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HISTOIRE AUGUSTE

 

AELIUS SPARTIANUS.

 

[De J.-C. 193 à 195]

VIE DE PESCENNIUS NIGER

 

 

Oeuvre numérisée par Marc Szwajcer

 

 

HISTOIRE AUGUSTE

SPARTIEN.

[De J.-C. 193 à 195]

VIE DE PESCENNIUS NIGER

ADRESSEE A DIOCLETIEN AUGUSTE.

 

<*****>

 

I. IL est rare que l’on écrive bien l’histoire de ceux voulant s’élever au pouvoir suprême, ont été condamnés par la victoire de leurs adversaires à n’être que des rebelles et des usurpateurs : les monuments et les annales ne nous donnent le plus souvent sur eux que des détails incomplets. En effet, les grandes actions qui pourraient leur faire honneur, tantôt sont altérées par les écrivains et présentées sous un faux jour, tantôt sont entièrement supprimées. On s’inquiète peu d’approfondir et leur origine et leur vie, et l’on se borne à faire le récit de l’audacieuse entreprise où ils ont succombé, et des supplices qu’ils ont subis. Il en a été ainsi de Pescennius Niger. A en croire les uns, il était d’une condition médiocre; selon les autres, il sortait d’une noble famille: il avait pour père Fuscus, pour mère Lampridie, pour aïeul un curateur[1] d’Aquinum,[2] et sa famille appartenait à l’ordre équestre;[3] mais rien de tout cela n’est certain, même aujourd’hui. Quant à lui, assez peu instruit dans les belles-lettres, d’un caractère farouche, médiocrement riche, économe dans sa manière de vivre, se livrant avec une violence effrénée à toutes sortes de passions, il resta longtemps dans les degrés inférieurs de l’armée, puis, s’élevant de rang en rang, il fut appelé par Commode au commandement des armées de Syrie; il dut surtout cette haute position au crédit de l’athlète qui, plus tard, étrangla ce prince: car c’est ainsi que tout se faisait alors.

II. Lorsque l’on eut appris que Commode avait péri, que Julianus, nommé empereur, avait été massacré par l’ordre du sénat et de Sévère, qu’Albinus, dans la Gaule, avait pris aussi le titre d’empereur, les légions de Syrie proclamèrent à leur tour Pescennius, bien plus encore, selon quelques auteurs, par haine contre Julianus, que dans un esprit de rivalité contre Sévère. A Rome, Julianus était si violemment détesté, que, dans les premiers jours de son empire, on lui lança des pierres, on vomit contre lui des imprécations, et qu’au milieu de ce tumulte, les sénateurs, qui ne laissaient guère moins Sévère que Julianus, firent publiquement des vœux pour la prospérité de Niger, tandis que le peuple le proclamait empereur et auguste. Or, la cause de cette haine universelle, c’est qu’il avait été élu, contre la volonté du peuple, par les mêmes soldats qui avaient massacré Pertinax, aussi y eut-il de graves séditions. Julianus fit la sottise d’envoyer à l’armée de Niger un centurion pour le tuer, comme si ce général, qui avait une armée à ses ordres, n’était point en état de se défendre, et qu’il fût bien facile à un centurion de mettre à mort un empereur. Il envoya aussi, avec la même extravagance, un successeur à Sévère déjà proclamé empereur, et même, plus tard, il donna la commission de le tuer au centurion Aquilius, qui déjà s’était fait connaître par des meurtres de ce genre; comme si un centurion pouvait venir à bout de tuer un tel empereur au milieu de son armée. Julianus montra tout aussi peu de bon sens, lorsque, pour défendre contre Sévère ses droits à l’empire, il s’appuya sur le droit commun,[4] et invoqua en sa faveur la priorité de la possession.

III. Voici une preuve manifeste des sentiments du peuple à l’égard de Pescennius Niger. Julianus donnait des jeux au grand Cirque;[5] le peuple vient, tous les bancs sont occupés sans distinction; alors, au milieu de l’indignation générale, tous d’une seule voix appellent Pescennius Niger à la défense de la ville, témoignant à la fois ainsi, comme nous l’avons dit plus haut, leur haine pour Julianus et leur amour pour Pertinax, que le crime des soldats leur avait enlevé. On rapporte qu’à cette occasion Julianus dit « que l’empire ne resterait pas plus à Pescennius qu’à lui-même, mais bien à Sévère, qui cependant méritait plus qu’eux la haine du sénat, de l’armée, des provinces et du peuple. » L’événement prouva qu’il ne s’était point trompé. Dans le temps que Sévère gouvernait la province Lyonnaise, il témoigna beaucoup d’affection pour Pescennius, qui avait été envoyé dans les Gaules pour arrêter les innombrables déserteurs dont les brigandages désolaient alors ce pays. Il s’acquitta si bien de sa mission, que Sévère en fut charmé, et fit à Commode un rapport dans lequel il disait que Pescennius était un officier précieux pour la république. En effet, il déploya dans le métier des armes des talents et de l’énergie. Jamais, sous son commandement, le soldat n’extorqua aux habitants des provinces ni bois, ni huile, ni corvées; jamais lui-même, lorsqu’il était tribun, ne reçut rien des soldats, ni ne permit d’en rien recevoir. Devenu empereur, il fit lapider, par les soldats auxiliaires, deux tribuns, qui étaient convaincus d’avoir fait des profits illicites.[6] Il existe une lettre de Sévère à Ragonius Celsus, gouverneur des Gaules, où il dit : « C’est chose misérable, que nous ne puissions pas imiter la discipline militaire de celui que nos armes ont vaincu. Vos soldats courent de tous les côtés; vos tribuns se baignent au milieu du jour; ils font de leurs salles à manger des cabarets, de leurs chambres des lieux de débauches: ils dansent, ils boivent, ils chantent. Ils n’ont aucune règle, aucune mesure dans leurs festins; car ils boivent sans mesure et sans règle.[7] Verrait-on de semblables désordres, s’il restait en nous la moindre trace de l’ancienne discipline? Réformez donc avant tout les tribuns, ensuite vous réformerez vos soldats; et souvenez-vous que, tant que vous les craindrez, ils ne vous craindront pas. Or, apprenez ceci de Niger; que le soldat ne peut craindre, que quand ses tribuns et ses officiers sont irréprochables. »

IV. Voilà ce que Sévère disait de Pescennius empereur. Déjà, lorsqu’il était encore dans les gardes inférieurs de l’armée, Marc Aurèle écrivait ainsi,[8] à son sujet, à Cornelius Balbus: « Vous me faites l’éloge de Pescennius; je reconnais son mérite: car votre prédécesseur m’a dit également qu’il était brave, d’une vie austère, et, même alors, au-dessus de son rang dans l’armée. Aussi j’ai envoyé des lettres qui seront lues aux soldats, par lesquelles je lui donne le commandement de trois cents Arméniens, cent Sarmates et mille soldats romains. C’est à vous à bien expliquer aux soldats que cet homme doit, non à la brigue (ce qui serait indigne de nous), quais à son propre mérite, ce poste que mon aïeul Adrien, et Trajan, mon bisaïeul, n’accordaient jamais qu’à des gens éprouvés. » Commode disait aussi de lui: « Je sais que Pescennius est un brave militaire, et déjà je lui ai donné deux tribunats : je lui donnerai un commandement d’armée,[9] aussitôt que l’âge aura déterminé Ælius Corduenus à se retirer. » C’est ainsi que Pescennius fut jugé par tout le monde; Sévère même alla souvent jusqu’à dire « qu’il lui pardonnerait, à moins qu’il ne persévérât dans sa révolte. » Enfin Commode le déclara consul, de préférence à Sévère, qui en fut d’autant plus irrité, que c’était sur la recommandation de ses primipilaires que Niger avait obtenu cette dignité. Sévère dit dans l’histoire de sa vie que, se trouvant malade, et ses fils étant trop jeunes pour gouverner l’empire, il avait pensé à se donner pour successeurs, en cas d’accident, Niger Pescennius et Clodius Albinus, qui, plus tard, se montrèrent ses plus cruels ennemis. Ceci prouve quelle opinion Sévère lui-même avait de Pescennius.

V. À en croire Sévère, Niger fut avide de gloire, dissimulé, dépravé dans ses mœurs, et, lorsqu’il se fit empereur, il était déjà d’un âge avancé. A cette occasion, il lui reproche ses pensées ambitieuses, comme si lui-même était arrivé plus jeune à l’empire, lui dont cependant il est si facile de calculer l’âge, malgré tout le soin qu’il met à le dissimuler, puisqu’il a gouverné l’empire pendant dix-huit ans, et qu’il est mort dans sa quatre-vingt neuvième année. Quoiqu’il en soit, Sévère envoya Heraclius dans la Bithynie pour s’assurer de cette province, et chargea Fulvius de s’emparer des fils de Niger,[10] qui étaient déjà grands; et cependant il ne fit pas la moindre mention de lui dans le sénat, quoiqu’il eût déjà appris que Niger avait été proclamé empereur, et que lui-même partit pour aller pacifier l’Orient. Seulement, à son départ, il envoya des légions en Afrique, dans la crainte que Pescennius ne s’en emparât, et ne réduisit ainsi le peuple romain à la famine: or il le pouvait en traversant la Libye et l’Égypte, qui le séparaient de l’Afrique, quoique la route ne fût pas sans de grandes difficultés, soit par terre, soit par mer. Lorsque Sévère vint en Orient; Pescennius était maître de la Grèce, de la Thrace et de la Macédoine, dont il s’était emparé en faisant périr plusieurs personnages illustres. Il offrit néanmoins à Sévère de partager avec lui l’empire. Mais celui-ci, prétextant les meurtres dont Niger s’était rendu coupable; le déclara ennemi de la république, ainsi qu’Émilien : bientôt ses généraux livrèrent bataille à ce dernier qui commandait l’armée de Niger, et le vainquirent. Sévère alors fit offrir à son rival une retraite assurée, s’il déposait les armes; mais Niger persista, combattit de nouveau et fut vaincu. Dans sa fuite, il fut surpris et blessé dans un marais aux environs de Cyzique; on le conduisit dans cet état à Sévère, et il mourut aussitôt.

VI. Sa tête fut promenée au bout d’une pique, et ensuite envoyée à Rome;[11] ses fils et sa femme furent mis à mort, ses biens confisqués, et toute sa famille détruite. Cependant ces dernières cruautés n’eurent lieu que quand on apprit la révolte d’Albinus; jusque-là, Sévère s’était contenté d’envoyer en exil la mère et les fils de Niger: mais la seconde guerre civile, ou plutôt la troisième avait aigri son caractère. Alors, en effet, il fit périr un nombre infini de sénateurs, ce qui lui fit donner, par les uns, le surnom de Sylla le Punique, par d’autres, celui de Marius. Pescennius était d’une taille élevée et d’une belle figure. Ses cheveux se relevaient avec grâce sur sa tête. Sa voix était si sonore, qu’à moins que le vent ne fût contraire, elle, pouvait se faire entendre en plaine à mille pas de distance; sa figure, toujours colorée, annonçait la pudeur et la modestie, il avait le cou si noir que bien des gens supposent qu’il dut à cette circonstance le surnom de Niger. Le leste de son corps était blanc et avait de l’embonpoint; il aimait beaucoup le vin, mangeait peu, et ne se livrait jamais aux plaisirs des sens que pour perpétuer sa famille. Enfin, dans la Gaule, il célébra, du consentement de tous, des sacrifices dont on ne chargeait que les plus chastes. On le voit, dans les jardins de Commode, peint en mosaïque, à la voûte d’un portique, au milieu des amis de ce prince; il est représenté portant les objets sacrés du culte d’Isis, pour lequel Commode avait une telle vénération qu’il se rasait la tête, portait l’Anubis, et accomplissait religieusement toutes les stations prescrites. Niger fut donc un bon soldat, un excellent tribun, un grand général, un lieutenant très sévère, un consul d’un rare mérite, un homme enfin, également remarquable pendant la paix et pendant la guerre; mais, comme empereur, il lui manqua d’être heureux. S’il avait voulu reconnaître l’autorité de Sévère, il aurait pu, sous ce prince farouche et austère, rendre de grands services à la république.

VII. Mais il écouta trop les conseils de Sévère Aurélien, qui, ayant fiancé ses filles aux fils de Pescennius, lui persuada de persister dans ses prétentions à l’empire. La sagesse de ses vues lui donnait une telle autorité, que, voyant le tort que faisait aux provinces le fréquent changement de leurs magistrats, il écrivit à Marc Aurèle, et plus tard à Commode, pour leur proposer à cet égard quelques réformes: d’abord il voulait que, dans les provinces, les gouverneurs, les lieutenants et les proconsuls ne conservassent jamais moins de cinq ans leur charge, alléguant que, sans cela, ils sortaient de leur emploi avant que d’avoir appris à le gérer; en second lieu, que ces dignités élevées de la république ne fussent jamais confiées à des hommes nouveaux dans l’administration des affaires;[12] qu’excepté dans l’ordre militaire, les magistrats supérieurs, pour chaque province, fussent choisis parmi ceux qui y avaient servi comme assesseurs. Sévère, dans la suite, et plusieurs de ses successeurs observèrent fidèlement ces règles, comme le prouve l’exemple de Paulus et d’Ulpien, qui, après avoir fait partie du conseil de Papinien, l’un en qualité de secrétaire, l’autre comme rapporteur, furent, sans aucun autre intermédiaire, élevés à la dignité de préfets. C’est encore Pescennius qui établit que nul ne serait assesseur dans sa province; que nul ne serait administrateur à Rome, s’il n’était originaire de Rome même. Il assigna aussi des honoraires aux conseillers,[13] dans la crainte qu’ils ne se fissent payer par les clients. Il s’appuyait sur cette maxime, « qu’un juge ne doit ni donner ni recevoir. » Dans le service militaire, il était d’une grande sévérité. Un jour, en Égypte, les soldats qui gardaient la frontière lui demandant du vin : « Quoi! leur dit-il, vous avez le Nil, et vous voulez du vin! « Il est de fait que les eaux de ce fleuve sont si agréables, que les habitants ne recherchent pas d’autre boisson. Dans une autre circonstance, des troupes, qui avaient été battues par les Sarrasins, faisaient du tumulte et criaient: « On ne nous a point, donné de vin; nous ne pouvons combattre. — Vous devriez rougir, leur dit Pescennus; ceux qui vous ont battus ne boivent que de l’eau.[14] » Les habitants de la Palestine le suppliaient de diminuer l’impôt dont on les avaient surchargés: « Vous voulez, leur dit-il, qu’on diminue la taxe de vos terres; et moi, je voudrais imposer l’air même que vous respirez.[15] »

VIII. Enfin, dans ce moment de trouble et de confusion, où trois empereurs à la fois étaient proclamés, Septime Sévère, Pescennius Niger et Clodius Albinus, on consulta l’oracle de Delphes pour savoir lequel d’entre eux convenait le mieux à la république. On assure qu’il répondit par un vers grec, dont tel était le sens:

Optimus est fuscus, bonus Afer, pessimus Albus.

« L’Africain est bon, le noir est meilleur, le blanc est le pire. »

L’on comprit que, par le noir, l’oracle désignait Niger; par l’Africain, Sévère, et par le blanc, Albinus. La curiosité ne s’arrêta point là : l’on demanda qui des trois resterait le maître de l’empire; l’oracle répondit par un autre vers:

Fundetur sanguis Albi, Nigrique minantis,

Imperium mundi pœna reget urbe profectus.

« Le sang du blanc sera répandu; le noir périra malgré ses menaces : l’empire du monde restera aux mains de celui qui sera veau d’une ville africaine. »

On demanda encore quel serait son successeur; l’oracle répondit de nouveau en un vers grec:

Cui dederint Superi nomen habere Pii.

« Celui auquel les dieux auront accordé de porter le nom du Pieux. »

Cette réponse ne fut comprise que quand Bassianus reçut le nom d’Antonin, qui expliquait clairement celui de Pieux, dont s’était servi l’oracle. Enfin on demanda combien de temps l’Africain serait empereur; l’oracle répondit encore en grec:

Bis denis Italum conscendet navibus æquor:

Sic tamen una ratis transiliet pelegus.[16]

« Il s’embarquera sur la mer d’Italie avec vingt vaisseaux : un seul néanmoins en traversera l’étendue. »

L’on comprit par cette réponse que Sévère règnerait vingt ans.

IX. Tels sont, auguste Dioclétien, tous les détails que nous avons pu recueillir sur Pescennius dans un grand nombre d’ouvrages. Car on n’écrit pas facilement, comme je l’ai dit en commençant, l’histoire de ceux qui ont été princes autre part qu’en Italie, ou qui n’ont point été nommés empereurs par le sénat, ou qui ont été tués avant d’avoir eu le temps de se faire connaître. Voilà pourquoi l’on ne sait rien de Vindex ni de Pison,[17] ni de tous ceux qui n’ont eu que le titre de fils adoptifs, ou qui ont été proclamés empereurs par les soldats, comme Antoine sous Domitien, ou qui, aussitôt massacrés, ont perdu à la fois la vie et l’empire qu’ils avaient usurpé.[18] Pour qu’on ne puisse m’accuser d’avoir rien omis de ce qui concerne Pescennius (quoiqu’on puisse voir ces détails dans les autres vies que j’ai écrites), j’ajouterai quelques mots. Les devins dirent de lui qu’il ne tomberait ni vivant ni mort entre les mains de Sévère, mais qu’il périrait au bord de l’eau : il y a des gens qui assurent que cette prédiction fut faite par Sévère lui-même, qui était habile dans la divination. Du reste, elle se vérifia, puisque Pescennius fut trouvé demi-mort près d’un marais.

X. Pescennius se montrait si rigide envers les troupes, qu’ayant remarqué des soldats qui, dans une expédition, buvaient dans une coupe d’argent, il interdit l’usage de tonte vaisselle d’argent pendant la guerre, et ordonna de se servir de vases de bois : cette défense excita contre lui le ressentiment des soldats. Il disait qu’il ne fallait pas que les barbares, s’ils venaient à s’emparer des bagages, pussent se glorifier d’une argenterie conquise sur les Romains; que le triomphe serait moindre pour leur vanité, s’ils n’y trouvaient rien de semblable. Il ne permit à personne de boire du vin pendant la guerre, et ordonna que tout le monde se contentât de vinaigre.[19] Il ne souffrit point non plus que des boulangers suivissent l’armée : les officiers comme les soldats devaient se nourrir de biscuit. A l’occasion d’une poule volée, il ordonna que l’on tranchât la tête à dix soldats qui l’avaient mangée ensemble, quoiqu’un seul d’entre eux fût coupable du vol.; et il aurait fait exécuter son ordre, si toute l’armée n’avait demandé leur grâce avec une insistance presque séditieuse. Encore ne leur pardonna-t-il qu’à la condition que les coupables rendraient chacun la valeur de dix poules au propriétaire de la poule volée. De plus il les condamna à ne point faire de feu pendant toute la campagne, à ne manger rien de chand, et à se contenter de pain et d’aliments froids. Il eut soin que l’on veillât à l’exécution de ses ordres. Il fit aussi défense aux soldats de porter sur eux de la monnaie d’or ou d’argent, lorsqu’ils marchaient contre l’ennemi: ils devaient en faire le dépôt dans la caisse de l’armée,[20] qui le leur rendrait après la guerre; et, si la fortune leur était contraire, il s’engageait à remettre cet argent à leurs femmes et à leurs enfants, ou à leurs autres héritiers, aussitôt qu’ils se présenteraient. Par là aussi on éviterait, en cas de malheur, que cette proie ne tombât entre les mains de l’ennemi. Mais telle était la dissolution qui s’était introduite dans les armées du temps de Commode, que tous les soins que prit Pescennius dans l’intérêt de chacun, tournèrent contre lui. Enfin il n’y eut de son temps aucun général plus rigide ni plus austère; mais ses bonnes qualités ne firent que contribuer à sa ruine, tandis qu’après sa mort, lorsque l’envie et la haine eurent été satisfaites, d’autres retirèrent le fruit des exemples qu’il avait laissés.

XI. Toujours, en temps de guerre, il prenait ses repas, semblables en tout à ceux des soldats, devant son pavillon, à la vue de tout le monde; et jamais on ne le vit chercher un abri contre le soleil ni contre la pluie, lorsque le soldat n’en avait point. Enfin il n’emportait pas plus de bagages pour lui, ses esclaves ou les gens qui l’accompagnaient, que les soldats eux-mêmes n’en emportaient pour leurs propres besoins, et il voulait que le détail en fût connu de toute l’armée. Il exigeait que ses esclaves portassent les provisions de vivres, pour que les soldats n’eussent point le chagrin de les voir marcher à leur aise, tandis qu’eux-mêmes étaient chargés d’un lourd fardeau. Aussi, il protesta un jour avec serment, en présence de l’armée, que tant qu’il avait été dans les camps et tant qu’il y serait encore, il ne s’était jamais traité, ni ne se traiterait jamais autrement que le moindre soldat. Il suivait en cela les traces de Marius et d’autres grands généraux. En effet, Marius, Annibal et les autres grands hommes de ce genre faisaient l’objet continuel de son admiration et de ses entretiens. Enfin, étant devenu empereur, et quelqu’un voulant lire devant lui un panégyrique qu’il avait fait en son honneur: « Faites-nous, lui dit-il, l’éloge de Marius, d’Annibal ou de tout autre grand général qui ne vive plus, et dites-nous ce qu’ils ont fait, pour que nous les imitions. C’est une mauvaise plaisanterie, que de louer des vivants, et surtout des empereurs, de qui l’on a à espérer ou à craindre, qui peuvent faire du bien, ou mettre à mort ou proscrire. Pour moi, ajoutait-il, je veux être aimé pendant ma vie et après ma mort, puissé-je aussi être loué ! »

XII. Parmi les princes il aimait Auguste, Vespasien, Titus, Trajan, Antonin le Pieux, Marc Aurèle; il appelait les autres des hommes nuls ou des fléaux publics.[21] Parmi les grands hommes de l’histoire, il aimait de préférence Marius, Camille et Quintus Coriolan. Interrogé sur ce qu’il pensait des Scipion, il dit qu’ils avaient été plus heureux que braves; que la preuve est en leur vie privée et la manière dont ils ont passé l’un et l’autre leur jeunesse, au milieu de l’éclat et du luxe. Si Pescennius fût resté maître de l’empire, il eût réformé les abus que Sévère ne put ou ne voulut point corriger, et il l’eût fait sans cruauté, et même avec douceur : non point avec cette douceur molle et imbécile qui ne mérite que le mépris, mais avec cette douceur ferme et soutenue dont il avait pris l’habitude dans le métier des armes. On voit encore aujourd’hui à Rome, sur la place de Jupiter, la maison de Pescennius, qui a conservé son nom; et sur le fronton de cet édifice, sa statue en marbre d’Égypte,[22] que lui avait envoyée le roi de Thèbes, et que l’année suivante il établit en cet endroit. Il y existe aussi une inscription grecque, dont tel est le sens:

Terror Ægyptiaci[23] Niger adstat militis ingens,

Thebaidos socius, aurea sæcla volens.

Hunc reges, hunc gentes amant, hunc aurea Roma:

Hic Antoninis carus et imperio.

Nigrum nomen habet, nigrum formavimus ipsi,

Ut consentirent forma, metalla, sibi.[24]

 « Voici Niger, la terreur de l’Égyptien, l’allié de Thèbes, qui veut faire revivre l’âge d’or. Il est aimé des rois, des nations et de la glorieuse Rome; il est cher aux Antonin et à l’empire. Son nom est Niger, et nous l’avons représenté noir, afin que la couleur du marbre fût en rapport avec celle de son visage. »

Sévère ne voulut point que cette inscription fût effacée, malgré les conseils du préfet et des officiers du palais, et il ajouta : « S’il fut réellement tel qu’on le dit ici, que tout le monde sache quel homme nous avons vaincu; s’il ne fut pas tel, qu’on croie néanmoins que tel fut celui que nous avons vaincu. D’ailleurs, que ces vers restent comme ils sont, puisque Pescennius fut réellement tel qu’ils le représentent. » J’ai maintenant à parler de Clodius Albinus,[25] que l’on a coutume d’associer à Niger, parce qu’ils ont fait l’un et l’autre la guerre contre Sévère, et que tous deux également ont été vaincus par lui et mis à mort. Sur lui aussi, les détails nous manquent, parce que sa fortune fut la même que celle de Pescennius, quoique d’ailleurs il n’y ait guère de ressemblance dans leur vie.

 


 

[1] Les curateurs étaient des percepteurs d’impôts publics. L’empereur les choisissait généralement parmi les chevaliers, et les envoyait indistinctement dans ses provinces et dans celles du peuple (Dion).

[2] Ville de l’Abruzze, dans le royaume de Naples.

[3] Les manuscrits disent ex qua familia. J’ai adopté la correction de Casaubon et de Saumaise, qui s’accorde avec les paroles de Dion.

[4] Il y avait dans le droit régulier des Romains l’action et l’interdiction. Julianus défend ses droits comme s’il s’agissait d’une affaire qui pût être soumise aux formes ordinaires, et fait opposition aux prétentions de son adversaire, arguant en sa faveur de la priorité de possession. Le manuscrit palatin donne à la fin de cette phrase imperium prævenisse au lieu de ad Imperium pervenisse, et Saumaise juge avec raison que cette leçon exprime plus nettement que celle dit texte vulgaire, cette priorité de possession dont Julianus prétend se faire un droit.

[5] Spartien a dit dans la Vie de Julianus ch. iv Inde ad circense spectaculum itum est, il est évident, d’après ce qu’il développe ici, que, dans ce premier passage, il ne s’agissait point seulement du Cirque, mais des spectacles, des jeux qui s’y donnaient.

[6] L’on appelait stellatara, une retenue frauduleuse que faisaient les officiers romains sur la paye et sur l’étape des soldats. L’on appelait également de ce nom une marque particulière que l’on donnait aux soldats pour se faire fournir l’étape ou des vivres. Sans doute, c’était en livrant ces marques à leurs officiers qui les réduisaient eu argent, qu’ils obtenaient d’eux certaines faveurs, comme des exemptions de service, des congés.

[7] Par mensurœ conviviorum, les Romains entendaient les coupes d’inégale capacité, dont le maître du festin réglait l’emploi. Cet usage avait eu sans doute pour but, dans le principe, de prévenir les excès.

[8] J’ai adopté ici la correction de Saumaise. Le texte du manuscrit et des éditions porte: « Hæc de Pescennio Severus Augustus adhuc milite. » Il suffit de lire la lettre qui précède pour voir que Sévère parle de Pescennius devenu auguste, puisqu’il fait mention de sa victoire sur lui. Adhuc milite joint par la ponctuation avec ce qui suit, rétablit un sens fort naturel, puisqu’il n’est question dans la lettre de Marc Aurèle que des premiers pas de Pescennius dans la carrière militaire.

[9] Le mot ducatus est pris dans diverses acceptions, et exprime des degrés différents dans la hiérarchie militaire. Ducatus ordinum, paraît exprimer les grades inférieurs au tribunat, qui mettaient l’officier dans un rapport direct et immédiat avec les soldats. D’autres fois, comme ici, on désigne par le mot dux, un général d’année, et par conséquent un grade supérieur à celui de tribun. On voit à la fin du premier chapitre de la même vie, ce mot ducatus employé dans la première de ces deux acceptions.

[10] Les mêmes faits sont racontés d’une manière différente au ch. iv de la Vie de Sévère. « Heraclitum ad obtinendas Britannias, Plautianum ad occupandos Nigri liberos misit. » Spartien appelle d’un côté Héraclite, celui qu’il appelle de l’autre Heraclius; il l’envoie ici en Bithynie, et là en Bretagne. Il est évident que c’est dans la Vie de Sévère que se trouve l’erreur. Car, au ch. viii de cette même vie, il rend compte de l’une et de l’autre mission. Héraclius ne put occuper la Bithynie, parce que Niger était déjà maître de Byzance. Quant au Fulvius dont il parla ici, c’est Fulvius Plautianus dont il a parlé dans la Vie de Sévère, en ne le désignant que par l’un de ses noms.

[11] Dion n’est point d’accord ici avec Spartien il dit (liv. lxxiv, ch. 8) que la tête de Pescennius fut envoyée par Sévère à Byzance.

[12] Saumaise veut que le point qui suit accederunt soit reporté après administrationes, et que novi s’entende des gens sans naissance. Les carrières civiles devaient être interdites à ceux-ci, mais non la carrière militaire, où la valeur et le mérite personnel doivent être seuls considérés. Ce sens paraît difficile à adopter. Dans cette première partie des réformes de Pescennius, il s’agit d’obtenir des garanties d’expérience de ceux que l’on envoie administrer les provinces et les armées; et, pour cela, il faut deux choses, laisser assez longtemps le magistrat dans ses fonctions pour qu’il apprenne à bien les remplir, et, en second lieu, que ces magistrats eux-mêmes soient pris parmi ceux qui, dans des emplois inférieurs, ont pu déjà donner des garanties de science et d’habileté. Ainsi les administrateurs seront pris parmi les assesseurs, et, excepté pour les emplois militaires, on aura soin de leur donner ces fonctions administratives dans la province même qu’ils auront appris à connaître comme assesseurs. Quant aux conditions de la naissance, Spartien en parle plus loin dans un article séparé : « Hujus etiam illud fuit, ut nemo assideret in sua provincia, ut nemo administraret Romæ, nisi Romanus, hoc est oriundus Urbe. »

[13] Auguste, qui le premier avait assigné des émoluments aux gouverneurs des provinces, n’avait pris aucune mesure de ce genre en faveur des assesseurs et des conseillers (Dion, liv. liii).

[14] Il est digne de remarque que ces mêmes peuples s’abstiennent encore aujourd’hui de vin, par suite d’une prescription religieuse.

[15] Le vœu de Pescennius s’est accompli, et, comme le fait observer Casaubon, non seulement les Juifs, mais tous les citoyens de l’empire, eurent à payer un impôt pour l’air qu’ils respiraient : les Grecs donnaient à cet impôt, pour spécifier sa nature, le nom de ἀερικόν.

[16] Spartien explique les autres vers, mais ne dit rien sur celui-ci. Saumaise, qui ne recule devant aucun obstacle, fait de grands efforts pour y trouver un sens clair. Il dit, avec Spartien, que les vingt vaisseaux représentent les années de l’empire de Sévère, et, de sa propre autorité, il ajoute que par ce seul vaisseau dont il est question au second vers, il veut entendre Sévère lui-même. Pour arriver à cette explication, il met sic au commencement du vers à la place de si que donnent les manuscrits et les éditions. J’ai adopté cette correction, dans le désir de me couvrir d’un grand nom, et de trouver un sens quelconque à ce passage. Cependant ce sens lui-même est peu satisfaisant; car Sévère n’a point gouverné l’empire pendant vingt ans, de l’aveu même de Spartien, qui, au ch. xix de la vie de ce prince, dit: « Periit.... anno imperii decimo octavo. »

[17] Tous les deux ont conspiré contre Néron. Tacite et Suétone en font mention, mais l’un et l’autre en peu de mots.

[18] Après ces mots, se trouve dans tous les manuscrits et dans toutes les anciennes éditions un morceau commençant ainsi: « Sequitur nunc, ut de Clodio Albino dieam, qui quasi socius hujus habetur, etc. » Casaubon, autorisé par le manuscrit de la Bibliothèque royale dont il s’appuie, a rejeté à la fin de cette Vie ce morceau, qui est évidemment une transition pour passer à celle d’Albinus. Peut-être aurait-il bien fait de rejeter au même lieu tout le commencement de ce chapitre: « Hæc sunt, Diocletiane, maxime augustorum, quæ de Pescennio didicimus, etc. » Spartien, dans ce passage et les réflexions qui suivent, paraît annoncer q’il n’a plus rien à dire sur Pescennius: c’est une fin. D’ailleurs ce qui suit: « Ac ne quid ex iis, quæ ad Pescennium pertinent, etc. » se lie tout naturellement avec le chapitre précédent, qui est consacré aux oracles et aux réponses des devins relatives à Pescennius.

[19] Un mélange de vinaigre et d’eau, appelé posca, était la boisson des camps. Il est fait mention de cet usage dans la Vie d’Adrien, ch. x : « Ipse quoque inter manipulares vitam militarem magistrans, cibis etiam castrensibus in propatulo libenter utens, hoc est larido, caseo, et posea, etc. »

[20] C’était une ancienne coutume chez les Romains : au moment d’une bataille, les soldats venaient déposer dans la caisse de la légion ce qu’ils avaient d’argent, pour que leur famille n’en fit pas frustrée, s’ils venaient à périr. Pescennius ne fait que rétablir cet usage.

[21] Au lieu de fœneos, qui se trouve dans le manuscrit de la bibliothèque Palatine, on trouve généralement femineos. Il n’y a aucun motif pour rejeter ce mot, qui présente un sens aussi net que notre expression française, des hommes de paille.

[22] Ce passage est fort embarrassé. Quel est celui qui établit la statue de Pescennius au fronton de cette maison? si c’est Pescennius lui-même, il faudrait simulacrum suum, et non ejus. Il faut bien avouer cependant que ce ne serait pas la première fois que Spartien aurait mis un de ces pronoms pour l’autre. Que signifie statim post annum? de quelle année est-il question? est-ce aussitôt après l’année qu’il avait reçu cette statue? cela est du moins probable. Casaubon veut que ce soit Statius Postumius, devenu propriétaire de la maison de Pescennius après la mort de ce prince et l’extinction de sa famille, qui ait établi cette statue à l’endroit où elle se trouvait. Cela peut bien être, mais il faut avouer qu’il y s là une grande hardiesse de conjectures, et que c’est trancher bien vivement une question. Quant à statim post annum, il déclare que cela n’admet aucune interprétation.

[23] Il est superflu de dire que l’auteur de ces vers, fait brève la diphtongue d’Ægyptiacus, et, quelques vers plus bas, la terminaison de gentes. Ce sont des fautes qui se trouvent fréquemment chez les poètes de cette époque.

[24] La leçon vulgaire est: ut consentirent forma metalla tibi. Gronove défend ce texte, à la condition de mettre forma entre deux virgules. On s’adresse alors à la figure de Pescennius, et on lui dit : « Nous avons représenté Pescennius noir, c’est-à-dire avec du marbre noir, pour que ce marbre fût en rapport avec toi. » Saumaise trouve dans son manuscrit palatin : ut consentiret forma, metalla, tibi. Ici, c’est au marbre que l’on adresse la parole, et on lui dit: « Nous avons rendu Pescennius noir (en le brûlant de notre soleil, dans le temps où il commandait les frontières d’Égypte), afin que sa figure fût en rapport avec toi. » Cette explication ne manque pas du moins de singularité. Casaubon, enfin, trouve dans le manuscrit royal : ut consentiret forma metalle tibi. Il corrige ce texte et lit : ut consentirent forma, metalla, sibi; ce qui veut dire « Nous l’avons représenté noir, c’est-à-dire avec du marbre noir, pour qu’il y eût accord entre la couleur du marbre et celle de la figure de Pescennius. » Ce texte et ce sens m’ont paru plus naturels que les autres. Il faut encore remarquer dans le passage qui nous occupe metalla pris pour le marbre.

[25] Voir plus haut la note 18.