Jean Catholicos

PATRIARCHE D'ARMÉNIE JEAN VI, DIT JEAN CATHOLICOS.

 

HISTOIRE D'ARMENIE : chapitres LXXI à C

chapitres XLI à LXX - chapitres CI à CXX

Oeuvre numérisée par Marc Szwajcer

 

 

 

HISTOIRE D'ARMÉNIE.

 

CHAPITRE LXXI.

Trois jours après, l'osdigan, semblable à une chaudière bouillante, avait son méchant esprit dans la plus brûlante fermentation ; il se mit en marche, et il alla vers un fort nommé Erendchag (Erndchak) peur enlever, détruire, (aire périr et dévaster, parce que dans ce fort s'étaient réfugiés les pieuses princesses, la mère du grand ischkhan de Siounie (Siounik'h), Sempad, sa femme, sœur de Gagig, et la femme d'Isaac (Sahak), sœur de Sempad, avec d'autres femmes et des hommes illustres et distingués. Il prit avec lui et fit conduire le roi Sempad chargé de fers ; ensuite il assiégea Erendchag ; il bloqua étroitement la place, après avoir livré de grands et terribles combats aux assiégés ; et sans leur donner aucun relâche, sans prendre aucun repos, il ne cessa de faire devant le fort un extrême carnage.

CHAPITRE LXXII.

Cependant l'osdigan voulait faire souffrir au roi Sempad une mort cruelle ; déjà ce prince commençait à ressentir les douleurs d'un jugement et d'une condamnation, à redouter la colère de ceux qui voulaient se venger de lui, et à éprouver des grincements de dents. Les brigands infidèles s'approchaient de lui ; et il endurait de leur part des tourments ; affreux ; ils répandirent sur lui l'amertume de leurs poisons, et augmentèrent le poids de ses chaînes en le frappant, en l'exposant aux plus horribles tortures, aux plus cruelles souffrances, en le faisant languir et en l’affaiblissant par la soif et la faim. Ces misérable ne lui donnaient pas seulement la nourriture qui lui était nécessaire ; ils l'affamaient et ne lui accordaient rien de ce qu'il désirait. Il offrait à Dieu le. peu de nourriture qu'il avait comme autrefois David, dans sa soif, offrit au Seigneur l'eau de la citerne de Bethléem. Jamais le roi ne reçut de ces barbares ce qui lui était indispensable pour sa subsistance. Personne ne pouvait avoir de communication avec lui ; il était obligé de passer tout son temps à se défendre seul contre les brigands, il était perpétuellement en prière, il employait tout son temps à supplier, à louer et à bénir Jésus-Christ, et il vivait constamment dans la foi chrétienne. Il élevait son âme et la fortifiait dans le sentiment de la dignité, en la purifiant par la louange divine, par les lois du Seigneur, et en s'exposant aux regards de Dieu.

CHAPITRE LXXIII.

Quand il fut près de mourir on le plaça et on l'environna de manière à rendre le public témoin de ses souffrances ; il fut, pour ceux qui approchèrent de lui, le spectacle le plus déplorable et le plus pitoyable qu'ils pussent se rappeler. J’étais alors plongé dans les larmes à cause du cruel prince des bêtes féroces, qui était un véritable anthropophage ; qui était bien plus dangereux que le venin des serpents ; qui était une source de mort ; qui, par sa nature, détruisait avec une puissance surhumaine tout ce qui l'entourait ; qui, dans son amour pour le démon, changeait tout pour l'amour de l'affliction, pour l'amour du mal et le poison de la perdition. On mutila le roi Sempad d'une manière barbare ; on remplit sa bouche de choses horribles ; on portait derrière lui des trompettes et des aiguillons avec lesquels on le tourmentait ; il était dans l'affliction jusque dans la tente de son cœur ; on s'exerçait à le torturer, au point de ne lui laisser que le dernier souffle de sa vie. Il était chargé de chaînes depuis les pieds jusqu'au menton ; tout son corps en était couvert ; il était comme écrasé entre les plateaux d'une presse. Beaucoup de tonneaux étaient placés sur sa tête, et plus de dix hommes, qui tombaient sur lui comme une grêle de pierres, s'efforçaient de le faire périr en l'étranglant avec des machines. Tous ou seulement une partie, tâchaient de prolonger son supplice, et aussitôt qu'ils avaient cessé, d'autres recommençaient aussitôt pour vaincre son courage ; enfin ils lui firent souffrir des tourments et des supplices affreux et incroyables jusqu'au moment où il rendit le dernier soupir.[1]

CHAPITRE LXXIV.

Après la douleur et l'amertume des tourments et des souffrances, après la sueur des supplices, on lui coupa la tête avec un glaive, et on termina sa vie. Il avait régné vingt-deux ans.

CHAPITRE LXXV.

L'osdigan, le cœur plein de corruption et d'une méchanceté impie, n'ordonna point de l'ensevelir et de rendre son corps à la terre ; il commanda qu'on l’élevât sur un poteau de bois, dans la ville de Tovin, et qu'on l'y fixât comme un crucifié. Mais Sempad était enterré avec le Christ par le baptême de la mort ; et il fut d'autant plus honoré, que, comme Jésus, il avait été crucifié. Il n'avait pas fui le martyre, et il le supporta même avec le plus grand courage ; aussi recevrait-il de très grandes récompenses dans le ciel

CHAPITRE LXXVI.

Dans l'endroit même où le glorieux et respectable roi était élevé et fixé sur un poteau de bois, comme un crucifié, quelques fidèles, et même des infidèles, dirent qu'ils avaient vu une lumière qui brillait avec beaucoup d'intensité, comme une lampe éclatante, et répandait une lueur abondante sur la tête du roi et sur tout son corps. Ceux qui rapportaient cette particularité faisaient des serments pour l'assurer plus fermement. Au reste nous en laissons la responsabilité aux personnes qui l'ont vue et qui en sont sûrs par leurs yeux. Quant à nous, nous ne voulons pas empêcher de la raconter, parce que la terre où repose le corps d'un martyr distille ordinairement une liqueur qui guérit un grand nombre de malades, de blessés et d'infirmes. Ce sont là les marques auxquelles, chez les idolâtres, comme dans la foi des chrétiens, on reconnaît un pareil lieu, quand les âmes s'élèvent, ou que le Saint-Esprit de Dieu fait lever sur elles une lumière brillante.

CHAPITRE LXXVII.

Sur ces entrefaites l'infidèle osdigan vint camper et livrer des combats devant le fort d'Érendchag ; il ne s'en éloigna pas jusqu'à ce que secrètement et au moyen d'une somme d'argent, il parvint à s'emparer des portes du fort, ce qui causa la perte de ceux qui habitaient dans l'intérieur ; une grande partie d'entre eux furent tués, et on les donna pour pâture au fer ; d'autres, par les méchants gt barbares conseils de rusés Sodomites, furent emmenés en captivité.

CHAPITRE LXXVIII.

La mère de l'ischkhan de Siounie, sa pieuse épouse, avec son jeune enfant à la mamelle, et l'époque de son frère Isaac (Sahak), seigneur de Siounie ; trois femmes illustres, pieuses et prudentes, furent prises dans le fort. On les emmena prisonnières, et on les garda très étroitement dons la ville de Tovin, où on leur fit éprouver beaucoup de vexations pt de tourments, comme si on ignorait qu'elles étaient des princesses, ou comme si on les prenait pour des servantes, elles qui auparavant étaient honorées et traitées avec respect sur leurs trônes. Aujourd'hui elles sont accablées de chagrins et privées de tous les honneurs, parce qu'on leur a enlevé leurs trésors, leurs ornements et leurs superbes palais. Elles versent des pleurs et poussent beaucoup de lamentations et de gémissements en se rappelant les magnificences de leurs habitations royales.

CHAPITRE LXXIX.

Quand la nouvelle de cet affreux el horrible malheur parvint aux oreilles du pieux ischkhan Sempad et de son frère Isaac (Sahak), qui étaient l'un dans le Vasbouragan, et l'autre du côté de la province de Gougar, ils prirent la résolution courageuse de faire en toute hâte un armement et de fondre sur les ennemis pour enlever les prisonnières ; mais ils ne parvinrent pas à rassembler promptement des troupes ; et comme ils étaient à une trop grande distance, ils ne purent arriver avant qu'elles fussent chargées de fers et jetées dans une prison. Ensuite la grande princesse, mère de Sempad, et l'ischkhan, son jeune enfant, étant morts, on les enterra chacun devant la porte de l'église métropolitaine de Tovin. Quant aux femmes des deux princes, on les emmena en Perse, dans l'Azerbaïdjan (Aderbadakan), où on les enferma dans une forteresse.

CHAPITRE LXXX.

Pendant le temps des persécutions, le fils du roi Sempad, Aschod, célèbre et très expérimenté dans tous les genres de combats, courait en beaucoup d'endroits, livrait de fréquents combats, et déployait le plus grand courage. Il allait de tous les côtés, avec les hommes vaillants qui lui avaient consacré leur vie et leurs jours. Déjà, avant la fin du martyre et la mort de son père, tel qu'un aigle aux ailes déployées, qui du haut d'une aire s'élance avec toute la rapidité de son vol, son épée enflammée de colère était descendue sur les étrangers, qui alors étaient répandus partout et couvraient toute la surface de notre pays. Bien plus, dans un très court espace de temps, en un clin d'œil, il s'empara de la totalité des forts qui, précédemment soumis à la souveraineté de son père, avaient été conquis par l'osdigan ; tous les Sarrasins à qui on en avait confié la garde furent moissonnés par le tranchant du glaive ; les fortifications, les remparts et les provisions qui étaient renfermées dans les forts furent détruits. Ensuite Aschod lui-même se mit à la poursuite des ennemis, aussi bien que tous ceux qui le suivaient, montrant un courage intrépide, comme les guerriers qui étaient devant Troie ; avec l'aide de son fidèle frère Abas (Apas) il combattait tous les ennemis qui lui résistaient. Il avait soin de gouverner sagement son esprit, et il invoquait Dieu. Il marcha contre les Arabes qui occupaient la province de Pagravant ; il les donna tous à dévorer à l'épée, et prit leur généra) en chef. Il ordonna de faire une épée et de la fixer aux murs du fort pour qu'on la vit et qu'elle inspirât de la terreur à beaucoup de monde. Après cela, s'avançant dans la province de Schirag, il fondit sur les troupes qui étaient campées dans cette province ; il en passa au fil de l'épée une grande partie, et mille reste en désordre et en fuite. Il se remet alors en marche avec la plus grande célérité, et entre dans le pays de Gougar, où il s'empare de tous les forts et les soumet à sa domination Ensuite, inopinément, et comme s'il sortait d'une embuscade, il tombe sur les Arabes qui étaient à Tiflis, métropole de la Géorgie ; il donne les uns pour pâture à l'épée, et fait prisonniers les autres qui étaient les plus distingués ; il charge ceux-ci de chaînes de fer, les place sous bonne garde dans l'intérieur d'une prison, et les rend ensuite en échange des chrétiens qui avaient été pris par le méchant osdigan. Puis, après avoir ramassé beaucoup de dépouilles et de butin, il alla dans la province de Daschir. Ayant appris que dans le pays d'Aghasdev des troupes arabes étaient cachées, campaient, ou se tenaient dans les forts situés au milieu de vallées profondes, il forme aussitôt un corps de deux cents hommes d'élite, s'avance rapidement contre l’ennemi, lui livre avec vaillance un terrible combat, donne tous les vaincus pour pâture à l'épée, fait un butin considérable et retourne dans son camp ; après quoi il se rend auprès de son meilleur ami, l'ischkhan Gourgen ; ils se trouvèrent mutuellement dans une même disposition d'esprit et de pensées. Enfin il continua sa marche et se porta vers les forts du pays d'Arscharouin (Arscharounik'h). Dès lors les dévastateurs n'osèrent plus entrer dans le pays qui lui était soumis.

CHAPITRE LXXXI.

Le roi de Géorgie voyant cela, ainsi que ses troupes, alla faire une visite à Aschod : ce prince le reçut fort bien et le traita avec bonté ; ils se conduisirent l’un envers l'autre avec une parfaite réciprocité d'intentions et d'esprit. Le roi de Géorgie plaça un diadème sur la tête d'Aschod,[2] le fit roi d'Arménie à la place de son père Sempad, et signa avec lui une convention honorable. Dieu, maître de l'univers et de l'avenir, pensa à lui.

CHAPITRE LXXXII.[3]

Dans ce temps le roi Gagig, avec son beau et pieux frère Gourgen, livrait, d'après l'ordre de l'osdigan Youssouf, un grand nombre de combats qui furent désastreux ; les ennemis étaient très nombreux, et ils occupaient l'Azerbaïdjan. Ceux-ci se battirent avec le plus grand courage et la plus grande valeur contre le sbasalar et le général de l’armée ; ils culbutèrent leurs troupes et donnèrent la paix éternelle à une grande quantité d'Arabes. Ce n'est pas seulement une fois qu'ils firent cela, mais à plusieurs reprises dans le voisinage du pays des Kurdes, du pays de Rhodog (Rhodak) et de l'Azerbaïdjan. Partout on était, à cause d'eux, dans la consternation ; en entendant leurs voix, on croyait entendre le rugissement des bêtes féroces, et on prenait promptement la fuite. Cependant les princes et les peuples du Sisagan étaient horriblement tourmentés par des troubles que leur suscitait l'osdigan ; mais ils étaient fortifiés dans toutes les vallées profondes, dans des gorges et dans des forts de pierres ; des coureurs avançaient et tombaient sur les ennemis, dispersaient ceux qui étaient rassemblés, et versaient beaucoup de sang.

CHAPITRE LXXXIII.

Le méchant osdigan, en voyant cette vigoureuse résistance dans tous les gouvernements, sentit s'élever au fond de son cœur le plus violent emportement, et versa rapidement ses poisons sur les lieux rebelles. Ensuite, s'étant mis à les attaquer, il s'avança, accompagné de chacun des gouverneurs étrangers, auxquels il donna des destinations particulières ; les paysans et ceux qui ne l'étaient pas furent mis en fuite par eux, jusqu'à ce que quelques-uns des nôtres ayant un peu repris leurs esprits, tentèrent de se délivrer par la force et par l'épée, en remplissant tout de sang. Comme l'habitude des péchés augmenta chez tout le monde, nous fumes toujours attaqués par la mort. Les grandes plaines, les montagnes, les déserts, les éminences des rochers, les forts renfermaient les uns ; les autres étaient dans la confusion, sans vêtements, les fesses et les parties naturelles nues, errants et tourmentés par la faim, la soif et la fatigue ; ils allaient de côté et d'autre dans les montagnes et dans les plaines. Quelques-uns, pendant l'hiver, surpris par un froid violent et par la neige, perdirent leurs membres et moururent. D'autres, dans l'été, furent brûlés par l'extrême intensité de la chaleur. Affaiblis, ils prenaient promptement la fuite ; mais ils tombaient entre les mains de leurs cruels ennemis, qui les dispersaient sans miséricorde par l’épée, et remplissaient de sang toute la surface de la terre. Plusieurs d'entre eux, comme des animaux sans raison, étaient emmenés en esclavage. Beaucoup d'hommes distingués, de femmes et de tendres enfants furent entraînés comme des agneaux au milieu des loups, et massacrés. Cependant quelques-uns, pour lesquels on offrit de donner une rançon, furent rachetés et menés hors du pays. Mais on contraignit par la force tout le monde de se séparer ; le fils abandonna son père, le frère son frère, la femme son mari, les pères leurs jeunes enfants, les nourrices leurs nourrissons, et les mères leurs enfants. On voyait partout un peuple en deuil et poussant des gémissements lamentables ; on voyait des pleurs amers, une tristesse accablante, le froncement des sourcils, la terreur de l’âme, les palpitations du cœur, les cris de la douleur, le déchirement du visage et la chute des cheveux.

CHAPITRE LXXXIV.

Dans ce commerce sodomique les oppresseurs n'étaient jamais embarrassés ; les vaincus, toujours livrés aux plus violents tourments, étaient jetés dans les fers, les chaînes et la prison. Selon la règle homérique étrangère, les ennemis exigeaient du riche la même chose que du pauvre, c'est-à-dire des trésors d'or ou d'argent. De la même façon ils préparaient les supplices de la mort pour le puissant comme pour le faible ; ils remplirent de meurtres tout le pays ; ou tels que des sangsues, selon l'expression de Salomon (Soghomon), ils suçaient peu à peu, satisfaisant avec ignorance leur coupable avidité, et ne cessant que par satiété. Plusieurs personnes moururent en buvant un poison qu'on leur avait donné méchamment. Tout comme la miséricorde, la méchanceté contre elles agissait à l'intérieur. Quelques-unes étaient arrêtées avec ruse et perfidie, et on les faisait étrangler. On en épouvantait d'autres tandis qu'elles étaient occupées à composer des poèmes, et elles mouraient de frayeur ; ou bien on les laissait vivre au milieu des souffrances, et elles périssaient par la faim. Pendant qu'elles étaient encore vivantes on leur faisait arracher les entrailles et on en donnait des portions à chacun des assistants, comme si, à la fin de leur existence, on voulait que tout le monde y eût part. Quelques autres, qui étaient de peu de conséquence et méprisables aux yeux des ennemis, durent leur liberté à cette circonstance ; elles se tinrent tranquilles et s'en allèrent. Cependant on se mit à leur poursuite avec des haches et d'autres instruments tranchants ; et les traitant comme des arbustes dont on coupe les branches qui paraissent inutiles, on leur abattit les extrémités des mains, des pieds et de tous les membres. Il y en eut à qui on attacha de fortes cordes en deux endroits, à la tête et aux pieds ; puis des hommes tiraient avec beaucoup de force, des deux côtés, pour déchirer le milieu du corps ; ou bien on frappait avec un glaive à deux tranchants, et on divisait le corps en deux par le milieu. Pendant que les suppliciés vivaient encore, malgré la violence de la torture, d'autres mains s'élevaient sur leurs têtes pour l'augmenter ; on s'arrêtait un peu de temps sur leur plaie du milieu, et on les engageait à parler pour qu'ils fissent connaître leurs souffrances ou leurs supplications ; au milieu du supplice on leur déliait pour ainsi dire la langue ; mais il leur était impossible de faire sortir de leur bouche aucune parole. On ordonnait que d'autres fussent impitoyablement chargés de fers, qu'on les foulât aux pieds d'une manière cruelle, qu'on leur donnât des coups de nerfs de bœuf sur les côtes et sur le ventre, qu'on les perçât de part en part, et que tant qu'il leur resterait un souffle de vie, on les jetât et on les traînât par terre. On leur coupait le nez et les oreilles, on déchirait leur corps par parties, et on leur arrachait les doigts. Après qu'ils étaient couverts d'une énorme quantité de plaies on les mettait encore à la torture ; ils restaient attachés à des arbres, et un grand nombre de personnes venaient augmenter leurs tourments et les accabler d'une douleur et d'une souffrance dont ils ne pouvaient guérir.

CHAPITRE LXXXV.

Parmi les hommes qu'on fit périr si cruellement, il y en eut une grande quantité qu'à cause de la religion chrétienne on persécuta par des demandes et des tentations. Afin de les décider à changer de croyance on leur promettait des récompenses, des honneurs et beaucoup de gloire, et l'on s'engageait à préparer pour eux des vêtements somptueux et magnifiques ; on mettait devant les yeux des plus distingués d'entre eux des trésors et des biens, et par ces dons méprisables qu'on leur offrait, on tâchait de les séduire.

CHAPITRE LXXXVI.

Mais Jésus-Christ réveilla leurs âmes par une pensée vivifiante, par le doux espoir du repos éternel, espoir que leur inspirait un feu divin, et il les réchauffa par le saint amour de Dieu. Tout fut sans effet contre eux, parce que la foi les enflammait. Ils repoussèrent loin d'eux les perfidies du méchant ; ils lavèrent avec une teinture bleue la jalousie de leurs adversaires, et triomphèrent, d'une manière admirable, de leurs séductions dans un combat spirituel. Ainsi furent renversées toutes les ruses de Satan dont on comptait les envelopper. Ils ne furent point vaincus par ses perfidies, et ils ne s'étonnèrent ni de la multitude de leurs persécuteurs, ni des tourments qu'on leur préparait.

CHAPITRE LXXXVII.

Tandis qu'ils étaient tous attentifs à la réponse qu'ils allaient donner pour la gloire de l'Évangile et de Jésus-Christ, ils entendirent une voix, qui, en langue grecque, semblait les prêcher d'en haut. Alors ils dirent : Nous sommes chrétiens et nous ne voulons pas obéir à la religion de vous autres infidèles. Aussitôt, quoique innocents, ils furent traités comme coupables ; les juges prononcèrent sur eux la sentence de mort ; on les livra tous à l'épée ; et, par ce moyen, ils remportèrent une éclatante victoire pour le Dieu notre roi.

CHAPITRE LXXXVIII.

Après cela on en prit de force encore d'autres, et on les amena malgré eux devant les juges ; on les interrogea ; on leur adressa beaucoup de supplications, d'exhortations et de paroles d'amitié ; on leur proposa des récompenses pour les déterminer à embrasser le culte de l'aveugle Mohamet, et à se montrer obéissants. Eux ne donnèrent pas aux juges, en cette circonstance, une réponse digne d'être écrite ; ils répondirent seulement avec leur esprit ; ils s'entretinrent avec Dieu par leurs cœurs ; ils se montrèrent fidèles à la justice, et, avec leur bouche, ils confessèrent le Sauveur. Alors ils furent frappés sur les épaules par les ennemis ; on leur donna des soufflets sur les joues et de violents coups sur la nuque ; on les maltraita, on les malmena ; enfin on les conduisit à la distance d'un appariez pour les tuer, et on en fit une troupe sainte. Quand ils furent arrivés au mur qui environnait la ville, et qu'ils se trouvèrent tous réunis, un bourreau armé d'une épée les fit périr par le glaive.

CHAPITRE LXXXIX.

Quelques-uns des ennemis qui étaient autour des personnes qu'on massacrait remarquèrent parmi les saints un enfant admirable à voir et d'un beau visage, nommé Michel (Mik'haiel), du pays de Gougar ; il n'était pas encore formé, et le duvet de la barbe n'avait pas encore paru sur ses joues. Ils lui parlèrent avec humanité, l'enlevèrent de force, et le contraignirent de s'en aller avec eux pour qu'il ne périt pas avec les autres. Mais lui, pleurait et criait ; il levait lamentablement les yeux vers le ciel, afin d'être fortifié par le secours d'en haut. Il s'arracha des mains de ceux qui l'emmenaient, s'éloigna d'eux, se mit à courir de toutes ses forces, alla rejoindre ses compagnons, et présenta au-devant du fer sa tête avide du martyre. Ainsi, de son plein gré et avec un parfait contentement, il s'offrit de lui-même en sacrifice et en holocauste avec les autres à Jésus-Christ, et fit remonter son âme auprès du père céleste.

CHAPITRE XC.

Il y avait encore deux frères qui étaient de la race des Gnouniens (Gnounik'h), dont voici les noms : l'un s'appelait David, et l'autre Gourgen ; ils furent emmenés de force en captivité, et conduits devant le tyrannique osdigan. Il leur fit des demandes et des exhortations, promit de leur donner la moitié de leur souveraineté, leur présenta des robes, des vêtements dorés et couleur de pourpré, et toutes sortes d'habillements en étoffes précieuses, aussi bien que des ceintures, des colliers et des bracelets dorés ; enfin tout ce qu'il y avait de plus remarquable et de plus distingué en ornements et en belles choses. Il étendait ses mains vers eux, les serrait sur son sein et entre ses bras, les approchait de lui et les embrassait tendrement. Par de vaines et inutiles paroles il tâchait de les soumettre, et tentait de séduire leur jeunesse pour les amener à l'infidèle croyance qu'il professait. Mais ils avaient reçu de Jésus-Christ un excellent don, une armure très forte, pour résister à l'ignorance ; embrasés de zèle, ils ouvrirent la bouche tous deux en même temps pour dire d'excellentes choses contre la perfidie, et ils déclarèrent devant tout le monde leur foi, en disant à haute voix : Nous sommes chrétiens ; nous reconnaissons la vérité de Dieu, à qui est l'immortalité et qui habite dans une lumière sans bornes,[4] et nous ne voulons pas changer de religion pour votre impiété qui n'est rien, quoique vous la considériez comme quelque chose. Après avoir manifesté leur opinion et le désir qu'ils avaient de recevoir le martyre pour Jésus-Christ, ils regardaient l'ennemi avec assurance ; alors l'osdigan donna l'ordre de les faire périr par l'épée. Pendant qu'on les conduisait à la place où l'on devait les exécuter, ils adressaient à Dieu de continuelles prières, accompagnées de gémissements, de lamentations et de supplications dignes d'être écrits avec la plume des saints martyrs qui avaient toujours été fortifiés par la foi. Quand le bourreau fut présent, le frère aîné s'avança, en demandant qu'on le décapitât par le glaive ; il voulait se livrer pour pâture à l'épée avant son jeune frère ; il pensait que celui-ci ; en restant le dernier, pourrait, par sa taille d'enfant et par l'absence de l'ornement de la barbe, qui était encore à naître sur ses joues, attendrir quelques-uns de ces Arabes qui tuaient avec l’épée. Mais le jeune frère disait de son côté : Cher frère, je veux m'offrir avant toi à Jésus-Christ, notre espoir ; c'est faire un sacrifice raisonnable, c'est faire l'holocauste d'un martyr envoyé vers celui qui est mort pour nous et qui nous écrira bien haut dans le livre de vie. Puis, sans affliction et ne sachant pas ce que c'était que la douleur de la mort, il s'offrit de lui-même au glaive ; sa tête fut abattue, et pour Jésus-Christ il fut couronné d'une couronne inflétrissable. Ensuite, après ce généreux combat, le frère aine s'avança pour mourir, gardant toujours avec ardeur la foi dans son esprit ; il fut massacré, expira sous les coups du glaive impitoyable, et acquit une vie, une béatitude et une joie éternelles, qui relevaient de la royauté.

CHAPITRE XCI.

Ils me paraissent tous deux devoir être considérés comme des saints, d'après ce que nous racontons. Il est juste qu'ils soient toujours honorés dans l'église des saints par une fête annuelle ; le jour de leur commémoration est vers la fin du mois de maréri,[5] c'est-à-dire le 29, parce qu'ils avaient expiré sous les coups et dans les tourments, et qu'après la victoire qu'ils remportèrent sur la perfidie des ennemis, ils avaient été sans difficulté, inscrits sur la liste de ceux qui sont à Sion. Ils furent tués, massacrés et livrés à une mort horrible, ce qui est épouvantable ; mais cette mort eut des fruits pour eux ; et par amour pour leur père céleste, ils se montrèrent partout où était la gloire de Jésus-Christ. Conduits par la sagesse divine, ils éloignèrent de leur pensée tout ce qui était intraitable et ressemblait à la rébellion. Ils sanctifièrent leur âme en la purifiant de toutes les abominations humaines et de tout ce qui pouvait la perdre. Ils se vivifièrent par la mort nécessaire du corps ; enivrés de saints désirs, ils se laissèrent conduire à la mort comme des brebis qu'on mène au sacrifice. En un instant, bravant une tyrannie momentanée, ils conçurent la crainte et la terreur du Seigneur des cieux ; et l'esprit sauveur apparut pour eux à cause de leur pieuse résolution. Les anges descendirent pour leur salut ; et par leur humilité, ils s'élevèrent jusqu'au haut des cieux. Os furent purifiés de loin pour l'éternité ; leur cœur fut délecté par les tourments ; comme incorporels, ils foulèrent la mort à leurs pieds. Par la mort, ils se rendirent semblables aux vaillants martyrs ; ils s'avancèrent en paix vers le Dieu des siècles ; ils remportèrent une illustre victoire, et s'élevèrent au rang de ceux qui sont dans la Jérusalem céleste ; ils commencèrent par leur courage, et ils terminèrent par le martyre, parce qu'ils étaient pleins de l'amour divin ; ils brillèrent comme le soleil au milieu de la terre, et leurs noms furent inscrits dans le livre de vie,

CHAPITRE XCII.

Mais quelques misérables furent foulés aux pieds par Satan et effrayés de l'approche de la mort. Leur cœur fut trop facilement renversé et avili par les promesses des infidèles ; ils s'enveloppèrent de tous les côtés dans les péchés de la mort ; ils furent noyés par le torrent de l'infidélité, et ils y perdirent leurs âmes. Ils s'éloignèrent de la lumière de la vérité ; ils se trompèrent, et, dans une place royale, furent aveuglés par les ténèbres et les brouillards ; affligés, ils allèrent loin du doux ruisseau, loin des doux conseils divins, boire à leur gré la lie de l'amertume, dont la fin est la méchanceté et la perfide infidélité. Ils renièrent la foi, et devinrent plus méchants que les infidèles ; ce qui, certes, fut bien loin de leur être utile ; car il est toujours plus profitable de se tourner du côté de la vie spirituelle. Ils sont agités, tourmentés, environnés d'ennemis ; de toutes parts ils sont frappés, accablés de mal. Les hommes rendus à la liberté par l'apostasie sont sévèrement châtiés ; plongés dans l'extrême pauvreté, ils arrivent jusqu'aux portes de la plus grande misère, et sont réduits à manger le pain de la mendicité. Ils tombent dans la perdition par l'erreur ; le nom de l'infamie est leur héritage ; la confession ne se trouve pas sur leurs lèvres ; ils descendent dans les enfers avec une extrême amertume ; enfin, ils trouvent le feu de la géhenne. J'ai écrit tout cela pour l'avertissement des contradicteurs, et afin qu'ils prêtent attention aux belles actions que j'ai rapportées.

CHAPITRE XCIII.

Je suis contraint, avec douleur, d'exposer devant tout le monde l'ingratitude que nous montrèrent nos voisins, les peuples qui nous environnent. Les Grecs et les habitants de la Colchide, du Gougar et de l'Oudie, ainsi que les nations septentrionales qui habitent au pied du Caucase, s'efforcèrent de renverser, de dévaster, et de détruire tout ce qui était autour de leur territoire, pensant qu'ils pourraient retirer quelque avantage de leur conduite, et que peut-être le méchant osdigan leur donnerait, en récompense, des villes, des bourgs et des villages. Ils se joignirent donc à lui ; les voleurs et les brigands vinrent pour combattre dans notre pays ; beaucoup envahirent l'église, qui est la maison de Dieu, et remplirent tout de carnage, de meurtre et de dévastation. Ils ruinèrent entièrement plusieurs provinces, qui furent rendues impraticables et arides ; partout où ils passèrent, ils ne laissèrent pas un individu, et le fils de l'homme n'y habita plus ; ils firent partout des déserts ; ils se battirent les uns contre les autres, ils versèrent des torrents de sang, et couvrirent notre pays de monceaux de cadavres ; ils livrèrent tout au pillage, ramassèrent un butin immense, et revinrent chacun dans leur pays. Nos champs furent dévastés, privés de leur population, et rendus arides et nus, comme le terrain d'une caverne ténébreuse ; toutes les herbes et les plantes des prairies et des plaines se desséchèrent. Les ennemis détruisirent nos villes, de sorte qu'il n'y eut plus d'habitants. Ils tuèrent nos laboureurs, vêtirent tout de deuil, nous couvrirent d'ignominie ; et c'est ainsi que se trouva accomplie dans toute son étendue la prophétie d'Esaïe, qui dit : Votre terre sera dévastée, vos villes seront brûlées, vos possessions seront pillées devant vous par l’étranger ; les peuples étrangers vous détruiront. Aussi supportons-nous des douleurs et des calamités incroyables ; elles sont tombées sur. nos rois et nos ischkhans non moins que sur les princes et les nakharars de notre pays. Nous espérons cependant qu'on fera cesser et disparaître l'adversité qui nous accable ; qu'on ne négligera aucun effort pour repousser l’oppression ; et que nous aérons aussi étroitement unis par les liens de la fraternité que si nous étions un seul homme, qui nouveau David, pourra tuer d'un coup de fronde ce nouveau Goliath (Goghiath), semblable à une tour de chair ; ou qui, comme Gédéon (Gétéon), pourra renverser l'infidèle, et, avec l'épée du Seigneur, déchirer le manteau des ennemis ; ou bien qui, à l'exemple de Jahel (Iael), désaltérera son fer en enfonçant un clou dans le front de Sisara ; ou qui enfin fera comme Macchabée (Makapé), qui, portant la guerre tout autour de lui, sauva et délivra l’église universelle, fit briller la lumière sur la tête des fidèles, et consola les enfants de ceux qui avaient été tués.

CHAPITRE XCIV.

Nous ne vîmes pas cela ; au contraire nous souffrîmes des divisions (qui s'élevèrent parmi nous), parce que les petits aussi bien que les grands s'efforcèrent de devenir princes ; les esclaves, selon les paroles de Salomon, tâchaient de parvenir à la puissance ; ils marchaient arrogamment avec les brodequins des seigneurs ; ils montaient sur des chevaux magnifiques ; ils mettaient de superbes chaussures, et partout ils se montraient avec la plus grande insolence.

CHAPITRE XCV.

D'un autre côté, nos rois, nos princes et nos ischkhans, qui étaient dans leurs propres souverainetés, se conduisaient de manière à ruiner et à diviser leurs possessions. Les princes et les sbasalres, n'écoutant que leurs passions, voulaient créer un nouveau pouvoir.

Par jalousie, par méchanceté, par animosité, Je frère se conduisait arrogamment envers son frère, le parent envers son parent, et la haine était entre eux. En conséquence leurs troupes se livraient des combats les unes contre les autres ; ils avaient toujours l’épée nue ; ils versaient bien plus souvent le sang des leurs, qu'ils ne répandaient celui des ennemis. Ils brûlaient toutes les villes, les bourgs, les bourgades et les villages ; ils incendiaient même leurs maisons de leurs propres mains. C’est à cause de ces méchancetés et de ces barbaries que les étrangers vinrent fondre sur nous, selon ce que dit Salomon, que la haine enflamme la colère. Ainsi fut accomplie à notre égard la prophétie que l'homme se jetterait sur l'homme, un homme sur son compagnon, l'enfant sur son père et sur le vieillard, les hommes obscurs sur ceux qui s'étaient distingués. La vertu, le courage, la tranquillité et la paix disparurent successivement, et furent remplacés par la destruction et la dévastation ; et, à cause de cela, le prophète s'affligeait avec nous. Au commencement c'était une chose admirable et agréable, et, à la fin, un ordre tout contraire ; au commencement c'était le jardin du salut ; à la fin, la plaine de perdition. En punition de nos crimes, les éléments furent bouleversés pour notre malheur ; chez nous les douces haleines du nord furent remplacées par les influences amères des tempêtes du midi ; l'agréable printemps céda au triste hiver. Nos paysans étaient obligés de faire de leurs mains les plus rudes travaux. Aujourd'hui ils sont tristes et comme prisonniers ; les greniers sont vides et pillés ; tout le monde est couvert de honte ; les bergers sont solitaires, dispersés et en petit nombre dans les pâturages couverts de fleurs. Jadis les plaines étaient remplies de richesses par la fécondité ; actuellement elles le sont de désolation ; les moissons sont détruites par les vents, par la grêle, ou bien par d'effroyables inondations. Autrefois les pluies étaient douces et profitables ; maintenant elles sont terribles, épouvantables ; elles dévastent et détruisent les champs et les moissons. Nulle part on ne trouve des fruits ; les montagnes sont privées de leur joie ; les prairies ne produisent plus rien et sont desséchées ; nous faisons traîner aux bœufs dix charrues, et on nous a laissé une terre aride. Nous semons et nous ne recueillons pas ; nous plantons et nous n'avons pas de fruits ; le figuier ne porte point de figues ; la vigne et l'olivier ne donnent pas leur force (liqueur) ; nous retirons peu de chose et nous abandonnons le reste. Telle fut de nouveau la situation de notre pays : nous fûmes tourmentés par tous les maux ; les étrangers les causèrent ; et frustrés de toute espérance de bien, nous cachâmes notre honte ; la rapacité des ennemis et la stérilité nous accablèrent avec une violence terrible. Un feu vomissant la foudre tomba sur nous, et l'épée impitoyable des combats répandit continuellement au milieu de nous l'odeur de la mort. Cet état de choses dura jusqu'à la septième année, et fut cause que ceux qui restaient se retirèrent sous les tentes de la misère, parce qu'ils étaient privés de tous leurs biens et qu'ils n'avaient aucune espèce de provision ni de nourriture.

CHAPITRE XCVI.

Après cela commença une famine destructive : on vit périr dans le pays d'Ararad toutes les créatures ; dans les villes, dans les bourgs et dans les campagnes, les cadavres s'élevaient comme des monceaux, et la consternation était répandue partout. Les riches aliénaient peu à peu leurs biens pour se procurer des aliments ; et, à la fin, ils tombaient dans la misère ; d'autres, à cause de leur pauvreté et de leur indigence, ne pouvaient vivre qu'avec beaucoup de peine, et souffraient cruellement de la famine : beaucoup d'entre eux, pour satisfaire leur faim, mangeaient des herbes vénéneuses, qui leur donnaient inévitablement la mort. Partout la faim tourmentait à cause de la pauvreté et faisait enlever les vivres. Quelques hommes, afin de pourvoir à leur propre subsistance, vendaient aux ennemis, pour un prix modique, leurs enfants chéris, qui ne pouvaient plus être traités avec bonté et miséricorde par leurs pères. Des femmes distinguées, contraintes par la pauvreté, allaient, la tête couverte d'un voile et avec des robes déchirées, mendier sans honte dans les places publiques pour (se procurer les moyens de) vivre. D'autres individus exténués, languissants, les yeux vides de larmes par la faim, dévorés par le besoin, tombaient de tous côtés, et quelquefois se faisaient périr les uns les autres ; d'autres étaient jetés, comme des monceaux de cadavres, dans les places publiques, et languissaient là jusqu’à ce que leur âme s'en fût allée ; d'autres se lamentaient ; d'autres ramassaient pour vivre les miettes de pain, et bientôt voyaient arriver le terme de leur vie. Dans le commencement plusieurs personnes riches leur donnaient par miséricorde. Mais ensuite, à cause de l'excessive dureté qu'elles montrèrent, on fut contraint d'aller dans les marchés pour manger, lorsqu'il était possible de s'y procurer quelque aliment, et chacun enlevait tout ce qu'il trouvait pour le faire porter sur sa table. Quelques-uns, à cause de leur extrême pauvreté, mangeaient le blé sans qu'il fût moulu ou mouillé ; d'autres dévoraient des substances excessivement salées, ou, ce qui est digne de larmes, se jetaient sur toutes les mauvaises choses qu'ils rencontraient, les plus difficiles comme les plus détestables à manger. C'est en frémissant d'horreur et d'épouvante que nous rapportons ces détails et tout ce que précédemment nous avons dit. Des hommes dignes de foi nous ont affirmé que quelques personnes de la Médie préparèrent, pour leur nourriture, les corps de leurs enfants, qui étaient morts de faim ; d'autres fondirent secrètement sur leurs amis, les égorgèrent comme des moutons, et les apprêtèrent pour les manger.

CHAPITRE XCVII.

Ce fut une terrible vengeance de Dieu. On n'entendait de tous côtés que des lamentations sans fin. Des mères pieuses faisaient cuire leurs enfants pour s'en nourrir ; elles les pressaient cependant (contre leur sein) ; elles les serraient dans leurs bras ; elles rassemblaient les immondices et les excréments pour les manger. Pour apaiser la soif des enfants à la mamelle on joignait leur langue à leur nez, parce qu'on ne trouvait plus rien pour les nourrir. Les petits enfants demandaient un méchant petit pain, et des larmes baignaient leurs joues ; mais malgré cela on ne leur donnait rien. Bientôt ils s'affaiblissaient, tombaient, et leur âme sortait de leur sein. Les pères et les enfants étaient renversés pêle-mêle au milieu des villes.

CHAPITRE XCVIII.

C est ainsi que les enfants de notre race furent punis à cause de notre corruption et de nos apostasies, et qu'on les moissonna en un clin d'œil. Mais bien plus que cela, ils périssaient pour expier les crimes des rebelles, et, emmenés de force par les infidèles, ils souffrirent des supplices épouvantables et des tourments affreux, pour avoir le moyen de se procurer une nourriture qu'ils ne trouvaient plus (dans leur pays), et ils firent redoubler les châtiments cruels qui tombaient sur notre nation et sur eux. Quelques-uns étaient frappés par derrière avec des bâtons ; il y en avait d'autres à qui on enfonçait des dards de bois dans le corps ; d'autres à qui on mettait des cendres à demi-brûlantes sur le corps, ou bien à qui on enveloppait la tête avec ces cendres. À d'autres on attachait les membres derrière le corps avec de fortes chaînes de fer ; puis, au moyen d'un trou, on les suspendait en l'air, jusqu'à ce qu'ils fussent déchirés et qu'ils rendissent le dernier soupir. Sur un grand nombre il y en avait bien peu qui pussent échapper. Non seulement on éprouvait cela des ennemis, mais encore des proches, des amis, de ceux que l'on connaissait ; les villes semblaient être environnées d'une tempête affreuse ; une nuit pleine de mort était répandue sur les bourgs et les villages ; les cadavres étaient entassés dans la place publique et les marchés. On donnait à tous ceux qui regardaient un spectacle épouvantable d'infamie, tandis qu'on aurait pu ensevelir les morts ; ceux-ci étaient la proie des animaux carnassiers et des oiseaux du ciel, qui se nourrissent de cadavres. La coutume d'abandonner ainsi les cadavres aux bêtes féroces fut cause que les loups se multiplièrent extrêmement et dévastèrent tout le pays. Ensuite, à la place de ces monceaux de corps inanimés, on ne voyait plus que des hommes qui aimaient la vie, mais qui étaient comme des bêtes sans raison, dont la bouche n'avait plus de force, et qui ne pouvaient manger que des choses moulues. Quand au milieu des morts on était occupé à les enlever, les bêtes féroces accoururent de toutes parts. On restait abattu comme dans la langueur des péchés, et les innocents étaient enveloppés dans le même brouillard, parce que les étrangers occupaient tout le pays ; mais à la fin, cependant, on vit arriver le terme de ces jours de punition et d'une sévère et rigoureuse vengeance.

CHAPITRE XCIX.

Pendant que la mort répandait ses ravages, la race d'Ascénez fut purifiée en peu de temps ; les foudres des vengeances célestes retentirent auprès de tous les hommes, et l'ombre de la mort des péchés en enveloppa un très grand nombre ; comme il ne restait plus aucun objet qui excitât la colère du Seigneur, il nous épargna. Cependant j'étais comme un étranger dans ces temps de persécution ; j'habitais alors au milieu du pays de Gougar et de l'Ibérie, auprès du grand et prudent roi Adernersèh, qui était fixé dans ce canton et qui me traita avec honneur, hospitalité et libéralité. Malgré cela je m'ennuyais beaucoup, comme autrefois Israël sous les tentes de Cédar (Ketar) ; nous étions tristes et affligés de ne pas obtenir notre salut du Seigneur, qui s'était éloigné de nous. Après tous ces troubles et toutes ces divisions, on apprit que le grand patriarche de Constantinople, Nicolas (Nikola), m'avait écrit une lettre dont voici la teneur.

CHAPITRE C.

Au sublime, à l'ami de Dieu, au spirituel seigneur et à notre très cher frère Jean (Iohannès), patriarche de la grande Arménie, Nicolas (Nikoghaios), par la miséricorde de Dieu, archevêque de Constantinople, serviteur des serviteurs de Dieu, salut dans le Seigneur.[6]

Je pense que rien n'est inconnu du Seigneur, mon Dieu, relativement à l'amour que vous lui portez ; aussi l'affliction la plus grande, le chagrin et les douleurs sont dans nos cœurs, à cause des Arméniens, des Ibériens, des Albaniens (Aghouank'hs) et généralement de tout le troupeau de fidèles qui vous est ce soumis, sur lesquels sont tombés le plus cruel des malheurs et les vexations des tyrans arabes. Quoique nous soyons séparés de vous par le corps et que nos yeux n'aient pas vu l'infortune de votre troupeau, le fruit des malheurs inouïs de votre pays est venu jusqu'à nous ; nous pleurons bien amèrement ; notre âme et notre esprit sont plongés dans une extrême affliction. Et, quoique nous soyons très éloignés de vous, et que seulement nous ayons entendu le récit de vos souffrances et de vos malheurs, et appris, ce qui est bien plus, que vous avec communié avec votre troupeau, au milieu des tourments, avec les fugitifs, les hommes blessés et torturés par des rebelles infidèles et tyrans, il est convenable de penser qu'il y a quelque chose qui est la cause de tout cela, et qu'il faut porter de la consolation aux victimes de ce malheur, parce que l'équité viendra ensuite pour effacer ce qui a précédé et tout le scandale qui est survenu. Il paraîtra sans doute nécessaire à votre sainteté d'implorer d'abord, chaque jour, la bienveillance et la protection divines, pour que le Seigneur étende la main sur vous ; d'appeler du fond de votre cœur le Dieu tout-puissant pour attirer sa compassion et sa miséricorde sur votre troupeau d'Arméniens, d'Ibériens et d'Albaniens, de songera tout ce qui leur serait utile ; de ne point consentir à leur perte, et de donner une attention particulière à ce qui pourrait tourner à l'avantage de tous en général, par la connaissance de Dieu et par la parole chrétienne, qui a le pouvoir d'enchaîner et de délivrer, qui est distinguée par sa puissance sur le ciel et sur la terre, qui peut détruire la haine et la méchanceté survenues parmi eux, qui peut rendre facile la tâche d'effacer toute trace de férocité, qui peut faire que ceux qui sont enflammés de fureur et qui ne veulent que s'égorger, retournent à des sentiments humains et à une paix chrétienne, par le moyen de laquelle il soit possible d'ouvrir la voie du salut à ce qui reste des Arméniens, des Ibériens et des Albaniens.


 

[1] L'auteur cité dans la note qui précède dit (ibid.) que Sempad régna 24 ans et mourut en 914. Les tortures au milieu desquelles il expira ont fait donner à ce prince le surnom de Nahadag, c'est-à-dire le Martyr.

[2] Aschod, fils, du feu roi Sempad, fut couronné roi d'Arménie, en 915, par Adernersèh, roi de Géorgie.

[3] Les événements que raconte le patriarche Jean, dans ces dix-huit chapitres, embrassent une période de cinq années, 915 à 920.

[4] L'expression Dieuqui habite dans une lumière sans bornes nous rappelle que, dans le système religieux anciennement introduit en Arménie par les Perses, la divinité suprême recevait les qualifications de Grande lumière, Splendeur, Lieu ou Espace, et Temps sans bornes.

[5] Maréri est le nom du dixième mois de l’année des Arméniens.

[6] La lettre du grand patriarche de Constantinople, Nicolas, parvint à Jean Catholicos en 920, selon Saint-Martin (ouvr. cité, I, 361). L'empereur, dont Nicolas évite de prononcer le nom, est Constantin Porphyrogénète, successeur de Léon VI en 911, ou plutôt son gendre, Romain Lécapène, qui avait usurpé le pouvoir et s'était fait couronner empereur dès l’année 919.