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HISTOIRE AUGUSTE
Vie de Florien
I. Après la mort de Tacite son frère utérin, Florien prit la pourpre sans attendre l’agrément du sénat, et de sa propre autorité, comme si l’empire était un héritage. II savait pourtant qu’on avait, en plein sénat, conjuré Tacite de choisir pour son successeur, en cas de mort, non pas un de ses enfants, mais l’homme le plus digne du trône. Enfin, il ne garda le pouvoir que deux mois : il fut tué par les soldats dans la ville de Tarse, à la nouvelle de l’avènement de Probus, nommé par le suffrage unanime de l’armée. Or, tels étaient les talents militaires de Probus, que lé sénat, l’armée, et le peuple romain lui-même, l’avaient à l’envi désigné, élu, proclamé. Florien avait le caractère de son frère, mais il ne l’imitait pas en tout point : aussi le frugal Tacite lui reprochait-il sa prodigalité ; et cette ambition même de régner accuse une différence profonde entre les deux frères. La même famille donna donc deux empereurs, dont l’un régna six mois, l’autre deux mois à peine. On dirait deux interrois, appelés à l’empire pendant un interrègne qui s’étendrait d’Aurélien à Probus. II. On leur éleva deux statues de marbres à Intéramne, où furent érigé leurs cénotaphes, dans une terre qui leur appartenait. Ces deux statues, hautes de trente pieds, furent renversées par la foudre, et leurs fragments mutilés furent dispersés sur le sol. Vers le même temps, les aruspices annoncèrent que de leur famille il naîtrait un jour, soit par les femmes, soit par les hommes, un empereur romain, qui donnerait des lois aux Parthes et aux Perses, asservirait les Franks et les Alemans, ne laisserait pas dans toute l’Afrique un seul barbare, imposerait un chef aux habitants de Taprobane, et enverrait un proconsul dans une île romaine ; qui commanderait à toute la Sarmatie, subjuguerait tous les pays qu’entoure l’océan, et, après se les être appropriés par la victoire, finirait par rendre l’empire au sénat, rappellerait l’antique constitution, et ne mourrait qu’à l’âge de cent vingt ans, sans héritier. Mais cet homme ne devait naître, disaient-ils, qu’au bout de mille ans, à compter du jour où les statues avaient été renversées et brisées par la foudre. Or, les aruspices ne se compromettaient guère par cette flatterie, qui ajournait à dix siècles la venue d’un tel empereur. S’ils avaient dit que ce serait pour dans cent ans, on pourrait les convaincre de mensonge, en supposant même que de pareils contes puissent vivre cent ans. J’ai cru pourtant devoir les mentionner ici, pour que le lecteur ne m’accusât point de les avoir ignorés. III. C’est à peine si, dans l’espace de six mois, Tacite fit quelques largesses au peuple romain. Son image fut placée dans le palais des Quintilius, et le même tableau le représentait de cinq manières différentes : en toge, en chlamyde, sous les armes, en manteau, et en costume de chasse. Cette singularité donna lieu à l’épigramme suivante : « Quel est donc ce vieillard ? Je ne le reconnais ni à ces armes, ni à cette chlamyde, ni à ces autres costumes ; mais je le reconnais à sa toge. » Florien et Tacite laissèrent un grand nombre d’enfants, dont les descendants, j’imagine, attendent l’an mil. On a fait contre eux une foule d’épigrammes, où l’on tourne en ridicule les aruspices qui leur ont promis l’empire. Voilà tout ce que j’ai pu recueillir sur Florien et Tacite, qui méritât d’être rapporté. Maintenant parlons de Probus, homme également illustre dans la paix, dans la guerre, et qu’on doit mettre au-dessus d’Aurélien, de Trajan, d’Adrien, des Antonins, d’Alexandre Sévère et de Claude : car les qualités qui brillèrent dans chacun de ces empereurs, Probus les réunit toutes au suprême degré. Appelé à l’empire, après Tacite, par le consentement unanime des gens de bien, il gouverna l’univers dans la paix la plus profonde, après l’avoir délivré des nations barbares et des tyrans qui parurent sous son règne. On a dit de lui qu’il devait être appelé Probus, quand même ce nom n’eût pas été le sien. Les livres Sibyllins, à ce qu’on assure, avaient annoncé au monde cet empereur, qui l’aurait à jamais purgé des barbares, s’il eût vécu plus longtemps. J’ai voulu, dès maintenant, préluder par quelques mots à la biographie de Probus, dans la crainte de ne pas trouver le temps de l’écrire, et ne voulant pas quitter la vie sans avoir au moins parlé de ce grand homme. Maintenant, je puis terminer ce volume, avec l’idée d’avoir satisfait mon désir et mon voeu. IV. Voici les présages qui avaient annoncé l’élévation de Tacite : un prêtre de Sylvain, agitant les bras, s’écria, dans un temple du dieu : « La pourpre, la pourpre à Tacite ! » Et cette exclamation, sept fois répété, fut, depuis, considérée comme un présage. Un jour, comme il allait offrir des libations dans le temple d’Hercule, à Fundi, le vin prit tout à coup une teinte pourprée. Un cep de vigne aminéen, qui jusqu’alors avait donné du raisin blanc, donna des grappes d’un rouge foncé, l’année où Tacite parvint à l’empire. Des prodiges aussi annoncèrent sa mort : les portes du tombeau de son père se brisèrent en s’ouvrant ; Tacite et Florien virent distinctement, en plein jour, l’ombre de leur mère (on sait qu’ils n’étaient pas fils du même père) ; dans le laraire, toutes les images des dieux pénates tombèrent, renversées par un tremblement du sol, ou par un effet du hasard ; la statue d’Apollon, objet de leur vénération particulière, enlevée du fronton du palais, fut retrouvée sur un lit, sans que personne l’y eût déposée. Voici du moins ce que rapportent plusieurs historiens. Mais revenons à Probus et aux faits éclatants de son règne. V. Et puisque j’ai promis de donner quelques lettres qui témoigneraient de la joie du sénat à l’avènement de Tacite, je vais terminer par ces citations la biographie de ce prince. Lettres officielles : « Le sénat amplissime à la curie de Carthage, salut. — Le droit de conférer l’empire, de désigner le chef de l’État, de nommer l’empereur, est revenu au sénat ; ce droit précieux doit contribuer au bonheur, à la gloire, à la perpétuité, au salut de l’empire et du monde. C’est donc à nous que vous en référerez pour toutes les affaires importantes. C’est au préfet de Rome que ressortiront désormais tous les appels, ceux, du moins, qui émaneront des proconsuls et des tribunaux ordinaires. Voyons en cela, pour vous aussi, un retour à votre ancienne dignité : car en recouvrant son antique suprématie, le sénat garantit les droits de chacun. » Autre lettre : « Le sénat amplissime à la curie des Trévires. — Vous devez être heureux de vous voir indépendants, ainsi que vous l’aviez toujours été. Le choix d’un empereur est revenu au sénat, et l’on a décrété que tous les appels ressortiraient au préfet de Rome. » On écrivit dans les mêmes termes aux conseils d’Antioche, d’Aquilée, de Milan, d’Alexandrie, de Thessalonique, de Corinthe et d’Athènes. VII. Passons maintenant aux lettres particulières : « À Autronius Justus son père, Autronius Tiberianus, salut. — C’est maintenant, mon vénérable père, que vous devriez assister aux séances du sénat amplissime, et prendre part à ses délibérations : car cet ordre illustre a vu renaître son autorité tout entière. La république a recouvré son antique splendeur : c’est nous qui donnons des chefs à l’empire, nous qui faisons les empereurs, nous qui nommons les maîtres du monde. Revenez donc à la santé pour reprendre votre place dans l’antique sénat. Nous avons repris le pouvoir proconsulaire : c’est au préfet de Rome que s’adressent maintenant les appels de tous les pouvoirs, de toutes les juridictions. » En voici une autre : « Claudius Capellianus à Cereius Metianus, son oncle paternel, salut. — Enfin nous avons maintenant, respectable père, ce privilège objet de tous nos voeux : le sénat est redevenu ce qu’il était. C’est nous qui faisons les empereurs ; toutes les dignités émanent de notre sein. Grâces en soient rendues à notre armée : cette armée si vraiment romaine, par elle nous avons recouvré le pouvoir que nous avions toujours eu. Quittez donc vos retraites de Pouzzoles et de Baïa. Revenez dans la capitale, revenez au sénat. Rome est florissante, la république tout entière est florissante. Nous nommons les empereurs ; et comme nous pouvons donner la pourpre, nous pouvons aussi la refuser : ce que nous avons déjà fait. Je n’ai pas besoin d’en dire davantage à votre sagesse. » Il serait trop long de citer toutes les lettres que j’ai retrouvées et lues. Je n’ajouterai qu’un mot : tels furent l’enthousiasme et la joie de tous les sénateurs, que tous immolèrent, dans leurs foyers, des victimes blanches. Souvent ils découvraient les images de leurs ancêtres ; ils siégeaient vêtus de blanc et donnaient des festins magnifiques, croyant que les temps passés étaient revenus.
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