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HISTOIRE AUGUSTE

 

Vie de Commode Antonin

 

 

ÆLIUS LAMPRIDIUS
Il vivait au début du IVe siècle, sous les règnes de Dioclétien et de Constantin le Grand, auxquels il dédia ses écrits.

Vie de Commode Antonin


I. On a assez discuté sur les parents de Commode Antonin dans la Vie de Marc Antonin. Quant à lui, il naquit à Lanuvium avec un frère jumeau qui fut nommé Antonin, la veille des calendes de septembre, son père et son oncle paternel étant consuls, dans cette même ville où, dit-on, son aïeul maternel avait pris naissance. Pendant que Faustine était enceinte de Commode et de son frère, elle rêva qu’elle accouchait de deux serpents, dont l’un était plus féroce que l’autre. Enfin elle mit au monde Commode et Antonin ; celui-ci mourut à l’âge de quatre ans, malgré la prédiction des astrologues, qui, d’après le cours des astres, lui avaient promis une fortune égale à celle de Commode. Après la mort de ce frère, Marc Antonin essaya de donner de l’instruction à ommode, tant par ses propres leçons que par celles d’hommes éminents et recommandables. Il eut pour maître des lettres grecques, Onésicrite ; des lettres latines, Capella Antistius : pour maître d’éloquence, Ateius Sanctus. Mais tous ces doctes enseignements ne produisirent en lui aucun fruit : tant est grande la force du naturel, ou puissant l’ascendant de ceux qui, dans le cours, se mêlent de l’éducation des princes ! Dès sa plus tendre enfance, il fut dépravé dans ses goûts, sans probité, cruel, débauché, dissolu en paroles, infâme en actions. Bientôt, se livrant à des occupations d’artisan peu dignes du rang d’un empereur, il modelait des vases, il dansait, il chantait, il jouait de la flûte, il faisait le bouffon, et semblait tenir à passer pour excellent gladiateur. Il avait douze ans quand il donna, à Centumcelles, le premier indice de sa cruauté. L’eau de son bain s’étant trouvée trop chaude, il ordonna que l’esclave qui l’avait préparée fût jeté dans la fournaise ; mais, pour lui faire croire, par l’odeur, que son ordre était exécuté, son gouverneur y fit brûler la peau d’un bouc. Il reçut le nom de César en même temps que son frère Sévère ; à quatorze ans, il fut admis au collège des prêtres, et, au moment où il prit la toge, les voeux unanimes des jeunes chevaliers le nommèrent prince de la jeunesse. Il portait encore la prétexte, qu’il fit des largesses de blé au peuple, et vint s’asseoir dans la basilique de Trajan.

II. Il fut revêtu de la toge le jour des nones de juillet ; à pareil jour Romulus avait disparu de dessus la terre, et en ce moment Cassius abandonnait Marc Antonin. Recommandé aux soldats, il partit avec son père pour la Syrie et pour l’Égypte, et revint à Rome avec lui. Par dispense de la loi sur l’âge requis pour les magistratures, il fut fait consul, reçut le titre d’empereur avec son père, le 5 des calendes de décembre, sous le consulat de Pollion et d’Aper, et triompha avec lui, d’après un décret du sénat. Il suivit encore son père à la guerre de Germanie. Mais des gardiens de sa conduite il ne put supporter les plus honnêtes, il ne retint que les plus corrompus, et lorsqu’on les lui retira, il les regretta jusqu’à devenir malade ; par faiblesse, son père les lui rendit ; il fit alors des appartements du palais des tavernes et des lieux de débauches continuelles, et ne ménagea plus ni la pudeur ni les dépenses ; il établit des jeux dans sa maison ; il recueillit de ces femmes d’une beauté trop connue, et en fit comme des appâts de mauvais lieux, pour corrompre les femme honnêtes. Il imita les marchands qui courent les foires. Il achetait des chevaux de trait, et, en habit de cocher, conduisait des voitures ; il mangeait avec les gladiateurs ; il portait l’eau, comme valet de ces hommes méprisables qui tiennent maison de prostitution, tellement que vous l’eussiez cru né plutôt pour cette abjection que pour le poste éminent où le plaça la fortune.

III. Il écarta les anciens serviteurs de son père, il dédaigna ses amis devenus vieux. Salvius Julianus était à la tête des armées ; ses efforts furent impuissants pour attirer son fils à la débauche, il tendit des embûches au père. Tout ce qu’il y avait d’honnêtes gens, il les éloigna soit par des affronts, soit par des places indignes d’eux. Des comédiens de la plus basse classe l’appelèrent des noms les plus honteux ; bientôt, pour qu’ils ne parussent plus, il les bannit. La guerre avait été presque terminée par son père ; il eut la lâcheté de se laisser imposer la loi de l’ennemi, abandonna tout, et revint à Rome. À son retour, il triompha ; mais Anterus, objet de turpitude, était placé derrière lui sur le char, et plus d’une fois, dans la pompe triomphale, on vit l’empereur tourner la tête pour lui donner publiquement des baisers. Même chose se renouvela au théâtre. Après avoir passé le jour à boire et à engloutir les richesses de l’empire romain, le soir il courait les tavernes et les lieux de prostitution. Il envoya pour gouverner les provinces ou les compagnons de ses crimes, ou des gens que ceux-ci lui recommandaient. Enfin il en vint à un tel point de haine contre le sénat, qu’il se porta à des cruautés extrêmes envers cet ordre honorable, et qu’il tomba dans le mépris.

IV. La conduite atroce de Commode poussa Quadratus et Lucilla à s’entendre pour se défaire de lui, non sans le conseil de Tarrutenus Paternus, préfet du prétoire. L’exécution du projet fut confiée à Claudius Pompeianus, parent de l’empereur, qui, étant arrivé jusqu’à lui, tira son glaive, et ayant toute facilité d’agir, se contenta de s’écrier : « Le sénat t’envoie ce poignard ; » découvrant ainsi son crime sans l’accomplir, le sot, tandis que tant de conjurés faisaient cause commune avec lui. Pompeianus et Quadratus furent les première victimes ; ensuite Narbana, Norbanus, Paralius avec sa mère ; Lucilla fut envoyée en exil. Les préfets du prétoire, voyant que Commode était devenu l’objet de la haine la moins équivoque à cause d’Anterus, dont le peuple romain ne pouvait supporter la puissance, employèrent les formes les plus polies pour engager cet Anterus à sortir du palais sous prétexte d’un sacrifice, et à son retour dans ses jardins, ils le firent tuer par des marchands de blé. Commode en fut plus vivement affecté que s’il avait été attaqué lui-même. Or, Paternus était l’auteur de ce meurtre ; et, suivant toute apparence, il était complice de l’attentat dirigé contre l’empereur ; il interviendrait probablement pour que l’on s’arrêtât dans la recherche et la punition des conjurés. Aussi, à l’instigation de Tigidius, Commode lui ôta sa charge de préfet, en échange de laquelle il lui conféra le laticlave. Peu de jours après, il l’accusa ouvertement de conspiration, en supposant que pour récompense on avait promis au fils de Julien la fille de Paternus afin de transmettre l’empire à ce même Julien. Ainsi il fit périr et Paternus, et Julien, et Vitruvius Secundus, ami intime de Paternus et secrétaire de l’empereur. En outre, toute la famille des Quintilius fut éteinte, parce que Sextus, fils de Condianus, se faisant passer pour mort, avait, disait-on, quitté la ville pour se mettre à la tête d’un complot. On fit mourir Vitrasia Faustina, et les consulaires Velius Rufus et Égnatius Capiton. Les consuls Émilius Junctus et Atilius Sévère furent envoyés en exil. On sévit de différentes manières sur un grand nombre d’autres.

V. Dès lors Commode ne se montra plus volontiers en public ; il ne souffrit même plus qu’on pût arriver jusqu’à lui, sans l’assentiment de Pérennis. Celui-ci, qui avait, étudié à fond le caractère de Commode, imagina un moyen de s’emparer du pouvoir : il persuada l’empereur de ne s’occuper que de ses plaisirs, tandis que lui s’inquièterait des affaires de l’État. Commode accepta la proposition avec joie. D’après cet arrangement, retiré dans son palais avec trois cents concubines que leur beauté lui avait fait choisir parmi les femmes mariées et les prostituées, et autant de jeunes débauchés pris également d’après leur extérieur dans le peuple et la noblesse, et même parmi les hommes mariés, il vivait dans la licence des banquets et des bains. Plus d’une fois, en habit de sacrificateur, il égorgea des victimes. Il descendait dans l’arène avec les gladiateurs gardes de sa chambre, et se battait contre eux à pointe émoussée, quelquefois même avec des glaives acérés. Pendant ce temps Pérennis envahit toute la puissance : il fit mourir ceux qu’il voulut, dépouilla de leurs biens grand nombre de citoyens, bouleversa toutes les lois, et attira à lui tout le butin de Rome. Quant à Commode, il fit mourir sa soeur Lucilla après en avoir abusé ; ayant ensuite déshonoré, dit-on, ses autres soeurs, et entretenu des liaisons avec une cousine germaine, il fit choix d’une des concubines de son père, à laquelle il donna le nom de mère et celui d’épouse ; puis, l’ayant surprise en adultère, il la chassa, la bannit, et enfin la fit mourir. Il faisait violer ses propres concubines sous ses yeux. Et il ne manquait pas de jeunes libertins qui venaient assouvir sur lui leur infâme passion, lui qui abandonnait toutes les parties de son corps, et sa bouche même, aux souillures de l’un et de l’autre sexe. À cette époque Claudius périt assassiné, disait-on, par des voleurs : son fils avait autrefois pénétré jusqu’à Commode le poignard à la main ; on fit aussi mourir sans formes de procès beaucoup d’autres sénateurs et des femmes opulentes. Dans les provinces, un grand nombre de personnages furent accusés pour leurs richesses, et dépouillés ou mis à mort. Quant à ceux contre qui l’on ne pouvait imaginer aucune accusation, on leur reprochait d’avoir voulu inscrire Commode comme leur héritier.

VI. En ce même temps Pérennis rapportait à son fils tout l’honneur des succès obtenus chez les Sarmates par les autres généraux. Cependant ce Pérennis, ayant, dans la guerre de Bretagne, mis à la tête des troupes des hommes de l’ordre des chevaliers, en remplacement de sénateurs, le fait ayant été dénoncé par des députés de l’armée, ce Pérennis, naguère si puissant, fut tout à coup déclaré ennemi de l’État, et livré aux soldats pour être mis en pièces. Cléandre, l’un des officiers de la chambre de l’empereur, succéda à son crédit. Après la mort de Pérennis et de son fils, Commode désavoua bien des choses comme n’ayant pas été faites par lui-même, et parut vouloir les réparer. Mais ce repentir de ses crimes ne put durer au delà de trente jours, et il fit par le ministère de Cléandre des actions plus odieuses que celles dont il s’était rendu coupable par l’intermédiaire de Pérennis. Cléandre avait bien succédé à Pérennis pour la puissance ; mais comme préfet du prétoire, ce fut Niger, qui ne garda cette charge que l’espace de six heures : car on changeait de préfet tous les jours et, pour ainsi dire, toutes les heures, Commode se portant à plus d’excès qu’il n’avait jamais fait. Marcius Quartus fut préfet pendant cinq jours. Ses successeurs furent, au gré de Cléandre, ou emprisonnés ou tués ; il permit que des affranchis fussent élus pour remplir le sénat et les rangs des patriciens. Alors, pour la première fois, on vit vingt-cinq consuls dans une année. Toutes les provinces furent vendues. Cléandre faisait argent de tout ; il rappelait des exilés et leur conférait des dignités ; il cassait les jugements rendus ; mais une chose qui témoigne de la stupidité de Commode, c’est qu’il eut assez de crédit pour faire périr, sous l’inculpation de tentative d’usurpation, Byrrus, beau-frère de Commode, qui faisait des remontrances à l’empereur et lui découvrait ce qui se passait ; plusieurs autres qui se mêlèrent de la défense de Byrrus furent également mis à mort. De ce nombre fut le préfet Ébutianus, à la place duquel Cléandre lui-même, avec deux autres qu’il s’adjoignit, fut créé préfet. On vit alors, pour la première fois, trois préfets du prétoire, dont un affranchi, qui fut spécialement chargé du glaive impérial.

VII. Mais Cléandre lui-même eut une fin digne de sa vie. En effet, Arrius Antoninus ayant péri victime de ses menées, sous la fausse accusation d’avoir agi en faveur d’Attale, qu’il avait condamné dans son proconsulat d’Asie, et Commode, assailli par les fureurs du peuple, ne pouvant plus maîtriser l’envie qu’excitait Cléandre, il le livra à la vengeance populaire. Apolaustus et d’autres affranchis de la cour furent en même temps mis à mort. Entre autres choses que fit Cléandre, il eut commerce avec les concubines de Commode, et en eut des enfants, qui, après sa mort, furent tués avec leurs mères. L’empereur mit en sa place Julianus et Régillus, qu’il fit tuer aussi dans la suite. Après ceux-ci, il fit mourir Servilius Silanus et Dulius Silanus avec les leurs ; ensuite Anicius Lupus, Pétronius Mamertinus et Pétronius Sura, et Antonin, fils de Mamertinus et de sa soeur. Après eux, six consulaires à la fois : Allius Fuscus, Célius éelix, Lucéius Torquatus, Lartius Euripianus, Valérius Bassianus, Pactuléius Magnus avec les siens ; en Asie, le proconsul Sulpitius Crassus, et Julius Proculus avec les siens, et Claudius Lucanus, personnage consulaire ; en Achaïe, sa cousine germaine Faustina Annia, et une infinité d’autres. Il avait encore désigné quatorze victimes ; car les forces de l’empire romain ne pouvaient plus suffire à ses dépenses.

VIII. Cependant, Commode ayant désigné consul l’adultère de sa mère, le sénat, sans doute par dérision, lui donna le surnom de Pieux : déjà à la mort de Pérennis, il avait reçu celui d’Heureux. Au milieu des meurtres d’un grand nombre de citoyens, ce nouveau Sylla, Commode, ce Pieux, cet Heureux empereur, imagina, dit-on, une conspiration ourdie contre sa personne, pour servir de prétexte à de nouveaux assassinats. Il n’y eut d’autre révolte véritable que celle d’Alexandre, qui ensuite se tua lui et les siens ; et celle de Lucilla sa soeur. Il reçut de ses flatteurs le nom de Britannique, pendant que les Bretons voulaient élire un empereur pour le lui opposer. Il fut appelé l’Hercule romain, pour avoir abattu des bêtes féroces dans l’amphithéâtre de Lanuvium : car c’était sa coutume de tuer des bêtes dans sa maison. Sa folie fut telle, qu’il voulut que la ville de Rome fût appelée colonie Commode. On dit que ce fut Marcia qui, dans ses embrassements, lui inspira cet acte de démence. Il voulut aussi conduire dans le cirque des chars à quatre chevaux. Il parut en public revêtu de la dalmatique et donna ainsi le signal pour faire partir le char. Et dans le même temps où il en référa au sénat pour faire appeler Rome Commodienne, non seulement le sénat l’accueillit volontiers, par dérision, comme on peut le penser, mais il s’appela lui-même Commodien, prodiguant à Commode les noms d’Hercule et de Dieu.

IX. Il feignit un projet de départ pour l’Afrique, afin de pouvoir demander des fonds pour sa route ; il les reçut, et les dépensa au jeu et dans les festins. Il fit mourir Motilénus, préfet du prétoire, en lui donnant des figues empoisonnées. On lui érigea des statues avec les attributs d’Hercule, et on lui fit des sacrifices comme à ce dieu. Il avait projeté, en outre, bien des meurtres ; mais ce projet fut trahi par un jeune enfant qui jeta hors de la chambre une tablette qui portait écrits les noms des victimes désignées. Il pratiqua le culte d’Isis, si bien qu’il se fit raser la tête, et qu’il porta la statue d’Anubis. Il ordonna, par un raffinement de cruauté, que les ministres de Bellone s’entailleraient véritablement les bras ; et força ceux d’Isis à se frapper réellement la poitrine avec des branches de pin jusqu’à compromettre leur vie. Quand il portait Anubis, il frappait rudement de la figure de la statue les têtes des ministres d’Isis. Vêtu d’habits de femme et couvert d’une peau de lion, il assomma à coups de massue non seulement des lions, mais un grand nombre d’hommes. Ceux qui étaient faibles des jambes et ceux qui ne pouvaient marcher, il les transformait en géants qu’au moyen de morceaux de linge et de drap il terminait en dragons, puis les tuait à coups de flèches. il souilla d’un homicide réel les mystères de Mithra, tandis que d’ordinaire on se contentait de quelque action ou de quelque parole qui suppose la terreur.

X. Dès son enfance il avait été gourmand et sans pudeur. Jeune homme, il avilit tous ceux qui l’entourèrent, et s’avilit lui-même avec eux. Ceux qui se moquaient de lui, il les faisait exposer aux bêtes : ce fut le supplice qu’il infligea à celui qui lui avait lu le livre de Suétone qui contient la vie de Caligula, parce que Caligula était né le même jour que lui. Arrivait-il à quelqu’un de dire qu’il voulait mourir, il le faisait précipiter malgré lui. Même dans ses divertissements il était cruel. Voyant à un individu des cheveux blancs mêlés parmi les noirs, il lui plaça sur la tête un étourneau, qui, croyant becqueter des petits vers, y produisit une plaie dégoûtante. Il ouvrit par le milieu du ventre un homme d’une obésité extraordinaire, pour voir s’échapper ses intestins. Il appelait guéridons et rossignols ceux à qui il avait fait arracher un oeil ou couper une jambe. II y en eut bien d’autres qu’il fit mourir : ceux-ci, parce qu’ils s’étaient présentés à lui en costume d’étrangers ; ceux-là, parce qu’ils étaient nobles et bien faits de corps. Il eut une affection toute particulière pour des hommes auxquels il avait donné les noms des parties de chaque sexe : c’était ceux-là qu’il embrassait le plus volontiers. Il aima aussi à l’excès un homme dont le membre excédait toute proportion, et qu’il appelait son Âne. Il l’enrichit et le fit prêtre d’Hercule rustique.

XI. On dit qu’aux mets les plus exquis il mêla de la fiente humaine, et ne craignit pas d’en goûter, dans l’idée qu’il allait pouvoir rire aux dépens des autres. Il se fit apporter un jour sur un plat d’argent, et couverts de moutarde, deux bossus tout contrefaits, qu’à l’instant même il éleva aux honneurs et enrichit. Il fit jeter dans un vivier Julien, son préfet du prétoire, en toge et dans l’exercice de ses fonctions. Il l’avait forcé de danser nu devant ses concubines, agitant des cymbales, et se défigurant par des grimaces. Rarement on vit sa table sans légumes, nourriture qui entretient les penchants voluptueux. Il se baignait six à huit fois par jour et mangeait dans le bain. Il souilla par des impuretés et par du sang humain les temples des dieux. Voulant contrefaire le médecin, il tirait du sang aux hommes avec des scalpels à disséquer les morts. Ses flatteurs avaient donné en son honneur des noms aux différents mois d’après ceux qu’il portait lui-même. Ainsi pour août c’était Commode, pour septembre Hercule, pour octobre l’Invincible, pour novembre le Triomphateur, pour décembre l’Amazonien. Or, Commode se fit appeler Amazonien, par amour pour sa concubine Marcia, qu’il avait pris plaisir à faire peindre en amazone, et pour laquelle lui-même voulut paraître au spectacle de Rome en habit d’amazone. Il se mêla aussi aux combats des gladiateurs, et reçut des noms de gladiateurs avec la même joie que si on lui eût décerné les honneurs du triomphe. Il entrait fort souvent dans la salle des exercices, et chaque fois il voulait qu’on l’inscrivît dans les fastes publics. Il combattit, dit-on, sept cent trente-cinq fois. C’est le quatre des ides d’octobre, qu’il appela depuis Herculiennes, qu’il avait reçu le nom de César, sous le consulat de Prudens et de Pollion, et c’est aux ides Herculiennes, Maxime et Orphitus étant consuls, qu’il reçut celui de Germanique.

XII. Il fut admis comme prêtre à tous les collèges sacerdotaux, le 13 des calendes Invincibles, Pison et Julien étant consuls ; il partit pour la Germanie le 14 des calendes Éliennes, comme il les nomma depuis, sous les mêmes consuls ; il prit la robe virile et fut nommé empereur, avec son père, le 5 des calendes Triomphatoriales, Pollion étant consul pour la seconde fois, avec Aper ; il triompha le 10 des calendes Amazoniennes, sous les mêmes consuls ; il partit une seconde fois le 3 des nones Commodiennes, sous le consulat d’Orphitus et de Rufus ; l’armée et le sénat décrétèrent des voeux pour sa conservation dans le palais Commodien, le 11 des calendes Romaines, Présens étant consul pour la seconde fois. Comme il méditait un troisième voyage, il fut retenu par le sénat et par son peuple. On fit des voeux publics pour lui aux nones Pieuses, Fuscianus étant consul pour la seconde fois. On a trouvé aussi consigné dans des lettres, qu’il combattit sous son père trois cent soixante-cinq fois ; qu’aux combats des gladiateurs, il avait recueilli jusqu’à mille palmes, pour avoir vaincu ou tué autant de rétiaires. Il tua de sa propre main plusieurs milliers de bêtes de diverses espèces, même des éléphants, et cela souvent sous les yeux du peuple romain.

XIII. Quoiqu’il se distinguât dans toutes ces choses, il était, du reste, faible et sans vigueur ; il portait une hernie inguinale si proéminente, qu’on la voyait à travers ses vêtements de soie. On a composé contre lui bien des vers, dont Marius Maximus se glorifie dans son ouvrage. Il déployait une telle force pour tuer les animaux, qu’avec un pieu il transperçait un éléphant, et que d’un coup de bâton il lui arriva de faire sauter les cornes d’une gazelle ; enfin, qu’il tua des milliers d’animaux, et des plus grands, en les frappant chacun d’un seul coup. Il fut tellement éhonté, qu’assis à l’amphithéâtre ou au théâtre en habit de femme, il lui arriva souvent de boire en public. Cependant sous son empire, et pendant le cours d’une vie si dissolue, furent vaincus par ses lieutenants les Maures et les Daces. Les Pannonie furent pacifiées. En Bretagne, en Germanie, en Dacie, l’on refusait de reconnaître son autorité ; ses généraux rétablirent partout le bon ordre et la soumission. Quant à lui, il était d’une paresse et d’une négligence telles pour donner sa signature, que souvent il ne l’apposait qu’une seule fois pour plusieurs édits. Dans bien des lettres il se contentait d’écrire le mot Vale. Il chargeait, du reste, de toutes ses affaires diverses personnes, qui tournèrent, dit-on, à leur profit bien des condamnations.

XIV. Par suite de cette négligence, tandis que ceux qui gouvernaient alors la république, en pillaient les ressources, une grande famine se manifesta dans Rome, quoique les grains ne manquassent pas. Il est vrai que dans la suite Commode fit mourir ou proscrivit les accapareurs ; mais lui-même, voulant que le siècle Commode fût assimilé au siècle d’or par le bas prix excessif des denrées, rendit par cette mesure la pénurie plus grande encore. Sous son règne, beaucoup de gens rachetèrent pour de l’argent leur propre vie ou le châtiment des autres. Il rendit même les différents degrés de supplices, les sépultures, les commutations de peines, et même la substitution des personnes condamnées à perdre la vie. Il vendit jusqu’aux provinces et aux gouvernements ; et le prix en revenait partie à Commode, partie à ceux qu’il employait. II vendit à plusieurs la vie de leurs ennemis. Les affranchis, sous son règne, vendirent même l’issue des procès. Il ne supporta pas longtemps les préfets Paternus et Pérennis ; de tous ceux qu’il créa, aucun ne resta trois ans en charge ; il les fit mourir presque tous par le poison ou par le glaive. Il changea les préfets de Rome avec la même facilité.

XV. Après avoir longtemps fait toutes choses au gré des officiers de sa chambre, il prenait plaisir à les faire périr. L’un d’eux, Électus, voyant avec quelle facilité il tuait ses officiers, le prévint et se joignit au complot qui décida de la vie de l’empereur. Quand celui-ci n’était que spectateur au théâtre, il prenait des armes de gladiateur, et couvrait ses épaules nues d’un morceau de pourpre. En outre, il avait coutume, toutes les fois qu’il faisait quelque infamie, quelque débauche scandaleuse, quelque acte de cruauté, quelque action digne d’un gladiateur ou d’un corrupteur de la jeunesse, d’ordonner qu’on l’insérât dans les actes de la ville, comme le témoignent les écrits de Marius Maximus. Il appela du nom de Commodien le peuple romain, sous les yeux duquel il combattit fréquemment. Souvent, tandis qu’il combattait, le peuple l’applaudissait comme un dieu ; alors, croyant qu’on se moquait de lui, il donnait ordre aux matelots qui tendaient les voiles de massacrer le peuple dans l’amphithéâtre. Il avait commandé qu’on mît le feu à la ville, comme étant sa colonie : ce qui eût été fait, si Létus, préfet du prétoire, ne l’eût détourné de ce projet. Parmi les noms triomphaux qui lui furent donnés, il reçut six cent vingt fois celui de Palus ; on appelait ainsi le remplaçant d’un gladiateur tué.

XVI. Voici les prodiges, tant publics que particuliers, qui eurent lieu sous son règne : une comète apparut au ciel ; on vit dans le Forum les traces des dieux quittant la ville ; avant la guerre des déserteurs, le ciel parut en feu ; une soudaine obscurité et des ténèbres profondes couvrirent le Cirque aux calendes de janvier ; et avant le jour on vit des oiseaux incendiaires et de mauvais augure. L’empereur lui-même, disant qu’il ne pouvait dormir dans le palais, le quitta pour aller au mont Célius habiter la maison de Vectilius. Le temple de Janus Geminus s’ouvrit spontanément, et la statue en marbre d’Anubis parut se mouvoir ; pendant plusieurs jours on vit suer la statue en airain d’Hercule près la chapelle de Minucius ; on prit un hibou sur le lit de l’empereur, tant à Rome qu’à Lanuvium. Lui-même fit un prodige qui n’était pas sans importance pour lui : car, un gladiateur ayant été tué, il mit la main dans la blessure, puis l’essuya sur sa tête ; et, contre la coutume, il ordonna que les spectateurs vinssent aux jeux, vêtus du manteau au lieu de la toge, ce qui ne se faisait d’ordinaire qu’aux funérailles : lui-même présida les jeux en habit de deuil. Son armure de tête lui fut enlevée deux fois, et passa sous la porte Libitine. Dans une largesse qu’il fit au peuple, il donna à chacun sept cent vingt-cinq deniers. Dans toutes les autres il fut très mesquin, parce que les folles dépenses de ses plaisirs avaient beaucoup appauvri le trésor. II multiplia les jours de fête, plus par goût pour les divertissements que par esprit de religion, et aussi pour enrichir les chefs de factions.

XVII. Tous ces désordres poussèrent, quoiqu’un peu tard, Marcia, sa concubine et le préfet Quintus Émilius Létus, à conspirer pour la perte de Commode. D’abord ils lui donnèrent du poison ; mais comme il n’opérait pas assez vite, ils le firent étrangler par un athlète avec lequel il avait coutume de s’exercer. II était d’une taille bien proportionnée, avait le regard téméraire, comme l’ont d’ordinaire les hommes ivres, le langage grossier, les cheveux toujours teints et saupoudrés de limaille d’or ; redoutant le fer du barbier, il se brûlait la barbe et la chevelure. Le sénat et le peuple demandèrent que son corps, traîné avec un croc, fût jeté dans le Tibre ; mais dans la suite, il fut, par l’ordre de Pertinax, transporté au tombeau d’Adrien. Il ne reste de lui aucuns travaux, si ce n’est des thermes que Cléandre avait construits sous son nom ; mais partout ailleurs où le nom de Commode était gravé, le sénat l’en fit disparaître. Il ne fit même pas achever les travaux commencés par son père. Il établit une flotte africaine pour le cas où Alexandrie cesserait de fournir des grains. Il appela aussi ridiculement Carthage du nom d’Alexandrine Commodienne en toge, et la flotte d’Afrique du nom de Commodienne Herculienne. II avait ajouté quelques ornements au Colosse, mais ils furent tous enlevés depuis. Il en avait fait ôter la tête, qui représentait Néron, pour y faire mettre la sienne et fait inscrire au bas, selon sa coutume, tous ses titres de gloire, sans oublier celui de gladiateur efféminé. Cependant l’empereur Sévère, homme grave, et qui eut le mérite d’être le premier de son nom, éleva Commode au rang des dieux, et affecta à son culte, avec le titre de flamine Herculien Commodien, un prêtre qu’il se destinait à lui-même de son vivant. Ce qu’il fit, sans doute, en haine du sénat. Commode laissa trois soeurs. Sévère institua une fête pour célébrer le jour de sa naissance.

XVIII. Les acclamations du sénat après la mort de Commode furent violentes. Afin que l’on sache quel fut le sentiment de ce corps à l’égard de cet empereur, j’ai extrait du livre de Marius Maximus ces acclamations mêmes, et la sentence décrétée : « Qu’on prive l’ennemi de la patrie de tout honneur ; qu’on prive le parricide de tout honneur ; que le parricide soit traîné ; que l’ennemi de la patrie, le parricide, le gladiateur soit mis en pièces dans le lieu où l’on traîne les cadavres des gladiateurs ; que l’ennemi des dieux, le bourreau du sénat, l’ennemi des dieux, le parricide du sénat, l’ennemi des dieux, l’ennemi du sénat, soit traîné comme un gladiateur dans le spoliaire. Lui qui a tué le sénat, qu’il soit mis au spoliaire ; lui qui a tué le sénat, qu’il soit traîné avec un croc ; lui qui a fait mourir tant d’innocents, qu’il soit traîné avec un croc. L’ennemi, le parricide, vraiment il n’y aura là qu’une juste sévérité, lui qui n’a pas épargné son propre sang, qu’il soit traîné avec un croc. Lui qui a voulu te tuer, qu’il soit traîné avec un croc. Tu as tremblé avec nous, tu as partagé nos dangers. O Jupiter très-bon, très-grand ! si tu veux nous sauver, conserve-nous Pertinax. Vive la fidélité des prétoriens ! vivent les cohortes prétoriennes ! vivent les armées romaines ! vive la piété du sénat ! Que le parricide soit traîné. Nous t’en prions, auguste empereur, que le parricide soit traîné. Nous te le demandons avec instance, que le parricide soit traîné. Exauce-nous, César, aux lions les délateurs. Exauce-nous, César, aux lions les délateurs. Exauce-nous, César, aux lions Spérat. Vivent les triomphes du peuple romain ! vive la fidélité des soldats ! vive la fidélité des prétoriens ! vivent les cohortes prétoriennes ! On voit partout les statues de l’ennemi, partout les statues du parricide, partout les statues du gladiateur ; que partout on abatte les statues du gladiateur et du parricide. Que le meurtrier des citoyens soit traîné ; que le parricide des citoyens soit traîné ; qu’on abatte les statues du gladiateur. Toi sauvé, nous sommes sauvés et tranquilles ; vraiment, vraiment, oui à présent vraiment, à présent dignement, à présent vraiment, à présent librement. Nous sommes tranquilles maintenant aux délateurs la crainte. Pour que nous soyons en sûreté, il faut que les délateurs tremblent ; pour que nous soyons sauvés, il faut que les délateurs soient chassés du sénat. Aux délateurs le bâton, tu es sauvé ; aux lions les délateurs, tu règnes ; aux délateurs le bâton.

XIX. « Qu’on abolisse jusqu’à la mémoire du parricide gladiateur ; qu’on abatte les statues du parricide gladiateur ; qu’on abolisse la mémoire de l’impur gladiateur : au spoliaire le gladiateur. Exauce-nous, César ; que le bourreau soit traîné avec un croc ; que le bourreau du sénat soit, suivant la coutume de nos ancêtres, traîné avec un croc. Plus cruel que Domitien, plus impudique que Néron, qu’il lui soit fait comme il a fait aux autres. Que la mémoire des innocents soit conservée : rétablis les innocents dans leurs honneurs, nous t’en prions. Que le cadavre du parricide soit traîné avec un croc ; que le cadavre du gladiateur soit traîné avec un croc ; que le cadavre du gladiateur soit mis au spoliaire. Interroge-nous les uns après les autres : nous opinons tous pour qu’il soit traîné avec un croc. Que celui qui a assassiné tous les citoyens soit traîné avec un croc : que celui qui a tué des êtres humains de tout âge, soit traîné avec un croc ; que celui qui a tué des personnes de tout sexe, soit traîné avec un croc ; que celui qui n’a pas épargné son propre sang soit traîné avec un croc ; que celui qui a dépouillé les temples soit traîné avec un croc ; que celui qui a annulé les testaments, soit traîné avec un croc ; que celui qui a dépouillé les vivants, soit traîné avec un croc. Nous avons servi des esclaves. Que celui qui a vendu la vie des citoyens, soit traîné avec un croc ; que celui qui a reçu le prix de la vie des citoyens, et n’a pas gardé sa parole, soit traîné avec un croc ; que celui qui a vendu le sénat, soit traîné avec un croc ; que celui qui a privé les fils de l’héritage de leur père, soit traîné avec un croc. Hors du sénat, les dénonciateurs ; hors du sénat, les délateurs ; hors du sénat, les suborneurs d’esclaves. Et toi aussi, tu as tremblé avec nous : tu sais tout, toi ; tu connais les bons et les mauvais ; tu sais tout ; réforme tout. Nous avons tremblé pour toi. Ô que nous sommes heureux, toi régnant, toi qui du moins es véritablement homme. Fais un rapport sur le parricide ; fais un rapport : établis une enquête nous demandons instamment ta présence. Les innocents ont été privés de sépulture : que le cadavre du parricide soit traîné. Le parricide a violé les tombeaux : que le cadavre du parricide soit traîné.

XX. Et sur l’ordre de Pertinax, Livius de Laurente, intendant du patrimoine, ayant donné à Fabius Chilon, consul désigné, le corps de Commode, celui-ci l’enterra de nuit. « Et de quel droit, s’écria le sénat, l’a-t-on enseveli ? Que le parricide enseveli soit tiré de terre, qu’il soit traîné. » Cinglas Severus dit alors : « C’est à tort qu’il a été enseveli. Ce que je dis comme pontife, le collège des pontifes le dit avec moi. Si j’ai donné mon opinion quand il était question de choses joyeuses, maintenant je m’occupe du nécessaire ; et je suis d’avis que, puisque cet homme n’a vécu que pour la perte des citoyens et pour sa propre infamie, il faut abattre les statues qu’il a fait ériger de force en son honneur ; il faut les abattre partout où il s’en trouve, et enlever son nom de tous les monuments publics et particuliers ; il faut aussi que les mois reprennent les noms qu’ils portaient avant que ce fléau ne vint opprimer la république. »