, la raison pour laquelle on célèbre, à la fin de ce premier carême, la mémoire de saint Serge, général d’armée, c’est parce que, dans le cours de l’année, le 30 janvier est le jour où saint Serge versa son sang pour la foi de Jésus-Christ.
Voilà pourquoi on a décidé de faire sa fête le samedi de la même semaine, de même que le premier samedi du grand carême tous les chrétiens célèbrent la mémoire de saint Theodore.
Ce Serge, d’après son histoire, était un général, originaire de la Cappadoce, au temps de Constantin le Grand. Il se distingua par sa valeur dans les guerres contre les Barbares, et par sa foi ardente en Jésus-Christ. Quand Julien l’Apostat monta sur le trône, le pieux Serge se refugia en Perse, et c’est là qu’avec son fils il rendit témoignage à Jésus-Christ devant le roi Sapor, et qu’ayant eu la tête tranchée, il reçut la palme du martyre.
C’est là tout ce que j’ai à dire sur les traditions relatives à notre foi et à la discipline de notre Eglise. Lorsqu’on lira cet exposé devant Votre auguste Majesté, que votre haute sagesse ne pense pas que nos paroles ont été dictées par un esprit de fausseté ou d’adulation, comme si nous avions retrace des lignes qui ne sont pas déjà gravées dans notre cœur. Celui qui agit ainsi mérite que Dieu disperse ses ossements[46] selon la parole du prophète au sujet des hypocrites. Car le flambeau de la foi ne doit point être cache sous le boisseau, dans les ténèbres; mais il doit être place sur le chandelier de la vérité. La foi qui se cache est semblable à l’impiété, parce qu’alors il y a fraude et non vérité.
Que le Seigneur daigne fertiliser la semence de nos paroles, répandue sur le terrain fécond de vos idées, et la fasse multiplier. Cette semence ne sera point étouffée par les ronces ou privée de racines et desséchée, ou bien mangée par les oiseaux du ciel. Qu’on en recueille les fruits de paix et d’amour pour la grande œuvre que vous poursuivez, non point à la même mesure ou au double du gain qui a été confié à la terre, mais au centuple d’une triple mesure. Ainsi, et vous, et ceux qui ont cultivé ce champ spirituel, vous serez rétribués suivant la quantité de la récolte, par Notre Seigneur Jésus-Christ, auquel appartiennent la gloire et l’honneur, ainsi qu’au Père et au Saint-Esprit, maintenant, et à jamais, dans les siècles des siècles. Amen.
[1] Je n’ai malheureusement pas pu retrouver l’auteur de cette Introduction, récupérée un jour sur un site Internet que je n’avais pas répertorié.
[2] Eutychès fut condamné en 506, Sévère d’Antioche en 555 et 726, Julien d’Halicarnasse en 726. Il est très improbable que les Byzantins n’en n’aient pas été informés par saint Nersès.
[3] Saint Nersès consacre un long passage de son Exposé à ce sujet. Sur ce point, comme sur les suivants, les Byzantins ne remettent pas en cause l’orthodoxie de l’Eglise arménienne, mais exigent purement et simplement qu’elle renonce a sa tradition pour la tradition byzantine.
[4] Là encore, il est demandé à l’Eglise arménienne de renoncer à sa tradition malgré les explications de Nersès.
[5] Dans la tradition arménienne, le Trisagion est chanté avec le crucifié pour nous au Christ. La solution proposée par saint Nersès dans son Exposé, destinée à satisfaire les deux parties, est ignorée.
[6] Les explications de Nersès sur la tradition arménienne sont, encore une fois, ignorées par la partie byzantine.
[7] Curieuse exigence. Tenir le peuple dans le narthex n’a jamais correspondu à la pratique de l’Eglise arménienne. Seuls les pénitents doivent s’y tenir après la liturgie de la Parole. Du point de vue architectural, les églises arméniennes sont toujours de petite taille, et les narthex très petits. Calomnies ou cas isolé?
[8] Epître aux Ephésiens, II, 20.
[9] Saint Nersès fait allusion à une première exposition de la foi arménienne qu’il adressa, lorsqu’il n’était encore que simple évêque, au prince Alexis, gendre de l’empereur Manuel Comnène et commandant de ses armées, lorsqu’Alexis se trouvait à Mopsueste, en Cilicie, au cours de l’année 614 de l’ère arménienne (1165 de J.-C.).
[10] Saint Grégoire de Nazianze.
[11] Saint Jean, XVI, 13 et 15.
[12] I Corinth., I, 24.
[13] Par le mot « mêla » S Nersès n’entend pas que dans ce mélange une substance a été absorbée par l’autre mais il veut démontrer la pénétration d une nature à travers l’autre. Le terme mélange en grec σύμμιξις était employé par les Pères grecs avant l’hérésie d’Eutychès sans aucune crainte de fausse interprétation plus tard pour éviter tout malentendu ce mot a été remplacé par celui d’union ἔνωσις. La tradition arménienne emploie le terme mélange au sens on les Pères cappadociens et saint Cyrille d’Alexandrie l’employaient, c’est-ã-dire comme équivalent de unification, union, coalescence, entrelacement ou entremêlement, et par opposition à fusion, confusion ou embrouillement. En arménien, le terme orthodoxe de mélange est traduit et est utilisé comme équivalent d’unification ou union, tandis que le terme proscrit d’embrouillement, équivalent de confusion, est rendu par un péjoratif. Bien que le concile de Chalcédoine (451) ait rejeté le terme de mélange comme synonyme de confusion, différents théologiens byzantins l’emploieront encore dans sa signification orthodoxe jusqu’au milieu du VIIIe siècle. Mais dès le IXe siècle, les sources chalcédoniennes associeront constamment mélange et confusion, et nieront que la langue et la christologie arméniennes aient pu maintenir la distinction. C’est ainsi que les écrits du patriarche de Constantinople Photius (858-867, 877-886), lors de ses échanges avec le catholicos Zak’aria Jagec’i (855-876), traduiront en grec, dans le même sens chalcédonien de mélange-confusion, aussi bien le terme orthodoxe que le terme proscrit.
[14] Ce livre, que quelques-uns attribuent à Némésius, évêque d’Emesse, en Syrie, a toujours été regardé par les Arméniens comme étant l’ouvrage de saint Grégoire de Nysse, à partir du VIIe siècle, époque à laquelle il fut traduit en arménien par Etienne de Siounik.
[15] Allusion à la lettre du pape Léon Ier à Flavien écrite pendant le concile de Chalcédoine et où les mots l’une et l’autre se rapportant aux deux natures du Christ avaient été rendus par le traducteur arménien par le mot womn, c’est-à-dire quelqu’un ce qui avait fait croire aux Arméniens que le concile de Chalcédoine était retombé dans l’hérésie de Nestorius.
[16] Galates, V, 17.
[17] S. Matthieu, IV, 2.
[18] Ibid., XXVI, 59.
[19] S. Jean, VI, 40.
[20] Ibid., Ibid., 38.
[21] S. Grégoire de Nazianze, discours XXXVI.
[22] S. Jean, III, 13.
[23] Isaïe, LIII, 57.
[24] Psaume, XXXII, 6.
[25] C’est-à-dire l’amertume du fruit que mangèrent nos premiers parents.
[26] Isaïe, VI, 3.
[27] Genèse, XVIII, 6.
[28] Genèse, XIX, 3.
[29] S. Matthieu, IV, 4.
[30] I Corinth., X, 3 et 4.
[31] I Rois, XXI, 4.
[32] S. Matthieu, XXVI, 26.
[33] S. Matthieu, XIII, 53 et S. Luc, XIII, 21.
[34] I Corinth., V, 7 et 8.
[35] S. Matthieu, XXVI, 29.
[36] Saint Nersès ignorait sans doute qu’il existait une secte appelée les Hydroparastates.
[37] I Corinth., XI, 28 et 29.
[38] S. Luc, I, 23 et 24.
[39] S. Luc, III, 23.
[40] Dieu saint, Dieu fort, Dieu immortel, ayez pitié de nous.
[41] L’iconoclasme fut très tôt condamné par l’Eglise d’Arménie. Des le VIIe siècle, Vrt’anes K’ertol, qui tint le rôle de catholicos durant l’interrègne de 604-607, rédigeait son Traité contres les iconoclastes, énumérant les scènes christologiques à peindre sur les murs des églises, et observant que les icônes proprement dites étaient apportées de chez les Grecs. Les iconoclastes furent durement châtiés sous le catholicossat d’Abraham (607- 611), et firent encore l’objet de virulentes réfutations par le catholicos Yovhannes Awjnec’i (717-728), au moment même on Léon III l’Isaurien ordonnait dans l’empire byzantin les premières destructions d’icônes. Les images peintes font partie intégrante de la tradition de l’Eglise d’Arménie, même si l’iconographie n’est pas aussi développée que dans l’Eglise orthodoxe, la sainte Croix et le saint Evangile restant prépondérants. Les autels des églises supportent ainsi systématiquement une icône peinte et de grande dimension représentant la sainte Mère de Dieu et son Fils. Entre le VIIe et le XIIIe siècle principalement, il n’était pas rare de recouvrir les murs des églises de fresques, dont des vestiges subsistent notamment au monastère de Tathev. Les icônes proprement dites furent plus rares, généralement abritées dans les monastères. L’expression la plus florissante de l’iconographie arménienne est la miniature, illustrant les évangéliaires tenus ouverts dans les églises et offerts aux baisers des fidèles.
[42] Psaume, XXXIII, 21.
[43] S. Paul, Epître aux Philippiens, II, 9.
[44] Ibid., 2.
[45] Dans l’exposé de la foi arménienne adressé au prince Alexis, saint Nersès explique ainsi l’origine de ce jeûne de cinq jours: « Lorsque saint Grégoire, notre Illuminateur, sortit du souterrain de Khor-Virab, et que se rassemblèrent devant lui le roi d’Arménie Tiridate, qui, par un châtiment de Dieu, avait été changé en sanglier, ainsi que tous les grands du royaume et les troupes tourmentés de l’esprit malin, il leur prescrivit à tous un jeûne de cinq jours, et une abstinence absolue de nourriture pendant ce temps, à l’exemple des Ninivites. Par cette pénitence, il opéra leur guérison. Ce jeûne qui, pour ce motif, fut établi autrefois par saint Grégoire, devint une institution qu’il prescrivit d’observer d’année en année dans l’Eglise d’Arménie, afin que ses compatriotes n’oubliassent pas les bienfaits du Seigneur. On jugea convenable de joindre ce jeûne, auquel les Arméniens étaient redevables de leur salut, à celui des Ninivites, par lequel ceux-ci avaient été préservés des menaces de mort, et que pratiquent encore aujourd’hui les Syriens et les Egyptiens. »
Voir Discours et lettres de S. Nersès, édition de Saint Pétersbourg, in 4°, 1788, p. 99. Cf. la traduction latine des Œuvres de saint Nersès, S. Nersetis Clajensis, Opera studio et labore, J Cappelletti presbyteri Veneti, Venetiis typis, PP Mechitaristarum in insula S Lazari, t. I, p 195 ; 1833 ; in 8°. Cf. aussi sur l’origine du jeûne appelé aradchavork, Agathange, Histoire de la prédication de S Grégoire et de la conversion de l Arménie au christianisme, p 323 ; Zénob de Klag, Histoire du pays de Darôn, p 44 ; ainsi que l’Histoire universelle encore inédite d Etienne Açoghig, liv. II, ch. i.
[46] Ezéchiel, VI, 5.