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HISTOIRE AUGUSTE

 

AELIUS SPARTIANUS.

 

[De J.-C. 211 - 212]

 

VIE D’ANTONIN GETA

 

 

Oeuvre numérisée par Marc Szwajcer

 

 

HISTOIRE AUGUSTE

SPARTIEN.

[De J.-C. 211 - 212]

VIE D’ANTONIN GETA

ADRESSEE A CONSTANTIN AUGUSTE.

 

<*****>

 

I. JE n’ignore pas, Constantin Auguste, que bien des personnes, et même Votre Clémence, pourront s’étonner de ce que je donne aussi la vie de Geta,[1] sur lequel j’ai si peu de chose à dire, puisqu’il a été enlevé au monde avant de partager avec son frère la souveraine puissance. Je n’entrerai point dans les détails de sa vie et de sa mort, sans avoir préalablement essayé d’expliquer pour quel motif son père lui donna, comme à Bassianus, le nom d’Antonin. Septime Sévère ayant, à certaine époque, consulté les dieux pour savoir qui lui succéderait, il vit en songe qu’il aurait pour successeur un Antonin. Il s’empressa donc de donner, en présence des troupes, les noms de Marc Aurèle Antonin à Bassianus, son fils aîné. Après cette démarche, qui fermait à Geta tout moyen d’arriver à l’empire, Sévère, soit par un sentiment de tendresse paternelle, soit, comme le disent plusieurs, par condescendance pour Julie, sa femme, à laquelle il avait communiqué son rêve, ordonna que Geta, son second fils, serait également appelé Antonin. Il lui donna toujours lui-même ce nom dans ses lettres à ses, amis, et, lorsqu’il était éloigné de ses enfants, il écrivait : « Saluez de ma part les deux Antonin, mes fils et mes successeurs. » Mais cette précaution, soit du père soit de la mère, en faveur de Geta, fut vaine; et celui-là seul succéda à Sévère, qui avait reçu le premier le nom d’Antonin. Mais en voilà assez sur ce sujet.

II. Quant au nom de Geta, il le tenait ou de son oncle, ou de son aïeul paternel. L’on trouve, sur la vie et les mœurs de ce prince, un assez grand nombre de détails dans le premier septénaire de Marius Maximus, où il raconte la vie de Sévère. Un motif qui contribua aussi à faire donner à Geta le nom d’Antonin, c’est que Sévère voulut que désormais tous les princes portassent ce nom comme celui d’Auguste, tant il aimait Marc Antonin qu’il appelait son frère,[2] et dont il imita toujours le goût pour la philosophie et les lettres. D’autres historiens disent que, s’il témoigna tant de vénération pour ce nom, ce fut moins à cause de Marc Aurèle, qui ne le porta que par suite de son adoption, qu’à cause d’Antonin, surnommé le Pieux, qui succéda à Adrien : c’était lui, en effet, qui avait tiré Sévère du barreau pour lui confier la charge d’avocat du fisc,[3] et lui avait ainsi ouvert la carrière des honneurs, où la fortune l’avait porté si loin. D’ailleurs quel nom pouvait-on emprunter qui fût de meilleur augure que celui d’un prince si vénéré, que déjà quatre autres princes après lui s’étaient fait gloire de le porter! Du reste, on dit que Sévère, qui connaissait l’horoscope de Geta car il était, comme la plupart des Africains, très habile dans ce genre de science, dit un jour à son préfet du prétoire : « il me paraît bien étonnant, mon cher Juvénal, que notre fils Geta doive un jour être mis au rang des dieux : car je ne vois rien dans son horoscope qui convienne à un empereur. » Sévère ne s’était point trompé. En effet. Bassianus, après avoir massacré son frère, craignit l’impression que produirait son crime, et quelqu’un lui ayant conseillé d’adoucir l’indignation publique, en plaçant Geta au rang des dieux : « Qu’il soit dieu, répondit-il, pourvu qu’il ne soit plus vivant. » Il consentit donc à son apothéose, et par là l’infâme parricide se réconcilia, tant bien que mal, avec l’opinion publique.

III. Geta naquit à Milan, quoique cela soit contesté, le 26 de mai, sous le consulat de Sévère et de Vitellius. Il eut pour mère Julie, que Sévère avait épousée, parce qu’il avait appris que son horoscope annonçait qu’elle serait l’épouse d’un roi, dans le temps que lui-même, sans être encore sorti de la condition privée, occupait déjà dans la république un rang distingué. Au moment de ta naissance de Geta, on annonça qu’une poule venait de pondre dans la basse-cour un œuf couleur de pourpre. On apporta cet œuf, et Bassianus, qui n’était encore qu’un enfant, le prit, le laissa tomber à terre et le cassa. L’on dit qu’alors, Julie s’écria en badinant: « Maudit parricide, tu as tué ton frère. » Sévère prit ce badinage beaucoup plus au sérieux qu’aucun de ceux qui étaient présents, et plus lard on reconnut que cette parole était une vraie inspiration du ciel. Il y eut aussi un autre présage. Au même jour et à la même heure que Geta vint au monde, il naquit dans la métairie d’un plébéien appelé Antoninus, un agneau qui avait au front une toison couleur de pourpre. Or, comme il avait entendu dire à un aruspice que Sévère aurait pour successeur un Antonin, cet homme s’appliqua à lui-même ce présage, et comme un indice si manifeste de sa destinée lui inspirait des craintes, il tua l’agneau : ce fait lui-même fut, comme on le vit clairement plus tard, un présage que Geta serait tué par un Antonin. Je citerai encore un autre fait où l’on reconnut aussi dans la suite un pronostic bien remarquable. Sévère voulant célébrer l’anniversaire de la naissance de Geta, qui était encore dans la première enfance, il se trouva que le sacrificateur qui frappa la victime s’appelait Antonin pour l’instant, cette circonstance passa inaperçue, mais dans la suite on en comprit toute la portée.

IV. Dans sa jeunesse, Geta montra un caractère plutôt rude que méchant. Il était beau de figure, il aimait à discuter et à contredire; il était porté à la bonne chère, et montrait trop de passion pour les mets et les vins recherchés. On rapporte de son enfance un trait remarquable. Sévère voulant mettre à mort les partisans de ceux qui lui avaient disputé l’empire, et disant à ses fils: « Ce sont des ennemis dont je vous délivre; » Bassianus approuva son père, et ajouta même que, si on l’en croyait, l’on tuerait aussi leurs enfants. Geta, au contraire, demanda combien il périrait de victimes: l’empereur le lui dit. « Ont-ils des parents ou des proches? » reprit Geta. Sur la réponse qu’ils en avaient un grand nombre: « il y aura donc, répliqua-t-il, plus de gens affligés, que joyeux de notre victoire. » Cette parole aurait peut-être fait renoncer Sévère à son projet, sans l’insistance du préfet Plautien ou Juvénal : car l’un et l’autre espéraient s’enrichir par les proscriptions, comme ils le firent en effet. Ils trouvaient d’ailleurs un appui dans la cruauté de Bassianus, qui, tantôt en plaisantant, tantôt sérieusement, disait qu’il fallait tuer tous les partisans de leurs ennemis, et leurs enfants avec eux. On assure qu’à cette occasion Geta lui dit : « Mais vous, qui ne faites grâce à personne, vous pourriez bien aussi tuer votre frère. » Cette parole, à laquelle on ne fit point attention alors, fut regardée plus tard comme un présage.

V. Geta s’appliqua aux lettres, étudia avec soin les anciens, et grava même dans son esprit les maximes de son père. Toujours il fut détesté de son frère, mais sa mère l’aimait mieux que Bassien.[4] Il bégayait un peu, et cependant il avait la voix belle et sonore. Il avait une telle passion pour la toilette, que son père s’en affligeait; s’il recevait quelque présent de ceux qui l’approchaient, il s’en servait pour se parer, et jamais lui-même ne donnait rien à personne. Lorsque, après la guerre des Parthes, Sévère se vit dans une situation florissante et glorieuse, il associa Bassianus à l’empire, et, selon quelques historiens, Geta reçut aussi le nom de César et d’Antonin. Ce jeune prince aimait à faire des questions aux grammairiens, par exemple: « Par quels noms désigne-t-on les cris des divers animaux? on dit: les agneaux bêlent, les pourceaux grognent, les pigeons roucoulent, les ours grondent, les lions rugissent, les léopards crient, les grenouilles coassent, les chevaux hennissent, les ânes braient, les taureaux mugissent; » et il appuyait ces diverses expressions sur des témoignages empruntés aux anciens. Il s’était rendu familiers les ouvrages que Serenus Sammonicus a dédiés à Antonin. Il avait aussi l’habitude de commander par une seule lettre ses repas, et surtout celui du matin : ses esclaves étaient au fait de ce que cela voulait dire. Ainsi tel repas était composé de mets commençant tous par la lettre C, tel autre par la lettre P ou F, et ainsi des autres lettres de l’alphabet. Dans l’un, il n’y avait que des coqs, des cailles, des canards;[5] dans l’autre, des poulets, des perdrix, des paons, des porcs, des poissons; dans un autre, des faisans, des mets farcis, des figues, etc. Dans sa première jeunesse, ceci passait pour un agréable badinage.

VI. A sa mort, ceux des soldats[6] que l’on n’avait point corrompus, témoignèrent une vive indignation; tous s’écriaient qu’ils avaient prêté le serment aux deux fils de Sévère et qu’ils devaient le garder à tous deux; ils tinrent même les portes de leur camp fermées, et en refusèrent longtemps l’entrée à l’empereur. Enfin, si Bassianus n’avait adouci les esprits en accumulant les accusations et les plaintes contre Geta, et en distribuant aux soldats d’énormes largesses, il n’aurait pu rentrer à Rome.[7] Ensuite Papinien fut mis à mort, ainsi qu’un grand nombre d’autres qui avaient engagé les deux frères à la concorde, ou témoigné de l’attachement pour Geta, de sorte que les uns furent massacrés dans les bains, les autres pendant qu’ils prenaient leur repas, d’autres dans les rues ou sur les places publiques. Quant à Papinien, il fut frappé de la hache, et Bassien ne désapprouva que le genre de l’exécution, disant qu’on aurait dû le frapper avec l’épée. Les choses furent poussées si loin que les soldats de la ville se révoltèrent, et que Bassianus ne réprima que par un acte terrible d’autorité, en faisant mettre à mort leur tribun, ou, selon d’autres, en le condamnant à l’exil. Quant lui, il eut de si sérieuses craintes pour sa vie, qu’il mit une cuirasse sous son laticlave, et se transporta ainsi au sénat, pour rendre compte de ce qu’il venait de faire et de la mort de Geta. Dans ce même temps, Helvius Pertinax, que plus tard Bassianus fit périr, entendant le préteur Faustinus qui lisait un édit, énumérer les titres de l’empereur, et dire « Le très grand Sarmatique, le très grand Parthique, » hasarda une cruelle plaisanterie : « Ajoutez, dit-il, le très grand Gétique: » ce nom équivalait à celui de Gothique.[8] Bassianus garda de cette parole un profond ressentiment, comme il le prouva plus tard par le meurtre de Pertinax. Du reste, ce ne fut pas la seule victime; car bien d’autres citoyens innocents, comme nous venons de le dire, furent de tous les côtés mis à mort. Pour Helvius, il était en outre suspect, aux yeux du prince, d’aspirer à l’empire, parce qu’il s’était concilié l’amour de tout le monde, et qu’il était fils de l’empereur Pertinax : situation toujours dangereuse pour un simple particulier.

VII. Les funérailles de Geta se firent, dit-on, avec plus de pompe qu’on n’aurait pu l’attendre de la part de son meurtrier. Il fut porté dans la sépulture de sa famille, c’est-à-dire de Sévère;[9] ce monument se présente à droite, lorsqu’on arrive à Rome par la voie Appienne: c’est un septizone,[10] que, pendant sa vie, Sévère s’était préparé pour lui servir de tombeau. Bassianus, à son retour du sénat, ayant trouvé la mère de Geta, sa belle-mère, qui pleurait son fils, voulut la tuer elle-même, ainsi que les femmes qui mêlaient leurs larmes aux siennes. Pour comble de cruauté, il ne faisait à personne plus de caresse qu’à ceux qu’il avait résolu de perdre, de sorte que l’on craignait plus encore ses caresses que son courroux. Une singularité qui étonna tout le monde, c’est que Bassianus n’entendait jamais le nom de son frère, ni ne voyait son portrait ou sa statue sans verser des larmes. Il y avait en lui une telle versatilité de pensées, ou plutôt une telle soif de carnage, qu’il faisait mourir au hasard, tantôt les partisans, tantôt les ennemis de Geta : ce qui faisait encore plus regretter ce malheureux prince.

 

 


 

[1] Les manuscrits et les éditions présentent ainsi tout ce commencement : « Scio, Constantine Auguste, et multos, et Clementiam Tuam quæstionem movere posse cur etiam Geta Antoninus a me tradatur de cujus priusquam vel vita, vel nece dicam, disseram cur et ipsi Antonini a Severo patre sit nomen appositum. Neque enim multa in ejus vita dici possunt, qui prius rebus humanis exemptas est, quam cum fratre teneret imperium. Septimius Severus.... » Ces phrases ont un tel manque de liaison, une telle incohérence d’idées, qu’il est impossible de ne pas reconnaître, avec Casaubon, qu’il y a que transposition manifeste, d’autant plus qu’il suffit de mettre la troisième phrase avant la seconde, pour que la liaison et la suite des idées se trouvent parfaitement rétablies. Je n’ai pu me dispenser d’adopter dans le texte et dans la traduction un changement si nécessaire.

[2] Sévère voulait entrer, autant qu’il était en lui, dans la famille de Marc Aurèle, qu’il appelait son frère. Il faut d’ailleurs se rappeler que ces dénominations de père, de frère, de fils, s’employaient souvent, chez les Romains, comme des expressions de respect et d’affection. Nous en avons vu un exemple dans la Vie de Didius Julianus, ch. iv: « Unumquemque, ut erat ætas, vel patrem, vel filium, vel parentem affatus blandissime est. » Dans Dion (liv. lxxv), Sévère se dit fils de Marc Aurèle et frère de Commode.

[3] L’avocat du fisc se choisissait naturellement parmi les praticiens des tribunaux, qui, mieux que d’autres, connaissaient les textes de lois et les formes des procédures. Formulario forensi, sera pour formulariis forensibus, comme nous avons vu dans la Vie de Pescennius administrationes polir administratores. Sévère fut donc choisi parmi les praticiens, les avocats du barreau.

[4] Spartien paraît ici oublier ce qu’il a dit tant de fois, que Bassianus était fils de Marcia, et Geta de Julie. Sans cela, qu’y a-t-il d’étonnant qu’un fils soit plus aimé de sa mère que de sa belle-mère?

[5] J’ai traduit anser et aprugna par d’autres noms de mets, parce que je ne pouvais faire que l’oie, le sanglier et le canard commençassent dans notre langue par la même lettre.

[6] Spartien, dans ce chapitre, comme dans presque toute cette Vie, ne fait que répéter ce qu’il a dit dans la Vie de Sévère, et surtout dans celle de Caracalla.

[7] Que veut-il dire ici? Suppose-t-il que le meurtre de Geta a eu lieu pendant le retour des deux princes de la Grande-Bretagne à Rome? ou bien, ce qui est plus vrai, que sans les largesses de Bassianus, les prétoriens du camp d’Albe ne l’auraient pas laissé revenir à Rome?

[8] On sait que l’on appelait primitivement Gètes, les mêmes peuples que l’on commençait alors à appeler Goths.

[9] Dans ce sépulcre de ses ancêtres, il n’y a que son père. Mais comme Sévère avait lui-même adopté pour ancêtres les Antonin, le sens du passage s’explique de lui-même.

[10] Y avait-il à cet édifice sept rangs de colonnes qui l’environnaient comme de sept ceintures, ou y avait-il sept enceintes de bâtiments?