Muntaner

RAMON MUNTANER

 

CHRONIQUE : CI à CXX

LXXXI à C - CXX à CXLI

Oeuvre numérisée  par Marc Szwajcer

 

 

 

 

CHRONIQUE DU TRÈS MAGNIFIQUE SEIGNEUR

RAMON MUNTANER

 

CHAPITRE CI

Comment le seigneur roi En pierre, après le départ de la reine et des infants, avait résolu de ne point quitter Barcelone qu'il n'eût reçu de leurs nouvelles, lesquelles lui étaient arrivées promptement,

Lorsque madame la reine et les infants eurent mis à la voile de Barcelone, le seigneur roi de Majorque demeura huit jours avec le seigneur roi d'Aragon, aussi bien que tous les riches hommes et barons; après quoi le seigneur roi de Majorque prit congé du seigneur roi d'Aragon et s'en retourna à Perpignan, avec le comte d'Ampurias et En Dalmau de Rocaberti, qui sont ses voisins. Ensuite partirent tous les riches hommes de Catalogne et d'Aragon. Mais le seigneur roi resta à Barcelone, parce qu'il avait à cœur de ne point s'éloigner qu'il n'eût reçu des nouvelles de madame la reine et des infants. Et il le fit ainsi. Je vous ai dit plus haut comment il reçut des nouvelles par les deux lins armés; aussitôt il en écrivit au seigneur roi de Majorque et à tous ses riches hommes et aux cités et royaumes, afin qu'ils fissent des processions et rendissent grâces à Dieu.

CHAPITRE CII

De l’entrevue du seigneur roi d'Aragon avec le roi de Castille don Sanche, où le seigneur roi d'Aragon voulut connaître les intentions du roi don Sanche, qui furent de le seconder contre qui que ce fût au monde.

Ayant reçu ces bonnes nouvelles, le roi parcourut ses royaumes et alla visiter le roi de Castille son neveu, qui, sachant qu'il se trouvait en Aragon, lui avait fait dire le désir qu'il avait de le voir. Il y consentit; ils se virent à Farisa, et là ils se fêtèrent grandement l'un l'autre, et le roi de Castille surtout montra bien de la joie de voir son oncle.

Après les fêtes, le seigneur roi d'Aragon le prit en particulier dans une chambre et lui dit: Mon neveu, vous avez appris, je pense, comment l'Eglise a, contre toute raison, rendu sentence contre nous.[1] Et cela est arrivé parce que le pape est Français, et vous pensez bien qu'étant de la même nation que le roi Charles il lui donne toute aide et toute faveur; vous pouvez vous en convaincre dès ce moment, puisque, avant de nous avoir cité, il nous a déjà condamné. D'un autre côté, le roi de France, notre beau frère, lié avec nous par de forts engagements, a cependant promis aide et appui au roi Charles, son oncle. Il avait déjà d'ailleurs bien fait voir ce qu'il avait dans l'âme, en accompagnant contre nous le roi Charles à Bordeaux, suivi de douze mille cavaliers armés. Je tiens donc pour certain que je vais avoir à soutenir une guerre et contre l'Eglise et contre la France, et je désire savoir de vous-même en quelles intentions vous êtes à cet égard. »

Le roi de Castille lui répondit: « Mon oncle, tout ce que vous venez de me dire, je le savais déjà comme une chose certaine, et c'est une des causes qui m'ont fait vous demander cette entrevue. Je n'ignore pas que vous avez envoyé des messagers, et je crois bien qu'ils vous apporteront des nouvelles de guerre. Pour moi seigneur et oncle, je vous promets, en vertu de nos engagements réciproques, engagements que je vous confirme même aujourd'hui avec serment et hommage de bouche et des mains, que je ne vous faudrai ni de ma personne ni de toutes mes terres, et que vous m'aurez en aide de tout mon pouvoir contre qui que ce soit au monde. Aussitôt que vos envoyés seront de retour, faites-moi connaître les nouvelles qu'ils vous apporteront; et si c'est la guerre qu'ils vous apportent, nous nous disposerons à la guerre. Il me semble qu'en réunissant vos forces et les nôtres, celles du roi de Majorque et du roi de Portugal, nous pouvons bien nous défendre contre eux; et je pense même que, si nous conduisons la guerre avec vigueur, nous pourrons recouvrer promptement la Navarre,[2] et même aller au-delà. Ainsi, seigneur et oncle, ayez bon espoir et soyez joyeux et content. »

Et certes il disait vérité; car si ces quatre rois d'Espagne qu'il désignait, et qui sont même chair et même sang, étaient bien unis, ils n'auraient à craindre aucune autre puissance sur la terre.

En entendant ainsi parler son neveu le roi de Castille, le seigneur roi d'Aragon se leva, le baisa plus de dix fois, et lui dit: « Mon neveu, je n'attendais pas moins de vous. Je suis très satisfait, et je vous rends mille grâces de la bonne offre que vous me faites, et j'ai foi en vous que vous le ferez comme vous le dites. "

Après cet entretien, ils se séparèrent et prirent congé l'un de l'autre, aussi affectueusement que père et fils peuvent le faire. Le roi de Castille retourna dans son royaume, et le roi d'Aragon en fit autant. Il ne voulut rien faire de nouveau avant le retour des messagers qu'il avait envoyés au pape et au roi de France. Laissons là le roi d'Aragon, et parlons du roi de France, du roi Charles et du cardinal.

CHAPITRE CIII

Comment le roi de France et le roi Charles décidèrent d’envoyer monseigneur Charlot, le plus jeune fils du roi de France, avec le cardinal, vers le pape, pour qu'il lui fit don du royaume d'Aragon; ce que le pape Martin, né Français, lui accorda.

Lorsque les fêtes qu'on faisait à Toulouse pour le roi de France et pour le roi Charles furent terminées, ils se réunirent avec le cardinal, avec monseigneur Philippe et avec monseigneur Charles, tous les deux fils du roi de France, pour voir ce qu'ils auraient à faire. Il fut décidé que le roi Charles se rendrait avec le cardinal auprès du pape, et qu'ils amèneraient avec eux le plus jeune fils du roi de France, nommé Charles, afin que le pape fit don à celui-ci du royaume d'Aragon et lui en posât la couronne sur la tête. Ainsi fut-il fait; ce qui fut fort pénible à monseigneur En Philippe, son frère, qui était plus attaché au roi d'Aragon, son oncle, qu'à homme du monde, après son père; mais quant à monseigneur Charles, il n'avait, en aucun temps, porté nulle affection à la maison d'Aragon.

Le roi de France retourna à Paris, et le roi Charles et le cardinal, emmenant avec eux monseigneur Charlot, s'en allèrent à Rome trouver le pape. Aussitôt leur arrivée, le pape donna le royaume d'Aragon à monseigneur Charlot et lui en mit la couronne sur la tête; on tint cour plénière et on fit de grandes réjouissances. On peut citer à ce propos ce dicton de Catalogne; quand quelqu'un dit: « Je voudrais bien que ce lieu fût à vous; » l'autre répond: « Il paraît qu'il ne vous coûte pas beaucoup. » Et ainsi le peut-on dire du pape: qu'il paraissait bien que le royaume d'Aragon ne lui coûtait pas cher, puisqu'il en faisait si bon marché. Et ce fut bien de toutes les donations la donation faite pour le plus grand malheur des chrétiens.

Quand tout cela fut fait, monseigneur Charlot retourna en France avec son père, et le cardinal les accompagna, et le roi de France fit grande fête pour leur arrivée; ce que ne fit pas monseigneur Philippe, qui dit: « Qu'est-ce, mon frère? On prétend que vous vous faites appeler roi d'Aragon? — Cela est vrai, répondit Charles, je suis en effet roi d'Aragon. » Et Philippe lui répondit: « Sur ma foi! Mon frère, vous êtes roi du chapeau de la façon du cardinal. »

Quant au royaume d'Aragon, jamais vous n'en aurez un seul point; car notre oncle le roi d'Aragon en est roi et seigneur; et il est plus digne de l'être que vous, et il le défendra contre vous de telle sorte que vous pourrez bien apprendre que vous n'avez hérité que du vent.

Ces deux frères eurent là-dessus de grandes altercations, et la chose eût été poussée bien plus loin si ce n'eût été de leur père le roi de France qui les sépara. Les fêtes écoulées, le cardinal dit au roi de France, de la part du pape, qu'il eût à se disposer à marcher en personne contre le roi d'Aragon, pour mettre en possession de ce royaume son fils, qui en avait été couronné roi. Et le roi de France lui répondit: « Faites-nous apporter de l'argent, cardinal, et faites prêcher de tous côtés la croisade; et laissez-nous le soin du reste. Nous saurons bien nous pourvoir de marins et de troupes de terre; nous ferons construire cent cinquante galères; nous aurons soin de préparer tout ce qui est nécessaire à cette expédition, et nous vous promettons, foi de roi! Que, de ce mois d'avril en un an, nous serons entrés sur les terres du roi d'Aragon avec toutes nos forces. »

Là-dessus, le cardinal et Charlot, roi du chapeau, furent très joyeux et satisfaits de ce qu'avait dit le roi de France. Il en fut de même du roi Charles, qui était resté auprès du pape, et pourchassait de toutes parts pour se procurer de la cavalerie et d'autres troupes avec lesquelles il pût se rendre à Naples et de là se porter contre la Sicile. Laissons-les là, à faire de tous côtés leurs efforts, et parlons des messagers que le roi d'Aragon avait envoyés au pape et au roi de France.

CHAPITRE CIV

Comment les messagers du seigneur roi d'Aragon furent mal accueillis par le Père apostolique; et de la dure réponse qu'ils eurent de lui et du roi de France.

Les messagers du roi d'Aragon, étant partis de Barcelone, allèrent tant par leurs journées qu'ils arrivèrent auprès du pape. Assurément vous avez vu dans d'autres temps des envoyés du roi d'Aragon mieux reçus que ne le furent ceux ci à la cour du pape; toutefois ils s'en soucièrent peu, et se présentèrent devant le pape et mi dirent: « Saint-Père, le soigneur roi d'Aragon vous salue, vous et votre collège, et il se recommande à votre grâce. »

Le pape et les cardinaux se turent, sans daigner faire aucune réponse. Les messagers, voyant qu'on ne répondait point à leur salutation, reprirent ainsi: « Saint-Père, le seigneur roi d'Aragon vous fait dire par nous qu'il s'émerveille grandement que Votre Sainteté ait donné sentence contre lui, et que vous vous soyez si fortement avancé contre lui et son royaume sans avoir fait préalablement la moindre citation; c'est vraiment là une chose merveilleuse. Et il est tout prêt, Saint Père, à se soumettre à votre pouvoir et à celui des cardinaux, en s'engageant à faire droit au roi Charles et à tout autre qui aura quelque réclamation à faire contre lui; et il est prêt à le signer et à le faire signer par cinq ou six rois chrétiens, qui se porteront garants envers votre cour et Votre Sainteté qu'il fera droit à toutes les justes réclamations qui lui seront faites par le roi Charles et par tout autre. Ainsi donc il requiert et supplie Votre Sainteté et tous les cardinaux d'être ouï dans son droit, et que vous révoquiez la sentence portée contre lui, sentence qui, sauf votre honneur, est comme non avenue. Si, par aventure, il ne se conformait pas à l'engagement qu'il offre de prendre, alors, en qualité de Saint-Père, vous serez autorisé à procéder contre lui; et certes ce n'est pas lui qui se déroberait à ses engagements; et la sainte Eglise ne saurait dire qu'il l'ait jamais fait. »

Les messagers se turent à cette parole, et le pape répondit: « Nous avons bien entendu ce que vous venez de dire, et nous vous répondons que nous ne reculerons en rien dans ce que nous avons fait; car, dans tout ce que nous avons décidé contre lui, nous avons procédé avec justice et avec raison. » Et là-dessus il se tut.

L'un des messagers, qui était chevalier, se leva alors et dit: « Saint-Père, je m'émerveille grandement de la dure réponse que vous nous faites. On voit bien que vous êtes de la même nation que le roi Charles, et que ses paroles sont écoutées, approuvées et soutenues bien différemment de celles du roi d'Aragon, qui, sans aide ni secours de l'Eglise, a plus fait pour l'agrandissement de la sainte Eglise que depuis cent ans ne l'avaient fait tous les rois du monde. Et il lui aurait conquis bien davantage encore, si ces mêmes indulgences que vous donnez contre lui vous les eussiez accordées à ceux qui lui seraient venus en aide dans la Barbarie. Et c'est la dure réponse que vous lui fîtes alors qui le décida à en partir, ce qui a été un grand dommage pour la chrétienté. Ainsi donc, Saint-Père, pour l'amour de Dieu, adoucissez la réponse que vous nous donnez. »

Le pape répliqua: « Voici notre réponse; c'est que nous ne changerons rien à ce qui est dit. »

Là-dessus les envoyés se levèrent tous en semble et dirent: « Saint-Père, voici des lettres d'où il constate que nous avons pouvoir de signer, au nom du seigneur roi d'Aragon, tout ce que nous avons dit. Nous vous prions donc qu'il vous plaise de prendre son engagement signé. — Nous n'en prendrons rien, répondit le pape. »

Aussitôt les quatre envoyés se pourvurent d'un notaire et dirent: « Saint-Père, ainsi donc, puisque telle est votre réponse, au nom du seigneur roi d'Aragon, nous faisons appel de votre sentence au vrai Dieu notre Seigneur, qui est notre seigneur à tous, ainsi qu'au bienheureux saint Pierre; et nous requérons ce notaire ici présent de dresser acte de cet appel. »

Le notaire se leva, reçut la déclaration d'appel et en dressa un acte authentique. « Saint-Père, ajoutèrent les envoyés, nous persistons encore au nom du roi d'Aragon, et puisque nous ne pouvons attendre de vous aucune merci, nous vous déclarons que tout le mal que lui ou les siens pourront commettre en sa défense, doit retomber sur votre âme et sur l'âme de tous ceux qui vous ont donné un tel conseil; et que l'âme du roi d'Aragon et de tous les siens n'en souffriront aucunement; car Dieu sait bien que rien de ce qui s'y fera ne pourra être imputé à faute à lui ou à ses gens. Notaire, rédigez-nous un autre acte de cette déclaration. » Et ainsi le fit-il sur-le-champ en leur présence.

Le pape répliqua: « Nous avons sévi justement contre votre roi. Et sachez comme chose certaine, que celui qui ne le croit pas est interdit et excommunié; car chacun sait, ou doit savoir, que de la cour du pape ne sortit jamais une seule sentence qui ne fût juste. Il est donc de toute vérité que celle ci aussi est parfaitement juste; et ne le fût-elle pas, nous n'y changerions rien; ainsi, retirez-vous. »

Les envoyés s'éloignèrent du pape fort mécontents et retournèrent en Catalogne au seigneur roi, et lui rendirent compte de tout ce qui leur avait été dit aussi bien que de ce qu'ils avaient dit et fait eux-mêmes. Le seigneur roi levant les yeux au ciel, s'écria: « Seigneur Dieu le père, je me recommande entre vos mains moi et mes peuples, et je me soumets à votre jugement. »

Que vous dirai-je? Si les messagers envoyés auprès du pape rapportèrent de mauvaises réponses, ceux qui avaient été auprès du roi de France en reçurent de tout aussi mauvaises, et protestèrent pareillement. Et quand ils se furent présentés devant le roi et lui eurent fait le rapport de leur mission, il répondit: « Maintenant, qu'il arrive ce qu'il pourra; pourvu que Dieu soit avec nous, nous n'avons rien à craindre de leur puissance. »

Je ne veux plus vous parler de ces messages; j'aurais trop à faire si je voulais vous raconter tous ces détails; il me suffit de vous en avoir dit le sommaire et la substance. Je reviens donc à l'amiral En Roger de Renier

CHAPITRE CV

Comment l'amiral En Roger de Renier déconfit trente-six galères et en battit et prit vingt-cinq qui étaient sorties de Naples avec huit comtes et six autres seigneurs bannerets, dans l'intention de débarquer à Cefallu.

Vous avez vu comment l’amiral En Roger de Renier, après s'être rendu maître de Lipari, avait envoyé deux lins armés et deux barques armées, pour avoir nouvelle de ce qui se passait. A peu de jours de là ces bâtiments revinrent chacun en particulier, et annoncèrent: que trente-six galères étaient sorties de Naples avec un grand nombre de comtes et de barons; qu'elles remorquaient un si grand nombre de barques, qu'on y comptait bien au-delà de trois cents chevaux; et qu'une nombreuse cavalerie venait les rejoindre parterre jusqu'à Amantea. Cette cavalerie allait se faire débarquer à Cefallu, à cause du château de ce nom, un des forts châteaux de Sicile, et qui tenait encore pour le roi Charles; mais la cité, qui est bâtie au pied de la montagne, ne tenait pas pour lui, et ils venaient pour s'emparer de la cité de Cefallu et mettre des forces dans le château. Après avoir débarqué la cavalerie, ils devaient retourner à Amantea et renouveler leurs voyages jusqu'à ce qu'ils eussent tout transporté. Certainement ils eussent fait ainsi si Dieu n'y eût mis ordre, et en bonne foi ils furent bien près de causer de grands dommages à la Sicile.

L'amiral En Roger n'eut pas été plus tôt instruit de cette nouvelle, qu'il fit sonner les trompettes et réunit tous ses gens à la poupe des galères. Là il leur raconta tout ce qu'il avait appris, les harangua et leur dit beaucoup de belles paroles, et, entre autres choses: « Barons, vous avez appris que madame la reine d'Aragon était arrivée en Sicile et avait amené avec elle les infants En Jacques et En Frédéric, ce dont nous devons tous avoir grande joie et grande allégresse. Il faut donc faire en sorte qu'avec l'aide de Dieu nous nous emparions de ces galères et de ces gens qui s'en viennent pleins d'un tel orgueil. Chacun peut s'imaginer que là où sont huit comtes et six autres seigneurs bannerets, là doit se trouver orgueil et aussi puissance. Il faut donc aujourd'hui redoubler aussi de courage; car, sur ma foi! Il y aura grand honneur pour nous tous à nous battre avec gens si valeureux. » Tous à ces mots s'écrièrent: « Allons, allons! Le jour nous semble une année, jusqu'à ce que nous soyons aux prises avec eux. »

La trompette sonna aussitôt et tous s'embarquèrent, allèrent à la bonne heure et firent route vers Stromboli, et de Stromboli s'abritèrent dans une cale de la Calabre, et arrivèrent en droiture à Amantea; de Stromboli ils se dirigèrent vers Scimoflet,[3] puis à Sentonnocent,[4] à Cetraro, à Caustrecuch[5] et à Maratea. Lorsqu'ils furent à la hauteur de la cité de Policastro, ils aperçurent du cap Palinure la flotte des comtes. A peine l'eurent-ils aperçue qu'ils s'écrièrent tous: « Aur! Aur! » Ils se formèrent en bel ordre de bataille et marchèrent sur leurs ennemis. En voyant arriver la flotte de l'amiral En Roger, enseignes déployées, les comtes, soyez-en sûrs, en éprouvaient une grande joie; mais s'ils en ressentaient un grand plaisir, les chiourmes des galères n'en avaient pas autant. Il leur fallut cependant manœuvrer comme des forçats, car ils n'osaient désobéir aux ordres qu'il plaisait aux comtes et aux autres barons de leur donner. Ainsi tout prêts à combattre, ils se portèrent en avant; et si jamais on vit gens attaquer avec vigueur, ce fut bien eux. Au milieu de la mêlée, il fallait voir les coups tomber partout, et manœuvrer les arbalétriers catalans enrégimentés; et croyez bien qu'il n'y avait aucun de leurs traits qui portât à faux. Que vous dirai-je? C’est une rude entreprise de vouloir lutter contre le pouvoir de Dieu, et Dieu était avec l'amiral et avec les Catalans et Latins qui l'accompagnaient. Rien n'y valut, haut parage ni éclat; les Catalans y déployèrent une telle vigueur que les galères des comtes furent vaincues. Celles seules qui purent se dégager de la mêlée se sauvèrent. Il y eut onze galères qui purent s'échapper; mais si maltraitées qu'elles n'avaient lieu ni loisir de crier Laus Domino, et qu'elles ne songèrent qu'à la fuite. L'amiral les voyant s'éloigner détacha six de ses galères à leur poursuite, et elles les suivirent jusqu'au château de Pisciotta. Là elles s'échouèrent, mais il se trouva tant de chevaliers à cet endroit de la côte qu'on ne put en prendre aucune; autant valut toutefois, car ces chevaliers, dont les seigneurs étaient sur les galères, s'écrièrent en les voyant: « Ah! Traîtres, comment avez-vous pu abandonner de si honorables chevetains que ceux qui se trouvaient sur les galères? », et en disant cela ils les exterminèrent tous.

L'amiral, avec ses galères, redoubla d'efforts, et tous s'écrièrent: « Aragon! Aragon! À l'abordage! À l'abordage! » Et ils s'élancèrent sur les galères. Tous ceux qui furent trouvés sur les ponts furent mis à mort, à l'exception des comtes et des barons qui avaient échappé vivants du combat et qui se rendirent à l'amiral. Ainsi l'amiral fit prisonniers les comtes, barons et autres gens des vingt-cinq galères qui n'avaient pas été tués, et s'empara des galères et de tout ce qu'elles contenaient; et il envoya ensuite vers les barques qui transportaient les chevaux. On les prit toutes et il n'en échappa peut-être pas dix; et ces dix s'étaient échappées au moment le plus chaud de l'action et s'étaient réfugiées au château de Pisciotta. L'amiral fut très satisfait de s'être ainsi rendu maître des vingt-cinq galères qui étaient restées, ainsi que des barques et lins, et de plus de tous les comtes et barons, à l'exception du comte de Montfort, d'un frère de ce comte, et de doux de ses cousins germains qui se laissèrent tailler en pièces plutôt que de consentir à se rendre. Ils firent bien en cela, car ils savaient trop qu'aussi bien n'auraient-ils pu échapper, et qu'ils auraient très certainement perdu la tête s'ils eussent été pris vivants. Mais tous les autres comtes et barons se rendirent à l'amiral.

Après ce succès l'amiral fit route vers Messine, d'où il envoya sans délai un lin armé en Catalogne au seigneur roi, et un autre en Sicile à madame la reine et aux seigneurs infants. Si la joie fut vive en l'un et l'autre lieu, c'est ce que vous n'avez pas besoin de me demander, car chacun de vous peut bien l'imaginer. Vous pouvez vous imaginer aussi combien eurent de profit tous les gens de la flotte du roi d'Aragon, ils gagnèrent tous tellement, du plus grand au plus petit, que ce serait une grande affaire de le dire. L'amiral laissa à chacun tout le pourchas qu'il avait pu faire, et c'était par de semblables concessions qu'il doublait leur courage. Il imita en cela ce que le roi avait fait pour les dix galères de Sarrasins qu'En Corral Llança avait déconfites, ainsi que vous l'avez précédemment entendu. Ainsi donc, tout amiral, chef ou commandant d'hommes d'armes, doit faire tous ses efforts pour tenir toujours en joie et en richesse tous ceux qui sont avec lui. En leur enlevant le gain qu'ils peuvent faire, on leur enlève le courage, et à l'occasion cela se retrouve. Bien des chefs se sont perdus, d'autres se perdront encore, faute de largesse et de générosité, tandis que ceux qui ont ces qualités leur ont dû souvent leurs victoires et leurs honneurs.

Remplis de joie, comme vous venez de l'apprendre, ils arrivèrent à Messine; et si jamais on fit fête, ce fut là, car jamais fête plus grande ne se donna dans ce monde. Les seigneurs infants En Jacques et En Frédéric sortirent à cheval, et se rendirent avec beaucoup de personnes de distinction à la Fontaine d’Or, et toute la ville de Messine y accourut. Lorsque l'amiral aperçut les infants, il monta sur une barque qui le porta à terre. Il s'approcha du seigneur infant En Jacques et lui baisa la main; mais le seigneur infant le baisa sur la bouche. Il en fut de même du seigneur infant En Frédéric. L'amiral dit au seigneur infant En Jacques: « Seigneur, quels ordres avez-vous à me donner? — Retournez à bord de vos galères, faites vos réjouissances, allez ensuite saluer le palais, puis allez faire votre révérence à madame la reine; et ensuite nous nous entendrons avec vous et avec notre conseil sur ce que vous aurez à faire.

L'amiral retourna donc aux galères et fit célébrer ses fêtes. Toutes les galères, barques et lins dont on s'était emparé furent tirées poupe en avant et enseignes traînantes. Quand on fut devant la douane, on poussa de grands cris de Laus Domino, et tout Messine répondit à ces cris, de telle manière qu'il semblait que le ciel et la terre allaient s'abîmer. Après cela l'amiral descendit à la douane, entra au palais, alla faire sa révérence à madame la reine, baisa trois fois la terre devant elle, avant de s'approcher, et puis lui baisa la main.

Madame la reine le reçut avec joie et avec la meilleure chère du monde; et comme il était allé faire sa révérence à madame la reine, il alla aussi faire sa révérence à dame Bella sa mère; et sa mère, en pleurant de bonheur, le baisa à plus de dix reprises. Elle le pressait si étroitement qu'on ne pouvait l'arracher de ses bras. Enfin la reine se leva et alla les séparer; après quoi l'amiral, avec la permission de madame la reine et de dame Bella sa mère, se rendit dans son logement, où on lui fit de belles fêtes. Il fit placer les comtes et les barons au château de Matagrifon,[6] et les fit bien enferrer de bons grésillons,[7] et y ordonna de sûrs gardes; quant aux chevaux, au nombre de trois cents, il les fit remettre à l'infant En Jacques, pour qu'il en disposât ainsi que bon lui semblerait. Mais au lieu de les envoyer dans ses écuries, le seigneur infant En Jacques en donna trente à l'amiral, et distribua les autres aux comtes, barons, chevaliers et notables citoyens, sans en garder un seul pour son usage, à l'exception de quatre beaux palefrois qui s'y trouvaient et dont il fit présent à son frère l'infant En Frédéric.

Tout cela fait, le seigneur infant En Jacques réunit son conseil au palais. L'amiral y fut appelé, ainsi que toutes les autres personnes qui composaient le conseil. Et quand tous furent réunis, madame la reine envoya dire au seigneur infant En Jacques de se rendre avec son conseil en sa présence; et tous s'y rendirent. Et quand ils furent devant la reine, elle lui dit: « Mon fils, je vous prie, pour l'amour de Dieu, avant que vous preniez aucun parti sur les prisonniers, de faire mettre en liberté tout ce qui s'y trouve de la principauté, ou de la Calabre, ou de la Fouille, ou des Abruzzes, et de les renvoyer chacun chez eux, ainsi que l'a fait le seigneur roi votre père pour ceux qui avaient été pris à Catona et à la déconfiture des galères de Nicotera; car, croyez-le bien, mon fils, votre père, vous et moi, nous pouvons être assurés qu'aucun d'eux ne marchera volontairement contre nous; et s'ils le font, c'est qu'ils y sont forcés, n'ignorant pas qu'ils sont nos sujets. Et si on pouvait ouvrir le cœur de chacun d'entre eux, on y trouverait certainement écrit le nom de notre aïeul l'empereur Frédéric, celui de notre père le roi Manfred, le nôtre et celui de vous tous; ce serait donc un péché que de faire périr ces gens-là quand ils tombent en notre pouvoir. — Madame, lui répondit l'infant, il sera fait ainsi que vous commandez. Et aussitôt, en présence de la reine, le seigneur infant En Jacques donna ordre à l'amiral de le faire ainsi, et l'amiral répondit que leurs ordres seraient exécutés.

Je n'ai pas besoin d'ajouter autre chose, sinon qu'on se conforma exactement aux mesures prises à l'égard des autres par le seigneur roi; et le grand renom et le grand los de la bonté et de la piété de madame la reine s'en répandit par tout le pays et par tout le monde.

Cette demande ainsi octroyée, le seigneur infant et son conseil allèrent tenir leur délibération dans la salle accoutumée pour tous les conseils, et il fut arrêté qu'en ce qui concernait les comtes, barons ou chevaliers, on ne déciderait rien sans l'assentiment du seigneur roi d'Aragon; et qu'on armerait sans délai une galère sur laquelle on expédierait au seigneur roi en Catalogne des messagers qui lui porteraient le nom de tous les prisonniers; puis le seigneur roi en déciderait ce que bon lui semblerait. Ainsi qu'il fut convenu, ainsi fut-il exécuté; la galère fut armée et expédiée de Messine. Je cesserai de vous parler ici de la galère, et vous entretiendrai d'un autre fait qui ne doit pas être passé sous silence.

CHAPITRE CVI

Comment messire Augustin D'Availles, Français, alla avec vingt galères du prince de Matagrifon à Agosta, laquelle il prit et saccagea; et comment le commandant de ces vingt galères s'enfuit à Brindes, par la grande peur qu'il eût d'En Roger de Loria.

Il est vérité que, pendant que cette flotte des comtes était ainsi traitée à Naples, un riche homme nommé messire Augustin D'Availles, qui était Français et fort puissant, conçut le dessein de faire à lui seul quelque coup d'éclat qui tournât à l'honneur de lui et des siens, et qui pût être agréable au roi Charles, en faveur de qui il était parti de France. Il se présenta au prince et lui dit: Prince, je sais que vous avez à Brindes vingt galères ouvertes en poupe. Veuillez les faire armer; et quand toutes seront prêtes, faites courir le bruit que vous voulez m'envoyer en Morée avec de la cavalerie, et mettez-y du monde, de gré ou de force; et moi, avec trois cents hommes à cheval, tous de mon pays et de mes parents, je monterai avec de bons chevaliers sur les galères; vous me ferez conduire en Sicile, à Agosta,[8] où se trouve un bon port et un bon et beau château que j'ai tenu pour votre père. Le roi d'Aragon ne songe point à le faire garder et la ville a de mauvaises murailles. J'y serai bientôt entré avec les chiourmes des galères; et ainsi nous attaquerons la Sicile d'un côté tandis que le comte de Brienne, le comte de Monfort et les autres comtes qui sont allés à Cefallu l'attaqueront d'un autre: de cette manière nous mettrons toute l'île à feu et à sang et nous réconforterons tous les châteaux qui tiennent encore pour vous. Tandis qu'En Roger de Loua est hors de Sicile nous pourrons faire en toute sûreté cette expédition que j'ai conçue. »

Que vous dirai-je? Le prince, qui connaissait messire Augustin D'Availles pour un excellent chevalier et un homme très expérimenté, crut ce qu'il lui disait et lui octroya sa demande; et, ainsi qu'il l'avait conçu, ainsi l'exécuta-t-il.

Tandis que l'amiral était à Lipari tout fut disposé; ils partirent de Brindes, arrivèrent à la ville d'Agosta, l'attaquèrent, la prirent et la saccagèrent. Quand ils eurent pris terre ils demandèrent dans quel état se trouvait l'île de Sicile; et quelques hommes qu'ils avaient pris à Agosta le dirent au capitaine des galères qui faisait cette question et qui était de Brindes; mais les Français arrivaient avec un tel orgueil qu'ils ne se souciaient de prendre aucune information et ne songeaient qu'à brûler et à détruire la ville. Le commandant des galères toutefois, qui avait toujours la terreur panique d'En Roger de Loria empreinte au fond du cœur, demanda tout secrètement des nouvelles, et ceux qu'il interrogea lui répondirent: « Seigneur, soyez certain qu'il y a aujourd'hui trois jours que l'amiral est venu à Messine. » Et ils lui racontèrent toute l'affaire. Aussitôt le capitaine des galères alla trouver messire Augustin D'Availles et lui dit: « Messire Augustin, si vous le trouvez bon, cette nuit, avec les galères, j'irai en Calabre et je prendrai la troupe que je trouverai sur la plage de Pentedattile et que le prince vous aura envoyée; ainsi vous serez mieux secondé; car moi ici avec les galères je ne vous serais d'aucune utilité. » Les Français sont des gens qui ne connaissent rien aux affaires de mer, et croient tout ce qu'on veut bien leur dire là-dessus. Aussi messire Augustin lui répondit-il, qu'il pouvait s'en aller à la bonne aventure, mais qu'il eût à être promptement de retour. Je n'ai plus besoin de m'arrêter à vous parler de son départ; car si messire Augustin parlait à l'aventure, ce n'était pas à un paresseux qu'il parlait. Cependant messire Augustin D'Availles fit fort bien de lui donner autorisation départir, car s'il ne la lui eût pas donnée, le capitaine n'en serait pas moins parti cette nuit même, sachant bien, puisque les choses se passaient comme on le lui avait raconté, qu'ils étaient venus à la male heure. Il débarqua donc toutes les provisions et tout ce qui appartenait aux chevaliers, et pendant la nuit il mit en mer. N'allez pas croire qu'il se souciât d'aborder à la plage de Pentedattile, mais il regagna rapidement[9] la haute mer, fit voile vers le cap délie Colonne et ne s'arrêta que quand il fut arrivé à Brindes. Là il laissa les galères devant l'arsenal; chacun alla où bon lui sembla; et s'il y en a encore quelques-uns vivants, soyez sûr qu'ils fuient encore.

Laissons-les à présent qu'ils ont mis les galères en lieu bon et sûr, et revenons au seigneur infant En Jacques et à l'amiral En Roger de Loria.

CHAPITRE CVII

Comment messire Augustin d'Availles fut pris, après avoir été vaincu par le seigneur infant En Jacques.

Dès que le seigneur infant et l'amiral eurent appris que messire A. D'Availles avait ravagé et brûlé Agosta, le seigneur infant En Jacques fit sortir sa bannière avec bien sept cents hommes à cheval et trois mille Agathe et un bon nombre de gens à pied de Messine, et il marcha en droite ligne sur Agosta. L'amiral fit monter tout son monde sur les galères; et il n'était pas besoin de les prier beaucoup ni de les forcer, car ils s'embarquaient en toute hâte à qui mieux mieux avec joie et satisfaction. Aussitôt qu'ils furent embarqués, ils allèrent au port d'Agosta et se hâtèrent de monter à la ville sans attendre l'infant; et il fallait voir les beaux faits d'armes qui se faisaient parmi les rues! Que vous dirai-je? Il y avait tel coup de dard lancé de la main d'un almogavare qui perçait d'outre en outre homme et cheval, à travers les armures, à travers tout. Et il n'est pas douteux que l'amiral ne les eût tous mis en déroute et tués ce jour même; mais il était nuit au moment où l'affaire s'engagea, et ils furent obligés d'abandonner cette joute. A la pointe du jour le seigneur infant arriva avec son ost devant le château; les assiégés montèrent en telle hâte dans le château qu'ils ne purent y introduire ni avoine, ni vivres, même pour trois jours; aussi se regardèrent-ils comme perdus. Là-dessus le seigneur infant commanda l'attaque; et si jamais on vit attaquer vigoureusement force contre force, ce fut bien là. Le château est d'ailleurs le plus fort que je connaisse en plaine. A la vérité on ne peut le regarder comme tout à fait en plaine, car il est sur une côte fort élevée des deux côtés au-dessus de la mer; d'un côté au-dessus de la mer qui forme son port, de l'autre au-dessus de la mer de Grèce;[10] et ainsi on ne pouvait assurément le prendre avec l'écu et la lance. Aussi le seigneur infant En Jacques fit-il dès le lendemain dresser deux trébuchets qu'on sortit des galères. Messire A. D'Availles se voyant dans cette dangereuse position se tint pour complètement déconfit, ayant déjà perdu plus de cent chevaliers et un grand nombre de gens de pied, et n'ayant plus de provisions. Il envoya donc deux chevaliers au seigneur infant pour implorer sa merci et le prier de le laisser sortir et de le faire transporter en Calabre, s'engageant à ne jamais prendre les armes contre lui.

Le seigneur infant, mû d'une honnête compassion, de l'amour de Dieu et de pure gentillesse, répondit qu'il le laisserait volontiers aller de sa personne, et sous la condition de lui faire en tout temps tout le mal que ledit Augustin pourrait; mais que quant à chevaux, harnois, ni rien qui fût au monde, qu'il se tînt pour bien certain qu'à l'exception de leurs vêtements, ils n'en emporteraient rien. En entendant ce que les messagers lui rapportèrent de la réponse de l'infant, messire Augustin leur demanda si personne ne l'avait conseillé. Ils répondirent que non, mais qu'il avait répondu ainsi sans se consulter avec personne: « Ah! Dieu! s'écria messire Augustin, quel péché n'est-ce pas, avec une telle maison et avec de si bons et de si loyaux chevaliers, de vouloir pourchasser leur dommage; je vous dis qu'il a plus fièrement répondu que ne fit jamais aucun prince. Ainsi qu'il soit donc fait comme il lui plaît. »

Et le seigneur infant signa ces conditions, et il le fit sachant bien combien cela déplairait à l'amiral et à tous les autres, car ils auraient beaucoup mieux aimé les voir mourir; mais le seigneur infant jugea qu'en l'honneur de Dieu il était mieux de les traiter ainsi. Il ordonna donc à l'amiral de les débarquer en lieu bon et sûr et qui fût au pouvoir du roi Charles. Ils s'embarquèrent, ainsi qu'il avait été convenu; et quand ils furent embarqués, le seigneur infant envoya à messire Augustin dix chevaux pour lui et neuf riches hommes de ses parents qui étaient avec lui, et à chacun il envoya toutes ses hardes de corps, et ordonna à l'amiral, aussitôt qu'il les aurait débarqués, de les leur remettre de la part du seigneur infant.

Quand l'embarquement fut terminé, le seigneur infant fit appeler l'amiral et lui dit: « Amiral, vous prendrez douze galères bien armées, dont nous nommons commandant En Bérenger de Vilaragut; et, lorsque vous aurez déposé à terre ces gens-ci, vous retournerez à Messine, et En Bérenger de Vilaragut prendra la route de Brindes. S'il peut rencontrer les vingt galères qui ont porté ces gens-ci à Agosta, qu'il les attaque, et j'espère qu'avec la volonté de Dieu il me les amènera. — Seigneur, répondit l'amiral, tout sera fait suivant vos ordres; et je vois avec plaisir que vous mettiez ces galères sous le commandement d'En Bérenger de Vilaragut, car c'est un chevalier expérimenté et brave en tous faits. »

Là-dessus En Bérenger de Vilaragut fut appelé; le seigneur infant En Jacques lui fit part de ses intentions et lui dit de s'embarquer et de se disposer à bien faire. En Bérenger lui baisa la main et lui rendit mille grâces. Il s'embarqua avec une bonne suite de cavaliers et d'hommes de pied, et prit congé du seigneur infant et de ceux qui étaient avec lui lisse rendirent à la plage de Pentedattile; l'amiral déposa devant le château messire Augustin et sa compagnie; puis il lui donna, de la part du seigneur infant, les dix chevaux pour son usage et pour les barons ses parents qui se trouvaient avec lui, aussi bien que les hardes de leur corps et les harnais de leurs chevaux.

Messire Augustin et ses compagnons, en voyant une telle courtoisie, s'écrièrent: « Ah! Dieu! Que fait donc le pape avec ses cardinaux, et que ne déclare-t-il le roi d'Aragon et ses infants seigneurs du monde entier? » Ils rendirent mille grâces à l'amiral et le prièrent de les recommander au seigneur infant, et de lui dire de se tenir pour certain que, touchés de ses bontés, jamais, tant qu'ils vivraient, ils ne porteraient les armes contre lui.

Arrivé à Naples, messire Augustin et ses compagnons trouvèrent le prince fort triste et fort mécontent de ce qui était advenu aux comtes, et le récit de messire Augustin doubla encore sa douleur, tant qu'il alla jusqu'à dire: « Il vaudrait bien mieux pour le roi Charles, notre père, qu'il arrangeât cette affaire; car si elle se mène par la guerre, je regarde tout comme perdu. »

Je parlerai plus tard de l'amiral qui retourna! À Messine, et d'En Vilaragut qui se sépara de lui avec douze galères bien armées, deux lins armés et deux barques; en ce moment je cesse de parler de ce qui les concerne et je retourne au seigneur infant En Jacques.

CHAPITRE CVIII

Comment le seigneur infant En Jacques mit en état le château d'Agosta, le Tortilla et le peupla de Catalans; et comment il s'empara de Soterrera et du château de Cefalù.

Il est vérité que quand l'amiral et En Bérenger de Vilaragut se furent éloignés du seigneur infant avec ces gens, le seigneur infant fit mettre le château en état, le fortifia et le répara. Il fit aussi construire un mur qui resserra la ville des deux tiers du côté du château. La ville était effet trop longue et conséquemment moins forte et plus difficile à défendre, ce qui avait causé sa perte. Après avoir donné l'ordre de construire ce mur, il fit publier dans toute l'ost, et donna aussi l'ordre de faire publier par toute la Sicile: que tous ceux qui avaient échappé au sac d'Agosta eussent à y revenir. Malheureusement il n'en avait survécu qu'un bien petit nombre Ensuite il fit crier dans l'ost, et ordonna qu'on publiât dans toute la Sicile: que tout Catalan qui désirerait se fixer à Agosta n'eût qu'à venir, et qu'il lui serait donné de bonnes possessions, franches et quittes de tout. Il en vint beaucoup, lesquels y sont encore, eux ou ceux qui sont issus d'eux. Après cela il alla visiter Syracuse, Noto et toute la vallée; et alla de là à Soterrera, dont le château tenait encore pour le roi Charles; mais il y ordonna un tel siège qu'en peu de jours il se rendit. Puis il alla à Cefalù et fit mettre le siège au château, qui tenait également pour le roi Charles et qui semblablement ne tarda pas à se rendre; et ainsi il jeta hors de la Sicile tous ses ennemis; puis il revint à Messine, où lui furent faites de grandes fêtes par madame la reine, par l'infant En Frédéric, et par tous.

Je cesserai de vous parler du seigneur infant et reviendrai à En Bérenger de Vilaragut.

CHAPITRE CIX

Comment le noble En Bérenger de Vilaragut, avec ses douze galères, prit un grand nombre de nefs et térides du roi Charles, et ravagea Gallipoli, Villanova et la Pouille.

Lorsqu'En Bérenger de Vilaragut eut quitté l'amiral, il fit route vers le cap della Colonne.

A l'aube du jour il arriva à Cotrone, où il trouva trois nefs et un très grand nombre de térides appartenant au roi Charles, et toutes chargées de provisions de bouche qu'il envoyait à sa cavalerie, pensant qu'elle était encore en Sicile. En Bérenger les enveloppa aussitôt et les prit toutes, puis les mit en mer et les renvoya à Messine; il fit route de là vers Tarente, et y trouva aussi un bon nombre de bâtiments qu'il prit et expédia à Messine. Il fit ensuite route vers le cap de Leuca, et prit et ravagea en passant Gallipoli. Dans chaque lieu il avait des nouvelles des galères qui devaient déjà être arrivées à Brindes depuis huit jours, car elles ne s'étaient arrêtées nulle part, aussi allait-il toujours courant les côtes, pour n'être pas venu inutilement, et il entrait partout où il croyait pouvoir les trouver. De Gallipoli il vint à Otrante, bonne et fort agréable cité, et y trouva dans le port un grand nombre de bâtiments dont il s'empara et qu'il expédia à Messine. Puis il alla jusqu'au port de Brindes, et s'avança dedans jusqu'à la chaîne; et, ne pouvant pousser plus loin, il fit dire au commandant des galères que, s'il voulait sortir et accepter la bataille, il l'attendrait pendant trois jours; ce qu'il fit en effet; et il l'attendit pendant trois jours dans le port sans que personne osât sortir à sa rencontre. Quand il vit qu'ils étaient bien décidés à ne pas sortir, il s'éloigna pendant la nuit de Brindes, et alla ravager Villanova et ensuite la Pouille et puis le bourg de Monopoli; et après avoir tout ravagé il prit en tous ces lieux grand nombre de bâtiments qu'il expédia à Messine; puis il alla courir l'île de Corfou, et y prit également les nefs et térides qu'il y trouva.

Après toutes ces expéditions, et qu'il eut fait un butin immense, il s'en retourna à Messine, content et satisfait, ainsi que tous ses compagnons. Assurément ils devaient l'être; car lui et tous avaient fait des profits incalculables. A Messine il fut bien reçu, comme on peut le croire, par madame la reine, par les seigneurs infants et par l'amiral, enfin par tout le monde, et on lui fit grande fête.

Les fêtes passées, le seigneur infant ordonna à l'amiral de faire réparer toutes les galères et d'enrôler du monde pour quarante galères; car il voulait qu'on armât quarante galères, ayant appris qu'à Naples il y en avait cinquante en armement. Ainsi comme il l'ordonna, ainsi fut-il exécuté.

Je vais quitter en ce moment madame la reine et les seigneurs infants, ainsi que l'amiral occupé à faire réparer les quarante galères et à faire des enrôlements, et revenir au seigneur roi d'Aragon.

CHAPITRE CX

Comment le seigneur roi d'Aragon, ayant connu le résultat de la bataille des comtes et ce qu'avait fait En Vilaragut, voulut mettre ordre à ses affaires, et envoyer dire à l'infant ce qu'il devait faire des comtes.

Il est vérité que quand le roi d'Aragon eut appris et la victoire de la bataille des Comtes (ainsi nommée, et qui gardera toujours ce nom à cause du nombre de comtes qui étaient sur la flotte), et ce qui avait eu lieu à Agosta, et ce qu'avait fait En Vilaragut, il en éprouva grande joie et grande satisfaction, et remercia et bénit Dieu de la grâce qu'il lui avait accordée. Il songea aussitôt à régler ses affaires. Les messagers qu'il avait envoyés au pape et au roi de France lui ayant ensuite fait leur rapport, il vit bien que ce n'était point là un jeu, que de voir deux aussi grandes puissances se disposer à venir l'attaquer sur ses terres, outre la croisade publiée contre lui par le pape, et au nom de laquelle d'autres pourraient bien se joindre aux deux premiers. Il fit alors convoquer à Saragosse des cortès pour tout l'Aragon. Et lorsque les cortès furent réunies, le roi leur dit beaucoup de fort belles paroles et leur raconta la grâce que Dieu lui avait faite dans l'heureuse bataille des Comtes.

La galère qui avait apporté la nouvelle de cette victoire était arrivée à Barcelone plusieurs jours auparavant, et le roi l'avait réexpédiée de nouveau, et avait mandé au seigneur infant ce qu'il devait faire des comtes, des barons et des autres chevaliers qu'il tenait prisonniers. Nous n'avons rien à dire de ceci, et nous ne nous arrêterons pas même à en faire mention; car le seigneur roi était si prudent qu'il faisait toujours choix de la meilleure résolution à prendre; on fit donc ce qu'il ordonna, et non autrement. Il sut fort bon gré à madame la reine de ce qu'elle avait fait des menues gens.

Quand le seigneur roi eut fait part de toute cette première affaire à l'assemblée, il leur raconta également l'affaire d'Agosta, et tout ce qu'avait fait En Bérenger de Vilaragut. Après leur avoir communiqué tous ces détails et dit beaucoup de belles paroles analogues à la circonstance, il leur dit ce qu'avaient fait ses messagers avec le pape, et ce que lui avaient dit ceux envoyés au roi de France; comme quoi le pape avait lancé une sentence contre lui et ses adhérents; comme quoi il avait fait donation de son royaume à son neveu Charlot, fils du roi de France; comme quoi le roi de France faisait de grands préparatifs de terre et de mer, et avait juré qu'à partir de ce mois d'avril en un an il serait avec toutes ses forces en Catalogne; qu'ainsi donc il priait tous les riches hommes, prélats, chevaliers, citoyens, gens des villes et des châteaux, de l'aider de leurs conseils et de leurs secours.

Quand il eut terminé son discours, ceux qui étaient désignés pour répondre se levèrent et dirent: qu'ils avaient bien entendu tout ce qu'il venait de leur annoncer, qu'ils remerciaient et bénissaient Dieu de l'honneur et de la victoire dont il l'avait favorisé; que d'un autre côté ils étaient fort mécontents de ce que le Saint-Père Apostolique avait prononcé et fait contre lui, et ne l'étaient pas moins du roi de France; que cependant ils avaient foi que Dieu lui serait en aide, attendu que lui et ses gens étaient dans leur droit et ses ennemis dans leur tort; que Dieu, qui est toute vérité, toute droiture et toute justice, le protégerait certainement, et confondrait les superbes et les orgueilleux qui s'élevaient contre lui; que, quant à eux, ils lui offraient de le soutenir et le seconder tant que corps et biens pourraient y suffire; qu'ils étaient prêts également à recevoir la mort, et à la donner à tous ceux qui oseraient l'attaquer; et qu'ils le priaient et le conjuraient de se tenir en joie et en espérance, afin de soutenir l'espoir et le courage de tous les siens; de fortifier ses frontières du côté de la France; de faire construire des galères; de préparer enfin tout ce qui était nécessaire à la défense de son royaume, et de s'occuper de la garde de ses autres frontières. « Quant à celles de l'Aragon, limitrophes de la Navarre et de la Gascogne, ajoutèrent-ils, nous saurons bien les garder nous-mêmes, et les défendre de telle manière que, s'il plaît à Dieu, vous n'aurez, seigneur, qu'à vous en féliciter, et que vos ennemis apprendront qu'ils ont affaire à gens en état de leur donner bien du mal.[11] »

En entendant les belles offres que faisaient les barons d'Aragon, chevaliers, citoyens et gens des villes et châteaux, et la bonne réponse qu'ils lui faisaient, le seigneur roi fut très satisfait d'eux tous.

CHAPITRE CXI

Comment le roi En Pierre marcha contre Eustache, gouverneur de Navarre, qui avait pénétré dans l'Aragon, avec quatre mille chevaux; et comment ledit Eustache se relira avec tout son monde.

Avant que le seigneur roi, les riches hommes, et tous ceux qui avaient été convoqués pour les cortès, fussent partis de Saragosse, nouvelle certaine leur vint qu'Eustache,[12] gouverneur de Navarre pour le roi de France, était entré en Aragon à la tête de quatre mille chevaux bardés; qu'il s'était emparé de la tour d'Ull, où commandait un nommé Ximénès d'Arteda, excellent chevalier d'Aragon; ce qu'il prouva bien par la défense de la tour d'Ull, où il se conduisit si bravement que jamais chevalier en aucun fait d'armes n'eût pu faire mieux; et si bien que sa prouesse même lui sauva la vie; car quelque mécontentement qu'éprouvât Eustache de cette vigoureuse résistance, il défendit que pour rien au monde on n'attentât à ses jours, disant que ce serait trop grand dommage de faire mourir un si brave chevalier. Et ainsi on s'empara de lui vivant par force; après quoi Eustache l'envoya à Toulouse, au Château Narbonnais, pour qu'on le livrât à Toset de Sanchis, qui en avait la garde. Mais Agathe d'Arteda fit si bien par sa prouesse qu'il s'échappa et retourna en Aragon; et de retour de sa prison, il fit beaucoup de mal aux Français. Mais je le laisse là; on aurait trop à dire s'il fallait raconter toutes les prouesses, entreprises hardies et traits de courage que firent en ces guerres et en tant d'autres les chevaliers de Catalogne et d'Aragon, et certes le temps ne suffirait pas à les écrire. On dit en Catalogne: à l'œuvre on connaît le mérite du maître. Il est facile de savoir ce qu'ont fait en général les Catalans et les Aragonais, et par là de reconnaître ce qu'ils sont en somme; car s'ils n'étaient braves et vaillants, ils n'auraient pas exécuté tant de belles choses qu'ils ont faites et qu'ils font encore tous les jours, avec l'aide et par la grâce de Dieu. Aussi ne convient-il de parler en particulier de personne, si ce n'est des chefs qui ont à donner les ordres.

Aussitôt que le seigneur roi et ceux qui se trouvaient avec lui eurent entendu les récits de cette invasion, on fit appel à tous, et la bannière du seigneur roi sortit de Saragosse avec les chevetains et les conseils des cités et des villes d'Aragon, qui tous voulurent suivre la bannière du seigneur roi. Depuis que l'Aragon fut habité, jamais il ne se trouva un aussi grand nombre de braves gens réunis ensemble; et de telle sorte qu'en vérité ils auraient suffi à détruire, je ne vous dirai pas les forces réunies par Eustache, mais toutes celles du roi de France lui-même, si elles y eussent été.

Le seigneur roi, avec plaisir et contentement, se dirigea vers le point où il savait qu'était cet ost d'Eustache; et il fit telle diligence qu'un jour, à l'heure de complies, il se trouva tout près de l'ost d'Eustache, tout à l'entrée de la Navarre; car aussitôt qu'Eustache avait appris des nouvelles du seigneur roi, il s'était hâté de s'en retourner, et déjà le seigneur roi n'était plus qu'à une lieue de lui, de sorte que chacune des armées eut des nouvelles de l'autre. Pendant la nuit le roi harangua son monde, les exhorta à bien faire et leur dit beaucoup de belles paroles. Il leur dit:

Qu’à la pointe du jour, tous, avec la grâce de Dieu et de madame sainte Marie, pensassent à suivre sa bannière et à se conduire avec courage, parce qu'il voulait attaquer ses ennemis, qui jamais auparavant n'avaient eu une assez folle audace pour mettre les pieds sur son territoire. Quand le seigneur roi eut parlé, chacun lui répondit que c'était bien; toutefois la chose tourna de manière qu'Eustache avait eu le temps de se retirer sain et sauf en Navarre avec tout son monde, ce dont le roi fut bien fâché. Jamais, depuis qu'il fut né, il n'avait éprouvé un tel mécontentement; et je n'en dirai pas plus, car certes il en devait être ainsi, lorsqu'il apprenait qu'Eustache était rentré en toute sûreté en Navarre. Le seigneur roi s'en alla de là à Barcelone, où il convoqua ses cortès, et il prescrivit à tous ceux de la Catalogne de s'y trouver au jour désigné.

CHAPITRE CXII

Comment le seigneur roi d'Aragon expliqua à En Raimond Marquet et à En Béranger Mayol pourquoi il faisait faire si peu de galères pour s'opposer au pape, au roi de France et au roi Charles; et de la réponse qui lui fut faite dans les cortès de Barcelone.

Cependant les riches hommes, les prélats, les chevaliers, les citoyens et hommes des villes avaient été convoqués pour se rendre aux cortès. Le seigneur roi fit appeler En Raimond Marquet et En Béranger Mayol, qui étaient de retour de Sicile avec les galères qui avaient accompagné madame la reine et les seigneurs infants, et leur ordonna de faire construire incontinent dix galères, afin de ne pas se trouver au dépourvu de galères; mais En R. Marquet et En B. Mayol lui répondirent: « Que dites-vous, seigneur? Savez-vous que vos ennemis font faire cent vingt galères? Et vous, vous n'en commandez que dix! — Ne savez-vous pas, répliqua le roi, que nous en avons en Sicile quatre-vingts, qui nous arriveront tout armées quand nous voudrons nous en servir. — Cela est vrai, seigneur, mais nous trouverions bon que vous fissiez faire ici au moins cinquante galères; car on ne sait pas si celles qui sont en Sicile pourront se trouver ici à point et précisément au moment du besoin, et si elles ne seront pas retenues en Sicile par les affaires qui pour raient y survenir. Les forces de l'Église, celles du roi de France, celles du roi Charles et de leurs adhérents sont si considérables qu'elles nous donneront assez de besogne çà et là, lots même que nous aurions cinquante galères réparties entre Valence, Tortose, Tarragone et Barcelone, et elles en donneraient à beaucoup plus si nous les avions Mais toutefois, seigneur, si vous nous ordonnez de faire construire seulement cinquante galères, que nous armerons en Catalogne, nous avons foi en Dieu et en votre bonne fortune que nous viendrons à bout de tous vos ennemis. —Vous parlez bien, prud'hommes, leur dit le seigneur roi; mais il vaut beaucoup mieux que nos ennemis pensent que nous n'avons rien ici, que de croire que nous y ayons quelques forces maritimes, et que ces forces s'élèvent précisément à cinquante galères; car alors les leurs marcheraient réunies; et ce serait forte chose et grand danger pour nous d'avoir à combattre contre toutes leurs galères ensemble; car elles sont montées par un grand nombre de bonnes gens, Provençaux, Gascons, Génois et beaucoup d'autres. Mais quand ils sauront que nous n'en avons pas ici plus de dix, ils viendront en toute assurance et ne feront nul cas de nos forces et marcheront divisés; et alors vous, avec vos dix galères, vous irez férant çà et là à votre aise. Et cependant qu'ils continueront à se maintenir dans le dédain de nos forces, nos galères reviendront de Sicile, et iront férir là où sera réunie la plus grande portion de leur flotte. Et c'est ainsi qu'avec l'aide de Dieu et en ne laissant paraître que fort peu de forces, nous viendrons à bout de tous nos ennemis. Dans la guerre il faut que l'homme se recommande à Dieu, et qu'ensuite, avec l'aide du Seigneur, il choisisse le meilleur parti et le plus profitable, et qu'on renonce à ce qu'on ne peut obtenir. »

En entendant ces paroles, En R. Marquet et En B. Mayol dirent: « Seigneur, excusez-nous si nous avons voulu vous donner nos avis, car il est bien certain que nous, et cent hommes comme nous, nous n'arriverions pas à la hauteur de vos pieds; nous voyons que ce que vous dites est très raisonnable, et nous allons ordonner la construction de dix galères, ainsi que vous, seigneur, vous l'avez commandé. — Allez donc à la bonne heure, dit le roi, et tenez bien secret tout ce que je vous ai confié. — Seigneur, dirent-ils, comptez sur nous. » Et ils lui baisèrent la main et allèrent faire exécuter ce que le seigneur roi leur avait ordonné.

Cependant les Cortès se réunirent et chacun se trouva à Barcelone au jour désigné par le roi. On se rendit au palais royal. Le seigneur roi répéta tout ce qu'il avait dit dans les cortès de Saragosse, et ajouta beaucoup de belles paroles appropriées à la circonstance.[13] Lorsque le seigneur roi eut cessé de parler, l'archevêque de Tarragone se leva et dit beaucoup de fort belles paroles. Il dit entre autres choses: « Seigneur, je vous déclare en mon nom et en celui de tous les prélats de notre archevêché, clercs, séculiers et réguliers, que nous ne pouvons vous donner aucun avis relativement aux faits de guerre, ni encore moins en opposition à la sentence d'interdit que le Saint-Père a prononcée contre vous; veuillez donc ne pas nous demander de conseil; mais arrangez-vous pour que nous vivions au plus étroit possible de nos besoins. »

Le roi, comprenant ce que l'archevêque avait voulu dire, reconnut par là ses excellentes dispositions envers lui, ainsi que celles des autres prélats et clercs, et la vive affection qu'ils désiraient lui témoigner; car ce que l'archevêque avait dit était dit à bon entendeur, et signifiait en réalité, que le seigneur roi s'emparât de tout ce qui appartenait à l'église et s'en aidât dans sa guerre; mais il l'avait dit de manière à ne pouvoir en être repris ni par le pape ni par qui que ce fût. Et en vérité l'intention de tout ce qu'il y avait de prélats et clercs sur la terre du seigneur roi était bien que, pendant tout le temps que la guerre durerait, ils fussent réduits pour vivre au plus strict nécessaire et que le roi disposât de tout le reste.

Le seigneur roi répondit à l'archevêque: qu'il avait entendu ce qu'il lui avait dit; qu'il le tenait pour excusé, lui et tous les autres prélats et clercs; qu'il reconnaissait qu'ils avaient raison, et qu'ainsi ils pouvaient se retirer à la bonne heure, et que lui resterait avec les chevetains, chevaliers, citoyens et envoyés des villes à traiter des affaires de la guerre. Là-dessus l'archevêque et les autres prélats et clercs sortirent du conseil et se retirèrent chacun dans leurs terres; et le roi continua à tenir ses cortès avec les autres personnes.

Lorsque l'archevêque et les prélats eurent quitté la salle, les riches hommes, chevaliers, citoyens et envoyés des villes se levèrent, chacun selon son rang et selon qu'ils devaient parler; et si jamais on fit au seigneur roi, à Saragosse, une bonne réponse d'aide et de conseil, ce fut surtout dans ces cortès qu'il lui fut répondu par tous en général avec beaucoup plus de dévouement que jamais. Et comme ils l'avaient bien offert, ils l'exécutèrent encore mieux, ainsi que vous l'apprendrez par la suite.

Le roi fut très satisfait de cette réponse faite par tous; il les remercia et leur fit de grands dons. Ainsi les cortès se séparèrent dans le plus grand accord entre le seigneur roi et ses vassaux et sujets; et tous, satisfaits des paroles du roi, retournèrent chez eux.

Quand les cortès se furent séparées, le seigneur roi s'en alla à la cité de Gironne, et fit dire au seigneur roi de Majorque, son frère, qu'il désirait le voir, et le priait de se rendre à ladite cité, ou bien que, s'il le voulait, il se rendrait lui-même à Perpignan. Le seigneur roi de Majorque lui répondit qu'il irait le trouver à Gironne, et il y vint en effet peu de jours après. Le seigneur roi se porta au-devant de lui jusqu'au pont de Sarria;[14] et s'ils se firent fête l'un à l'autre, il n'est besoin de le dire, car chacun peut bien croire que l'un des frères avait grande joie de voir l'autre. Ils entrèrent ainsi dans Gironne au milieu des fêtes, et ce jour-là le seigneur roi de Majorque et sa compagnie mangèrent avec le seigneur roi d'Aragon; de même le lendemain et le troisième jour. Le quatrième jour le seigneur roi de Majorque invita le seigneur roi d'Aragon et sa compagnie. Le cinquième jour le seigneur roi d'Aragon voulut que le seigneur roi de Majorque mangeât avec lui; et après avoir entendu la messe, les deux frères, sans être accompagnés de personne, entrèrent dans une chambre à part, et l'heure de nonne était bien passée avant qu'ils en sortissent et prissent leur repas. Ce qu'ils dirent et ce qu'ils réglèrent entre eux, c'est ce que personne ne peut savoir; beaucoup de gens assurèrent toutefois, que le seigneur roi d'Aragon avait laissé au seigneur roi de Majorque, son frère, la liberté de prendre parti pour le roi de France et de lui faire aide contre lui-même. Chacun de ces deux frères était en effet fort expérimenté et n'ignorait pas que, Montpellier, le comté de Roussillon, le Confient et la Cerdagne seraient à jamais perdus s'ils agissaient autrement; car l'habitude de la maison de France est de ne rien rendre de ce qu'elle prend pendant la guerre. Le roi de Majorque perdrait donc ainsi toutes ses terres; et ils savaient bien que Montpellier, le comté de Roussillon, le Confient et la Cerdagne n'étaient pas en état d'être défendues contre le roi de France, et qu'il valait mieux avisera les conserver. Ainsi ils se séparèrent sans que personne pût rien savoir de ce qu'ils, s’étaient dit. Seulement les personnes expérimentées le conjecturèrent ainsi, et les Français en eurent de tout temps eux-mêmes le soupçon.

Après avoir pris congé l'un de l'autre, le seigneur roi d'Aragon retourna à Barcelone et le seigneur roi de Majorque à Perpignan. Laissons là ces deux rois, et revenons à l’infant En Jacques et à l'amiral En Roger de Loria.

CHAPITRE CXIII

Comment l'amiral En Roger de Loria côtoya toute la Calabre, et des grandes prouesses qu'il fit; comment il fit prisonnier le prince de Matagrifon, fils aîné du roi Charles, et fit rendre la liberté à madame l'infante, sœur de la reine d'Aragon; et du grand tribut qu'il imposa aux habitants de Naples.

Lorsque l'amiral, d'après les ordres du seigneur infant, eut fait mettre en état les quarante galères et réuni les chiourmes et tout le reste des équipages, composés, ainsi qu'il lui avait été prescrit, moitié de Latins et moitié de Catalans, avec des arbalétriers, tous Catalans enrégimentés, pour toutes les galères, à l'exception de six galères légères où étaient placés des rameurs surnuméraires; qu'il eut fait mettre à bord le pain et toutes autres choses nécessaires, et qu'enfin les galères furent bien pourvues de tout ce qu'il leur fallait, avec la grâce de Dieu, le seigneur infant ordonna à l'amiral de faire embarquer tout son monde. La trompette parcourut toute la ville, et chacun s'embarqua avec bon courage et bonne volonté; et quand ils furent embarqués, l'amiral alla prendre congé de madame la reine et des infants, et madame la reine le signa et le bénit.

Le seigneur infant prit à part l'amiral et lui parla ainsi: « Amiral, nous trouvons bon que vous preniez la direction de Naples et que vous fassiez en sorte de vous emparer, s'il est possible, de l'île d'Ischia; car une fois maîtres d'Ischia, nous pourrions facilement détruire Naples. — Seigneur, répondit l'amiral, signez-nous, bénissez-nous, et laissez-nous faire; car nous espérons, avec la grâce de Dieu, faire de telles choses qu'on en parlera à jamais. » Là-dessus l'amiral lui baisa la main et prit congé du seigneur infant En Frédéric et des autres personnes, et on s'embarqua.

Quand ils furent embarqués, il s'y trouva quarante galères, quatre lins armés et quatre barques armées, et ils firent leurs adieux et partirent à la bonne heure.

Ils côtoyèrent la Calabre, et en débutant ils prirent Scalea. Ils trouvèrent au port de Saint-Nicolas de Scalea quatre nefs et beaucoup de térides qui faisaient leur chargement de bois pour des rames, mâts et antennes de galères et lins, afin de les transporter à Naples. Puis il s'empara d'Amantea, finnafreddo, Saint Lucido,[15] Cetraro, de la cité de Policastro, qu'il mit à feu et à sang; puis de Castello dell' Abate, et mit en état toutes ces places. Vous pouvez bien croire que depuis que ceux de Calabre savaient que le combat de Bordeaux n'avait pas eu lieu, ils se rendaient tous sans beaucoup se défendre; chacun était de cœur et d'âme avec le roi d'Aragon, et haïssait les Français à mort; et ils le donnèrent bien à connaître, quand le seigneur infant passa en Calabre, que depuis longtemps ils ne désiraient rien tant que ce voyage.

Lorsque l'amiral eut fait toutes ces prises, nouvelle en vint au prince, qui en fut fort mécontent. L'amiral se dirigea ensuite vers Naples, avec la précaution de prendre langue partout. Arrivé devant Naples, il ordonna qu'on se rangeât cri ordre de bataille en échelonnant les galères. Et tous étant bien armés et appareillés, il s'approcha du môle à deux portées d'arbalètes. Il eût pu s'avancer plus près encore, car personne n'était là pour s'y opposer; mais il agit en cela de fort bon sens, pour ne pas les détourner de monter sur leurs galères, car son but était qu'ils pussent armer toutes ces galères qu'ils avaient dans le port, et venir lui livrer bataille.

Quand ceux de Naples virent arriver les galères de l'amiral, c'était là qu'il fallait entendre les cris de l'alarme universelle. Les cloches mises en branle dans toute la ville de Naples faisaient un tel vacarme que le ciel et la terre semblaient se confondre. Le prince se rendit au môle avec la cavalerie, fit sonner la trompette, et publier que, sous peine de la vie, chacun s'embarquât sur les galères. Mais on avait beau publier et republier, aucun ne voulait s'embarquer. A cette vue, le prince, transporté de colère, monta le premier de sa personne sur les galères. Quand les comtes, les barons, les chevaliers, les citoyens, et tous les autres, virent le prince sur les galères, saisis de honte, ils se résolurent d'y monter eux-mêmes bien appareillés et bien armés. Que vous dirai-je? On arma trente-huit galères et un grand nombre de lins et de barques; et quand elles furent armées, elles se mirent en mouvement pour marcher vers l'amiral. L'amiral fit semblant de fuir et résolut de les attirer au dehors, de telle sorte qu'il ne pût lui échapper une seule galère. Lorsqu'il vit qu'il les tenait enfin au large, il fit volte-face. Ceux-ci, en le voyant retourner sur eux, perdirent de leur ardeur à le poursuivre et levèrent leurs rames.

L'amiral en fit autant. Il fit amarrer ensemble toutes ses galères, et se mit en ordre de bataille: le prince fit de même; après quoi ils s'attaquèrent galère contre galère. Et si jamais il y eut terrible bataille sur mer, ce fut bien là, car on ne peut pas même lui comparer la bataille des Comtes ni celle de Malte. Que vous dirai-je? La bataille dura depuis tierce jusqu'à vêpres. Mais contre la volonté et la puissance de Dieu, personne ne saurait résister; et la puissance comme la volonté de Dieu étaient et sont toujours avec le seigneur roi d'Aragon et avec les siens. Donc le roi Charles et le prince n'étaient rien contre lui; et notre seigneur Dieu donna la victoire à l'amiral et aux siens. Tous s'écrièrent à la fois: « Aragon! Aragon! Sicile! à l'abordage! » Dans cet élan vigoureux ils balayèrent bien trente galères; mais après avoir balayé celles-là, ils ne pouvaient s'emparer de la galère du prince, ni de celles qui l'entouraient, tant il s'y trouvait d'hommes illustres et de haut parage, qui préféraient mourir plutôt que de voir le prince prisonnier., Mais rien ne leur valut; ils ne purent résister, plus longtemps et furent enfin vaincus, et là moururent la plus grande partie des comtes, barons et hommes de parage qui se trouvaient à bord; si bien que la galère du prince resta seule, sans que personne pût s'en rendre maître. L'amiral s'écria alors: « Victoire! Victoire! » Et chacun se jeta sur la galère du prince et balaya toute la proue; l'amiral s'y élança lui-même l'épée à la main.

Quand ils furent vers le milieu de la galère, c'était alors qu'il fallait voir de beaux faits d'armes et de beaux coups donnés et reçus, tant et tant que ce fut grand merveille, et que tous ceux qui étaient sur le pont de la galère du prince y périrent. L'amiral se présenta devant le prince, qui se défendait mieux que roi, fils de roi ou quelque chevalier que ce fût, et qui faisait de si beaux coups qu'aucun homme ne pouvait s'en approcher. Et certes il eût préféré mourir plutôt que de vivre, tant sa fureur était grande; si bien qu'il y eut des chevaliers de l'amiral qui s'approchèrent, lances abaissées, et voulaient l'en frapper; mais l'amiral s'écria: « Barons, arrêtez, c'est le prince! J’aime mieux l'avoir vivant que mort. »

Le prince entendant ces mots, et voyant que toute défense était superflue, se rendit à l'amiral, et ainsi tous furent pris ou tués.

Après la bataille gagnée, l'amiral dit au prince: « Si vous voulez conserver la vie, vous avez deux choses à faire à l'instant; et si vous vous y refusez, faites compte que la mort du roi Conradin sera vengée au moment même. — Qu'exigez-vous de moi, dit le prince? Si je puis le faire, je le ferai volontiers. — Je veux, répondit l'amiral, que vous me fassiez venir sans délai la fi Ile du roi Manfred, sœur de madame la reine d'Aragon, que vous avez en votre pouvoir au château de l'Œuf, avec les dames et demoiselles de sa suite qui se trouvent avec elle; et de plus que vous me fassiez rendre le château et la ville d'Ischia. »

Le prince répondit qu'il le ferait volontiers. Il envoya aussitôt un de ses chevaliers à terre, sur un lin armé, qui ramena madame l'infante, sœur de madame la reine, avec quatre demoiselles et deux dames veuves. L'amiral les reçut avec grande joie. Il mit genou en terre et baisa la main de madame l'infante. Après cela il fit route vers Ischia avec toutes ses galères; et quand ils furent arrivés à Ischia, ils trouvèrent la ville dans la désolation, parce que la plus grande partie des gens d'Ischia avaient péri ou avaient été faits prisonniers dans la bataille.

Le prince donna ordre de remettre à l'amiral la ville et le château; ce que les habitants firent aussitôt sans beaucoup se faire prier, dans l'espoir de recouvrer ceux de leurs amis qui avaient été pris sur les galères. L'amiral reçut le château et la ville, et y laissa quatre galères bien armées, deux lins et environ deux cents hommes. Il fit sortir des galères tous ceux de ses prisonniers qui étaient d'Ischia, leur donna la liberté sans rançon et leur distribua les vêtements des autres; ce dont les gens d'Ischia furent fort joyeux et se sentirent tout confortés. Il donna ensuite l'ordre à celui qu'il laissait pour commander aux quatre galères et aux deux lins armés, de ne permettre à qui que ce fût d'entrer à Naples ou d'en sortir sans son laissez-passer; tous ceux qui entreraient devaient payer tant par navire, lin ou marchandise; et ceux qui en sortiraient devaient payer un florin d'or par tonneau de vin, et deux florins par tonneau d'huile; et tous les autres objets étaient soumis ainsi à une taxe fixe. Tout cela s'accomplit, et beaucoup plus, car ils resserrèrent tellement les habitants de Naples que le commandant d'Ischia avait dans la ville de Naples même son facteur, qui recevait les droits sur tous les objets ci-dessus désignés. Tous, pour sortir de Naples, devaient être munis d'un laissez-passer de lui, faute de quoi ils étaient arrêtés et perdaient leur vaisseau ou lin avec la marchandise.

Ce fut le plus grand honneur qu'un roi pût s'attribuer sur un autre roi, que celui qu'assuma ici le seigneur roi d'Aragon sur le roi Charles. Et le roi Charles fut contraint de le souffrir, en faveur même des habitants de Naples, qui eussent été perdus s'ils n'eussent pu vendre et expédier leurs denrées.

Après ces règlements, l'amiral fit voie pour Procida et pour l'île de Caprée, et s'empara de toutes ces îles, qui lui firent hommage ainsi que l'avaient fait les gens d'Ischia; et il rendit à chaque endroit les prisonniers qu'il leur avait faits. Tout cela terminé, l'amiral envoya un lin armé en Catalogne au seigneur roi d'Aragon, et un autre en Sicile, pour annoncer ces heureuses nouvelles. Dieu nous donne une joie semblable à celle qu'on ressentit dans chacun de ces lieux!

Si le roi d'Aragon, toute la Catalogne, l'Aragon, le royaume de Valence éprouvèrent une vive joie, aussi bien que madame la reine, les infants, et toute la Sicile, la douleur qu'éprouva le roi Charles ne fut pas moins vive, lorsqu'il apprit Ces événements à Rome, où se trouvaient le pape et tous ceux de leur parti; mais ceux du parti gibelin éprouvèrent au contraire grande joie et satisfaction.

Lorsque les deux lins armés expédiés par l'amiral se furent éloignés, ce même Seigneur tout puissant qui lui avait donné la victoire lui accorda aussi un temps si favorable qu'en peu de jours il fut rendu à Messine. Lorsqu'il fut arrivé à la Tourrette, les transports d'allégresse commencèrent, et il s'y fit les plus brillantes fêtes qu'on ait jamais faites. Les infants, escortés de tous les chevaliers montés sur leurs chevaux et de tout le peuple de Messine, vinrent à sa rencontre à la Fontaine d’Or. L'amiral traînait avec ses galères les galères qu'il avait prises, poupe en avant et bannières traînantes. Arrivé devant la Fontaine d’Or, l'amiral aperçut l'infant, se jeta dans une barque armée, et vint à terre. Les infants le voyant venir s'approchèrent de lui; l'amiral s'avança, leur baisa la main, et chacun d'eux s'inclina pour le relever et le baisa à la bouche. L'amiral demanda au seigneur infant En Jacques ce qu'il ordonnait qu'on fit du prince, et le seigneur infant lui répondit: « Retournez sur vos galères et faites votre joyeuse entrée. Nous serons au palais avant vous pour y recevoir l'infante notre tante, et là nous tiendrons conseil avec vous et avec nos autres conseillers pour savoir ce qu'il convient de faire du prince et des autres. »

L'amiral revint sur ses galères et fit sa joyeuse entrée dans le port de Messine. La flotte arriva jusqu'au palais, faisant retentir sans interruption les cris de Laudamus. La ville répondait à ces cris, car c'était un jour de grande gloire pour tous ceux qui voulaient du bien à la maison d'Aragon, et de grand deuil pour les autres. Ces Laudamus une fois cessés l'amiral fit mettre les échelles en terre à la douane du port. A ce moment madame la reine sortit du palais, et les infants montèrent sur les galères, et accueillirent leur tante avec de grands témoignages de joie, puis ils descendirent avec elle au débarcadère, où l'amiral avait fait placer quatre échelles garnies deçà et delà de barres de bois, de manière que madame l'infante et les deux infants qui marchaient de front avec elles descendirent ensemble au débarcadère. Dès qu'ils furent descendus au débarcadère, madame la reine sa sœur, qui se tenait au pied de l'échelle, et elles s’embrassèrent; et elles se tinrent si étroitement embrassées, se baisant l'une l'autre et fondant en larmes, qu'on ne pouvait les séparer. C'était grande pitié de les voir; et ce n'était pas merveille, car depuis qu'elles ne s'étaient vues elles avaient perdu le roi Manfred, la reine, leur mère, le roi Conradin et le roi Enzio leurs oncles, et bien d'autres honorés parents et parentes. Enfin les infants et l'amiral les séparèrent; et ainsi toutes deux, main en main, montèrent au palais, où on leur fit de grandes réjouissances. De somptueux repas étaient préparés, et tous furent splendidement reçus et servis.

Avant le repas, le seigneur infant ordonna à l'amiral de faire mettre le prince au château de Matagrifon, de faire garder les comtes et les barons par des chevaliers qui leur donneraient leurs maisons pour prison, et d'envoyer les autres dans les prisons ordinaires. Ainsi que prescrivait le seigneur infant, ainsi fut-il exécuté et accompli dans l'espace de deux jours.

Après les fêtes, le seigneur infant fit dire à tous les riches hommes de Sicile, aux chevaliers, aux citoyens et gens des villes et autres lieux, qu'ils eussent à envoyer des syndics chargés de pleins pouvoirs. Le jour de la réunion à Messine fut fixé à deux mois après la date des lettres; et il fixa un aussi long terme, parce qu'il fallait ce temps pour envoyer un messager au seigneur roi d'Aragon et recevoir ses ordres sur ce qu'on devait faire du prince et des autres prisonniers de marque. Quant aux menues gens, madame la reine les avait fait mettre en liberté et renvoyer chacun chez eux, ainsi qu'elle avait fait précédemment des autres.

Le seigneur infant et l'amiral firent donc sans délai disposer une galère, et ils envoyèrent au seigneur roi d'Aragon deux chevaliers, pour lui faire savoir comment ils avaient fait le prince prisonnier et l'avaient renfermé à Matagrifon sous bonne garde, et pour le prier demander ce qu'il voulait qu'on fît de lui, aussi bien que des comtes et barons. Ils lui envoyèrent aussi par écrit le nom de chacun d'eux. La galère partit et trouva à Barcelone le seigneur roi, qui avait été déjà instruit de la victoire par le lin que l'amiral lui avait expédié, et qui en conséquence s'était rendu à Barcelone, pensant bien qu'il lui arriverait promptement d'autres messages de Sicile.

A leur arrivée à Barcelone; ils firent leur salut, et il s'était réuni une si grande quantité de monde sur la place, tous répondant à la fois au salut par leurs cris de joie, qu'on eût dit que le monde allait crouler. Les envoyés mirent aussitôt pied à terre, allèrent trouver le seigneur roi au palais, lui baisèrent les pieds et la main, lui remirent les lettres dont ils étaient porteurs, et lui firent part de leur message. Le seigneur roi les reçut avec grande joie et fit distribuer de grands rafraîchissements à la galère. Ce jour même, il expédia les affaires si bien qu'ils partirent le lendemain et furent en peu de jours à Messine, où ils trouvèrent madame la reine, les seigneurs infants et l'amiral, et leur remirent les lettres que le seigneur roi leur adressait. Ce qu'elles contenaient, je ne puis vous le dire; mais ce qui s'ensuivit relativement au prince et aux autres personnes, le montre assez, car tout ce que fit le seigneur infant à l'égard du prince et des autres, il le fit en conformité des ordres du seigneur roi; et il montra une telle sagesse dans sa conduite envers le prince que tout homme put bien voir que le tout était l'effet de la grande sagesse qui appartenait au seigneur roi.

CHAPITRE CXIV

Comment les cortès furent convoquées à Messine; comment le prince fut condamné à mort; et comment le seigneur infant En Jacques, après avoir fait publier la sentence de mort par toute la Sicile, fut touché de pitié et ne voulut point la faire mettre à exécution.

Le jour prescrit pour la convocation des cortès arriva et elles se réunirent. Le seigneur infant fit publier un conseil général et ordonna que tout homme eût à se rendre devant le palais de Messine, aussi bien ceux de la cite généralement que tout autre homme, riches hommes, chevaliers et syndics de tous les lieux de Sicile, et tous les prud'hommes. Dès qu'ils furent tous réunis, le seigneur infant, qui était un des plus sages princes du monde et des mieux parlants, qui le fut depuis, qui l'est encore et le sera tant qu'il vivra, se leva et dit:

« Barons, nous vous avons tous convoqués, parce que, comme vous le savez, nous tenons ici à Matagrifon le prince, fils aîné du roi Charles, qui est en notre prison. Or donc, vous savez tous que le roi Charles, son père, s'est emparé de l'héritage du bon roi Manfred, notre aïeul et votre seigneur légitime, et que le roi Manfred périt dans le combat, et avec lui le roi Enzio son frère. Vous avez su aussi comment le roi Conradin, notre oncle, est venu d'Allemagne dans l'intention de venger leur mort et cette usurpation; mais, selon la volonté de Dieu, lui et tous ses gens furent défaits par ledit roi Charles. Vous savez aussi que ledit roi Conradin tomba vivant entre ses mains. Vous savez enfin qu'il se conduisit envers lui avec la plus grande cruauté que jamais roi ou fils de roi exerçât sur un aussi vraiment gentilhomme que l'était le roi Conradin, issu du plus noble sang du monde, et qu'il lui fit trancher la tête à Naples. D'après cette grande cruauté, vous pouviez connaître quelle punition Dieu lui infligerait et quelle vengeance il en tirerait. Vous êtes ceux qui avez le plus souffert de dommage et de honte de toutes ces choses, aussi bien par la mort de votre seigneur naturel et de ses frères que par les pertes que vous avez faites chacun de vous de vos parents et amis. Puis donc qu'il a plu à Dieu que ce soit par vous que vengeance en soit tirée, j'ai mis ici en votre pouvoir la chose la plus chère que le roi Charles possède dans ce monde, son fils. Jugez-le, et prononcez telle sentence qui vous paraîtra juste. »

Là-dessus le prince alla s'asseoir, et messire Alaymo, désigné par tous pour répondre en leur nom à ce que proposerait le seigneur infant, se leva et dit:

« Seigneur, nous avons bien entendu ce que vous venez de nous dire, et nous savons que le tout s'est passé en toute vérité comme vous nous l'avez exposé. Nous rendons grâces à Dieu et à notre seigneur le roi d'Aragon de ce qu'il a bien voulu nous envoyer un aussi sage seigneur que vous l'êtes pour nous gouverner à sa place. Et puisqu'il vous plaît, seigneur, que ce soit par nous que soit tirée vengeance et de la mort du roi Conradin et du dommage porté sur nous par le roi Charles, je dis, pour moi, seigneur: que le prince doit subir la mort que son père a fait subir au roi Conradin. Et ainsi comme je l'ai dit, que chacun des barons, chevaliers et syndics des terres se lève; et si mon avis leur paraît bon, qu'ils confirment cette sentence et qu'on la rédige par écrit; et que ce que chacun dira, il le dise pour lui et pour toute la communauté de Sicile, car elle est représentée ici. Et s'il est quelqu'un qui veuille dire autrement, qu'il se lève; pour moi, ce que j'ai dit, je le confirme en mon nom et au nom de tous les miens. «

Cela dit, il cessa de parler; mais, avant que personne se levât, tout le peuple de Messine se leva et tous s'écrièrent à la fois: « Il a bien dit! Il a bien dit! Et nous le disons tous: Qu'il ait la tête coupée; nous nous conformons à tout ce qu'a dit messire Alaymo. » Là-dessus se leva l'amiral, qui savait d'avance comment l'affaire tournerait, et il dit: « Barons, ainsi que messire Alaymo l'a proposé, que chacun se lève pour soi, riches hommes, chevaliers et syndics; et une fois la sentence approuvée de tous en général, qu'on l'écrive. »

Il appela alors deux notaires des plus expérimentés de Messine et deux juges, et il dit aux juges de dicter la sentence, et aux notaires d'écrire l'avis de chacun, pour en conserver éternellement la mémoire; la chose eut lieu ainsi. Lorsque tout eut été accompli, l'amiral ordonna d'en faire lecture en présence de tous. Quand lecture en eut été faite et que chacun eut prononcé la sentence, tant pour soi que pour les lieux qu'il représentait, l'amiral demanda à toute l'assemblée en général, si elle approuvait ladite semence. Tous répondirent: « C'est ce que nous voulons, et nous le confirmons pour nous et pour toute la communauté de l'île de Sicile. Alors on se retira, et chacun s'en alla chez soi, bien persuadé que justice serait faite le lendemain. Mais le seigneur infant En Jacques, après que la sentence eut été prononcée et confirmée, voulut user de miséricorde, car il ne voulait pas rendre le mal pour le mal, se rappelant la parole de l'Évangile qui dit: que Dieu ne veut point la mort du pécheur, mais sa conversion. Ainsi, lui ne voulut point la mort du prince, mais il désira que par lui pût renaître la paix et la concorde, sachant bien surtout qu'il n'avait aucune faute en rien de ce qu'avait fait son père, le roi Charles. Il avait au contraire, ouï dire qu'il avait été fort mécontent de la mort du roi Conradin, et c'était la vérité. Il se rappelait aussi qu'il était proche parent du roi son père, et puisqu'il était, parent de son père, il l'était aussi de lui-même!

CHAPITRE CXV

Comment le seigneur infant En Jacques envoya le prince, fils aîné du roi Charles, en Catalogne, au roi d'Aragon son père.

Si bien que le lendemain le seigneur infant manda l'amiral et lui dit: « Amiral, faites préparer la plus grande nef des Catalans, parmi celles qui se trouvent ici; joignez-y quatre galères et deux lins armés, et nous enverrons le prince à Barcelone, au seigneur roi d'Aragon notre père. — Seigneur, dit l'amiral, vous dites bien; la chose sera ainsi. »

Dès que la nef, les galères et les lins furent armés, on y plaça le prince sous bonne et sûre garde. Ils partirent de Messine; le vent fut favorable, et en peu de jours ils arrivèrent à Barcelone, où ils trouvèrent le seigneur roi. Le seigneur roi ordonna aussitôt que le prince fût renfermé au château neuf de Barcelone, et il y mit bonne garde.

Je laisse le prince en bon lieu et sûr, et reviens au seigneur infant En Jacques et à l'amiral.

CHAPITRE CXVI

Comment le seigneur infant En Jacques passa en Calabre et la conquit, ainsi que la principauté, jusqu'à Castello dell' Abate, et aussi d'autres villes et lieux.

Le prince étant embarqué, le seigneur infant ordonna à l'amiral de faire armer quarante galères, attendu qu'il voulait passer en Calabre, et y conduire la guerre de telle sorte qu'on ne s'aperçût pas que le seigneur roi son père y manquât. L'amiral éprouva une grande joie à voir dans le seigneur infant En Jacques un si bon entendement et tant de courage et de vigueur. Il n'eut garde de l'en détourner; il l'approuva au contraire, et lui répondit: « Seigneur, c'est bien dit; faites préparer votre cavalerie et votre infanterie, et regardez les galères comme prêtes. »

Le seigneur infant fit convoquer aussitôt toutes les osts de Catalans et d'Aragonais qui se trouvaient en Sicile, excepté ceux qui avaient quelques emplois, ou qui gardaient les châteaux. En peu de jours ils furent tous prêts et réunis à Messine, et le prince passa en Calabre avec mille chevaux bardés, et cent armés à la légère, à la manière des genetaires.[16] Il y avait aussi une grande quantité d'almogavares et de varlets des menées. Des quarante galères que l'amiral fit armer, vingt étaient ouvertes en poupe et contenaient quatre cents cavaliers et un grand nombre d'almogavares. Ainsi, avec la grâce de Dieu, le seigneur infant En Jacques allant par terre et l'amiral par mer, ils s'en allèrent, prenant cités, bourgs, châteaux et autres fieux. Que vous dirai-je? Si je voulais vous raconter le tout en détail, ainsi que je l'ai fait plusieurs fois, le papier me manquerait; car il se fit de si beaux actes de chevalerie et de si beaux faits d'armes dans chacun des lieux qu'ils parcoururent, que dans aucune histoire du monde on n'a jamais lu de plus belles chevauchées et de plus grandes merveilles que n'en firent les gens du seigneur infant et ceux de l'amiral. Il en est plus de cent parmi les riches hommes et les chevaliers catalans et aragonais de cette expédition, dont les prouesses et actes de bravoure pourraient fournir matière à des romans plus merveilleux que n'est celui de Godefroi;[17] et même, au lieu de cent, je pourrais bien dire mille. J'en pourrais dire tout autant des gens de pied. Quant à l'amiral, il n'est besoin d'en parler; tous ses faits furent autant de merveilles, et il se serait regardé comme un homme mort si, en tout lieu où s'exécutait un beau fait d'armes, il n'était pas là pour enlever à tout homme le prix de la bravoure. Que vous dirai-je? Tels furent le courage et l'audace toute chevaleresque du seigneur infant En Jacques que, depuis le moment où il passa en Calabre jusqu'à celui de son retour en Sicile, il fit la conquête de la Calabre entière, à l'exception du seul château fort de Stilo; placé sur une haute montagne autours de la mer.

Outre la Calabre, il prit dans la principauté tout ce qui s'étend jusqu'à Castello dell' Abbate, à trente milles de Salerne, et l'île d'Ischia, comme vous l'avez déjà vu, et de plus celles de Procida et de Capri; à quoi il faut ajouter, du côté du Levant, la cité de Tarente, toute la principauté, tout le cap de Leuca, la cité d'Otrante et Lecce, qui est à vingt-quatre milles de Brindes.

Si on vous racontait aussi toutes les belles actions que fit à Otrante le noble En Béranger d'Entença, beau-frère de l'amiral, ainsi que d'autres, vous seriez émerveillés de les entendre; car ils parcoururent toute la Pouille, l'île de Corfou, le despotat d'Aria, Avlona et l'Esclavonie. Et comme, à l'aide des galères stationnées à Ischia pour le roi d'Aragon on levait un tribut sur toutes les nefs qui entraient à Naples ou en sortaient, de même à l'aide de celles qui étaient à Otrante pour le seigneur roi d'Aragon et pour l'infant on tirait un tribut de toute nef ou lin qui passait par le golfe de Venise, à l'exception de celles qui entraient à Venise ou en sortaient, parce que ladite ville et la communauté de Venise étaient en paix avec le seigneur roi d'Aragon.

Que personne ne s'étonne de m'entendre parler d'une manière si sommaire de ces grandes conquêtes. Je ne m'y arrête pas avec plus de détails parce que déjà en sont faits des livres qui traitent particulièrement pour ces divers endroits de la manière dont on s'en est emparé, et d'ailleurs cela me mènerait trop loin. Lorsque le seigneur infant eut terminé la conquête de toute la Calabre et de tous les autres lieux, il fit don de plusieurs desdits lieux à des riches hommes, à ses chevaliers, à de notables citoyens, à des adalils, à des almogavares et à des chefs de menées. Il mit toutes les frontières en bon état; et revint ensuite en Sicile, où madame la reine, l'infante sa tante, l'infant En Frédéric et tous les habitants le revirent avec grande joie et plaisir; et de là en avant l'île de Sicile ne se ressentit en rien de la guerre. Les troupes des frontières, stationnées en Calabre, dans la principauté et dans la Pouille, continuaient à mener la guerre de ce côté, et faisaient un grand butin, et venaient dépenser leur argent à Messine.

CHAPITRE CXVII

Comment l'amiral En Roger de Loria courut l’île de Gerbes, la Romanie, Chio, Corfou, Céphalonie, et comment les Sarrasins de Gerbes reçurent autorisation du roi de Tunis de se rendre au seigneur roi d'Aragon.

Après que le seigneur infant fut de retour à Messine, l'amiral, avec son autorisation, se rendit en Barbarie, en une île nommée Gerbes, appartenant au roi de Tunis; il la ravagea et fit plus de deux mille captifs, Sarrasins ou Sarrasines, qu'il emmena en Sicile; il en fit passer aussi quelques-uns à Majorque et en Catalogne, et fit un tel butin que les frais d'armement et d'expédition des galères Curent largement payés. Il fit ensuite un autre voyage et alla en Romanie, et courut les îles de Metelin,[18] Stalimène,[19] les Formans,[20] Tino, Andros, Miconi, puis l'île de Chio, où se fait le mastic, et prit la ville de Malvoisie,[21] et revint en Sicile avec un butin si considérable qu'il y avait de quoi satisfaire cinq flottes semblables à la sienne. Il courut aussi l'île de Corfou et brûla et ravagea tous les environs du fort; et puis courut Céphalonie et tout le duché.[22] Enfin, tous ceux qui le suivirent s'enrichirent tellement qu'ils ne voulaient admettre à leur table de jeux que ceux qui se présentaient avec des pièces d'or; et s'ils n'avaient que de la monnaie d'argent, on ne les recevait qu'autant qu'ils apportaient au moins mille marcs.

Peu de temps après, l'amiral revint à l'île de Gerbes, et enleva encore bien plus de gens qu'il n'avait fait la première fois, de manière que les Maures de Gerbes vinrent trouver leur seigneur le roi de Tunis, et lui dirent: « Tu vois, seigneur, que tu ne peux nous défendre contre le roi d'Aragon, et c'est au contraire pour t'avoir. prêté foi, à toi qui es chargé de nous défendre que nous avons eu deux fois notre île courue par l'amiral du roi d'Aragon, et que nous avons perdu frères, parents, femmes, fils et filles. Nous te conjurons donc, seigneur, de nous dégager de notre foi, afin que nous puissions nous soumettre à sa souveraineté, et ainsi nous vivrons en paix, et toi tu nous feras bien et merci: sans quoi, seigneur, tu peux faire compte que l'île sera bientôt toute dépeuplée. »

Le roi de Tunis consentit à ce qu'ils demandaient et les dégagea de leur foi. Et ils expédièrent des messagers au roi d'Aragon, et se soumirent à l'amiral en son nom. L'amiral y fit élever un beau fort qui s'est tenu, se tient et se tiendra avec plus de gloire pour les chrétiens qu'aucun autre château du monde.

Gerbes est une île qui se trouve au milieu de la Barbarie, puisque, si vous calculez bien, il y a autant de distance de Gerbes à Ceuta que de Gerbes à Alexandrie. Et ne croyez pas que ce soit complètement une île, car elle est si rapprochée du continent que, si ce passage n'était fortifié et défendu par les chrétiens, il pourrait y passer cent mille hommes à cheval et autant à pied, sans que les cavaliers eussent de l'eau à hauteur des sangles des chevaux. Aussi faut-il que tout homme qui aura à commander à Gerbes soit pourvu de quatre yeux, de quatre oreilles et d'une cervelle sûre et ferme, et cela par beaucoup de raisons: d'abord parce que le plus proche secours des chrétiens qui puisse lui parvenir est de Messine; et de Gerbes à Messine il y a cent milles; et qu'ensuite Gerbes a de fort proches voisins, comme Gelimbre, Margam, Jacob Ben-Atia, Ben-Barquet, les Debeps, et autres barons alarps,[23] tous très puissants en troupes à cheval; et si le capitaine de Gerbes venait à avoir les yeux appesantis par le sommeil, il ne manquerait pas de gens qui le réveilleraient bien vite et avec un fort mauvais bruit.

Lorsque l'amiral eut mis fin à toutes ses expéditions, il s'occupa de bien faire radouber toutes ses galères; car il avait appris que le roi de France en faisait construire un grand nombre. Mais je laisse là l'amiral pour vous entretenir du roi de Fiance, du roi Charles et de leurs adhérents.

CHAPITRE CXVIII

Comment le roi Charles eut recours au pape et au roi de France, et passa à Naples avec deux mille chevaliers; comment ledit roi trépassa de cette vie, et comment le gouvernement du royaume passa aux mains des fils du prince, qui se trouvait alors prisonnier à Barcelone.

Le roi Charles ayant appris la fâcheuse nouvelle de la captivité du prince et de la bataille des Comtes, aussi bien que le fait d'armes d'Agosta et les autres pertes qu'il avait essuyées et essuyait tous les jours, eut recours au pape et ensuite au roi de France, et s'occupa d'ourdir et d'organiser tout ce qu'il put contre le roi d'Aragon. Il se disposa aussi à retourner à Naples, craignant beaucoup que cette ville ne se révoltât; et avec lui partirent le comte d'Artois et autres comtes, barons et chevaliers, au nombre de bien deux mille. Ils allèrent si bien par leurs journées qu'ils arrivèrent à Naples; et ils y arrivèrent dans de telles circonstances, que certainement de ces deux mille chevaliers il n'en retourna pas deux cents en France; tous les autres périrent dans la guerre en Calabre ou à Tarente. En un seul jour il périt à Otrante plus de trois cents chevaliers, un pareil nombre à Tarente, et plus de cinq cents dans la plaine de Saint-Martin. Que vous dirai je? Ils ne se rencontraient en aucun lieu avec les Catalans et les Aragonais qu'ils ne fussent battus ou tués. C'était bien l'œuvre de Dieu, qui abaissait leur orgueil et exaltait l'humilité du roi d'Aragon, de ses enfants et de ses peuples. Vous pouvez bien le croire, en considérant le grand nombre de prisonniers qu'en l'honneur de Dieu ils laissèrent aller quittes et libres; et on ne peut en dire autant du roi Charles, car jamais il ne relâcha aucun prisonnier qui fût tombé en son pouvoir ou au pouvoir des siens; bien au contraire, tout autant qu'il en prenait, il leur faisait couper les poings et crever les yeux. L'amiral et les gens du roi d'Aragon avaient longtemps supporté ces énormités sans les commettre eux-mêmes; mais considérant enfin le détriment qui résultait pour eux de cette conduite, l'amiral se décida à user de représailles, en faisant aussi couper les poings et crever les yeux aux prisonniers qui lui tombaient entre les mains. Les ennemis voyant cela s'amendèrent, non pour l'amour de Dieu, mais par crainte de l'amiral. Il en est ainsi de bien des gens, dont on tire meilleur parti en leur faisant du mal qu'en leur faisant du bien. Il vaudrait mieux assurément que chacun se corrigeât soi-même de son mauvais vice par amour ou crainte de Dieu que d'attendre les effets de sa colère.

Que vous dirai-je? Tous les jours venaient au roi Charles de semblables nouvelles; si bien qu'on disait que jamais ne fut seigneur au monde qui, après avoir eu tant de prospérités, éprouvât tant de malheurs sur la fin de sa vie. Chacun doit donc s'efforcer de se garder de la colère de Dieu; car contre la colère de Dieu rien ne peut résister. Que vous dirai-je? Etant tombé dans une telle série de maux, il plut à notre Seigneur Dieu de terminer ses jours et qu'il trépassât de cette vie.[24] On peut dire de lui que le jour où il mourut fut celui où mourut le meilleur chevalier du monde, après le seigneur roi d'Aragon et le seigneur roi de Majorque; je n'excepte que ces deux-là. Ainsi son royaume se trouva, en raison de sa mort, dans un grand embarras, carie prince héritier de son royaume[25] était prisonnier à Barcelone. Toutefois le prince avait plusieurs enfants; entre autres il avait trois garçons assez grands, savoir: monseigneur Charles, monseigneur Louis qui fut par la suite frire mineur, puis évêque de Toulouse, et mourut évêque; il est aujourd'hui canonisé par le Saint-Père apostolique, et sa fête est chômée dans tous les pays chrétiens. Après eux venait un autre fils qui s'appelait et s'appelle encore duc de Tarente.

Ces trois fils, conjointement avec le comte d'Artois et les autres hauts barons de leur sang, gouvernèrent son pays,[26] jusqu'à ce que le prince fût rendu à la liberté; et il en sortit à la paix,[27] ainsi que vous l'apprendrez; mais je cesse de vous parler du roi Charles et de ses petits-enfants qui gouvernèrent le pays, et je vais vous parler du roi de France.

 


 

EXPÉDITION DE PHILIPPE LE HARDI EN CATALOGNE

CHAPITRE CXIX

Comment le roi de France envoya le légat du pape et le sénéchal de Toulouse au roi de Majorque, pour demander passage sur son territoire et comment il se disposa à pénétrer avec toutes ses forces en Catalogne et par terre et par mer.

Les galères que le roi de France avait ordonnées étant terminées,[28] les provisions ayant été préparées à Toulouse, à Carcassonne, à Béziers, à Narbonne et aux ports de Marseille et d'Aigues-Mortes, il envoya le cardinal légat et le sénéchal de Toulouse à Montpellier, pour s'entendre avec le seigneur roi de Majorque afin que ses troupes pussent passer en paix sur son territoire. Le seigneur roi de Majorque se rendit à Montpellier. Le cardinal l'admonesta et lui fit de grandes offres de la part du Saint-Père, et le sénéchal en fit autant de la part du roi de France. Leurs exhortations auraient cependant produit peu d'effet,[29] sans la convention faite à Gironne entre les seigneurs rois d'Aragon et de Majorque; et d'après laquelle les deux frères étaient tombés d'accord, que le roi de Majorque laisserait passer les troupes françaises sur ses terres, et cela par deux fortes raisons: la première, que le roi de Majorque ne pouvait nullement empêcher les Français d'entrer en Roussillon, et que si c'était de vive force qu'ils y entraient, Montpellier, le Roussillon, le Confient et la Cerdagne étaient à jamais perdus pour lui; la seconde raison était que, s'ils n'entraient point parla, ils passeraient par la Navarre ou par la Gascogne, et y trouveraient un bien meilleur passage que par le Roussillon, car ils avouaient eux-mêmes que c'était une assez rude lâché de pénétrer en Catalogne par le Roussillon. Telles furent les raisons qui décidèrent le roi de Majorque à faire ce que désiraient le pape[30] et le roi de France. Le cardinal et le sénéchal retournèrent fort satisfaits vers le roi de France, croyant avoir partie gagnée. Et de la même manière qu'ils avaient annoncé le résultat de leurs négociations au roi de France, ils les communiquèrent à Charles,[31] roi du chapeau, et l'écrivirent au pape qui en fut fort content. Le roi de France fit payer la solde de six mois aux riches hommes, aux chevaliers, aux hommes des compagnies de pied et aux marins et autres; car l'argent ne leur manquait pas, le pape leur fournissant les trésors qu'il avait amassés pour aller attaquer les infidèles d'outre mer, et qui ne servirent que contre le roi d'Aragon. Vous verrez aussi comment ces trésors fructifieront.

Le pape ayant poussé le roi de France, et le printemps étant venu, l'oriflamme sortit de Paris; et quand on fût arrivé à Toulouse, on estima qu'il venait bien certainement avec le roi de France dix-huit mille chevaux bardés et un nombre infini d'hommes de pied. Il y venait aussi par mer cent cinquante grosses galères et plus de cent cinquante nefs chargées de provisions de bouche, et des lins et des térides et des barques sans nombre. Que vous dirai-je? Les forces que le roi de France menait avec lui étaient si grandes que tous disaient là, méconnaissant la puissance de Dieu: « Le roi de France emmène avec lui une telle force qu'il aura bientôt conquis toute la terre du roi d'Aragon. » Et Dieu y était ainsi méconnu, et on ne mentionnait même pas son nom; on ne parlait de rien autre chose que de la puissance du roi de France. Si quelqu'un venait à parler du seigneur roi d'Aragon, et disait: « Que deviendra le roi d'Aragon et son royaume? » ses amis répondaient: « Dieu est tout puissant, et saura bien le défendre, lui et son droit. » Ainsi ceux-ci imploraient la puissance de Dieu, tandis que les autres la méconnaissaient. Aussi vous verrez comment notre seigneur vrai Dieu usera de son pouvoir, qui est au-dessus de tous les autres pouvoirs; car il a pitié de ceux qui le craignent et se courrouce contre les orgueilleux et contre ceux qui le méconnaissent.

Cessons de nous entretenir du roi de France et de ses grandes armées, qui sont à Toulouse et distribuées par tout le pays, et parlons du seigneur roi d'Aragon.

CHAPITRE CXX

Comment le seigneur roi En Pierre envoya des messagers à son neveu le roi don Sanche de Castille, pour le requérir de l'aider de ses chevaliers; et comment ses troupes se réunirent au col de panissas pour s'opposer à ce que le roi de France pénétrât en Catalogne.

Le roi d'Aragon ayant appris que le roi de France était sorti de Paris, qu'il avait déployé l'oriflamme,[32] et qu'il s'approchait avec de grandes forces de terre et de mer, envoya aussitôt ses messagers à son neveu, le roi don Sanche de Castille, pour lui faire savoir avec quelles forces immenses le roi de France s'avançait contre lui, et en conséquence de leurs accords, le requérir de lui faire aide de sa chevalerie, disant que s'il le faisait, il devait tenir pour certain qu'il livrerait bataille au roi de France.

A la réception de ce message, le roi de Castille répondit aux envoyés: qu'ils pouvaient s'en retourner, et qu'il allait se préparer de manière à faire telle aide au seigneur roi son oncle, qu'il s'en tiendrait pour satisfait. Sa réponse fut bonne, mais les faits furent nuls, puisqu'il ne lui envoya pas aide d'un seul chevalier ni d'un seul piéton: de sorte que le roi d'Aragon fut entièrement déçu en ce qu'il attendait de lui, ainsi qu'il le fut à l'égard de son beau-frère le roi de France. Et ainsi, au moment où il avait besoin de tous ses amis terrestres, il se vit abandonné; mais, en bon et sage seigneur et le meilleur chevalier du monde, il leva les yeux au ciel et dit: « Seigneur vrai Dieu, c'est à vous que je recommande et mon âme et mon corps, et mes peuples et mes terres. Puisque tous ceux qui devaient me secourir m'ont abandonné, daignez, Seigneur, me secourir vous-même et protéger moi et mes peuples. Signez-les et bénissez-les! »

Tout exalté et animé de l'amour de notre Seigneur vrai Dieu Jésus-Christ, il commanda qu'on sellât son cheval et que tout homme prêt au combat se revêtit de ses armes, car lui-même voulait s'armer. Aussi le même jour se montra-t-il armé dans la ville de Barcelone, et y fit-il célébrer de grandes fêtes, et des réjouissances en l'honneur de Dieu. Et par là il encouragea si bien ses gens que déjà ils eussent voulu se montrer en armes contre leurs ennemis; et un jour de délai leur paraissait une année d'attente.

Les fêtes étant terminées à Barcelone, le roi envoya dans tout l'Aragon des messagers aux Aragonais, afin qu'ils prissent leurs mesures pour que ni du côté de la Navarre ni du côté de la Gascogne ne pût venir aucun dommage à son royaume. Il envoya en même temps par toute la Catalogne ses lettres de commandement à tous riches hommes, chevaliers, citoyens et gens des villes, pour qu'ils eussent à se rendre tout armés au col de Panissas, car c'est là qu'il se proposait d'aller à la rencontre du roi de France pour lui fermer l'entrée de son pays. Sur cet ordre, tous, au jour fixé, furent réunis au col de Panissas. Là ils dressèrent leurs tentes, aussi bien que le seigneur roi et l'infant En Alphonse, avec un grand nombre des chevaliers de Catalogne.

Quand ils furent tous réunis, le seigneur roi ordonna que le comte d'Ampurias avec ses gens gardât le col de Banyuls et le col de la Massane; le comte d'Ampurias plaça les compagnies de Castellon au col de Banyuls, et les autres au col de la Massane, et le comte avec ses chevaliers alla visiter les uns et les autres à plus d'une demi-lieue. Chacun de ces passages était si fort qu'on n'avait pas à craindre que personne y passât. Il mit d'autre part le vicomte de Rocaberti à la garde du Pertus; et le seigneur roi lui-même, avec le reste de ses gens, demeura au col de Panissas.[33] En chaque lieu on s'était précautionné de marchands et autres gens qui apportassent à vendre tout ce dont on pourrait avoir besoin. Tous les passages furent ainsi bien gardés et bien munis de tout. Je laisse là le roi d'Aragon et son armée, et reviens au roi de France et au roi de Majorque.


 

[1] Le pape Martin IV (Simon de Brion) avait fulminé une excommunication contre Pierre III, le 18 novembre 1282, après les vêpres siciliennes et l'expédition de Sicile. Il la renouvela en 1283, en déclarant pierre III déchu du trône, en publiant une croisade contre lui et en donnant l'investiture du royaume à Charles de Valois, deuxième fils de Philippe le Hardi et neveu de Pierre par Elisabeth sa mère. Pierre III, sûr de ses sujets, s'émut peu de sa déchéance et prit par ironie le titre de « Soldat aragonais, père de deux rois et maître de la mer. »

[2] Sanche VII, roi de Navarre, un des vainqueurs d’Ubeda (Navas de Tolosa), se voyant sans enfants, avait adopté comme son successeur son neveu Thibaut, comte de Champagne, fils de Blanche sa sœur. Malgré les réclamations de Jacques le Conquérant, qui fit valoir une adoption subséquente en sa faveur, Thibaut devint roi de Navarre en 1254. Jeanne, fille du second fils de Thibaut et héritière de la Navarre, avait été mariée en 1273 à Philippe, fils de Philippe le Hardi; et quoique ce mariage ne fût solennisé qu'en 1284, à cause du bas âge de Jeanne, la Navarre n'en était pas moins devenue une annexe de la couronne de France.

[3] je ne puis retrouver ce nom.

[4] Même remarque.

[5] Même remarque.

[6] Château construit par Richard Cœur de Lion, près de Messine, à l'époque de son voyage en Terre Sainte, pour tenir en respect quelques Grecs de Sicile Ce mot est composé du mot matar, tuer, et Griffon, qui désigne les Grecs dans notre vieille langue. Il en existait un du même nom en Morée.

[7] Fers que l'on mettait aux mains des prisonniers.

[8] Entre Syracuse et Catane.

[9] En rendo. Le vieux mot français randon, rapidité, a la même origine.

[10] Mer Ionienne. Agosta est sur une langue de terre, qui s'étend dans la direction du nord au sud, et dont un côté sert à former un port en serrant la mer le long de la côte de Sicile, et dont l'autre est battu par la mer Ionienne

[11] Ce fut dans les cortès de Saragosse, en 1285, que les divers ordres de l'Etat réunis obtinrent du roi Pierre la restitution de leurs droits antiques et la confirmation nouvelle de leur constitution, par l'acte connu sous le nom de Privilège social. Ils réussirent, dit Zurita, à reconquérir leur liberté, parce qu'ils furent tous d'accord. Les riches hommes et les chevaliers, les commerçants et les classes inférieures furent également ardents à réclamer leur prééminence et leur liberté. Ils étaient convaincus que le pays d'Aragon n'était pas une puissance parce qu'il était fort, mais parce qu'il était libre, et la volonté de tous était de périr avec la liberté. Des conservateurs furent ensuite nommés pour assurer l'exécution des promesses royales et rendre au Justica les prérogatives dont in avait voulu dépouiller cet office si important, en môme temps que les hommes qui avaient droit à sa juridiction. Il ne faut chercher dans Muntaner que les faits militaires et ce qui intéresse la chevalerie. Il est trop bon courtisan pour s'occuper des réformes politiques et sociales.

[12] Eustache de Beaumarchais, envoyé par Philippe le Hardi en Navarre pendant la minorité de Jeanne de Navarre qui s'était retirée à Paris avec sa mère, et qui, le 16 août 1284, épousa Philippe le Bel, fils aîné de Philippe le Hardi.

[13] Ces cortès se tinrent au mois de janvier 1284. Les Catalans firent valoir les mêmes réclamations que les Aragonais, et obtinrent confirmation de leurs anciens privilèges et abolition de plusieurs ordonnances désastreuses pour le pays.

[14] Puente Mayor, ou le grand pont sur le Ter, près de Sarria.

[15] sur la côte de Calabre.

[16] Cavaliers montés sur petits chevaux appelés génets.

[17] Godefroi de Bouillon, qui prit Jérusalem.

[18] Lesbos.

[19] Lemnos

[20] Je ne puis trouver dans aucune ancienne carte le nom du ces îles.

[21] Monembasia en Morée.

[22] Voyez la Chronique de Morée. On donnait le nom de duché, sans ajouter aucune autre désignation, au duché de Naxos ou de la Dodécanèse, composé des anciennes Cyclades. C'était la famille vénitienne des Sanudo qui possédait cette seigneurie, qui relevait des princes d'Achaïe. (Voyez l'Histoire des anciens ducs et autres souverains de l'Archipel. Paris, 1698, in-12.) Ce n'est certainement pas ici de ce duché de Dodécanèse qu'il est question, mais plutôt du despotat d'Arta situé sur le continent opposé. Muntaner est fort exact dans ses désignations géographiques, bien que les noms soient souvent moins reconnaissables que les lieux.

[23] Les Arabes Bédouins.

[24] Charles d'Anjou mourut à Foggio le 7 janvier 1285.

[25] Charles eut de Béatrix, comtesse de Provence, sa première femme, trois fils: Charles, qui lui succéda; Louis-Philippe prince d'Achaïe, mort en 1277 (voyez la Chronique de Morée), et Robert, mort en 1266; et trois filles: Blanche, femme de Robert de Béthune, comte de Flandre; Béatrix, mariée à Philippe de Courtenay, et Isabelle, femme de Ladislas le Cumain, roi de Hongrie. Il n'eut pas d'enfants de sa seconde femme, Marguerite, comtesse de Tonnerre.

[26] Le royaume fut administré pendant la captivité de Charles IV, par Robert II, comte d'Artois, en qualité de régent, d'accord avec le cardinal de Sainte Sabine, nommé légat par le pape Martin IV.

[27] Au mois de novembre 1288.

[28] L'histoire de l'expédition entreprise par Philippe le Hardi, en 1285, contre Pierre III, a été écrite d'une manière fort détaillée par Bernard d'Esclot, écrivain catalan, contemporain de cette expédition. Bernard d'Esclot est souvent partial en faveur des siens, mais il était bien informé. Une traduction de cette partie de sa Chronique en langue castillane fut réimprimée comme morceau de circonstance à l'occasion de la guerre de 1793 entre l'Espagne et la France. Toute l'histoire de d'Esclot, qui se termine avec cette guerre, avait déjà été imprimée en castillan par Raphaël Cervera. L'original catalan n'a jamais été publié; il en existe un manuscrit à la Bibliothèque royale de Paris, fonds Saint-Germain, 1581. Test celui d'après lequel J'ai fait la copie de cette chronique, telle qu'on la retrouvera à la fin de ce volume.

[29] Ramon Muntaner, grand ami de Don Pedro, se tait sur les différends entre les deux frères, mais l'histoire est la pour suppléer à ses omissions. Don Pèdre avait vu avec peine, ainsi que les Aragonais, le démembrement des deux couronnes en faveur de son frère, et, malgré les injonctions formelles du testament de son père, il avait forcé ce frère de lui prêter hommage et cherchait à le déposséder de ses Etats.

[30] Le pape avait excommunié Pierre III à la suite de sa conquête de la Sicile sur Charles d'Anjou, et l'avait déclaré déchu de la couronne d'Aragon; il avait donné ce royaume à Charles, deuxième fils de Philippe le Hardi, que Muntaner appelle, quelques lignes plus bas: Charles, roi du Chapeau (allusion au cardinal) et roi du Vent. Philippe le Hardi, qui avait vu son oncle, Charles d'Anjou, grâce à une semblable générosité du souverain pontife, s'emparer aisément de la Sicile sur Manfred, crut qu'il ne lui serait pas moins facile de conquérir pour son fils un pays aussi empressé que l'avait souvent été la Catalogne d'obéir au pape; mais Pierre tint bon, et Philippe y mourut. Les historiens français ont cru sauver sa gloire en le faisant mourir de ce côté des Pyrénées.

[31] Charles, deuxième fils de Philippe le Hardi, auquel le pape avait donné la couronne d'Aragon, mais qui ne put jamais la prendre.

[32] L'oriflamme ne se déployait que dans les guerres contre les infidèles. Ici il s'agissait d'une sorte de croisade puisque le roi marchait contre un prince excommunié.

[33] le col de Panissas est un dénié des Pyrénées-Orientales, impraticable aujourd'hui. Il est situé sur le versant opposé de la montagne qui forme le col de Perthus. Le fort de Bellegarde domine aujourd'hui ces deux cols.