Jean de Marignolli

JEAN DE MARIGNOLLI - IOHANNIS DE MARIGNOLIS

 

CHRONIQUE DE BOHÊME - CHRONICON BOHEMORUM

CHAPITRE SUR LE PARADIS.

Oeuvre numérisée et traduite de l'Anglais par Marc Szwajcer

JEAN DE MARIGNOLLI.

CHRONIQUE DE BOHÊME

 

 

Capitulum de paradiso.

Est autem paradisus locus in terra circumvallatus mari oceano in parte orientali ultra Indiam Columbinam, contra montem Seyllanum, locus altissimus super omnem terram, attingens, ut probat Johannes Scotus, globum lunarem, ab omni altercacione remotus, locus omni suavitate ac claritate amenus. In cuius medio oritur fons de terra scaturiens et irrigat pro tempore paradisum et omnia ligna eius. Sunt autem ibi plantata omnia ligna producencia fructus optimos mire pulcritudinis, suavitatis et odoris in cibum hominis. Fons autem ille derivatur de monte et cadit in lacum, qui dicitur a philosophis Enphitrites, et intrat sub alia aqua spissa et post egreditur ex alia parte et dividitur in quatuor flumina, que transeunt per Seyllanum, et hec nomina eorum:

Gyon, qui circuit terram Ethiopie, ubi sunt modo homines nigri, que dicitur terra presbiteri Johannis. Et iste putatur esse Nylus, qui descendit in Egiptum per interrupcionem factam in loco, qui dicitur Abasty, ubi sunt christiani sancti Mathei apostoli, quibus soldanus est tributarius propter istum fluvium, quia possunt claudere viam aque et periret Egyptus.

Secundus fluvius vocatur Phison, qui circuit omnem terram Euilach per Indiam et descendere dicitur per Cathay, et ibi mutato nomine dicitur Caramora, id est nigra aqua, quia ibi nascitur bedellium et lapis onichinus, et puto, quod sit maior fluvius de mundo aque dulcis, quem ego transivi. Et habet in ripa sua civitates maximas et optimas et maxime ditissimas in auro; et in illo flumine in domibus ligneis vivunt et morantur artifices optimi et maxime serici et pannorum aureorum in tanta multitudine, ut vidimus oculis nostris, quod judicio meo excedunt totam Ytaliam, et habent in ripis habundanciam serici plus quam totas alius mundus et navigant cum tota domo nichil mutando cum familiis suis. Hec vidi. Et tandem ultra Caffa absorbetur arenis et post erumpit et facit mare, quod dicitur Bacuc ultra Chanam.

Tercius fluvius vocatur Tygris; ipse vadit contra Assyrios et descendit prope Nyneuen maximam itinere dierum trium; ubi missus fuit Jonas ad predicandum, cuius sepulcrum ibi est; et ego fui et steti ibi XIV diebus in oppidis circumstantibus, factis de civitate destructa. Ibi sunt optimi fructus et maxime malogranata mire dulcedinis et magnitudinis et fructus omnes sicut in Ytalia, et ibi ex opposito est civitas facta ex ruinis Nyneue, que vocatur Monsol.

Ab isto fluvio usque ad quartum est longitudo terrarum, quarum ista sunt nomina: Mesopotaimia, id est terra in medio aquarum, Assyria, terra Abbrahe et Job, et est ibi civitas Abagari regis; que fuit pulcherrima et christiana olim, cui scripsit Christus manu sua et misit epistolam suam, et nunc Saracenorum est; ibi fui quatuor diebus in magno timore.

Ultimo pervenimus ad quartum fluvium, nomine Eufrates, qui dividit Syriam, Assyriam, Mesopotamiam a Terra sancta. Quo transito fuimus in Terra sancta, ubi maxime sunt civitates, maxime Alep, ubi sunt multi christiani, induti more latino et locuntur li[n]guam quasi gallicam, scilicet quasi de Cipro. Inde venitur Damascum, ad montem Libani, in Ga[l]lileam, in Samariam, Nazareth, Iherusalem, ad sepulchrum domini Ihesu Christi.

 

 CHAPITRE SUR LE PARADIS.

 

Maintenant le Paradis est un endroit qui existe (vraiment) sur terre entouré par la mer océane, dans les régions orientales de l'autre côté de l'Inde Colombine et contre la montagne de Seyllan. C'est l'endroit le plus élevé sur la face de la terre, atteignant, comme Jean Scot l’a prouvé, le globe de la lune ; un endroit loin de tout conflit, délectable par la douceur et la luminosité de l'atmosphère, et au milieu duquel jaillit du sol une fontaine, déversant ses eaux pour irriguer, selon la saison, le Paradis et tous les arbres qui y sont. Et là poussent tous les arbres produisant les meilleurs fruits ; c’est un émerveillement de les regarder, parfumés et délicieux pour la nourriture de l'homme. Maintenant cette fontaine descend de la montagne et tombe dans un lac, appelé Euphirattes[1] par les philosophes. Ici, elle passe sous un autre cours d’eau qui est trouble, et ressort de l'autre côté, où elle se divise en quatre rivières qui passent par Seyllan, et dont voici les noms.

Gyon est celle qui entoure la terre d'Éthiopie, où sont maintenant les Noirs, appelée la Terre du Prêtre Jean. On croit effectivement que c'est le Nil, qui descend en Egypte par une brèche faite à l'endroit appelé Abasty.[2] Les chrétiens de l'apôtre saint Matthieu sont là, et le Soldan paie un tribut à cause de la rivière, parce qu'ils ont en leur pouvoir de couper l'eau, auquel cas l'Egypte périrait.[3] On appelle la deuxième rivière Phison et elle passe par l'Inde en contournant toute la terre d'Evilach et on dit qu’elle descend dans Cathay, où, par un changement de nom, on l'appelle Caromoran, c'est-à-dire l'Eau Noire et on trouve là le bedellium[4] et la pierre d'onyx. Je crois que c'est le plus grand fleuve d'eau douce du monde et je l'ai traversé moi-même. Et il a sur ses rives des villes très grandes et très nobles, riches surtout en or. D’excellents artisans habitent sur cette rivière, occupant des maisons en bois, surtout les tisserands de brocarts de soie et d'or, en telle quantité (je peux témoigner les avoir vus), qu’à mon opinion il n'en existe pas tant dans toute l'Italie. Et ils ont sur les rivages du fleuve une abondance de soie, plus effectivement que tout ce que le reste du monde rassemble. Et ils vivent sur leurs maisons flottantes avec toutes leurs familles comme s'ils étaient sur terre. Cela je l'ai vu. De l'autre côté de Caffa le fleuve se perd dans les sables, mais il resurgit à nouveau et forme la mer que l'on appelle Bacuc, au-delà de Thana.

La troisième rivière s’appelle Tygris. Elle passe contre la terre des Assyriens, et approche de Ninive, cette grande cité à trois jours de voyage, où Jonas fut envoyé pour prêcher ; et son sépulcre est là. J’y suis allé aussi, et me suis arrêté une quinzaine dans les villes voisines construites sur les ruines de la cité. Il y a là des fruits énormes, en particulier des grenades d’une taille et d’une douceur merveilleuse, comme tous les autres fruits que nous avons en Italie. Et de l'autre côté [de la rivière] se trouve une cité bâtie sur les ruines de Ninive, appelée Monsol.[5]

Entre cette rivière et la quatrième, il y a une longue étendue de pays portant ces noms, à savoir, la Mésopotamie, c'est-à-dire la terre entre les eaux; l’Assyrie, la terre d'Abraham et de Job, où est aussi la ville du roi Abgar, à qui le Christ envoya une lettre écrite de sa propre main, autrefois ville chrétienne des plus splendides, mais maintenant aux mains des Sarrasins. Là aussi j'ai passé quatre jours sans aucune crainte.

Nous arrivons enfin au quatrième fleuve, du nom d'Euphrate, qui sépare la Syrie, l'Assyrie et la Mésopotamie de la Terre Sainte. Quand nous l’avons traversé, nous étions en Terre Sainte. Dans cette région se trouvent de très grandes villes, en particulier Alep, dans laquelle il y a de nombreux chrétiens qui s'habillent à la mode latine, et parlent une langue très proche du français ; en tout cas, comme le français de Chypre.[6] De là, on va à Damas, au Mont Liban, en Galilée, à Samarie, Nazareth, Jérusalem, et au Sépulcre de Notre Seigneur Jésus-Christ.


 
 

[1] Latin « Enphitrites. »

[2] Selon le traducteur anglais ce mot serait en fait Abasci, mentionné chez Marco Polo. Le prêtre Jean n’est pas encore mort au XIVe siècle !

[3] Ce tribut est également mentionné par l’Arioste et Jordan Catala de Sévérac dans ses Mirabilia descripta. Cf. C. Gadrat, Une image de l'Orient au XIVe siècle, 2000.

[4] Plante médicinale permettant de contrôler l’obésité et le cholestérol ; appelée guggul en Inde.

[5] Mossoul.

[6] Chypre, que dirigeaient à cette époque les Lusignans.