Muntaner

RAMON MUNTANER

 

CHRONIQUE : LXI à LXXX

XLI à LX - LXXXI à C

Oeuvre numérisée  par Marc Szwajcer

 

 

 

 

CHRONIQUE DU TRÈS MAGNIFIQUE SEIGNEUR

RAMON MUNTANER

 

CHAPITRE LXI

Comment le roi En pierre envoya dire au roi Charles de sortir de ses terres et de son royaume; et comment le roi Charles répondit, que pour lui ni pour nul autre il n'en sortirait.

Cependant le seigneur roi envoya quatre riches hommes au roi Charles qui était devant Messine, comme vous l'avez déjà vu, et lui fit dire: qu'il lui mandait et ordonnait de sortir de son royaume; qu'il n'ignorait pas que ce royaume ne lui appartenait point, mais bien à la reine d'Aragon sa femme et à ses enfants; qu'il songeât à vider le pays; et que s'il ne le voulait faire il le défiait, et qu'il se tînt pour averti qu'il saurait le chasser bien loin.

Que vous dirai-je? Les envoyés allèrent vers le roi Charles et lui firent part de leur message. Le roi Charles entendant cela se dit à lui-même: « Enfin le voilà donc réalisé, ce dont tu t'étais toujours méfié, et le proverbe est bien vrai qui dit: « On meurt du mal dont on a peur. » Tu ne peux désormais, tant que tu existeras, vivre en paix, car tu as affaire au meilleur chevalier et au plus grand cœur du monde. Mais à présent, advienne que pourra, il faut que ce soit ainsi. «

Après être resté longtemps à réfléchir, il répondit aux messagers: qu'ils pouvaient se retirer; que pour lui il n'entendait renoncer à son royaume ni pour le roi d'Aragon ni pour qui que ce fût au monde, et que le roi sût bien qu'il avait entrepris une chose dont il le ferait repentir. Les messagers retournèrent au seigneur roi à Palerme. Celui-ci, sur cette réponse, se disposa à marcher sur Messine par terre et par mer. Les Siciliens qui le virent s'appareiller lui demandèrent: « Que faites-vous, seigneur? —Je vais, répondit-il, attaquer le roi Charles. — Au nom de Dieu! répliquèrent les Siciliens, n'y allez pas sans nous. »

CHAPITRE LXII

Comment le roi En Pierre ordonna que tout homme de quinze à soixante ans se trouvât à Palerme bien armé et approvisionné pour un mois; et comment il envoya de ses compagnies au secours de Messine.

Aussitôt on fit publier par toute la Sicile que tout homme âgé de quinze à soixante ans se rendit à Palerme sous quinze jours, avec ses armes, et son pain pour un mois: tel fut l'ordre du roi d'Aragon. En attendant il envoya deux mille almogavares à Messine; ils y entrèrent la nuit, et marchèrent chacun leur besace sur le dos; ne croyez pas qu'ils amenassent avec eux aucun train d'équipages: chacun portait son pain dans sa besace, ainsi qu'est la coutume des almogavares. Quand ils vont en chevauchée ils portent un pain pour chaque jour de chevauchée, mais rien de plus; et avec leur pain, de l'eau et des herbes, ils ont tout ce qu'il faut pour leurs besoins. Ils eurent des guides du pays qui connaissaient les montagnes et les sentiers. Que vous dirai-je? Il y a six journées de Palerme à Messine, et dans trois jours ils y furent rendus; ils y entrèrent pendant la nuit par un côté nommé la Caperna, où les femmes de Messine avaient fait un mur qui existe encore, et ils s'introduisirent si secrètement dans la ville que l'armée ne s'en aperçut pas. Laissons-les à Messine et retournons au roi d'Aragon.

CHAPITRE LXIII

Comment le roi En Pierre fut couronné roi de Sicile à Palerme; et comment il sortit de Palerme pour aller au secours de Messine.

Les armées étant réunies à Palerme, ainsi que le roi l'avait ordonné, tous conjurèrent le roi de vouloir bien accepter la couronne du royaume. Il y consentit; et par la grâce de Dieu, le roi En Pierre d'Aragon fut, avec grande solennité, et au milieu de la joie générale, couronné à Palerme[1] roi de Sicile. Après son couronnement il se rendit à Messine avec toutes ses forces de terre et de mer. Je cessé un instant de parler de lui pour vous entretenir des almogavares, qui étaient entrés à Messine.

CHAPITRE LXIV

Comment les habitants de Messine furent bien fâchés, quand ils virent les almogavares aussi mal accoutrés; comment les almogavares, voyant cela, firent une sortie et tuèrent plus de deux mille hommes dans le camp du roi Charles; et comment les Messinois furent honteux de leur jugement.

Lorsqu'on apprit à Messine que les Almogavares étaient entrés dans la ville pendant la nuit, Dieu sait la joie et le réconfort qui furent par toute la cité. Le lendemain matin, les Almogavares se disposèrent au combat. Les gens de Messine, les voyant si mal vêtus, les espadrilles aux pieds, les antipares[2] aux jambes, les résilles sur la tête, se mirent à dire: « De quelle haute joie sommes-nous descendus, grand Dieu? Quels sont ces gens qui vont nus et dépouillés, vêtus d'une seule casaque, sans bouclier et sans écu? Si toutes les troupes du roi d'Aragon sont pareilles à celles-ci, nous n'avons pas grand compte à faire sur nos défenseurs. »

Les Almogavares qui entendirent murmurer ces paroles, dirent: « Aujourd'hui on verra qui nous sommes. » Ils se firent ouvrir une porte, et fondirent sur l'armée ennemie avec une telle impétuosité, qu'avant même d'être reconnus ils y firent un carnage si horrible que ce fut merveille. Le roi Charles et ses gens crurent que le roi d'Aragon était là en personne. Enfin, avant qu'on sût avec qui on avait affaire, ceux de l'armée eurent perdu plus de deux mille des leurs, qui tombèrent sous les coups des Almogavares. Ceux-ci prirent et emportèrent dans la ville tout ce qui tomba entre leurs mains, et rentrèrent sains et saufs.

Quand les gens de Messine eurent vu les prodiges qu'avaient faits ces gens-là, chacun emmena chez lui plus de deux cavaliers; ils les honorèrent et les traitèrent bien; hommes et femmes furent rassurés; et cette nuit-là il se fit de si belles illuminations et de si grandes fêtes que toute l'armée ennemie en fut ébahie, affligée et effrayée.

CHAPITRE LXV

comment le roi Charles, instruit que le roi d'Aragon venait à Messine avec toutes ses forces, passa à Reggio; et comment les Almogavares mirent le feu aux galères que le roi Charles faisait préparer pour passer en Romanie, ce dont le roi En Pierre fut très fâché.

Pendant la nuit, le roi Charles reçut un message par lequel on lui apprenait que le roi d'Aragon venait par terre et par mer avec toutes ses forces et celles de la Sicile, et qu'il n'était pas à plus de quarante milles. Le roi Charles, homme de fort bon sens et très entendu dans les faits d'armes et autres affaires, sachant cela, pensa que si le roi d'Aragon venait, ce n'était pas sans que quelqu'un de sa propre armée en fut instruit, et que, comme ils avaient trahi le roi Manfred, ils pourraient bien le trahir à son tour. Il craignait que la Calabre ne se révoltât. Il s'embarqua donc pendant la nuit et passa à Reggio. A la naissance, du jour ceux de Messine s'aperçurent qu'ils étaient partis; mais il en restait cependant encore un bon nombre.

Les almogavares fondirent sur ceux qui restaient et qui n'étaient point embarqués; piétons ou cavaliers, tous périrent. Puis ils coururent aux tentes, et y gagnèrent un tel butin que Messine en fut riche à jamais; quant aux almogavares, ils faisaient aller les florins comme des menus deniers. Puis ils se rendirent à l'arsenal de Saint Salvator, où se trouvaient toute prêtes à partir plus de cent cinquante galères et longues barques que le roi Charles faisait préparer pour passer en Romanie, comme vous l'avez vu ci-devant, et ils mirent le feu à toutes. L'incendie fut si considérable qu'on eût dit que le monde entier était embrasé. Le roi Charles, qui voyait cela de Catona où il était, en fut très affligé. Que vous dirai-je? Des messagers allèrent au-devant du roi d'Aragon et de Sicile, et le trouvèrent à trente milles de Messine. Ils lui racontèrent toute l'affaire, ainsi qu'elle s'était passée, et il en fut très fâché, parce qu'il désirait combattre le roi Charles, et qu'il était venu dans cet espoir, lui et son armée. Toutefois, il crut que tout était pour le mieux, que Dieu l'avait voulu ainsi, et que seul il sait quel est le mieux. Il entra à Messine; et si on l'avait fêté à Palerme, ce fut bien autre chose à Messine. Les fêtes durèrent plus de quinze jours; mais au milieu des fêtes le roi ne négligeait point les affaires. Trois jours après son arrivée à Messine, vingt-deux de ses galères armées y entrèrent. Je vais parler du roi Charles et je laisserai là le roi d’Aragon.

CHAPITRE LXVI

Comment le roi Charles s'était fait débarquer à Catona, afin de mieux réunir ses gens; et comment les Almogavares tuèrent tous ceux qui étaient restés en arrière; et pourquoi le roi Charles ne voulut point attendre la bataille que le roi En Pierre se disposait à lui livrer.

Le roi Charles, ayant abandonné le siège de Messine au commencement de la nuit, se fit débarquer à Catona, qui est la terre la plus voisine de l'autre côté du détroit, puisqu'il n'y a que six milles de distance de Catona à Messine. Il se décida à cela afin que les galères fissent un plus grand nombre de voyages pendant la nuit. Toutefois, elles n'en firent pas un tel nombre qu'il ne restât encore au point du jour beaucoup de gens de pied et de cheval à embarquer. Tous ceux-là tombèrent sous les coups des deux mille Almogavares qui étaient à Messine. L'armée du roi Charles ne put enlever non plus ni les tentes ni les vins, vivres et provisions. Aussi, tandis que les Almogavares étaient occupés à poursuivre les troupes qui étaient restées, les Messinois enlevaient les effets des tentes; mais les Almogavares se dépêchèrent tellement de tuer leur monde, qu'ils eurent le temps de prendre part au pillage du camp. Ils avaient déjà gagné, en dépouillant ceux qu'ils venaient de tuer, tant d'argent qu'on ne pouvait le compter; car on imagine bien que celui qui fuit ou veut s'embarquer ne laisse en arrière ni or ni argent, mais qu'il prend tout avec lui. Ceux donc qu'ils tuèrent emportaient tout leur avoir; voilà pourquoi les Almogavares gagnèrent un argent infini.

Vous pouvez savoir combien était nombreuse l'armée que le roi Charles avait à Messine, puisque, ayant cent vingt galères et une multitude innombrable de lins armés et de barques côtières qui pouvaient passer chacune six chevaux à la fois, toutes ces embarcations ne purent toutefois, pendant toute la nuit, suffire à transporter tout le monde. C'était pourtant au mois de septembre, où les nuits sont égales aux jours; et la traversée, ainsi que je l'ai déjà dit n'est que de six milles. Comme quelques-uns de mes lecteurs pourraient ignorer ce que c'est que six milles, je leur dirai qu'il y a si près de Saint Renier de Messine au fort de Catona, qu'on distingue d'un côté à l'autre du détroit un homme à cheval, et qu'on peut voir s'il va du côté du levant ou du ponant. Voyez donc combien c'est près, et combien l'armée devait être nombreuse, puisqu'une nuit ne put suffire à tant de navires pour transporter tous les individus. Aussi, bien des gens ont blâmé le roi Charles de n'avoir point attendu le roi d'Aragon pour lui livrer bataille. Mais ceux qui connaissent le roi Charles disent, qu'aucun seigneur au monde ne se conduisit jamais avec plus de sagesse, et cela par les raisons que j'en ai déjà données; d'une part, il se méfiait des siens et craignait d'en être trahi; d'un autre côté, il connaissait le roi En Pierre comme le meilleur chevalier du monde, et savait qu'il amenait avec lui de si bons chevaliers de son pays, que jamais le roi Artus n'en eût de semblables à sa fameuse Table Ronde; il savait encore que ce roi était accompagné de plus de quarante mille fantassins de sa terre, dont chacun valait autant qu'un cavalier. Instruit de toutes ces choses, il fit prudemment de prendre le parti le plus sûr; il comptait d'ailleurs que ses forces étaient si considérables qu'en peu de temps il aurait recouvré tout ce qu'il perdait alors. Que vous dirai-je? Certainement il prit le meilleur parti; car s'il eût attendu, il était vaincu et tué. Dieu veillait en effet au salut du roi d'Aragon, de ses gens et de ceux qui l'avaient appelé.

CHAPITRE LXVII

Comment le roi Charles donna ordre à toutes ses galères de retourner chez elles; comment le roi d'Aragon les fit poursuivre par les siennes, qui les attaquèrent et les battirent; et comment il prit Nicotera.

Le roi Charles se trouvant à Catona avec celles de ses troupes qui avaient pu y débarquer pendant la nuit, ordonna au comte d'Alençon, son neveu, frère de Philippe, roi de France, de rester à Catona avec une grande partie de la cavalerie; il alla lui-même à la cité de Reggio et donna congé à ses galères pour qu'elles se rendissent chez elles; ce qu'elles firent avec joie. De cent vingt galères qui étaient là, trente qui étaient de la Pouille prirent la route de Brindes, et les autres, au nombre de quatre-vingts, prirent la route de Naples. Le seigneur roi d'Aragon voyant tout cela de Messine, appela son fils En Jacques-Pierre, et lui dit: « Amiral, mettez en votre place sur les vingt-deux galères que nous avons ici le noble En Pierre de Quaralt et votre vice-amiral En Cortada; qu'ils poursuivent cette flotte et qu'ils l'attaquent. Ce sont des gens qui fuient et ont déjà le cœur abattu; c'est d'ailleurs un mélange de beaucoup de nations diverses, qui s'accordent mal. Soyez assuré que ces vaisseaux ne se tiendront pas unis, et qu'ils seront vaincus. — Seigneur, lui répondit En Jacques-Pierre, permettez que je ne mette personne en mon lieu dans de telles affaires, mais que j'y aille en personne; comme vous le dites, ils seront tués ou pris; laissez-moi donc en avoir l'honneur. »

Le roi répliqua: « Nous ne voulons pas que vous y alliez, parce que vous aurez à donner vos soins au reste de notre flotte. »

Le noble En Jacques-Pierre resta, quoique avec grand regret, et donna ses ordres aux galères conformément à la volonté du roi; et aussitôt les gens s'embarquèrent avec grande joie en criant: Aur! Aur!

Les habitants de Messine et les autres Siciliens qui se trouvaient dans cette ville, étaient bien étonnés de voir que le roi envoyât vingt-deux galères contre quatre-vingt-dix galères et plus de cinquante autres bâtiments qu'il y avait, entre longues barques, lins armés et barques côtières. Ils s'approchèrent du roi et lui dirent: « Que faites-vous, seigneur? Vous envoyez vingt-deux galères contre ces cent cinquante voiles qui se retirent. — Barons, leur dit le roi en se prenant à sourire, vous connaîtrez aujourd'hui la puissance de Dieu, et comment elle se signalera dans cette affaire; laissez-nous faire et qu'on se garde bien de s'opposer à notre volonté, car nous avons une telle confiance en la puissance de Dieu et en notre bon droit, que, fussent-ils deux fois aussi nombreux, vous les verriez également aujourd'hui tous vaincus et détruits. — Seigneur, répondirent-ils, votre volonté soit faite. »

Le roi monta aussitôt à cheval, se rendit au bord de la mer et fit sonner la trompette, et chacun s'embarqua gaîment. Alors le roi et l'amiral montèrent sur les galères. Le roi les harangua et ordonna à chacun ce qu'il avait à faire. Le noble En Pierre de Quaralt et En Cortada répondirent: « Seigneur, laissez-nous aller, et nous ferons aujourd'hui de telles choses qu'elles honoreront à jamais la maison d'Aragon, et que vous et l'amiral, et tous ceux qui sont en Sicile vous en aurez joie et plaisir. »

Les troupes des galères s'écrièrent: « Seigneur, signez-nous, bénissez-nous, et commandez le départ; ils sont à nous! »

Le roi leva les yeux au ciel et dit: « Seigneur Dieu notre père, béni soyez-vous de nous avoir accordé seigneurie sur des gens si hauts de cœur! Daignez les protéger, les garder de mal et leur accorder la victoire! » Il les signa, les bénit et les recommanda à Dieu. Alors le roi et son fils l'amiral descendirent des galères par le débarcadère; car les galères étaient tout près de la Fontaine d'Or de Messine.

Le roi ne fut pas plutôt débarqué, que les galères firent force de rames; et lorsqu'elles se mirent en mouvement, le roi Charles n'avait point dépassé l'endroit appelé Coda-di-Volpe. Les vingt-deux galères ne pensaient qu'à les aborder. Elles mirent toutes voiles au vent, car le vent était à l'ouest, et elles firent force de rames et de voiles pour joindre la flotte du roi Charles. Celle-ci, qui les vit venir, fit route vers Nicotera. Aussitôt qu'ils furent dans le golfe de Nicotera, ils se réunirent et dirent: « Voici les vingt-deux galères du roi d'Aragon qui étaient à Messine; que ferons-nous? » Les Napolitains répondirent qu'ils craignaient fort que les Provençaux ne les abandonnassent, et que les Génois et les Pisans ne s'éloignassent du combat. Si on désire savoir le nombre de galères qu'il y avait de chaque pays, je répondrai: premièrement, vingt galères des Provençaux, bien armées et équipées; plus, quinze des Génois, dix des Pisans et quarante-cinq de Naples et de la côte de la principauté. Les barques et les lins armés étaient tous de la principauté de Calabre. Que vous dirai-je? Quand la flotte du roi Charles fut devant Nicotera, elle abattit ses vergues et se rangea en ordre de bataille. Les vingt-deux galères se trouvaient à la portée du trait; elles abattirent également les vergues, dégagèrent le pont et arborèrent le pavillon sur la galère de l'amiral, puis s'armèrent et amarrèrent ensemble toutes les galères, de manière que les vingt-deux galères n'en fissent qu'une, et ainsi entrelacées elles vinrent en ligne de bataille contre la flotte du roi Charles. Les gens de la flotte ne les croyaient pas assez téméraires pour les attaquer, ils croyaient seulement qu'ils en faisaient semblant; mais enfin, voyant que c'était pour tout de bon, les dix galères des Pisans sortent de la gauche, hissent leurs voiles, et louvoyant avec le vent, qui était frais, gagnent la haute mer et prennent la fuite. Les Pisans n'eurent pas plutôt pris ce parti que les Génois et les Provençaux en firent autant; car tous avaient des galères légères et bien armées. Quand les quarante-cinq galères, lins armés et barques de la principauté virent cette manœuvre, ils se tinrent pour perdus et se jetèrent sur la plage de Nicotera. Les vingt-deux galères fondirent alors au milieu d'eux. Que vous dirai-je? Nos gens en tuèrent tant que sans nombre, firent plus de six mille prisonniers, et s'emparèrent des quarante-cinq galères, lins armés et barques. Mais non contents décela, ils attaquèrent Nicotera, la prirent, et y tuèrent plus de deux cents chevaliers français de l'armée du roi Charles qui y étaient venus. De Nicotera à Messine il n'y a pas plus de trente milles. Tout cela fut fait dans la soirée, et on se livra au repos pendant la nuit.

CHAPITRE LXVIII

Comment les galères du roi En Pierre ramenèrent les galères du roi Charles qu'elles avaient prises; et comment les gens de Messine s'imaginèrent que c'était la flotte du roi Charles.

Après minuit, à la faveur du vent de terre qui souffla dans le golfe, ils firent voile, et ils étaient si nombreux qu'on n'apercevait pas la mer. N'allez pas croire qu'ils n'eussent avec eux que les quarante-cinq galères et les lins et barques qui les accompagnaient; car ils trouvèrent à Nicotera, entre lins de transport, barques à rames et bateaux chargés de vivres qu'on amenait à l'armée du roi Charles, plus de cent trente voiles en tout, et ils les emmenèrent avec eux à Messine et y chargèrent toutes les marchandises et le reste de ce qu'ils trouvèrent à Nicotera. Favorisés par le vent de terre, ils voguèrent si promptement cette nuit qu'à la pointe du jour ils se trouvèrent dans l'embouchure du Phare, devant la petite tour du phare de Messine. Quand le jour fut arrivé et qu'ils se présentèrent à la petite tour de Messine, les gens de la ville, voyant un si grand nombre de voiles, s'écrièrent: « Ah! Seigneur! Ah! Mon Dieu! Qu’est-ce cela? Voilà la flotte du roi Charles qui, après s'être emparée des galères du roi d'Aragon, revient sur nous. »

Le roi qui était levé, car il se levait constamment à l'aube du jour, soit l'été, soit l'hiver, entendit ce bruit et demanda: « Qu'y a-t-il? Pourquoi ces cris dans toute la cité? — Seigneur, lui répondit-on, c'est la flotte du roi Charles qui revient, bien plus considérable que quand elle est partie, et qui s'est emparée de nos galères. »

Le roi demanda un cheval, le monta et sortit du palais, suivi à peine de dix personnes. Il accourut le long de la côte, où il voyait en grande lamentation les hommes, femmes et enfants. Il les encouragea et leur dit: « Bonnes gens, ne craignez rien, ce sont nos galères qui amènent la flotte du roi Charles qu'ils ont prise. » Et tout en chevauchant sur le rivage de la mer, il continuait à répéter ces paroles; et tous ces gens s'écriaient: « Dieu veuille, bon seigneur, que cela soit ainsi! » Que vous dirai-je? Tous les hommes, femmes et enfants de Messine couraient à sa suite, et tout l'ost[3] de Sicile le suivait aussi. Arrivé à la Fontaine d'Or, le roi voyant le spectacle de tant et tant de voiles, qui arrivaient avec un vent de sud-est, réfléchit un moment, et dit à part soi: « Puisse le Seigneur Dieu, qui m'a conduit ici par sa grâce, ne pas m'abandonner, non plus que ce malheureux peuple! »

Tandis qu'il était dans ces pensées, un lin tout armé, pavoisé des armes du seigneur roi d'Aragon, et monté par En Cortada, survint là où il vit qu'était le seigneur roi, que l'on voyait à la Fontaine d'Or, enseignes déployées; à la tête de la cavalerie et avec tous ceux qui l'avaient suivi. Si le seigneur roi fut transporté de joie en apercevant ce vaisseau avec sa bannière, c'est ce qu'il ne faut pas demander. Le roi s'approcha de la mer, et En Cortada sauta à terre et dit au roi: « Seigneur, voici vos galères qui vous amènent toutes ces autres-ci que nous avons prises. Nicotera est prise, brûlée et détruite, et il y a péri plus de deux cents chevaliers français. » A ces mots, le roi descendit de cheval et s'agenouilla.

Tout le monde suivit son exemple. Ils commencèrent à entonner tous ensemble le Salve Regina, et bénirent et louèrent Dieu de cette victoire, car ils ne la rapportaient point à eux, mais à Dieu seul. Que vous dirai-je? Le roi répondit à En Cortada, qu'il fût le bienvenu. Il lui dit ensuite de s'en retourner sur ses pas, et d'ordonner à tous les bâtiments de se réunir devant la douane en louant Dieu, et en faisant leur salut. Il fut obéi, et les vingt-deux galères entrèrent les premières, traînant chacune après soi plus de quinze galères, lins et barques; ainsi elles firent leur entrée à Messine, toutes pavoisées, et avec l'étendard déployé, traînant sur la mer les enseignes ennemies. Jamais par terre ni par mer on ne vit ni n'entendit une telle allégresse. On eût dit que le ciel et la terre étaient en guerre; et tous ces cris étaient les louanges et la glorification de Dieu, de madame sainte Marie et de toute la cour céleste.

Quand on fut à la douane, qui est dans le palais du seigneur roi, on chanta à pleine voix le Laudate Dominum; et les gens de mer et les gens de terre y répondirent, mais d'une telle force, ma foi! Qu’on pouvait entendre leurs voix de la Calabre. Que vous dirai-je? On débarqua au milieu de cette fête et de ces transports d'allégresse, et tous les Siciliens élevaient leurs voix vers les cieux, en s'écriant: Seigneur Dieu notre père, béni soyez-vous de nous avoir envoyé de tels hommes pour nous délivrer de la mort! On voit bien, Seigneur, que ces gens sont proprement vôtres; car ce ne sont point des hommes, mais des lions; et chacun d'eux est parmi les autres hommes ce que sont les lions parmi les autres animaux. Loué et béni soyez-vous, ô Dieu! de nous avoir donné un tel seigneur, avec d'aussi braves gens! »

Que vous dirai-je? Les réjouissances furent si grandes qu'on n'en vit jamais de pareilles. Nous laisserons cela de côté pour le moment, et nous parlerons du roi Charles, du comte d'Alençon et de leurs gens.

CHAPITRE LXIX

Comment le roi Charles se prit à rire quand on lui dit que les galères du roi En Pierre allaient chassant ses galères; et du grand chagrin qu'il éprouva en apprenant que ses galères avaient été prises.

Le roi Charles, ayant su que les vingt-deux galères du roi d'Aragon approchaient de sa flotte, se signa, du grand étonnement qu'il en eut, et dit: « O Dieu, quels insensés! qui vont ainsi se précipiter à la mort! Le proverbe est bien vrai qui dit: Que tout le bon sens d'Espagne est dans la tête des chevaux; car les hommes n'ont pas de bon sens, tandis que les chevaux espagnols sont pleins de bonnes qualités et les meilleurs chevaux du monde. » Le lendemain, quand il vit entrer tant de voiles à l'embouchure du Phare, lui et le comte d'Alençon,[4] qui était à Catona, et qui les avait vues le premier, et l'avait envoyé dire au roi Charles, à Reggio, crurent que la flotte revenait en ramenant les vingt-deux galères qu'elle avait sans doute prises, et qu'elle voulait les présenter au roi Charles. Ainsi crurent le roi et le comte; mais en voyant toutes ces voiles entrer à Messine, et apercevant ensuite la grande illumination qui se faisait dans cette ville, ils demeurèrent stupéfaits; et lorsqu'ils surent la vérité du fait, ils dirent: « Qu'est-ce cela, grand Dieu! Quelles gens sont-ce donc là qui sont venus fondre sur nous! Ce ne sont point des hommes, mais des diables d'enfer. Puisse Dieu nous faire la grâce d'échapper de leurs mains! » Je les laisse là avec leur douleur et leur effroi, et je m'en retourne à la fête de Messine.

CHAPITRE LXX

Comment les almogavares et les varlets des menées prièrent instamment le roi du leur permettre d'aller à Catona, attaquer le comte d'Alençon; comment le roi accéda à leur demande; et comment ils tuèrent ledit comte.

Que vous dirai-je? Les gens de mer qui étaient allés sur les galères gagnèrent tellement que, s'ils eussent su le conserver, ils eussent été à jamais dans l'aisance, eux et les leurs. Les almogavares et les varlets de suite,[5] ayant vu le riche butin qu'avaient fait les gens de mer, en conçurent beaucoup d'envie, ils allèrent donc trouver le roi et lui dirent: « Seigneur, vous voyez que les gens de mer ont beaucoup gagné et n'ont pas l'air de faire cas de l'argent; si bien que ceux qui nous voient si mal vêtus, pensent que nous ne valons rien; il est donc nécessaire, seigneur, que vous nous donniez l'occasion de faire quelque gain. »

Le roi leur répondit qu'il le ferait volontiers quand l'occasion s'en présenterait. « Eh bien! dirent-ils, seigneur, le moment est arrivé où nous pouvons devenir tous riches, en faisant des choses qui vous seront si honorables et si profitables que jamais vassaux n'en firent de pareilles à leur seigneur. — Voyons donc, dit le roi, de quoi s'agit-il? — Seigneur, répliquèrent-ils, le comte d'Alençon, frère du roi de France et neveu du roi Charles, est à Catona avec une nombreuse cavalerie. Veuillez, seigneur, faire sonner les trompettes, et que les galères appareillent, ce qu'elles feront sur-le-champ avec plaisir, les gens de mer n'aimant pas à rester dans l'inaction. Dès qu'elles seront prêtes, nous monterons sur les galères, et quand nous aurons pris le repos de la nuit, les galères nous débarqueront un peu après minuit à Catona, vers le ponant, de manière qu’elles puissent faire deux voyages avant l'aube. Aussitôt débarqués, avec l'aube nous fondrons sur l'ennemi; et nous ferons, s'il plaît au Seigneur, de tels exploits que Dieu, vous et ceux qui vous veulent du bien vous vous en réjouirez; et nous, nous en serons riches et dans l'abondance. Nous vous conjurons donc, seigneur, d'ordonner par faveur que ce soit une chevauchée royale, et que nous n'ayons à donner ni cinquième ni quoi que ce soit de notre butin. Il doit vous être agréable de nous voir tous espérer en Dieu, que demain viendra le jour où nous ferons de si grandes choses et où nous tirerons une telle vengeance de la mort du roi Manfred et de ses frères, que vous en serez à jamais satisfait, vous et les vôtres. Vous voyez bien, seigneur, que si nous tuons le comte d'Alençon et tant de bons chevaliers de France et d'autres pays qui sont là avec lui, que nous aurons pris une large part de vengeance. —Je suis très satisfait de la résolution que vous avez conçue, leur dit gaîment le roi; allez donc, soyez bons et vaillants, et conduisez-vous de telle manière que nous n'ayons jamais qu'à vous louer. Il est certain que si vous vous conduisez avec prudence, lorsque les galères vous auront débarqués jusqu'à ce qu'elles soient revenues de leur second voyage, et que dès le point du jour vous commenciez votre attaque, tout ce que vous avez conçu peut s'exécuter.—Seigneur, s'écrièrent-ils, signez-nous, bénissez-nous, laissez-nous; aller; que les trompettes donnent le signal, et ordonnez à l'amiral de faire louvoyer deux lins armés, de manière à intercepter les avis que les ennemis pourraient recevoir. — Eh bien! dit le roi, soyez bénis de la main de Dieu et de la mienne, et allez à la bonne aventure et à la garde de Dieu et de sa bienheureuse mère; puissent-ils vous garantir de tout mal et vous donner la victoire! » Là-dessus ils lui baisèrent les pieds et se retirèrent.

Le seigneur roi manda l'amiral, lui dit de faire préparer les galères, et lui raconta tout le projet; l'amiral obéit. Je vous dirai, sans plus de paroles, que ce qui avait été décidé devant le roi fut exactement accompli; de sorte qu'à l'heure de matines, lès galères eurent fait deux voyages et transporté les almogavares et les varlets de suite, et qu'elles revinrent pour un troisième voyage; car il restait encore tant de monde à Saint Renier de Messine, pour passer à Catona, que les troupes montaient sur les galères comme s'il s'agissait d'aller danser, et danser à des noces, au milieu des festins et de la joie. Ne pouvant monter tous à la fois sur les galères, ils se jetaient sans nombre dans des barques, au risque de se noyer, si bien que plus de trois de ces barques furent si chargées qu'elles furent submergées. Les galères et un grand nombre de barques ayant terminé leurs deux voyages, le jour commença à paraître; nos troupes s'avancèrent tout doucement et en silence sur Catona, et certains capitaines désignés eurent ordre de se rendre directement, et sans s'arrêter à autre chose, avec leurs compagnies, au grand hôtel de Catona, où était logé le comte d'Alençon. Les autres devaient fondre sur la ville, et d'autres sur les tentes et les barques qui étaient à l'entour; car la ville n'avait pu les contenir tous.

Ce qui avait été ordonné fut exécuté. Que vous dirai-je? Au jour naissant, chacun fut à sa barque, les trompettes des almogavares et des chefs des varlets de suite donnèrent le signal, et tous s'élancèrent ensemble. Ne me demandez point avec quelle impétuosité ils attaquèrent; jamais troupe ne férit avec une pareille impétuosité. Les gens de l'armée du comte se levèrent, ne sachant point ce qui était arrivé; mais les almogavares et varlets férirent sur eux si vivement, qu'il ne put en échapper un seul. Ceux qui étaient chargés de se rendre au logement du comte d'Alençon y arrivèrent, et firent une attaque vigoureuse. Toutefois ils eurent beaucoup à faire, car ils y trouvèrent trois cents chevaliers à pied, tout armés, qui formaient le guet du comte. Mais peu leur valut; tous furent, en peu d'instants, taillés en pièces. On trouva le comte qui s'armait avec dix chevaliers qui défendaient la porte de sa chambre et ne laissaient entrer personne; mais que vous dirai-je ? les almogavares montèrent au-dessus, et commencèrent à briser le plancher. Les chevaliers s'écrièrent alors: « Arrêtez, arrêtez! C’est le comte d'Alençon qui est ici; prenez-le en lui laissant la vie, il vous donnera plus de quinze mille marcs d'argent. » Mais les autres crièrent: « Point de prisonniers! Il faut qu'il meure, pour venger les meurtres faits par le roi Charles. » Que vous dirai-je? Tous les dix chevaliers périrent à la porte de la chambre, comme de braves gens, et le comte d'Alençon fut massacré.

Pendant qu'on était au plus chaud de la mêlée, les galères arrivèrent de leur troisième voyage, suivies d'un grand nombre de barques. De nouvelles troupes débarquèrent, et firent une grande boucherie de tous les Français parce qu'ils se trouvaient avec le frère du roi de France. Que vous dirai-je? Avant la troisième heure du jour ils les eurent tous tués et massacrés. Un courrier se rendit à dit gaîment Le roi Charles, apprenant cette nouvelle, crut que le roi d'Aragon avait passé le détroit; il fit mettre tout son monde sous les armes, et se tint dans la cité de Reggio tout prêt à se défendre. Comme on ignorait ce qui se passait, nul habitant n'osait sortir de la ville. En attendant, les almogavares et varlets de suite s'embarquèrent sur les nombreuses barques et galères venues de Messine, de manière qu'en un voyage ils les amenèrent tous, et avec une telle quantité d'or et d'argent, aussi bien que de vaisselle, de ceintures, d'épées, de florins et autres monnaies d'or et d'argent, d'étoffes, de chevaux, de mulets, de palefrois, de harnais, de tentes, d'habillements, de couvertures de lit, que ce serait un travail sans fin de les compter. Que vous dirai-je? On peut bien assurer que jamais chevauchée ne produisit une telle quantité d'or, d'argent ou d'effets. Qu'irai-je vous conter encore sur cette expédition? Le plus mince homme qui y fut gagna sans fin et sans mesure; et il y paraissait bien à Messine, car les florins s'y dépensaient plus facilement qu'on ne faisait auparavant les plus petites monnaies. Ainsi les gens de Messine y devinrent si riches qu'on n'y a plus jamais vu depuis aucun pauvre.

Je cesserai de parler de cette expédition, qui fit si grand plaisir au seigneur roi. Il dut en être satisfait par beaucoup de raisons, et entre autres parce que les Siciliens prisaient plus un de ses gens que six cavaliers d'une autre nation. Et cela leur avait inspiré un tel courage que cinquante Siciliens, secondés seulement par dix Catalans, n'auraient pas craint deux cents hommes de telle autre troupe que ce fût.

Mais je cesse quelques instants de vous entretenir du seigneur roi pour revenir au roi Charles.

CHAPITRE LXXI

Comment le roi Charles, apprenant la mort du comte d'Alençon, en ressentit une vive douleur; et comment il résolut de se venger du roi En Pierre.

Le roi Charles, instruit de la mort du comte d'Alençon, de tous les grands seigneurs et chevaliers, et de tous ceux enfin qui se trouvaient avec lui, en ressentit un chagrin qu'on ne saurait décrire, sachant surtout que c'étaient des gens de pied qui avaient fait cette expédition. Il songea à ce qu'il pourrait faire, et fit prévenir toutes ses troupes de se tenir prêtes, afin que si le roi d'Aragon passait la mer, il tirât vengeance de cette mort. Il se montra plein de confiance devant ses gens; mais il avait bien autre chose au cœur; on peut dire de lui que c'était le plus habile homme de guerre de son temps. Il devait l'être par bien des raisons; la première, parce qu'il était du plus noble sang du monde; ensuite, parce qu'il avait toujours vécu dans les camps; qu'il s'était trouvé avec le roi Louis de France, son frère, au passage d'outremer de Damiette et à celui de Tunis, et que dans les guerres qu'il avait faites il avait remporté bien des victoires en Toscane, en Lombardie et en beaucoup d'autres lieux. Et qu'on ne pense pas qu'il suffise à un prince d'être bon homme d'armes, il lui faut encore de l'intelligence, de la sagesse et de l'habileté, et il doit savoir saisir le moment favorable pour sa guerre. Vous n'ignorez pas que l'Evangile dit: que l'homme ne vit pas seulement de pain,[6] ainsi un prince ne peut être regardé comme pair parfait, parce qu'on dira seulement qu'il est bon homme d'armes; car il a besoin de bien d'autres qualités. Or, on peut dire que le roi Charles était très bon homme d'armes, et" non seulement très habile au métier des armes, mais aussi très bon en toutes autres choses. Il en donnera la preuve à tout l'univers, par la résolution qu'il va prendre dans cette circonstance si difficile, où on le verra concevoir et exécuter un projet qui doit être regardé comme demandant plus de valeur et d'intelligence que s'il eût remporté de nouvelles victoires, aussi brillantes que celles qu'il avait obtenues sur le roi Manfred et sur le roi Conradin. Si vous me demandez, pourquoi cela? il m'est facile de vous répondre: que lorsqu'il remporta ces victoires, il était en pleine prospérité; tandis qu'en ce moment-ci, il était en péril et dans un état fort embarrassant, et par plusieurs causes: la première, parce qu'il avait perdu tout moyen d'agir sur mer; la seconde, qu'il avait perdu le comte d'Alençon avec la plus grande partie des barons et chevaliers dans lesquels il se confiait le plus; d'un autre côté, il pouvait avoir à craindre que la Principauté, la Calabre, la Pouille et l’Abruzze, ne se soulevassent contre lui, à cause de la conduite indigne qu'y avaient tenue les officiers qu'il y avait envoyés. Il réfléchit donc à ce danger et à bien d'autres qui le menaçaient; savoir: qu'il avait pour adversaire le prince le plus vaillant du monde, et qui commandait aux troupes les plus braves, les plus promptes à braver la mort et les plus dévouées à leur seigneur, et qui toutes se laisseraient mettre en pièces mille fois, plutôt que de souffrir que l'honneur de leur seigneur reçût la moindre atteinte. Il était donc indispensable pour lui d'avoir en ce moment de l'intelligence, de la force et de l'habileté. Que vous dirai-je? Pendant la nuit, tandis que les autres dormaient, il veillait et pensait, plus sagement que ne fit jamais nul autre roi, à son propre salut et au recouvrement de son royaume.

CHAPITRE LXXII

Comment est fait mention du parti que prit le roi Charles dans cette extrémité; ni comment il envoya au roi En Pierre un défi, d'où il résulta un rendez vous de bataille entre les deux rois; et comment les princes et les seigneurs doivent avoir dans leurs conseils des hommes mûrs et qui connaissent les affaires.

Il pensa ainsi et se dit: « Le roi d'Aragon est le prince le plus habile et le plus haut de cœur qui ait existé depuis Alexandre; et s'il est homme d'honneur, comme il est venu sur tes terres sans te prévenir par un défi, il doit s'en excuser. Tu lui enverras donc des messagers pour l'accuser; et il devra sans délai s'excuser par bataille, soit de son corps contre le tien, soit de dix contre dix, ou de cent contre cent. Quand il aura donné sa parole il ne reculera pour rien au monde. Tu choisiras le combat de cent contre cent; et cela sous la garantie du roi d'Angleterre.[7] Nous promettrons chacun de nous rendre, dans un délai bref et fixé, à Bordeaux. Quand le jour de la bataille sera pris et qu'on en sera informé, ceux qui se sont soulevés s'arrêteront en disant: Pourquoi nous révolterions-nous puisque le roi d'Aragon va se battre contre le roi Charles. S'il était vaincu nous serions tous écrasés par la puissance du roi Charles. » Tout le pays sera donc tranquille et rien ne bougera jusqu'à l'issue de la bataille; et ce sera déjà un bien, si à dater d'aujourd'hui jusqu'à ce moment, personne ne bouge. » Ce projet une fois conçu, qui est bien la plus sage et la plus haute pensée que pût former un prince en pareille détresse, il choisit pour messagers les hommes les plus honorables et il les envoya au roi d'Aragon à Messine. Il leur ordonna de dire au roi, devant toute sa cour, soit de ses gens, soit Siciliens ou autres, qu'ils ne voulaient lui parler qu'en présence de tous; et lorsque la cour plénière serait réunie, alors, en présence de tous, ils devaient le défier.

Ces envoyés se rendirent à Messine et suivirent les ordres de leur seigneur. Lorsque la cour fut complète, ils dirent: « Roi d'Aragon, le roi Charles nous envoie vers vous et nous ordonne de vous dire: que vous avez failli à votre foi, parce que vous êtes entré dans son pays sans lui déclarer la guerre. » Le roi d'Aragon, enflammé de colère et de fureur, répondit: « Dites à votre maître, que nos envoyés seront chez lui aujourd'hui même et lui répondront en face, ainsi que vous autres vous avez prononcé cette accusation à notre face; retirez-vous. »

Lesdits envoyés se retirèrent sans prendre congé du roi, s'embarquèrent sur un lin armé qui les avait amenés, retournèrent auprès du roi Charles, et lui rendirent la réponse du roi d'Aragon.

Il ne s'écoula pas six heures ce jour même, avant que le roi En Pierre n'eût envoyé au roi Charles, sur un autre lin armé, deux chevaliers, qui se présentèrent devant le roi Charles et lui dirent sans le saluer: « Roi Charles, notre seigneur le roi d'Aragon vous fait demander, s'il est vrai que vous aviez donné ordre à vos envoyés de lui dire les paroles qu'ils ont prononcées devant lui? » Le roi Charles répondit: » Oui, sans doute; et je veux que vous sachiez de notre propre bouche, le roi d'Aragon, vous autres et le monde entier, que nous avons donné ordre qu'on lui dise ces propres paroles; et nous les répétons ici en votre présence de notre propre bouche. »

Alors les chevaliers se levèrent, et l'un d'eux dit: « Roi, nous vous répondons, de la part de notre seigneur le roi d'Aragon: que vous mentez par la gorge, et qu'il n'a rien fait en quoi il ait failli à sa foi; mais il dit que vous, vous avez failli à votre foi quand vous êtes venu attaquer le roi Manfred, et quand vous avez fait assassiner le roi Conradin; et si vous dites que non, il vous le fera avouer corps pour corps. Et quoiqu'il ne dise rien contre votre bravoure et qu'il sache bien que vous êtes un vaillant chevalier, il vous donnera le choix des armes à cause des années que vous avez de plus que lui. Et si cela ne vous convient pas, il vous combattra dix contre dix, cinquante contre cinquante, ou cent contre cent; et nous sommes prêts à signer l'acceptation de ce combat. »

Le roi Charles à cette parole fut rempli de contentement; il vit que la chose allait selon son désir, et il répondit: « Barons, les envoyés qui sont allés aujourd'hui chez vous y retourneront avec vous, et sauront du roi s'il a dit ce que vous nous avez rapporté de sa part; s'il l'a fait, qu'il donne son gage devant nos envoyés, et qu'il jure, foi de roi, sur les quatre saints Evangiles, qu'il ne se dédira pas de ce qu'il aura dit; après cela, revenez avec nos envoyés, et nous vous donnerons pareillement notre gage et nous ferons le même serment. En un jour je prendrai ma décision et choisirai entre les trois partis qu'il m'offre; et quel que soit, le parti que je prenne, je suis prêt à y tenir bon. Ensuite nous déciderons lui et moi devant quel souverain nous devons livrer ce combat, et le jour suivant nous en dresserons accord. Après avoir désigné le juge de la bataille, nous prendrons le plus bref délai pour nous tenir prêts à combattre. —Tout ceci nous plaît » dirent les envoyés.

Les messagers des deux rois passèrent à Messine et vinrent près du roi d'Aragon. Les messagers du roi Charles s'acquittèrent des ordres dont ils avaient été chargés; et quand ils eurent termine, le roi d'Aragon leur répondit: « Dites au roi Charles, que tout ce que lui ont dit nos envoyés nous le leur avions ordonné; et afin qu'il n'en doute point, ni vous non plus, je vous le répéterai. » Et il leur répéta les mêmes paroles, sans une de plus sans une de moins, que ses envoyés avaient dites au roi Charles. « Eh bien! Roi, dirent les messagers, donnez-nous donc votre gage en présence de tous. » Le roi prit alors une paire de gants que tenait un chevalier, et les jeta en présence de tout le monde. Les envoyés du roi Charles ramassèrent le gage et dirent: « Roi, jurez, foi de roi, sur les saints Evangiles, que vous ne reculerez pas, et que si vous le faites, vous vous déclarez à tous pour vaincu et comme faux et parjure. Le roi fit apporter les saints Evangiles et le jura, ainsi qu'ils le lui demandaient; ensuite il ajouta: Si vous pensez qu'il y ait encore quelque chose à faire pour confirmer ma parole, je suis prêt à le faire. — Il nous semble, lui dirent les porteurs du message, que toute confirmation est accomplie. » Et ils retournèrent aussitôt avec les envoyés du roi d'Aragon vers le roi Charles, à dit gaîment, et lui rendirent compte de tout ce qu'avait fait et dit le roi d'Aragon.

Le roi Charles remplit les mêmes formalités que le roi d'Aragon relativement au gage et aux serments, et les messagers du roi d'Aragon emportèrent les gages. Ainsi, la chose fut arrêtée de manière à ce qu'il fût de toute impossibilité de reculer. Le roi Charles en fut très satisfait; et il devait l'être, puisqu'il détourna ainsi les mauvaises dispositions de ceux qui voulaient se soulever contre lui, et que tout ce qu'il avait imaginé s'accomplit. Aussi dit-on, et avec raison, que jamais le roi d'Aragon ne fut joué dans aucune autre guerre que dans celle-ci. Cela lui advint par deux raisons: la première, qu'il avait affaire avec un roi âgé et expérimenté en toutes choses; car je veux que vous sachiez que l'expérience est d'un grand poids dans toutes les affaires du monde, et le roi Charles avait eu à soutenir de longues guerres, était âgé et pesait mûrement tous ses projets. Sans doute le roi d'Aragon était pourvu tout autant que lui de toutes qualités et de tous avantages; mais il était jeune, son sang était bouillant, et il n'avait pas tant épuisé de ce généreux sang que l'avait fait le roi Charles. Il ne suffit, pas qu'on songe au moment présent; et tout prince, ainsi que tout autre individu, doit embrasser à la fois dans sa pensée le passé, le présent et l'avenir; s'il fait ainsi, et qu'en même temps il prie Dieu de le seconder, il est bien assuré de réussir dans ce qu'il entreprendra. Le roi d'Aragon au contraire ne considérait en cela que deux choses, le passé et l'avenir, et laissait de côté le présent. Si sa pensée se fût arrêtée sur le présent, il se fût bien gardé de consentir à ce combat, car il eût vu aussi, que ce présent était tel que le roi Charles s'en allait perdant tout son royaume, et qu'il était dans une position si difficile, qu'il ne pouvait manquer d'en venir à se remettre au pouvoir du roi d'Aragon, sans que ce dernier eût un coup à férir ou la moindre dépense à faire, puisque tout le pays était sur le point de se soulever.

Ainsi, vous, seigneurs, qui vous ferez lire mon livre, rappelez-vous d'avoir dans vos conseils des riches hommes, des chevaliers et des citoyens, et toute autre sorte de gens, et entre les autres des personnes d'un âge mûr qui aient beaucoup vu et entendu et beaucoup pratiqué les affaires. Ils sauront bien distinguer le meilleur de deux biens et le moins mauvais de deux maux. Je me tais là-dessus, car tous les souverains du monde sont d'un sang si élevé et si bons par eux-mêmes que, s'ils n'étaient mal conseillés, ils ne feraient jamais rien qui pût déplaire à Dieu. Et lors même qu'ils donnent leur adhésion au mal, ils ne croient pas le faire; mais c'est qu'on leur dit et qu'on leur fait entendre des choses qu'ils imaginent être bonnes, et qui sont souvent tout le contraire. Quant à eux, devant Dieu ils en sont excusés, mais les misérables qui les trompent ainsi et qui leur donnent le change en demeurent chargés, et en porteront la peine dans l'autre monde.

CHAPITRE LXXIII

Où l'on raconte que le combat entre les deux rois devait avoir lieu à Bordeaux, de cent contre cent, devant Edouard, roi d'Angleterre; comment le bruit de ce combat fut répandu dans tout le monde; et comment le roi Charles demanda, en attendant, la suspension des hostilités, ce que refusa le roi d'Aragon.

Quand les choses furent ainsi arrêtées, et qu'aucun des deux rois ne put se dispenser de ce combat, le roi Charles fit dire au roi d'Aragon: qu'il avait pensé, que chacun d'eux étant du sang le plus noble, ils ne devaient pas se battre avec un nombre d'hommes au-dessous de cent pour chacun, et qu'il ne doutait pas de l'acceptation de cette proposition, car alors on pourrait dire, quand tous deux se présenteraient, chacun avec cent chevaliers, que sur ce champ de bataille se trouvaient les meilleurs chevaliers du monde; cela fut donc ainsi convenu de part et d'autre. Ensuite le roi Charles fit dire à son adversaire: qu'il avait pensé que le roi Edouard d'Angleterre[8] était celui de tous les rois du monde qui convenait le mieux à chacun d'eux, étant un des rois les plus débonnaires et un des bons chrétiens, et possédant la ville de Bordeaux, voisine de leurs royaumes respectifs. Par toutes ces considérations il lui semblait bon que ce fût sous sa garantie, et dans ladite ville de Bordeaux que le combat eût lieu;'que, sous peine de trahison, au jour fixé, chacun devait être rendu en personne à Bordeaux, et que jour pour jour, et aussi sous peine de trahison, le champ devait être ouvert; que quant à lui, ce prince et cette ville lui paraissaient le prince et la ville les mieux appropriés à leur but; que toutefois, si le roi d'Aragon trouvait quelque chose de meilleur, de plus sûr pour les deux parties et qui abrégeât encore le délai, il n'avait qu'à parler; et s'il l'approuvait, qu'il le signât, avec les mêmes obligations par serment faites précédemment, entre les mains de ses envoyés, et qu'il en ferait autant entre les mains des siens.

Les envoyés se rendirent auprès du roi d'Aragon et lui firent part de leurs instructions.

Le roi d'Aragon, ayant pris connaissance de ces propositions, telles que je vous les ai rapportées, les tint pour bonnes. Il lui sembla que le roi Charles avait fait un bon choix et relativement au nombre des combattants et relativement à la désignation du roi d'Angleterre pour arbitre et de la ville de Bordeaux pour lieu du combat. Il n'y voulut contredire en rien, et il signa toutes les propositions de la manière ci-dessus mentionnée; seulement il y ajouta une clause: ce fut de faire serment, et d'exiger que le roi Charles fit aussi le même serment, sous les peines convenues entre eux, qu'aucun d'eux n'amènerait à Bordeaux ni un plus grand nombre de chevaliers ni plus de force que les cent chevaliers qui devaient tenir le champ. Cela fut accepté par le roi Charles, et chacun d'eux le jura et le signa. Ainsi furent réglés par des actes signés: le nombre des champions, le lieu, le juge, et le jour du combat de ces deux princes. Je laisse cette affaire pour vous entretenir de la renommée qui s'en répandit par tout le pays et par tout le monde, si bien que chacun en attendait l'exécution pour savoir quelle en serait l'issue, car tous se taisaient ne voulant se prononcer contre aucun des deux rois. Le roi Charles fit dire au roi d'Aragon que, s'il le jugeait convenable, il lui semblait bon à lui-même qu'il y eût trêve jusqu'à l'issue du combat. Le roi d'Aragon lui fit répondre: que, tant qu'il respirerait, il ne voulait avoir avec lui ni paix ni trêve, mais qu'il lui déclarait qu'il lui ferait et pourchasserait tout le mal possible, et qu'il n'en attendait pas moins de lui; qu'il se tînt pour bien informé au contraire qu'il l'attaquerait bientôt en Calabre, et que s'il le voulait, il n'était pas besoin de se rendre à Bordeaux pour se combattre. Le roi Charles entendant cela vit bien qu'il n'était pas prudent à lui de demeurer plus longtemps en ce pays, et cela par trois raisons: la première, qu'il avait perdu tout moyen de tenir la mer et ne pouvait recevoir des approvisionnements; l'autre, qu'il savait que le roi d'Aragon voulait venir l'attaquer, ainsi qu'il l'avait entendu; et l'autre, afin d'aller faire ses préparatifs pour se trouver à Bordeaux au jour fixé. Il partit donc de dit gaîment, se rendit à Naples et de là à Rome, où il alla voir le pape laissant en sa place son fils le prince de Tarente. Je le laisse auprès du pape et reviens au roi d'Aragon.

CHAPITRE LXXIV

comment le roi En Pierre d'Aragon mit en liberté douze mille hommes qu'il avait pris au roi Charles, leur donna des vêtements et leur dit de se rendre dans leur pays.

Quand le roi d'Aragon eut arrêté par écrit le jour du combat, il appela l'amiral, et lui dit de placer sur cinquante et une de ces grandes barques croisières que les galères avaient amenées de Nicotera, tous les prisonniers qui avaient été faits sur le roi Charles. Il ordonna aussi au majordome de faire faire à chacun desdits prisonniers une robe, une chemise, des braies, un chapeau à la catalane, une ceinture, un couteau à la catalane, et de leur donner un florin d'or pour leur voyage, et de leur faire savoir qu'aussitôt après leur sortie de prison ils eussent à s'acheminer chacun vers son pays. Aussitôt ces ordres reçus, l'amiral monta à cheval et fit en bonne conscience choix des meilleures barques, et y fit placer du pain, de l'eau, du fromage, des oignons et des aulx pour l'approvisionnement de cinquante personnes pendant quinze jours. Lorsque tout fut disposé, on fit réunir ces hommes dans la prairie, hors de la porte Saint-Jean, et assurément ils étaient bien plus de douze mille. Le roi monta à cheval, alla à eux, les fit habiller ainsi que nous l'avons rapporté, et leur dit: « Barons, il est certain qu'on; ne peut vous compter comme une faute le mal qu'a fait le roi Charles, ni même d'être venus ici avec lui. Ainsi, au nom de Dieu, nous vous en absolvons; retirez-vous chacun chez vous. Mais je vous ordonne et vous conseille qu'à moins d'y être forcés, vous ne reveniez plus combattre contre nous. » Alors ils s'écrièrent tous: « Pieux et bon seigneur, Dieu vous donne longue vie et nous donne la grâce de vous voir empereur! »

Tous mirent les genoux en terre et entonnèrent ensemble le Salve Regina; après quoi l'amiral les fit embarquer, ainsi qu'il en avait reçu l'ordre du roi. Ils se rendirent donc dans leur pays. Que Dieu nous donne une joie pareille à celle qu'ils éprouvèrent eux-mêmes, et leurs amis lorsqu'ils les revirent. La renommée de cette action se répandit dans le monde; aussi tous, amis ou ennemis, prièrent-ils Dieu en faveur du seigneur roi d'Aragon.

CHAPITRE LXXV

 Comment le roi En Pierre passa en Calabre pour attaquer le roi Charles; comment il se rendit au port de Catona, où il apprit que ce roi était parti; comment il s'empara de gaîment et de bien d'autres châteaux et cités, et régla toutes choses en Sicile et en Calabre; et comment l'infant En Jacques-Pierre, son fils, fut mis au nombre de ceux qui devaient prendre part au combat des cent.

Après avoir agi ainsi, le seigneur roi fit publier: que chacun se disposât à s'embarquer, soit cavaliers, soit gens de pied, avec du pain pour un mois; il leur faisait savoir que son intention était de passer le lundi suivant en Calabre pour attaquer le roi Charles. C'était le jeudi que cette publication avait lieu. Il faisait dire aussi que, s'il plaisait à Dieu que le roi Charles acceptât la bataille, le voyage à Bordeaux deviendrait inutile, et qu'il en serait fort charmé. A cette annonce tous eurent une grande joie et s'appareillèrent pour le départ. Le roi Charles apprenant ces préparatifs, vit bien que la chose devenait sérieuse; ainsi par cette raison, et parce qu'il ne pouvait plus tenir la mer, comme je l'ai remarqué, ni se procurer de provisions de bouche, il se décida à partir et à ne point attendre le roi d'Aragon. Celui-ci passa avec toutes ses forces en Calabre, et prit terre à Catona, pensant y trouver le roi Charles; mais on lui apprit qu'il était parti, ce dont il fut fort mécontent; il dit alors: « Puisque nous voilà de ce côté de la mer, du moins que ce ne soit pas en vain. » Il alla à dit gaîment, dont il forma le siège; il ne se passa pas deux jours que les habitants, après avoir vivement combattu, se rendirent à discrétion, et on lui livra tous les Français, qui se trouvaient dans la ville. Le roi d'Aragon les renvoya, ainsi qu'il avait fait des autres prisonniers. Après avoir pris dit gaîment, il s'empara de Calanna, La Motta, les châteaux forts de Saint-Lucido, de Sainte Agathe, de Pentedatille, d'Amendolea et de Bova. Que puis-je vous dire? Autant ils en attaquaient, autant ils en prenaient. Les cavaliers armés et les almogavares faisaient des incursions de trois et quatre journées dans l'intérieur des terres, et avaient quelquefois des rencontres avec les détachements de chevaliers que le roi Charles avait laissés dans ces différents lieux. Mais écoutez ce que je vais vous dire. Si cent hommes à cheval et cinq cents hommes de pied des gens du roi d'Aragon eussent rencontré cinq cents cavaliers et trois ou quatre mille fantassins ennemis, ceux-ci eussent été tous pris ou tués. Les nôtres leur avaient inspiré une telle terreur, qu'au seul cri: Aragon! Ils étaient à moitié vaincus et se tenaient pour morts. Si l'on voulait raconter tous les hauts faits des troupes du roi d'Aragon dans la Calabre, on ne pourrait suffire à les écrire.

Le roi était satisfait si jamais on le fût. Il séjourna quinze jours en Calabre, et dans cet espace de temps il s'empara de toute la côte, de Tropea jusqu'à Gerace, et il s'en réjouissait; mais lorsqu'il songea au temps désigné pour le combat et à l'époque où il devait se mettre en route pour y aller, il lui fallait avoir bien d'autres idées.

Après avoir passé ainsi ces quinze jours en Calabre, il parcourut le pays, enseignes déployées; il plaça son lieutenant général en Calabre, mit des troupes dans les châteaux et autres lieux qu'il avait pris, et y laissa tous ses hommes d'armes, aussi bien dit gaîment que varlets des menées, il y laissa également cinq cents cavaliers, tous Catalans ou Aragonais, et retourna à Messine avec le reste de sa cavalerie. Arrivé à Messine il régla tout ce qui concernait la Sicile. Dans chaque lieu il mit des officiers convenables; à Messine et autres lieux il désigna des capitaines, des justiciers et des maîtres justiciers. Il nomma commandant de la vallée de Mazzara messire Alaymo; il fit une répartition de tous les emplois publics entre les riches hommes et chevaliers de Sicile d'une part et les Catalans et les Aragonais de l'autre, c'est-à-dire qu'en chaque emploi il mettait un Catalan, un Aragonais et un Latin. Il fit ceci afin qu'ils pussent se rapprocher les uns des autres. Ayant ainsi mis ordre aux affaires de l'île et de la Calabre, il voulut régler les affaires maritimes; il fit appeler l'amiral et Jacques-Pierre son fils, et lui dit: « En Jacques-Pierre, vous savez que nous devons nous battre à jour fixé avec le roi Charles. Le temps est court jusqu'à ce moment. Nous avons toute confiance en vous et en votre bonne bravoure, et nous désirons que vous veniez avec nous et que vous soyez du nombre de ceux qui entreront dans le champ avec nous. Renoncez donc à votre office d'amiral, car il ne nous paraît pas honorable pour nous ni pour vous que vous continuiez à remplir l'office d'amiral. Un amiral communique nécessairement avec toute sorte de gens, et cela ne serait point bien. Il est donc à propos que, comme vous êtes notre fils, et que nous vous portons une grande affection, vous n'aviez plus rien de commun avec ces sortes de personnes. » Le noble En Jacques-Pierre lui répondit: « Je vous rends grâce, ô mon père et seigneur, de l'honneur que vous voulez bien me faire de me mettre au nombre de ceux qui entreront en lice à vos côtés, et je prise cette faveur bien plus haut que si vous m'eussiez donné le meilleur comté de votre royaume. Disposez donc, seigneur, de mon office d'amiral, de ma personne et de ce que je puis posséder, ainsi qu'il vous plaira. Non! Jamais rien ne m'a donné une satisfaction pareille à celle que me fait éprouver la grâce que vous me faites. » En disant cela, il déposa le bâton d'amiral entre les mains du roi.

CHAPITRE LXXVI

Comment le seigneur roi nomma amiral le noble En Roger de Loria, et ordonna tout pour aller à Bordeaux pour le combat; et comment, ayant pris congé de chacun, il passa en Catalogne avec quatre galères remplies de catalans.

Le roi fit venir le noble En Roger de Loria qu'il avait fait élever auprès de lui; il le fit mettre à genoux devant lui et lui dit: « Madame Bella votre mère a bien servi la reine notre épouse; quant à vous, vous avez été jusqu'à ce jour élevé près de nous et vous nous avez bien servi. Ainsi, avec la grâce de Dieu, nous vous donnons le bâton d'amiral; soyez donc dès à présent notre amiral en Catalogne, Valence et Sicile, et dans tous les pays que nous possédons ou dont Dieu nous accordera la conquête. »

Le noble En Roger de Loria se jeta à terre et baisa les pieds et puis les mains du roi; il prit ensuite le bâton, avec si bonne aventure que, plaise à Dieu que tous ceux à qui le roi confie ses emplois s'en acquittent aussi bien que ledit noble le fit; car on peut dire avec vérité, que jamais vassal en aucun emploi ne fit plus d'honneur que lui à son seigneur; et il se conduisit de cette manière depuis le moment où le bâton lui fut remis jusqu'à celui, où il trépassa de cette vie.

A la réception dudit amiral, il se fit à Messine des fêtes, des jeux et danses, tant et tant que ce serait merveille de pouvoir les raconter. Après quoi le roi fit assembler un conseil général dans l'église de Sainte Marie la Nouvelle, à Messine. Là il parla bien et sagement et noblement, et exhorta et conjura chacun, tant Catalans et Aragonais que Latins, à s'aimer et à s'honorer, à n'avoir jamais d'altercations les uns avec les autres, mais à s'aimer comme frères. Après ces recommandations et beaucoup d'autres bonnes paroles, il ajouta: « Vous savez que l'époque est fort rapprochée où nous devons nous trouver en bataille contre le roi Charles; et pour la seigneurie du monde entier, nous ne manquerions point au rendez-vous. Nous vous engageons donc en attendant à être pleins de confiance et d'assurance. Nous laissons parmi vous une si grande quantité de braves gens que seuls ils seraient en état de vous défendre contre le roi Charles; ainsi vous pouvez être en sécurité sous la garde de Dieu. Nous vous promettons que, dès que nous serons rendus en Catalogne, nous vous enverrons la reine notre épouse et deux de nos fils, pour que vous sachiez bien que ce royaume et vous-même vous nous êtes aussi chers que l'est la Catalogne et l'Aragon. Soyez assurés que, tant que le monde durera, nous ne vous faudrons pas, et que nous vous regardons comme nos propres sujets nés. Nous vous promettons aussi que, si nous sortons vivants du combat, nous nous rendrons aussitôt ici, à moins qu'il ne nous survienne quelque affaire qui exige impérieusement notre présence; mais alors dans tous les temps nos yeux seront sans cesse tournés vers vous. »

Là-dessus il signa et bénit tout le monde et prit congé d'eux. Alors vous eussiez vu des pleurs et entendu des cris lamentables: « Bon seigneur, que Dieu vous conserve et vous donne victoire! Puissions-nous en tout temps avoir de bonnes nouvelles de vous! » Le roi descendit de la tribune du haut de laquelle il avait parlé; et vous eussiez vu quelle foule il y avait à lui baiser les pieds et les mains, car il fallait que tous lui baisassent les pieds ou les mains. On le suivit jusqu'au palais, sans qu'il lui fût possible de monter a cheval. Il ne le voulait pas non plus, parce qu'il voyait accourir de toutes les rues des dames et demoiselles qui baisaient la terre au-devant de son passage, ne pouvant parvenir à lui baiser les pieds et les mains. Que pourrai-je ajouter? Il avait commencé à parler dès le matin du haut de la tribune, et avant son arrivée au palais il était nuit close. Enfin ni lui ni aucun de ceux qui étaient là n'avaient songé à boire ni à manger, et aucun d'eux ne pouvait se rassasier de le voir.

Quand il fut au palais, les trompettes et les nacaires commencèrent à se faire entendre, et tous ceux qui voulurent y manger mangèrent; car, pendant tout le séjour du roi d'Aragon en Sicile, aucune porte ne fut close à personne, aucune table ne fut interdite à celui qui voulait y prendre place. Le seigneur roi se mit donc à table, et tous les autres qui s'y assirent avec lui furent honorablement traités.

Le lendemain le roi fit venir l'amiral et lui dit: « Amiral, faites armer sur le champ vingt-cinq galères, et placez sur chacune un comité[9] catalan et un comité latin, quatre nochers catalans et autant de latins, et ainsi pour les timoniers;[10] que les rameurs soient tous Latins et les arbalétriers tous Catalans; et nous voulons que par la suite, toutes les flottes que vous mettrez en mer soient ainsi, et que vous ne changiez rien à cette disposition. Faites dresser aussitôt le pavillon d'enrôlement,[11] et payez ces vingt-cinq galères et deux lins pour quatre mois, car nous entendons nous rendre en Catalogne avec ces galères. »

Il dit cela en présence de tous. L'amiral exécuta aussitôt les ordres du roi. A la nuit, le roi le manda vers lui et lui dit: « Amiral, gardez le secret sur ce que je vais vous confier; je vous le recommande aussi chèrement que notre affection vous est chère. Parmi toutes ces galères vous en choisirez quatre que vous monterez de braves gens, tous Catalans, sans un seul Latin ni d'aucune autre nation. Vous ferez semblant de les envoyer à Tunis et vous les expédierez à Trapani, où je me trouverai d'ici à vingt-quatre jours (et il lui compta les journées qu'il aurait à faire); nous les trouverons là; nous monterons sur les quatre galères et nous partirons à la garde de Dieu et de madame sainte Marie. Que ceci soit secret et que rien n'en transpire. Vous resterez avec les autres galères pour garder l'île, ainsi que les troupes qui sont en Calabre. — Seigneur, lui demanda l'amiral, au nom de Dieu que ne peut-il pas arriver si vous passez en Catalogne avec un si petit nombre de galères? — N'en parlons plus, dit le roi, cela sera ainsi. — Permettez-moi donc, pour l'amour de Dieu, seigneur, de vous suivre sur ces quatre galères. —Non, dit le roi, pas une parole de plus; nous le voulons ainsi. — Seigneur, dit l'amiral, qu'il soit fait ainsi que vous le commandez. » Que vous dirai-je? Il fit ce que le roi avait prescrit, et quand tout fut prêt le roi prit congé, sortit de Messine, et visita toute la Sicile. Il se rendit à Palerme où on lui fit les plus grandes fêtes; il y réunit un conseil général, ainsi qu'il l'avait fait à Messine. Il leur tint les mêmes discours; et les mêmes pleurs et gémissements et cris le suivirent depuis l'église principale, où s'était réuni le conseil, jusqu'au palais. Là comme avant, les dames et demoiselles allèrent au-devant de lui, baisant la terre devant sa face, lui donnant mille bénédictions et lui souhaitant toute sorte de biens. Après quoi le roi partit de Palerme et se rendit à Trapani. Il serait impossible de vous dire le nombre infini de personnes qui le suivirent, car au sortir de Messine il vint une multitude de gens de tous les côtés qui marchaient à sa suite. Dans chaque endroit où il passait, on l'invitait à prendre tout ce dont il avait besoin, tant lui que les gens qui l'accompagnaient, de quelque condition qu'ils fussent. Que vous dirai-je? A Trapani il assembla un autre conseil, et ce conseil fut plus nombreux que partout ailleurs. Il dit ici ce qu'il avait dit ailleurs, et cette réunion eut le même résultat que les autres. Ce même jour, pendant que le roi était à la tribune à haranguer le peuple, arrivèrent à Trapani les quatre galères, avec un lin armé que l'amiral avait ajouté. En Ramon Marquet et En Béranger Mayol, dans lesquels le roi avait grande confiance, commandaient les quatre galères. Dès que les galères furent arrivées, les prud'hommes de Trapani leur firent fournir des rafraîchissements en abondance. Ce même jour le roi, au milieu des pleurs et des cris des gens de Trapani, s'embarqua à la bonne aventure. On ne laissa monter sur les galères que les personnes qui avaient été désignées par lui; elles étaient peu nombreuses, afin que les galères en fussent plus légères. Le roi s'embarqua donc et mit à la voile avec la grâce de Dieu; puisse-t-il par sa merci le conduire à bon port! Nous cesserons pour un moment de parler du seigneur roi, je saurai bien revenir à lui; qu'il aille à la bonne aventure. Il laissa toute la Sicile en bon état, tant par terre que par mer, ainsi que tout ce qu'il avait dans la Calabre. Parlons du roi Charles.

CHAPITRE LXXVII

Comment le roi Charles alla trouver le pape et lui demanda, en présence de tout son sacré collège, de le secourir contre le roi d'Aragon, au moyen d'un interdit, d'une croisade et des trésors de l'Eglise.

Le roi Charles, arrivé auprès du pape, le pria de faire réunir son consistoire, parce qu'il désirait lui parler ainsi qu'à tous les cardinaux. Ainsi fut-il fait comme il l'avait requis. Le roi avait agi de cette manière, parce que c'était aussi en présence de tout le consistoire qu'il avait reçu l'ordre de la conquête, et que tous lui avaient promis unanimement appui et secours. Lorsque le pape et le saint collège furent réunis, le roi parla ainsi: « Saint-Père, et vous autres tous de ce consistoire, vous savez que je n'ai entrepris la conquête de la terre du roi Manfred que pour l'honneur de la sainte Église, comme je vous le déclarai dans le temps. Alors vous promîtes, et tout votre collège fit la même promesse, de m'aider et de me secourir contre tous ceux qui voudraient, me troubler dans ma conquête; et vous vous engageâtes à me fournir l'argent et tout ce qui pourrait m'être nécessaire. Or vous savez, Saint-Père, et vous autres tous présents ici, que j'ai accompli tout ce que j'avais promis. Je n'ai considéré aucun péril pour moi, ni pour mes parents, ni mes amis, ni mes vassaux. Or le roi d'Aragon, à votre grande injure, est venu nous attaquer, et il nous a enlevé la Sicile et une grande partie de la Calabre, et nous ravira tous les jours de nouveaux pays, si Dieu et vous n'y pourvoyez. Vous devez le faire, Saint-Père, et vous autres tous seigneurs, par quatre grandes raisons: la première, parce que vous l'avez promis; la seconde, parce que le roi d'Aragon, en agissant comme il l'a fait, s'est rendu coupable envers vous. Après la réponse si dure que vous avez faite au noble En Guillem de Castellnou, il s'est mis en mouvement comme un homme qui, privé du soutien que vous lui refusiez, n'a plus qu'à prendre conseil de lui-même dans toutes ses affaires; ce qu'il n'aurait certainement pas fait si vous l'eussiez secondé, ainsi qu'il vous en sollicita par des raisons si bonnes et si justes que, je ne dirai pas seulement vous, mais tous les rois de la chrétienté eussent certainement dû le seconder; car jamais roi n'entreprit si haute chose; et il la soutint plus longtemps que les cinq plus puissants rois chrétiens du monde n'auraient pu le faire. C'est donc pour cette faute qu'il s'est mis en mouvement et est venu en Sicile, où les Siciliens se sont grandement humilies devant lui et l'ont demandé pour roi. Vous savez de plus qu'il devait croire raisonnablement que ce royaume n'échapperait pas à sa femme et à ses fils. Toutefois si vous lui eussiez accordé sa demande de secours, je suis certain qu'il n'aurait point abandonné une entreprise si bien commencée. C'est donc vous, Saint-Père, qui êtes cause de notre malheur, lequel est d'autant plus grand que, quand nous n'aurions perdu que le comte d'Alençon, notre neveu, c'est là une telle perte que rien ne pourrait la réparer; et outre cette mort nous avons également perdu une multitude de braves parents et de sujets dû roi de France notre neveu, et jamais sans doute nous ne pourrons les venger. J'ajouterai pour troisième raison que, si vous ne vous opposez incontinent à lui par un interdit exprès, dirigé contre lui et contre ceux qui le secondent, il fera tant que vous le verrez entrer dans Rome. Veuillez accorder des indulgences plénières à tous ceux qui marcheront contre lui et qui nous seconderont, et condamnez à la confiscation complète de tout ce qu'ils possèdent ceux qui s'armeront en sa faveur. Aussitôt que votre sentence sera proclamée, il n'est pas douteux que les rois de Castille, de Majorque, d'Angleterre, et les autres rois de la chrétienté qui pourraient être dans l'intention de soutenir le roi d'Aragon, ne s'en abstiennent et n'osent en rien se montrer favorables à sa cause. Il y en aura même peut-être qui voudront gagner l'indulgence; mais quand même ils n'auraient pas le désir de l'obtenir et de nous venir en aide, du moins ils ne nous nuiront en rien. Enfin, ma quatrième demande est, qu'avec les trésors de la sainte Église de Saint-Pierre, vous fournissiez suffisamment aux frais de cette guerre et à nous, aussi bien que le roi de France qui est grand gonfalonier de la sainte Église, et que vous l'engagiez, qu'aussitôt la publication de votre croisade contre le roi d'Aragon, il se dispose à attaquer ses terres. Ces quatre demandes mises à exécution, nous viendrons bien à bout du roi d'Aragon, de manière à lui enlever son royaume et l'empêcher de n’envoyer aucun secours en Sicile. »

CHAPITRE LXXVIII

Comment le Saint-Père, le pape Martin, accorda au roi Charles ce qu'il lui demandait et comment il porta une sentence d'interdit contre le seigneur roi En Pierre et ses partisans; et comment il accorda indulgence plénière a. tous ceux qui marcheraient contre ledit roi En Pierre.

Le pape lui répondit: « Fils de la sainte Église, nous avons bien entendu tout ce que vous nous avez dit; et comme nous nous sommes engagé à vous seconder, nous allons répondre à vos quatre demandes. Sur la première, nous dirons: qu'il est vrai que nous sommes convenu avec vous de vous porter aide et secours de tout notre pouvoir contre tous ceux qui vous attaqueraient, et nous le ferons bien volontiers. Vous avez dit ensuite, que c'est notre faute si le roi d'Aragon est allé en Sicile: et nous en convenons. Lorsque nous lui refusâmes sa demande, nous savions bien qu'il agissait plus par sa propre volonté que par raison; nous reconnaissons donc cette faute, et que nous sommes tenus de vous soutenir de toutes nos forces. Quant au troisième objet de votre demande, c'est-à-dire la croisade et l'interdit, nous vous promettons de les décréter et publier avant que vous vous éloigniez de nous. Le quatrième point, qui consiste dans la demande de fonds, et d'appel au roi de France en sa qualité de grand gonfalonier de la sainte Église, nous le ferons de grand cœur, et nous sommes disposés à vous fournir, ainsi qu'au roi de France, l'argent nécessaire. Ayez donc bon; courage et réconfortez-vous, car la sainte Église accomplira entièrement vos désirs. »

Ensuite chaque cardinal prit la parole, et tous confirmèrent ce que le pape avait promis. Le roi Charles fut plein d'espoir et de contentement, leur rendit grâces de ces bonnes réponses, et les pria de hâter l'expédition de toutes choses, parce qu'il devait se rendre en France auprès de son neveu pour l'engager à lui fournir des secours, et de là aller avec lui; à Bordeaux. Le pape fit si bien qu'en peu de jours il avait publié sa sentence et la croisade contre le roi d'Aragon et ses royaumes, et contre tous ceux qui lui fourniraient des secours, et accordé en même temps des indulgences plénières à tous les individus qui s'armeraient contre ledit roi. Telle fut la sentence que prononça le pape Martin, Français de naissance.[12] On dit qu'il n'est jamais sorti de la cour de Rome que des jugements équitables; ainsi nous devons tous le croire; car les prêtres, qui sont les administrateurs de la sainte Église, nous disent: Sententia pastoris, justa vel injusta, timenda est. Le jugement du pasteur, juste ou injuste, doit être respecté; tout fidèle chrétien doit le croire de même; aussi en suis-je persuadé. Or cette assistance de l'Église fut très puissante, et la plus grande que l'Église accordât jamais à aucun prince, et plus redoutable qu'il n'en fut jamais pour tout chrétien. Ensuite le pape accorda au roi Charles et au roi de France tout l'argent dont ils purent avoir besoin. Ainsi le roi Charles prit congé du pape et des cardinaux, et se rendit en France.

CHAPITRE LXXIX

Comment le roi Charles requit le roi de France et les douze pairs de le conseiller et aider dans ses affaires; comment le roi de France, n'osant y accéder, à cause du serment qui le liait au roi En Pierre, fut délié dudit serment et de toutes ses promesses par le légat du pape Martin.

A la première entrevue du roi de France et du roi Charles, ils sentirent l'un et l'autre se renouveler la douleur de la mort du comte d'Alençon. Ce deuil dura deux jours, tant pour eux que pour leurs gens. Le troisième jour, le roi Charles eut un entretien avec le roi de France, son neveu, et les douze pairs. Le conseil étant assemblé, le roi Charles se leva et fit retentir sa plainte touchant le grand déshonneur et le grand dommage que lui avait fait le roi d'Aragon, et il requit le roi et les douze pairs d'aide et de conseil, les priant de ne pas l'abandonner dans une aussi grande nécessité que celle où il se trouvait. Il ajouta qu'ils n'ignoraient pas qu'il était fils de roi de France et ne faisait qu'une même chair et un même sang avec eux; que jamais la maison de France n'avait délaissé aucun membre sorti de son tronc, et qu'ainsi dépourvu comme il était, le roi son neveu et eux tous étaient tenus de le secourir. Quant au conseil qu'il demandait d'eux, c'était de savoir ce qu'il devait faire, relativement au combat qu'il avait provoqué dans de si pressantes nécessités, combat qui devait avoir lieu à Bordeaux, et dont le jour était si prochain.[13] Il les priait donc sur ces deux points de l'autoriser à compter sur eux.

Il se tut. Le roi de France se leva et dit. « Oncle, nous avons bien entendu ce qui vous est advenu, ce que vous nous avez raconté, et ce que vous requérez, et nous vous répondons: que, par plusieurs motifs, nous devons maintenant vous secourir et vous donner nos avis. C'est nous qui avons, plus que personne au monde, une grande part au déshonneur qui vous a frappé, ainsi qu'à la perte que vous avez faite, et particulièrement par la mort de notre frère le comte d'Alençon, qui nous a été enlevé par une mort si indigne. Toutefois, malgré toutes les raisons que nous avons de nous décider en votre faveur, comme je viens de le dire, nous ne savons cependant à quoi nous résoudre, car nous sommes engagés par serment avec notre beau-frère, le roi d'Aragon, de le secourir envers et contre qui que ce soit au monde, et sous quelque prétexte que ce puisse être de ne jamais marcher contre lui; et de son côté ce serment est réciproque à mon égard; ainsi donc dans cette circonstance nous ne savons que vous dire. »

Alors un cardinal, légat du pape et chargé de tous ses pouvoirs, se leva et dit: « Seigneur roi, que cette difficulté ne vous arrête pas; je suis chargé des pouvoirs du Saint-Père, et vous savez que tout ce que le pape lie sur la terre est lié dans les cieux, et que tout ce qu'il délie sur la terre est délié dans les cieux; ainsi, moi, de la part de Dieu et du Saint-Père apostolique, je vous dégage de tout serment et de toute promesse que vous pouvez avoir faite à votre beau-frère En Pierre d'Aragon; et au sortir de cette assemblée je vous en ferai une bonne charte, avec les sceaux pendants, afin que vous vous regardiez par la suite pour délié de tout ce que vous lui avez promis. Bien plus, je vous requiers, au nom du Saint-Père, de vous disposer à attaquer ledit roi d'Aragon; et j'accorde à vous et à tous ceux qui vous suivront l'absolution de tous péchés et pénitences, et j'excommunie tous ceux qui seront contre vous. Demain je publierai cela dans tout Paris, et ensuite le ferai publier dans tous les pays du monde chrétien.[14] Je dois ajouter aussi, de la part du Saint-Père, qu'il vous sera donné aide du trésor de saint Pierre, et qu'il vous sera fourni tout ce dont vous avez besoin; ainsi donnez vos secours et vos avis à votre oncle le roi Charles, ici présent, puisque vous le pouvez faire désormais sans que rien s'y oppose. »

CHAPITRE LXXX

Comment le roi de France promit au roi Charles de l'aider de sa personne et de ses gens contre le roi d'Aragon, et résolut d'aller avec lui à Bordeaux; et de la perfidie qu'il prépara contre le seigneur roi d'Aragon, laquelle fut confirmée par les douze pairs de France.

Le roi de France répondit alors: « Cardinal, nous avons bien entendu ce que vous avez dit de la part du Saint-Père; nous savons que c'est la vérité: c'est là notre créance, et telle doit être celle de tout chrétien orthodoxe. Nous nous regardons donc comme dégagé de toute promesse faite à notre beau-frère le roi d'Aragon; et puisqu'il en est ainsi, nous répondrons à l'instant sans réserve à notre oncle le roi Charles sur le secours qu'il nous demande et sur le conseil relatif au combat qui doit avoir lieu entre lui et le roi d'Aragon. Nous vous dirons d'abord, notre oncle, que nous vous défendrons de notre personne et de celle de nos gens contre le roi d'Aragon et les siens, tant que vie sera en nous; et nous vous le jurons et promettons sous l'autorité du cardinal qui représente ici le Saint-Père apostolique. Et nous agissons ainsi en l'honneur de la Sainte Église et en notre propre honneur; car nous sommes tenus étroitement envers vous, et nous avons à venger la mort de notre frère le comte d'Alençon. Ensuite nous vous conseillons de ne pas manquer, pour quoi que ce soit, de vous rendre à Bordeaux au jour du combat. Nous irons en personne avec vous, et si bien accompagné que nous ne pensons pas que le roi d'Aragon ose s'y présenter ce jour-là; et s'il le fait il est perdu. Le roi d'Angleterre, ni qui que ce soit au monde, ne pourrait lui être en aide. »

Le roi de France se tut, et le roi Charles prit la parole: « Seigneur et neveu, dit-il, nous vous rendons grâce, de la part de la sainte Eglise et de la nôtre, de vos offres ainsi que des bons conseils que vous nous donnez relativement au combat. Mais nous craignons que le roi d'Aragon ne puisse dire quelque chose contre notre bonne foi, si nous y allons ainsi accompagné; car les conventions faites entre nous deux sont écrites et enregistrées par A, B, C. »

Le roi de France répliqua: « Il ne peut rien dire contre votre bonne foi, car nous avons déjà lu les conventions arrêtées entre vous, et sur le point dont il est question, il y est dit: que vous n'y amènerez pas au-delà des cent cavaliers qui doivent entrer au champ avec vous; et lui il prend de son côté le même engagement. Vous n'y conduirez, vous, que les cent qui doivent entrer en lice à vos côtés, mais nous, nous y conduirons qui bon nous semblera, n'étant engagé par aucun contrat. Il ne peut se douter de cette affaire, ainsi vous n'aurez pas violé vos engagements. —Il est certain, dit le roi Charles, que telles sont nos conventions; faisons donc ainsi que vous le conseillez. »

Le légat se leva, rendit grâces au roi de France de la part du Saint-Père apostolique et du Sacré Collège. Il le signa et lui donna sa bénédiction; après quoi, une grande partie des douze pairs de France, là présents, se levèrent, confirmèrent tout ce que le roi de France avait dit, et promirent de lui faire aide de tout leur avoir et de tout leur pouvoir en faveur du roi Charles, et de suivre le roi de France à leurs frais et à leurs risques et périls, pour obtenir l'indulgence.

Quand chacun eut parlé, le roi Charles se leva et dit: « Seigneur roi, nous avons peu de temps pour nous rendre à Bordeaux; nous laisserons ici le légat qui ne s'éloignera pas de vous, et nous irons en Provence, où nous amènerons soixante chevaliers de France que nous avons déjà choisis en notre âme, pour entrer en lice, si le combat a lieu, en leur adjoignant quarante chevaliers de Provence; et avec ces cent chevaliers, sans plus, nous serons dans Bordeaux huit jours avant l'époque désignée. Vous, de votre côté, vous réglerez votre voyage comme vous l'entendrez; car nous ne pouvons ni ne devons rien dire sur votre manière de vous y rendre. »

Le roi de France répondit que c'était très bien, et qu'il pouvait aller régler ses affaires; qu'il savait, quant à lui, comment il devait se conduire. Là-dessus ils s'embrassèrent et prirent mutuellement congé l'un de l'autre.

Je laisse ici le roi de France et le légat, qui fait chaque jour publier la croisade de tous côtés, et je vous entretiendrai du roi Charles.


 

[1] pierre fut couronné roi de Sicile, le 2 septembre 1282 à Palerme.

[2] pièce qui couvrait le devant de leurs jambes.

[3] Corps d'armée; c'est un mot de notre vieille langue qui n'a pas d’équivalent moderne

[4] Pierre, comte d'Alençon, fils de saint Louis, avait, en 1282, accompagné Charles en Pouilles avec Robert, comte d'Artois, et les comtes de Boulogne et de Dampmartin. Il mourut la même année dans le royaume de Naples

[5] Il milite, dit Rosario Grégorio. J'ai cru devoir laisser à cette espèce d'infanterie de suite et assez irrégulière son ancienne désignation de servents de maynada, varlets des menées ou de la suite des chevaliers

[6] Mais Jésus lui répondit (au diable): « Il est écrit: l'homme ne vit pas seulement de pain, mais de toute parole qui sort de la bouche de Dieu ».

[7] Les rois d'Angleterre possédaient alors l'Aquitaine, depuis le mariage d'Henri II, en 1152, avec Eléonore d'Aquitaine, répudiée par Louis le Jeune

[8] Edouard Ier.

[9] Le traité de 1261, entre les Génois et l'empereur des Grecs donne beaucoup de lumières sur l'état des armements maritimes à cette époque, et l'antique traduction française jointe au texte latin fixe la nature des offices, en même temps que la solde en détermine l'importance

[10] Le texte dit: proers, hommes de la proue

[11] Quand on préparait une expédition, on dressait pavillon, et on faisait appel à tous ceux qui voudraient s'enrôler et qui étaient payés par la trésorerie, appelée en catalan laula, qui répond à l'ancien échiquier en Normandie. Le mot d'échiquier est encore conservé dans ce sens en Angleterre

[12] Simon de Brion, né à Mont Epiloix, près de Bavon, en Champagne, élu pape sous le nom de Martin IV, le 22 février 1281, à Viterbe, mort à Padoue le 28 mars 1285

[13] Le combat avait été axe au mois de juin 1283

[14] Martin IV, à la demande de Charles d'Anjou, excommunia Michel Paléologue, empereur de Constantinople, comme schismatique et hérétique; il excommunia les Palermitains à cause du massacre des Vêpres siciliennes, et excommunia enfin, en 1282 et 1283, pierre, roi d'Aragon, pour s'être emparé du royaume de Sicile. Une croisade fut prêchée contre ce roi; et les peuples fanatisés s'y portèrent avec tant d'ardeur, que plusieurs y vinrent même sans armes, n'ayant pu s'en procurer; les pierres qu'ils trouvèrent sous la main leur en tinrent lieu, et ils répétaient, en les jetant, le même calembour latin sur lequel s'appuie la suprématie de la chaire de saint Pierre: « Je jette cette pierre contre Pierre d'Aragon, pour gagner l'indulgence. » Ce monarque anathématisé n'en fut pas moins victorieux et du pape et des croisés