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HISTOIRE AUGUSTE

 

AELIUS SPARTIANUS.

 

VIE DE L’EMPEREUR ADRIEN

 

Oeuvre numérisée par Marc Szwajcer

 

 

HISTOIRE AUGUSTE

NOTICE

SUR

AELIUS SPARTIANUS.

 

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Les écrivains de l’Histoire Auguste, dans les trente-quatre biographies qui nous restent d’eux, embrassent une période de cent soixante-huit ans, depuis l’avènement d’Adrien (117 ap. J.-C.) jusqu’à la mort de Carus et de ses fils (285). Cet ouvrage pourrait donc servir de continuation à Suétone, s’il n’y manquait les vies de Nerva et de Trajan, et qu’il n’y eût point une lacune de neuf ou dix ans depuis les trois Gordien, Maxime et Balbin, jusqu’à Valérien.

Des six écrivains auxquels sont attribuées ces biographies, aucun, à l’exception peut-être de Vopiscus, n’a vu les événements qu’il raconte; aucun ne paraît avoir fait par lui-même de recherches sérieuses pour s’assurer de la vérité. Ils se contentent de copier les historiens contemporains des événements, dont il ne nous est rien resté, quoique, à en juger par les noms qu’ils citent, ils aient dû être assez nombreux.[1] Dans ce travail de compilation, fait à la bête, ils mettent une telle insouciance, un tel manque de jugement, que les phrases, qu’ils prennent de côté et d’autre, ne sont pas liées entre eues, que les choses les plus disparates se trouvent mêlées et confondues, qu’aucun ordre des faits as des temps n’est observé, et que, souvent même, passant d’un auteur à un autre, ils rapportent d’après lui les mêmes événements, sans paraître s’apercevoir qu’ils se répètent.

Ils se font une espèce de gloire de dédaigner le mérite du style, et Trebellius Pollion nous assure qu’il n’écrit pas, mais qu’il dicte, et encore avec une telle rapidité, qu’il n’a pas même le temps de respirer.

En un mot, l’incorrection du style, le manque de goût et l’absence totale de critique, sont des défauts communs aux écrivains de l’Histoire Auguste, excepté cependant Vopiscus, qui a un peu plus de méthode que les autres.

Mais cette époque, si féconde en événements et même en princes dignes d’être connus, est tellement stérile en monuments historiques, que, tels qu’ils sont, ces écrivains ne manquent point d’une certaine importance. Ils représentent À eux seuls les historiens latins contemporains des événements; ils leur empruntent un certain degré d’autorité, et, à ce titre, ils peuvent servir de contrôle ou d’appui aux historiens grecs Dion Cassius et Hérodien, qui ont traité les mêmes époques. Ils comblent à peu près In lacune que nous laissait la perte si regrettable des treize premiers livres d’Ammien Marcellin. Enfin, nous leur devons la connaissance d’un grand nombre de faits et même d’institutions dont, sans eux, les traces auraient été entièrement perdues pour nous. Ils contiennent des documents précieux pour le jurisconsulte, pour l’historien, pour le philologue; en un mot, ils sont un anneau nécessaire dans la chaîne des temps, et plus nous sentons leur insuffisance, plus nous sommes obligés de reconnaître qu’ils nous sont indispensables.

Quoique les vies dont se compose l’Histoire Auguste soient attribuées à différents auteurs, nous ne les trouvons nulle part séparées. Aucun renseignement d’aucune espèce ne nous permet de fixer à quelle époque, ni par qui s’est faite leur réunion. Dans le petit nombre de manuscrits qui nous restent de cet ouvrage, nous trouvons partout le même désordre dans le classement de ces diverses biographies, partout aussi les mêmes lacunes et Les mêmes altérations: ce qui nous force de conjecturer, avec Saumaise, que ce petit nombre de manuscrits qui nous restent, ne sont que les copies d’un seul et unique manuscrit, gravement altéré lui-même. Comment nous expliquer autrement l’absence des vies de Nerva et de Trajan, lorsque nous savons, par le témoignage de Spartianus lui-même, qu’il avait fait la biographie de tous les princes depuis Jules César jusqu’à Adrien? Et d’ailleurs, la vie de Valérien, dont le commencement nous manque, et dont la portion même qui nous reste porte des traces visibles d’altérations, prouve irrésistiblement que la lacune qui la précède n’est le fait ni des auteurs, ni de celui qui a formé un ensemble de ces biographies séparées. Nous devons d’autant moins en douter, que Vopiscus déclare positivement que Trebellius avait écrit les vies des princes depuis les Philippe jusqu’à Claude II.

Les auteurs auxquels on attribue communément les vies contenues dans l’Histoire Auguste, sont au nombre de six: Ælius Spartianus, Julius Capitolinus, Vulcatius Gallicanus, Ælius Lampridius, Trebellius Pollio et Flavius Vopiscus.

Ælius Spartianus, qui se présente le premier dans ce recueil, vivait du temps de Dioclétien et de Constantin; car plusieurs de ses vies leur sont adressées. Nous n’avons sur lui aucun autre renseignement, et nous ne le voyons cité dans aucun auteur contemporain.

Spartianus avait conçu et exécuté en partie un plan d’une vaste étendue: il voulait écrire les vies, non seulement de tous les empereurs depuis Jules César jusqu’à Dioclétien, mais même de tous ceux qui, de quelque manière que ce fut, s’étaient approchés du rang suprême. Il dit, au commencement de la Vie d’Ælius Verus: « In animo mihi est, Diocletiane Auguste, tot principum maxime, non solum eos, qui principum locum in bac statione, quam temperas, retentarunt, ut usque ad divum Hadrianum feci, sed illos etiam, qui vel Cæsarum nomine appellati sunt, nec principes aut augusti fuerunt, vel quolibet alio genere aut in famam, aut in spem principatus venerunt, cognitioni numinis tui sternere. » A la fin de cette même vie, il dit encore: « Mihi propositum fuit, omnes, qui post Cæsarem dictatorem, hoc est, divum Julium, vel cæsares, vel augusti, vel principes appellati sunt, quique in adoptionem venerunt, vel imperatorum filii, aut parentes, Cæsarum nomine consecrati sunt, singulis libris exponere. »

Il est manifeste, d’après ces passages, qu’à l’époque où il adressait à Dioclétien celte biographie d’Ælius Verus, il avait déjà écrit l’histoire des empereurs depuis Jules César jusqu’à Adrien. Mais il ne paraît point qu’il ait poussé son travail jusqu’aux limites qu’il s’était fixées, et qui sont celles de l’histoire Auguste elle-même.

En effet, Flavius Vopiscus, qui a vécu un peu plus tard que lui, affirme que, de son temps, la vie d’Aurélien n’avait encore été traitée par personne. Il dit, de plus, que Trebellius Pollio avait écrit les vies des empereurs depuis Philippe jusqu’à Claude II. D’autre part, Saumaise cite un Excerpta appartenant à la bibliothèque Palatine, et dont il fait un très grand cas, qui n’attribue à Spartianus que les vies depuis Adrien jusqu’aux Maximin inclusivement. Enfin, les autres manuscrits, suivis en cela par toutes les éditions, restreignent encore les prétentions de Spartianus, et ne lui assignent que sept vies : celles d’Adrien, d’Ælius Verus, de Didius Julianus, de Septime Sévère, de Pescennius Niger, de Caracalla et de Geta.

D’un autre côté, Fabricius (Biblioth. Lat.), s’appuyant sur l’Excerpta manuscrit cité par Saumaise, et sur un passage de Vopiscus, revendique pour Spartianus la Vie d’Avidius Cassius, attribuée à Vulcatius Gallicanus il enlève à Julius Capitolinus les Vies des Antonin, qui portent généralement son nom; enfin, il ne voit dans Ælius Spartianus et Ælius Lampridius qu’un seul et même écrivain, dont le nom entier serait Ælius Lampridius Spartianus. Il réduit ainsi à quatre les écrivains de l’Histoire Auguste. Quoique cette opinion ne manque point d’une certaine probabilité, et qu’il y ait dans les diverses biographies dont il est question une grande conformité de style, nous avons cru devoir, en l’absence d’une certitude absolue, respecter les manuscrits et les éditions, et conserver la répartition de ces vies telle que l’usage l’a consacrée.

L’Histoire Auguste a excité l’attention d’un grand nombre de savants, et surtout de Casaubon et de Saumaise, dont les précieuses études nous ont été d’un grand secours au milieu des difficultés de tout genre que nous présentait à chaque pas un texte incorrect et souvent obscur.

 

FL. LEGAY.

Voir, pour plus de détails, les Notices sur Vulcatius Gallicanus, Capitolinus et Lampridius.

 


 

AELIUS SPARTIANUS.

[De J.-C. 117 - 138]

VIE DE L’EMPEREUR ADRIEN[2]

ADRESSEE A DIOCLETIEN AUGUSTE.

 

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I. L’EMPEREUR Adrien tire son origine de l’Espagne,[3] et, si l’on remonte beaucoup plus haut, du Picentin; car lui-même, dans ses Mémoires, raconte que ses ancêtres, originaires d’Adria,[4] s’établirent à Italica[5] du temps des Scipion. Il eut pour père Ælius Adrien, surnommé Afer, cousin de l’empereur Trajan,[6] et pour mère, Domitia Paulina, originaire de Gadès.[7] Sa sœur Paulina fut mariée à Servien,[8] et lui-même épousa Sabina. Son trisaïeul Maryllinus[9] fut le premier de sa famille qui porta le titre de sénateur du peuple romain.[10] Adrien naquit à Rome,[11] le 24 de janvier, sous le septième consulat de Vespasien et le cinquième de Titus.[12] A l’âge de dix ans, ayant perdu son père, il eut pour tuteurs Ulpius Trajan, son cousin, qui avait été préteur, et qui, plus tard, gouverna l’empire, et Célius Attianus, chevalier romain. On lui fit étudier avec soin les lettres grecques, et il y prit tant de goût, qu’on l’appelait quelquefois le petit Grec.

II. A quinze ans, revenu dans sa patrie,[13] il entra au service militaire; et comme il se livrait avec trop de passion au plaisir de la chasse,[14] Trajan le rappela en Italie: dès lors, il le traita comme son propre fils. Bientôt après, il fut admis au nombre des décemvirs chargés du jugement des procès;[15] puis il fut créé tribun de la seconde légion Adjutrice.[16] Dans les derniers temps de Domitien, on le fit passer dans la basse Mœsie. Là, dit-on, un astrologue lui prédit qu’il parviendrait à l’empire: or il savait que déjà une semblable prédiction avait été faite en sa faveur par son grand-oncle, Ælius Adrien, qui lui-même était habile dans la science des astres. Lorsque Trajan fut adopté par Nerva, Adrien fut chargé de porter au nouveau prince les félicitations de l’armée; et, à cet effet, il passa dans la Germanie supérieure. Sur ces entrefaites, Nerva étant, Adrien avait hâte de repartir de cette province, pour en porter le premier la nouvelle à Trajan;[17] mais son beau-frère Servien, qui avait indisposé contre lui le prince, en l’informant de ses dépenses et de ses dettes, le retint longtemps, et, pour le retarder, alla même jusqu’à faire briser sa voiture. Adrien, réduit à faire la route à pied, arriva néanmoins avant[18] le courrier qu’avait dépêché Servien. Il obtint les bonnes grâces de l’empereur; il eut cependant de grandes luttes à soutenir contre les gouverneurs des pages,[19] qui n’avaient que trop d’influence sur l’esprit de Trajan, et dont Gallus suscitait contre lui les intrigues jalouses.[20] Dans ce même temps, inquiet, de ce que pensait de lui l’empereur, il consulta les sorts virgiliens, et il tira de l’urne ces vers:[21]

Mais quel noble vieillard paraît dans le lointain,

L’olivier sur le front, l’encensoir à la main?

A cette barbe blanche, à ce maintien auguste,

Je reconnais Numa, prêtre saint et roi juste,

Qui, créateur du culte et fondateur des lois,

Passe d’un toit obscur dans le palais des rois.

[Énéide,  liv. VI, trad. de Delille.]

D’autres prétendent que c’est des livres Sibyllins que fut tiré ce présage de sa grandeur future. Au reste, son prochain avènement à l’empire lui fut aussi annoncé par un oracle venu du temple de Jupiter à Nicéphore,[22] qu’Apollonius de Syrie, philosophe platonicien, a consigné dans ses ouvrages. Enfin, secondé par les bons offices de Sura,[23] il rentra pleinement en grâce avec Trajan, qui lui donna en mariage sa nièce, fille de sa sœur. Il dut surtout cette alliance à la faveur de Plotine; car, si l’on en croit Marius Maximus,[24] le prince n’y était que médiocrement disposé.

III. Adrien géra la questure[25] sous le quatrième consulat de Trajan et le premier d’Articuleius. Dans cette charge, ayant à prononcer un discours dans le sénat, au nom de l’empereur, il s’en acquitta si mal, qu’il excita la risée de tous: ce fut pour lui un motif de se livrer avec soin à l’étude des lettres latines, et il y parvint au plus haut degré d’habileté et d’éloquence.[26] Après sa questure, il fut chargé de la rédaction des actes du sénat, puis il accompagna Trajan dans la guerre contre les Daces: pendant cette expédition, il vécut avec l’empereur dans une plus grande familiarité: car il dit lui-même que, « pour complaire aux habitudes de Trajan, il se livra avec lui aux excès du vin,[27] ce qui lui valut de sa part de riches présents. » Il fut créé tribun du peuple sous le second consulat de Candidus et de Quadratus.[28] Pendant qu’il exerçait cette magistrature, une circonstance particulière, à ce qu’il raconte lui-même, lui présagea qu’il jouirait de la puissance tribunicienne perpétuelle:[29] c’est qu’il perdit le manteau[30] que les tribuns du peuple avaient coutume de porter en temps de pluie, et dont les empereurs ne se servaient jamais. Aujourd’hui même, les empereurs reçoivent toujours sans manteau ceux qui viennent les saluer le matin. Dans la seconde expédition contre les Daces, Trajan donna à Adrien le commandement de la première légion Minervienne,[31] et le prit avec lui. Il se distingua tellement dans cette guerre, que Trajan lui fit présent du diamant que lui-même avait reçu de Nerva; et ce don[32] lui parut un gage de son adoption future. Il devint préteur sous le second consulat de Suranus[33] et de Servien, et reçut de Trajan quatre millions de sesterces pour donner des jeux au peuple.[34] Envoyé ensuite dans la basse Pannonie, en qualité de lieutenant prétorien,[35] il dompta les Sarmates,[36] fit respecter la discipline militaire, et réprima les écarts et les excès des intendants : sa conduite lui valut le consulat.[37] Parvenu à cette dignité, Sura lui fit connaître qu’il serait adopté par l’empereur; dès lors les amis de Trajan cessèrent de le dédaigner et de le négliger. A la mort de Sura, l’affection du prince pour lui s’accrut encore, surtout à cause des services qu’il lui rendait en composant ses discours.[38]

IV. Il jouit aussi de la faveur de Plotine, qui le fit désigner lieutenant de l’empereur dans l’expédition contre les Parthes. A cette époque, Adrien avait pour amis, dans l’ordre des sénateurs, Sosius Pappus et Pletorius Nepos; et parmi les chevaliers, Attianus, jadis son tuteur, et Livianus Turbo. Les chances de son adoption s’accrurent, lorsque Palma et Celsus, qui avaient toujours été ses ennemis, et que plus tard il persécuta lui-même, furent soupçonnés de projets ambitieux, et tombèrent en disgrâce. Il fut une seconde fois nommé consul par le crédit de Plotine, et dès lors il ne douta plus de son élévation prochaine. A cette époque, où il vécut plus familièrement à la cour, bien des gens assurent qu’il s’attacha à gagner les affranchis de Trajan, et à se concilier les bonnes grâces de ses mignons,[39] auxquels il rendait même les soins les plus honteux. Le neuf du mois d’août,[40] tandis qu’il était lieutenant de l’empereur en Syrie, il reçut des lettres qui lui annonçaient son adoption, et il voulut que ce jour fût désormais célébré comme l’anniversaire[41] de son entrée dans la famille impériale. Le onze du même mois, lui fut apportée la nouvelle de la mort de Trajan, et ce jour fut aussi célébré chaque année comme l’anniversaire de son avènement à l’empire. Bien des gens ont cru que c’était Neratius Priscus, et non Adrien, que Trajan, après avoir consulté ses amis, avait résolu de désigner pour son successeur; on assure même qu’un jour il lui dit : « Je vous recommande les provinces, Priscus, s’il m’arrivait quelque malheur. » D’autres, il est vrai, disent que Trajan voulait, à l’exemple d’Alexandre le Grand, mourir sans désigner son successeur; d’autres aussi, qu’il se proposait d’écrire au sénat, pour le charger, en cas d’événement, de donner un chef à la république romaine. Il devait seulement ajouter à sa lettre une liste de noms, entre lesquels le sénat ferait son choix. D’autres enfin ont avancé que l’adoption d’Adrien fut l’œuvre de la faction de Plotine,[42] et qu’après la mort de Trajan, on lui substitua un imposteur qui, d’une voix mourante, parla au nom de l’empereur.

V. Quoi qu’il en soit, une fois parvenu à l’empire, Adrien se régla d’après les anciens usages,[43] et mit tous ses soins à maintenir en paix l’univers, car tandis que les nations subjuguées par Trajan secouaient le joug, les Maures nous harcelaient, les Sarmates faisaient des incursions, la Bretagne ne pouvait être contenue, l’Égypte était en proie aux séditions, la Syrie enfin et la Palestine menaçaient. Adrien prit donc le parti d’abandonner tous les pays au delà de l’Euphrate et du Tigre, « suivant en cela, disait-il, l’exemple de Caton, qui déclara libres les Macédoniens, qu’on ne pouvait contenir.[44] » Trajan avait donné pour roi aux Parthes Psamatossiris:[45] Adrien, voyant que ce prince n’avait guère d’autorité sur son peuple, le donna pour roi à d’autres nations voisines. Il affecta d’abord tant de clémence, que, dans les premiers jours de sa nouvelle autorité, Attianus l’ayant engagé par lettres à mettre à mort Bébius Macer, préfet de la ville, s’il hésitait à le reconnaître, et en même temps Laberius Maximus et Frugi Crassus, qui, suspects d’aspirer à l’empire, avaient été relégués dans une île; Adrien ne voulut souscrire à aucun de ces actes de rigueur. Il est vrai que, plus tard, Crassus étant sorti du lieu de son exil, le procurateur[46] le mit à mort, comme coupable de quelque trame criminelle; mais cette exécution se fit sans l’ordre de l’empereur. Adrien donna aux soldats, à l’occasion de son avènement à l’empire, une double gratification. Lusius Quietus était suspect à l’empereur: il le désarma, en lui retirant le gouvernement de la Mauritanie; et Martius Turbo, qui venait, de réduire les Juifs révoltés, fut chargé de réprimer aussi les troubles de cette province. Alors Adrien sortit d’Antioche pour aller au-devant des restes de Trajan, que transportaient Attianus, Plotine et Matidie. Après cet hommage, il les fit partir sur un vaisseau pour Rome, et lui-même revint à Antioche. Puis, ayant établi Catilius Severus gouverneur de la Syrie, il se rendit Rome en passant par l’Illyrie.[47]

VI. Il adressa au sénat des lettres écrites avec grand soin, où il demandait que les honneurs divins fussent décernés à Trajan. Sa demande fut accueillie avec un empressement si unanime, que le sénat décerna de lui-même à l’empereur défunt plusieurs honneurs qu’Adrien n’avait point réclamés. Dans ces mêmes lettres, il s’excusait de n’avoir point attendu, pour prendre le titre d’empereur, la décision du sénat: s’y trouvant, disait-il, contraint par le zèle trop ardent des soldats, qui n’avaient pas cru que la république pût rester sans chef. Le sénat lui offrit le triomphe que Trajan avait mérité par ses exploits, mais il refusa cet honneur, et plaça sur le char triomphal l’image de Trajan, afin que cet excellent empereur ne fut pas privé, même par la mort, de l’honneur qui lui était dû. Le nom de Père de la patrie lui fut offert dès les premiers jours de son avènement, et une seconde fois plus tard; il différa de l’accepter, suivant l’exemple d’Auguste, qui ne s’en était cru digne qu’après un certain nombre d’années.[48] Il fit remise entière à l’Italie de l’espèce de tribut appelé coronaire,[49] et le diminua pour les provinces, après un compte rendu où se trouvaient exposées avec soin les difficultés du trésor. Ensuite, ayant appris que les Sarmates et les Roxolans s’agitaient, il fit prendre les devants à ses armées, et se rendit dans la Mésie. Martius Turbo, qui avait gouverné en qualité de préfet la province de Mauritanie, fut chargé du gouvernement temporaire de la Pannonie et de la Dacie réunies, et reçut les insignes et les honneurs de cette charge.[50] Le roi des Roxolans se plaignait qu’on eût diminué la solde que lui payait l’empire:[51] Adrien prit connaissance de l’affaire, fit un arrangement avec ce prince, et la paix fut conclue.

VII. Nigrinus, qu’Adrien destinait à lui succéder, lui dressa des embûches,[52] de concert avec Lusius et plusieurs autres; ils devaient le frapper pendant qu’il serait occupé à un sacrifice: Adrien échappa à ce danger, et les quatre chefs de la conjuration furent mis à mort: Palma à Terracine, Celsus à Baïes, Nigrinus à Fænza, et Lusius pendant qu’il était en route. Mais ces exécutions eurent lieu par l’ordre du sénat, et contre la volonté d’Adrien; du moins il le dit ainsi lui-même dans ses Mémoires. Quoi qu’il en soit, impatient de se laver du fâcheux reproche d’avoir laissé mettre à mort quatre consulaires à la fois, il laissa le gouvernement de la Dacie à Turbo, qu’il décora du titre et des prérogatives de la préfecture d’Égypte, voulant par là lui donner plus d’autorité.[53] Puis, il se hâta de se rendre à Rome, où, pour mieux effacer les impressions sinistres que l’on avait prises de lui, il donna au peuple un double congiaire,[54] quoique déjà, avant son retour, il lui eût fait distribuer trois pièces d’or par tête.[55] Dans le sénat aussi, il se justifia sur ce qui s’était passé, et fit serment que jamais il n’infligerait aucune peine à un sénateur, que sur l’avis du sénat. Il établit que les frais de la poste publique seraient désormais à la charge du fisc, et soulagea ainsi de ce fardeau les magistrats.[56] N’omettant rien de ce qui pouvait lui concilier la faveur du peuple, il fit grâce aux citoyens de Rome et de l’Italie des sommes très considérables qu’ils devaient au fisc; il remit également aux provinces les dettes dont elles restaient grevées, et, pour donner aux débiteurs plus de sécurité, il fit brûler dans la place de Trajan toutes leurs obligations et tous les comptes. Il voulut que désormais les biens des condamnés entraient, non plus dans la caisse du prince, mais dans le trésor public. Il augmenta aussi, en faveur des enfants de l’un et de l’autre sexe, les distributions de vivres et les libéralités auxquelles Trajan les avait admis.[57] Pour les sénateurs qui avaient perdu leur fortune sans que leur ruine pût être imputée à leur faute, il compléta le cens requis pour la dignité sénatoriale,[58] ayant égard au nombre de leurs enfants; et la plupart jouirent de cette libéralité sans interruption jusqu’à leur mort. Il aida d’autres citoyens à soutenir les dépenses de leurs charges, et répandit ses largesses indistinctement sur ses amis et sur ceux qui n’avaient avec lui aucune relation personnelle. Il assura aussi à plusieurs femmes des moyens de subsistance. Il donna au peuple pendant six jours entiers des combats de gladiateurs; et, au jour anniversaire de su naissance, il fit paraître dans l’arène mille bêtes féroces.

VIII. Il appelait à son conseil,[59] et associait aux travaux de la dignité impériale, les sénateurs les plus distingués. De tous les jeux du Cirque qu’on décréta en son honneur, il n’accepta que ceux qui avaient pour but de célébrer ses anniversaires;[60] il dit souvent, soit dans l’assemblée du peuple, soit au sénat, « qu’il gouvernerait la fortune publique de manière à faire connaître qu’il la regardait comme appartenant, non à lui,[61] mais au peuple. » Il ne fut que trois fois consul, et il accorda à plusieurs la même distinction: quant aux honneurs d’un second consulat, il les prodigua à un nombre infini de sénateurs. Pour lui, il ne garda même que quatre mois son troisième consulat, et pendant cet espace de temps il rendit souvent la justice. Il ne manqua jamais aux séances régulières du sénat, lorsqu’il se trouvait dans la ville ou aux environs. Il éleva le plus haut qu’il put la dignité de sénateur en ne l’accordant que difficilement; et lorsqu’il la conféra à Attianus, qui était préfet du prétoire, revêtu des ornements consulaires, il déclara qu’il n’était point en son pouvoir de rien faire de plus pour son élévation.[62] Il ne voulut point que des chevaliers romains pussent jamais être juges,[63] soit sans lui, soit avec lui, dans les causes qui concernaient des sénateurs: car il était alors d’usage que, quand le prince rendait la justice, il se faisait un conseil de sénateurs et de chevaliers, qui, tous également, prenaient part à la délibération. Il alla même jusqu’à charger d’imprécations les princes qui manqueraient à cette déférence envers les sénateurs. Il témoigna tant d’égards à Servien, son beau-frère, que, toutes les fois qu’il venait au palais, il sortait de son cabinet pour aller à sa rencontre; et même, sans qu’il l’eût demandé ni sollicité, il l’éleva à un troisième consulat, que cependant il ne partagea point avec lui, parce qu’il ne voulait pas que Servien, qui avait été deux fois consul avant lui, eût sur lui la préséance.[64]

IX. D’autre part, il abandonnait plusieurs provinces conquises par Trajan, et détruisait, au grand regret de tout le monde, le théâtre que ce prince avait élevé dans le Champ de Mars; ces choses firent une immense impression dans les esprits, d’autant plus que, toutes les fois qu’Adrien prenait quelque mesure qu’il sentait devoir déplaire, il ne manquait point de dire qu’il ne faisait que suivre les volontés de Trajan. Ne pouvant plus supporter le pouvoir d’Attianus, préfet du prétoire et jadis son tuteur, il voulut d’abord le faire périr; mais il y renonça, pour ne point ajouter à l’odieux que faisait déjà peser sur lui la mort de quatre consulaires, dont, au reste, il attribuait le malheureux sort aux conseils de ce même Attianus. Comme il ne pouvait lui donner un successeur, tandis qu’il n’en demandait ras, il fit en sorte de le déterminer à cette renonciation; et, aussitôt qu’il l’eut faite, il nomma Turbo à sa place. Dans le même temps, il donna Septitius Clarus[65] pour successeur à Similis, second préfet du prétoire. Après avoir ainsi éloigné de sa personne deux hommes auxquels il devait l’empire, il se rendit dans la Campanie, dont il soulagea toutes les villes par ses bienfaits et par ses largesses; en même temps il avait soin d’attacher à sa personne tous les citoyens les plus distingués. A Rome, il ne manquait à aucun des devoirs de politesse envers les préteurs et les consuls; il assistait aux repas de ses amis, visitait deux et trois fois le jour ceux qui étaient malades, même des chevaliers romains et des affranchis, leur distribuant des consolations et des secours, et les aidant de ses conseils: toujours ils étaient admis à sa table; enfin il agissait en tout comme un simple particulier. Il rendit à sa belle-mère les plus grands honneurs,[66] donna pour elle des combats de gladiateurs, et lui prodigua toute sorte de témoignages de respect et d’affection.

X. Il partit ensuite pour les Gaules, et partout sa libéralité vint au secours du besoin.[67] De là il passa dans la Germanie, et, quoiqu’il aimât mieux la paix que la guerre, il exerça les soldats, comme si la guerre était imminente, et leur apprit à supporter les fatigues et les privations: lui-même leur en donnait l’exemple, vivant en soldat au milieu d’eux, aimant à faire ses repas en plein air avec les aliments d’usage dans les camps, tels que le lard, le fromage, et une boisson mélangée d’eau et de vinaigre; en cela, il suivait l’exemple de Scipion Émilien, de Metellus, et de Trajan, son père adoptif. Il donnait aux uns des récompenses, aux autres des distinctions honorifiques, pour les encourager à supporter ce qu’il y avait de pénible dans les travaux qu’il exigeait d’eux. Car il s’attacha à relever la discipline militaire que, depuis Auguste, la négligence des princes avait laissé tomber peu à peu. Il rétablit aussi l’ordre dans l’exercice des emplois et dans les dépenses. Il ne fut plus permis à personne de s’absenter de l’armée sans de justes motifs; car désormais ce fut le mérite, et non la faveur des soldats, qui décida du choix des tribuns. Il encourageait d’ailleurs les autres par son exemple; il faisait à pied vingt milles tout chargé de ses armes;[68] il faisait détruire dans son camp les salles, les portiques, les galeries et les berceaux de verdure;[69] il se montrait la plupart du temps vêtu de la manière la plus simple, il n’avait ni or à son baudrier, ni agrafes de pierreries, à peine une poignée d’ivoire à son épée. Il visitait les soldats malades dans leurs quartiers; il choisissait lui-même ses campements; il ne donnait le sarment de centurion qu’à des gens robustes et d’une bonne réputation; il ne créait tribuns que des hommes mûrs, ou du moins d’un âge à unir la sagesse et la prudence à l’énergie qu’exige cette charge. Il ne souffrait point qu’un tribun reçût quoi que ce fût d’un soldat; il éloigna d’eux tout ce qui flattait la mollesse, il fit même des réformes dans leur équipage militaire et dans les ustensiles dont ils se servaient. Il jugeait lui-même de l’âge des soldats, de peur que, contre l’ancien usage, il n’y en eût dans les camps de trop jeunes pour suffire aux travaux et aux dangers de la guerre, ou de trop vieux pour qu’il n’y eût point d’inhumanité à les y retenir ; il s’attachait à les connaître et à savoir leur nombre.

XI. En outre, il prenait une connaissance exacte de l’état des approvisionnements[70] militaires et des revenus des provinces, pour suppléer ce qui pouvait manquer d’un côté ou de l’autre. Avant tout, il s’attachait à ne jamais acheter ni nourrir rien d’inutile. Une fois donc qu’il eut plié les soldats sous la discipline à laquelle il se soumettait lui-même,[71] il passa en Bretagne, où il fit de nombreuses réformes, et éleva une muraille qui s’étendait dans une longueur de quatre-vingts milles,[72] pour séparer les barbares des Romains. Septicius Clarus, préfet du prétoire, Suetonius Tranquillus,[73] son secrétaire, et plusieurs autres, qui, sans ses ordres, avaient, dans la personne de Sabina, son épouse, manqué au respect dû à la maison de l’empereur,[74] furent dépouillés de leurs charges; et, d’après ses propres paroles, il eût congédié également son épouse elle-même, comme étant d’une humeur difficile et acariâtre, s’il eût été simple particulier. » Il ne s’occupait point seulement de ce qui se passait au palais; sa curiosité[75] cherchait à pénétrer dans l’intérieur même de ses amis au moyen des employés des vivres,[76] il découvrait leurs actions les plus secrètes, sans qu’ils se cloutassent qu’elles fussent connues de l’empereur, jusqu’à ce que lui-même le leur fit sentir. Il ne paraîtra peut-être point hors de propos que je cite ici une anecdote qui prouve combien il était au courant de ce qui se passait chez ses amis. Une femme, dans une lettre à son mari, lui avait reproché, qu’occupé tout entier de plaisirs et de bains, il ne songeait plus à revenir auprès d’elle. Adrien le sut par ses espions, et ce mari étant venu lui demander un congé, il lui reprocha ses bains et ses plaisirs, de telle sorte que cet homme s’écria: « Ma femme vous a-t-elle donc écrit les mêmes choses qu’à moi? » Outre cette curiosité, que l’on a fort blâmée dans Adrien, on lui reproche des débauches contre nature et des amours adultères; pour satisfaire ses honteuses passions, il ne ménageait pas même l’honneur de ses amis.

XII. Après avoir réglé les affaires de la Bretagne, il passa dans la Gaule; là, il apprit avec inquiétude des troubles survenus en Égypte au sujet du bœuf Apis, qu’après bien des années on venait enfin de trouver: les villes de l’Egypte se disputaient avec fureur les unes aux autres l’honneur de lui servit d’habitation Ce fut à cette époque qu’Adrien fit bâtir à Nîmes, en l’honneur de Plotine, une basilique d’un travail admirable. Ensuite il se rendit en Espagne, et passa l’hiver à Tarragone. Là, il rétablit à ses frais le temple d’Auguste,[77] et convoqua une assemblée générale de la province. Il s’éleva des difficultés au sujet de l’enrôlement militaire, auquel, selon les propres expressions de Marius Maximus, les habitants du pays se refusaient avec dérision et moquerie: Adrien usa d’énergie envers ceux qui étaient originaires d’Italie,[78] et traita les autres avec ménagement et prudence. Dans le même temps, il se conduisit d’une manière honorable dans un grave danger: il se promenait dans un parc voisin de Tarragone, lorsqu’un esclave de son hôte s’élança sur lui avec fureur, une épée à la main; Adrien l’arrêta et le remit à ses officiers qui accouraient à son secours, et lorsqu’il eut été constaté que cet homme était en démence, il le livra aux soins des médecins. Dans ce danger, il ne donna pas le moindre signe d’émotion. Adrien fit alors en Espagne ce qu’il pratiqua à d’autres époques en beaucoup d’autres lieux, où les Romains n’étaient séparés des barbares que par de simples limites, et non par des fleuves : il établit le long des frontières une espèce de mur, formé de pieux énormes enfoncés en terre, et fortement liés et attachés entre eux. Il donna un roi aux Germains; comprima des mouvements séditieux dans la Mauritanie, et le sénat, à l’occasion de ces succès, ordonna que des actions de grâces seraient rendues aux dieux. Il y eut aussi, dans le même temps, chez les Parthes, un commencement d’agitation mais il suffit à Adrien d’une seule conférence pour étouffer ces étincelles de guerre.

XIII. Alors, traversant l’Asie et les îles, il revint par mer en Achaïe, où, à l’exemple d’Hercule et de Philippe, il se fit initier aux mystères d’Eleusis.[79] Il combla de bienfaits les Athéniens et présida leurs jeux. On fit l’observation que quand il assista aux cérémonies religieuses, en Achaïe, quoiqu’il s’y trouvât beaucoup de gens armés de couteaux, aucun de ceux qui accompagnaient Adrien ne s’y présenta arec des armes. Il passa ensuite en Sicile, et voulut monter au sommet de l’Etna, pour voir de là le soleil se lever avec les couleurs variées de l’arc-en-ciel. Ensuite, il revint à Rome, puis passa en Afrique, où il répandit un grand nombre de bienfaits. Jamais peut-être aucun prince ne parcourut autant de régions avec autant de célérité. Enfin, à peine revenu d’Afrique à Rome, il repartit pour l’Orient et passa par Athènes, où il consacra les monuments qu’il y avait commencés, entre autres un temple qu’il dédia à Jupiter Olympien, et un autel auquel il donna son propre nom: au reste, il se consacra à lui-même plusieurs autres temples, pendant qu’il voyageait en Asie. Il prit en Cappadoce des esclaves pour le service des camps. Il offrit son amitié aux princes et aux rois de ces contrées. Il fit les mêmes avances à Cosdroès, roi des Parthes, lui renvoya sa fille que Trajan avait faite prisonnière, et lui promit de lui rendre le trône d’or[80] qui, à la même époque, était tombé au pouvoir des Romains. Plusieurs rois vinrent le trouver, et il les accueillit de manière à forcer à se repentir ceux qui n’avaient point répondu à ses avances, et en particulier Pharasmane, qui les avait rejetées avec orgueil. Dans la visite qu’il fit des provinces il punit avec tant de sévérité les gouverneurs et les intendants qui s’étaient rendus coupables de quelque délit, qu’on aurait cru qu’il leur suscitait lui-même des accusateurs.

XIV. Il conçut alors une haine si violente contre les habitants d’Antioche, qu’il voulut séparer la Syrie de la Phénicie, pour que cette ville cessât d’être appelée la métropole de tant d’autres villes. Les Juifs, à cette mime époque, reprirent les armes, parce qu’on voulait abolir chez eux l’usage de la circoncision. Adrien étant monté pendant la nuit sur le mont Cassius[81] pour voir se lever le soleil, il survint un orage, et la foudre en tombant frappa, pendant qu’on sacrifiait, la victime et le victimaire. Après avoir parcouru l’Arabie, il vint à Péluse, et y rebâtit avec plus de magnificence le tombeau de Pompée.[82] Tandis qu’il naviguait sur le Nil, il perdit son Antinoüs, qu’il pleura avec toute la faiblesse d’une femme. On expliquait de diverses manières la conduite d’Adrien : les uns assuraient qu’Antinoüs s’était dévoué pour prolonger ses jours;[83] les autres trouvaient dans la beauté de ce jeune homme, et dans l’infâme passion d’Adrien, l’unique cause de cette excessive douleur.[84] Les Grecs, du consentement d’Adrien, consacrèrent Antinoüs, et prétendirent même qu’il rendait des oracles or on assure que ces oracles étaient de la composition d’Adrien. Car ce prince aimait beaucoup les vers, comme toutes les autres branches de la littérature; il était habile dans l’arithmétique, la géométrie et la peinture. Il avait aussi des prétentions à l’art de la musique : il chantait, il jouait de la lyre. Il poussait à tout excès son amour pour les plaisirs: il fit des vers pour ses mignons, et composa des poèmes érotiques. Il maniait les armes avec dextérité, et connaissait à fond l’art militaire; il se livra aussi aux exercices des gladiateurs. Il était à la fois sévère et riant, affable et hautain, impétueux dans ses passions et retenu, avare et libéral, plein de dissimulation tantôt cruel, tantôt clément : enfin tout en lui était contraste.

XV. Il enrichit ses amis, sans même attendre leurs demandes; car pour ceux qui sollicitaient sa libéralité, il ne sut jamais leur rien refuser.[85] Néanmoins, il prêtait facilement l’oreille aux soupçons qu’on lui suggérait contre eux: aussi, de tous ceux qu’il aima le lus, ou qu’il combla d’honneurs, il n’en est presque aucun qui n’ait fini par être traité par lui en ennemi; comme Attianus, et Népos, et Septicius Clarus. Il réduisit à la misère Eudémon, avec qui jadis il partageait les soins de l’empire; il força Polyénus et Marcellus à se donner la mort; il diffama Héliodore par des libelles atroces.[86] Il permit que Titien fût accusé et proscrit comme coupable d’aspirer à l’empire. Il poursuivit avec acharnement Numidius Quadratus, Catilius Severus et Turbon. Servianus, le mari de sa sœur, était dans sa quatre-vingt dixième aunée: Adrien craignit qu’il ne lui survécût, et le força à se donner la mort; enfin il persécuta même des affranchis et des soldats. Il s’exprimait avec facilité en vers et en prose, et il était fort entendu dans tous les arts; mais il se croyait plus habile que ceux-là même qui en faisaient profession, et sans cesse il s’attachait à les décrier, à les rabaisser, à les écraser.[87] Souvent il faisait assaut de vers ou de prose avec ces savants et ces philosophes. Un jour, Favorinus,[88] qu’Adrien avait repris sur une expression qui avait pour elle d’excellentes autorités, se hâta de céder à sa critique; ses amis lui en faisaient reproche: « Vous avez tort, mes amis, leur dit-il avec gaîté, de ne pas vouloir que je reconnaisse comme le plus savant de l’univers, un homme qui a trente légions à son service.[89] »

XVI. Adrien avait un désir si immodéré de gloire, qu’il composa sa propre histoire, et qu’il ordonna, à des hommes lettrés parmi ses affranchis, de la publier sous leur nom: car l’ouvrage de Phlégon sur Adrien est, à ce que l’on assure, d’Adrien lui-même.[90] Il écrivit, à l’imitation d’Antimaque,[91] des livres très obscurs, appelés catacriens. Le poète Florus lui ayant adressé des vers où il disait:[92]

« Je ne veux point être César,[93] pour courir à travers la Bretagne, et endurer les frimas de la Scythie. »

Ego nolo Cæsar esse,

Ambulare per Britannos

Scythicas pati pruinas.

Adrien lui répondit, également en vers:

« Je ne veux point être Florus, pour courir les tavernes, m’enterrer dans les cabarets, et endurer les moucherons et leurs piqûres. »

Ego nolo Florus esse,

Ambulare per tabernas

Latitare per popinas

Culices pati rotundos.

Il aimait aussi le langage des vieux auteurs, et s’exerçait lui-même à des déclamations. Il préférait Caton à Cicéron, Ennius à Virgile, Célius[94] à Salluste. Il jugeait avec la même légèreté et la même impertinence Homère et Platon.[95] Il se croyait si habile dans l’astrologie, que dès le soir du premier jour de janvier, il mettait par écrit tout ce qui pouvait mi arriver dans l’année; de sorte que, l’année même où il périt, il avait écrit tout qu’il ferait, jusqu’à l’heure où effectivement il mourut. Quoiqu’il se plût à critiquer les musiciens, les poètes tragiques et comiques, les grammairiens et les rhéteurs, et qu’il ne cessât de les persécuter de ses observations malveillantes, cependant il honora et enrichit tous ceux qui faisaient profession de ces divers arts. Tandis, que bien souvent il forçait ceux qui venaient le trouver, à se retirer la tristesse dans le cœur,[96] il disait « qu’il ne pouvait supporter de voir quelqu’un mécontent. » Il admettait dans sa familiarité les philosophes Épictète et Héliodore, et (pour ne point les citer tous par leurs noms) des grammairiens, des musiciens, des géomètres, des peintres, des astrologues; mais, à ce que l’on assure, il préférait à tous Favorinus. Lorsque des maîtres ne paraissaient plus propres à l’enseignement dont ils faisaient profession, il les congédiait d’une maniéré honorable, et après avoir assuré leur fortune.

XVII. Une fois empereur, bien loin de poursuivre ses anciennes inimitiés, il dit à quelqu’un qui s’était montré son ennemi le plus acharné: « Je suis empereur, vous êtes sauvé.[97] » Il donna toujours à ceux qu’il appelait par lui-même aux armées, des chevaux, des mulets et des vêtements; il pourvoyait à tous leurs frais et à tout leur équipage militaire. Il envoyait souvent à ses amis, sans qu’ils s’y attendissent, de petits présents dans le genre de ceux que l’on se fait aux Saturnales; lui-même en recevait d’eux avec plaisir, et leur en offrait d’autres à son tour. Lorsqu’il donnait de grands repas, pour découvrir les fraudes de ses officiers de bouche, il se faisait servir des mets des autres tables, même des dernières. Il vainquit tous les rois à force de bienfaits. Souvent il se baignait en public et avec tout le monde, ce qui donna lieu à un trait plaisant, et qui fit alors du bruit. Voyant un jour au bain un vétéran qu’il avait connu à l’armée, qui se servait de la muraille pour se frictionner le dos et le reste du corps, il lui demanda pourquoi il chargeait la muraille d’un semblable soin. « C’est, lui répondit celui-ci, que je n’ai point d’esclave. » Adrien lui donna des esclaves et de l’argent. Mais comme un autre jour, plusieurs vieillards, pour appeler sur eux la libéralité du prince, se frottaient également à la muraille, il les appela, et leur dit de se frotter les uns les autres. Il affectait, en toute circonstance, le plus grand amour pour le peuple. Sa passion pour les voyages était telle, que tout ce qu’il avait lu sur les diverses régions de l’univers, il voulait le voir par lui-même. Il supportait si bien le froid et les intempéries des saisons, que jamais il ne se couvrait la tête. Il traita beaucoup de rois avec tontes sortes d’égards et de ménagements; il acheta même la paix à la plupart; quelques-uns cependant dédaignèrent ses avances. Il fit à beaucoup d’entre eux de grands présents, mais à nul autre de plus considérables qu’au roi des Ibères : car, outre d’autres dons magnifiques, il lui offrit un éléphant et une cohorte de cinquante hommes. Lui-même aussi reçut de grands dons de Pharasmane,[98] et comme, entre autres choses précieuses, il s’y trouvait des chlamydes brodées en or, Adrien, pour se moquer des présents de ce prince, couvrit de chlamydes[99] resplendissantes d’or trois cents criminels, et les exposa ainsi dans l’arène.

XVIII. Lorsqu’il rendait la justice, il avait pour assesseurs, non point seulement ses conseillers ordinaires et les officiers de sa maison,[100] mais des jurisconsultes, tels que Julius Celsus,[101] Salvius Julianus, Neratius Priscus, et d’autres encore, dont le sénat tout entier aurait approuvé le choix. Entre autres ordonnances, il établit que, dans aucune ville, il ne serait permis de démolir une maison, pour en transporter les matériaux dans une autre ville.[102] Il accorda aux enfants des proscrits la douzième partie des biens de leurs pères,[103] repoussa les accusations de lèse-majesté, refusa les héritages de ceux qui lui étaient inconnus,[104] et n’accepta pas même ceux des gens qu’il connaissait, s’ils se trouvaient avoir des enfants. Il ordonna que celui qui trouverait un trésor dans un fonds qui lui appartiendrait,[105] en aurait seul la possession; que s’il appartenait à un autre, il partagerait le trésor avec le propriétaire; enfin que le fisc en aurait la moitié, si le fonds appartenait au public. Il priva les maîtres du pouvoir arbitraire de vie et de mort sur leurs esclaves; et, s’ils méritaient la peine capitale, il voulut qu’ils y fussent condamnés par sentence des juges.[106] Il défendit de vendre des esclaves, de l’un ou de l’autre sexe, à un maître de gladiateurs, ou au chef d’une maison de prostitution, sans l’autorité du juge. Il condamna ceux qui, étant majeurs, avaient dissipé leurs biens, à être livrés à l’insulte et à la raillerie dans l’amphithéâtre,[107] et ensuite chassés honteusement. Il supprima les prisons particulières, où les maîtres contraignaient à de pénibles travaux les esclaves et les affranchis.[108] Il voulut que les bains des hommes fussent séparés de ceux des femmes.[109] Lorsqu’un maître était assassiné dans sa maison, il ne fut plus permis d’appliquer à la torture tous ses esclaves, mais ceux-là seulement qui s’étaient trouvés assez près de lui pour avoir connaissance du crime.

XIX. Empereur, il géra la préture en Étrurie. Il fut dictateur, édile, duumvir dans les villes latines, démarque à Naples, et magistrat quinquennal dans sa patrie; il le fut également à Adria, son autre patrie; à Athènes, il fut archonte. Il n’est presque pas de ville où il n’ait construit quelque édifice et célébré des jeux. A Athènes, il donna une chasse de mille bêtes féroces. Il ne bannit jamais de la ville aucun des esclaves employés aux chasses ou aux spectacles publics. Après des fêtes sans nombre qu’il donna à Rome, en l’honneur de sa belle-mère, il fit distribuer au peuple des aromates précieux. Pour honorer la mémoire de Trajan, il fit répandre sur les degrés du théâtre des essences et du safran; des pièces de toute espèce y furent représentées selon les anciens usages et il fit jouer devant le peuple les acteurs de son théâtre particulier. Dans le Cirque, il fit paraître un grand nombre de bêtes féroces, et souvent cent lions y périrent frappés de traits. Souvent aussi il offrit au peuple des danses militaires appelées pyrrhiques, et des combats de gladiateurs, auxquels il assistait quelquefois lui-même. Quoiqu’il ait construit un nombre infini de monuments, il n’inscrivit nulle part son nom, si ce n’est sur le temple de Trajan, son père d’adoption. A Rome, il restaura le Panthéon, le parc Jules, la basilique de Neptune, un grand nombre d’édifices religieux, la place d’Auguste, les bains d’Agrippa;[110] et il consacra tous ces monuments sous leurs anciens noms. Il construisit aussi un pont[111] et un sépulcre sur les bords du Tibre,[112] qui tous deux portent son nom. Il transféra dans un nouveau temple la statue de la Bonne Déesse. Il fit aussi enlever le colosse[113] de l’endroit où est maintenant le temple de la ville l’architecte Decrianus, qui en fut chargé, le transporta debout et suspendu en équilibre,[114] et cette masse était si lourde à mouvoir, qu’il fallut, outre les hommes, y employer vingt-quatre éléphants. Cette statue, qui représentait l’image de Néron, avait été depuis consacrée par Adrien au Soleil, et, sur les conseils de l’architecte Apollodore,[115] il voulait en élever une autre semblable en l’honneur de la Lune.

XX. Adrien était très affable envers les particuliers, même les plus obscurs, et s’indignait contre ceux qui, sous le prétexte de conserver la majesté du trône, voulaient lui interdire les douceurs de la société.[116] Étant à Alexandrie, il proposa des questions, dans le Musée, aux savants de cette académie, et lui-même résolut à son tour celles qui lui furent faites. Marius Maximus dit qu’il était naturellement porté à la cruauté, et que, s’il a fait plusieurs actes de bonté et de piété, c’était dans la crainte d’avoir le même sort que Domitien. Il n’aimait point à inscrire son nom sur les monuments; néanmoins il appela Adrianople plusieurs villes, entre autres Carthage même et une partie d’Athènes. Il donna aussi son nom à une infinité d’aqueducs. Il établit le premier un avocat du fisc. il avait une mémoire remarquable et une grande facilité d’intelligence, car il faisait lui-même tous ses discours et toutes ses réponses. Il aimait la raillerie, et on a conserve de lui un grand nombre de mots plaisants, entre autres celui-ci. Un homme, dont l’âge blanchissait la chevelure, lui avait demandé une grâce, et avait été refusé. A quelque temps de là, il revint à la charge, et il avait teint ses cheveux : « J’ai déjà refusé la même chose à votre père, lui dit Adrien. » Il saluait en les nommant une multitude de citoyens, sans que sa mémoire et besoin du secours de personne, il suffisait qu’il eût entendu une, seule foie leurs noms, tous ensemble, pour qu’il les retint; et souvent il reprenait ses nomenclateurs, lorsqu’ils se trompaient: Il pouvait nommer tous les vétérans qu’il avait congédiés, à quelque époque que ce fût. Après avoir lu un livre pour la première fois, il lui arriva souvent de le rendre de mémoire d’un bout à l’autre. Dans le même temps, il écrivait, il dictait, il écoutait, et conversait avec ses amis. Il était tellement au fait de tous les comptes publics, qu’il n’est point de particulier qui connaisse aussi bien ses affaires domestiques. Il avait une telle passion pur les chevaux et pour les chiens, qu’il leur éleva des tombeaux. Parce qu’un jour, en chassant, il avait tué une ourse, il bâtit une ville dans le lieu même où il avait fait cette heureuse chasse, et l’appela Adrianothère.[117]

XXI. Il surveillait avec une attention assidue les juges[118] dans leurs moindres actions, et ne cessait ses investigations que quand il s’était assuré de la vérité. Il ne voulait point que ses affranchis eussent le moindre crédit auprès de lui, ni même qu’on pût leur en supposer dans le public; et il faisait retomber sur tous les princes ses prédécesseurs la responsabilité des vices et des crimes de leurs affranchis. Si quelqu’un des siens osait se vanter de son crédit, il ne manquait point de le punir. De là ce trait, sévère, il est vrai, mais qui ne laisse point d’avoir quelque chose de plaisant: un jour qu’il avait vu de loin un de ses esclaves, se promener entre deux sénateurs,[119] il envoya quelqu’un loi donner un soufflet, et lui dire: « Ne t’avise point de te promener entre deux hommes dont tu peux encore être l’esclave. » De tous les mets, celui qu’il préférait, était un mélange de faisan, de tétine de truie, de jambon, et d’une pâte croquante. Il arriva de son temps plusieurs calamités publiques, famines, maladies épidémiques, tremblements de terre: Adrien apporta à ces maux tous les remèdes qui dépendaient de lui, et vint au secours de beaucoup de villes qui en avaient souffert de grands dommages. Il y eut aussi sous ce prince un débordement du Tibre. Adrien donna à un grand nombre de villes le droit de cité latine;[120] à beaucoup aussi, il fit la remise du tribut. On n’entreprit sous son règne aucune expédition importante;[121] les guerres même qu’il y eut éveillèrent à peine l’attention. Le soin excessif qu’il prit de l’armée, et sa libéralité envers elle, la lui attachèrent fortement. Il vécut toujours en bon accord avec les Parthes, auxquels il avait retiré le roi que leur avait imposé Trajan. Il consentit à ce que les Arméniens fussent gouvernés par un roi, quoique, sous son prédécesseur, ils n’eussent à leur tête qu’un lieutenant de l’empereur. Il affranchit la Mésopotamie du tribut que lui avait imposé Trajan. Les Albains et les Ibériens[122] furent pour lui des alliés et des amis très fidèles, parce qu’il avait comblé leurs rois de ses largesses, quoiqu’ils eussent dédaigné de venir le trouver. Les rois de la Bactriane lui envoyèrent des ambassadeurs pour solliciter son amitié.

XXII. Souvent il donna lui-même des tuteurs aux pupilles. Il maintint une discipline aussi sévère dans l’ordre civil que dans les armées Il exigea que les sénateurs et les chevaliers romains ne parussent jamais en public que revêtus de la toge,[123] excepté lorsqu’ils revenaient d’un repas.[124] Lui-même en donnait l’exemple, tant qu’il était en Italie. Il recevait debout les sénateurs qu’il avait invités à sa table: dans les repas, il était toujours revêtu du pallium ou de la toge rabattue sous l’épaule droite. Il fixa les dépenses des magistrats,[125] et les ramena aux anciennes limites. Il défendit d’entrer à Rome avec des voitures chargées de fardeaux pesants, et même d’aller à cheval dans les rues des villes.[126] Il ne voulut point que personne pût aller aux bains publics avant la huitième heure du jour,[127] excepté les malades. Il fut le premier qui se servit de chevaliers romains pour faire l’office de secrétaires et de maîtres des requêtes. Il vint de lui-même au secours de ceux qu’il voyait pauvres sans qu’il y eût de leur faute; mais il avait horreur de ceux qui s’étaient enrichis par de mauvais moyens. Il prit le plus grand soin de tout ce qui concernait la religion des Romains, sans s’occuper des cultes étrangers, pour lesquels il n’avait que du mépris. Il remplit les fonctions que lui imposait sa charge de grand pontife. Il rendit fréquemment la justice, soit à Rome, soit dans les provinces, admettant dans son conseil les consuls, les préteurs, et les sénateurs les plus distingués. Il donna un écoulement aux eaux du lac Fucin,[128] dont il fit nettoyer et dégager l’ouverture. Il partagea entre quatre consulaires l’administration de l’Italie. Lorsqu’il vint en Afrique, il y avait cinq ans qu’il n’était tombé de pluie: à son arrivée, il plut, et cette circonstance le fit chérir des Africains.

XXIII. Il avait parcouru toutes les parties de l’univers, toujours la tête nue, son vent même au milieu des plus grandes pluies et des froids les plus rigoureux: de là, peut-être, lui vint la maladie grave[129] qui finit par le conduire au tombeau. Il pensa alors à se donner un successeur, et ses idées se portèrent d’abord sur Servien, que plus tard, comme nous l’avons dit, il força à se donner la mort. Fuscus espérait l’empire, que lui annonçaient des présages et des prodiges: Adrien le prit en aversion. Il soupçonna également et poursuivit de sa haine Plétorius Nepos, qu’il avait tant aimé, que, ayant été le voir pendant qu’il était malade, il souffrit patiemment que sa visite ne fût point reçue. Il en fut de même de Terentius Gentianus: pour celui-ci, sa haine fut d’autant plus violente qu’il voyait le sénat lui témoigner plus d’estime et d’affection. En un mot, tous ceux auxquels il avait pensé comme étant dignes de lui succéder, il les détesta comme autant d’empereurs futurs. Cependant il réprima la violence de sa cruauté naturelle, jusqu’au moment où un flux de sang le prit dans sa maison de campagne de Tibur, et faillit l’enlever. Dès lors il cessa de se contraindre: Servien avait envoyé aux esclaves du palais de mets de sa table, il s’était assis sur le siège du prince qui se trouvait près de son lit; ce vieillard âgé de quatre-vingt dix ans, s’était présenté aux postes des soldats la tête droite et ferme: sur des imputations si frivoles, Adrien le soupçonna d’aspirer à l’empires et le força à se donner la mort. Il en immola encore plusieurs autres à ses soupçons, soit ouvertement, soit par des embûches. L’on dit même que Sabine, son épouse, qui mourut alors, périt empoisonnée par lui.[130] Adrien se détermina enfin à adopter Cejonius Commodus Verus, gendre de ce Nigrinus qui avait autrefois conspiré contre lui. C’était, un jeune homme dont la beauté faisait tout le mérite. Il l’adopta donc malgré tout le monde, et le nomma Ælius Verus César. A cette occasion. Adrien donna des jeux du Cirque, et fit des largesses au peuple et aux soldats. Il revêtit de la préture le nouveau césar, lui donna aussitôt après le gouvernement de Pannonie, lui décerna un premier consulat dont il paya les frais, et le désigna pour un second. Mais en voyant combien était faible la santé de ce prince, il dit plus d’une fois: « Nous nous sommes appuyés sur un mur qui menace ruine, et nous avons perdu les quatre cents millions de sesterces que nous avons donnés au peuple et aux soldats pour l’adoption de Commodus. » La santé du nouveau prince ne lui permit pas même de rendre grâce de son adoption à Adrien devant le sénat. Enfin, ayant pris une trop forte dose d’un remède, sa maladie empira, et il expira en dormant, le jour même des calendes de janvier. Adrien défendit qu’on le pleurât, à cause des vœux que l’on renouvelle à. cette époque pour la prospérité du prince et de l’empire.[131]

XXIV. Ælius Verus César étant mort, Adrien, dont la maladie allait en empirant, adopta Arrius Antoninus, qui depuis fut surnommé le Pieux, mais à la condition qu’il adopterait lui-même Annius Verus et. Marcus Antoninus: ce sont eux que, plus tard, l’on vit les premiers gouverner, tous deux à la fois, la république en qualité d’augustes. Antonin fut, dit-on, surnommé le Pieux, parce qu’il soulageait la vieillesse de son père, et lui prêtait le bras pour soutenir sa marche; d’autres, il est vrai, prétendent que ce surnom lui fut donné, parce qu’il avait, soustrait, plusieurs sénateurs, aux fureurs d’Adrien; d’autres encore, parce qu’il rendit à ce prince de grands honneurs après sa mort. L’adoption d’Antonin fut vie de mauvais œil par bien des gens, et, en particulier, par Catilius Severus, préfet de la ville, qui cherchait à s’assurer l’empire. Ses projets ambitieux ayant été découverts, il fut dépouillé de sa dignité, et on lui donna un successeur. Adrien, fatigué au dernier point d’une vie de souffrances, ordonna à un de ses esclaves de le percer d’un coup d’épée. Cet acte de désespoir fut connu, Antonin lui-même en fut instruit; aussitôt il vint chez l’empereur avec les préfets, et, tous ensemble, ils le conjurèrent de supporter av patience les douleurs inévitables de sa maladie. Adrien s’emporta contre eux, et ordonna de mettre à mort celui qui l’avait trahi. Antonin cependant le sauva; ce bon prince disait qu’il se regarderait comme du parricide, si, après avoir été adopté par l’empereur, il souffrait qu’on lui ôtât la vie. Adrien fit alors son testament, et continua néanmoins de s’occuper des affaires de la république. Il voulut encore depuis se donner la mort, mais on lui enleva le poignard des mains, ce qui redoubla ses fureurs. Il exigea aussi d’un médecin qu’il lui donnât du poison; mais celui-ci, pour se soustraire à la nécessité de lui obéir, se tua lui-même.

XXV. Dans ce même temps, il vint au palais une femme qui disait avoir été avertie en songe d’engager l’empereur à ne point se donner la mort, parce qu’il devait recouvrer la santé: qu’ayant négligé d’obéir à cet avis, elle avait elle-même perdu la vue; mais qu’elle avait reçu une seconde fois le même ordre, avec la promesse que, si elle allait se jeter aux genoux du prince, et le suppliait ainsi de conserver ses, jours, elle recouvrerait l’usage de ses yeux. Cette femme, après avoir rempli sa mission, et s’être lavé les yeux avec de l’eau du temple d’où elle était venue, fut guérie.[132] Il vint aussi de Pannonie un homme, aveugle de naissance, qui s’approcha d’Adrien, pendant qu’il avait la fièvre, et le toucha; aussitôt lui-même recouvra la vue, et la fièvre quitta l’empereur. Du reste, Marius Maximus raconte ces faits comme n’étant que des artifices. Adrien se retira alors à Baïes, laissant Antonin à Rome pour gouverner l’empire. Ne se trouvant pas mieux dans ce nouveau séjour, il manda Antonin, et expira en sa présence, le dix juillet; objet de haine pour tout le monde, il fut enseveli à Pouzzoles, dans la maison de campagne de Cicéron.[133] Presque au moment de rendre le dernier soupir, craignant que Servien, âgé de quatre-vingt-dix ans, comme nous l’avons dit plus haut, ne lui survécût et ne devint empereur, il le fit mourir. Il condamna aussi à la mort, pour de légères fautes, un grand nombre d’autres personnes, qu’Antonin sauva. On dit qu’en mourant il fit ces vers:

Animula vagula blandula,[134]

Hospes comesque corporis,

Quæ nunc abibis in loca,

Pallidula, rigida, nudula,

Nec, ut soles, dabis jocos.

Ma petite Ame, ma mignonne,

Tu t’en vas donc, ma fille! et Dieu sache où tu vas.

Tu pars seulette et tremblotante. Hélas!

Que deviendra ton humeur folichonne?

Que deviendront tant de jolis ébats?

(Traduction de Fontenelle.)

Il fit aussi des vers grecs du même genre, et qui ne valaient guère mieux. Il vécut soixante-douze ans cinq mois et dix-sept jours. Il fut empereur vingt et un ans et onze mois.[135]

XXVI. Il était grand, bien fait et robuste : sa chevelure était bouclée avec art il portait sa barbe longue[136] pour cacher des marques et comme des cicatrices naturelles qu’il avait à la figure. Il se donnait beaucoup d’exercice, soit à cheval, soit à pied. Il se plut toujours à manier les armes, à lancer le javelot très souvent, à la chasse, il tua un lion de sa main. Il s’y brisa la clavicule et la cuisse. Il ne chassait jamais sans quelques amis. Les festins qu’il donnait étaient accompagnés, suivant les occasions, de tragédies, de comédies, de musique, de lectures en vers ou en prose. Il orna sa campagne de Tibur de constructions admirables. On y voyait reproduits les lieux les plus renommés de l’univers, tels que le Lycée, l’Académie, le Prytanée, le Pœcile, Canope, Tempé, et même, pour que rien n’y manquât, les Enfers.[137] Voici par quels signes fut présagée sa mort. Au dernier anniversaire de sa naissance, tandis qu’il faisait des vœux pour Antonin, sa robe, se détachant d’elle-même, lui découvrit la tête.[138] Son anneau, où était sculptée son image, tomba de son doigt. La veille de cet anniversaire, il vint au sénat un homme inconnu qui parlait en hurlant; et, quoique personne ne pût rien comprendre à ce qu’il disait, Adrien en fut aussi ému que s’il lui avait annoncé sa mort. Lui-même, voulant dire au sénat, après la mort de mon fils, se trompa et dit, « après ma mort. » En outre, il rêva que son père lui donnait une potion assoupissante; une autre fois, qu’un lion l’étouffait.

XXVII. Lorsqu’il fut mort, c’était à qui dirait du mal de lui. Le sénat voulait annuler tous ses actes, et il n’aurait point été mis au rang des dieux, sans les instances d’Antonin. Ce prince enfin lui fit bâtir un temple à Pouzzoles au lieu d’un tombeau, y établit des prêtres, une confrérie, des jeux qui devaient s’exécuter tous les cinq ans, et beaucoup d’autres choses par lesquelles on honore les dieux. Ce fut cette conduite, comme nous l’avons déjà dit, qui, au dire de plusieurs historiens, mérita à Antonin le surnom de Pieux.

 


 

[1] Schœll, dans son Histoire de la littérature latine, a recueilli les noms des principaux: l’empereur Septime Sévère, Ælius Maurus, Lollius Urbicus, Aurelius Philippus, Encolpius, Gargilius Martialis,Marius Maximus, Æmilius Cordus, Ælius Sabinus, Vulcatius Terentianus, Curius Fortunatianus, Mœonius Astyanax, Palfurnius Sura, Cœlestinus, Acholius, Julius Aterianus, Gallus Antipater, Aurelianus Festivus, Cornelius Capitolinus, Gellius Fuscus, Suetonius Optatianus, Onesimus, Fabius Cecilianus, Aurelius Apollinaris, Fulvius Asprianus, Asclepiodotus et Claudius Eusthenius.

[2] Le meilleur des manuscrits de Spartien, celui de la bibliothèque Palatine, écrit Hadrianus; c’est aussi l’orthographe que donnent à ce nom les médailles.

[3] Hispanus est l’Espagnol dont les ancêtres même les plus reculés appartenaient également à l’Espagne, ὁ αὐτόχθων Hispaniensis est encore un Espagnol, mais dont les ancêtres sont originaires d’un autre pays. Vopiscus dit:

Bonosus homo Huspaniensis fuit, origine Britannus. Les ancêtres d’Adrien étaient, selon notre historien, des Italiens du Picenum, qui, dans la seconde guerre punique, s’établirent en Espagne.

[4] Adria, ville du Picenum, aujourd’hui Atri, dans les Abruzzes.

[5] Italica, dite aussi Divi Trajani civitas, ville de la Bétique, aujourd’hui l’Andalousie, à peu de distance de Séville. On croit la reconnaître dans Sevilla la Veja, village sur le Guadalquivir. Scipion l’Africain, au rapport d’Appien, après avoir terminé la guerre en Espagne, et voulant retourner en Italie, établit ses blessés et ses malades dans une seule ville, que, du nom de leur patrie, il appela Italica.

A calculer les dates, il y avait plus de trois cents ans que les ancêtres d’Adrien étaient établis en Espagne.

[6] Ælius, aïeul de l’empereur Adrien, avait épousé Ulpia, tante du côté paternel de l’empereur Trajan. Ces liens de parenté se resserrèrent encore par le mariage d’Adrien avec Julia Sabina, nièce de Trajan par sa sœur.

[7] Cadix, île et port de l’Andalousie. Pline dit qu’il y avait dans cette île une ville habitée par des citoyens romains, ce qui explique ces noms d’origine romaine.

[8] Ce Servien est celui que nous voyons, dans la Vie d’Adrien, parvenir à un troisième consulat, et périr ensuite d’une mort funeste.

[9] Divers manuscrits disent avus. Casaubon, Saumaise et Gruter adoptent atavus, qu’ils trouvent d’ailleurs dans le manuscrit de la bibliothèque Palatine.

[10] Les décurions des colonies et des municipes étaient aussi appelés sénateurs; Spartien, pour éviter la confusion, ajoute populi Romani.

[11] Quoique Adrien fût né à Rome, Spartien parle bientôt après d’Italica comme de sa patrie, sans doute parce que là était le domicile de ses parents. Du reste, Eutrope dit qu’Adrien était né à Italica.

[12] Adrien naquit le 24 janvier de l’an 76 de J.-C.

[13] Ce passage a beaucoup occupé Saumaise. Peut-on dire, en effet, qu’Adrien revienne dans sa patrie, lorsqu’il n’y est jamais venu auparavant? Sans doute, à ne considérer que le sens simple du mot, l’on peut être choqué au premier abord; mais ne pourrait-on pas dire d’Adrien, qu’il venait de l’Espagne, pour dire qu’il en tirait son origine? Pourquoi, dès lors, ne dirait-on pas, par une métaphore, qui n’est que la conséquence de la première, qu’il y revient?

[14] La chasse était un des exercices qui préparaient au service militaire; et, si l’auteur ne nous disait point qu’Adrien en poussa le goût jusqu’à un excès blâmable, l’on pourrait ne voir ici qu’un éloge, surtout lorsqu’il ajoute immédiatement après, que Trajan le traita dès lors comme son fils.

[15] Ces sortes de décemvirs présidaient les différentes sections du tribunal des centumvirs (Suétone, Vie d’Auguste, ch. xxxvi). Ils faisaient partie du vigintivirat, qui comprenait, en outre, les triumviri capitales, magistrats préposés à la garde des prisons, à l’exécution des jugements criminels et à la police de Rome; les triumviri monetales, chargés de ce qui concernait les monnaies; et les quatuorviri viales, qui surveillaient la voie publique dans Rome.

[16] Cette légion avait ses quartiers à Alisca, dans la Pannonie Inférieure, aujourd’hui Almar en Hongrie sur le Danube, à peu de distance de Bude (Dion, liv. lv).

[17] Trajan gouvernait la Germanie lorsqu’il fut adopté par Nerva, et, suivant Aurélius Victor, il se trouvait à Cologne, dans la Germanie inférieure, lorsque la mort de ce prince lui donna l’empire.

[18] D’après les diverses circonstances de ce récit, l’on peut supposer que Servien administrait, dans la Germanie, la poste publique, publicum cursum. Ce courrier qu’il envoie, beneficiarium, était sans doute un de ces soldats qui, attachés spécialement à quelque chef ou à quelque service public, étaient, par privilège, beneficio, exemptés des autres charges du service militaire.

[19] Casaubon cite plusieurs inscriptions où se retrouvent ces mots : pœdagogo puerorum Cæsaris. Eu outre, dans le tableau des dignités de l’empire (Hist. de la littér. rom, de Schœll, t. III, p. 369), nous voyons un primicerius pœdagogiorum, qui parait être un gouverneur des pages. Est-il croyable que le titre de ces gouverneurs se trouvât sur des inscriptions gravées en leur honneur, et fit partie de la maison officielle et publique de l’empereur, si leur ministère ne consistait qu’à servir les honteuses passions du prince? J’ai cru traduire avec plus de vérité, en hasardant le nom de pages, qui peut paraître étrange à l’époque où nous l’appliquons, que si je m’étais servi du mot de mignons, qui, entraînant nécessairement avec lui une idée fâcheuse, présenterait sous un faux jour la situation de ces enfants à la cour des empereurs. Mais, s’il est possible de défendre, d’une manière générale, contre une interprétation odieuse, cette pédagogie du palais, il ne l’est pas également de justifier Trajan du reproche que lui fait l’histoire, d’avoir terni par d’infâmes débauches l’éclat de ses vertus et de ses exploits. Spartien (ch. iv) dit : « Corrupisse eum Trajani libertos, curasse delicatos, eosdemnque sæpe lisse.... opinio multa firmavit »; ce qui ne prouve que trop, que de ses pages Trajan faisait des mignons. D’ailleurs, le texte même qui nous occupe, malgré la réserve de l’expression, suffirait à faire comprendre quel était ce honteux amour de l’empereur pour ces enfants, quos impensius diligebat; il permettrait même de supposer qu’Adrien fut à son tour l’objet de ses hideuses tendresses, fuit in amore Trajani. Mais cette expression se trouve si souvent employée dans un tout autre sens, que je ne n’ai point dû m’exposer, en traduisant, à aller plus loin que mon texte. Spartien lui-même (Vie de Geta, ch. vi) dit: « Helvium autem etiam suspectum habuit affectatæ tyrannidis, quod esset in amore omnium. »

[20] Ce passage, qui parait altéré, a beaucoup exercé les commentateurs. Casaubon, Saumaise et Grutei ne voient d’autre moyen pour l’expliquer que de corriger le texte. Casaubon propose de lire : Nec tamen ei per pœdagogos puerorum, Gallo faciente, invidia defuit. • Ce n’est pas cependant que l’envie des gouverneurs, excitée par Gallus, lui ait manqué. Saumaise lit; Nec tamen ei super pœdagogos puerorum, Gallo favente, defuit. L’affection de Trajan ne lui manqua point Gallus, chef des gouverneurs le favorisant. Ici tamen perd toute signification, et super pœdagogos se trouve signifier chef des gouverneurs; or, pas un seul autre exemple de ce genre d’expression ne se trouve dans Spartien, ni même dans les cinq autres écrivains de l’Histoire auguste. Gruter hasarde aussi sa correction, et met malefaventia à la place de Gallo favente. A part ce mot barbare auquel, du reste, il tient peu, nous retrouvons chez Gruter le même sens que chez Casaubon. L’un et l’autre comprennent qu’Adrien a eu à lutter contre l’envie des gouverneurs des pages de Trajan. Ces luttes, en effet, et même un refroidissement dans l’affection de Trajan, se trouvent confirmés dans la phrase suivante, sollicitus de imperatoris erga se judicio,... et plus clairement encore quelques lignes plus bas ad amicitiam Trajani pleniorem rediit. D’ailleurs, si Adrien est bien établi dans l’affection de Trajan, si Gallus et les gouverneurs de ces enfants que le prince aimait avec tant de passion, quos impensius diligebat, s’accordent tous pour le soutenir, pourquoi ces inquiétudes, et que signifie ce retour en grâce? Mais pour trouver dans le texte un sens qui se lie avec ce qui précède et ce qui suit, faut-il des corrections si étendues que celles que proposent Casaubon et Gruter? je ne le pense pas. Il me semble suffire de changer nec en hic, et il n’est pas improbable que le manuscrit, vraisemblablement unique, comme nous avons eu déjà l’occasion de le dire, sur lequel se sont établis tous les autres, ait eu les deux premières lettres de ce mot confusément écrites, d’autant plus que l’h ne diffère de l’n que par un prolongement du premier jambage et que l’i trop courbé se rapproche de l’e. Nous aurions alors ce sens : « Adrien obtint l’affection de Trajan; cependant il la perdit, grâce aux gouverneurs des pages, qui avaient malheureusement trop d’ascendant sur l’esprit du prince, et dont Gallus favorisait les intrigues jalouses. »

[21] Cette manière particulière de consulter le sort, consistait à jeter dans une urne des passages de Virgile, et celui qui en sortait servait de présage.

[22] La ville de Nicéphore était aux environs d’Edesse : il s’y trouvait un temple de Jupiter. Casaubon voudrait que l’on écrivit Nicephori Jovis; ce serait alors le temple de Jupiter Vainqueur, et l’on ne saurait plus assigner de quel temple il est ici question, car Jupiter Vainqueur avait plus d’un temple et dans plus d’un pays.

[23] Licinius Sura, dont Juvénal, Martial et Dion font mention comme d’un ami de Trajan, était sans doute chargé de composer les discours du prince; nous voyons plus bas Adrien lui succéder dans cet emploi.

[24] Il paraît avoir été l’un des plus importants historiens latins de l’Histoire auguste; Spartien le cite souvent. Ammien Marcellin dit que de sou temps il y avait des gens qui, dans leur dégoût pour tous les anciens écrivains, n’admiraient et ne lisaient que Marins Maximus parmi les historiens, et Juvénal parmi les poètes.

[25] Adrien avait vingt-cinq ans c’était l’âge exigé par les lois pour cette magistrature.

[26] Adrien reçut les leçons du grammairien Scaurus.

[27] Beaucoup d’historiens s’accordent à dire que Trajan avait la passion du vin. Aurélius Victor rapporte que, pour en prévenir les inconvénients, il exigeait qu’on n’exécutât point les ordres qu’il donnerait après de longs repas.

[28] Une ancienne inscription citée par Casaubon prouve que cet iterum s’applique à l’un et à l’autre consul. Adrien avait alors vingt-neuf ans; c’était la huitième année de l’empire de Trajan.

[29] La puissance tribunicienne perpétuelle était inséparable de l’empire.

[30] Pœnula, venu de φαινόλης était une espèce de camail ou manteau que les Romains avaient emprunté aux Grecs. Spartien dit ici que, du temps d’Adrien, les tribuns du peuple faisaient usage, en temps de pluie, de ce vêtement étranger; mais les empereurs, jamais; que de son temps même, à lui Spartien, les empereurs, qui sans doute se permettaient ce genre de manteau dans d’autres circonstances, ne le portaient jamais, lorsque le matin, ils recevaient la visite de ceux qui venaient les saluer. Cette visite se faisait avec le vêtement essentiellement romain, avec la toge, et l’empereur la recelait également vêtu de la toge. Martial (liv. xiv, épigr. 125) parle ainsi de la toge des visiteurs

Si matutinis facile est tibi rumpere somnos,

A trita veniet sportula sæpe toga.

Sénèque (épit. iv) : « Ad supervacua sudatur illa sunt quiu togam conter unt, qum nos senescere sub tentorio cogunt, qun nos in aliena litora impingunt. »

[31] Cette légion avait été créée par Domitien, et tenait ses quartiers dans la basse Germanie (Dion, liv. LV).

[32] C’était, chez les anciens, une coutume, de désigner son héritier et son successeur en lui donnant son anneau.

[33] Adrien avait alors trente et un ans.

[34] On sait qu’avec ces adverbes de nombre joints à sestertium, il faut toujours sous-entendre centena millia. Il s’agit donc ici de quarante fois cent mille sesterces, c’est-à-dire de quatre millions de sesterces.

[35] Le mot legatus avait diverses acceptions. C’était tantôt un envoyé, un ambassadeur, tantôt un chef de province et d’armée, l’administration civile et militaire étant réunie et confondue chez les Romains; mais toujours ce mot impliquait délégation de pouvoir. Comme gouverneur de province et général d’armée, il désigne un lieutenant de l’empereur. A ce titre, il pouvait être legatus consularis, ou legatus prœtorius, suivant l’importance du commandement qui lui était confié; et, quoique généralement les lieutenants consulaires fussent pris parmi ceux qui avaient été consuls, et les lieutenants prétoriens parmi ceux qui avaient été préteurs, cependant ils pouvaient devenir consulaires ou prétoriens par le fait même de leur délégation. Quant à Adrien, il avait été préteur, et comme lieutenant prétorien, nous le voyons ici exercer un commandement civil et militaire.

[36] Ces Sarmates ou Sauromates furent, selon Eusèbe, non point subjugués par Trajan, mais reçus dans l’alliance romaine. Ils habitaient au-delà du Danube, non loin de ses embouchures. Pline le Jeune dit, dans une de ses lettres à Trajan (liv. x), qu’ils étaient voisins du Bosphore de Thrace.

[37] Adrien avait trente-quatre ans. Il fut consul subrogé avec Publilius Celsus.

[38] Sura était le secrétaire ou le questeur de Trajan, et en cette qualité il composait ses discours. Adrien lui succède dans cette charge, et, par les services qu’il rend au prince, il pénètre plus avant dans son affection.

[39] Nous adoptons ici la correction de Saumaise. Ce passage voudra dire qu’Adrien, pour obtenir les bonnes grâces des mignons de Trajan, alla jusqu’à leur donner des soins matériels, jusqu’à leur appliquer ces enduits, ces pâtes cosmétiques dont la vanité et la débauche faisaient tant d’usage à cette époque.

[40] Le 5 avant les ides d’août, c’est-à-dire le 9 août. L’on sait que les ides étaient le treizième jour des mois de janvier, février, avril, juin, août, septembre, novembre, et le quinzième des mois de mars, mai, juillet, octobre.

[41] Les anciens appelaient natales les jours anniversaires, non point seulement de la naissance, mais même des événements heureux qui leur arrivaient.

[42] Voir Dion Cassius et Aurélius Victor.

[43] Comme du temps de la république on eut pour principe de faire continuellement la guerre, sous les empereurs, la maxime fut d’entretenu la paix; les victoires ne furent regardées que comme des sujets d’inquiétude, avec des armées qui pouvaient mettre leurs services à trop haut prix (Montesquieu, Grand. et décad., ch. xiii). Tacite, dans le premier livre des Annales, ch. ii, dit, en parlant du testament d’Auguste:

« Addideratque consilium cœrcendi intra terminos imperii. »

[44] Après la défaite de Persée, dix députés avaient été envoyés dans la Macédoine pour y régler les affaires à leur gré ils déclarèrent libres les Macédoniens, et leur permirent de se gouverner par leurs lois (Tite Live, liv. xlv).

[45] Spartien paraît s’être trompé de nom. Psamatossiris était un roi d’Arménie que Trajan avait dépouillé de son trône. Celui dont il veut parler se nomme Parthamaspates. Dion donne des détails sur l’un et sur l’autre.

[46] Les procurateurs administraient, dans les provinces, les revenus du prince. On les voit aussi remplir les fonctions de gouverneurs dans certaines provinces moins importantes.

[47] Le nom d’Illyrie appartenait originairement aux côtes de la mer Adriatique ; les Romains l’étendirent par degrés à tout le pays depuis les Alpes jusqu’au Pont-Euxin.

[48] Auguste ne prit ce titre que neuf ans avant sa mort.

[49] Le coronaire était une sorte de tribut que payaient les alliés aussi bien que les provinces à l’occasion d’une victoire remportée, ou lorsque le prince parvenait soit au trône, soit au rang de César.

[50] Bandelettes qui ornaient la tête des prêtres, ou servaient de marque distinctive aux diverses magistratures. Ici il s’agit évidemment des insignes d’une magistrature. Or, on pouvait avoir les honneurs et le titre d’une charge sans en exercer les fonctions, ou les fonctions sans le titre, ou même avec le titre d’une fonction différente. Nous trouverions grand nombre d’exemples de ces divers cas dans Tacite et dans Suétone. Ici, le mot infulis marquera-t-il les insignes, le titre d’une charge avec la charge elle-même, ou le titre sans la charge? Casaubon veut que le mot infulis ainsi isolé de tout ce qui peut le définir, se rapporte à la préfecture de Mauritanie; d’après lui, Martius Turbo, avec les insignes et le titre de préfet de Mauritanie, serait chargé du gouvernement temporaire de la Pannonie et de la Dacie. Saumaise, choqué de l’isolement de infulis, retranche la virgule qui le suit, le rapproche ainsi de Pannoniœ. Dès lors, tout embarres cesse, l’expression est nette, et Turbo se trouve avoir les insignes et la charge de gouverneur de la Pannonie, et gouverner en outre, mais temporairement, la Dacie. Ne pourrait-on point expliquer le texte à moindres frais? en ajoutant après præfecturam une virgule, qui d’ailleurs serait naturelle dans les divers sens, nous trouverions que les deux gouvernements de Pannonie et de Dacie, réunis dans la même main à l’occasion de l’agitation des Sarmates et des Roxolans, sont confiés à Martius Turbo, et que, bien que cette autorité fût une commission temporaire, et non une magistrature régulière et permanente, on lui donna néanmoins les insignes et les honneur de ce double gouvernement. Quant à cette réunion de provinces sous un même gouverneur, elle n’a rien qui doive effaroucher; les exemples sont nombreux, et nous voyons dans Tacite (Annales, liv. I, ch. 80): « Prorogatur Poppœo Sabino provincia Mœsia, additis Achaia ac Macedonia. »

[51] Les empereurs, à partir de Domitien, s’étaient habitués à acheter la paix avec les barbares des frontières, en leur donnant des pensions annuelles qui étaient de véritables tributs; mais, pour conserver à leurs propres yeux quelque apparence de dignité, ils appelaient ces tributs stipendia, comme si ces peuples étaient à leur solde, et qu’on leur payât ainsi la garde des frontières.

[52] Dion Cassius dit que c’était pendant une chasse qu’on voulait tuer l’empereur.

[53] Martius Turbo, que nous avons vu plus haut (ch. vi) chargé du gouvernement temporaire de la Pannonie et de la Dacie, n’exerce plus ici que les fonctions de gouverneur de cette dernière province; mais, pour relever sa dignité, on lui donne le titre et les insignes de préfet d’Égypte. Cette province était supérieure en rang à toutes celles qui pouvaient se donner à l’ordre équestre.

[54] Ce mot, venu de congius, mesure romaine, désigne les distributions que les empereurs faisaient au peuple; on appelait donativum les largesses qu’ils faisaient aux soldats.

[55] Cette monnaie d’or valait 25 deniers, ou 100 sesterces.

[56] Auguste avait déjà institué une poste (cursus publicus) destinée à le mettre rapidement au courant de ce qui se passait dans les provinces: « Quo celerius ac sub manum annuntiari, cognoscique posset quid in provincia quaque gereretur, juvenes primo modicis intervallis per militares visa, dehinc vebicula, disposuit commodius id visum est, ut qui a loco eidem perferrent hueras, interrogari quoque, si quid res exigerent, possent. » (Suétone, Aug., c. xlix.) Les provinces étaient chargées de fournir les chevaux et les voitures, et les magistrats de diriger et de surveiller la marche de ce service. Adrien l’établit sur de nouvelles bases, en fit une institution directement administrée par les officiers, dont le fisc faisait les frais, et qui ne servait plus seulement à transporter les nouvelles, mais aussi les magistrats qu’il envoyait dans les provinces, et les fonds qui rentraient au trésor, ou qui en sortaient pour être distribués soit aux armées, soit dans les diverses parties de l’empire.

[57] Avant Auguste, les enfants au-dessous de onze ans n’étaient point admis aux distributions de vivres. Ce prince dérogea le premier à cet usage; mais Trajan alla plus loin : il établit pour eux le droit permanent de prendre part, comme les autres, à ces largesses (Pline le Jeune, Panégyrique de Trajan).

[58] Auguste avait porté le cens des sénateurs de huit cent mille sesterces à douze cent mille (Suétone, Aug., c. xli.)

[59] A l’exemple d’Auguste, qui s’était environné d’un conseil; Adrien appelait auprès de lui et associait aux travaux de la dignité impériale les sénateurs les plus distingués (Suétone, Vie d’Auguste, ch. xxv).

[60] Voir plus haut la note 41. Outre l’anniversaire de sa naissance, on voit spécifiés dans la Vie d’Adrien celui de son adoption et celui de son avènement à l’empire.

[61] Alexandre Sévère s’appelait lui-même l’Intendant de la république.

[62] La préfecture du prétoire appartenait à l’ordre équestre : ce n’est que plus tard, sous Alexandre Sévère, que cette règle cessa d’être suivie. Voir la note suivante.

[63] Capitolin dit la même chose de Marc Aurèle : « Hoc quoque senatoribus detulit, ut quoties de eorum capite esset judicandum, non pateretur equites Romanos talibus interesse causis. »  Lampride dit dans la Vie d’Alexandre Sévère : « Idcirco senatores esse voluit præfectos prætorii, ne quis non senator, de Romano senatore judicaret. »

[64] On se servait généralement de ces mots primæ, ou secundœ sententiœ, en parlant des sénateurs, et non des consuls. Le rôle de ceux-ci était de faire leur rapport au sénat, celui des sénateurs de dire leur opinion, en premier ou en second lieu, suivant leur rang et leur dignité. Évidemment ces mots ne s’appliquent dans leur sens propre ni à Adrien, ni à Servien, qui, s’ils avaient été ensemble consuls, n’auraient eu aucun rang pour dire leur opinion, puisqu’ils n’auraient point eu d’opinion à dire. Spartien parle-t-il ici de leur rang vis-à-vis l’un de l’autre, et de cette présidence du sénat qui, peut-être, d’après les usages, aurait dû appartenu à Servien, parce qu’il était plus âgé, et que d’ailleurs il avait été deux fois consul avant qu’Adrien eût été revêtu de cette charge une première fois? cela paraît plus probable. Dans le fait, l’empereur ne présidait le sénat que quand il était consul, et en cette qualité il était soumis aux mêmes règles que les autres.

[65] Spartien paraît dire qu’Adrien s’est défait de Similis comme d’Attianus: Summotis his a præfectura, quibus imperium debebat.... Dion raconte autrement ce fait; il dit que Similis n’avait accepté que malgré lui cette charge, et qu’il la quitta de lui-même aussitôt après qu’il l’eut reçue.

[66] Sa belle-mère était Marciana, sœur de Trajan. Des monnaies et des inscriptions attestent qu’elle fut honorée du nom d’Auguste. Après sa mort, elle fut mise au rang des divinités, et Adrien lui consacra des prêtresses.

[67] I. e. de celui qui est en cause, en danger, en souffrance. Causarius oculorum, dit Marcellus Empiricus, « celui qui est malade des yeux. » Les libéralités d’Adrien s’adressaient donc à ceux qui souffraient de quelque manière que ce fût. Saumaise voudrait changer causariis en causarios, ce qui serait plus net.

[68] C’était l’espace que parcouraient les soldats dans une journée de marche ordinaire (Végèce, liv. i, ch. 9). Le mille était de 3729 mètres 26 centimètres; 20 milles faisaient donc 29 km 585 mètres.

[69] Le mot topia, qui termine ce passage, me paraît expliquer la nature de ces salles à manger, de ces portiques, de ces galeries qui ne laissent point de passage au jour ni, par conséquent, à la chaleur. Topia, de τοπήῖον, « ficelle, cordeau, » désigne différents travaux symétriques de jardinage, tels que salles, portiques, galeries de verdure, ou bien encore ces figures fantastiques que l’on donne aux arbres au moyen de la taille.

[70] Il est évident qu’il s’agit ici des vivres de toutes sortes et des effets d’équipement militaire déposés dans les magasins.

[71] Spartien veut dire que les soldats furent ainsi réformés par les exemples de leur prince. L’emploi de regio aurait quelque chose de remarquable, si on ne trouvait pas souvent le mot regnum pour désigner l’empire, non seulement dans les auteurs de cette époque, mais même dans Tacite.

[72] Ce mur s’étendait depuis la rivière d’Eden, dans le Cumberland, jusqu’à celle de Tyne, dans le Northumberland. Sa longueur était de 118 kilomètres 341 mètres.

[73] Il s’agit ici de l’historien auquel nous devons la Biographie des douze Césars

[74] Adrien ne cherche point ici à venger Sabina, qu’il maltraitait lui-même au point qu’elle se vit réduite à se donner la mort. Il punit les coupables pour avoir manqué au respect dû à la maison impériale.

[75] Dans son sens originaire, le mot curiosus signifie qui a soin, soigneur. Sénèque (des Bienfaits, liv. iv. ch. 17) a dit « Deum nostri curiosum, » Dieu qui s’occupe, qui prend soin de nous. Dans le même sens nous disons curieux de sa réputation. Mais ici ce mot signifie évidemment curiosité dans le sens d’espionnage; voici l’origine de ce nouveau sens. Sous les empereurs, on appelait curiosi des gens employés à un service public, qui curam prœstandi alicujus officii publici gerebant. On le voit souvent appliqué aux employés de la poste impériale (cursus publicus). Or, la destination de cette poste étant surtout de faire connaître à l’empereur tout ce qui se passait dans l’empire, quel que fut d’ailleurs leur office particulier, ces curiosi étaient en outre chargés de tout observer, de tout épier, de tout dénoncer, et leur nom finit par signifier chez les Latins comme chez nous, une curiosité indiscrète, de l’espionnage.

[76] L’explication de ce mot retombe dans celle que nous venons de donner dans la note précédente. Les frumentarii étaient des employés des vivres, chargés de faire rentrer les dîmes en nature et même les impôts de toute sorte dus ais trésor; pour les transports des blés et des fonds de l’État, ils se servaient des voitures du fisc, cursus fiscalis; il paraît même qu’ils appartenaient, comme les curiosi, à cette administration; comme eux aussi, ils se servaient de leurs fonctions, qui leur donnaient entrée partout, pour observer, épier tout ce qui se passait, et le faire connaître à l’empereur. Nous les voyons ici faire ce dernier rôle.

[77] La ville de Tarragone, au rapport de Tacite (Ann., liv. i, ch. 78), avait été l’une des premières à élever des temples à Auguste : « Templum ut in colonia Tarraconensi strueretur ugusto, petentibus Hispanis permissum datumque in omnes provincias exemplum. »

[78] La politique d’Auguste et de ses successeurs avait éloigné des armées les Italiens, et multiplié les enrôlements chez les peuples conquis. Hérodien, liv. II, ch. ii. L’Espagne, en particulier, était épuisée par les enrôlements, comme le dit, dans une circonstance semblable, Julius Capitolinus, Vie de Marc Aurèle: « Hispernis exhaustis, Italica allectione contra Trajani præcepta, verecunde consuluit. » On conçoit que, dans une telle situation, les habitants de l’Espagne, soit Italiens d’origine, soit vrais Espagnols, aient refusé de se soumettre à des enrôlements dont les uns étaient généralement exempts, et auxquels les autres ne pouvaient plus suffire. Saumaise adopte, dans ce passage, une ponctuation différente de le nôtre, qui modifie le sens dans quelques détails; il lit ainsi : « Omnibus Hispanis in conventum vocatis, delectumque joculariter, ut verba ipsa ponit Marius Maximus, detrectantibus Italicis, ceteris vehementissime, prudenter et caute consuluit. » Ce qui voudrait dire que les Italiens mêlèrent la plaisanterie et la dérision à leur refus, tandis que les Espagnols résistèrent dune manière sérieuse et énergique; et qu’Adrien agit envers les uns et envers les autres avec prudence et circonspection. il est peut-être bon de remarquer aussi, relativement à ces mots ut verba ipsa ponit Marius Maximus, qu’ils peuvent signifier que cet historien cite les paroles elles-mêmes dont se servirent les italiens.

[79] Dans les premiers temps, la république d’Athènes n’accordait l’admission, l’initiation aux mystères d’Éleusis qu’à un petit nombre d’étrangers distingués par leur mérite, ou qui lui avaient rendu de grands services. On cite parmi les initiés Hercule, Castor et Pollux, Hippocrate, Philippe, Démétrius.

[80] C’était le trône d’or qui servait au roi des Parthes Chosroès, et que Trajan lui avait pris en même temps que sa fille, dans une de ses expéditions contre ce peuple, sans doute lorsqu’il s’était emparé de Ctésiphon ou de Suse.

[81] Il y avait deux montagnes de ce nom, l’une en Égypte près de Péluse, l’autre près d’Antioche. C’est de cette dernière qu’il est ici question. Pline en parle au liv. V, ch. m8 de son Histoire naturelle : « Cassii montis excelsa altitudo quarta vigilia orientem per tenebras solem aspicit. » L’on ne sait comment s’expliquer le mot sed qui se trouve au commencement de ce passage; car on ne voit aucun rapport entre la phrase qui précède et celle qui suit.

[82] Le tombeau de Pompée était sur le mont Cassius d’Egypte, près de Péluse.

[83] C’était une superstition fort répandue chez les anciens, que l’on pouvait, par le sacrifice volontaire de sa vie, prolonger celle d’un autre. C’est ainsi qu’Alceste, chez les Grecs, se dévoua pour son mari.

[84] Spartien fait ici entendre, sans oser l’exprimer, la honteuse passion d’Adrien pour Antinoüs.

[85] Généralement, les éditions représentent ainsi ce texte: « Quum petentibus nihil non negaret. » Si l’on rapproche ce passage de ce qui précède, tenax, liberalis, etc., l’on est disposé à admettre cette leçon. Dans le fait, donner à ceux qui ne demandent pas, refuser à ceux qui demandent, cela s’accorde bien avec le caractère plein de contradictions qu’on vient d’attribuer à Adrien. Mais ce qui suit immédiatement. « Idem tamen facile de amicis, quidquid insusurrabatur, audivit, » serait sans liaison raisonnable avec ce qui précède. De plus, les manuscrits les plus importants disent nihil negaret, ce qui implique le sens qu’il ne refusait rien, qu’il ne savait rien refuser à ceux qui sollicitaient sa libéralité. Les faits d’ailleurs sont d’accord avec ce sens.

[86] Spartien fait mention d’Héliodore un peu plus loin : « In summa familiaritate Epictetum et Heliodorum philosophos habuit. » Dion parle aussi d’un Héliodore qu’il dit avoir été un habile rhéteur, secrétaire d’Adrien. C’est probablement le même que l’on dit avoir été le père d’Avidius Cassius.

[87] Nous trouvons la même chose dans Dion. Spartien, un peu plus bas (ch. xvi), ajoute: « Omnes professores et honoravit et divites fecit. » Est-ce une inadvertance de l’écrivain, ou n’est-ce pas plutôt une de ces nombreuses contradictions du prince lui-même, qui, comme on le voit au commencement du chapitre, comblait de bienfaits ses amis, et les persécutait plus tard comme des ennemis?

[88] Favorinus, né à Arles, était à la fois philosophe et orateur. Philostrate (de Sophistis, lib. xii et xiv) dit que Favorinus s’étonnait de trois choses: de ce qu’étant Gaulois, il parlait bien le grec; de ce qu’étant eunuque, on l’avait accusé d’adultère; de ce qu’étant haï de l’empereur, on le laissait vivre.

[89] Dion (liv. iv) donne les noms de trente-deux légions, et indique les lieux de stationnement de chacune d’elles.

[90] Phlégon, affranchi d’Adrien, sous le nom duquel ce prince avait publié ses mémoires, avait lui-même composé plusieurs ouvrages, entre autres une chronique qui embrassait ccxxix olympiades, dont la dernière finissait à la quatrième année du règne d’Antonin le Pieux. Suidas a fait le recensement de ses divers écrits, et Vossius en parle au liv. ii de ses Historiens grecs. Spartien attribue-t-il ici à Adnen tous les ouvrages qui portent le nom de Phlégon, ou seulement les mémoires de ce prince?

[91] Il y a eu plusieurs Antimaque; celui-ci est un poète né à Claros ou à Colophon en Jouie, qui vivait environ quatre cent huit ans avant notre ère. Il avait composé un très long poème sur la guerre de Thèbes; Cicéron l’appelle Magnum illud volumen (Brutus, ch. li). Quintilien (Instit. orat., liv. X, ch. i) parle de lui comme d’un poète de second ordre, qui ne manque pas d’un certain mérite: « In Antimacho vis et gravitas, et minime vulgare eloquendi genus habet laudem. »

[92] Il paraît que ce poste est le même Florus qui, pour complaire à Adrien, a écrit l’élégant Abrégé de l’histoire romaine qui nous est resté. Voir Vossius, des Poètes latins, p. 5, et des Historiens latins, liv. II, ch. 36.

[93] Ce sont des vers trochaïques continus, comme la plupart de ceux d’Anacréon. Adrien y répond dans le même rythme.

[94] Célius, ancien historien, que citent souvent Aulu-Gelle et Priscien.

[95] D’après Dion, c’était Antimaque qu’il préférait à Homère.

[96] Titus disait: « Non oportere quemquam a sermone principis tristem decedere. » (Suétone, in Tito, c. viii.)

[97] Evasisti. Ce mot rappelle celui de Louis XII : « Ce n’est point au roi de France à venger les injures du duc d’Orléans ».

[98] Ce Pharasmane parait être le roi des Ibères dont il vient de parler, et dont Dion fait mention dans son livre des Ambassades.

[99] Il était d’usage que les criminels fussent conduits dans l’arène revêtus de tuniques dorées et de toges de pourpre, et exposés ainsi à la risée du peuple.

[100] L’on appelait amici et comites Augusi, ceux qui faisaient partie du conseil de l’empereur. Ils appartenaient à sa maison, l’accompagnaient partout, vivaient à sa table; dans les camps, ils avaient leurs tentes auprès de la sienne. C’était un emploi, une charge, et l’on trouve sur des inscriptions les mots a cura amicorum. Il est tellement question ici d’un emploi, et non d’un sentiment, que les amici et comites étaient distribués en divers ordres, et avaient leur hiérarchie; et Constantin, en fixant cette hiérarchie, n’a fait que régulariser un état de choses déjà existant. Il y avait donc des amici et comites de premier, de second, de troisième ordre. Ici nous voyons Adrien appeler à son conseil ordinaire des hommes qui n’en faisaient point partie, des jurisconsultes distingués, dont les connaissances spéciales devaient être d’une grande importance dans l’administration de la justice impériale.

[101] Sans doute il y a ici erreur, et il est question de Juventius Celsus, jurisconsulte distingué de ce temps. L’on ne doit évidemment point le confondre avec un autre Celsus, ancien ami de Trajan, que nous voyons (ch. vii) impliqué dans une conspiration contre Adrien, et mis à mort.

[102] Voir cette loi dans Ulpien

[103] La loi Cornelia, sur la proscription, portait, 1° l’interdiction des honneurs pour les enfants des proscrits; 2° la confiscation des biens de leurs pères. Jules César (Suétone, J. César, ch. xli) avait détruit le premier article: « Admisit ad honores et proscriptorum liberos... » Adrien adoucit le second, en laissant aux enfants la douzième partie des biens de leurs pères.

[104] Il suivit en cela l’exemple d’Auguste, dont Suétone dit les mêmes choses (Vie d’Auguste, ch. lxvi).

[105] Voir Justinien, liv. ii des Institutions.

[106] Caius, tit. iii des Institutions: « Si servus dignum morte crimen admiserit, iis judicibus, quibus publici officii potestas commissa est, tradendus est, ut pro suo crimine puniatur. »

[107] Ce passage se trouve différemment écrit dans les éditions et les manuscrits. Les uns disent catamidiari, les autres catomidiari. De là deux sens différents. Casaubon préfère catamidiari, qu’il fait venir du mot grec καταμειαδιᾶσθαι; selon lui, les coupables étaient menés à travers l’amphithéâtre, et après avoir subi les railleries et les insultes du peuple, Ils en étaient chassés. Saumaise se déclare pour catomidiari, qu’il fait venir de κατωμάδια, qui signifie sur les épaules; pour cela il change l’a en i. Puis il ajoute de sa propre autorité l’idée de frapper, et il conclut que l’on frappait les coupables sur les épaules. J’ai préféré le sens de Casaubon, parce qu’il demande moins de travail en conjectures, et aussi parce qu’il est conforme aux usages des Romains, qui, dans certains cas, faisaient paraître les coupables devant le peuple, tantôt revêtus d’ornements ridicules, comme nous l’avons vu plus haut (ch. xvii), quelquefois aussi montés sur un âne, pour mieux exciter la risée et les railleries. Or, il s’agit ici de dissipateurs, et non de banqueroutiers car on ne dit point qu’ils aient été decoctores suis debitoribus. N’était-ce point assez pour eux d’être exposés aux insultes du peuple, et d’être exclus désormais de toute réunion publique?

[108] L’on entendait des lieux de châtiment et de travaux forcés pour les esclaves. Quant aux affranchis qui s’y trouvent également emprisonnés, il faut, d’après Casaubon, entendre par là ceux que la loi Cœlia Sentia faisait retomber en esclavage pour punition de leur ingratitude envers leur ancien maître. Saumaise, d’accord avec les manuscrits et les anciennes éditions, lit ici liberorum, que Casaubon a corrigé en libertorum, et explique par des citations la présence d’hommes libres dans ces prisons d’esclaves. Suétone (Auguste, ch. xxxii) dit : « Rapti per agros viatores sine discrimine, liberi servique, ergastulis possessorum supprimebantur. »

Il dit autre part (Tibère, ch. viii) que Tibère fut chargé par Auguste du soin : « repurgandorum tota Italia ergastulorum, quorum domini in invidiam venerant, quasi exceptos supprimerent, non solum viatores, sed et quos sacramenti metus ad hujusmodi latebras compulisset. » De là, Saumaise conclut que c’est surtout dans l’intérêt des hommes libres qu’Adrien détruisit ces repaires où la cupidité les enfermait, et aussi pour enlever tout refuge à ceux qui cherchaient à se soustraire au service militaire.

[109] Cet abus résista à l’édit d’Adrien, puisque Capitolin dit de Marc Aurèle, lavacra mixta sustulit. Le concile de Laodicée défendit aussi ce mélange indécent des deux sexes, et ne réussit pas mieux que ces deux princes.

[110] Tous ces monuments, d’après Dion, avaient été attaqués par les flammes dans l’incendie qui, sous le règne de Titus, exerça ses ravages à Rome pendant trois jours et trois nuits. Trajan en avait commencé la restauration.

[111] Dion le nomme le pont Ælius : on sait qu’Ælius était le nom d’Adrien. Ce pont s’appelle maintenant le pont Saint-Ange.

[112] Procope (Guerre des Goths, liv. i) décrit ce monument, auquel il donne tantôt le nom de tombeau, tantôt celui de tour ou de forteresse d’Adrien. Il était surmonté d’un char au-dessus duquel s’élevait la statue colossale de ce prince. Ce char est maintenant remplacé par la figure en bronze d’un ange tenant une épée, et le monument s’appelle Château Saint-Ange.

[113] Il s’agit ici de la statue colossale de Néron, haute de cent vingt pieds. Voir Suétone, Néron, ch. xxxi.

[114] Vespasien, au rapport de Dion, l’avait déjà fait transporter du palais d’Or de Néron dans la voie Sacrée.

[115] Dion Cassius donne beaucoup de détails sur cet architecte qu’Adrien fit périr. Trajan s’entretenant un jour avec Apollodore d’édifices et de bâtiments et Adrien ayant voulu se mêler à la conversation: « Allez peindre vos citrouilles, lui dit l’artiste impatienté; vous n’entendez rien à ceci. »

[116] J’ai suivi le sens de Saumaise. Casaubon pense qu’il s’agit ici plutôt de ceux qui, à force de respect pour la majesté du prince, le privaient, par leur excessive réserve, des douceurs de la société.

[117] D’après Dion, c’est en Mysie qu’il bâtit cette ville.

[118] Par judices, Spartien entend évidemment les gouverneurs des provinces car es magistrats étaient juges aussi bien qu’administrateurs. Cette surveillance continue qu’Adrien exerce sur eux, s’accorde parfaitement avec ce que Spartien a déjà dit de lui: « Et circumiens quidem provincias, procurato res et præsides pro factis supplicio affecit. » Casaubon et Gruter voudraient remplacer judicibus par indicibus, correction que Saumaise désapprouve avec raison, puisque le passage, tel qu’il est, présente un sens clair et naturel.

[119] Il est inutile de rappeler que, chez les Romains comme chez nous, la place du milieu était la plus honorable.

[120] Ce n’est que sous Marc Aurèle que le droit de cité fut donné à toutes les parties de l’empire.

[121] Spartien paraît oublier ici la guerre de Judée où périrent près de six cent mille Juifs, et où les Romains essuyèrent une grande défaite. Voir, sur les détails de cette guerre, Dion Cassius, liv. lix.

[122] L’Albanie s’étendait à l’est de l’Ibérie, le long de la mer Caspienne, jusqu’au fleuve Cyrus ou Kur. Les Turcs l’appellent Daghestan, ou pays de montagnes. La partie méridionale forme la province appelée aujourd’hui Shirvan. L’Ibérie était la Géorgie actuelle.

[123] La toge était le vêtement romain. Tant que l’ancienne discipline se maintint, les citoyens, à quelque ordre qu’ils appartinssent, n’en portèrent point d’autre dans l’intérieur de Rome. Mais déjà du temps d’Auguste, où s’était bien relâché à cet égard, et nous voyous dans Suétone (Aug., ch. xi) que ce prince exigea, par un édit, qu’aucun citoyen ne parût sans la toge dans le Forum ni au Cirque. Adrien, en renouvelant cet édit, paraît en restreindre l’application aux sénateurs et aux chevaliers.

[124] Dans les repas, ou échangeait la toge contre des robes, cœnatoriæ vestes, spécialement destinées à cet usage. Adrien, même dans les repas, portait le pallium ou la toge, mais submissum, c’est-à-dire rabattue sous l’épaule droite, de manière à laisser libre l’usage du bras.

[125] Nous avons vu, à la note 118, ce que Spartien entend par le mot judices. Adrien réforme et règle les dépenses de ces magistrats. C’est le sens de Casaubon, qui cependant aimerait mieux judiciorum, ce qui s’entendra alors des frais des procès. Saumaise trouva dans le manuscrit de la bibliothèque Palatine, dont il fait grand cas: « Diligentia judices sumptus convivii constituit; » et, à l’aide de deux corrections, il lit: « Diligenti judicis sumptus conviviis coustituit. » Il s’agirait alors de lois somptuaires pour les repas.

[126] Sederi equos. Expression digne de remarque, pour dire qu’Adrien ne permit pas d’aller à cheval dans l’intérieur des villes.

[127] On prenait le bain immédiatement avant le repas, qui avait lieu à la neuvième heure. Le prendre plus tôt, c’était donner au plaisir un temps qui devait être consacré aux affaires, partem solido demere de die, comme dit Horace.

[128] L’empereur Claude avait fait creuser un canal pour ouvrir au lac Fucin un écoulement dans le fleuve Lins (Suétone, Claude, ch. xx; et Tacite, Annales, liv. xii, ch. 56). Il fallut pour ce grand ouvrage percer des montagnes. Ce canal fut négligé par Néron, en haine de son prédécesseur, puis restauré d’abord par Nerva, ensuite par Adrien. Le lac Fucin est aujourd’hui le lac Célano, dam l’Abruzze Ultérieure, et le fleuve Liris s’appelle Garigliano.

[129] Le manuscrit de la bibliothèque Palatine, et d’anciennes éditions, donnent lectualem au lieu de lethalem. Le mot est étrange, il est vrai; mais il exprime assez bien une maladie qui fait garder le lit.

[130] Aurélius Victor (ch. x) dit : « Hujus uxor Sabina, dum prope servilibus injuriis afficitur, ad mortem voluntariam compulsa est, quæ palam jactabat quam immane ingenium pertulisset : et elaborasse, ne ex eo ad humani generis perniciem gravidaretur. »

[131] Le jour des calendes de janvier était le premier de l’an on faisait alors des vœux pour la prospérité du prince et de l’empire. Les Romains évitaient dans leurs jours de fête tout ce qui était deuil et affliction.

[132] Les malades allaient passer la nuit dans les temples, dans l’espoir que les dieux leur enverraient des songes qui leur indiqueraient le remède à leur mal. Sans doute cette femme dont parle Spartien avait fait la même chose.

[133] Cette maison de campagne de Cicéron était sur le rivage de Baies, entre le lac d’Averne et Pouzzoles: elle avait été bâtie sur le plan de l’Académie d’Athènes, et elle en portait le nom. Après sa mort, on y découvrit une source d’eaux minérales, au pied du mont Gaurus, aujourd’hui Monte-Barbaro.

[134] Spartien, quelques lignes plus bas, apprécie ces vers avec une injuste sévérité : il ne se montre pas meilleur juge à l’égard des poésies grecques d’Adrien, dont il nous reste dans l’Anthologie de Brunck et dans celle de Burmann, quelques pièces pleines d’esprit et de grâce.

[135] Spartien fait ici une erreur manifeste. Il est en contradiction avec les dates reconnues par lui-même, et avec Dion; Adrien ne régna que vingt ans et onze mois.

[136] Il paraît qu’Adrien fut le premier des Romains qui laissa croître sa barbe.

[137] Il est bien évident, puisqu’il s’agit ici de construction, exœdificavit, que les enfers, tout aussi bien que le Lycée, l’Académie, etc., étaient représentés, non par des tableaux, comme paraît le penser Casaubon, mais par des réalités, des vallées, des cours d’eau, etc.

[138] Il est inutile de rappeler que, dans les sacrifices, on se voilait la tête avec sa toge.