Jean Catholicos

PATRIARCHE D'ARMÉNIE JEAN VI, DIT JEAN CATHOLICOS.

 

HISTOIRE D'ARMENIE : chapitres CLXI à fin

chapitres CXXI à CLX - table des matières

Oeuvre numérisée par Marc Szwajcer

 

 

HISTOIRE D'ARMÉNIE.

CHAPITRE CLXI.

Le grand ischkhan d'Andsévatsi (Andsevatsik'h), Adom, homme d'une prudence consommée et du jugement le plus sain, mit promptement aussi tout en ordre dans sa principauté. Il se retira dans un fort situé sur le sommet des montagnes de ses états ! Il déposa dans les vallées profondes, dans les défilés, les objets précieux qu'il possédait, fit faire la garde sur les collines, et s'y retira avec une grande partie de ses troupes.

CHAPITRE CLXII.

Au bout de quelques jours l'osdigan Youssouf arriva sur la frontière du pays des Kurdes ; puis il continua sa marche, s'avança et vînt camper dans le pays d'Andsévatsi. Sa méchanceté n'y commit pour lors aucun ravage ; mais, laissant en arrière le poison du serpent, il. envoya des messagers auprès de l'ischkhan Adom pour lui demander le montant des tributs royaux, et exiger qu'il lui en fit don selon l'usage accoutumé. L'osdigan promettait qu'après l'avoir reçu, il s'en irait et s'éloignerait sans livrer le pays aux dégâts ni aux dévastations. Adom, tout en souscrivant sagement à cette proposition, ne parvint pas à se mettre à l'abri de la tyrannie et des plus grands maux. Pour se rendre favorable l'osdigan, il n'épargnait ni les trésors, ni les cadeaux les plus magnifiques. Il s'empressa de lui envoyer jusqu'à la dernière pièce de monnaie du tribut ; il le doubla même et y ajouta une grande quantité de présents. Et comme les demandes de Youssouf devinrent exorbitantes, il donna, en garantie-des sommes qui restaient à payer, des otages pris dans les familles nobles. Après que l'osdigan les eut reçus, il se mit en route, s'avança vers le mont Akani, dans la province d'Aghpag, et reconnut de là que tout le pays était entièrement dépourvu d'habitants. Mais ayant été informé avec beaucoup d'exactitude de l'état des affaires, et voyant qu'il ne pouvait s'avancer ni mettre à exécution l'odieux projet qu'il avait conçu contre le roi Gagig, il changea la couleur de son âme, qui était aussi noire que la face d'un Indien, et la remplaçant par une aimable blancheur de cœur, il expédia un message au roi pour faciliter et hâter le rétablissement de la paix. Comme il aimait beaucoup les richesses, et qu'il avait extrêmement besoin de secours d'-argent dans la position où il. se trouvait, il demandait qu'on lui envoyât le tribut royal de plusieurs années et beaucoup de présents particuliers ; à cette condition il offrait de couronner Gagig d'un diadème, et de lui donner, avec une grande puissance, le droit de souveraineté sur tous les Arméniens.

CHAPITRE CLXIIL

Le roi, connaissant la violence des intentions de Youssouf, et sachant que rien ne pouvait adoucir sa méchanceté, ou effacer de sa pensée les perfides projets qu'il méditait, comprit, avec une extrême sagacité, que cet osdigan conservait contre lui, au fond du cœur, une haine implacable. Il se trouvait ainsi dans une grande perplexité pour savoir s'il remettrait à Youssouf un tribut double ou triple et tous les trésors royaux, ou bien s'il prendrait des mesures pour le payer avec le tranchant du glaive, pour détruire ses ennemis, et pour obtenir une vengeance éclatante au prix de son propre sang. Mais, disait-il, le fruit des combats est la mort, et les embrassements de la mort précipitent dans les abîmes de l'enfer. Alors il fit apporter devant lui toutes ses richesses, et généralement celles de tous ses proches, des nobles, des paysans et de ceux qui ne l'étaient pas ; puis il rassembla de l'or, de l'argent, beaucoup de choses précieuses, et enfin des chevaux et des mulets pour porter ces présents considérables à l'osdigan. Celui-ci les reçut avec de grands remercîments, se remit aussitôt en route et marcha sur les provinces de Her et de Zaravant, vers la région de Rhodog (Rhouedik). S'étant ensuite dirigé vers la grande ville de Rheï (Rha), qui est en Perse, il envoya dans l'Arménie un osdigan nommé Nesr, que beaucoup de personnes appellent aussi Serpouk'h. Celui-ci y resta jusqu'à ce que les osdigans, les chefs et les gouverneurs eussent été placés dans le pays des Albaniens et dans l'Azerbaïdjan. Cette même année les nations rebelles dont nous avons déjà parlé plus haut trouvèrent un jour propice pour faire éclater leur vengeance ; elles s'emparèrent de tous les défilés des routes, et s'avancèrent dans le désert d'Agar, qu'on appelle à tort la terre d'Abraham. Les révoltés passèrent tout le monde au fil de l'épée ; on dit qu'ils tuèrent plus de trente mille personnes, les femmes de l'amirabied, et un grand nombre de gens distingués qui furent détruits sans miséricorde par leur fer impitoyable ; d'autres furent chargés de chaînes. Ces rebelles enlevèrent beaucoup d'objets précieux, de trésors en or et en argent ; après quoi chacun d'eux s'en retourna dans son pays.

CHAPITRE CLXIV.

Quelque temps avant ce que nous venons de raconter, un des principaux esclaves de Youssouf, nommé Serpouk'h, qui fut ensuite jeté en prison par l’osdigan, s'était enrichi dans la direction des affaires politiques que ce dernier lui avait confiées. Après lui avoir ôté sa place, Youssouf le fit venir auprès de lui dans la ville d'Ardavel, où il se trouvait depuis quelque temps, pour le faire mourir et pour s'emparer de ses trésors, de ses richesses et de ses biens.

CHAPITRE CLXV.

Cependant Nesr, qu'on nommait ordinairement Serpouk'h et que Youssouf avait envoyé avec le titre d'osdigan dans l'Arménie, se mit en marche, s'avança vers la ville de Nakhidchévan, y entra et y resta quelques jours, parce que sa femme se trouvait en cet endroit : là il employa les moyens les plus propres à propager la religion des infidèles. Papgen, le plus jeune frère de Sempad, ischkhan de Sisagan, se rendit promptement auprès de lui. C'était un inconstant, qui livrait son imagination à toutes les chimères des songes ; il s'était mis dans l'esprit qu'on voulait le prendre pour le faire mourir, pour lui enlever son héritage paternel, dont son frère Isaac (Sahak) était le seul chef ; ce qu'il regardait comme une injustice. Nesr ouvrit aussitôt les portes de l'espérance, et adroitement, avec peu de paroles, il lui promit de le remettre en possession de son héritage. Il ne négligeait rien, en même temps, pour attirer auprès de lui son frère Isaac, afin de pouvoir tromper chacun d'eux et les retenir prisonniers. Nesr appela aussi à Nakhidchévan Isaac (Sahak), seigneur de Siounie, en lui faisant entendre des paroles de joie et de bienveillance. Celui-ci, extrêmement soumis, regarda cette invitation comme un ordre royal, se mit en route et se rendit promptement auprès de Nesr avec beaucoup de présents. Frappé de léthargie dans tous ses sens, il fit un pacte avec les enfers, sans consulter la sagesse qui était dans son cœur, sans faire usage de son esprit et sans considérer le résultat de cette action. Nesr les ayant avec adresse trompés tous les trois et attirés auprès de lui, se disposa à les amener malgré eux, chargés de fers, dans la métropole Tovin. C'était, leur disait-il, pour qu'ils fussent dans un endroit sûr et qu'on pût leur procurer plus facilement ce qui était nécessaire à chacun d'eux.

CHAPITRE CLXVI.

Après cette perfidie et cette fraude, Nesr se mit en route et s'avança vers la métropole. Quand il fut près du grand bourg de K'haroundch, les chefs, les hommes les plus distingués, les premiers d'entre les habitants de la ville de Tovin vinrent au-devant de lui. Lorsqu'il les vit, il songea au moyen de s'emparer d'eux ; il continua sa marche et arriva sans accident près de Tovin, ayant dissimulé jusque-là le méchant dessein qu'il cachait dans son âme. Mais alors il déclara qu'ils étaient tous prisonniers, les fit charger de chaînes de fer, et de cette façon retint plus de quarante personnes captives. C'était vers le soir ; il se tint caché en silence, et lorsque la lumière disparut pour faire place à la nuit, il fit enlever et attacher sur des chameaux et des mulets ses prisonniers, et il entra dans la ville de Tovin. Il menait avec lui Isaac (Sahak), seigneur de Siounie, et son frère Papgen.

CHAPITRE CLXVII.

A peine fut-il entré dans cette ville qu'il fit mettre en prison, chargés de fers, les chrétiens : ensuite Isaac et Papgen furent pris ensemble et conduits attachés avec des cordes ; puis on les chargea de chaînes et de liens de fer, et on les jeta dans une prison. C’est ainsi que l'air mortel qui venait du côté du midi tentait de séduire leur âme en les tourmentant par les fers, par la prison et par la crainte d'une cruelle mort.

CHAPITRE CLXVIII.

Ces horribles bouleversements et la lie amère que buvaient nos maîtres s'étant approchés de moi et des fidèles, les infidèles se répandirent partout ; les déluges de feu, produits par les orages de la méchanceté des Arabes, causèrent beaucoup de chagrins et de maux. Tétais tourmenté par un sentiment de compassion qui m'est propre et naturel. Un grand nombre de fidèles criaient autour de moi ; ils s'enfuirent promptement et, à cause de leur effroi, ils allèrent loin de cette vallée des tourments. Les clercs de l'église, qui étaient auprès de moi, saisis d'une extrême terreur, vinrent devant la porte de ma maison ; ils me prièrent de me réfugier le plus loin possible, de ne point prendre de colère, de me rappeler l'ordre du seigneur, de fuir de ville en ville et de ne point résister au méchant. Quant à moi, malgré le danger évident, je ne songeais pas à m'éloigner de la mort par la fuite ; mais mon esprit était en proie à la douleur que me causait l’erreur insensée des infidèles. Ils me donnaient à penser que peut-être ils cachaient leurs filets pour dissimuler plus facilement leur perfidie, pour faire apostasier les enfants de l'église, ou bien pour leur inculquer les désastreuses doctrines de l'impie Mahomet, et pour effacer enfin les excellentes instructions qu'ils ont reçues de nous. Comme l'esprit des infidèles est aveuglé, nous implorons avec sincérité les grâces de Dieu, afin qu'il daigne nous accorder sa miséricorde, qu'il éloigne les ténèbres de la nuit pour faire briller la lumière de l'aurore, et qu'il réveille subitement notre zèle, attendu qua nous sommes tombés de nouveau dans une nuit sombre. Tous ceux qui ont été avec nous sont plongés dans l'étonnement, parce que nous avons vu que le soleil de l'aurore de la justice est couvert de ténèbres, tandis qu'on était persuadé que ce n'était pas le temps de l'obscurcissement du soleil. Nous pensâmes que c’était là un signe certain d'avertissement que le seigneur Dieu nous montrait. Cependant on supportait les maux avec des sentiments de fraternité ; ce qui empêchait chacun de s'éloigner pour fuir les chagrins et les afflictions. Pour moi j'étais dans le doute, quoique je ne fusse ni souillé des débordements des pécheurs, ni retenu captif, comme eux, par les liens du péché. Alors je me hâtai de m'en aller bien loin, et de me séparer d'eux avant que le mal n'arrivât à son comble. Je me fondais dans cette démarche sur le prophète Elie et sur Pierre (Bedros), le chef des apôtres. Etant donc sorti du monastère, qui avait été brûlé, je me rendis (avec les clercs) dans l'endroit où séjourna saint Isaac (Sahak) et qui est situé dans une gorge du mont Gegh. Nous allâmes ensuite tout droit dans une petite vallée qui est en face, et où des bêtes féroces avaient leur repaire. De là nous passâmes dans un désert habité par des religieux solitaires, dans l'île de Sevan ; ces religieux n'ont aucuns biens, au milieu de beaucoup de possessions qui sont abandonnées aux animaux et aux bêtes féroces, et ils ne s'occupent d'aucun autre soin que du salut de leurs âmes. Nous fûmes tous reçus dans cet endroit avec douceur, avec fraternité ; et, conduits par la bénédiction de Dieu, nous y restâmes quatre jours, en nous livrant à l’espoir d'un meilleur avenir. Mais ensuite nos esprits se trouvèrent aussi flottants qu'une barque qui s'élève à chaque instant sur les flots. Le cœur de chacun de nous était agité comme un champ d'orge que le vent met en mouvement. Nous semblions être cachés entièrement pour reparaître ensuite au-dessus d'un abîme profond. Nous retournâmes de nouveau sur nos pas et nous allâmes, d'un autre côté, vers les chefs de la sainte église. C'est contre notre désir, nous disaient-ils, que nous laissons ces biens sans en prendre soin, et que ces possessions sont envahies par des bêtes féroces ; c'est de notre plein gré que nous offrons ce présent à l'arabe Nesr. Peut-être est-il conforme aux désirs de Dieu que nous obéissions aux volontés de cet infidèle, pour que notre mère Sion ne soit pas tout à fait sans postérité issue des enfants de son lit. C'est pourquoi nous restons dans notre lieu saint, et nous bénissons le nom de notre Seigneur. Ce conseil amical fut entendu de tous ceux qui étaient témoins oculaires. Après cela nous continuâmes notre route et nous marchâmes jusqu'à un lieu de résidence où je possédais un petit fort nommé Piourakan, que j'avais acquis à prix d'argent et embelli par diverses constructions. J'y avais fondé une église dont les magnifiques voûtes étaient en pierres d'une grande dimension ; elle avait été décorée par la main d'un peintre. J'avais fait aussi construire là un monastère que des solitaires habitaient.

CHAPITRE CLXIX.

Lorsque nous fûmes parvenus dans cet endroit, j'envoyai un message à Nesr ; je lui écrivis que effrayé de tout ce qui se faisait auprès de lui et de ce qui était fait par d'autres, tourmenté par la crainte de la prison, des fers et d'une mort horrible, et livré enfin à des inquiétudes et à des terreurs qui-se renouvelaient sans cesse, j'allais m'éloigner ; mais que, s'il s'engageait envers moi par un serment redoutable, mes esprits se tranquilliseraient ; que je resterais à la porte de l'église, dans ma maison, et que je bénirais Dieu dans sa sainteté. Alors, ajoutais-je, je serai complètement rassuré, et sans retard je me hâterai de vous envoyer les présents que l'on vous doit comme un tribut. Quand Nesr eut lu cette lettre, il s'empressa de me répondre et de me faire un serment, dont les termes étaient pris dans l'aveugle religion des Arabes ; (je dus m'en contenter ;) car il faut toujours avoir confiance à ce que promettent ces infidèles avec la garantie de leur croyance. Mon esprit étant ainsi libre de beaucoup de craintes, je m'occupai des combats extérieurs et des terreurs intérieures, ainsi que de tous les maux qui étaient dans le corps et de ceux qui se manifestaient à l'extérieur. Je portai mon attention sur ce qui pouvait être bon et utile, et je me hâtai de me fixer dans notre lieu saint, selon la volonté de Dieu.

CHAPITRE CLXX.

Un certain homme qui avait vieilli dans les jours de la méchanceté et qui était un des juges institués en vertu de l'injuste loi de Mahomet, avait conçu une violente haine contre le christianisme et faisait tous ses efforts pour anéantir notre religion, et fortifier la foi des infidèles. En conséquence il travaillait à mettre dans l'esprit de Nesr une haine non moins violente ; et dans son cœur une aussi implacable inimitié. Il ne convient point, disait-il, il n'est pas digne de toi de faire une paix sacrée avec ces chrétiens détestables. Il faut détruire la religion et la croyante de ces hommes, qui font toujours des imprécations contre les docteurs de notre loi ; et qui appellent les disciples de Mahomet chiens et loups arabes. Pourquoi faire ainsi avec eux un accord et une alliance ? Si tu brûles du feu de ta foi, pourquoi souffrir que leur croyance ait tint d'avantage ? Si tu possèdes les présents de la connaissance, si ton âme désire vivement les recevoir au décuple écoute ce que je vais te dire : envoie beaucoup de troupes ; tu prendras d'abord le monastère, ainsi que le fort, et tu les brûleras parce qu'ils renferment des trésors, beaucoup de choses précieuses et de magnifiques ornements d'église qui appartiennent au patriarche des infidèles. Ensuite, toi-même avance pour combattre avec la multitude innombrable de tes légions ; hâte-toi de te mettre en marche à la demande du chef impie des chrétiens, prends-le, charge-le de chaînes et amène-le avec toi ; emporte ses biens, ses richesses et tout le butin que tu auras fait ; emporte aussi le butin considérable qui aura été ramassé par tes troupes. Que l'abondance du sang des hommes qui seront tués retombe sur la tête des chrétiens à cause de leur imprudence ! Ainsi pariait cet homme et tous ceux qui accompagnaient Nesr à la guerre lui donnaient les mêmes conseils. Ce dernier était tel qu'une méchante bête féroce qui se réveille pour détruire. Il se préparait à rendre méprisables Les mesura de l'idolâtrie, Il fit promptement partir beaucoup de cavalerie et des légions d'hommes de pied pour le monastère des religieux, qui s'étaient retirée dans une caverne située au nord-est du grand bourg de Garhni. Ces troupes arrivèrent inopinément à leur destination ; elles pénétrèrent dans cette caverne, prirent de force tous les solitaires qui s'y trouvaient, leur donnèrent beaucoup de coups et leur firent souffrir des tourments, pour parvenir à découvrir les trésors qui étaient cachés dans cet endroit et confiés à la garde de ces religieux, La cruauté des soldats fut poussée si loin, que ceux d'entre les solitaires qui en éprouvèrent les effets, durent, non tout de suite, mais après avoir enduré quelque temps les plus vives souffrances, recommander leur âme à Jésus-Christ avec l'heureuse espérance qu'en mourant ils seraient placés au nombre des amis de Dieu, et qu'après leur mort la sainte église de Jésus-Christ brillerait d'un nouvel éclat, ainsi que les saints testaments évangéliques, prophétiques et apostoliques. Tous les biens furent pillés ; on enleva une quantité immense de bêtes de somme, et les Persans ajoutant encore à l'énormité de leur péché, brûlèrent et dévastèrent les superbes et magnifiques bâtiments où habitaient les vierges, après quoi ils s'éloignèrent. Quand ils furent devant Nesr, et qu'ils lui racontèrent les choses qu'ils avaient faites, tous ceux qui étaient portés à faire le bien changèrent, par esprit d'inconstance, et adoptèrent une autre manière de voir. En conséquence, ils se préparèrent promptement à trouver la vie ou la mort sur le champ de bataille. On disposa pour combattre une grande quantité de troupes ; puis on s'avança secrètement vers le fort de Piourakan. Quand les infidèles y furent entrés, ils me chargèrent de fers, ainsi que les clercs qui étaient avec moi ; et emportant le butin qu'ils y firent, ils nous emmenèrent prisonniers avec ceux des soldats du fort qu'ils n'avaient point passés au fil de l’épée.

CHAPITRE CLXXI.

Je me trouvai enveloppé de tous les côtés par le nuage de l'impiété ; mais reconnaissant tout d'abord les inconvénients d'une telle situation, je suivis une première inspiration pour parvenir à renverser ce qui était mal et pour remplir l'ordre du Seigneur. Nous prîmes immédiatement la fuite ; et quand nous eûmes échappé à nos persécuteurs, nous allâmes au palais des rois à Pagaran, auprès du roi Aschod. Nous étions comme les enfants de la sainte mère Sion, qui sont submergés ou dispersés par l'ouragan du midi et par la perfidie des infidèles. Au reste, le saint évêque de notre cour, Isaac (Sahak), à cause de ses infirmités et de sa faiblesse de corps, était resté dans le fort de Piourakan avec deux autres prêtres, les employés de l'église et les religieux solitaires. Leur exemple fut suivi par beaucoup d'autres personnes, soit parce que celles-ci n'auraient pu faire route assez vite ou qu'il nous avait été impossible de les amener avec nous, soit, s'il faut le dire, parce qu'elles s'offrirent à Dieu par leurs paroles, ce que le Seigneur avait prévu dans sa prescience. C'est pour cela qu'il rendait prochain pour ces fidèles le jour d'un combat honorable, qui devait être suivi de la victoire et leur mériter la couronne de la béatitude, ainsi que nous venons de le dire, en peu de mots, dans notre récit.

CHAPITRE CLXXII.

Je croyais fermement que l’armée des Arabes nous lançait en secret des flèches, et il n'était pas difficile de le reconnaître. Bientôt au reste les infidèles ne cachèrent plus les perfidies qu'ils employaient pour me tromper ; bientôt ils agirent ouvertement. Ils rassemblèrent une grande quantité de troupes, qui s'armèrent et se préparèrent à combattre. Ces guerriers répandirent le poison de la méchanceté sur les fidèles de Jésus-Christ.

CHAPITRE CLXXIII.

Cependant les habitants de Piourakan connaissant l'esprit incorrigible des infidèles, et se voyant enfermés par la force, comme dans une prison, ce à quoi il n'y avait pas de remède, beaucoup de femmes et d'enfants en bas âge se sauvèrent par la fuite. Un grand nombre de vieillards et de pauvres, qui n'avaient pas le pouvoir ou le moyen de se tenir cachés dans un lieu de refuge, si je ne me trompe sur ce point, se retirèrent dans leurs greniers, dont ils fermèrent les portes aux infidèles. Ceux qui ayant eu peur, avaient pris la fuite et s'étaient cachés derrière de bonnes murailles, à cause de la neige de l'impiété, trouvèrent un asile par la protection du Dieu tout-puissant. Il y avait en dehors des portes de la forteresse quelques braves, qui relevaient des ischkhans, chefs de territoires, et qui s'étaient armés par l'infâme et perfide conseil des Arabes ; ils s'avancèrent d'où ils étaient et entrèrent dans le fort pour soutenir les fidèles, en combattant jusqu'à ce qu'ils trouvassent la mort. Alors unanimement chaque homme disait à son compagnon : Suivons sans crainte nos chefs, exposons avec courage ce qui nous reste de temps à vivre. Aujourd'hui agissons bien et soyons de vaillants guerriers de Jésus-Christ et de son peuple fidèle. Enfin ils préféraient la mort à la vie, et ils désiraient avec beaucoup d'ardeur d'en venir aux mains et de combattre.

CHAPITRE CLXXIV.

Bientôt l'armée des Arabes, telle qu'un nuage d'une extrême épaisseur, fondit sur le fort avec impétuosité, C'était la terrible commotion de l'impiété et la coupable erreur de l'infidélité : tous les efforts se dirigeaient contre la porte de la forteresse. La place fut enveloppée par des corps de troupes de pied ; les ailes étaient gardées par des troupes à cheval, et au milieu étaient les guerriers d'élite. Ces Arabes étaient vaillants et se précipitèrent à l'attaque comme des bêtes féroces. Les assiégés reconnurent qu'une horrible mort était imminente pour eux, et se virent contraints, par la tyrannie de la nécessité, à chercher des moyens de salut. Les hommes et les guerriers furent forcés de sortir de la forteresse en passant, les uns après les autres, par dessus les murailles. Ce jour-là ils sortirent ainsi en petit nombre, jusqu'à ce que la nuit s'approchât et que le jour disparût. Le lendemain, au lever de l'aurore, lorsqu'il y avait encore de l'obscurité, tous les guerriers du fort vinrent auprès de la porte du saint sanctuaire ; ils demandèrent au saint évêque de leur donner, pour laver leurs péchés, le corps et le sang du Seigneur. Par le mouvement angélique de ses lèvres, par son langage digue de louange, par la vérité de son discours, il parut bien plus instruit que nous, dont il était le disciple. Tout le clergé du diocèse était là avec la troupe des guerriers et avec les habitants de la contrée ; ils étaient rassemblés pour le saint sacrifice, demandant à Dieu que leurs âmes retournassent au ciel sans aucun regret, et que les fidèles en Jésus-Christ s'affermissent dans la foi. Que vos cœurs, leur disait le saint évêque, ne s'éloignent pas de la concorde à cause de la guerre qui vous environne ! La concorde réside en Jésus-Christ. Que vos pieds ne soient pas fortement fixés dans l'édifice du péché, comme s'il était éternel ! Après cela, notre Seigneur lui-même vous sera favorable par son corps et par son sang ; vous l'avez reçu, et il vous jugera pour vos fautes et vos doctrines, parce que son corps est l’église dans laquelle vous êtes. Il vous donnera la chasteté pour vaincre ce nuage de méchanceté qui couvre tout le pays et qui s'épaissit autour de vous. Ne négligez pas le vêtement de lumière dont Jésus-Christ a revêtu la nudité de notre premier père. Que vos âmes ne se révoltent pas contre Jésus-Christ, qui est le sceau et le cachet de la sainte croyance ! Ce discours, tel qu'un feu brûlant, embrasa leurs âmes ; toutes les langues s'agitèrent pour bénir le Dieu de l'univers, et s'étant tous étroitement réunis, ils firent des prières sans interruption. Après quoi ils offrirent un sacrifice redoutable à Jésus-Christ ; puis, avec les cérémonies d'usage, ils consacrèrent au Sauveur des hommes, tous les hommes, les femmes, les vieillards, les enfants, et enfin les personnes de tout âge, selon un prix convenu.

CHAPITRE CLXXV.

Les chants de triomphe, le tumulte et les cris de guerre des troupes arabes étaient des plus violents ; leurs voix, leurs clameurs, le bruit de leurs armes et de leurs boucliers, retentissaient sur toute la surface de la terre, tellement qu'ils furent entendus des habitants de la province de Nakövsön. Les guerriers du fort s'étaient tous postés au sommet de leurs murailles, et imploraient la protection de Dieu, pour obtenir qu'il les protégeât dans leur lutte avec les persécuteurs et qu'il ne les laissât pas tomber dans la dure et cruelle erreur des infidèles. Alors on commença le combat de haut en bas ; on répandit le sang d'un grand nombre d'ennemis, et beaucoup d'entre ceux-ci furent précipitée du haut des murailles. Le saint évêque et tout son clergé étaient occupés sans relâche à employer auprès du Seigneur des prières et des intercessions pour que son pur troupeau ne fut pas abandonné à des bêtes féroces et sanguinaires, qui voulaient le déchirer parce que Dieu l'a choisi et parce qu'il est son peuple particulier, distingué par son corps et son nom. Ils suppliaient le Seigneur de donnera tous les guerriers la plus grande vaillance et la victoire, demandant qu'ils ne fussent point retenus dans les liens du péché charnel, ni assiégés par la crainte d'une mort prompte ; mais qu'ils fussent purifiés par la chasteté de l'esprit, et qu'ils obtinssent d'être délivrés des souffrances qu'ils éprouvaient pour Jésus-Christ, en leur qualité de fidèles serviteurs de Dieu.

CHAPITRE CLXXVI.

Le diacre Théodore (Théötörö), qui était chef du bâtiment de cette église et vaillant guerrier, ne cessait de donner des conseils aux défenseurs de la forteresse. Guerriers qui êtes malades, leur disait-il, ne soyez point animés par la crainte de la mort que les maladies peuvent vous causer, mais par l'espérance de la guérison ; ne vous hâtez pas de vous guérir de cette maladie qui nous tourmente ; la mort n'est que pour le corps, tandis que l'esprit se fortifie et se sanctifie par le combat qu'il livre pour la foi de Jésus-Christ, et qui doit lui faire saisir l'espoir d'obtenir pour récompense la vie éternelle.

CHAPITRE CLXXVII.

Il adressa à tous en général d'excellents conseils. Ils fortifièrent leur âme par tout ce qui peut convenir au corps, puis ils combattirent vaillamment pour défendre le troupeau de Jésus-Christ, dans l'espoir de donner à leur postérité l'admirable relief de la béatification, et ils déployèrent le plus grand courage, animés qu'ils étaient de l'esprit du Seigneur. Cependant les ennemis, dont les idées étaient absorbées dans les ténèbres et dans l'obscurité des vengeances, combattirent sept jours sans obtenir aucune supériorité dans les combats ; ils ne purent même arriver jusqu'au pied de l'enceinte de la forteresse. Mais ensuite, un corps de troupes de la garnison ayant entrevu la possibilité d'une espérance de vie et de salut, renia la foi et résolut aussitôt de livrer la place aux infidèles et insolents Arabes. Ceux-ci étaient occupés à prendre leur repas quand ils reçurent cette nouvelle ; elle agita leurs esprits, et ils donnèrent immédiatement un assaut : ils lancèrent des pierres, et enfin quelques-uns des leurs, étant parvenus à monter sur les murailles, se répandirent dans le fort. Ils cachèrent d'abord leur dessein ; mais ensuite ils manifestèrent leur férocité contre les guerriers de la garnison, voulurent, par des violences, les contraindre à apostasier, et les traitèrent de la manière la plus cruelle. Ils commencèrent à les donner tous impitoyablement pour pâture à l'épée ; le sang des fidèles coula bientôt par torrents de tous côtés ; la terre et les murs en furent couverts. Les cadavres s'élevèrent en monceaux immenses, car on les mettait en pile les uns sur les autres.

CHAPITRE CLXXVIII.

Quand le saint évêque, les autres personnes attachées à l'église et tous les chefs connurent cette catastrophe, ils se livrèrent aux gémissements et versèrent d'abondantes larmes ; ils adressèrent leur prière à Dieu, pour qu'il n'éloignât pas d'eux sa miséricorde. Leur conduite admirable fut celle d'hommes supérieurs ressemblant à des saints. Cependant les infidèles, tels que des bourreaux, s'étant avancés dans le saint lieu, s'efforcèrent de jeter la terreur parmi les fidèles : pour les décider à prendre la fuite, ils agitaient leurs glaives, faisaient retentir leurs boucliers, grinçaient des dents et enfin défiguraient leurs visages par des contorsions. Ceux-ci ne furent pas effrayés ; leurs cœurs ne furent point induits en erreur par la terreur ni par la crainte, attendu que la protection du Seigneur les environnait et les fortifiait. Ensuite, tous ensemble, on les fit sortir du sanctuaire, et on les dépouilla de leur petit vêtement pour les livrer à la mort ; leurs yeux et leurs cœurs se couvrirent d'ombres et de nuages quand on les amena devant les infidèles. D'abord le saint évêque fut jeté à terre par les satellites ennemis, avec célérité, comme un arbre est promptement renversé par la hache ; après cela on lui trancha la tête avec le glaive. Les saints prêtres, les religieux solitaires, les chantres, comme des brebis, furent offerts en sacrifice par le boucher, et ce fut certainement un holocauste bien doux pour Jésus-Christ. On coupa la tête à chacun d'eux. Ils étaient revêtus d'une armure complète, d'une cuirasse pour la vérité de la foi ; ils trouvèrent un vêtement convenable de gloire et de lumière, et ils obtinrent l'honneur d'une couronne impérissable.

CHAPITRE CLXXIX.

Le diacre Théodore n'était pas avec eux au moment de leur destruction, parce qu'auparavant, blessé par les flèches des ennemis, il avait été jeté aux morts et enterré. Malgré cela, les méchants ennemis demandèrent son corps pour lui couper la tête. Mais Théodore ne pouvait plus ressentir des douleurs ni endurer de mauvais traitements, lui qui, depuis l'âge de l'enfance, avait désiré avec ardeur de les supporter et de les voir amassés sur lui. Il eut aussi la tête tranchée, et la mort ayant imprimé son sceau sur le fidèle ami de la vérité et de la foi, il s'éleva jusqu'au Fils de Dieu. Après cela on tint conseil sur ce qu'il fallait faire à l'égard des guerriers du fort, et on résolut de les emmener dans un endroit d'un accès très difficile, pour les livrer au fer des Arabes, comme des brebis destinées au boucher ; mais ce ne fut point pour les infidèles une pâture capable de les rassasier. Ils coupèrent les têtes de leurs victimes, et les envoyèrent à l'osdigan, comme une marque éclatante de leur courage et de la gloire qu'ils avaient acquise. Tous les chrétiens, à l'heure de la mort, disaient :

CHAPITRE CLXXX.

Seigneur Dieu, maître de l'univers, extrêmement clément et infiniment prévoyant, nous chantons tes louanges ! Toi qui donnes la patience et le sang-froid qui sont nécessaires dans les combats, ne nous oublie pas, ne nous prive point de ta sainte promesse, pour que notre cœur ne s'affaiblisse pas ; rends-nous dignes de parvenir dans la sainte demeure, vers la lumière ! Daigne permettre que nous soyons tous réunis dans la paix ; que ton fils protège ceux d'entre nous qui seraient tués ; et que, par nos bonnes actions, nous soyons trouvés dignes d'être bien traités !

CHAPITRE CLXXXI.

Parmi les habitants du fort il y avait des infidèles qui étaient occupés aux travaux du labourage, et qui nous payaient tribut. Lorsqu'ils virent la conduite des Arabes, ils se rassemblèrent dans une plaine, et élevant la voix vers nos ennemis, ils dirent dans leur langue : Nous sommes du même peuple que vous, nous appartenons à l'apôtre Mohamet. Quand les Arabes entendirent ces mots, ils détournèrent leur épée et ne maltraitèrent aucun des suppliants. Ceux-ci engageaient, par des paroles affectueuses, chacun des fidèles à venir se joindre à eux pour se sauver de l'horrible crainte de la mort. Mais les chrétiens s'éloignaient en disant : Notre vie est Jésus-Christ, et il nous est profitable de mourir. Ainsi aucun d'eux, par amour pour Jésus-Christ, ne put hésiter à se livrer à la soif de l’épée qui respire la mort. Non seulement dans un seul jour, mais encore au même instant, tous ensemble ils accomplirent leur sacrifice, et s'offrirent à Jésus-Christ comme un holocauste qui répand des odeurs très douces.

CHAPITRE CLXXXII.

Le saint évêque Isaac (Sahak), qui a laissé dans le pays la renommée de son courage, fut honoré de la couronne chrétienne, ainsi que les saints prêtres qui étaient fixés auprès de lui, savoir : Môsès, qui avait fait vœu de virginité ; un autre Môsès, du nombre de ceux qui sont mariés ; les frères de ce Môsès, prêtre marié ; David, voué à l'état monastique, et Serge (Sargis), laïque. Isaac (Sahak), qui depuis son enfance était aveugle, homme d'un savoir accompli, orné de toutes les vertus et des plus belles qualités, fut aussi conduit au sacrifice comme une brebis, et éclairé par l'immortelle lumière qu'il est si difficile d'apercevoir. Il en fut absolument de même pour le vénérable homme de Dieu, Salomon (Soghomon), qui était venu du Sedjestan (Sakasdan) pour habiter parmi nous. Il était distingué par la sainteté de ses mœurs et par l'éclat de ses vertus ; car, quoique son âme fût attachée à un corps, il était comme incorporel. On le décapita en même temps que les autres ; il fut couronné de la gloire divine et des rayons d'une lumière ineffable. Après ceux que je viens de nommer, ce fut le diacre Théodore, dont j'ai parlé plus haut, qui, dans le nombre des saints, l'emporta par sa piété, et les surpassa tous de huit degrés. Dans ce jour de douloureuse mémoire il y eut une très grande quantité de personnes de tuées, entre autres plus de deux cents laïques dont les noms sont inscrits dans le livre de vie. Il est probable qu'aucun des individus qui étaient dans le fort ne put s'échapper, à l'exception d'un petit nombre de gens qui, avant la moisson de l'épée, s'en étaient allés et avaient dû au travail de leurs mains la conservation de la vie. Un des enfants de l'église, un diacre nommé Görg, fut sauvé de la crainte d'une mort terrible, parce que c'était un bel homme et l'un des héritiers de l'église. On ne le maltraita pas à la chaleur du creuset de la méchanceté, dans l'espoir que l'on pourrait retirer quelque chose de ses biens ; et l'ennemi agit à son égard comme une sangsue qui aurait cherché à se gorger de son sang. Il n'opposa aucune résistance, et on lui laissa la vie ; ensuite il partit et se rendit auprès de nous. Nous raconterons l'un après l'autre, de la même manière que nous venons de le faire, les événements qui suivirent.

CHAPITRE CLXXXIII.

Tout ce qui se passa au fort de Piourakan était arrivé le 10 du mois d'ahki,[1] l’an 332 (883 de J. C.) de l'ère de Thorgoma. Ensuite l'armée arabe, humide de sang, rassembla en totalité, dans une plaine, le butin, le produit du pillage, les dépouilles qu'elle avait enlevées aux morts, et une grande quantité de bestiaux et de bêtes de somme. Les infidèles emmenèrent captifs les enfants et les femmes des hommes tués. Ils portaient en l'air, en signe de triomphe, les têtes des personnages distingués qu'ils avaient mutilés, et ils faisaient retentir l'air des cris de leur triomphe et de leurs chants, qui étaient honteux et insultants pour nous. C'est ainsi qu'emmenant de force tous ceux qui avaient été faits prisonniers, ils continuèrent leur marche. On n'entendait, parmi les chrétiens, que des cris et des plaintes lamentables, on ne voyait que des larmes, qui ne tarissaient pas ; une grande multitude de femmes et d'enfants poussait de violente gémissements. Le cœur de tous ceux qui se trouvaient témoins de cet affligeant spectacle était frappé des coups les plus rudes et les plus affreux, et la porte des larmes s'était tout à fait ouverte. Mais ceux dont les cœurs étaient profondément blessés parce qu'on avait versé à torrents le sang de leurs pères, de leurs frères, de leurs maris et de leurs enfants, qui avaient été offerts en victimes à Jésus-Christ, ceux-là fondaient leur espoir sur les forts et élevaient leurs bras vers le ciel, en suppliant le Seigneur de les délivrer des mains des infidèles et de l'horrible impiété, et en s’exprimant ainsi : Que les pieds des arrogants ne viennent point sur nous ! Que la main des pécheurs ne nous effraye pas ! Avec l'armée arabe il y avait deux hommes qui marchaient devant avec les prisonniers ; l'un conduisait la série militaire ; l'autre, la série civile, et ils étaient chargés de prononcer clairement les noms de chacun des captifs. Quand on fut arrivé devant l'impie osdigan, on lui présenta les prisonniers, les principaux chefs choisis par Dieu, les dépouilles et le butin, ce qui l'étonna beaucoup et lui causa une grande joie. Peu après il donna l'ordre d'éloigner de sa présence tous les captifs, de les mettre en liberté, et de les laisser aller où ils voudraient. Tout cela arriva ainsi parce que les prières des saints qui avaient reçu la mort rappelèrent au souvenir de Dieu les fidèles qui avaient survécu. Ce fut la miséricorde du Seigneur qui inspira à leurs ennemis le désir de les épargner, et qui fit entrer des sentiments d'humanité dans le cœur de tous ces persécuteurs. Il n'y eut qu'un très petit nombre de fidèles qui ne profitèrent pas de leur liberté : dix seulement restèrent cachés parmi les Arabes ; c'étaient tous des enfants. Par la suite je vins à bout de les racheter à prix d'argent, et je leur rendis la liberté, comme étant attachés aux ordres monastiques. Un jour, deux hommes du même nom, qui étaient avec les Arabes et qu'on avait emmenés à la suite des prisonniers pour porter des fardeaux, furent le sujet d'un ordre qui prescrivait de les mettre en jugement et de les conduire devant des juges, afin qu'ils fissent profession de la foi des infidèles, ou qu'ils périssent par l'épée. Lorsqu'on les eut entraînés de force et amenés devant les juges, on vit leurs yeux briller de la plus grande joie ; ils élevèrent leurs cœurs vers Dieu et dirent : Nous ne pouvons pas renoncer à la religion des chrétiens, à Jésus-Christ ni à sa divinité pour passer à l’impiété de Mahomet, qui ne croit pas en Dieu. Nous sommes préparés à mourir pour le nom de Jésus-Christ, et nous persisterons dans notre dessein. Quand on connut leur esprit indomptable, on les fit venir chacun dans une grande place, puis on les donna pour pâture à l'épée impitoyable. C'est ainsi que leur désir de la mort fut éprouvé, connu et apprécié dans un creuset brûlant, comme on éprouve l'argent. Ils s'élevèrent rapidement jusqu'au plus haut des cieux avec les chœurs des anges ; ils furent ornés de la couronne de lumière ; leur vie et leur âme furent dans la joie. Ainsi arriva la fin des saints, le 17 du mois d'ahki. Quant aux guerriers qui avaient livré le fort aux troupes des infidèles, on les amena à la suite des prisonniers, et on les conduisit devant l'osdigan pour qu'ils reçussent leur récompense et les dons qu'on avait promis de leur faire. On devait leur donner une somme annuelle en tahékans, comme gratification. Lorsqu'ils furent en présence de l'osdigan, et qu'ils espéraient recevoir les dons, les récompenses et les gratifications promises, celui-ci ordonna de les faire périr par l’épée. Es eurent ce qu'ils avaient mérité : l'espoir de conserver leur vie se trouva détruit par une mort horrible. Ce fut à leur égard que se vérifièrent les sages paroles des gens instruits, qui disent que ceux qui fondent leurs espérances sur les choses de cette vie meurent sans espérance.

CHAPITRE CLXXXIV.

Bientôt après il parvint à Nesr un ordre du grand osdigan Youssouf qui lui enjoignait de se mettre en marche et d'aller dans l’Azerbaïdjan, à cause d'un traître qui s'était révolté dans cette contrée. Nesr devait employer d'abord la douceur pour ramener à l'obéissance le rebelle, mais lui livrer bataille et le passer au fil de l'épée s'il résistait. Il laissa un de ses serviteurs les plus distingués, nommé Beschr, comme osdigan dans la ville de Tovin ; et, après lui avoir recommandé de tenir en prison et chargés de fers, jusqu'à son retour, les seigneurs de Sisagan, Isaac et Papgen, il se mit en route et marcha selon l’ordre de l'osdigan Youssouf. Aussitôt qu'il fut parti, Beschr rassembla une grande quantité de soldats et de troupes ; il sortit par la route de Geghamaschen, et se dirigea vers la province de Maghaz, en demandant vengeance du schahanschah, qui ne voulait pas se soumettre à la domination des Arabes. Ce prince se jeta alors dans in fort inattaquable de file de Sivan, et Beschr, qui était à la recherche du schahanschah, ne put parvenir jusque-là. Cet osdigan avait le dessein de s'emparer des provinces, d'emmener captifs le petit nombre d'hommes qui y restaient, de tout piller, de tout livrer en pâture à l'épée, afin que le pays entier se trouvât ruiné et dépeuplé d'habitants par les horribles dévastations des ennemis. Mais ce méchant et perfide projet ne réussit pas, attendu qu'un des favoris du schahanschah, nommé George (Georg), sortit du fort, protégea les provinces, et mit à l'abri des entreprises des Arabes tous les bâtiments qui restaient dans le pays. Beschr s'avança immédiatement pour le combattre ; mais George lui causa la plus grande terreur, quoiqu'il n'eût pas avec lui plus de vingt hommes, et que Beschr en eût mille. Il avait placé toute son espérance dans le Seigneur, et il dissipa les ennemis au moyen de la victoire qu'il remporta sur eux. Le courage et la vaillance imperturbable de son cœur se manifestèrent dans sa conduite brillante et héroïque. Il se jetait à cheval au milieu des Arabes, en renversait un grand nombre et forçait les autres à reculer. Quoiqu'il n'eût à sa disposition qu'un petit nombre de soldats, ils se précipitaient aussi l'épée à la main sur l'ennemi. L'esprit des Arabes était comme frappé de vertiges et d'une terreur subite, qui fut telle, qu'ils prirent soudainement la fuite devant lui. Dans cette déroute, leur raison, troublée par la plus honteuse terreur, était couverte d'un épais nuage : ils suivaient tous en masse le même chemin, livrant pour pâture à l'épée les prêtre innocents, les laboureurs, les paysans, les pasteurs, les voyageurs, les pauvres, et faisant enfin mourir de la mort des criminels ceux qui étaient innocents. Ils leur coupaient la tête, la prenaient avec eux et la portaient, en fuyant, dans la ville de Tovin ; pour s'en glorifier comme d'une marque de leur vaillance, du grand nombre de combats qu'ils avaient livrés et de leur victoire ; ils avaient en effet coupé la tête à plus de vingt innocents. Les infidèles restèrent quelques jours tranquilles après ce revers puis ils rassemblèrent beaucoup de soldats et formèrent un corps d'armée double du premier en cavalière et en guerriers de toute espèce. Ces troupes se mirent en marche et arrivèrent, par le rivage de la petite mer, devant le fort de l'île de Sevan, espérant que le schahanschah s'avancerait imprudemment, et qu'on pourrait par ruse se saisir de lui pour le faire mourir ou le retenir dans les fers. Quand le prince vit ces dispositions, il se dirigea vers les portes du fort fit préparer promptement onze navires, sur lesquels il monta avec soixante et dix nobles et leurs serviteurs, qui portaient des arcs préparés : c'étaient des hommes vaillants et tellement habiles à se servir de cette arme, qu'ils n'auraient pas manqué un cheveu. Le roi et ceux qui étaient montés avec lui sur les vaisseaux s'étant avancés dans l'intention de livrer un combat naval aux Arabes, se trouvèrent placés à merveille pour tirer de l'arc. Ils purent viser au milieu des ennemis, et tous les malheureux (qu'atteignirent leurs flèches) étaient étonnés. des blessures qu'ils recevaient. Une grande agitation, suivie d'un désordre complet, se manifesta au milieu de la multitude des infidèles, qui, enfin, prirent la fuite devant les chrétiens. Beschr, honteux de cet échec, voulut en tirer vengeance. Dans ce dessein il se mit en marche et alla droit au fort de K'heghai. Il espérait que par une attaque faite à l'improviste il pourrait facilement s'en emparer. Mais il fut obligé de renoncer à cet espoir, parce que George, dont nous avons déjà parlé à cause de son combat et de sa bravoure, monta très à propos sur les murailles du fort. Lorsqu'il vit tout le dégât que l'on faisait autour de K'heghai, vers les portes, il se revêtit de ses armes et prit ses ornements et sa lance acérée ; puis, accompagné de quelques hommes, il sortit du fort pour marcher à l'ennemi, et combattit seul, avec ce faible secours, contre toutes les troupes arabes. Dès le premier choc il tua le cheval de Beschr avec une très faible épée. Cet osdigan s'étant fait donner de force un autre cheval, sur lequel il monta, se hâta de prendre la fuite. George fut bien secondé par ses compagnons de guerre ; ils dispersèrent la multitude des ennemis et les obligèrent à fuir. Les Arabes, en général et en particulier, furent traités de la plus rude et de la plus violente façon par ce petit nombre de chrétiens ; aussi disaient-ils que ceux-ci étaient plus braves que David. Quand ils eurent éprouvé ce châtiment, ils retournèrent sur leurs pas, rentrèrent dans la ville de Tovin, et, par beaucoup de vexations, cherchèrent à tirer vengeance des habitants du fort.

CHAPITRE CLXXXV.

Vers ce temps je me rendis auprès de l'illustre rejeton des rois, Aschod ; je restai à sa cour depuis Tété jusqu'à l'automne, et je m'y occupai de diverses choses. Je reçus du roi de grandes marques d'amitié ; je fus l'objet des égards les plus prévenants, les plus gracieux, et il me fournit libéralement ce qui m'était nécessaire. Je pris ensuite congé d'Aschod, et j'allai auprès du roi des Arméniens, Gagig, d'après la demande qu'il m'en avait faite, parce que le palais des patriarches, les bourgs et les fermes étaient tous sous sa domination, et que, sans lui, nous aurions été comme des sauvages qui n'ont pas d'habitations. Il ne fallait pas qu'il en fit ainsi, à cause des besoins de l'église métropolitaine auxquels nous avions à satisfaire, et du service spirituel que nous avions à entretenir pour pouvoir ramener la nouvelle Sion de sa captivité ; car alors la stupeur et l'abattement le plus complet s'étaient emparés de l'esprit et des bras de tous les combattants.

CHAPITRE CLXXXVI.

Lorsque j'arrivai auprès du grand roi Gagig, ce prince, aussi bien que son frère, me-reçut et me traita avec la plus franche et la plus cordiale amitié, avec le langage de la foi la plus ferme, comme la plus illimitée en Dieu, et, enfin, avec les marques de déférence à mon égard les moins équivoques.

Sur ces entrefaites, il parvint au schahanschah Aschod et aux deux frères une lettre qui n'avait pas d'intitulé, et dans laquelle on employait de grandes menaces pour leur inspirer une vive crainte et les vaincre par la terreur. On se flattait, en agissant ainsi, qu'on ferait tomber K'heghai au pouvoir de l'osdigan, et que les habitants du fort se livreraient sans défiance à la mort et aux tourments. En effet, ceux-ci laissèrent malheureusement et sans raison la crainte s'emparer de leur âme ; tout le monde s'en alla, et bientôt Kheghai se trouva évacué. Les soldats et les guerriers arabes s'avancèrent et firent tout ce qui était conforme au désir de leur âme. L'osdigan, après l'espace d'un jour, pensant que le fort avait été abandonné pan la garnison s'en approcha, le prit le plaça sous sa domination sans aucune peine, et gouverna en son propre nom les bourgs, les villages et les territoires des environs.

CHAPITRE CLXXXVII.[2]

Je ne puis prévoir ce qui désormais arrivera. Nous sommes, comme, une moisson qu'auraient faite de mauvais moissonneurs ; elle est environnée de tous côtés par des nuages et des brouillards épais. Nous agirons selon les décrets du Créateur. Nous sommes toujours disposés à. tourner nos regards vers les cieux. Enfin nous choisissons pour modèle ce qui ressemble à Dieu et nous restons persuadés que, par la puissance du Seigneur, nous serons sauvés et ne tomberons pas au pouvoir de nos ennemis. Tous les opposants seront dispersés ; ils seront renversés à cause de leur faiblesse, et nous serons heureux, sur la terre de prêcher. à tout le monde ces paroles : Si mon peuple m'a entendu, dit le Seigneur, il marchera dans le chemin d'Israël, qui est le mien, et ses ennemis, qui l'ont tourmenté, seront humiliés par ma main ; et ils seront renversés à terre et mis au rang des bêtes et des animaux. Nous montrerons que nous sommes faits à l'image corporelle du Seigneur. C'est pour cette raison que les ennemis du Seigneur nous haïssent. Ils se sont perdus dans l'indigne foret des porcs et des péchés ; ils se sont égarés dans une fausse route ; on les foule aux pieds comme un vil fumier, et ils amassent sur nos têtes les pierres de la vallée de Nachor (Nak’hor).

HOMÉLIE ADRESSÉE POUR LE SOUVENIR DU NOM DE DIEU.

Rois, amis de Dieu et pieux, princes, seigneurs et hramanadars des Arméniens, et vous tous nos frères, apôtres de l'église, gloire de Jésus-Christ, il est nécessaire de vous faire connaître nos prières, comme pour montrer dans un miroir, aux esprits insensés, quelle était la tâche que vous étiez chargés d'accomplir ; il faut apprendre aux personnes inconsidérées et sans conduite les maux qu'a causés la désertion de la foi. Épargné par la colère divine, j'ai longtemps opposé le calme à cette terrible tempête et aux flots furieux qui écument, grossissent, s'avancent et tombent sur la race d'Ascénez. Mais mon cœur a été effrayé, terrifié et épouvanté, parce que le Seigneur a fixé sur nous ses regards perçants, à cause de nos impiétés, et parce que jusqu’a présent ayant été agités par toutes les commotions du gouffre des péchés, dont nous ne connaissons pas l'immense profondeur, nous ne nous sommes pas encore arrêtés dans la voix du mal. C'est en conséquence de ces événements, que j'ai été contraint par la tyrannie de venir ici, et de donner tous mes soins à ma malheureuse histoire. D'abord je me suis hâté de raconter tout ce qui s'est passé autour de nous ; ensuite, par l'ordre des rois, je suis remonté plus haut. On m'a forcé de parler des actions des sages : j'ai obéi ; et si je m'étais tu sur ce point, ce n'est nullement que je fusse paresseux pour ce travail, ou que le sujet, m'ayant paru difficile ou long à traiter, me donnât lieu de craindre qu'il m'occuperait trop ; mais bien parce que les actions dont il s'agit ont, dans les siècles précédents, été célébrées par toutes les voix et dans tous les chants, d'après le jugement droit qu'en ont porté les gens instruits, et non d'après des traditions incertaines recueillies de la bouche de quelques vieillards. Les narrations sont trop faibles pour intéresser vivement les esprits. Les yeux sont libres de. s'arrêter sur toutes les choses salutaires pour les esprits qui n'ont pas la chaleur de ceux qui disent : j'ai vu une partie des choses qui se sont passées, et d'après ce que j'ai lu, il me paraît que ces narrations sont vraies ; les hérétiques y sont fidèlement peints.

Quant à moi, voici les prières que j'adresse à mes lecteurs : Ne nous laissons pas précipiter dans le lieu inférieur, qui est celui des tourments. Aujourd'hui nous sommeillons tous sur le fumier des pécheurs. Écoutez avec douceur mes paroles suppliantes et mes conseils prudents : il faut une race meilleure que celle de Seth, qui offrit des sacrifices ; Vous devez vous placer au nombre des enfante de Dieu, et ne pas vous inéïer avec des frères qui encourent l’anathème et qui sont liés honteusement par des chaînes criminelles et méprisables, avec les filles des hommes. Qu'une mauvaise doctrine ne vous jette pas dans la demeure du chef des démons ! Vous y trouveriez votre perte, de même qu'au siècle de Noé les hommes furent punis par un déluge du ciel et de la terre. Le filet évangélique les a retirés des abîmes de la mer, et ils ont été réunis par une puissance vraiment royale. Vous qui devez être religieux, ne soyez point impies et sans foi dans la maison fragile où vous êtes. Une foudre sillonnante et sulfureuse et le souffle impétueux d'une tempête qui gronderait autour de vous, vous annonceraient bientôt votre perte en vous consumant : Échappés de Sodome et de Ségor, efforçons-nous de parvenir sur les montagnes évangéliques, où résidé Une sagesse si ; élevée et si admirable, et où brille un flambeau si éclatant, pour que nous soyons perpétuellement vigilants et attentifs. Agissons d'une manière royale ; renversons les idoles à droite et à gauche dans les rues ; laissons un libre cours à notre zèle contre les trompeurs et les machinateurs rusés.

Des deux côtés sont les perfides et une grande multitude de brigands ; le partage qui est entre leurs makis, c'est la mort. Ne péchez pas, ne pensez pas à mal lorsque le soleil brille, ni pendant la nuit à la clarté de la lune ; le méchant démon est toujours auprès de vous, et à cause de la faiblesse de notre nature, il nous a trompés et il nous trompe. Nous sommes si peu fermes dans nos résolutions que nous nous rendons toujours coupables de péchés, et que nous éprouvons des maux perpétuels. Il faut que le véritable soleil de justice brille dans nos cœurs pour l'amour de Dieu ; autrement nous ferions naufrage, nous aurions à nous repentir des méchancetés que nous aurions commises au mépris des règles de la justice et de la vérité ; et nous serions chassés avec dureté des places-publiques, comme du sol. Nous resterons entièrement purs et exempts des reproches et des atteintes des méchants, et nous avancerons dans la barque tranquille de la vie. Les glorieux pères des vertus ne vous tourmenteront certainement pas ; car vous seriez plongés dans un profond abîme par la langueur de vos âmes, et vous n'auriez pas de refuge. Comme le père gouverne sagement et avec expérience, et que, grâce à son secours, les enfants sont soutenus et ne périssent pas dans le naufrage, non seulement le père, par sa prudence, est utile aux enfants pendant la-tempête, mais encore il empêche qu'ils ne deviennent étrangers à la mère, qui d'abord les a enfantés et leur a donné de plus une nouvelle vie par des paroles vivifiantes. Ne vous y trompez pas ; dans ses flancs vous avez été revêtus d'une robe superbe et salutaire, avec laquelle vous paraissez magnifiquement habillés au sein de la foi. Ne dites point de la nourriture qui vous est offerte que vous la prenez ou que vous la rejetez, comme si vous la jugiez inutile. Ne soyez pas durs envers le Fils bien-aimé ; recevez bien les messages divins, afin de ne pas éloigner de vous celui qui aime la chaleur et l'ardeur de cœur ; car tout homme qui est méchant devient rebelle au Saint-Esprit. Ayez un jugement assez sain pour ne pas vous laisser abattre par la tristesse, par les choses que vous devez mépriser, non plus que par les peines du corps. Efforcez-vous d'avoir comme un triple et profond conseil ; agissez rapidement comme si vous aviez six ailes ; partagez entre vous des richesses qui portent avec elles une sorte de bénédiction. Quelques-uns sont entraînés de force, d'autres sont traités d'une manière indigne ; d'autres encore sont extrêmement agités par l'amour de l'éclat et de la gloire, ou, bien mieux, cherchent à se distinguer par l'adoration du Seigneur. Si nous agissons saintement, nous nous trouverons bien dignes, après le temps de la vie, d'entrer dans le nuage raisonnable du mont Sinaï ; au jour des élus nous ne serons pas soumis à l'épreuve du feu, en considération de nos pénibles travaux ; mais nous serons enlevés avec des ailes rapides vers le Sinaï supérieur, pour demander la vision de Dieu ; non pas pour avoir une couronne de pierreries, et pour faire pénitence après l'avoir vu, mais pour contempler face à face le spectacle tout entier de la gloire du Père. Ainsi, en peu de mots, vous tirerez un grand avantage du soin que l’on a pris de vous faire connaître tout ce qu'il y a de louable (dans les actions de la vie) ; et vous saurez tout ce qu'il est important de savoir. Nous croyons d'après cela vous avoir suffisamment donné des conseils.

Au reste, moi, indigne et indolent Jean (Ioannès), bien pauvre patriarche des Arméniens, je présente mes supplications à mes lecteurs et à tous ceux qui sont au fait de la connaissance de l'histoire, pour qu'ils se ressouviennent dignement de mon nom, et pour qu'ils adressent à Dieu toutes leurs supplications et leurs prières ; parce qu'au jour de sa clémence le Seigneur nous accordera peut-être à chacun, à moi et à eux, la récompense de nos travaux. Qu'il soit béni perpétuellement et glorifié par toutes les créatures, pendant la durée des siècles à venir !

 

 

FIN.


 

[1] Le mois d’ahki est le neuvième de l’année des Arméniens.

[2] Ce chapitre, qui est le dernier de l'ouvrage, a dû être écrit peu de temps avant la mort de l'auteur, arrivée en l’année 925.