Muntaner

RAMON MUNTANER

 

CHRONIQUE : CCLXI à CCLXXX

CCXLI à CCLX - CCLXXXI à CCC

Oeuvre numérisée  par Marc Szwajcer

 

 

 

 

CHRONIQUE DU TRÈS MAGNIFIQUE SEIGNEUR

RAMON MUNTANER

 

FAITS DE MORÉE.

CHAPITRE CCLXI

Où il est fait mention comment le seigneur de la Morée descend du duc de Bourgogne, petit-fils du roi de France, dont madame Isabelle, femme du seigneur infant En Ferrand de Majorque, descend en ligne directe.

Je cesse de vous parler de cette guerre qui est suspendue par une trêve, et reviens à vous parler de ce qui advint au seigneur infant En Ferrand de Majorque.

Il est vérité qu'il y a bien deux cents ans que des barons de France, afin d'obtenir des indulgences firent le voyage d'outre-mer;[1] et de ceux-là étaient chefs et seigneurs, le duc de Bourgogne[2] et son frère le comte de la Marche,[3] et ils étant petits-fils du roi de France.[4] Le duc était le plus âgé. Ils étaient suivis de mille chevaliers de France et d'un grand nombre d'hommes de pied. Ils arrivèrent à Brindes; ils se préparèrent à s'embarquer, et tardèrent si longtemps à expédier leurs affaires que l'hiver les surprit, si bien qu'on leur conseilla d'attendre jusqu'au printemps; mais eux ne voulurent écouter le conseil de personne; et ainsi ils partirent de Brindes avec une grande quantité de nefs et de lins, et se mirent en route. Un coup de vent les surprit et ils durent prendre abri à Glarentza en Morée.

Je dois vous dire qu'en ce temps-là ce pays était gouverné par un grec qui était prince de la Morée, duc d'Athènes, seigneur de la Sola,[5] seigneur de la baronnie de Matagrifon, seigneur de la baronnie de Damala, seigneur de la baronnie de Mandissa,[6] et de Bodonitza et de Nègrepont; et c'était un fils bâtard de l'empereur de Constantinople, qui s'était révolté avec tout son pays contre son père l'empereur et contre le Saint-Père apostolique;[7] et c'était un homme de fort mauvaise vie.

Quand ces barons de France se virent au milieu d'un si grand hiver et en si grand danger pour leur passage, ils envoyèrent un message au pape,[8] lui disant que, si tel était son bon plaisir, ils enlèveraient la terre de Morée à ce bâtard de l'empereur de Constantinople, sous la condition que le Saint-Père leur accorderait les mêmes indulgences qu'ils auraient eues outre-mer, et alors qu'ils partageraient ce pays avec les prélats, évêques et archevêques de la pieuse fol catholique. Que vous dirai-je? Le pape leur accorda tout ce qu'ils demandaient.

Tandis qu'ils avaient envoyé leurs messages au pape, l'empereur se trouvait au royaume de Salonique, et marchait pour attaquer son fils;[9] mais il ne pouvait traverser la Valachie ni le despotat d'Arta qui s'étaient déclarés pour son fils, et il ne savait quel parti prendre. A ce moment il apprit que ces deux riches hommes, qui étaient frères et de plus petits-fils du roi de France, venaient d'arriver dans ce pays avec de grandes forces. Et il leur envoya des messagers pour leur dire que, s'ils voulaient détruire son traître de fils, il leur donnerait franchement et quittement toute la terre qu'il occupait. Lesdits riches hommes en eurent grand soin, et envoyèrent à l'empereur deux de leurs chevaliers, afin qu'il dressât par écrit le privilège de ce qu'il leur avait promis. Ces envoyés allèrent trouver l'empereur et rapportèrent avec la bulle d'or de bons privilèges bien scellés de ladite donation. De plus l'empereur leur envoya des secours d'argent. Que vous dirai-je? Ces deux riches hommes bâtirent une ville qui s'appelle encore Patras;[10] ils y placèrent un archevêque, et défièrent ce fils de l'empereur, qui se nommait Andronic.[11] A la fin, cet Andronic réunit toutes ses forces et une partie de celles du despote d'Arta, et il marcha contre eux. Ceux-ci se présentèrent en bataille rangée, et Dieu voulut qu'Andronic fût vaincu et fût tué sur le champ de bataille, lui et tout ce qu'il y avait de chevaliers dans son pays, et une grande partie des hommes de pied qui étaient avec lui.

Ainsi ces deux seigneurs furent maîtres de ce pays qu'il gouvernait et où tout le menu peuple lui voulait grand mal; et ainsi se rendirent aussitôt à eux cités, villes et châteaux. Ces deux seigneurs se partagèrent les terres; le duc fut prince de la Morée, et le comte fut duc d'Athènes,[12] et chacun d'eux eut sa terre franche et quitte. Ensuite ils firent le partage de toutes les baronnies, châteaux et autres lieux, qu'ils distribuèrent à leurs chevaliers.

Ainsi ils donnèrent toute la Morée en possession héréditaire à ceux-là et à beaucoup d'autres qui y arrivèrent ensuite de France.

C'est de ces seigneurs que sont descendus les princes de la Morée. Et toujours depuis ils ont pris leurs femmes dans les meilleures maisons de France; et il en a été de même des autres riches hommes et des chevaliers, qui ne se sont jamais mariés qu'à des femmes qui descendissent de chevaliers de France. Aussi disait-on, que la plus noble chevalerie du monde était la chevalerie de la Morée, et on y parlait aussi bon français qu'à Paris. Et cette pureté de noblesse de la chevalerie de Morée dura jusqu'au moment où les Catalans les exterminèrent tous en un seul jour, lorsque le comte de Brienne vint les attaquer, ainsi que je vous l'ai déjà raconté.[13] Soyez assurés qu'ils périrent tous, et qu'il n'en échappa pas un seul.

CHAPITRE CCLXII

Comment les barons de la principauté de la Morée résolurent de faire le mariage de la jeune princesse de la Morée avec Philippe second fils du roi Charles; et comment le mariage fut convenu, avec la condition que le Dis du comte d'Andria épouserait la sœur de ladite princesse, qui était dame de Matagrifon.

Il est vérité que, de ce seigneur duc de Bourgogne, petit-fils du roi de France, ainsi que je vous l'ai déjà dit, descendirent les princes de la Morée, savoir jusqu'au prince Louis,[14] qui fut le cinquième prince issu de ces seigneurs de Bourgogne, petits-fils du roi de France. Ce prince Louis mourut sans avoir de successeur mâle, mais ne laissant que deux filles, dont l'une avait quatorze ans lorsqu'il mourut, et l'autre en avait douze.[15] Le prince laissa la principauté à l'aînée,[16] et à la plus jeune la baronnie de Matagrifon. Il substitua de plus la principauté à sa fille la plus jeune, avec cette clause que si sa fille aînée mourait sans enfants de légitime mariage, la principauté retournerait à la plus jeune.[17] La baronnie de Matagrifon était substituée à l'aînée sous les mêmes conditions. Quand les barons de la principauté de Morée eurent perdu le prince Louis,[18] qui avait été pour eux un très bon seigneur, ils cherchèrent à qui ils pourraient donner la fille aînée,[19] voulant que ce fût à un seigneur puissant qui pût les défendre contre le despote d'Arta, contre l'empereur et contre le seigneur de la Valachie; car la principauté est limitrophe de tous ces pays, ainsi que du duché d'Athènes. Et le duché d'Athènes avait autrefois été une dépendance de la principauté de Morée; mais depuis la répartition qu'avaient faite les deux frères après leur conquête, le duché avait été attribué d'une manière indépendante au comte de la Marche. Que vous dirai-je? En ce temps-là le roi Charles venait de faire la conquête du royaume de Sicile, ainsi que vous l'avez déjà appris, et ce fut le plus grand et plus puissant seigneur qui fût alors dans le Levant. Le seigneur roi Charles avait un fils qui se nommait Philippe,[20] qui venait après l'aîné; et les barons de la Morée pensèrent qu'ils ne pourraient donner la jeune princesse à qui que ce fût qui valût monseigneur Philippe, fils du roi Charles, qui était si brave et si expérimenté. Ils choisirent alors un archevêque, un évoque, deux riches hommes, deux citoyens, et les envoyèrent vers le roi Charles à Naples, où ils le trouvèrent.[21] Ces envoyés firent leur proposition de mariage, et cela plut beaucoup au roi Charles, d'abord, parce qu'il savait que cette enfant était issue de son lignage à lui, et que, d'un autre côté, le titre de prince de la Morée est, après celui de roi, un des titres les plus hauts et puissants du monde. Il consentit donc au mariage de madame la princesse avec monseigneur Philippe.[22] Mais avant de procéder plus loin, il fit venir en sa présence son fils Philippe, et lui dit comment il avait conclu ce mariage, si toutefois il y donnait son consentement. Monseigneur Philippe lui répondit que cela lui plaisait infiniment, pourvu qu'il voulût bien lui octroyer un don. Le roi Charles lui dit de demander ce qu'il désirait, et que cela lui serait octroyé. Alors il baisa la main à son père, et lui dit: « Monseigneur, le don que je vous demande est celui-ci: vous savez bien que dès mon enfance vous m'avez donné pour compagnon le fils du comte d'Andria,[23] qui est de mon âge; et si jamais homme put se tenir pour satisfait d'un serviteur et compagnon, c'est bien moi surtout qui me tiens satisfait de lui. Ainsi donc, seigneur père, je vous supplie qu'il ait pour femme la sœur de la princesse, avec la baronnie de Matagrifon; que notre mariage avec les deux sœurs soit célébré à la même messe, et que le même jour vous nous fassiez chevaliers l'un et l'autre de votre propre main. » Le roi Charles lui octroya sa demande, fit appeler les envoyés et conclut également cet autre mariage. Il donna ordre aussitôt d'armer dix galères à Brindes, pour aller prendre les deux jeunes filles[24] et les amener à Brindes, où le roi Charles et son fils iraient les attendre, et là se feraient les noces. De Brindes à la principauté il n'y a pas deux cent milles; et Brindes en était ainsi fort voisine. Que vous dirai-je? Les jeunes filles furent amenées à Brindes. Là le roi Charles arma chevalier de sa propre main son fils d'abord, et ensuite le compagnon de son fils. Monseigneur Philippe arma ensuite ce jour-là cent chevaliers de sa main, et son compagnon en arma vingt; et les deux sœurs furent mariées en même temps. La fête fut brillante, et toute l'octave[25] fut célébrée en ce même lieu; ensuite avec les dix galères on passa dans la principauté; et monseigneur Philippe fut prince de la Morée,[26] et son compagnon fut seigneur de la baronnie de Matagrifon. Que vous dirai-je? Monseigneur Philippe ne vécut pas longtemps, et mourut sans laisser d'enfants.[27] Puis la princesse eut pour second mari un grand baron du lignage du comte de Hainaut,[28] dont elle eut une fille.[29] Ce prince mourut et, quand sa fille fut parvenue à l'âge de douze ans, la princesse la maria au bon duc d'Athènes,[30] celui qui laissa le duché au comte de Brienne, son cousin germain, lequel n'eut pas d'enfant de la fille de la princesse.

Lorsque la princesse eut marié sa fille, elle s'en alla en France,[31] prit pour troisième mari monseigneur Philippe de Savoie, et retourna aussitôt avec lui dans la principauté de Morée.[32]

A peu de temps de là la princesse mourut de maladie, et déclara par son testament que son mari continuerait à posséder la principauté sa vie durant,[33] et qu'à sa mort il la transmettrait à leur fille;[34] ce qu'elle n'avait pas le droit de faire, car cette principauté devait auparavant revenir à sa sœur qui était encore vivante, conformément à la substitution faite par son père. Et lorsque cette princesse[35] mourut, le prince[36] se trouvait en France.

Dans ce temps, le prince de Tarente, frère du roi Robert, était passé en Morée pour attaquer son beau-frère le despote d'Arta;[37] et voyant la principauté sans seigneur et sans dame, il s'en empara sans que personne s'y opposât, si bien que monseigneur Philippe de Savoie, prince de Morée, en apprenant cette nouvelle, en fut très mécontent. A peu de temps de là, le prince de Tarente alla en France, et le prince de Morée adressa au roi de France sa réclamation contre le prince de Tarente, qui s'était emparé de sa principauté sans défi préalable. Enfin une sentence fut rendue, par laquelle le prince de Tarente était tenu de lui abandonner cette principauté. Cela fit que le prince de la Morée envoya ses fondés de pouvoir pour recevoir la principauté de la Morée.

En ce temps-là mourut le duc d'Athènes, sans laisser d'enfants, et il laissa le duché au comte de Brienne, son cousin germain,[38] ainsi que je vous l'ai déjà dit; et la duchesse, fille de la princesse, resta ainsi veuve.[39] Je vais cesser de vous parler de la princesse, et reviens à vous parler de sa sœur.[40]

CHAPITRE CCLXIII

Comment le seigneur infant Ferrand prit pour femme madame Isabelle, fille du comte d'Andria et petite-fille du prince de Morée; et comment la dame de Matagrifon laissa en héritage à sa fille la baronnie de Matagrifon, et tous les droits qu'elle avait sur la principauté de Morée.

Quand le fils du comte d'Andria eut célébré ses noces, il entra en possession de la baronnie de Matagrifon. Et si jamais seigneur donna de belles preuves de tout ce qu'il valait, ce fut bien lui; car il fut plein de sagesse et accompli en toutes choses. Il eut de sa femme, une fille qui eut nom madame Isabelle, et peu de temps après la naissance de cette fille, il mourut,[41] ce dont furent bien fâchés tous ses barons et tous ses vassaux, autant qu'il en avait en Morée. Ce comte d'Andria est du lignage de ceux des Baux, qui est la maison la plus ancienne et la plus noble de la Provence, et qui est de la parenté du seigneur roi d'Aragon.

Quand cette dame eut perdu son mari elle fut très affligée et ne voulut plus se remarier. A la mort de la princesse sa sœur, elle réclama la principauté, mais ceux qui la tenaient lui firent brève réponse. A ce moment elle apprit que se trouvait en Sicile le seigneur infant En Ferrand, fils du seigneur roi de Majorque, et qu'il n'était pas marié et ne possédait aucune terre, et elle pensa qu'il n'y avait pas d'homme au monde aux mains duquel sa fille pût avec plus d'avantage être remise, parce que, de gré ou de force il saurait bien faire valoir son droit sur la principauté. Elle envoya donc des messagers au seigneur roi de Sicile et au seigneur infant En Ferrand, si bien qu'on tomba enfin d'accord que la dame viendrait avec sa fille à Messine et qu'alors, si cette jeune fille était telle qu'on le disait, le mariage serait agréé. Ainsi donc la dame avec sa fille, accompagnées de dix jeunes filles et d'autant de dames, de vingt chevaliers et de vingt fils de chevaliers, et de beaucoup d'autres personnes de sa suite, vinrent à Messine, où elles furent reçues avec de grands honneurs. Le seigneur roi et le seigneur infant arrivèrent à Messine. Et quand ils eurent vu la demoiselle, qui eut donné à l'infant le monde entier avec une autre femme, n'eut pas obtenu qu'il renonçât à cette jeune fille pour un tel échange; et il en était si ravi de plaisir qu'un jour lui paraissait une année, jusqu'à ce que l'affaire fût conclue. Si bien qu'il déclara au seigneur roi, que très décidément il voulait que cette jeune fille fût sa femme et nulle autre au monde. Et ce n'est pas merveille s'il en fut tellement énamouré, car c'était bien la plus belle créature de quatorze ans que l'on pût jamais voir, la plus blanche, la plus rosé et la mieux faite, et de plus, pour son âge, la plus habile fille qui fût au monde. Que vous dirai-je? La dame de Matagrifon fit à sa fille une donation entre vifs, et lui céda, après sa mort, toute la baronnie de Matagrifon et tout le droit qu'elle avait sur la principauté pour en faire et ordonner selon toutes ses volontés, et dégagée de toute autre substitution.

Cela fait et les chartes de donation de mariage rédigées, par la grâce de Dieu et avec grande solennité, et à la grande joie du seigneur roi, de madame la reine, de tous les barons de Sicile et chevaliers catalans, aragonais et latins, et de tous ceux de Messine, le seigneur infant prit pour femme madame Isabelle.[42] L'archevêque de Messine dit la messe. La fête dura bien quinze jours, de telle sorte que tout le Monde s'émerveillait de voir la satisfaction dont ils étaient remplis.

Quand la fête fut terminée, le seigneur infant emmena sa femme à Catane, avec sa belle-mère et tous ceux qui l'avaient accompagnée, et il donna à sa femme des dames catalanes, des demoiselles catalanes, et des femmes et des filles de chevaliers. Lorsqu'ils furent à Catane, le seigneur infant fit de grands présents à tous ceux qui étaient venus avec elle. Ils restèrent quatre mois à Catane, et puis la dame, belle-mère du seigneur infant, s'en retourna avec sa suite en Morée, joyeuse et satisfaite; et le seigneur infant, joyeux et satisfait aussi, resta en Sicile avec l'infante. Et il plut à Dieu qu'il la rendît bientôt enceinte, ce dont on se réjouit beaucoup quand on l'apprit. Pendant la grossesse de l'infante, le seigneur infant se disposa à se rendre en Morée avec cinq cents hommes à cheval et un grand nombre de gens de pied.

CHAPITRE CCLXIV

Comment moi, Ramon Muntaner, j'envoyai un message ou seigneur roi de Sicile, pour le prier de vouloir bien m'autoriser à me rendre à Catane où était le seigneur infant En Ferrand avec l'infante sa femme qui accoucha d'un Bis, lequel fut nommé Jacques; et comment ledit seigneur infant se disposa à passer en Morée.

Tandis que le seigneur infant faisait ses préparatifs pour partir, j'en fus informé à Gerbes. Quelque grande chose qu'on m'eût offerte, rien n'aurait pu me faire retarder d'aller le voir ni m'empêcher d'aller avec lui partout où il voudrait aller; j'envoyai donc un message au seigneur roi, lui demandant l'autorisation de me rendre en Sicile. Le seigneur roi trouva bonde me l'accorder, si bien qu'avec une galère et un lin, et accompagné des anciens de l'île venus avec moi, je me rendis en Sicile et laissai le château et l'île de Gerbes sous bonne garde. Le premier lieu où je pris terre en Sicile, ce fut à Catane; là je trouvai le seigneur infant bien portant et fort gai; madame l'infante était si avancée dans sa grossesse, que je l'avais à peine quittée depuis huit jours avant qu'elle accoucha d'un beau garçon; et on en fit grande fête.

Quand je fus descendu de la galère, je fis débarquer deux balles de tapis de Tripoli et une grande quantité d'anibles, d'ardiens, d'almaxies, d'alquinals, de mactans, de jucies[43] et beaucoup d'autres présents de toute espèce.

Je fis déployer tous ces objets en présence de madame l'infante et du seigneur infant, et lui offris le tout, ce dont le seigneur fut très satisfait; puis je pris congé d'eux et m'en allai à Messine où le seigneur infant me dit qu'il serait avant quinze jours, et qu'il avait à m'y entretenir longuement.

J'étais à peine arrivé depuis quinze jours à Messine que me vint un message, qui m'apprenait que madame l'infante avait eu un beau garçon, né le premier samedi du mois d'avril de l'an mil trois cent quinze. Dieu donne à chacun autant de joie que j'en eus alors! Et ne me demandez pas si le seigneur infant en fut joyeux, aussi bien que tous les habitants de Catane. Et pendant plus de huit jours se prolongea la fête qui s'en fit à Catane. Le seigneur infant fit baptiser son fils à la grande église de la bienheureuse madame sainte Agathe et lui donna le nom de Jacques. Si jamais enfant fut doué de bonne grâce en naissant, ce fut bien ce petit En Jacques. Que vous dirai-je? Le petit seigneur infant En Jacques étant baptisé et la dame hors de danger, le seigneur infant En Ferrand vint à Messine; et quand il fut arrivé à Messine, je lui fis offre de mes biens et de ma personne, et lui demandai de le suivre là où il lui plairait, ce dont il me sut très bon gré. Il me dit: « Il faut que vous vous rendiez auprès du seigneur roi, qui est à Piazza, où vous le trouverez; vous lui rendrez le château et les îles de Gerbes et des Querquenes; après quoi vous reviendrez à nous, et alors nous arrangerons tout ce que nous avons à faire. » Je pris donc congé de lui. Et pendant que je prenais congé de lui il lui arriva un message, qui lui disait de se rendre en toute hâte à Catane, car madame l'infante était fort malade, ayant été prise de la fièvre et de maux de dysenterie. Il chevaucha si rapidement que cette nuit-là même il entra à Catane. En le voyant madame l'infante se sentit mieux. Toutefois, elle avait fait un testament, de peur que le pire ne lui arrivât, et elle le reconnut et confirma ensuite. Par ce testament elle laissait la baronnie de Matagrifon, et de plus tout le droit qu'elle avait sur la principauté, à son fils, l'infant En Jacques; et au cas où son fils mourrait, elle les laissait à l'infant En Ferrand son mari. Je dois dire maintenant qu'il y avait bien deux mois que sa mère venait de mourir de maladie à Matagrifon,[44] mais elle n'en savait rien, et le seigneur infant ne voulait pas qu'on lui en dit rien tant qu'elle serait enceinte; et la même injonction fut faite après ses couches et jusqu'à ce qu'elle pût sortir pour aller à la messe. C'est pour cela que le seigneur infant était impatient d'aller en Morée, et il n'attendait que le moment où l'infante serait délivrée et en état de se rendre à la messe, et alors il devait s'embarquer avec elle, car toutes choses étaient déjà préparées pour leur embarquement.

CHAPITRE CCLXV

Comment madame l'infante Isabelle, femme du seigneur infant En Ferrand de Majorque, trépassa de cette vie; et comment moi, Ramon Muntaner, je rendis au seigneur roi de Sicile les îles de Gerbes et des Querquenes, et allai là ou était le seigneur infant Ferrand.

Que vous dirai-je? L’infante, ainsi qu'il plut à Dieu, trépassa de cette vie trente-deux jours après la naissance de son fils l'infant En Jacques, et elle mourut dans les bras du seigneur infant En Ferrand. Et si jamais on vit grande douleur, ce fut celle qu'éprouva le seigneur infant En Ferrand, et qu'éprouva aussi toute la ville. Et puis comme elle était et bien confessée, et bien communiée, et munie de l'extrême-onction, elle fut, avec grande solennité, placée en un beau monument, près du corps de la bienheureuse vierge madame sainte Agathe, dans sa benoîte église de Catane.

Après ce grand malheur le seigneur infant vint à Messine pour s'embarquer et aller en Morée. Et moi je le fis attendre, et me rendis auprès du seigneur roi que je trouvai à Piazza. Puis je m'en allai à Palerme; et en présence du noble En Béranger de Sarria et de beaucoup d'autres riches hommes de Sicile, et chevaliers et citoyens, je lui rendis les châteaux et les îles de Gerbes et des Querquenes. Et plaise à Dieu que tous ceux qui nous veulent du bien puissent rendre aussi bon compte de ce qui leur a été confié que je le fis au dit seigneur roi de Sicile des dites îles que j'avais tenues pendant sept ans, savoir: premièrement pendant la guerre, deux ans; ensuite pendant les trois ans durant lesquels le roi m'avait fait la grâce de me les donner; et enfin pendant les deux ans de la guerre du roi Robert!

Et dès que j'eus rendu ces îles et en eus ma charte de délivrance, je pris congé du seigneur roi, et m'en retournai vers le seigneur infant que je trouvai à Messine, faisant ses préparatifs d'embarquement. Je lui disque j'étais venu pour le servir, monter sur ses galères, et lui prêter tout ce que je possédais. Le jour où je lui dis cela, il me répondit que le lendemain il me ferait réponse. Et le lendemain, au moment où je venais d'entendre ma messe, il manda devant lui un grand nombre de chevaliers et de bonnes gens, et en présence de tous il me dit: « En Ramon Muntaner, il est vérité que l'homme du monde envers lequel nous nous tenons pour plus obligé qu'envers aucun autre, c'est vous; » et là il en donna beaucoup de bonnes raisons. Il raconta: comment, pour son service, j'avais perdu tout ce que j'apportais de Romanie; comment j'avais été mis en prison avec lui; comment à cause de lui, le roi Robert m'avait fait beaucoup de mal; comment je lui avais prêté de mon avoir en Romanie et abandonné tout ce que je possédais; comment tous les emplois que je tenais dans la Compagnie, je les avais abandonnés par affection pour lui, et enfin bien d'autres services que moi je ne me rappelle pas, mais que lui assurait que je lui avais rendus; et il ajouta: que maintenant en particulier, et par pure affection pour lui, je venais d'abandonner encore la capitainerie de Gerbes, que j'avais possédée pendant sept ans, et que de plus je venais de lui prêter en ce moment même tout l'argent que je possédais. « Enfin, dit-il, tant et si grands sont les services que vous nous avez rendus, qu'il y aurait impossibilité à nous de pouvoir jamais vous en donner le guerdon. Et aujourd'hui, telle est notre position, qu'au-dessus de tous les services que vous nous avez rendus s’élèveront encore celui que nous voulons vous prier de nous rendre; et je vous prie en présence de tous ces chevaliers de vouloir bien nous octroyer de nous rendre ce service. » Je me levai à l'instant, j'allai lui baiser la main et lui rendis grâces du bien qu'il avait dit de moi, et de vouloir bien se tenir comme ayant été bien servi de moi; et je lui dis: « Seigneur, ordonnez ce que vous voulez que je fasse, et tant que j'aurai vie au corps, je ne faudrai en rien de ce que vous m'aurez ordonné. —Maintenant, dit-il, ce que nous désirons de vous, nous allons vous le dire. Il est bien vrai qu'il nous serait fort nécessaire que vous vinssiez avec nous en ce voyage, qu'on y aurait grand besoin de vous et que vous y ferez grand faute; mais le service que nous vous demandons nous tient tant à cœur, qu'il faut que tout autre cède à celui-là. »

CHAPITRE CCLXVI

Comment le seigneur infant En Ferrand de Majorque me confia, à moi Ramon Muntaner, le seigneur infant En Jacques, son cher fils, pour que je le portasse et livrasse à la reine sa mère, et me donna une procuration par laquelle j'étais autorisé à faire tout ce que je jugerais à propos.

« C'est véritablement Dieu qui nous adonné ce fils En Jacques de madame notre femme; nous vous prions donc de le recevoir de nous, de le porter à la reine notre mère et de le remettre entre ses mains. Vous noliserez des nefs ou armerez des galères, ou tout autre bâtiment sur lequel vous penserez qu'on puisse aller plus sûrement. Nous adresserons une lettre au noble En Béranger Des Puig, chevalier et notre fondé de pouvoir, pour qu'il vous avance tout l'argent dont vous aurez besoin, et qu'il vous croie de tout ce que vous lui direz de notre part. Nous écrirons de même à madame la reine notre mère et au seigneur roi de Majorque notre frère, et nous vous ferons une charte de procuration générale pour toutes les quatre parties du monde, savoir, du ponant au levant et du midi au nord. Et tout ce que vous promettrez, ferez ou direz pour nous, à cavaliers ou gens de pied, ou à tous autres, nous le tenons pour bien et le confirmons, et nous ne vous dédirons en rien, et nous en donnerons comme caution toutes les terres, châteaux et autres lieux que nous possédons et espérons posséder avec l'aide de Dieu. Ainsi vous partirez avec notre plein et entier pouvoir; et lorsque vous aurez remis notre fils à madame la reine notre mère, vous irez chez vous, et reconnaîtrez et arrangerez toutes vos affaires; puis, quand vous aurez tout terminé, vous viendrez nous joindre, avec toutes les troupes de cheval et de pied que vous pourrez réunir. Le seigneur roi de Majorque, notre frère, vous comptera tout l'argent que vous lui demanderez pour payer les troupes que vous nous amènerez. Voilà ce que nous désirons que vous fassiez pour nous. »

Et moi, en entendant toutes ces choses, je fus fort ébahi de la grande charge qu'il plaçait sur mes épaules, c'est-à-dire son fils; et lui demandai en grâce de me donner un collègue. Il me répondit qu'il ne me donnerait aucun collègue, mais que je me tinsse prêt, et que je le gardasse comme on doit garder son seigneur ou son propre fils. Je me levai aussitôt et allai lui baiser la main. Je fis sur moi le signe de la croix, et je reçus ce bienheureux ordre.

Le seigneur infant ordonna à l’instant à En Othe de Monells, chevalier, qui tenait son fils en garde dans le château de Catane, de me le livrer, et que de là en avant il le tînt à mes ordres et non à ceux d'aucun autre, et que toutes et quantes fois que je le jugerais à propos, il me le remît. Ce chevalier me fit serment et hommage de cela, et ainsi fis-je; et depuis ce jour l'infant En Jacques, fils du seigneur infant En Ferrand, fut en mon pouvoir. Et ce jour-là il y avait quarante jours qu'il était né, et pas davantage. Je me fis rédiger la charte de procuration ainsi que je l'ai déjà dit, avec sceau pendant, aussi bien que toutes les autres chartes.

CHAPITRE CCLXVII

Comment le seigneur infant En Ferrand de Majorque passa en Morée et prit Clarentza de vive force, et fut maître de toute la contrée; et comment tous ceux de Clarentza et de la Morée le reconnurent pour maître et seigneur, et lui prêtèrent serment.

Ceci étant terminé, il s'embarqua pour Messine, et partit pour Clarentza; il débarqua à deux milles de la cité. L'ost sortit de Clarentza avec deux cents hommes pour lui en disputer l'entrée.[45] Que vous dirai-je? Les almogavares qui étaient avec le seigneur infant prirent terre ainsi que les arbalétriers, et allèrent férir sur ces gens, et les forcèrent à s'éloigner et à faire place, et pendant ce temps on débarqua les chevaux; et quand il y eut une cinquante d'hommes à cheval de débarqués, et que le seigneur infant fut revêtu de son armure, et bien appareillé, et monté sur son cheval, il fit déployer sa bannière, ne voulant point attendre le reste de sa cavalerie, et il fit son attaque avec ces cinquante cavaliers et les almogavares. Il fondit donc sur les ennemis et les mit en déroute, et eux dans leur fuite se dirigèrent du côté de la cité, et le seigneur infant les suivit avec tous ses gens, toujours férant battant. Que vous dirai-je Vils entrèrent avec eux dans la ville, et tuèrent tout ce qu'ils voulurent tuer. Et ils les auraient tué tous; mais ils ne furent pas plus tôt entrés dans la ville que tous les habitants s'écrièrent: « Seigneur, merci, seigneur, merci! » Sur cela il arrêta ses gens et défendit que de là en avant on tuât personne.

Alors les galères ainsi que toute la flotte arrivèrent dans la ville et tous y firent leur entrée; et les habitants se rassemblèrent et jurèrent de reconnaître pour seigneur le seigneur infant En Ferrand, et tous lui firent hommage, sachant bien que c'était à lui qu'appartenait la principauté, du droit de sa femme. Et aussitôt que ceux de la ville de Clarentza eurent prêté leur serinent, il alla assiéger le château de Beau-Voir,[46] qui est un des plus beaux châteaux du monde et très près de Clarentza. Il attaqua le fort, dressa ses trébuchets; et il resserra si bien ceux du château qu'en peu de jours ils se rendirent à lui. Ensuite il chevaucha à travers le pays, et toutes les places se rendirent volontairement à lui, car il avait fait lire en public le testament du prince Louis,[47] qui avait substitué sa principauté à la belle-mère du seigneur infant. Ainsi donc la principauté lui appartenait, et à cause de la substitution et parce qu'elle avait survécu longtemps[48] à la princesse sa sœur; et tous savaient donc bien que c'était à elle que devait retourner la principauté. Ensuite il produisit la donation entre vifs qu'elle en avait faite à l'infante. Il montra aussi comment, en mourant, elle avait fait un testament par lequel elle avait laissé comme son héritière, madame l'infante sa fille; et puis comment madame l'infante, par son testament, avait laissé cette principauté à l'infant En Jacques son fils, et l'avait substituée au seigneur infant En Ferrand, au cas où son fils viendrait à mourir. Ayant produit ceci en public, dans la cité de Clarentza, le seigneur infant envoya des lettres de tous côtés, afin que chacun se tînt pour dit que la principauté appartenait à son fils, et que si son fils mourait elle devait revenir à lui-même, l'infant En Ferrand.[49] Ainsi, tout le monde lui obéit, comme étant seigneur de nature et de droit, et le seigneur infant les tint en vérité et en justice. Je vais cesser de vous parler du seigneur infant et revenir à l'infant En Jacques.

CHAPITRE CCLXVIII

Comment moi, Ramon Muntaner, je me disposai à passer en Catalogne avec le seigneur infant En Jacques, pour le remettre à son aïeule; comment j'appris que ceux de Clarentza avaient armé quatre galères pour enlever ledit infant; et comment, le jour de la Toussaint, je débarquai à Salon.

Il est vérité que, lorsque le seigneur infant En Ferrand fut parti de Messine, je nolisai une nef de Barcelone, qui se trouvait au port de Palerme, appartenant à En P. Des-Munt, pour qu'elle vînt à Messine, et de Messine à Catane. J'y envoyai en même temps une dame de haut parage, très excellente dame. Elle était du Lampourdan et se nommait madame Agnès d'Adri, et était venue en Sicile comme compagne de la noble madame Isabelle de Cabrera, femme du noble En Béranger de Sarria. Elle avait eu vingt-deux enfants, et c'était une dame très bonne et très pieuse. Je m'arrangeai avec ladite madame Isabelle et ledit noble En Béranger son mari pour qu'ils me la laissassent, afin de confier à ses soins le seigneur infant Jacques, fils du seigneur infant Ferrand; et leur courtoisie voulut bien m'accorder ma demande. Je lui confiai donc le seigneur infant, d'abord parce qu'il me semblait qu'elle devait fort bien se connaître en fait d'enfants, puis parce qu'elle était d'une grande bonté et qu'enfin elle était de bon et noble parage. Près de lui se trouvait aussi une autre bonne dame qui avait été autrefois nourrice du seigneur infant En Ferrand, et que madame la reine de Majorque lui avait envoyée dès qu'elle avait su qu'il venait de se marier. Je fis choix aussi de plusieurs autres dames avec leurs enfants, afin que, si l'une venait à manquer, les autres pussent la remplacer; et je les pris avec leurs enfants, afin que leur lait ne vînt pas à se gâter. L'infant avait une bonne nourrice, de fort belle complexion, qui était de Catane, et qui le nourrissait à merveille; et sans compter cette nourrice, je m'en procurai deux autres que j'embarquai sur la nef, et elles devaient donner tous les jours à téter à leurs enfants jusqu'à ce que nous eussions besoin d'elles. Je disposai ainsi mon passage et j'armai fort bien ma nef, et y plaçai cent vingt hommes d'armes, gens de parage et autres, et pris enfin tout ce qui était nécessaire à la subsistance et à la défense. Au moment où je venais d'appareiller ainsi ma nef à Messine, voici qu'arrive de Clarentza une barque armée, que le seigneur infant envoyait au seigneur roi de Sicile pour lui faire savoir la grâce que Dieu lui avait faite, et il me communiquait aussi cette nouvelle avec de grands détails, afin que j'en pusse faire part au seigneur roi de Majorque, à madame la reine et à ses amis. Il m'adressait aussi des lettres que je devais remettre à madame la reine sa mère et au seigneur roi de Majorque, et il me faisait dire qu'il me priait de hâter mon départ de Sicile. Assurément j'avais dépêché déjà tous mes préparatifs de départ, mais je les dépêchai encore avec bien plus de joie quand j'eus appris ces bonnes nouvelles. J'ordonnai à la nef de faire voile de Messine et de se rendre à Catane; moi-même je me rendis par terre à Catane, et la nef y arriva peu de jours après moi. Là je fis embarquer tout mon monde.

Au moment où je voulus faire embarquer le seigneur infant, En Othe de Monells, qui l'avait eu jusque-là sous sa garde et qui me l'amena, avait pris soin d'avance de rassembler tout ce qu'il avait pu trouver de chevaliers catalans, aragonais et latins et tous les notables citoyens, et en présence de tous il dit: « Seigneurs reconnaissez-vous que cet enfant soit l'infant En Jacques, fils du seigneur infant En Ferrand et de feue madame Isabelle sa femme? » Ils répondirent tous: « Oui, bien assurément! Et nous avons tous assisté à son baptême, puis nous l'avons vu et connu, et nous déclarons comme chose certaine que cet enfant-ci est l'infant En Jacques. Sur cela ledit En Othe en fit rédiger une charte publique. Puis il leur répéta absolument les mêmes paroles, auxquelles ils firent absolument la même réponse; et il en fit dresser une nouvelle charte. Enfin il leur fit la même demande une troisième fois, et ils fixent une troisième fois la même réponse, et il en fit dresser une troisième charte. Puis, cela fait, il me remit l'infant en mains et dans mes bras, et voulut avoir de moi une nouvelle charte, spécifiant, comme quoi je le tenais quitte et libre du serment et hommage qu'il m'avait fait, et comme quoi je convenais avoir reçu ledit enfant. Tout ceci étant terminé, je pris le seigneur infant dans mes bras et l'emportai hors de la ville, suivi de plus de deux mille personnes, et je le déposai dans la nef, et tous le signèrent et le bénirent.

Ce même jour il arriva à Catane un huissier du seigneur roi Frédéric, qui apportait de sa part deux paires d'habits de draps d'or, avec divers présents pour le seigneur infant En Jacques.

Nous fîmes voile de Catane le premier jour d'août de l'an mil trois cent quinze. Arrivé à Trapani, je reçus des lettres par lesquelles on m'avertissait de me bien garder de quatre galères armées qu'on avait envoyées contre moi pour m'enlever cet infant, car ils comptaient que s'ils pouvaient s'en emparer, ils recouvreraient par ce moyen la cité de Clarentza.

Aussitôt que je fus informé de ces projets, je renforçai encore ma nef et y mis meilleur armement et un plus grand nombre de gens. Et je puis vous assurer que, pendant quatre-vingt-onze jours entiers, ni moi, ni aucune des femmes qui étaient sur le navire, nous ne mîmes le pied à terre; et cependant nous restâmes bien vingt-deux jours en station à l'île Saint-Pierre.[50] Et là se réunirent à nous vingt-quatre nefs, soit de Catalans, soit de Génois; et nous partîmes tous ensemble de cette île, car tous faisaient route au Ponant. Nous éprouvâmes un tel fortunal que sept de ces nefs périrent, et que nous et tous les autres nous fûmes en grand danger. Toutefois il plut à Dieu que, le jour de la Toussaint, nous prissions terre à Salou. La mer n'avait jamais incommodé, pendant toute cette traversée, ni le seigneur infant ni moi-même; et il n'était jamais sorti de mes bras tant qu'avait duré ce coup de vent, ni de nuit ni de jour. Et j'étais bien obligé de le prendre dans mes bras, attendu que sa nourrice ne pouvait se tenir assise, car elle éprouvait violemment le mal de mer; et il en était de même des autres femmes qui ne pouvaient rester debout ni marcher.

CHAPITRE CCLXIX

Comment moi, Ramon Muntaner, je remis le seigneur infant En Jacques à madame la reine son aïeule, qui était à Perpignan, et le lui remis avec toute la solennité qu'exige la remise d'un infant et d'un fils de roi.

Quand nous fûmes à Salou, l'archevêque de Tarragone, nommé monseigneur En Pierre de Rocaberti, nous envoya autant de montures que nous en avions besoin; et on nous donna pour logement l'hôtel d'En Guanesch; puis à petites journées nous nous rendîmes à Barcelone. Là nous trouvâmes le seigneur roi d'Aragon, qui fit un très gracieux accueil au seigneur infant; et il voulut le voir, et il le baisa et le bénit. Nous partîmes avec la pluie et le vent, et par un fort mauvais temps. J'avais fait faire une litière sur laquelle étaient placés l'infant et sa nourrice; cette litière était couverte d'un drap enduit de cire, et par-dessus d'une étoffe de velours rouge; et vingt hommes, à l'aide de lisières, la portaient à leur cou. Nous fûmes, pour aller de Tarragone à Perpignan, vingt-quatre bons jours. Avant d'y arriver, nous trouvâmes frère Raymond Saguardia, avec dix chevaucheurs que madame la reine de Majorque nous avait envoyés pour accompagner le seigneur infant, dont nous ne nous séparâmes jamais, et quatre huissiers de la maison du seigneur roi de Majorque, qui se tinrent avec nous jusqu'à ce que nous fussions arrivés à Perpignan. Et au Boulou, quand nous fûmes près de passer l'eau du ravin, tous les gens du Boulou sortirent de chez eux; et les plus notables prirent la litière à leur cou et firent passer ainsi le ruisseau au seigneur infant. Cette nuit même les consuls et un grand nombre de prud'hommes de Perpignan, et tout ce qui se trouvait de chevaliers dans cette ville, vinrent au-devant de nous; et il y en aurait eu bien plus encore si le seigneur roi de Majorque n'eût pas été en France à ce moment.[51] Nous fîmes ainsi notre entrée à travers la ville de Perpignan, au milieu de grands honneurs qu'on nous rendait, et nous nous dirigeâmes vers le château où se trouvait madame la reine, mère du seigneur infant En Ferrand, et madame la reine, mère du seigneur roi de Majorque; et toutes deux, quand elles virent que nous montions au château, descendirent à la chapelle. Et quand nous fûmes parvenus à la porte du château, je pris entre mes bras le seigneur infant, et là, plein d'une véritable joie, je le portai devant les reines qui étaient assises ensemble. Que Dieu nous accorde autant de joie qu'en éprouva madame la bonne reine quand elle le vit si bien portant et si gracieux, avec sa petite figure riante et belle, vêtu d'un manteau à la catalane et d'un paletot de drap d'or, et la tête couverte d'un beau petit béret[52] du même drap! Lorsque je fus auprès des reines, je m'agenouillai et leur baisai les mains, et fis baiser par le seigneur infant la main de la bonne reine son aïeule. Et quand il lui eut baisé la main, elle voulut le prendre dans ses bras; mais je lui dis: « Madame, sous votre bonne grâce et merci, ne m'en sachez pas mauvais gré; mais jusqu'à ce que je me sois allégé de la charge que j'ai acceptée, vous ne le tiendrez pas. « La reine sourit et me dit qu'elle le trouvait bon. Alors je lui dis: « Madame, y a-t-il ici le lieutenant du seigneur roi? » Elle me répondit: « Oui, seigneur, le voici! » et elle le fit avancer. Et le lieutenant du seigneur roi était à cette époque En Huguet de Totzo. Je demandai ensuite s'il s'y trouvait également le bailli, le viguier et les consuls de la ville de Perpignan, qui tous devaient aussi être présents. Puis je demandai un notaire public, et il s'y trouva. Il y avait, de plus, un grand nombre de chevaliers, et tout ce qui se trouvait alors d'hommes notables à Perpignan. Et quand tous furent présents, je fis venir les dames, puis les nourrices, puis les chevaliers, puis les fils de chevaliers, puis la nourrice de monseigneur En Ferrand; et, en présence des dames reines, je leur demandai trois fois: « Cet enfant que je tiens dans mes bras, le reconnaissez-vous bien tous pour l'infant En Jacques, premier né du seigneur infant En Ferrand de Majorque et fils de madame Isabelle sa femme? » Et tous répondirent que oui. Je répétai la même demande trois fois, et chaque fois ils me répondirent qu'oui, et qu'il était bien certainement celui que je disais. Après avoir prononcé ces paroles, j'ordonnai au notaire de m'en dresser une charte publique. Après quoi je dis à madame la reine, mère du seigneur infant En Ferrand: « Madame, croyez-vous que ce soit là l'infant En Jacques, fils de l'infant En Ferrand, votre fils, qu'il a eu de madame Isabelle, sa femme? — Oui, seigneur, » dit-elle. Et trois fois aussi, en présence de tous, je lui fis la même demande; et trois fois elle me répondit qu'oui, et qu'elle le savait fort bien; et elle ajouta: « Oui, certainement, c'est bien là mon cher petit-fils, et comme tel je le reçois. » De toutes ces paroles je fis dresser également chartes publiques authentiques, avec le témoignage de tous ceux devant dits; et j'ajoutai alors: « Madame, en votre nom et au nom du seigneur infant En Ferrand, déclarez-vous ici me tenir pour bon et loyal, et pour entièrement quitte et dégagé de cette charge et de tout ce à quoi j'en étais tenu envers vous et envers le seigneur infant En Ferrand votre fils? » Et elle me répondit: « Oui, seigneur. » Je lui fis aussi la même demande par trois fois; et chaque fois elle me répondit qu'elle me tenait pour bon et loyal et quitte, et qu'elle me déchargeait de tout ce à quoi j'étais tenu envers elle et envers son fils. Et de cette déclaration je fis également dresser une charte publique. Tout cela ainsi terminé, je lui livrai à la bonne heure ledit seigneur infant. Elle le prit et le baisa plus de dix fois, et puis madame la reine jeune le baisa aussi plus de dix fois. Après quoi madame la reine mère le reprit et le confia à madame Pereyona,[53] qui était auprès d'elle. Ainsi partîmes-nous du château, et je m'en allai au logement où je devais demeurer, c'est-à-dire à la maison d'En Pierre, bailli de la ville de Perpignan. Tout cela eut lieu dans la matinée. Après mon repas, je retournai au château et remis les lettres dont m'avait chargé le seigneur infant En Ferrand à madame la reine sa mère, et aussi celles que j'apportais pour le seigneur roi de Majorque, et m'acquittai du message qui m'avait été recommandé. Que vous dirai-je? Durant quinze jours je restai à Perpignan, et chaque jour j'allais voir deux fois le seigneur infant; et j'eus tant de peine à me séparer de lui que je ne savais que devenir, et j'y serais resté bien davantage si ce n'eût été de la fête de Noël qui arrivait. Je pris donc congé de madame la reine mère, de madame la reine jeune, du seigneur infant et de toutes les personnes de la cour. Je payai tous ceux qui m'avaient suivi, et ramenai madame Agnès d'Adri dans son pays et en son hôtel près de Banyuls; et madame la reine se tint pour très satisfaite de moi et de tous les autres. Je m'en vins de là à Valence, où était mon hôtel, et j'y arrivai trois jours avant Noël, sain, joyeux et dispos, grâces à Dieu. A peu de temps de là le roi de Majorque revint de France et eut grand plaisir à trouver là son neveu, et aussitôt, en bon seigneur, il régla, d'accord avec madame la reine, l'état de maison de l'infant tel qu'il convenait à un fils de roi.

CHAPITRE CCLXX

Comment le seigneur infant En Ferrand de Majorque envoya chercher des chevaliers et hommes de pied; et comment, avant leur arrivée en Morée, ledit infant trépassa de cette vie; et comment monseigneur Jean, frère du roi Robert, s'empara de tout le pays.

Il s'écoula peu de temps avant que le seigneur infant envoyât au seigneur roi de Majorque un message par lequel il lui demandait, qu'il voulût bien lui envoyer par moi des cavaliers et des hommes de pied. Madame la reine sa mère et le seigneur roi de Majorque me firent donc dire de me préparer moi-même, et de faire en sorte de me procurer une bonne troupe, tant à pied qu'à cheval, pour la lui conduire, et qu'il me ferait compter jusqu'à vingt mille livres à Valence pour mes troupes. Je m'occupai aussitôt de me procurer une compagnie, et j'eus à donner aide à beaucoup à mes propres frais; mais quinze jours n'étaient pas passés qu'il m'arriva, par un courrier, ordre de ne plus m'occuper de cet objet, parce qu'Arnaud de Caza venait d'arriver de Morée sur la grande nef du seigneur infant, et qu'avec cette même nef il se procurerait à Majorque des gens qui passeraient avec lui. Ainsi ils révoquèrent à la male heure l'ordre que j'avais reçu et je n'y allai pas. En Arnaud de Caza ramassa à Majorque des gens de toute espèce, et y resta tant et tarda tant que, lorsqu'il arriva en Morée, le seigneur infant venait de trépasser de cette vie,[54] et ce fut la plus grande perte qu'eût encore éprouvée depuis longtemps la maison d'Aragon par la perte d'aucun fils de roi; et je ne vous dirai pas que ce fut seulement la maison d'Aragon qui fit en ceci une telle perte, mais ainsi fit le monde tout entier, car c'était le chevalier le plus brave, le plus intrépide qui fût de ce temps parmi les fils de roi dans tout le monde, et aussi le plus droiturier et le plus sage dans tous ses faits. Son corps fut apporté à Perpignan. Il l'ut très heureux pour madame la reine, sa mère, de n'avoir pas connu cet événement; car Dieu l'avait déjà rappelée à son saint côté; et on peut bien dire qu'elle est sainte en paradis, car il n'y avait pas au monde femme aussi pieuse, aussi humble et meilleure chrétienne. Et elle était arrivée en paradis avant d'éprouver cette douleur de la perte de son fils. Le corps du seigneur infant fut déposé dans l'église des frères prêcheurs à Perpignan. Dieu veuille recevoir son âme et la placer au milieu de ses saints en paradis!

Il ne s'était pas encore écoulé deux mois depuis sa mort que mourut aussi l'autre prince.[55] Puis toute cette terre fut occupée par monseigneur Jean,[56] frère du roi Robert, qui la tient encore aujourd'hui. Dieu veuille, par sa sainte grâce, ramener le temps où cette principauté reviendra au seigneur infant En Jacques, à qui elle doit appartenir de plein droit. Puisse Dieu me laisser vivre pour voir ce moment, et me permettre, à moi et à mes vieux cheveux blancs, d'y porter aide de tout le pouvoir et savoir que Dieu a bien voulu mettre en moi! Je cesse de vous parler de ces seigneurs de la maison de Majorque, et je vais vous entretenir de nouveau du seigneur roi d'Aragon et de ses enfants.


 

CONQUETE DE SARDAIGNE

CHAPITRE CCLXXI

Comment le seigneur roi En Jacques d'Aragon résolut d'envoyer l'infant En Alphonse, son fils, à la conquête du royaume de Sardaigne, avec l'aide du seigneur roi de Majorque, qui lui fournit vingt galères.

 Il est vérité que le seigneur roi d'Aragon, voyant ses fils grands, fiers et valeureux, convoqua ses cortès dans la cité de Gironne, où se trouvèrent le seigneur roi de Majorque et tous les barons de la Catalogne; et là il fit publier qu'il chargeait complètement son fils, le seigneur infant En Alphonse, de la conquête du royaume de Sardaigne et de Corse, qui devait être sien. Aussi lui semblait-il à lui et à tous ses sujets que c'était grand honte pour lui de ne point le conquérir, puisqu'il y avait si longtemps qu'il s'en disait et signait roi.[57] Tous approuvèrent cette résolution, et par-dessus tous le seigneur roi de Majorque, qui offrit d'armer vingt galères à ses frais et dépens, et d'envoyer deux cents hommes à cheval et des gens de pied.

Après cette offre du seigneur roi de Majorque, tous les riches hommes, toutes les cités, tous les évoques, archevêques, abbés, prieurs, offrirent aussi de lui faire aide chacun d'une chose fixée; et ainsi les secours que le seigneur roi trouvait en Catalogne furent si considérables que c'est merveille. Il vint aussi en Aragon, où on lui fit de pareilles offres; puis dans le royaume de Valence, où on en fit tout autant. Que vous dirai-je? Chacun fit de tels efforts qu'on peut bien dire que jamais seigneur ne reçut de ses sujets si belle aide que celle qu'il reçut des siens. Il vint à la bonne heure à Barcelone; il fit construire à neuf soixante galères et beaucoup de lins armés, et nolisa un grand nombre de nefs et de térides, et il ordonna que de l'Aragon, de la Catalogne, du royaume de Valence et du royaume de Murcie, on se rendît auprès du seigneur infant. Le seigneur roi de Majorque fit aussi construire ses vingt galères tout à neuf; puis, organisa la cavalerie et les autres troupes, et s'en alla avec la cavalerie; et il ouvrit son bureau de paiement en stipulant, qu'aussitôt ses galères confectionnées, les hommes seraient tenus pour enrôlés. De leur côté, le seigneur roi d'Aragon et le seigneur infant En Alphonse, et le seigneur infant En Pierre, allaient çà et là pour disposer le départ, et tous y contribuaient de leur mieux.

Il est vérité que chacun est tenu de conseil 1er son seigneur en tout ce qu'il peut de bien, le plus grand comme le plus petit. Si, par hasard, c'est un homme qui ne puisse pas dire personnellement au roi ce qu'il sait ou connaît de bien, il doit le dire à un autre qui le fasse savoir au seigneur roi, ou bien il doit le lui faire savoir lui-même par écrit. Et puis le seigneur roi aura certainement assez de sagesse, s'il sait que le conseil est bon, pour le suivre; sinon, on doit en rester là; et il n'en sera pas moins bien vrai qu'on aura agi à bonne intention, et on aura ainsi purgé sa conscience et on se sera acquitté de son devoir.

Voilà pourquoi, dès que le voyage fut publié, je composai un sermon que j'envoyai par En Comi[58] au seigneur roi et au seigneur infant, et qui était relatif aux bonnes dispositions à prendre dans ce voyage; et vous allez l'ouïr ici. Et je le lui fis porter à Barcelone, parce que je n'étais pas dispos pour chevaucher et y aller en personne.

CHAPITRE CCLXXII

Où se fit le sermon[59] que moi, Ramon de Muntaner, j'envoyai au seigneur roi à l'occasion du passage de Sardaigne et de Corse, afin de donner conseil au seigneur infant, ou au moins le disposer à se souvenir de toutes choses.

I.

Au nom de ce vrai Dieu, qui fit le ciel et le tonnerre,

Sur l'air de je vais faire un beau sermon

A l'honneur et louange de la maison d'Aragon;

Et, pour que cela soit ainsi; qu'un Ave Maria,

Soit dit par chacun, s'il lui plaît, et que la Vierge nous donne

Raison et intelligence qui tournent à notre profit

Pour ce monde et pour l'autre; et pour que saufs

Reviennent tous les comtes, vicomtes et barons

Qui, dans cette importante expédition de Sardaigne, s'empressent

De livrer eux, et leurs terres, et leurs revenus,

Et suivront l'illustre infant En Alphonse, qui est le gonfalonier de cette entreprise,

Et est de toute l'Espagne la grandeur et la confiance.

Du Levant au Couchant, du Midi au Nord,

Tremblera toute nation qui, par sa conduite,

……………………………………………[60]

La race de ses pères, les vaillants rois issus de Jacques.

Et je veux que chacun sache que c'est lui qui est le lion

Dont nous parle la Sibylle, lequel sous l'emblème d'un pal[61],

Abattra l'orgueil de mainte haute maison.

Je n'en dirai pas davantage pour l'heure, car on me comprend assez.

II.

Et je veux que vous sachiez maintenant mon intention;

Car tout ce sermon s'applique seulement

A trois objets que je vous dirai en toute vérité.

Le premier est la personne qui fait ce sermon aux gens;

Le second est le peuple qui l'écoute et l'entend;

Le troisième est le sens qui découle du sermon.

Ainsi donc, quant au premier point, je vous dis que c'est folie

A tel de monter en chaire, qui sait avec assurance

Dire le pour et le contre, selon son caprice,

Et qui sait bien défendre ses propres arguments.

Quant au second point, qui est le peuple, je vous dis que sans murmurer

Chacun doit écouter très attentivement

Afin de le faire tourner à son profit;

Et ce n'est que dans ce peu de fruit qu'est la valeur de tout le sermon.

Car l'Evangile dit: que la semence est perdue

Qui est jetée entre les pierres, et aussi entre les épines.

Quant au troisième point, je vous dis que je dois me fonder

Sur le sujet dont il s'agit, s'il est bien clairement exposé.

Ainsi donc je fonderai ma prédication, et cela brièvement,

Sur ce bon voyage qui nous est si agréable à tous.

III

Donc, seigneur infant, en qualité de votre vassal,

Je vous ferai entendre mon argument; car assez de dangers

J'ai vu dans ce monde, et plus que nul de ma façon.

Veuillez donc sur la mer donner grande attention

Aux troupes de cette expédition qui auront maint combat à livrer.

Prenez soin de ne pas mettre de tierciers[62] sur votre flotte; et décisifs

Seront tous vos faits; car haubert ni salade de mailles

Ne pourront tenir devant vous. Réservez-les pour vingt bâtiments, et que l'amiral

Fasse construire ces galères aussi légères qu'un éventail.

Ainsi les arbalétriers iront comme une agrafe;

Leurs armes ne leur feront pas défaut; mais forts comme un batail,

Vous les trouverez à l'œuvre, comme qui dirait des apprêteurs de drap;

De sorte qu'ils tirent tout ce qui est devant eux et que rien n'est manqué.

Qu'entre vos gens, seigneur, il n'y ait aucun débat;

Que tous sont d'un seul cœur et que nul ne se querelle.

La vérité est qu'un cristal de grande valeur

N'est pas aussi prisé par le grand monde, que fest le fin corail

Qui se pêche en Sardaigne. Et ensuite, quant au métal,

Qu'on puisse, seigneur, en former un câble

Pour amener devant vous tous ceux qui verront cela et en riront.

IV

Ce qui m'a fait commencer par le fait de la mer.

C'est qu'il faut qu'il tienne d'abord la mer celui qui veut posséder

Le royaume de Sardaigne. Et s'il le fait, tremblera,

Et bientôt, tout le monde. Et, cela ne peut pas se fare

Sans amener des gens tout frais, toujours disposés à férir et à charger;

Tandis que jamais, en se servant de tierciers, on ne peut conserver

Ni nocher, ni arbalétrier qui sache appareiller son fait,

Ni pilote ni rameur. Et cela, je n'ai pas besoin de le prouver;

Car les arbalétriers d'enrôlement manœuvrent de manière à tout enlever,

Et par terre comme par mer rien ne saurait leur résister,

Et de ce succès je pourrais bien m'en féliciter.

Ainsi donc, seigneur infant, si Notre Seigneur Jésus-Christ vous a en garde,

Tenez tous vos gens en haute affection

Et veuillez donner honneur et pouvoir à l'amiral;

Et que nul autre n'ait à commander,

Si ce n'est lui, après vous; et ainsi honorer

Vous fera-t-il dans tous les faits que vous jugerez bon d'entreprendre.

Je sais que vous pourrez y mener cent galères ou plus;

Qui se trouve dans la Sardaigne.

Quant aux lins armés et aux sagittaires je ne puis en estimer le nombre.[63]

Je sais bien seigneur, que vous y mènerez cinquante nefs.

Lins, térides côtières et beaucoup d'autres petits bâtiments,

Que tous, la merci Dieu! vous obtiendrez de vos gens

Que l'embarquement s'opère d'une manière agréable et régulière;

Que tous soient réunis à Port Fangos;

Qu'ils y viennent au jour fixé. Et aux grandes nefs, vous ferez,

Seigneur, dresser des échelles, et de même aux panquets[64].

Qui se sépare de son cheval peut se tenir pour perdu;

Car il peut lui faillir en lieu où il en serait moins bien venu.

Afin qu'aucun ne puisse donner éveil à l'ennemi.

Et qu'il ne puisse ainsi vous apporter dommage. De cela je vous prie de vous garder.

Je sais qu'il vous faudra avoir à lutter contre des gens très faux.

Ainsi donc, seigneur, il est nécessaire que vous observiez

De n'avoir en leurs paroles ni en eux aucune confiance.

Et vous tiendrez toutes vos galères près déterre.

Et les appareillerez ainsi, en les échelonnant, que,

Elles soient disposées; et vous mettrez en vedette

Quatre lins armés, auxquels vous donnerez un signal

Qu'ils puissent faire à grande distance. Et alors ne craignez plus

Qu'aucun des gens que vous n'aimez pas puisse vous occasionner aucun dommage;

Au contraire, vous vous embarquerez doucement à la garde de Dieu,

Qui puisse vous donner honneur et joie et l'accomplissement de tous vos désirs.

VI

Je supplie encore de plus Votre Royale Majesté,

Que sur chaque galère soient ordonnés

Deux nochers ou gabiers qui, sans aucun autre soin,

Aient à s'occuper des chevaux; qu'un seul oublié

Ne soit jamais, et que tout le nécessaire leur soit donné;

Car les gens d'armes, jusqu'à ce qu'ils soient habitués à la mer,

Ont assez de s'occuper d'eux. Qu'ils soient au contraire bien soignés,

Chacun dans ce qui le concerne, et que l'ordre en soit donné ainsi.

Ainsi tous navigueront frais et reposés.

Et que tous les cavaliers soient accoutumés

A ce que là où son cheval ira, lui le suive

Avec toute sa compagnie; afin que, si cela convient,

Ils sautent tous sur leur cheval en très bon arroi.

Et si on agissait autrement, tout serait fait en vain.

Le passage est fort court. Aussi, avec joie et gaîté

Chacun ira avec tout ce qui est sien; et s'il en était éloigné,

Son cœur lui dirait que tout a été mal arrangé.

El ne reste muet qui veut être lancé.[65]

VII

Et, pour le service de votre haute personne, vous ordonnerez, seigneur,

Que les almogatens[66] et autres chefs

Des almogavares, qui sont la fleur du monde,

Montent sur les galères, et avec eux dix compagnies

De tels ou tels; ceux-ci y courront par bandes;

De même sur les nefs où il leur sera fait honneur.

Pour les vivres, ordonnez que, selon l'importance de chacun,

Tous en aient assez, aussi bien le grand comme le moindre.

Que sur chaque bâtiment il y ait un, ordonnateur

De toutes ces choses, qui les distribue par un ordre écrit.

Sur chaque nef pour en imposer, faites mettre

Trois arbalétriers de garde à leur tour, et que qui vous veut mal soit à leur merci.

Je vous prie aussi de ne pas oublier les trébuchets, les mangonneaux,

Les haches, les bêches avec mille bons ouvriers

Que vous emmènerez, seigneur, et cent tapieurs[67]

Charpentiers et ferriers qui ne craignent pas le bruit;

Et puis, Dieu aidant, vous n'avez pas à craindre

Que villes, ni châteaux, cités, hôtels ni tourelles

Ne se rendent à vous, à moins qu'avec grande douleur

Ils ne veuillent s'exposer à mourir et à perdre leur honneur.

VIII.

Et quand tout cela, seigneur, sera fait et accompli, Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit,

 Et de sa douce Mère, que je prie de ne pas vous oublier,

Et de tous les Saints qui puissent avec joie et délices

Vous tenir en leur garde et en leur main, comme il est dit;

Alors le bon roi de Majorque vous invitera à un tel repas

Que tous vous diront que rien n'y a manqué. Après cela, seigneur, qui que ce soit qui veuille ou crie,

A l'île Saint-Pierre,[68] avec sécurité, à l'aise, sans presse,

Rafraîchissez vos chevaux, car ils seront affaiblis.

Pendant ce temps la flotte sera réunie à minuit

Pour passer tous en Sardaigne, grands et petits.

Ah! qui verra ce jour sera rempli de joie;

Alors que débarqueront tant de comtes, de vicomtes, de vavasseurs,

En si bel arroi et dont la valeur est engagée

A servir le puissant seigneur infant, adoré

De tout ce qui l'approche et le plus imposant

Qui jamais ait été; que jamais on ne vit de mauvaise humeur;

Qui n'a pas imposé, que je sache, au monde, le poids de ses armes.[69]

IX

Tous les cavaliers qui avec vous partiront Sont vos sujets naturels, et vaillants et prisés.

Et chacun d'honorable parage, car il n'y a nul

Et il y a là deux mille hommes si bons, que nul roi ne saurait se vanter

D'en avoir de si bons; et également il y aura,

Dix mille almogavares qui en tout temps vous suivront.

Et maints autres varlets qui ne vous demanderont pas

Que vous leur donniez rien du vôtre; car ils n'ont rien plus à cœur

Que de pouvoir vous servir comme des gens qui, sans faux semblant,

Sont vos sujets naturels; et ils le montreront bien

Si quelqu'un ose s'opposer à votre demande.

Ainsi donc, seigneur, quand tous seront en Sardaigne,

Au nom du Père, et du Fils et du Saint-Esprit,

Songez à marcher par terre sur Cagliari, incendiant

Villes, châteaux et bourgs qui ne vous obéiront pas.

Que la flotte aille également audit château;

Que dans l'intérieur de la palissade qu'ils trouveront dans le port

Ils se placent en s'échelonnant, ainsi que je l'ai dit déjà.

Et vous verrez comment les arbalétriers combattront les gens des murailles;

Car ils abattraient d'un coup un oiseau volant en l'air.

X.

Est-il quelqu'un parmi ceux qui seront à Cagliari,

Qui ne sente son cœur fléchir alors que mettra le pied à terre

Le vaillant amiral En Carros qui y disposera

Tant de vaillants Catalans, hommes de mer qu'il aura avec lui,

Que Cagliari n'osera rien vous répondre et que le monde en tremblera.

Depuis que le monde fut créé, personne ne pourra me montrer

Que nul homme ait jamais fait un passage semblable à celui qu'il fera avec les siens:

Car il ne mettra personne autre, et avec lui il n'emmènera personne autre

Que des gens de sa terre. Quel roi pourrait donc

Se présenter lui-même pour s'opposer à lui?

Ah! certes, on n'aura pas plus tôt vu à Cagliari son étendard paraître

En haut sur la montagne et y flamboyer,

Et par derrière lui toute son ost avec mainte bannière

De maint homme notable qui l’accompagnera,

Et, après avoir déployé son armée, dresser, je suppose, ses tentes

Le preux seigneur infant dont le cœur sera tout joyeux,

Que de gré ou de force il entrera dans Cagliari.

Puis de là en avant je n'aurai plus à donner mes conseils;

Car ce ne serait plus le cas, du moment il se trouve tant de savoir

Parmi ceux de son conseil, et que d'ailleurs Dieu le guidera.

XI.

Rappelez-vous, seigneur, une seule chose, s'il vous plaît,

Et ne mettez pas en oubli tout ce que je vous dirai.

Ne souffrez qu'aucun homme de commune aille ça et là,

En châteaux ni en villes; et je ne m'en tairai pas ici:

Je ne sais pas le bien qu'ils pourraient y faire; car leur cœur jamais vrai

Ne saurait être; et je vous montrerai clairement

Beaucoup de leurs mauvaises actions que j'ai vues en mon temps.

Contre le saint roi votre père, n'ont-ils pas fait mainte folle attaque?

Le saint roi Frédéric, ne l'ont-ils pas mis tout en émoi?

Ils ont tout fait, je le sais, en couvrant leur tête en voleur.[70]

N'ont-ils pas repris de l'argent (ce dont ils furent tout gais),

Dont à tous vos prédécesseurs ils avaient fait don?

Sire Dieu le leur fera payer cher, car autrement tout serait deuil dans le monde.

Mais par leurs fausses raisons dont on ne sort jamais,

Ne vous laissez plus amuser, car vous n'y trouverez rien autre chose.[71]

Mais les Sardes sont issus de vos gens de deçà.

Aussi ferez-vous acte de merci, vous qui êtes toute lumière et tout éclat

(Car ce seront de loyales gens ceux que je vais vous dire),

Si vous mettez en Corse des gens de Moncay.

Et de ceux de la montagne[72]

XII

Je veux que maintenant finisse mon sermon,

Et je prie à Dieu, qui est toute lumière et toute clarté,

Qu'il veuille avoir pour recommandés le haut seigneur infant,

Les comtes, les vicomtes, les barons et tous les prélats

Qui iront avec lui, ainsi que tout le baronnage,

Et que bientôt en soient, avec grande joie, envoyées

Bonnes nouvelles à son père le saint roi, qui assez

Aura d'inquiétude jusqu'à ce qu'il sache la vérité.

Donc, seigneurs et dames qui écoutez ce sermon,

Faites prière à Dieu qu'il vienne de bonnes nouvelles

De chacun a sa maison, a ses amis, à ses privés.

Et afin que tout cela puisse s'achever avec l'aide de Dieu,

Que chacun se lève sur ses pieds et que tous disent

Trois Pater Noster pour la très Sainte Trinité; En honneur de la Vierge Mère, conçue sans aucun péché,

Pour qu'elle prie son cher Fils que cela nous soit octroyé,

Que le nom d'Aragon en soit exhaussé, Et que les Pisans ou autres ne puissent à leurs faussetés

Donner suite ni les préparer; et que saint Georges, au côté

Du haut seigneur infant, lui serve toujours de compagnie. Amen.

J'envoyai ce sermon au roi d'Aragon et au seigneur infant En Alphonse, pour qu'ils se souvinssent de ce qu'ils avaient à faire. Et bien que mon conseil ne fût pas suffisant, il rappelait du moins les choses en mémoire, et avait ainsi son utilité; un bon conseil en amène un meilleur, car chacun vient parler pour ou contre. Et, grâces à Dieu, tout ce que j'avais conseillé dans ce sermon s'accomplit, excepté deux choses, ce dont je fus très fâché, et le suis encore, et le serai toujours. La première est qu'on ne construisit pas les vingt galères légères. Et tous ces ennuis, et cette sorte de moquerie qu'eurent à souffrir l'amiral et toute l'ost par les galères des Pisans et des Génois, ils ne les auraient pas soufferts si on eût eu les vingt galères légères. La seconde est que, quand le seigneur infant eut pris terre avec toute sa cavalerie et ses hommes de pied, il ne marcha pas tout droit sur Cagliari, lui par terre et la flotte par mer, ainsi que le fit la flotte de son côté; car si tous ensemble fussent arrivés à la fois par mer et par terre à Cagliari, ils auraient sur-le-champ obtenu cette ville, plutôt que de se rendre maîtres d'Iglesias. Et ainsi, tous les gens de l'ost auraient été frais et bien portants, car ils auraient eu tous leurs effets, vivres, vins, lits, et toutes choses de qualité que chacun avait sur les galères, tandis qu'ils ne purent se servir de rien à Iglesias. Et ainsi ces deux choses m'ont été fort à cœur; mais cependant, grâces à Dieu, tout leur vint à bien; mais il y a du bien et du mieux.

CHAPITRE CCLXXIII

Comment le seigneur infant En Alphonse partit du Port Fangos et prit terre à Palmas de Sulcis, où le juge d'Arborée et une grande partie des habitants de la Sardaigne le reconnurent pour seigneur; et comment il envoya l'amiral assiéger Cagliari.

Il est vérité que, lorsque le seigneur roi et les seigneurs infants eurent réuni dans leurs royaumes et comtés tout ce qui était nécessaire pour cette expédition, ils ordonnèrent, d'un commun accord, que chacun fût rendu au jour fixé, à Port Fangos, tant les troupes de mer que celles de terre; et au jour désigné, et même avant, tout le monde y fut. Et les gens étaient si désireux de partir qu'il n'était pas besoin d'aller les chercher par le pays; mais tous s'y rendirent d'eux-mêmes, je veux dire ceux qui avaient été désignés par le seigneur roi et le seigneur infant; et je ne dirai pas seulement ceux qui étaient désignés pour partir, mais il en vint bien trois fois autant; et on s'en aperçut bien au moment de l'embarquement, car il fallut laisser là plus de vingt mille hommes d'armes, attendu que les nefs, galères, térides et lins, ne purent les contenir. Ainsi, avec la grâce de Dieu, tous s'embarquèrent. Le seigneur roi, madame la reine et tous les infants s'étaient rendus à Port Fangos. Là, le seigneur infant En Alphonse prit congé du seigneur roi son père; autant en fit madame l'infante; ils prirent aussi congé de madame la reine et des infants. Le seigneur roi les accompagna jusqu'à la barque armée où ils montèrent et s'embarquèrent; et madame la reine les y accompagna également. Ainsi, à la bonne heure, le seigneur infant et madame l'infante s'embarquèrent, et chacun en fit autant. Ce jour-là[73] ils eurent bon vent et firent voile; et lorsqu'ils furent dans les eaux de Mahon, les vingt galères de Majorque, ainsi que les nefs, térides et lins se joignirent à eux. Le seigneur roi et madame la reine demeurèrent tout ce jour-là sur le rivage, à les regarder, jusqu'à ce qu'ils les eussent perdus de vue; après quoi ils allèrent à la cité de Tortose, et tous les autres se retirèrent chez eux.

Le seigneur infant eut bon temps et se disposa à l'île Saint-Pierre[74] avec toute la flotte. Quand tous furent réunis ils se dirigèrent sur Palmas de Sulcis. Là toute la cavalerie et toute l'almogavarerie furent débarquées. Aussitôt se présenta le juge d'Arborée[75] avec toutes ses forces, qui le reconnut pour seigneur, ainsi que firent une très grande partie des habitants de l'île de Sardaigne. Les habitants de Sassari[76] se soumirent aussi à lui. Là ils tombèrent d'accord, d'après les conseils du juge, que le seigneur infant devait aller assiéger Iglesias. Le juge fit ceci parce que ses terres avaient beaucoup à souffrir du voisinage d'Iglesias, et bien plus que de Cagliari ou de tout autre lieu. Ainsi le seigneur infant alla mettre le siège devant Iglesias, et envoya l'amiral avec toute sa flotte assiéger le château de Cagliari, de concert avec le vicomte de Rocaberti, qui déjà le tenait assiégé avec deux cents hommes de cheval bardés, et deux mille hommes de pied que lui avait d'avance envoyés de Barcelone le seigneur infant, sur d'autres nefs.[77] Ils prirent position devant Cagliari et la tinrent si resserrée que chaque jour ils enlevaient quelques hommes; et ils leur avaient déjà pris une grande partie des terrains fertiles qui l'environnent.[78] Lorsque l'amiral fut arrivé, vous pouvez être certains qu'entre le vicomte et lui, ils leur donnèrent une assez mauvaise étrenne; et toutefois il y avait dedans plus de trois cents hommes à cheval et dix mille hommes de pied. Je cesse maintenant de vous parler du vicomte et de l'amiral, qui s'entendaient très bien ensemble pour toutes choses, en bons cousins germains qu'ils étaient, et je reviens au seigneur infant.

CHAPITRE CCLXXIV

Comment le seigneur infant En Alphonse, ayant pris Iglesias vint assiéger le château de Cagliari, et fit élever devant, ledit château de Cagliari un autre château et une autre ville qui fut nommé le château de Bon-Aria.

Le seigneur infant ayant mis le siège devant Iglesias, tous les jours ils avaient à le combattre, et il faisait en même temps tirer sur eux avec ses trébuchets. Et il les resserra de telle sorte qu'ils avaient fort à souffrir. Et ils étaient si bien cernés qu'ils ne savaient plus que faire; mais, d'un autre côté, le seigneur infant et toute son ost furent attaqués par tant de maladies qu'une grande partie de ses troupes lui fut enlevée, et que lui-même y fut très malade. Et assurément il était en grand danger d'en mourir, sans les soins extrêmes qu'en prit madame l'infante; si bien que c'est, à Dieu et à elle qu'on doit rendre grâce de la conservation de sa vie. Mais quelque malade que fût le seigneur infant, jamais médecin ni aucun autre homme ne put obtenir qu'il consentît à s'éloigner du siège; maintes fois, au contraire, avec la fièvre au corps, il se revêtait de ses armes et conduisait au combat; si bien que, par ses bons efforts et par sa valeur toute chevaleresque, il amena la ville à se rendre à lui. Ainsi, le seigneur infant, madame l'infante et toute l'armée entrèrent dans la ville d'Iglesias.[79] Ils la renforcèrent très bien de nos gens et y laissèrent ceux qu'il parut au seigneur infant convenable d'y laisser. Il y mit donc un capitaine et en mit un autre dans la ville de Sassari; puis il revint sur Cagliari et fit élever devant le château de Cagliari, un château et une ville, et lui donna le nom de château de Bon-Aria;[80] puis vint assiéger si étroitement Cagliari que pas un homme n'osait en sortir. Et l'on pouvait bien voir que, s'il y fût venu dès son débarquement, il se serait emparé bien plus tôt de Cagliari qu'il ne le fit d'Iglesias. Que vous dirai-je? Ceux de Cagliari souffrirent de grands maux[81] ils attendaient des secours qui devaient leur venir de Pise, lesquels secours y arrivèrent peu de jours après que le seigneur infant fût devant Cagliari.

CHAPITRE CCLXXV

Comment le comte de Donartico vint secourir Cagliari avec huit cents cavaliers allemands, quarante Pisans, six mille hommes de pied et trente galères; comment Ils livrèrent bataille au seigneur infant En Alphonse; comment le comte prit la fuite, et tous les Allemands et Pisans fuient tués, et comment le comte, à peu de temps de là, mourut de ses blessures.

Les secours furent tels que le comte de Donartico[82] y vint à la tête de douze cents hommes à cheval, dont huit cents Allemands, qu'on regarde comme la meilleure cavalerie du monde; les autres étaient Pisans. Il amena bien aussi six mille hommes de pied, avec de méchants Sardes qui vinrent se réunir à toute l'armée Stationnée auprès de Capo-Terra;[83] il avait aussi de ces sergents[84] toscans et mantouans avec de longues lances qu'ils estiment valoir chacun un cavalier, et trente-six galères, entre celles des Pisans et des Génois, et un grand nombre de térides et lins qui amenaient cavaliers et chevaux. Ils abordèrent à Capo-Terra, et là ils débarquèrent la cavalerie et tous les piétons, et bien trois cents arbalétriers qu'ils avaient. Et quand ils eurent débarqué tout leur monde, tous les bâtiments s'en allèrent à l'île Rossa,[85] où se trouve un bon port. Les térides étaient toutes armées de leur château[86] et se mirent en bon ordre pour se défendre. Ces dispositions faites, les galères vinrent contre le château de Cagliari.[87] Le seigneur infant fit armer trente galères seulement, et, de sa personne, il monta sur les galères et sortit pour combattre les Pisans, les Génois, et beaucoup de térides et de lins qui s'y trouvaient. Ceux-ci furent si courtois qu'ils ne voulurent nullement les attendre, mais ils s'en allèrent comme s'en va un bon cheval devant des piétons qui le poursuivent; de sorte que, durant tout ce jour-là, ils n'eurent d'autre exercice, à mesure que le seigneur infant faisait voguer, de fuir devant lui, puis de revenir ensuite à leur volonté.

Quand le seigneur infant vit qu'il ne pouvait faire autrement, il sortit des galères et donna ses ordres pour que tous les gens qui tenaient le siège gardassent bien leurs postes, car dans le château se trouvaient bien cinq cents hommes de cheval en sus de deux cents qui y étaient venus après la prise d'Iglesias. La force était donc grande dans l'intérieur; c'est pourquoi le seigneur infant résolut d'empêcher à tout prix que ceux qui venaient d'arriver se réunissent à ceux du dedans, et il établit son siège de manière que, si les troupes de l'intérieur sortaient pour se rapprocher de celles de l'extérieur, les assiégeants pussent s'y opposer.

Tandis que le seigneur infant prenait ces dispositions, les galères des Pisans et des Génois venaient jusqu'auprès des galères du seigneur infant. L'amiral En Carros désarma toutes ses galères, à l'exception de vingt sur lesquelles il monta, pensant qu'ils l'attendissent pour lui livrer combat; mais eux refusèrent de l'accepter; si bien que l'amiral leur envoya dire que, s'ils voulaient accepter la bataille, il sortirait avec seulement quinze galères; et aussi peu voulurent ils accepter. Ce fut alors que le seigneur infant et l'amiral reconnurent que les vingt galères légères que j'avais conseillé, dans mon sermon, de faire construire, leur faisaient faute; et s'ils les eussent eues, ce n'eût pas été quarante galères de Pisans ni de Génois qui eussent osé se présenter; car, pendant que ces vingt les auraient occupées, les autres leur seraient venues à dos. Jugez par là quelle faute ce fut. Je cesse de vous parler des galères pour vous entretenir du seigneur infant et de ses ennemis.

Quand le seigneur infant, d'accord avec l'amiral, eut pris les dispositions nécessaires pour la flotte et pour le siège, et investi l'amiral du commandement général de l'un et de l'autre, il désigna ceux qui devaient l'accompagner lui-même, et ne voulut avoir que quatre cents hommes à chevaux bardés, cinquante hommes à chevaux armés à la légère, et environ deux mille hommes de pied, entre almogavares et varlets des menées.

Pendant la nuit il quitta le siège et se plaça là où le comte de Donartico devait passer pour aller au château; et toute la nuit ils se tinrent prêts à combattre. A l’aube du jour ils virent le comte s'avançant en bon ordre, et en bataille aussi bien rangée que se présentèrent jamais gens pour livrer un combat. Le seigneur infant qui les aperçut, disposa aussi ses batailles et confia l'avant-garde à un noble homme de Catalogne nommé En G. d'Anglesola; et lui, avec sa bannière et toute la cavalerie, et tous formés en masse avec tous les hommes de pied, il marcha sur l'aile où il vit s'élever la bannière des ennemis. Que vous dirai-je? les armées s'abordèrent, et le comte de Donartico, d'après l'avis d'un brave chevalier nommé Horigo l'Allemand,[88] qui était sorti de la ville d'Iglesias, et qui connaissait le seigneur infant, ordonna que douze cavaliers réunis audit Horigo l'Allemand n'auraient d'autre affaire que d'attaquer la personne du seigneur infant. Il avait aussi été ordonné de l'autre côté: que dix hommes de pied choisis ne s'éloigneraient jamais de l'étrier du seigneur infant, et que des cavaliers d'élite garderaient sa personne et sa bannière; car le seigneur infant ne s'éloignait jamais de sa bannière. Que vous dirai-je? Quand les osts se furent disposées, chacun alla brochant avec grande vigueur, si bien qu'on ne vit jamais bataille plus terrible, ni osts s'attaquer avec plus d'ardeur que ne le firent celles-ci. Les Allemands se confondirent si bien avec notre cavalerie, que les douze cavaliers conduits par cet Horigo l'Allemand vinrent là où se trouvait le seigneur infant. Le seigneur infant, qui s'aperçut que c'était particulièrement lui qu'ils cherchaient, férit d'un tel coup de lance le premier d'entre eux, qu'il le perça de part en part et le jeta à terre roide mort; puis il saisit sa masse d'armes, fondit sur un autre et lui porta un tel coup sur son heaume qu'il lui fit jaillir la cervelle par les oreilles. Que vous dirai-je? De sa masse d'armes, il en étendit quatre morts sur la place. Sa masse d'armes s'étant rompue, il mit la main à son épée, et se fit faire jour de telle manière que rien ne pouvait tenir devant lui.

Quand les sept cavaliers qui restaient des douze virent leurs cinq compagnons tués de la main du seigneur infant et furent témoins de ses prouesses merveilleuses, tous s'accordèrent à férir sur son cheval afin de l'abattre. Et ils le firent ainsi: tous sept ensemble férirent sur son cheval et le tuèrent. Et le seigneur infant et le cheval tombèrent à la fois à terre. Au même instant ils tuèrent le cheval du porte-étendard, et la bannière fut ainsi renversée. Au moment où le seigneur infant tomba à terre, son épée vola de sa main dans sa chute. Déjà il n'en tenait plus qu'un tronçon, car l'autre moitié était partie en éclats. A ce moment de péril, il n'oublie pas qui il était; mais en homme vigoureux et agile, il se dégage du cheval gisant sous lui, et avec un cœur mieux fait pour toute prouesse que ne le fut le cœur d'aucun chevalier du monde, il saisit l'estoc qu'il portait ceint au côté, voit sa bannière à ses pieds, et, l'estoc toujours en main, va relever sa bannière, la redresse haute et la tient embrassée. A cet instant un de ses cavaliers, nommé En Boxados, descend de son cheval, va prendre la bannière et donne son cheval au seigneur infant. Le seigneur infant monte aussitôt à cheval et remet la bannière à deux chevaliers. A peine a-t-il relevé sa bannière et est-il remonté à cheval, qu'il aperçoit devant lui les sept cavaliers et reconnaît Horigo l'Allemand. Le pommeau de l'estoc appuyé sur la poitrine, il broche de l'éperon sur lui et lui assène un tel coup au milieu de la poitrine, qu'il le perce de part en part. Horigo tombe à terre roide mort, si bien qu'il n'eut jamais la peine de retourner en Allemagne conter des nouvelles de cette bataille. Que vous dirai-je? Lorsque les compagnons d'Horigo le virent mort, ils voulurent fuir; mais le seigneur infant et ceux qui se trouvaient auprès de lui manœuvrèrent si bien que tous les douze restèrent sur la place; et de ces douze sept moururent de la main du seigneur infant. Quand ceux-ci furent morts, le seigneur infant, avec sa bannière, brocha de l'éperon en avant; et là vous eussiez vu alors de tels faits d'armes, que jamais si belle journée ne fut mise afin par un aussi petit nombre d'hommes. Dans ce choc, le seigneur infant se trouva en présence du comte de Donartico, et, d'une lance qu'il avait prise des mains d'un sien varlet, il l'en férit d'un tel coup par le premier canton de l'écu qu'il l'abattit à terre; et là se firent de belles prouesses. De haute lutte les Allemands et les Pisans firent remonter le comte de Donartico, qui était féru de plus de dix blessures. Une fois remonté à cheval, pendant que la mêlée était le plus engagée, il sortit de la bataille suivi de dix cavaliers, et s'enfuit au château de Cagliari.[89] Là il trouva réunie la cavalerie du château qui était bien de cinq cents hommes, rangés en dehors et attendant l'événement, car ils n'osaient pas sortir pour se porter sur le champ de bataille, de crainte que, s'ils le faisaient, l'amiral ne vînt à l'instant les attaquer à dos; l'amiral de son côté pouvait aussi peu s'éloigner du siège. Et ainsi chacun avait fort à faire. Et quand ceux du château de Cagliari virent le comte de Donartico, ils regardèrent l'affaire comme perdue. Que vous dirai je? La bataille fut si chaude que tout à coup les Allemands et les Pisans qui restaient se retirèrent à la fois et allèrent s'emparer d'un tertre, et le seigneur infant en fit autant avec ses troupes; si bien qu'on eût dit que c'était un tournoi de plaisir; et là ils s'observèrent les uns les autres. Je vais vous parler des hommes de pied.

Quand les almogavares et varlets des menées virent commencer la bataille entre les cavaliers, tout à coup deux cents d'entre eux rompirent leurs lances par le milieu, et se jetèrent entre les cavaliers pour éventrer les chevaux, tandis que les autres fondirent sur leurs hommes de pied d'une manière si terrible que de son dard chacun abattait un ennemi; puis ils se précipitèrent sur eux avec un tel acharnement qu'en peu d'heures ils les eurent déconfits et tués. Plus de deux mille furent noyés dans l'étang[90] qui était tout près, et tous les autres périrent. Ceux qui purent s'enfuir se cachèrent dans les buissons à mesure qu'ils entraient dans l'île;[91] mais de ceux qu'on trouva on n'en laissa pas un en vie, et ainsi tous moururent.

Quand le seigneur infant et sa troupe se furent reposés un moment, ils fondirent en masse serrée sur leurs ennemis, et ceux-ci en firent autant de leur côté, à l'exception de quatre-vingts hommes à cheval du comte de Donartico, qui, ne le voyant pas, profitèrent du moment où la bataille était forte et dure pour s'enfuir à Cagliari, et les autres continuèrent à combattre. Et si la bataille avait été terrible au premier choc, plus acharnée fut-elle au second, bien que les ennemis eussent bien peu de gens; tellement que le seigneur infant fut blessé d'un coup d'estoc au visage. Et quand il vif le sang lui couler par la figure, s'il fut enflammé de fureur, il n'est pas besoin de vous le dire. Jamais lion ne s'élança sur ceux qui l'ont blessé comme lui s'élança sur les ennemis. Que vous dirai-je? De sa longue épée il frappait de tels coups que malheur à ceux qui en étaient atteints; un seul coup suffisait pour en finir. Que vous dirai-je? Il allait par le champ de bataille, tantôt de çà, tantôt de là, de telle manière que rien ne pouvait tenir devant lui. Enfin en peu d'heures ils férirent tant et tant, lui et les siens (car tous liront très bien, riches hommes, chevaliers et citoyens), que les ennemis furent tous vaincus, tués ou noyés; si bien que, y compris ceux qui s'étaient mis à l'abri dans Cagliari et ceux qui avaient pu se réfugier à bord de leur flotte, il n'en échappa pas deux cents; et encore ces deux cents n'eussent-ils pas échappé si ce n'eût été de l'inquiétude qu'avait le seigneur infant sur la situation de ses gens du siège Ainsi le seigneur infant et ses gens prirent possession du champ de bataille, et s'en retournèrent joyeusement avec un grand butin rejoindre leur ost. Les Pisans et leur flotte s'en retournèrent pleins de grand deuil, prirent la fuite et revinrent à Pise avec cette mauvaise nouvelle qu'eux-mêmes y portèrent.

Le seigneur infant expédia au seigneur roi son père, en Catalogne, un lin armé, pour lui faire savoir ce qui s'était passé, et il le pria de lui envoyer vingt galères légères, pour éviter que désormais les galères des Pisans se jouassent de lui. De retour au siège, si le seigneur infant resserra étroitement Cagliari, il n'est pas besoin de le dire; aussi, tout ce qu'il y avait de Sardes dans l'île qui ne se fussent pas encore rendus, se rendirent à lui.[92] Le second jour qui suivit la bataille, le juge d'Arborée arriva avec toutes ses forces, et fut fort joyeux et satisfait de la victoire que Dieu avait accordée au seigneur infant, mais bien fâché toutefois que ni lui ni aucun des siens n'y fussent. Et assurément il n'y avait pas de sa faute, car depuis que le seigneur infant avait attaqué Iglesias il avait toujours assisté au siège, soit lui-même en personne, soit tous ses gens; et aussitôt après la prise d'Iglesias, il était parti avec l'autorisation du seigneur infant pour aller visiter ses places; et aussitôt qu'il eut terminé cette inspection, il avait réuni ses forces et s'était mis en route pour Cagliari. Vous avez déjà vu qu'il ne s'en fallut que de deux jours qu'il ne fût présent à la bataille. Et lorsqu'il fut de retour vers l'ost du seigneur infant, lui, le seigneur infant, l'amiral et les autres riches hommes, resserrèrent si bien Cagliari que les habitants étaient à la dernière extrémité et virent mourir parmi eux le comte de Donartico.[93] Le comte mourut des blessures qu'il avait reçues dans la bataille, aussi bien que la plupart de ceux qui avaient pu fuir de cette terrible journée; car il y en avait bien peu qui ne portassent sur le corps les armes royales, c'est-à-dire de bons coups de lance ou de bons coups d'épée, dont les gens du seigneur infant les avaient marqués. C'est marqués de telles armes qu'avait fui le comte de Donartico et qu'avaient fui les autres qui s'étaient échappés de la bataille.

CHAPITRE CCLXXVI

Comment ceux de Cagliari crurent entrer au château de Bon-Aria; comment le seigneur infant En Alphonse les déconfit; des méfaits que commuent ceux de Cagliari envers En Gilbert de Ceutelles et autres chevaliers; et comment les Pisans résolurent de faire la paix avec le seigneur infant En Alphonse.

Quand ceux de Cagliari virent le comte de Donartico mort et se virent eux-mêmes en si piteux état, un jour, à l'heure de midi, qu'il faisait une excessive chaleur et que tous les gens de l'ost et du château de Bon-Aria dormaient ou prenaient leur repas, le seigneur infant aussi bien que les autres, ils garnirent leurs chevaux de leurs armures; et, ainsi bien appareillés, les hommes de cheval comme les hommes de pied, ils firent une sortie, sans que ceux des assiégeants qui étaient à Bon-Aria en sussent rien. Les premiers qui les virent furent des pêcheurs catalans qui les aperçurent descendant du château de Cagliari. Ils commencèrent à crier: » Alarme! Aux armes! Aux armes! » Le seigneur infant qui les entendit, et qui dormait, toujours revêtu de ses épaulières de mailles, saisit sa salade de fer, prend son écu et le passé à l'instant à son cou. On lui tenait constamment deux chevaux tout sellés; il saute sur l'un d'eux, et le premier qui arriva à la porte du retranchement ce fut lui. En peu d'instants il eut à ses côtés plus de deux mille hommes de pied, soit almogavares, soit varlets des menées, soit hommes de mer. Il s'y trouva aussi des cavaliers, les uns revêtus de leurs armures, les autres non, car les Catalans et Aragonais ont cet avantage sur les autres que, tant qu'ils sont en guerre, les hommes de cheval sont constamment revêtus de leurs épaulières de mailles et coiffés du cuir-tête,[94] et que leurs chevaux sont toujours sellés. Entendent-ils grand bruit, ils n'ont d'autre soin à avoir que de prendre l'écu et la salade de fer et de monter à cheval, et ils se tiennent pour aussi bien armés que le sont les autres cavaliers avec leurs hauberts et leurs cuirasses. Les hommes de pied ont aussi toujours leurs lances à la porte de leur logement ou à l'entrée de leur tente; et au moindre bruit ils saisissent leur lance ou leur dard; et cette lance et ce dard, voilà toutes leurs armes.

Aussitôt donc qu'ils eurent entendu ce bruit, ils furent à l’instant en présence des ennemis; dire et faire fut tout un pour eux. Ceux de Cagliari, qui s'imaginaient que nos soldats tardaient aussi longtemps qu'eux à s'armer et à se présenter en bon arroi au combat, se trouvèrent fort déçus de voir le seigneur infant se présenter aussi brusquement à leur rencontre avec sa cavalerie. Et malheureusement pour les Pisans, ils étaient venus si avant, qu'ils croyaient déjà pénétrer par la grande porte du château de Bon-Aria lorsque le seigneur infant vint fondre sur eux, et avec une telle impétuosité que ces gens du château de Cagliari furent forcés de tourner le dos. Que vous ferai-je de plus longs récits? Le seigneur infant, avec l'amiral, qui est un des meilleurs chevaliers du monde, et avec ceux qui les suivaient, commencèrent à culbuter les chevaux et à férir de leurs lances. Les lances une fois rompues, vous les auriez vus, les masses d'armes en main, porter les plus terribles coups du monde. Je n'ai pas besoin de vous dire que de leur côté ils ne faisaient que transpercer tout ce qu'ils rencontraient, homme de cheval et homme de pied; et ils manœuvrèrent si bien que, de cinq cents hommes à cheval qui étaient sortis, et de trois mille hommes de pied, il ne resta que deux cents hommes à cheval, tous les autres ayant été tués; et des gens de pied il n'en réchappa que cent tout au plus. Et si le champ eût été plus vaste et qu'ils n'eussent pas été si bien à portée de se réfugier comme ils le firent au fort de Cagliari, il n'en eût pas échappé un seul.

Cette journée fut aussi complète que l'avait été celle de la bataille, pour l'extermination de ceux du fort de Cagliari. Et voyez avec quelle ardeur combattaient les gens du seigneur infant, puisque En Gilbert de Centelles et plusieurs autres entrèrent pêle-mêle à Cagliari avec les ennemis, férant-battant, sans songer à autre chose qu'à férir sur les fuyards. Mais les Pisans commirent un grand méfait; car, après les avoir fait prisonniers, ils les tuèrent. Et de pareils méfaits ils sont toujours tout prêts à les commettre, eux et aussi tout homme des communes; aussi est-ce déplaire à Dieu que d'avoir aucune merci pour eux.

Le seigneur infant, les ayant poussés jusques aux portes du fort de Cagliari, s'en retourna joyeux et satisfait à son siège. Quant à ceux du dedans, ils furent saisis de grande douleur, et envoyèrent un message à leurs amis de Pise, pour faire part de ce qui s'était passé et leur demander d'accourir; car ils voyaient bien que désormais ils ne pourraient plus rien contre les forces du seigneur infant. Lorsque ceux de Pise eurent été informés de ces nouvelles, ils se tinrent pour dénués de toute ressource, et pensèrent qu'ils étaient entièrement perdus si, de manière ou d'autre, ils ne faisaient la paix avec le seigneur roi d'Aragon et le seigneur infant. Après avoir tenu conseil sur ce point et s'être tous rangés à cet avis, ils choisirent des envoyés, auxquels ils donnèrent tout pouvoir pour conclure la paix. Je cesse de vous parler d'eux, et vais vous entretenir du seigneur roi d'Aragon.

CHAPITRE CCLXXVII

Comment le seigneur roi d'Aragon envoya vingt galères légères au seigneur infant En Alphonse; et comment l'envoyé des Pisans traita de la paix avec messire Barnabé Doria, qui s'entremit pour traiter de la paix cuire la commune de Pise et le seigneur infant.

Quand le seigneur roi d'Aragon eut reçu le message que le seigneur infant lui avait envoyé, après la bataille dans laquelle il avait défait ses ennemis, il fit aussitôt construire à neuf vingt galères légères entre Barcelone et Valence; incontinent il fit mettre la main aux vingt galères, et fit faire des enrôlements, à Barcelone pour huit galères, à Tarragone pour deux, à ce pour deux, et à Valence pour les huit autres. Et pour les huit galères de Valence ce fut l'honorable En Jacques Escriva et moi, Ramon Muntaner, qui reçûmes commission de les mettre en armement, et nous le fîmes ainsi; et si bien que, de là à peu de jours, lesdites huit galères de Valence furent toutes armées, et partirent pour Barcelone. Pendant qu'elles allaient à Barcelone, les autres se préparaient. Le seigneur roi nomma, pour les commander toutes, l'honorable En Pierre de Belloch, chevalier brave et expérimenté, dont la famille est de Vallès. Lesdites vingt galères partirent de Barcelone, et furent en peu de jours à Cagliari. Le seigneur infant eut grande joie et satisfaction en les voyant; et ceux de Cagliari se regardèrent comme perdus, sentant bien que désormais ils ne pouvaient plus compter sur aucun secours ni par les galères des Pisans ni par celles des Génois, car les Catalans les chasseraient de partout. Là-dessus arriva l'envoyé de Pise, qui traita avec messire Barnabo Doria, lequel s'entremit pour traiter de la paix entre la commune de Pise et le seigneur infant En Alphonse.

CHAPITRE CCLXXVIII

Comment se fit la paix entre le seigneur infant En Alphonse et les Pisans; et comment ceux de Bonifazio et d'autres lieux de la Corse firent hommage au seigneur infant En Alphonse.

On eut beaucoup à négocier pour arriver à cette paix, car jamais le seigneur infant ne voulut consentir à faire la paix avec eux, qu'ils ne lui remissent le château de Cagliari. Enfin la paix fut faite, sous la condition: que les Pisans tiendraient le château de Cagliari au nom du seigneur roi d'Aragon, et que la commune de Pise serait sa vassale, et aurait à lui payer le droit de juridiction, de succession et d'impôt donné de la main à la main,[95] toutes et quantes fois que l'exigeraient le seigneur roi d'Aragon. le seigneur infant ou leurs fondés de pouvoirs, et aussi bien qu'eux tous leurs successeurs: Il fut stipulé en outre[96]: que la commune de Pise renoncerait à tout droit qu'elle pouvait avoir eu dans l'île de Sardaigne, et en tous lieux de la dite île; que de plus le château de Cagliari cesserait d'étendre ses limites sur aucun terrain environnant, à l'exception des terrains de jardinage[97] placés auprès du château, et même seulement en partie, car unie autre partie devait être de la dépendance du fort de Bon-Aria; que, de plus, dans le fort de Cagliari, Une se ferait aucun commerce d'échange sinon de Pisans à Pisans; qu'aucun bâtiment, excepté ceux des Pisans, ne pourrait s'y abriter; qu'aucun Sarde ne pourrait y venir acheter ou vendre quoi que ce fût, et que ceux du château de Cagliari seraient tenus de venir acheter tout ce dont ils auraient besoin au fort de Bon-Aria. Les Pisans devaient de plus être en aide au seigneur roi et aux siens, contre tout homme qui, dans l'île de Sardaigne, voudrait leur porter dommage. Le seigneur infant, de son côté, leur promit de les autoriser, comme tous autres marchands, à commercer par toute l'île de Sardaigne et autres lieux et terres du seigneur roi d'Aragon, sous la condition de payer les mêmes droits que les marchands catalans payaient à Pise.

Quand toutes les clauses furent signées et jurées des deux parts, la bannière du seigneur roi d'Aragon, escortée de cent hommes à cheval, entra dans le château de Cagliari, et fut placée sur la plus haute tour du dit château. Ainsi la paix fut signée et jurée et les portes du château de Cagliari furent ouvertes, et il fut permis à chacun d'y entrer; et les Pisans et les habitants du quartier de la Pola à Cagliari[98] firent de même dans le camp et le château de Bon-Aria.

Quand ceci fut fait, le seigneur infant envoya l'honorable En Boxados à Pise, avec l'envoyé de Pise, afin que la commune approuvât et confirmât tout ce qui s'était fait; et la commune l'approuva et le confirma.

Aussitôt que ceux de Corse[99] apprirent cette nouvelle, ceux de Bonifazio et autres lieux de Corse vinrent trouver le seigneur infant et lui firent hommage. Ainsi le seigneur infant fut maître de toute la Sardaigne et de la Corse. Si vous considérez bien cette affaire, ce fut chose bien plus honorable que la commune de Pise tînt la terre de lui, et que les Pisans fussent ses vassaux, que s'il eût eu le château de Cagliari. D'autre part, le château de Bon-Aria se peupla de telle manière qu'avant qu'il s'écoulât cinq mois il fut muré et tout bâti.[100] Et il y plaça, seulement de purs Catalans, plus de six mille hommes d'armes. Et de là en avant, le château de Bon-Aria sera destiné à contenir le château de Cagliari, si les Pisans voulaient se mal conduire.

CHAPITRE CCLXXIX

Comment le seigneur infant retourna en Catalogne, et laissa pour son lieutenant général le noble Philippe de Saluées, pour capitaine du château de Bon-Aria le noble En Béranger Carros, et pour trésoriers de l'île En P. de Lesbia et Augustin de Costa.

Quand tout fut ainsi terminé, le seigneur infant, sur l'avis du juge d'Arborée, laissa pour son fondé de pouvoir général dans les lieux et villes le noble Philippe de Saluées, qui devait diriger les affaires d'après les conseils du juge d'Arborée. Il laissa comme capitaine du château de Bon-Aria et de toute cette contrée le noble En Béranger Carros, fils de l'amiral; pour capitaine de Sassari, En Raimond Semenat, et ainsi dans toutes les autres places. Il nomma pour trésoriers de l'île En Pierre de Lesbia et A. de Costa, citoyen de Majorque. Et quand il eut mis en état et organisé toutes les terres et places,aussi bien en Sardaigne qu'en Corse, il laissa le noble Philippe de Saluées, avec trois cents hommes à cheval de nos gens, soldés par le seigneur roi, et environ mille hommes de pied, aussi à la solde du seigneur roi; après quoi il prit congé du juge et du noble Philippe de Saluées, et du noble En Béranger Carros et des autres, et s'embarqua avec madame l'infante et avec toute l'ost et toute la flotte; et il s'en retourna en Catalogne, sain, joyeux et comblé d'honneur.

Il prit terre à Barcelone, où il trouva le seigneur roi et madame la reine, le seigneur infant En Jean, son frère, archevêque de Tolède, le seigneur infant En Pierre, le seigneur infant En R. Béranger, le seigneur infant En Philippe, fils du seigneur roi de Majorque,[101] et tous les chevetains de Catalogne, qui venaient de se réunir, afin de se concerter sur l'envoi de secours au seigneur infant, en Sardaigne. Aussitôt que le seigneur infant et madame l'infante eurent débarqué sur le rivage où se trouvaient le seigneur roi et tous les infants et madame la reine, ils furent reçus de tous avec de grands honneurs. Que vous dirai-je? Grandes furent les fêtes à Barcelone, en Aragon, au royaume de Valence, au royaume de Murcie, à Majorque, et en Roussillon, que tout le monde célébra pour le retour du seigneur infant et de madame l'infante. Et là le seigneur roi et le seigneur infant firent grands dons et grandes faveurs à tous ceux qui étaient venus avec le seigneur infant; et chacun s'en retourna joyeux et satisfait retrouver ses amis.

CHAPITRE CCLXXX

Comment le seigneur roi En Sanche de Majorque trépassa de cette fie et laissa pour héritier son neveu, l'infant En Jacques, fils du seigneur infant En Ferrand; et comment il fut inhumé à Perpignan, en l'église de Saint-Jean.

A peu de temps de là, le seigneur roi de Majorque tomba malade. Il était allé en Cerdagne pendant les grandes chaleurs, en un lieu nommé Formiguières,[102] où il se plaisait beaucoup; et là il trépassa de cette vie. Ce fut un grand malheur, car jamais ne naquit seigneur qui fût autant que lui doué de justice et de vérité; et l'on peut dire de lui ce qu'il serait fort difficile de dire d'aucun autre, c'est qu'il n'eut jamais en soi colère ni rancune contre son prochain. Avant de mourir il fit son testament, et laissa le royaume et toute sa terre et tout son trésor à son neveu le seigneur infant En Jacques, fils du seigneur infant En Ferrand; et au cas où ledit seigneur infant mourrait sans enfant mâle de légitime mariage, l'héritage devait revenir à un autre fils que le seigneur infant avait eu de sa seconde femme; car aussitôt après s'être emparé de Clarentza il avait fait venir la nièce du roi de Chypre et l'avait épousée; et c'était et c'est encore une des belles et bonnes et intelligentes femmes du monde. Il l'avait prise comme sa première femme, et jeune et vierge, car elle n'avait pas plus de quinze ans. Il ne vécut pas plus d'un an avec elle; et dans cette année naquit ce fils que ladite dame tient en Chypre; car aussitôt après la mort du seigneur infant elle était retournée en Chypre avec deux galères armées.

Ainsi le seigneur roi de Majorque substitua le royaume à cet infant, si l'autre infant venait à mourir; ce qu'à Dieu ne plaise! Mais puisse-t-il lui accorder vie et honneurs, autant qu'en continuant à vivre il continuera à être bon! Car quant à ce jour, c'est bien la plus sage petite créature pour son âge[103] qui ait vu le jour depuis cinq cents ans.

Le seigneur roi de Majorque stipula de plus qu'au cas où ces deux infants viendraient à mourir sans enfants mâles de légitime mariage, tout le royaume, et toute la terre reviendraient au seigneur roi d'Aragon.

Après sa mort, le seigneur roi En Sanche fut transporté de Formiguières à Perpignan, où il fut déposé dans l'église principale, nommée Saint-Jean. Là lui furent faits des obsèques très solennelles, ainsi qu'il appartenait à un tel seigneur. Aussitôt qu'il eut été inhumé, on plaça sur le siège royal le seigneur infant En Jacques, qui, à dater de ce jour, prit le titre de roi de Majorque, comte de Roussillon et de Confient, et seigneur de Montpellier. Ainsi donc, quand nous aurons désormais à parler de lui, nous le nommerons le roi de Majorque. Que Dieu lui donne vie et salut pour prix de son bon service, et le donne à ses peuples! Amen.

Je cesse en ce moment de vous entretenir de lui, pour vous parler de nouveau du seigneur roi de Sicile.


 

[1] Quand Muntaner ne parle pas de ce qu'il a vu et de ce qui s'est passe de son temps il confond tout, lieux et temps, hommes et choses. Il veut parler de la Croisade de 1204 qu'il éloigne de cent ans.

[2] Il veut parler de Guillaume de Champlitte, seigneur de la Marche et vicomte de Dijon.

[3] Il s'agit ici d'Othon de La Roche qui était en effet du comté de Bourgogne, puisqu'il était seigneur de Ray, mais qui n'était nullement parent de Guillaume de Champlitte, seigneur de la Marche.

[4] Ce sont là des histoires que les Moraïtes auront contées à Muntaner; il y a plus de vérité sur ce qui concerne la Grèce.

[5] Est-ce Salona?

[6] Je ne puis déterminer à quoi répond ce nom.

[7] Tout ce préambule historique est on ne saurait plus confus, Muntaner attachait probablement trop peu d'importance aux Grecs pour se donner la peine d'étudier leur histoire.

[8] Ici il applique à l'expédition de Morée ce qui se fit pour la grande expédition de Baudouin à Constantinople.

[9] Peut-être, après longues années, la tradition, qui confond souvent les détails et qui ne donne que des vérités en masse, aura-t-elle désigné ainsi Léon Sgure qui, précisément à l'époque du débarquement des Français, s'était emparé du Corinthe, d'Argos et d'une bonne partie de la Morée, et qui eut en mariage la sœur de l'empereur.

[10] C'est bien à patras que l'expédition débarqua, mais Patras était une ville ancienne. Voyez la Chronique de Morée pour la rectification de tous ces faits. Muntaner n'a d'autorité que pour les choses de son pays, de son temps, et surtout la grande autorité pour ce qu'il a vu, car c'est un homme éclairé et de bonne foi.

[11] Ainsi que je l'ai dit, je pense qu'il s'agit ici de Léon Sgure qui avait épousé la sœur d'Alexis.

[12] voyez, pour le redressement de toutes ces erreurs, la Chronique de Morée qui précède.

[13] Voyez chapitre CCXL.

[14] Non pas Louis, mais bien Guillaume. Guillaume de Villehardouin était le quatrième seigneur de Morée, en y comprenant Guillaume de Champlitte qui ne porta jamais le titre de prince de Morée. Geoffroy I, père de Guillaume, fut le premier qui prit le titre de prince; Geoffroy II, fils de Geoffroy I et frère de Guillaume, le porta ensuite et le changea, après la prise de Corinthe, en celui de prince d'Achaïe; et enfin Guillaume de Villehardouin succéda à son frère dans cette principauté.

[15] Guillaume de Villehardouin laissa en effet d'Anne Ange Comnène sa femme, fille d'Ange Calojean Coulroulis, despote d'Arta, deux filles, l'une Isabelle, l'autre Marguerite, qui, au moment de sa mort, vers 1280 pouvaient bien être de l'âge indiqué par Muntaner.

[16] Isabelle devint en effet, à la mort de son père, princesse d'Achaïe et de Morée.

[17] Cette clause est bien en effet celle du testament de Guillaume (voyez la Chronique de Morée vers la fin). A mesure que les événements se rapprochent de l'époque de Muntaner, son récit devient plus exact.

[18] Guillaume.

[19] Isabelle avait été fiancée par son père avec un fils de Charles d'Anjou, qui mourut en 1277 après Guillaume de Villehardouin, et aussi avant que le mariage avec Isabelle pût être consommé.

[20] Le chroniqueur grec seul, et le compilateur Dorothée qui l'a copié, l'appellent Louis; tous les autres historiens et généalogistes lui donnent le nom de Philippe, peut-être portait il aussi, en souvenir de son oncle, celui de Louis.

[21] Tout cela est antérieur à la mort de Guillaume de Villehardouin.

[22] Ce mariage ne pouvait être que par provision, Isabelle ne devant guère alors être âgée que de deux ou trois ans.

[23] Bertrand des Baux était alors comte d'Andria.

[24] L'aînée pouvait avoir trois ans et la cadette deux.

[25] La fête solennelle des saints durait huit jours, et toutes les grandes solennités se prolongeaient pendant une octave.

[26] Il ne paraît pas que Philippe ait jamais joui de la seigneurie effective de Morée; son beau-père, Guillaume de Villehardouin, ayant vécu aussi longtemps que lui. Je n'ai retrouvé aucun denier tournoi frappé en son nom, mais bien au nom de son père Charles.

[27] Il mourut en 1277, avant d'avoir consommé son mariage avec Isabelle, qui n'avait guère alors que douze ou quatorze ans.

[28] Florent de Hainaut épousa Isabelle vers 1290 et mourut vers 1297. On trouvera tous les renseignements qui lui sont relatifs à son article dans mes remarques sur les monnaies des princes d'Achaïe à la tête de ce volume.

[29] Isabelle eut en effet pour second mari Florent de Hainaut dont elle eut une fille nommée Mahaut (voyez la Chronique de Morée). On trouvera parmi les monnaies des princes d'Achaïe (V. mes éclairc.), un denier tournoi de Florent).

[30] Si le mariage de Mahaut avec Guy de La Roche, duc d'Athènes, eut lieu entre la mort de Florent de Hainaut et le troisième mariage d'Isabelle, Mahaut ne pouvait avoir douze ans, car elle était née eu 1293, Florent mourut en 1297 et Isabelle épousa Philippe de Savoie en 1301. Ce qu'il y a de certain, c'est que Mahaut était mariée avec Guy en septembre 1303. Peut-être ne fut-elle mariée qu'en 1304 au moment où Isabelle abandonna tout à fait la principauté avec Philippe de Savoie.

[31] Il est possible qu'Isabelle ait fait un voyage en France à cette époque; ce qui est certain, c'est qu'après la mort de Florent de Hainaut, elle vint demeurer à Naples et à Rome, et que le pays fut gouverné par des baillis

[32] Ainsi que je viens de le dire, Isabelle de Villehardouin habitait l'Italie depuis la mort de son second mari, Florent de Hainaut. La grande solennité du Jubilé de l'année 1300 l'attira à Rome. Ce Jubilé est surtout célèbre pour avoir fait naître dans le célèbre Jean Villani l'idée d'écrire ses chroniques. Voici comme il s'exprime à ce sujet:

Cette même année y alla aussi Isabelle de Villehardouin, qui pouvait alors être âgée de 30 à 34 ans. Philippe de Savoie, né en 1270 de Thomas III, comte de Maurienne et alors âgé de 24 ans, n'ayant eu en partage qu'une partie du Piémont dont il avait pris possession en 1295, et faisant sa résidence à Pignerolles (voyez Data, Storia dei principi di savoia del ramo d'Acaia, II), résolut d'obtenir la main d'Isabelle et la principauté de Morée. Apprenant qu'Isabelle était à Rome, il y envoya de Pignerolles, avant d'y aller lui-même, un certain moine (nommé Philippe) pour préparer le mariage auquel s'intéressait le souverain pontife; Isabelle accepta. Philippe arriva à Rome à l'occasion du Jubilé et le mariage fut célèbre dans cette ville entre le 17 et le 27 février 1301 en présence du cardinal Luca Fieschi et de Léonard évêque d'Albano (Data). Avant que le mariage fût contracté, elle fit don à Philippe du château et de la ville de Corinthe, pour les posséder en propre au cas où il n'aurait pas d'enfant d'elle, et elle se constitua à elle-même en dot toute la principauté d'Achaïe. Voici cet acte:

« Nous, Isabeaus, princesse d'Achaïe, faisons assavoir à tous chaus qui ces présentes lettres verront et liront, que cum ce soit chouse que traittement et parolles soient de mariage fere entre nous et noble baron et aul, monsieur Philippe de Savoye, par la maint des révérends pères, de monsieur Lucha del Fiesc et de monsieur Léonart evesque d'Albane, et par la Dieu grâce, cardinalx de Rome, et par l'entroit et par le commandement de saint père monsieur Boniface, par la miseracion divine appostoille de la sainte église de Rome, en lequel traictement nous demandons et requérons ledit monsieur Philippe qu'il viegne en nostre présence et amenit avec li certaine quantité de gens d'armes à cheval et à pie, por défendre et maintenir nostre guerre encontre nostres ennemis; et ledit monsieur Philippe nous requiert que nous li doyons pourvoir de nostre terre et de nostre princey, pour le travail de son corps et pour les despeus que il et ses gens feront pour aller en nostre princée, en tel manière que les chousces que nous li donnons soient siens, se ainsi advenoit que nous et li ne feissiens heoirs ensemble qui restast a nostre heritage et nostre princée:

« Et nous voyans et reconnoissans que ledit monsieur Philippe demande et requis chose juste et raysonnable, et qu'il ne seroit avenant qu'il perdist avecque nous son temps ne son travail, ne ses despans qu'il fera por luy et por ses gens por aller en noslre terre, et voyans qu'il nous estoit besoin qu'il mainliegne et deffande nous et nostre terre et face nostre guerre: Pour ce, nous, de noslre bonne vollenté, donnons et feisons donation pure et mère eutre vis, et non revocable, audit monsieur Philippe de Savoye devant que matrimoine soit fait ne compli, et devant qu'il nous hait esposée, c'est assavoir: du chastel et de toute la chastelleaie de Corinthe et de la ville, avec toutes ses raisons et appartenances et droytures, en pleine juridiction et seignorie, tant ce que nous tenons à nostre domayne, comme lieus et hommages et toutes autres raissons et appartenances qui à ladite chastellcenie du Corinthe appartiengnent et pourraient appartenir, en tel manière que, se nous et ledit monsieur Philippe ferons hoirs ensamble qui soient hoyrs et princes de nostre terre et de nostre princée, que ceste donation soit casse et vane et de nulle valour. Et ceste donation faisons nous audit monsieur Philippe, en tel manière, qu'il soit quite, et si l'en quittons, del service de son corps à toute sa vie, qu'il devroit fere ou seroit en tenus, por ces choses que nous li avons données, ensi comme cy dessus se contient.

« Et por ce que ceste chose soit ferme et stable, nous havons données ces présentes lettres ouvertes audit monsieur Philippe, scellées de nostre grand scel pendant, qui furent escriptes à Rome, à 7 jours du mois de février l'an de N. S. J.-C. 1301 de la 14e indict. » (Guichenon, Preuves, p. 102.)

Aussitôt après son mariage Philippe demanda l'investiture la principauté du seigneur principal, Philippe de Tarente, qui prenait le titre d'empereur de Constantinople en vertu des droits de sa femme, Catherine de Valois, fille de Catherine de Constantinople dernière héritière de Baudouin. Charles II, roi de Naples, lui donna l'investiture, en l'absence de son fils, par l'acte suivant.

Investiture de la principauté d’Achaïe Philippe de Savoie par Charles II, roi de Sicile, au nom du prince de Tarente, son fils.

<texte en latin>

Sign: Franciscus de Suavis.

Il paraît du reste que Philippe ne s’opposa pas à cette investiture, puisque dans la lettre suivante il donne à Philippe de Savoie le titre de prince d’Achaïe.

Lettre de Philippe, prince de Tarente, à Philippe de Savoie, prince d’Achaïe.

<texte en latin>

« Datum Brindisiis, 4 augusti, 3 indict.

Sign: Princeps Tarenti despotus. »

Aussitôt après avoir reçu l’investiture des mains de Charles de Naples, Philippe de Savoie partit avec sa femme Isabelle pour le Piémont, y rendit quelques ordonnances sur l’administration du pays et en particulier sur les monnaies, qui devaient être semblables à celles d’Asti, et de Vienne (Data), et se disposa à se rendre en Morée avec sa femme. Il partit en effet avec elle pour l’Achaïe, vers la fin de l’année 1301, se fixa à Clarentza, et nomma Benjamin chevalier de la principauté d’Achaïe. Isabelle accoucha en 1 »05 au château de Beauvoir (Belvéder), d’une fille nommée Marguerite. Le 24 décembre 1302, elle donna à sa fille les châteaux de Cariténa et de Bosselet avec leurs dépendances, et le chancelier Benjamin en rédigea l’acte, qui fut ensuite confirmé à Patras. Voici l’acte de donations et de confirmation.

Donation à Marguerite de Savoie des châteaux de Caritena et de Bosselet par le prince et la princesse d’Achaïe.

« Nous Philippes de Savoie, prince d’Achaye, et Ysabiaux, princesse de cette meisme princée, foisons assavoir à tous ceaux qui cestes presentes lettres verront et orront, que nous, per nous et per nous hoirs, donnons et octroyons à nostre chiere fille Marguerite et as hoirs de son corps, le chastel et la chastelanie de Cariteyne et de Bosselet a tutes tours raisons, droitures et appartenances, tant ce que est au domayne per domayne, et ce que est aux homage, homes, jurisdiction, joustice, taut et vant, et tout ce qui appartient à la haute seigneurie, per ainsi que la dite Marguerite notre fille doit tenir toutes ces devant dictes chouses de nous et de nos hoirs qui seront princes, pour le service de son corps et de six chevaliers, six mois en l’ant. Et pour ce que ceste chose soit ferme et stable et que nulle personne ne puisse aller à l’encontre par nul temps, havons nous fait donner à la dicte Marguerite nostre fille cestes lettres ouvertes scellés de notres sceaux pendans. Et à plus gran tesmoniance et fermeté de ceste chouse, nous havons requeru le honorable et sage Benjamin, chancelier de nostre princée, qu’il mete su son propre seyaut à ces présentes lettres.

« Et nous, Benjamin, chancelier de la princée d’Achaye, à la requeste de très haut et puissant, nostre chier seigneur monsieur Philippes de Savoye, prince d’Achaye, et de nostre chière dame madame Ysabiaux, princesse de celle meisme princée, havons mis notre seyaul proprie à ces dites présentes lettres, en tesmoignance de vérité.

« Ce fut fait a Beauvoir, en l’ant de l'incarnation 1303, au 24e jour du mois de décembre de la seconde indicion. »

Confirmation de la susdite donation.

« Nous Philippes de Savoye, prince d'Achaye, et Ysabeaux, princesse de cette meisme princée, faisons assavoir à tous ceulx qui cestes lettres verront et orront, que cum ce soit chose que nous heussions donnée à nostre dite fille Marguerite, nostres chasteaux de Cariteyne et de Bosselet, à toute la chastellanie et les forteresses de ceulx meismes lieux, et à toutes ses raisons, dreytures et appartenances, justices, laut et vant et juridictions et tout ce qui appartient à la dite chastelanie, tant ce qui est au domayne per domayne, quant ce qui est au lieu por lieu, et en homage lige, ensi que il appart per ceues lettres que nous havons délivrés à la dite Marguerite nostre fille; véés ce que ancores donons nous à celle nostre fille et aux hoirs de son corps, et outroyons et confirmons toutes celles chouses dessus escriptes et devisées pour le service de son corps et de six chevaliers six mois en l’ant. Et per ce que ceste chouse soit ferme et estable, et que nul ne puisse aler à l’encontre, nous havons fait bailler à ladite nostre fille cestes présentes lettres ouvertes scellées de nostres sceaux. Et à plus grant fermeté de ceste chouse nous havons requis:

« Le Revérend père en Dieu, messire Johan, per la grace de Dieu archevesque de Patras, et le honorable et sage homme messire Jaque, doyen de ce meisme lieu,

« Et les nobles hommes:

« Messire Nycole de Saint-Omer, grant mareschau de nostre princée,

« Messire Anglibert, grant connestable de cette meisme princée,

« Messire Hugues de Charpigny,

« Benjamin, nostre chancellier,

« Messire Giles de Laigny,

« Et messire Girard de Lambri,

« Qu'ils mettent leur seaux à cestes présentes lettres;

« Et nous, Johans, archevesque, et Jaques, doyen de Panas,

« Nicolas de Saint-Omer, grant mareschaux,

« Anglibert, grant-connestable de la princée d'Achaye,

« Hugues de Charpigny, sire de la Voustice,

« Benjamin, chancellier de la princée d'Achaye,

« Giles de Laigny,

« Et Girard de Lambri,

« A la requeste de très haut et puissant nostre bon seigneur, monsieur Philippes de Savoye, prince d'Achaye, et de madame Ysabeaux, princesse de celle meisme princée, havons scelés cestes présentes lettres de nostre seyaux an tesmoniance de varité.

« Ce fut fait à Patras, à l'an de l’incarnation 1304, le 21e jour du mois de février de la seconde indiction. »

Philippe de Savoie passa en Morée toute l'année 1303. Voici un acte qui prouve qu'il y était au mois de juin:

« Nous, Philippes de Savoie, prince d'Achaïe, et Yssabiaux, princesse de celuy meisme princée, sa loyaulz espouse, feissons assavoir à tous ceaux qui verront et ourront ces presans lettrès, que nous, pour le boen servisse et loyauz que Jaquemin de Scalenges nous ha fayt et pour celuy qu'il nous pourra fayre de ci en avant, donons et outroions à ly et à hoirs de son corps, trois cents impérials de rante par ans, lesquiels nous li promettons en bone foy assenier en leu suffisant à sa requeste en noustre princée d'Achaye. Et tandis que nous li aurons assenié lesdits trois cents impériauls, nous volons et li otroyons qu'il hait et preigne lesdits trois cents impériauls chascun an seour nostre comercle de Clarence, preignant premièrement lesdits trois cents impériaulx en ladite feste de Pasques prochainement vignant, et puys chacun an en ladite feste de Pasques, jusques a tant que nous li aurons assenié en autre leu suffisant. Et pour ce mandons et ordonnons à noustre comerclier deu comercle de Clarence, qui est ou qui sera pour le tans qui est à venir cameralier, qu'il responde audit Jaquemin et face payement à lui ou à son commandement desdits trois cents impériaulx chascun an, ou terme desus nomé. Et les chouses que nous li assènerons pour lesdicts trois cents impériaulx, il et ses hoirs de son corps le doyent tenir de nous et de nous hoirs, en gentils lieues (fiefs nobles), et selon les us et les coutumes dou pays (Voyez Chr. de Morée.) fere à nous le servisse de sa personne trois mois de l’ant à noustre requeste et de nous hoirs, pour luy et pour ses hoirs. Et se ansi fust qu'il ne nous peusse servir ou ne nayssit de sa personne, il nous promet de servir et doyt d'un escuyer à cheval, armés lesdits trois mois chascun an. Et pour ce nous a promis et juré fieutés et homages, et servir ansi come est dessus dit et devises, et pour ce que ceste chouse soit ferme et estable, nous li avons donnés ces présans lettres overtes, seillées de noustre grant saiel pendans. Escrites a Clarence, l’ant de l'incarnation de Noustre Seigneur Jésus-Christ 1303, de la prime indiction, à 10 jours du moys de jugnet. » (Data, documenti)

Ne pouvant parvenir à bien établir son autorité en Morée, Philippe se rembarqua à Patras avec sa femme et sa fille, et débarqua à Gênes dans les derniers mois de 1304.

[33] Isabelle de Villehardouin mourut en Piémont en l'année 1311.

[34] Marguerite, fille de Philippe de Savoie et d'Isabelle, resta en Piémont et épousa en 1324 Regnaud de Forez, seigneur de Malleval, de Virieu et de Chavanai. Il est possible que cette clause ait existé puisque Froissart donne à Regnaud le nom de prince de Morée; mais les droits réels continuèrent à être revendiqués par les descendants de Philippe lui-même.

[35] Isabelle.

[36] Philippe. En 1312 il épousa la fille du dauphin de Viennois.

[37] Philippe de Tarente avait épousé Ithamar, fille du despote d'Arta Nicéphore, et sœur aînée de Thomas, despote d'Arta après son père.

[38] A la mort de Guy de La Roche le duché d'Athènes passa à Gautier de Brienne, fils d'Hélène de La Roche; et d'Hugues de Brienne. Hélène était tante de Guy de La Roche.

[39] Mahaut, fille de la princesse Isabelle de Villehardouin et de Florent de Hainaut, née le 29 novembre 1293, avait épousé par provision, étant encore enfant, Guy de La Roche duc d’Athènes mort en novembre 1308. La duchesse d'Athènes entrait donc à peine dans sa quinzième année, et le mariage n’avait pas été consommé.

[40] Marguerite, dame de Matagrifon, comtesse d'Andria.

[41] Probablement un peu après l'an 1500.

[42] Je trouve dans D. Luc d'Acheri, les conventions stipulées entre Fernand de Majorque et Marguerite, dame de Matagrifon, à la suite du mariage arrêté entre Fernand et Isabelle, fille de Marguerite. Cet acte est surtout curieux en ce qu'il fait connaître quelle était à cette époque la valeur des prétentions de la seconde fille du prince Guillaume de Villehardouin.

[43] Je n'ai pu retrouver la signification d'aucun de ces mots, bien que j'aie consulté à ce sujet plusieurs arabes attachés à notre service d'Alger, et que je me sois adressé à la science profonde de M. Etienne Quatremère. Je me borne donc à citer ces mots tels que les donne Muntaner.

[44] Lorsque les seigneurs français, ecclésiastiques et laïques, établis en Morée, tels que l'évêque d'Andravida, le comte de Céphalonie, Nicolas Mavros ou Lenoir, seigneur d'Arcadia (le même dont il est question dans la Chronique de Morée), eurent appris que la dame de Matagrifon, pendant son voyage en Sicile avec sa fille, avait marié sa fille avec Fernand de Majorque, ils furent vivement courroucés contre elle. Déjà menacés par la compagnie catalane qui s'était établie dans le duché d'Athènes, ils comprenaient que cette alliance pouvait donner une nouvelle force aux Catalans. Aussi, dès que Marguerite de Villehardouin fut de retour en Morée, ils l'arrêtèrent et lui confisquèrent ses biens, et Marguerite mourut au mois de mars de l'année 1315. C'est à la suite de ces événements que l'infant se résolut à partir sur-le-champ pour la Morée afin de soutenir les droits de sa femme.

[45] On a vu que le prince de Tarente, mari d'Ithamar, avait voulu faire valoir de prétendus droits sur la Morée. A la mort de sa première femme il chercha à obtenir la main de Catherine, héritière du trône de Constantinople, promise à un fils du duc Eudes de Bourgogne. Après de longues négociations un traite fut enfin signé au Louvre le 6 avril 1315, par lequel Philippe de Tarente épousait Catherine, et cédait en même temps tous ses prétendus droits sur l'Achaïe à Mathilde de Hainaut, fille d'Isabelle de Villehardouin et de Florent de Hainaut, en faveur de son mariage avec Louis de Bourgogne, frère du duc de Bourgogne, auquel donation entre vifs était faite de la principauté, en vertu de ce mariage. Louis se mit en route avec Mathilde de Hainaut, sa nouvelle épouse, pour se rendre en Morée par l'Italie, au mois d'octobre 1315. Arrivé à Venise, où il devait s'embarquer, il fit son testament le 26 novembre, jour de Saint-André 1315. Il y déclare qu'il veut être inhumé à Cîteaux s'il meurt deçà les monts, et s'il meurt au-delà des monts, dans la plus prochaine abbaye de l'ordre de Cîteaux du lieu où il décédera. Au cas où il décéderait sans hoirs, il veut que celui de ses frères qui sera duc de Bourgogne ait sa principauté de la Morée et toute sa terre de Bourgogne, sauf à la princesse sa femme tous ses droits; et au cas où il laisserait un seul enfant, il veut qu'il soit son héritier universel; s'il en avait plusieurs, que l'aîné ait la principauté de la Morée, et que sa terre de Bourgogne soit également partagée entre tous les autres. Ainsi donc, presque en même temps, les deux petites filles de Guillaume de Villehardouin avaient épousé l'une Louis de Bourgogne, l'autre Fernand de Majorque, qui arrivaient aussi en même temps en Morée avec des prétentions égales, qu'ils étaient prêts à soutenir par des troupes assez nombreuses. Les barons de Morée avaient adhéré de préférence au parti de Mathilde, par crainte de l'influence qu'un prince de race catalane, tel que Fernand, allait donner à la Compagnie des Catalans du duché d'Athènes; et ce sont les troupes de ces barons que Fernand eut à repousser d'abord avant d'avoir à lutter contre celles qu'amenait Louis de Bourgogne.

[46] Ou Bel-Veder. Muntaner l'appelle noll-ver.

[47] C'est-à-dire de Guillaume de Villehardouin.

[48] Non pas longtemps, mais seulement quatre ans, Isabelle étant morte en février 1311 et Marguerite en 1315.

[49] Après la mort de sa première femme, la jeune Isabelle de Matagrifon, l'infant Ferrand de Majorque épousa, sur la fin de 1315, pendant son séjour à Clarentza, Isabelle d'Ibelin, alors âgée de quinze ans, fille de Philippe d’ibelin, sénéchal de Chypre, cousine de Henri roi de Chypre. Il avait envoyé plusieurs de ses chevaliers en message en Chypre pour la demander, et l'acte de mariage fut rédigé le 4 octobre 1315, à Nicosie. De ce mariage naquit un fils nommé Ferrand, qui épousa depuis Eschive, fille de Hugues roi de Majorque. Voici l'acte de mariage conclu à Nicosie, tel qu'il est rapporté par Ducange.

[50] Dépendante de la Sardaigne.

[51] Il avait été cité devant le parlement de Paris, au sujet de questions élevées par le roi de France sur Montpellier.

[52] Ce n'était pas à proprement parler un béret, mais un de ces bonnets catalans et valenciens qui tombent droit et se rejettent sur la tête en se repliant comme par couches. Muntaner lui donne le nom de battit. J'ai mis le mot béret dans le texte comme plus intelligible à des lecteurs français. Mais comme Muntaner est un rigide observateur des usages du temps, je devais respecter en note la sévérité de ses détails de costume.

[53] Abréviation qui répond à Pierrette, femme de Pierre; c'était probablement la femme du bailli de ce nom.

[54] Je trouve dans un cahier de pièces manuscrites de la propre main de Ducange, déposé à la Bibliothèque royale, un morceau fort curieux sur les événements qui se sont passes en Morée au moment de la mort de l'infant Ferrand de Majorque. C'est une sorte de procès-verbal en forme. On voit qu'il a été rédigé par un Catalan, car plusieurs mots latins ne sont qu'une traduction de mots catalans; et l'infant y parle même parfois tout à fait catalan. J'ai publié cette pièce pour la première fois à la suite de la seconde édition de l'histoire de Constantinople de Ducange, que j'ai donnée en 1826, en 5 vol. in-8°. Je la revois sur le seul manuscrit connu, cette pièce est intitulée dans Ducange.

[55] Avant même que la ville de Clarence eut été rendue par les gens de l'infant, à la suite du découragement dont sa mort frappa les siens, le prince Louis de Bourgogne, son rival, et mari de Mathilde de Hainaut, mourut aussi, empoisonné, dit-on, par le comte de Céphalonie. On a vu que Louis de Bourgogne, avant de s'embarquer, avait fait son testament à Venise et avait légué, au cas où il mourrait sans enfants, sa principauté de Morée à son frère Eudes de Bourgogne. Eudes, voyant qu'il lui serait difficile d'en prendre possession, par les obstacles qu'il trouverait en Morée dans la résistance de Mathilde, veuve de son frère, et dans les difficultés qu'il avait en France, vendit son droit à Philippe de Tarente, empereur titulaire de Constantinople par son mariage avec Catherine.

[56] Il paraît que les barons français de Morée, après la mort de Louis de Bourgogne, ne reconnaissant pas les droits éventuels cédés par lui à un prince titulaire, voulurent se donner un prince réel et prirent des arrangements avec Jean comte de Gravina, un des fils de Charles II, qui désirait avoir la main de la princesse et surtout la principauté. La princesse refusa. On la mena de force à Naples; là nouveaux refus. Conduite jusqu'à Avignon devant le pape, en 1315, elle déclara qu'elle était mariée en secret à Hugues de lapalisse. Le comte Jean, furieux, n'en persista pas moins à vouloir donner suite au mariage, il fit d'autorité célébrer les fiançailles; et comme c'était la principauté qu'il voulait, non la femme, il prit de lui-même le titre de prince de Morée et fit renfermer Mathilde au château de l'Œuf où elle mourut sans enfants. On trouve des éclaircissements curieux sur ces faits dans un mémoire dont un fragment est rapporté par Ducange, comme tiré de l'ancienne Chambre des Comptes de Paris; je n'ai pu le retrouver aux Archives et je donne ici ce fragment revu sur l'extrait fait par Ducange et transcrit de sa propre main dans le cahier déjà cité plus haut.

[57] Apres l'expulsion définitive des Sarrasins de l’île de Sardaigne par les forces réunies des Pisans et des Génois, en 1050, les Pisans qui avaient autrefois possédé dans cette île des établissements considérables, rentrèrent en possession de leur conquête, et récompensèrent les Génois de l'assistance qu'ils en avaient reçue par d'importantes concessions à Algliero et au Cap septentrional, mais sous la suzeraineté de la commune de Pise. A mesure que s'éloignait cette époque de la grandeur pisane, l'influence de Pise s'en allait faiblissant en même temps que grandissait la prépondérance des Génois, et la Sardaigne fut souvent leur champ de bataille. Au moment de la conquête de 1050, lise, après avoir distribue les fiefs à ses alliés, avait divisé l'Ile en quatre petites souverainetés connues sous le nom de judicatures: celles de Cagliari, de Gallura, d'Arborée ou Oristano et de Torrès ou Logaduro, confiées aux chefs des principales familles pisanes, envoyés d'abord comme gouverneurs, mais qui rendirent promptement la dignité de juge héréditaire dans leur famille. Peu à peu ces judicatures s'étaient affranchies de toute reconnaissance de suzeraineté envers Pise, occupée tout entière de ses luttes de terre et de mer avec Gênes. La victoire de Molara, remportée par les Génois sur mer, le 6 août 1284, acheva la ruine des Pisans; et en même temps qu'ils perdirent, avec leur confiance en eux-mêmes, tous les établissements disséminés sur les mers. Ils furent réduits dans l'île de Sardaigne à la seule judicature de Cagliari.

Le comte Ugolino della Gherardesca, dit M. Mimaut, nommé dictateur sous le titre de capitaine général, après la défaite de Molara, offrit même de leur céder le château de Castro qui domine Cagliari, pour la rançon de leurs onze mille prisonniers; mais un mouvement digne des plus beaux temps de l'antiquité, sauva ce débris de la puissance pisane. Les prisonniers pisans turent indignés d'apprendre à Gênes la négociation dont ils étaient l'objet. Ils obtinrent de leurs vainqueurs la permission d'envoyer des commissaires à Pise pour y manifester leurs sentiments. Introduits dans le conseil, les envoyés déclarèrent: que les prisonniers ne consentiraient jamais à une capitulation aussi honteuse; qu'ils aimaient mieux mourir dans la captivité que de souffrir qu'on abandonnât lâchement une forteresse bâtie par leurs ancêtres et défendue au prix de tant de sang et de travaux; que si les conseils de la république étaient capables de persévérer dans une résolution aussi insensée, aussi criminelle, les prisonniers ne voulaient pas leur cacher qu'à peine rendus à la liberté, ils tourneraient leurs armes contre des magistrats ou pusillanimes ou traîtres, et qu'ils les puniraient d'avoir sacrifié la patrie et l'honneur à de vaines et éphémères jouissances. »

A côté de cette province pisane avait grandi la judicature d'Arborée, devenue complètement indépendante et presque en même temps Boniface VIII, en vertu du droit exercé par les papes de conférer à leur gré l'investiture de la Sardaigne, conféra, par les clauses de la paix de 1297 et en échange de la Sicile (voyez p. 394), cette investiture à Jacques II d'Aragon, et Jacques ajouta en effet à ses titres celui de roi de Sardaigne et de Corse. Jacques II ne put alors faire valoir ses droits et remit la prise de possession effective à un moment plus favorable. Benoît IX renouvela en 1304 cette même donation en faveur de Jacques, mais sans plus d'effet. Sous Clément V, la même investiture fut renouvelée en 1306, et dès l'année suivante 1507, une flotte aragonaise fut enfin dirigée sur la Sardaigne, mais sans aucun succès. Enfin une occasion se présenta pour le roi d'Aragon de se jeter en Sardaigne avec de meilleures chances, appuyé qu'il allait être par des auxiliaires de l'intérieur de l'île. Mariano III, juge d'Arborée, étant mort sans enfants légitimes, en 1321, son fils naturel, Hugues, s'empara de l'autorité. Les pisans croyant le moment favorable pour reprendre leur prépondérance sur le judicat d'Arborée, se prononcèrent contre les prétentions de Hugues, et se disposèrent à l'attaquer. Ce fut dans ces circonstances qu’Hugues s'adressa au roi d'Aragon.

Cette longue note était une avant-scène nécessaire du récit de Muntaner. Les notions sur la Sardaigne sont fort peu répandues et les ouvrages dans lesquels on peut trouver des notions exactes ne sont pas fort nombreux, je puise mes renseignements dans un utile et consciencieux ouvrage, l'Histoire de la Sardaigne, par M. Mimaut.

« Hugues III, dit M. Mimaut, irrité de la conduite des Pisans à son égard, résolut d'en tirer vengeance. Le nouveau droit acquis au souverain d'Aragon sur l'île de Sardaigne par la concession du pape, lui en offrit l'occasion et les moyens. Il travailla secrètement et avec la persévérance de la haine à former une conspiration qui avait pour but de les expulser et de faire entrer dans la ligue les Malaspina, seigneurs de Bosa, les Doria, seigneurs d'Alghero, et les grandes familles génoises possessionnées dans le nord de l'île. Plusieurs messagers des conjurés avertirent le roi d'Aragon, à qui d'autres soins avaient ôté les moyens et peut-être la pensée de se prévaloir de sa bulle d'investiture depuis plus de vingt-cinq ans qu'elle lui avait été accordée, que, s'il voulait se présenter avec des forces suffisantes, il serait reçu à bras ouverts et qu'Userait puissamment secondé. Jacques II, fort aise de pouvoir se dédommager par l'acquisition de la Sardaigne de la perte de la Sicile, à laquelle il avait fallu se résigner, ne négligea pas cet avis officieux, et jugea que le moment d'agir était venu. Après avoir renouvelé sa prestation de foi et hommage au pape Jean XXII récemment élu, il assembla les cortès à Gironne, et y fit proposer et décréter les moyens d'exécution d'une grande expédition en Sardaigne Le prince royal, l'infant Alphonse, chargé de diriger les opérations, partit des côtes de Catalogne, accompagné de sa femme Thérèse d'Entenza (héritière du comté d'Urgel) et suivi de la fleur de la noblesse et des plus braves guerriers de l'Aragon, de Valence et de la Catalogne. Le juge d'Arborée, pour mieux tromper les Pisans et les faire tomber plus facilement dans le piège que sa perfidie leur avait tendu, les prévint de la découverte qu'il avait faite, en sa qualité de leur ami le plus dévoué, du but des préparatifs d'Alphonse, et se faisant à leurs yeux un mérite de sa surveillance et de sa fidélité, il demanda à la république des secours qu'elle s'empressa de lui expédier. Il dissémina les hommes qu'on lui avait envoyés dans ses divers forts et châteaux, et au moment où il reçut la nouvelle de l'approche d'Alphonse, il fit impitoyablement égorger tous les Pisans, soldats, marchands ou voyageurs, qui se trouvaient dans ses états. La flotte aragonaise, qui avait appareillé le 30 mai 1323, des côtes de Catalogne, mouilla le 13 juin suivant au cap San Marco, en face d'Oristano. Elle se composait de soixante-trois galères armées en guerre, de vingt-quatre palandres et de deux cents bâtiments de transport. Elle portait à bord plus de vingt-cinq mille hommes d'infanterie et plus de trois mille de cavalerie ce qui était pour cette époque une armée formidable. »

[58] En Comi était un jongleur de la connaissance de Muntaner et dont il parle dans son dernier chapitre. Les jongleurs portaient toujours un surnom caractéristique de leurs habitudes littéraires.

[59] Ce sont 12 strophes composées chacune de vingt vers de douze syllabes monorimes. Quelques-unes des strophes ont été laissées incomplètes parle premier imprimeur. Le désordre introduit par ces lacunes, réuni aux fautes commises par les imprimeurs, ajoute encore à l'obscurité du texte. On ne peut marcher qu'en tâtonnant dans une interprétation semblable. Craignant que le sens ne m'eût souvent échappé, j'ai prié un de mes amis de soumettre ma traduction de ces vers à M. Tastu, qui a bien voulu les revoir sur le texte catalan et y faire diverses corrections. Les vers que je n'avais pu comprendre et dont M. Tastu a donné la traduction, sont imprimés en italiques.

[60] Il manque ici un vers dont le sens, selon M. Tastu, doit être, dépréciera.

[61] Allusion aux quatre pals d'Aragon.

[62] on appelait en général ainsi dans le vieux français celui qui était chargé du tiers d'une besogne. Ici Muntaner applique particulièrement le nom de trezol ou tiercier aux troisièmes rameurs surnuméraires chargés de remplacer les rameurs fatigués, et transformés dans l'intervalle en arbalétriers. Il désapprouve ce genre d'arbalétriers.

[63] Les sagittaires étaient des bâtiments construits pour une marche rapide.

Tous ces noms passaient d'une Langue à une autre presque sans mutation. On les retrouve employés par Muntaner en langue catalane dans cette Chronique qui donne des renseignements si curieux et si exacts pour l'étal de la marine au treizième et au commencement du quatorzième siècle.

Ceux qui voudront poursuivre ces recherches au-delà de l'année 1328, où Muntaner a cessé d'écrire, doivent étudier avec soin l'amusante chronique du comte Pero Sino, écrite par son porte-étendard Gutierre Diez de Cames qui l'a suivi dans toutes ses expéditions sur terre et sur mer. Si la traduction de la seconde partie était faite par un homme familiarisé à la fois avec les opérations maritimes du quatorzième et du quinzième siècle et avec celles de notre siècle, aucun ouvrage ne serait plus propre a jeter un grand jour sur ce point important. Voici les différents mots que j'y ai trouvés pour désigner les bâtiments de toute espèce.

Galera. — Galeota. — Galeaza. — Nave. — Kavio. —Nao. — Leno. — Coca. — Drca. — Caravo. — Carraca. — Fusta. — Dallener. —Bergantin. — Cbarrua. — Chalupa. — Copano. — Baiel. —Barco. —Barca. —Barquela. —Zabra.

[64] Les panquets sont, selon M. Tastu, de grands canots à rame et à voile. Serait-ce ici le même mot que nos palanques?

[65] Selon M. Tastu ce vers signifierait : Celui qui doit agir ne doit pas s’endormir.

[66] Chefs des almogavares.

[67] Les tapieurs étaient les ouvriers chargés de taire des tapies ou tapiées. On appelait ainsi, dans notre vieille langue, des murailles très épaisses formées de terre tapée et dont chacun des deux côtés était retenu par une couche de plâtre. Il existe encore quelques-unes de ces vieilles murailles dans nos anciennes villes; elles sont plus multipliées dans plusieurs parties de l'Espagne. Les murailles en pierre et en chaux s'appelaient parois, par opposition aux tapiées.

[68] Petite île entre Oristano et Cagliari sur la côte occidentale de la Sardaigne.

[69] Cette strophe n’a que 19 vers.

[70] Je ne comprends pas bien ce vers.

[71] Je doute du sens de ce vers et du précédent.

[72] Je ne comprends pas bien ces trois derniers vers et les notes de M. Tastu ne me fournissent aucune explication.

[73] Le 30 mal 1325.

[74] Sur la côte occidentale de Sardaigne.

[75] Hugues III, de la maison Serra.

[76] Ils lui avaient envoyé leur soumission avant son départ de Port Fangos, et il leur avait concédé le 7 mai 1323 une extension de leurs libertés.

[77] Ils étaient venus sur trois vaisseaux ab tres quoques (ch. de Pierre IV, fol. cv verso) et avaient pris position à Quarto.

[78] De la horta, j'ai plusieurs fois expliqué ce mot.

[79] Iglesias capitula le 7 février 1234, après un siège de huit mois, pendant lequel les fièvres pestilentielles, ordinaires dans ce lieu marécageux et rendues plus actives par la réunion d'un grand nombre de troupes sur le même lieu, avaient moissonné une bonne partie de l'armée.

[80] A un quart de lieue de Cagliari au sud-est, sur le golfe de Cagliari. Je renvoie à la grande carte de la Sardaigne en deux feuilles que fait graver en ce moment M. le ch. de la Marmora, qui a bien voulu me la communiquer.

[81] Les pisans réduits en Sardaigne à la possession de la province de Cagliari, pour ne pas s'exposer à la voir usurpée par un chef unique, l'avaient divisée en trois parties qu'ils avaient données aux trois chefs de familles illustres de Pise qui leur avaient montré le plus de fidélité et de dévouement: le comte de Donartico, de la maison de la Guerardesoa (maison rendue si célèbre sous la plume de Dante par le récit d'Ugolino de la Gherardesca), Guillaume, marquis de Massa et comte de Capra, et Chiano de Visconti. « A la nouvelle du débarquement d'Alphonse (dit M. Mimant), les Pisans armèrent à la hâle trente-deux galères qu'ils envoyèrent dans le golfe de Cagliari; mais ce golfe était alors occupé par une flotte catalane supérieure en forces. L'amiral pisan s'estima fort heureux d'éviter le combat et d'effectuer sa retraite après avoir débarqué Manfredi della Gherardesca avec trois cents hommes de cavalerie allemande et quelque peu d'infanterie qui se jetèrent dans Iglesias (p. 178). » C'est ce même Manfredi, comte de Donartico, que Muntaner appelle le comte de Ner.

[82] Un peu avant la prise d'Iglesias, Manfredi en était sorti pour aller chercher de nouveaux secours à Pise, et reparut le 23 février 1524 dans le golfe de Cagliari avec une flotte de cinquante-deux bâtiments qui portait environ deux mille cinq cents hommes. Il débarqua sans opposition à la pointe de l'étang de Cagliari vers la Maddalena, et y fit sa jonction avec les troupes et les milices restées fidèles aux Pisans, qui lui amenèrent en outre quelques forts détachements de cavalerie sarde.

[83] De l'autre côté de l'étang de Cagliari, vers la Maddalena.

[84] Servent, varlet, mot qui s'appliquait aux troupes de pied.

[85] Dans le golfe de Teulada; il y a trois autres îles de ce nom sur les côtes de Sardaigne.

[86] Sorte de bastide construite à bord des bâtiments.

[87] Castro, construit par les Pisans sur la hauteur qui domine Cagliari.

[88] Le texte semble faire un nom propre de Tudesch, mot tiré de l’italien tedesco, allemand.

[89] « Alphonse, dit M. Mimaut, informé de la marche des Pisans (le long de l'étang de Cagliari jusqu'à Decimo), quitta les retranchements qu'il avait fait Taire, au lieu où est maintenant l'église de Sainte, et vint au-devant d'eux. Les deux armées se rencontrèrent le 28 février dans un lieu que Zurita appelle Lutocisterna et qui n'existe plus sous ce non. (M. Mimaut croit que c'est Bao-Terra à la pointe de l'étang du Cagliari entre Masu et Assemini.) On se battit longtemps avec un courage égal et avec un extrême acharnement. Les avantages furent d'abord balancés, mais la supériorité du nombre finit par prévaloir et les Aragonais remportèrent une victoire complète. Les Pisans mis en fuite se rembarquèrent en désordre, et un grand nombre se noyèrent dans les marais fangeux qui environnaient le champ de bataille. Le chef de l'expédition, Manfredi della Gherardesca (comte de Donartico), quoique blessé, parvint avec cinq cents soldats environ à entrer dans Castro (le château de Cagliari); le reste de son armée fut détruit; les bâtiments de transport qui accompagnaient sa Doue tombèrent au pouvoir des Aragonais. On avait fait de part et d'autre des prodiges de valeur; l'infant lui-même, qui avait été constamment à la tête des siens et avait eu un cheval tué sous lui, fut un moment complètement cerné et en danger d'être fait prisonnier; mais il fut secouru à temps et reprit l'étendard royal qui lui avait été enlevé. » Pierre, dans sa ch. fol. cix, dit que le combat eut lieu en la travessa del cami qui va de Decimo a Caller, eu lo camp qui es dit Lu-Cisterna.

[90] L'étang salé de Cagliari.

[91] C'est probablement l’île appelée Ische-e-ois ou île des bœufs, sorte de delta du fleuve Sixerri, au nord-ouest de l'étang de Cagliari.

[92] « Les assiégés de Cagliari, perdant tout espoir d'être secourus (après la mort de Manfredi) et séduits d'ailleurs par les promesses que leur fit l'infant, prirent le parti de se rendre par capitulation. »

[93] « Alphonse, après la victoire de Luto-Cisterna, retourna sous les murs de Cagliari et en recommença le siège avec vigueur. Manfredi, a peine guéri de ses blessures, dirigea la défense de la place. Il tenta, pour faire une sortie, une diversion sur les assiégeants. Il surprit leur camp et y jeta le désordre; mais bientôt les Aragonais victorieux l'environnèrent de toutes parts, et de cinq cent hommes qu'il commandait, trois cents restèrent sur le champ de bataille. Atteint d'une blessure mortelle, ce brave et malheureux capitaine ramena dans Castro le reste de ses soldats, au milieu desquels il expira quelques jours après. »

[94] Coiffe qu'on mettait sous la salade de fer.

[95] Ces mots ne peuvent se traduire que par des équivalents; le dernier est un droit dont le seigneur se réservait de faire apporter le paiement par le vassal en personne et non par délégué.

[96] « Le traité de paix portait: que la république de Pise, faisant abandon de l'île entière au roi d'Aragon, conserverait la ville de Cagliari, son château (Castro), ses faubourgs et son port, comme fief de la couronne d'Aragon, et que tous les Pisans dont les propriétés, de quelque nature qu'elles fussent, seraient scrupuleusement respectées, seraient considérés et traités, dans toutes les parties de l’île indistinctement, comme sujets aragonais. Ce traité est du mois de juillet 1334. »

[97] Orta, terrain planté en jardins et servant de potager et de verger, par opposition a jardi qui est un jardin pour les fleurs.

[98] Muntaner dit els pulis de Caller et à la fin du chapitre clxxxvi tots los polins de Caller; je pense que par ce mot de polins il désigne tes habitants d'un quartier de Cagliari appelé la Pola, comme on le verra plus loin, chapitre cclxxxvii. Ce quartier de la Pola, qui a pris plus tard le nom de quartier de la Marine qu'il porte en ce moment, est encore aujourd'hui le quartier marchand. Il s'y trouve une rue appelée rue de Barcelone qui est la rue marchande par excellence. Castro ou le quartier de la citadelle de Cagliari, était surtout habité alors par les militaires et les hommes puissants; c'était comme qui dirait le quartier de la cour, tandis que c'était dans le quartier de la Pola que les marchands et toute la classe moyenne, les bourgeois en un mot, avaient établi leur résidence.

[99] Aussitôt après la malheureuse bataille de Malora (1284) les forces des Pisans avaient décliné en Corse comme en Sardaigne, et la Corse avait été donnée par Boniface VIII, en 1297, à Jacques II en même temps que la Sardaigne. Ainsi il y eut trois seigneuries réelles en Corse; celle du roi d'Aragon, celle des Pisans et celle des Génois. Dans l'année 1300, d'après les conditions d'une trêve de vingt-cinq ans qui terminait treize ans de guerre, Pise céda à Gênes tout ce qu'elle possédait en Corse. Voyez, pour la concession de la Corse par Boniface VIII, la bulle confirmative de cette concession commençant par Ad honorent Dei omnipotentis.

[100] Le fort et la ville prirent le nom d'Aragonetta. Pierre IV, dans sa chronique catalane, raconte d'une manière fort détaillée et fort exacte cette expédition de l'infant Alphonse son père en Sardaigne; et c'est par le récit de cette campagne et par celui du couronnement de son père qu'il prélude à l'exposé des événements de son propre règne.

[101] Philippe, frère aîné du roi Sanche de Majorque, avait renoncé au trône pour embrasser l'état ecclésiastique, et il mourut cardinal et évêque de Tournai.

[102] Dans le Capcir.

[103] Il était né en avril 1315 et au moment où Muntaner écrit (en 1325) il avait dix ans.