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Vies de Firmus, de Saturnin, de Proculus et de Bonose 
Traduction Laas d’AGUEN, 1847

I. La plupart des historiens, je le sais, ont passé sous silence les petits tyrans, ou n’en ont dit que bien peu de chose. Ainsi Suétone Tranquille, écrivain aussi clair que châtié, ne s’est point occupé spécialement d’Antoine et de Vindex, mais s’est contenté d’en dire quelques mots en passant ; Marius Maximus, non plus, n’a point consacré de pages particulières à Avidius, contemporain de Marc Aurèle, ni à Albinus et à Niger, qui vivaient du temps de Sévère, et n’en a fait mention qu’en parlant d’autres personnages. Je comprends le motif de Suétone, qui aimait naturellement la brièveté ; mais pourquoi Marius Maximus, le plus prolixe des historiens, et qui a mêlé des volumes entiers de fables à ses écrits, n’a-t-il pas daigné descendre à traiter cette partie de nos annales ? Trebellius Pollion, au contraire, fut d’une exactitude telle, et apporta tant de soin à publier les vies des bons et des mauvais princes, qu’il a même réuni dans un seul livre de peu d’étendue celles des trente tyrans qui se sont élevés sous Valérien et sous Gallien, aussi bien que sous les princes qui avaient occupé le trône un peu avant ou après eux. Nous avons donc cru, après avoir fait I’histoire d’Aurélien, de Tacite, de Florien, et de Probus, ce grand et excellent prince, et avant de nous occuper de Carus, de Carin et de Numérien, ne pouvoir nous dispenser de parler de Saturnin, de Bonose, de Proculus et de Firmus, qui ont vécu sous Aurélien. 

II. Vous n’ignorez pas, mon cher Bassus, quelle discussion j’ai eue dernièrement avec Narcus Fonteius, cet amant de l’histoire, qui prétendait que Firmus, qui s’était emparé de l’Égypte sous Aurélien, n’était qu’un brigand, et non un prince. Je soutenais, au contraire, et Rufus Celsus, Cejonius Julianus et Fabius Sosianus étaient de mon avis, qu’il avait pris la pourpre, qu’il avait frappé monnaie, et qu’il eut le titre d’auguste ; Severus Archontius produisit même des médailles à son effigie, et prouva par des citations d’ouvrages grecs et égyptiens qu’il portait le titre d’autocrate dans ses ordonnances. Notre adversaire nous opposait cette seule raison, qu’Aurélien a déclaré dans son édit, non qu’il avait tué un tyran, mais qu’il avait délivré la république d’un brigand : comme s’il n’était pas naturel qu’un prince si illustre n’appelât pas tyran un homme obscur, et comme si jamais les grands empereurs avaient donné d’autre nom que celui de brigands à ceux qui voulaient prendre la pourpre et qui succombaient sous leurs coups. Moi-même, dans la Vie d’Aurélien, avant de bien connaître l’histoire de Firmus, je l’ai considéré non comme ayant été revêtu de la pourpre, mais comme un brigand, et j’en fais ici la remarque pour qu’on ne m’objecte pas que je suis en contradiction avec moi-même. Mais, pour ne pas donner trop d’étendue à ce volume, que je me suis engagé à resserrer dans d’étroites limites, je passe sans plus tarder à la biographie de Firmus. 

FIRMUS 
De J.C. 274 

III. Firmus naquit à Séleucie : la plupart des historiens grecs, il est vrai, lui donnent une autre patrie ; mais ils ont ignoré qu’à la même époque vivaient trois Firmus, dont le premier était préfet de l’Égypte, le second préposé à la défense des frontières d’Afrique et proconsul, le troisième, enfin, cet ami et cet allié de Zénobie, qui, dans sa fureur, pénétra jusque dans Alexandrie d’Égypte, et qui fut mis à mort par l’ordre d’Aurélien, dont la fortune semblait se plaire à favoriser les armes. On rapporte sur ses richesses un grand nombre de choses extraordinaires. Tous les murs de sa maison, s’il en faut croire la renommée, étaient couverts de carrés de cristal qu’il avait fait fixer avec du bitume ou autres matières gluantes. Il avait tant de livres, qu’il disait souvent en public qu’avec le papier et la colle il pourrait nourrir une armée. Il avait contracté une étroite alliance avec les Blemmyes et les Sarrasins. Il envoya souvent des vaisseaux dans les Indes pour y faire le commerce. On dit aussi qu’il avait deux dents d’éléphant de dix pieds, qu’Aurélien réservait, en attendant qu’il en eût deux autres, pour faire un siège destiné à recevoir une statue d’or de Jupiter, qui devait être ornée de pierreries, couverte de la prétexte et placée dans le temple du Soleil avec les sorts de l’Apennin, et qu’il voulait qu’on appelât cette statue Jupiter Consul ou Consulens [1]. Mais Carinus, par la suite, donna ces deux dents à une femme, qui en fit, dit-on, un lit : comme ce fait est maintenant bien connu, et qu’il servirait peu à l’instruction de la postérité, je n’en dirai pas davantage à ce sujet. Ainsi, ce présent venu de l’Inde, qui avait été consacré à Jupiter Très-Bon, Très-Grand, un prince détestable osa en faire un moyen de séduction et le prix de ses débauches ! 

IV. Firmus était de haute taille ; il avait les yeux saillants, les cheveux crépus, le front balafré, le teint brun, quoique le reste de son corps fût blanc. Il était couvert de poils et barbu, au point qu’on l’appelait généralement le Cyclope. II faisait une grande consommation de viande, et l’on dit qu’il mangeait une autruche dans un jour. Il buvait peu de vin, beaucoup d’eau ; son caractère était très ferme, et sa force musculaire telle, qu’il l’emportait sur Tritanus, dont parle Varron. Renversé en arrière, non couché, mais appuyé sur ses mains qui le tenaient suspendu, il supportait sans fléchir une enclume qu’on lui plaçait sur la poitrine, et sur laquelle on frappait avec des marteaux. Un jour, les officiers d’Aurélien le mirent au défi de boire avec eux, voulant éprouver s’il supporterait bien le vin : un des auxiliaires, nommé Burburus, grand buveur, l’ayant provoqué, il vida deux seaux de vin, et se montra ensuite, pendant toute la durée du repas, dans la plénitude de son bon sens. Burburus lui ayant dit : « Pourquoi n’avez-vous pas bu la lie ? — Imbécile, lui répondit-il, on ne boit pas de la terre. » Mais nous nous arrêtons à des futilités, quand nous avons des choses plus importantes à faire connaître. 

V. Firmus, donc, prit la pourpre contre Aurélien, dans le but de défendre le territoire qui restait à Zénobie ; mais il fut défait par cet empereur, qui revenait de Carres. Un grand nombre d’écrivains prétendent que Firmus mit fin à ses jours en s’étranglant ; mais des édits d’Aurélien prouvent qu’il n’en est point ainsi : en effet, après sa victoire ce prince fit afficher à Rome la proclamation suivante : 
« Au peuple romain, son très affectionné Aurélien auguste, salut. — Nous avons pacifié toute I’étendue de l’empire, et, de plus, un brigand égyptien, Firmus, suscité par les troubles des barbares, et qui, c’est tout dire, ralliait les débris de l’armée d’une femme sans pudeur, a été par nous mis en fuite, assiégé, crucifié et mis à mort. Vous n’avez donc plus rien à craindre, Romains : le tribut d’Égypte, naguère intercepté par cet indigne brigand, vous parviendra sans obstacle. Que la concorde règne entre vous et le sénat, que l’amitié vous lie à l’ordre équestre, et l’affection aux prétoriens ; pour moi, je veillerai à ce que rien ne trouble la tranquillité de l’empire, Livrez-vous aux divertissements, aux loisirs des jeux du Cirque : à nous le labeur forcé des affaires publiques ; à vous les soins du plaisir. C’est pourquoi, vertueux Quirites, » etc. 

VI. Vous avez déjà dû m’entendre rapporter ce que je viens de dire sur Firmus ; mais j’ai cru qu’il était utile de le rappeler ici. Quant aux anecdotes recueillies sur lui par Aurélien Festivus, affranchi d’Aurélien, si vous voulez les connaître, vous les lirez dans cet auteur. Vous y verrez, par exemple, que Firmus, frotté de graisse de crocodile, nageait parmi ces reptiles ; qu’il conduisait un éléphant, qu’il mangeait de l’hippopotame, et que, monté sur de grandes autruches et porté par elles, il semblait voler. Mais tout cela mérite-t-il d’être connu ? Tite-Live et Salluste n’ont-ils pas omis toutes les futilités dans l’histoire de ceux dont ils ont écrit la vie ? Ainsi ils n’ont pas dépeint les mulets de Clodius, ni les mules de Titus Annius Milon ; ils n’ont pas dit si le cheval que montait Catilina était toscan ou sarde ; ils n’ont pas fait, non plus, la description de la chlamyde ou de la trabée de Pompée. Nous terminons donc ici ce que nous avions à dire de Firmus, pour passer à Saturnin qui s’empara du pouvoir en Orient contre Probus. 

SATURNIN
De J.C. 280 

VII. Saturnin était originaire de la Gaule, la plus remuante des nations, toujours jalouse de faire des princes ou de dominer. Aurélien le choisit parmi ses autres généraux comme celui qui lui paraissait Ie plus capable de défendre les frontières de l’orient, en lui faisant la prudente recommandation de ne jamais aller en Égypte : autant que nous en pouvons juger, ce prince prévoyant, qui connaissait le caractère gaulois, craignait que si Saturnin se trouvait au milieu d’une ville turbulente, son naturel ne le portât à s’associer au tumulte. Les Égyptiens, vous ne l’ignorez pas, sont inconstants, enclins à la fureur et à la jactance, insolents, vains à l’excès, indisciplinés, désireux de nouveauté au point de courir même après des chansons ; versificateurs, épigrammatistes, mathématiciens, aruspices, médecins : car ils sont chrétiens et samaritains, et se plaisent toujours à verser impitoyablement le blâme sur le temps présent. Mais, pour ne pas m’attirer la haine des Égyptiens, et pour qu’ils ne croient pas que je consigne ici mon opinion personnelle, je vais citer une lettre d’Adrien, tirée des ouvrages de Phlégon, son affranchi, qui fait parfaitement connaître le caractère de ce peuple. 

VIII. « Adrien auguste à Servianus consul, salut. — Je n’ai trouvé dans l’Égypte, que vous me vantiez tant, mon cher Servianus, qu’une nation légère, irrésolue, et toujours à la recherche des nouvelles du jour. Ceux qui adorent Sérapis sont chrétiens, et ceux qui se disent évêques chrétiens sont dévoués au culte de Sérapis. On n’y voit point de chef de synagogue juive, point de samaritain, point de prêtre chrétien qui ne soit mathématicien, aruspice ou alypte ; et le patriarche lui-même, quand il vient en Égypte, est contraint par les uns d’adorer Sérapis, et par les autres d’adorer Christ. Les Égyptiens sont séditieux, vains et portés à l’outrage ; leur ville est opulente, riche, industrieuse, et personne n’y vit dans l’oisiveté. Les uns y soufflent le verre, les autres y fabriquent le papier, et tous, quels que soient leur position et l’état qu’ils exercent, s’occupent de la confection de la toile. Chez eux les podagres travaillent ; les aveugles ont leurs occupations, ont leur tâche à remplir ; les chiragres même ne restent pas oisifs. Ils n’ont qu’un seul dieu, que les chrétiens, les juifs et toutes les nations révèrent. Plût au ciel que les moeurs de cette ville fussent plus pures ; car elle est certainement digne, par son importance, par sa grandeur, d’être considérée comme la première de l’Égypte ! J’ai accueilli toutes ses demandes, je lui ai rendu ses anciens privilèges, je lui en ai octroyé de nouveaux, ce dont ils me rendirent grâces quand j’étais chez eux ; mais à peine m’étais-je éloigné, qu’ils ont même décrié mon fils Verus. Je pense que vous avez aussi appris ce qu’ils ont dit d’Antinoüs. Tout ce que je leur souhaite, c’est qu’ils se nourrissent de leurs poulets : je n’ose dire ici le moyen qu’ils emploient pour les faire éclore. Je vous adresse des coupes de couleur changeante qui m’ont été offertes par le prêtre du temple, et que j’ai spécialement réservées pour ma soeur et pour vous : je vous engage à vous en servir dans les festins des fêtes solennelles, mais je vous recommande de n’en point permettre l’usage à notre petit Africain. » 

IX. Avec ces idées sur les Égyptiens, Aurélien avait donc défendu à Saturnin d’entrer en Égypte. Cet ordre semblait être une inspiration divine ; car dès que les Égyptiens virent chez eux ce haut dignitaire, ils s’écrièrent aussitôt : « Saturnin auguste, que les dieux vous conservent ! » Mais lui, en homme prudent (car il faut ici lui rendre justice), partit immédiatement d’Alexandrie et retourna en Palestine. Puis, ayant réfléchi qu’il n’y serait pas en sûreté, s’il y vivait en simple particulier, il vêtit une cyclade de sa femme, jeta dessus un manteau de pourpre qui couvrait naguère une statue de Vénus, et s’offrit aux soldats, qui le saluèrent empereur. J’ai souvent entendu raconter à mon aïeul qu’il était, présent lorsqu’on déféra l’empire à Saturnin. Il pleura (disait-il) et prononça ces paroles : « La république perd aujourd’hui un homme qui lui était nécessaire, je puis le dire sans orgueil : car j’ai restauré les Gaules, j’ai reconquis à l’empire l’Afrique que les Maures lui avaient enlevée, j’ai pacifié l’Espagne. Mais à quoi bon ? j’ai tout sacrifié du moment que j’ai usurpé le pouvoir. » 

X. Puis il parla ainsi à ceux qui l’avaient élevé à la suprême puissance, et qui l’exhortaient à conserver la vie et l’empire : « Vous ignorez, mes amis, combien le pouvoir traîne après lui de soucis. Les glaives et les traits sont suspendus sur nos têtes, partout des lances, partout des dards qui nous menacent ; nos gardes eux-mêmes sont pour nous des sujets de crainte, ceux même qui nous approchent nous sont suspects, nous ne mangeons qu’avec défiance, nous ne voyageons pas quand il nous plaît, nous ne faisons point la guerre quand nous Ie jugeons nécessaire, nous n’osons point nous exercer au maniement des armes. Ajoutez à cela que, pour un empereur, il n’est point d’âge qui soit à l’abri de la critique : est-il vieux, on le croit incapable ; s’il est, jeune, on lui trouve trop d’ardeur. Sachez qu’en me déférant l’empire, vous prononcez contre moi un arrêt de mort. Mais, ce qui me console, c’est que je ne puis pas mourir seul. » Marcus Salvidienus assure que ce discours fut, tel que je le rapporte, prononcé par Saturnin, qui, du reste, était très versé dans les lettres, car il avait étudié la rhétorique en Afrique, et avait suivi à Rome les leçons des grands maîtres. 

XI. Je ne veux point dépasser les limites que je me suis assignées, mon seul but étant de faire connaître les traits principaux de sa vie. Des écrivains, je le sais, ont cru que le Saturnin dont il est ici question est le même que celui qui prit la pourpre sous Gallien ; mais c’est une grande erreur, car ce dernier fut tué presque contre le gré de Probus. On dit même que ce prince lui adressa plusieurs lettres pleines de bonté, dans lesquelles il lui promettait sa grâce ; mais que les soldats qui avaient été ses complices ne voulurent pas y ajouter foi. Enfin, il fut assiégé dans un château par des troupes qu’avait envoyées Probus, et y fut égorgé sans que celui-ci en eût donné l’ordre. Il serait aussi long que fastidieux de consigner ici mille frivolités sur la taille, l’embonpoint et la mine de Saturnin ; sur ce qu’il buvait, sur ce qu’il mangeait : nous laissons à d’autres le soin d’entrer dans ces détails, dont l’utilité nous paraît au moins contestable. Revenons maintenant à ce qui nous reste à dire. 

PROCULUS 
De J.C. 280 

XII. Proculus naquit à Albingaunum, dans les Alpes maritimes ; il était de bonne maison, quoique ses ancêtres eussent autrefois exercé le brigandage, et lui-même, par Ie bétail, les esclaves et les nombreux objets qu’il s’était appropriés, s’était fait une fortune assez considérable. On rapporte qu’il arma deux mille de ses esclaves au temps où il prit la pourpre. Cet acte de témérité lui fut conseillé par son épouse, femme d’un caractère viril, qui avait été surnommée Sampso, et dont le nom était Viturgia. II eut un fils nommé Herennianus, qu’il voulait, disait-il, s’associer à l’empire dès qu’il aurait cinq ans accomplis. Proculus était, sans contredit, un homme excellent et fort brave. Quoiqu’il eût été accoutumé au brigandage, il consacra sa vie aux armes : il fut tribun de plusieurs légions et s’illustra par des actes de courage. Comme les moindres particularités sont agréables et ont une sorte d’attrait quand on les lit, nous croyons ne devoir pas omettre ce dont il se glorifiait dans une lettre que nous transcrirons ici, plutôt que d’entrer sur elle dans de plus longs détails : 
« Proculus à Metianus, son parent, salut. — J’ai pris cent jeunes filles en Sarmatie : dix, dans une seule nuit, ont partagé ma couche ; et j’ai si bien mis le temps à profit, que, dans l’espace de quinze jours, je les ai toutes rendues femmes. » 
Comme vous le voyez, il tirait vanité d’un action brutale et licencieuse, et il croyait fonder sa réputation de grand homme sur un amas de crimes. 

XIII. Parvenu aux honneurs militaires, Proculus continua à vivre dans le vice et dans le dérèglement ; toutefois, comme il était plein de courage, d’après les conseils qu’en donnèrent les Lyonnais, qui étaient fatigués de l’oppression que faisait peser sur eux Aurélien, et de la crainte que leur inspirait Probus, il fut appelé à l’empire, en jouant et comme par plaisanterie, s’il faut en croire Onésime : car je ne sache pas que cette relation existe dans aucun autre auteur. Un jour qu’à la suite d’un repas on jouait aux échecs, il arriva à Proculus de sortir dix fois empereur ; alors un plaisant qui avait le talent de l’à-propos, lui dit : « Je vous salue, auguste ; » et, ayant apporté une pièce de drap de pourpre, il la lui jeta sur les épaules et le proclama empereur. Les complices ne tardèrent pas à envisager leur position, et, pour s’y soustraire, tâchèrent de gagner l’armée et de lui faire confirmer le choix qu’ils avaient fait du nouveau prince. Celui-ci, toutefois, ne fut pas inutile aux Gaulois, car il défit complètement, et non sans gloire, les Alemans, qui alors portaient encore le nom de Germains, en ne leur faisant qu’une guerre d’escarmouche. Mais Probus le poursuivit jusqu’aux terres les plus reculées, et tandis que le fugitif offrait aux Franks, dont il tirait, disait-il, son origine, son bras pour les défendre, ceux-ci, pour qui la foi du serment n’est qu’un jeu, le trahirent : de là sa défaite et son supplice. Il existe encore chez les Albingaunes des descendants de Proculus ; ils disent, en riant, qu’ils ne désirent être ni princes ni brigands. 
Voilà tout ce que j’ai recueilli sur Proculus qui soit digne d’être rapporté. Passons à Bonose, dont j’ai moins à dire encore. 

BONOSE 
De J.C. 280 


XIV. Bonose naquit dans la Grande-Bretagne ; il descendait d’une famille espagnole, quoique sa mère fût Gauloise. Son père, qu’il se plaisait à qualifier du titre de rhéteur, n’était, selon d’autres, qu’un simple maître d’école. Il le perdit étant encore an berceau et fut élevé par sa mère, femme d’un mâle caractère, qui négligea de lui donner de l’éducation. Il servit d’abord dans l’infanterie, puis dans la cavalerie. Il fut centurion, et, après avoir passé par le grade de tribun, il fut préposé à la défense des frontières de la Rhétie. C’était le plus grand buveur qui fût au monde. Aurélien disait souvent de Bonose : « Cet homme n’est pas né pour vivre, mais pour boire ; » et cependant il eut pendant longtemps beaucoup de considération pour lui, en raison des services qu’il rendait à la guerre. S’il arrivait à quelque nation barbare d’envoyer des ambassadeurs, Bonose buvait avec eux pour les enivrer, et, quand il avait réussi, il apprenait d’eux tout ce qu’on avait intérêt à connaître. Pour lui, quelle que fût la quantité de vin qu’il eut bue, il était toujours calme et dans tout son bon sens, et même, si l’on en croit Onésime, le biographe de Probus, il se montrait alors plus prévoyant qu’à jeun. Ce qui était surprenant en lui, c’est qu’il urinait autant qu’il buvait, et que jamais il n’éprouva d’affections d’estomac, d’intestins ni de vessie. 

XV. Les Germains ayant un jour incendié des vaisseaux romains en station sur le Rhin, Bonose, dans la crainte d’être puni, prit la pourpre, et la conserva plus longtemps qu’il ne méritait : car, ayant été vaincu par Probus après un long et terrible combat, il mit fin à ses jours en se pendant. On dit alors de lui par plaisanterie : « Ce n’est pas un homme qui est pendu, c’est une amphore. » Il laissa deux fils, que Probus épargna. Son épouse fut aussi traitée avec distinction par le vainqueur, qui lui paya une pension jusqu’à sa mort. Cette femme, qui appartenait à une famille illustre du pays des Goths, était (comme le disait mon aïeul) le modèle de son sexe. Aurélien l’avait unie à Bonose, pour apprendre de lui par cette femme, qui était de race royale, tous les desseins des Goths. Nous avons une lettre adressée au lieutenant des Thraces, relative à cette union et aux présents qu’Aurélien ordonna de faire à Bonose à l’occasion de ce mariage. J’en donne ici la copie : 
« Aurélien auguste à Gallonius Avitus, salut. — Dans ma lettre précédente, je vous avais mandé d’établir à Périnthe les jeunes filles de nobles familles du pays des Goths, avec des allocations destinées non pas à chacune en particulier, mais à chaque société de sept, pour pourvoir à leur vie en commun : car en donnant à chacune, elles n’eussent reçu que peu, et la république eût dépensé beaucoup. Maintenant que j’ai résolu d’unir Hunila à Bonose, vous donnerez à ce dernier les objets dont la note est ci-jointe ; vous célébrerez aussi ses noces aux frais de l’État. » 
Voici la note des présents : 
« Des tuniques à capuchon, d’étoffe mi-soie et de couleur hyacinthe ; une tunique d’étoffe mi-soie, garnie de noeuds d’or et flottante ; deux tuniques intérieures à double bordure, et tout ce qui convient à une matrone. Vous compterez à Bonose cent philippes d’or, mille antonins d’argent, et un million de sesterces de cuivre. »
Voilà ce que je me souviens d’avoir lu sur Bonose ; quoique j’eusse pu ne pas écrire la vie de ces tyrans, dont personne ne s’inquiète, j’ai cru, pour l’acquit de ma conscience, devoir consigner ici ce que j’en ai pu apprendre. Il me reste maintenant à parler de Carus, de Carin et de Numérien : car l’histoire de Dioclétien et de ses successeurs demande un style plus élevé que le mien. 
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[1] Jupiter auteur de bons conseils ou donnant des conseils.