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HISTOIRE AUGUSTE

 

AELIUS SPARTIANUS.

 

VIE D’ÆLIUS VERUS

 

Oeuvre numérisée par Marc Szwajcer

 

 

 

SPARTIEN.

[De J.-C. 135 - 138]

VIE D’ÆLIUS VERUS

ADRESSEE A DIOCLETIEN AUGUSTE.

 

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A DIOCLÉTIEN AUGUSTE,

Son serviteur Ælius Spartianus, salut.[1]

 

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DIOCLÉTIEN AUGUSTE, le plus grand de tous les princes, je me suis proposé de soumettre à vos divines lumières, non point seulement l’histoire des princes qui ont occupé le trône où vous êtes assis, comme je l’ai déjà fait jusqu’au règne du divin. Adrien,[2] mais encore de ceux qui, honorés du nom de césars, n’ont été ni princes ni augustes, ou qui, appelés par la renommée ou par d’ambitieuses espérances, ont paru s’approcher du rang suprême. Je dois parler avant tout d’Ælius Verus, qui; le premier, après avoir été introduit par l’adoption d’Adrien dans la famille des princes, ne porta cependant que le nom de césar. Mais comme je n’ai que bien peu de choses à en dire, et que le prologue ne doit pas être plus long que la pièce, j’entre dans mon récit.

I. Cejonius Commodus, qui fut ainsi appelé Ælius Verus, et qu’Adrien, après de longs voyages par tout l’univers, adopta dans sa vieillesse, lorsqu’il était épuisé par de cruelles maladies, n’aurait rien dans sa vie qui fût digne de souvenir, s’il n’avait point été le même qui fut appelé du seul nom de césar, et qui fut adopté, point par testament, selon l’ancien usage, ni comme l’avait été Trajan, mais à peu près de la même manière que, de nos jours, Votre Clémence a adopté Maximien et Constance en leur donnant le nom de césars, comme à des fils de prince, désignés ainsi pour être les héritiers de la majesté et de la puissance des augustes. Il me paraît convenable de m’arrêter un instant sur ce nom de césar, surtout en écrivant la vie de celui, qui le premier porta ce titre isolé de tout autre. A en croire des hommes pleins de science et d’érudition, ce mot viendrait d’un éléphant qu’aurai tué dans un combat celui qui fut ainsi nommé le premier; car, dans la langue des Maures, l’éléphant s’appelle césar : ou de ce que sa mère étant morte en couche, il fallut pour lui donner le jour, avoir recours à l’opération césarienne; ou de ce qu’il vint au monde la tête garnie de longs cheveux ou enfin de ce qu’il avait les yeux bleus et d’une vivacité extraordinaire. Du reste, quelle que soit la circonstance qui lui ait, servi d’origine, grâces lui soient rendues de nous avoir donné ce nom glorieux, qui durera aussi longtemps que l’univers. Celui donc qui nous occupe maintenant, se nomma d’abord Lucius Aurélius Verus; mais en l’adoptant Adrien le fit passer dans la famille des Ælius, c’est-à-dire dans la sienne, et le nomma césar. Il eut pour père Cejonius Commodus, que les uns ont appelé Verus, d’autres Lucius Aurélius, d’autres Annius. Tous ses ancêtres, dont la plupart tiraient leur origine de l’Étrurie ou de Fænza, furent des personnages très illustres. Du reste, je parlerai avec plus de détails de sa famille dans la vie de son fils Lucius Aurélius Cejonius Commodus, Verus, que l’empereur Antonin adopta, pour se conformer aux ordres d’Adrien. C’est dans le livre consacré à la vie de ce prince, dont nous aurons plus de choses à dire, que doit se trouver tout ce qui concerne l’illustration de sa race.

II. Ælius Verus fut donc adopté par Adrien dans le temps où déjà comme nous l’avons dit plus haut, l’affaiblissement de sa santé faisait à ce prince une nécessité de penser à .se donner un successeur. Verus fut aussitôt créé préteur, et chargé du gouvernement des Pannonies; bientôt après, il devint consul, et, comme il était destiné à l’empire, il fut en outre désigné pour un second consulat: Pour célébrer son adoption, on donna le congiaire au peuple, trois cents millions de sesterces aux soldats et des jeux dans le Cirque;[3] rien ne fut négligé de ce qui pouvait exciter l’allégresse publique. Verus jouissait d’un tel crédit auprès d’Adrien, .qu’outre les témoignages d’affection qu’il lui prodiguait comme à son fils adoptif, il lui accordait tout ce qu’il lui demandait, même par lettres. Du reste, sa présence ne fut point inutile à la province qui lui était confiée : il conduisit bien la guerre, ou plutôt heureusement, et s’il ne se fit point la réputation d’un grand général, du moins il montra qu’il n’était point dépourvu de talents. Mais il était d’une santé si misérable, qu’Adrien ne tarda point à se repentir de son adoption: souvent il pensait à faire un autre choix, et peut-être il l’aurait écarté, de la famille impériale, s’il avait vécu plus longtemps. Enfin, les écrivains qui ont raconté la vie d’Adrien avec le plus d’exactitude, disent que ce prince connaissait l’horoscope de Verus, et qu’en adoptant un homme qui lui paraissait si peu propre à gouverner l’empire, il n’avait d’autre but que de satisfaire sa passion, et de s’acquitter d’un serment qu’ils s’étaient fait, dit-on, l’un à l’autre, à de secrètes conditions. Adrien, en effet, était très habile dans l’astrologie, et Marius Maximus, qui I’affirme, assure que ce prince était si bien au fait de tout ce qui le concernait, qu’il écrivit exactement tout ce qui devait lui arriver chacun des jours de sa vie jusqu’à l’heure de sa mort.

III. Il paraît certain qu’Adrien dit plus d’une fois, en parlant de Verus:

Ostendent terris hunc tantum fata, neque ultra

Esse sinent.

 

Les destins ne feront que le montrer au monde.

[Enéide, liv. VI. trad. de Delille.]

Un jour qu’en se promenant dans un jardin, il répétait ces vers de Virgile, un des hommes de lettres dont Adrien aimait à s’environner, voulut continuer:

.......................... Nimium vobis Romana propago

Visa potens, superi, propria hæc si dona fuissent.

 

Dieux, vous auriez été trop jaloux des Romains,

Si ce don précieux fût resté dans leurs mains!

Ibid.

Adrien l’interrompit : « Ces vers-là, dit-il, ne conviennent point à la vie de Verus; » il ajouta :

....................................... Manibus date lilia plenis

Purpureos spargam flores, animamque nepotis

His saltem accumulem donis, et fungar inani

Muner.

 

Que le lis, que la rose,

Trop stérile tribut d’un inutile deuil,

Pleuvent à pleines mains sur son triste cercueil;

Et qu’il reçoive, au moins, ces offrandes légères....

Ibid.

On rapporte aussi qu’il dit en plaisantant : « C’est un dieu que j’ai adopté, et non un fils. » Un des hommes de lettres qui étaient présents, cherchait à le distraire de ses inquiétudes, et lui disait: « Mais quoi! si son horoscope avait été mal fait, et qu’il vécût, comme nous le croyons? — Cela vous est facile à dire, répondit Adrien, à vous qui cherchez un héritier pour vos biens, et non pour la république. » Cela prouve assez qu’il avait dans la pensée de se choisir un autre successeur, et dans les derniers instants de sa vie, d’éloigner Verus de l’empire. Au reste, l’événement vint sonder ses intentions : en effet, Ælius était revenu de la province, et avait, soit par lui-même, soit à l’aide de quelqu’un de ses secrétaires, composé un très beau discours, qu’on lit encore aujourd’hui, et qu’il se proposait de prononcer le jour des calendes de janvier, pour rendre grâces à sen père adoptif; il prit une potion dont il espérait du soulagement , et ce jour, même des calendes de janvier, il rendit le dernier soupir. Adrien, défendit toute démonstration de deuil, parce que c’était l’époque où se renouvelaient les vœux pour la prospérité du prince et de l’empire.

IV. Verus était d’un commerce très agréable, d’un esprit cultivé, et, si l’on en croit les malveillants, il dut l’affection d’Adrien plus à sa figure qu’à ses vertus. Il ne vécut pas longtemps à la cour; et, dans la vie privée, s’il ne mérita guère l’estime, du moins il se conserva exempt de blâme, et n’oublia point la dignité de sa famille; soigné dans sa parure, beau de visage, plein de noblesse dans sa taille et dans tout son extérieur, il joignait à ces avantages une éloquence élevée, de la facilité à faire des vers, et même des talents qui auraient pu n’être point inutiles à la république. Ses plaisirs, si l’on en croit tout ce que disent ceux qui ont écrit sa vie, sans aller jusqu’à l’infamie, passaient cependant de, bien loin les bornes de la modération. Il fut, dit-on, l’inventeur d’un mets dont Adrien fit toujours depuis ses délices, et qui se composait de cinq choses diverses de ventre de truie, de chair de faisan, de paon et de sanglier, le tout enfermé dans une croûte de pâtisserie. Marius Maximus dit, en parlant de ce genre de mets, qu’il était composé non point de cinq choses différentes, mais de quatre seulement, comme nous l’avons dit nous-mêmes d’après lui, dans la vie d’Adrien. On cite aussi un autre  raffinement de volupté, dont Verus était également l’inventeur : c’était un lit à quatre dossiers saillants, entouré de tous les côtés d’un réseau très fin; il faisait remplir ce lit de feuilles de rose, dont on avait ôté le blanc; et parfumé lui-même des essences de la Perse, il s’y couchait avec ses maîtresses, et se couvrait d’un voile fait de fleurs de lis. Les siéges de table et les tables elles-mêmes, n’étaient qu’un mélange de lis et de roses choisis et nettoyés avec un égal soin; et en cela il ne manque point aujourd’hui d’imitateurs. Ces recherches de volupté ne sont point convenables, sans doute : mais du moins elles ne sont pas bien dangereuses pour la société. Ce même Verus avait toujours dans son lit les poésies amoureuses d’Ovide et les épigrammes de Martial,[4] qu’il appelait son Virgile. Il se plaisait aussi dans d’autres misérables frivolités; il faisait souvent porter des ailes à ses coureurs, ainsi qu’on représente les Amours; souvent il leur donnait les noms des vents, tels que Borée, Notus, Aquilon, Circius et autres, et les fatiguait sans pitié par des courses continuelles. Un jour sa femme se plaignait de ses infidélités : « Laisse-moi, lui répondit-il, satisfaire ailleurs mes passions: le nom d’épouse est un titre de dignité, et non de plaisir. » Verus eut pour fils Antoninus Verus, qui fut adopté par Marc Aurèle, ou du moins avec Marc Aurèle[5] et qui gouverna l’empire conjointement avec lui. Car ce sont eux qui, les premiers, ont été appelés les deux augustes, et c’est sous cette dénomination, et non sous celle des deux Antonin, qu’ils sont inscrits en tête des fastes consulaires. Cette nouveauté parut si remarquable, que plusieurs fastes consulaires datèrent de cette époque, pour fixer l’ordre et la suite des consuls.

V. Pour célébrer l’adoption de Verus, Adrien distribua au peuple et aux soldats des sommes immenses; mais ce prince, d’un esprit si pénétrant et si subtil, voyant que Verus était d’une constitution si frêle qu’il ne pouvait manier d’une main ferme un bouclier de quelque poids, dit alors : « Nous avons perdu les trois cents millions de sesterces que nous avons donnés à l’armée et au peuple:[6] nous nous sommes appuyés sur un mur qui n’est guère solide, et qui, bien loin de soutenir la république, peut à peine nous étayer nous-mêmes. » C’était avec son préfet qu’Adrien parlait ainsi; celui-ci répéta ses paroles. Ælius César, qui se voyait traiter en homme dont on n’espère plus rien, fut déchiré de cruelles inquiétudes, et son état empira de jour en jour. Adrien, pour adoucir l’effet qu’avaient produit sur l’esprit d’Ælius ses fâcheuses paroles, destitua le préfet qui les avait rapportées, et lui donna un successeur; mais cela fut inutile, et, comme nous l’avons dit, Lucius Cejonius Commodus Verus Ælius César (car il portait tous ces noms) rendit le dernier soupir. On lui fit les funérailles usitées pour les empereurs; et, de la dignité suprême, il n’eut rien que la sépulture. Adrien le pleura comme un bon père, mais comme bon prince,[7] il ne le regretta point: car ses amis, se demandant avec inquiétude quel autre il pourrait adopter: « J’y avais pensé, leur dit Adrien, du vivant même de Verus. » Par là il montrait la pénétration de son jugement, ou la connaissance qu’il avait de l’avenir. Adrien fut longtemps incertain sur ce qu’il devait faire; enfin il se détermina à adopter Antoninus, surnommé le Pieux. Il lui imposa pour condition qu’il adopterait à son tour Marcus et Verus, et qu’il donnerait sa fille en mariage à Verus, et non à Marcus,[8] Adrien ne survécut pas plus longtemps: épuisé par diverses maladies, et ne faisant plus que languir, il disait souvent qu’un prince devrait mourir en pleine santé, et non consumé par les souffrances et incapable de tout.[9] »

VI. Du reste, il voulut qu’on érigeât, en l’honneur d’Ælius Verus, des statues colossales dans toutes les parties de l’empire, et même, dans plusieurs villes, il lui fit bâtir des temples. Enfin, en considération de ce prince, il exigea, comme nous l’avons déjà dit, qu’Antonin le Pieux adoptât non seulement Marc Aurèle, mais aussi le fils de Verus, qui, à la mort de son père, était resté, en qualité de son petit-fils, dans la famille d’Adrien: « Que la république, disait-il souvent, ait du moins quelque chose de Verus. » Ceci paraît contredire ce que plusieurs historiens ont avancé touchant le regret qu’aurait éprouvé Adrien de l’adoption d’Ælius; car il n’y avait rien dans le jeune Verus, si ce n’est sa douceur et sa clémence, qui fût de nature à faire honneur à la famille impériale. Voilà ce que j’avais à dire de Verus César. Je n’ai pas cru devoir le passer sous silence,[10] parce que je me suis proposé d’écrire séparément l’histoire de tous ceux qui depuis César le dictateur, c’est-à-dire depuis le divin Jules, ont été appelés césars, augustes ou princes, sans en excepter ceux qui sont entrés par l’adoption dans la famille impériale, ou qui, étant fils ou alliés des empereurs, ont été décorés du nom de césar. Quoique, pour bien des gens, de tels détails n’aient guère d’intérêt, j’ai dû ne point les omettre, pour remplir la tâche que je me suis imposée.


 

[1] Eutrope se sert de la même suscription dans sa lettre à Valens : Eutropias V. C. peculiariter suis; c’est-à-dire le serviteur dévoué de Votre Clémence, Eutrope.

[2] Spartien avait commencé son ouvrage à partir du dictateur Jules César, comme il nous le dit lui-même à la fin de cette vie « De quo idcirco non tacui, quia mihi propositum fuit, omnes qui post Cæsarem dictatorem, hoc est divum Julium, » etc.

[3] Spartien varie sur la somme distribuée au peuple et aux soldats. Dans la Vie d’Adrien il fait dire à ce prince : « Perdidimus quater millies sestertium; » et, dans la Vie de Verus, il cite ainsi ces mêmes paroles d’Adrien « Ter millies perdidimus, quod exercitui populoque dependimus. »

[4] Le passage est très défectueux dans les manuscrits et les anciennes éditions consultées par Casaubon, Gruter et Saumaise. Il y est écrit: « Atque idem Ovidii ab aliis relata. Idem Apicii libros Amorum, in lectos semper habuisse. » Saumaise voit ici une transposition fautive, et, rejetant ab aliis, il propose dans ses notes de lire: « Atque idem Apicii relata, idem Ovidii libros Amorwn in lecto semper habuisse. » Il donne à relata le sens de scripta, « les écrits d’Apicius ». Dans le texte que je présente ici, et qui est celui de diverses éditions, reproduit en outre par Casaubon, Saumaise, Gruter, il ne manquerait que d’ajouter fertur à habuisse pour que le sens fût complet

[5] Le passage indique qu’il y avait diverses opinions sur l’adoption de ce Verus, qui plus tard fut empereur : les uns disaient qu’il avait été adopté par Antonin le Pieux, en même temps que Marc Aurèle, et d’autres qu’il avait été adopté par Marc Aurèle, et non par Antonin.

[6] Voir plus haut la note 3.

[7] Saumaise paraît comprendre par là qu’Adrien pleura Verus comme un bon père, et non point comme un bon prince aurait dû le faire, et il s’effarouche à bon droit de ce sens; en effet, comme bon prince, il ne devait pas regretter Verus, qu’il regardait comme incapable de gouverner la république. Aussi voudrait-il, à l’aide d’une transposition, lire ainsi la phrase « Doluit illius mortem ut bonus princeps, non ut bonus pater; » mais cette transposition est-elle bien nécessaire, et le texte, tel qu’il est, ne présente-il point un sens fort naturel? Ut bonus pater, doluit mortem illius, ut bonus princeps, non dolait. « Comme bon père, il eut de la douleur de sa perte; mais comme bon prince, il ne le regretta point. »

[8] Capitolin dit, au contraire, dans la Vie de Marc Aurèle, qu’Adrien destinait à ce prince la fille de Cesonius Commodus: « Ei L. Cesonii Commodi filia desponsata est ex Hadriani voluntate. » Du reste, la condition qu’Adrien impose ici à Antonin ne fut point remplie; car ce fut Marc Aurèle, et non Verus, qui épousa Faustine, la fille d’Antonin,

[9] C’est le mot si connu de Vespasien, Imperatorem stantem mori debere.

[10] Spartien répète ici presque mot pour mot ce qu’il a dit en commençant cette même vie.