Ermold le Noir

GUILLAUME, ABBÉ DE SAINT-THIERRI.

 

VIE DE SAINT BERNARD

LIVRE I (partie I - partie II)

Oeuvre mise en page par Patrick Hoffman

Le texte latin provient de Migne

Livre II (Arnauld, abbé de Bonneval)

 

 

 

 

 

 

COLLECTION

DES MÉMOIRES

RELATIFS

A L'HISTOIRE DE FRANCE,

depuis la fondation de la monarchie française jusqu'au 13e siècle

AVEC UNE INTRODUCTION DES SUPPLÉMENS, DES NOTICES ET DES NOTES;

Par M. GUIZOT,

PROFESSEUR D'HISTOIRE MODERNE A L’ACADÉMIE DE PARIS.

 

 

A PARIS,

CHEZ J.-L.-J. BRIÈRE, LIBRAIRE,

RUE SAINT-ANDRÉ-DES-ARTS, N°. 68.

 

1824.


 

 

133 VIE DE SAINT-BERNARD, ABBÉ DE CLAIRVAUX.

 

135 NOTICE

SUR LA

VIE DE SAINT BERNARD.

 

La grandeur politique des hommes ne se mesure pas toujours à l'importance des fonctions qu'ils ont occupées, ni même au nombre et à l'éclat des faits dont leur nom réveille le souvenir. Saint-Bernard ne fut jamais qu'abbé de Clairvaux; on ne le vit point placé, comme Suger, à la tête des affaires du royaume, ni chef avoué de l'église nationale, comme au IXe siècle l'archevêque Hincmar. Quand on cherche quels événemens considérables lui doivent être attribués, la croisade de Louis-le-Jeune et de l'empereur Conrad est presque le seul qui s'offre à la pensée; beaucoup d'hommes, au XIIe siècle, semblent avoir fait plus de choses et plus réellement influé sur le sort de leurs contemporains. Regarde-t-on même à ses écrits? un seul, son traité de la Considération, peut mériter encore le nom d'ouvrage; des sermons, des lettres, quelques opuscules de circons- 136 tance, sont d'ailleurs tout ce qui reste de lui. Cependant nul homme n'a tenu, de son vivant, une aussi grande place dans les affaires du monde et dans l'esprit des hommes; nul n'a fait aussi constamment prévaloir son opinion et sa volonté; nul n'a gouverné avec tant d'empire ceux qui gouvernaient les nations.

C'est que le pouvoir, et un pouvoir immense, peut appartenir à celui qui n'en possède ni les symboles ni les moyens extérieurs. L'ascendant moral, l'ascendant du caractère et du génie, est à lui seul un pouvoir, et quelquefois le plus absolu de tous. Ce fut celui de Saint-Bernard, et il l'exerça avec un égal succès sur ses inférieurs, ses supérieurs, ses égaux, sur les peuples, les papes, les rois. Qu'avait-il besoin du sceau royal, de la mitre ou même de la tiare, celui dont toutes les paroles étaient, pour ses contemporains, des oracles, toutes les actions des modèles, qui savait presque infailliblement se faire croire et obéir? Jeune encore, ses parens, à l'exception de sa mère, combattent sa vocation pour la vie monastique; il la suit contre leur gré; et bientôt après son oncle, puis ses cinq frères, puis son père, puis enfin sa sœur, entraînés par ses exhortations, entrent dans le cloître comme lui. Un schisme s'é- 137 lève dans l'Église; tandis qu'Anaclet règne à Rome, Innocent n se réfugie en France; le roi d'Angleterre, Henri Ier, hésite à le reconnaître; Bernard se rend en Normandie et l'y décide en quelques entretiens. L'empereur Lothaire, qui s'est rangé aussi du parti d'Innocent, veut en profiter pour reconquérir le droit d'investiture: «A cette demande les Romains pâlirent, plus effrayés du danger qu'ils rencontraient à Liege que de ceux qu'ils avaient fuis en quittant Rome1;» mais Lothaire cède aux instances de Bernard ce que ses prédécesseurs avaient défendu contre les foudres du Vatican, au péril de leur couronne. Le pape retourne en Italie où une foule de villes, de monastères, de princes, refusent encore de le reconnaître; Bernard passe les Alpes et entreprend de lui tout conquérir: la cité de Milan se rend la première, puis les moines du Mont-Cassin, puis le cardinal de Pise, jusque-là le plus ferme défenseur d'Anaclet qui en meurt de chagrin; puis enfin le nouvel antipape lui-même, Victor, qui vient déposer entre ses mains toutes ses prétentions. Bernard le conduit aux pieds du pape, et le schisme, qui durait depuis huit ans, est éteint. L'abbé de Clairvaux revient en France; 138 des évêchés, des archevêchés, les plus grands honneurs de l'Église lui sont offerts, il les refuse et son empire s'en accroît. Les opinions d'Abailard se répandent, fortes du génie de leur auteur, et aussi de cet invincible et légitime besoin d'examen et de liberté que l'esprit humain ne saurait abdiquer. Bernard les blâme rudement, car ce sont des innovations, et quoiqu'il dédaigne d'exercer le pouvoir, il ne peut souffrir qu'on l'ébranle. Abailard sollicite la décision d'un concile; Bernard s'y rend après quelque hésitation, redoutant-peut-être la lutte avec un tel rival; à son aspect, à ses premières paroles, sous le poids de son despotique ascendant, Abailard se trouble, renonce à se défendre, et se laisse condamner sans débat. Un autre théâtre s'ouvre à l'éloquence de Bernard; il prêche la croisade au milieu des champs, à d'immenses multitudes, d'abord en France, puis en Allemagne; et entraînés par son accent, ses gestes, ses regards, des milliers d'hommes, qui ne comprennent pas sa langue, obéissent à sa voix. Des dissensions éclatent à Trèves entre la noblesse et la bourgeoisie, il s'y rend à la prière de l'archevêque et parvient à les apaiser. L'Europe, se couvre de monastères de son ordre, trente-cinq en France, onze en Espagne, dix en Angleterre 139 et en Irlande, six en Flandre, quatre en Italie, deux en Allemagne, deux en Suède, un en Hongrie, un en Danemarck. Soit qu'il faille calmer ou exciter les passions populaires, réprimer les petits ou tancer les grands, c'est lui qu'on appelle, c'est en lui qu'on a foi. Partout et toujours avec les mêmes armes, l'autorité de son nom et de sa parole, sans pouvoir direct, sans mission officielle, il obtient les mêmes succès.

On peut abuser d'un tel empire comme de tout autre, et Bernard en abusa plus d'une fois; plus d'une fois il fut dur, hautain, despote, et la supériorité de son génie n'éleva point sa raison au dessus des erreurs communes de son temps. Ce n'en est pas moins la plus rare et la plus belle gloire de dominer ainsi les hommes sans moyens de les contraindre. A la sincérité seule il est donné de produire de tels effets. L'hypocrisie, quel que soit le talent de celui qui l'emploie, ne peut se passer d'un pouvoir direct, coërcitif, matériel; réduite à elle-même, elle atteindrait bientôt le terme de sa science et de ses succès. Saint-Bernard était sincère: à la vérité, au bien seul il voulait et croyait dévouer sa vie. Sa sincérité et son désintéressement étaient même d'une nature plus élevée et plus pure qu'il n'est souvent arrivé 140 à des hommes assez semblables à lui par leur caractère et leur destinée. Plus d'un évêque, plus d'un chef de moines ont mené, comme lui, une vie austère, n'ont tenu, comme lui, aucun compte des honneurs et des plaisirs mondains; mais leur ambition, moins égoïste et plus noble que beaucoup d'autres, n'en a pas été moins temporelle; un intérêt, sinon personnel, du moins terrestre, a dominé dans leurs pensées; c'est pour la puissance de leur corps, de leur Ordre, de l'Église en général, qu'ils ont travaillé, enduré, combattu; et ils en sont venus à se soucier assez peu de la vérité de leurs doctrines et de la bonté morale de leurs moyens. Tels ont été plusieurs des plus illustres papes, et par dessus tous Hildebrand. Saint-Bernard n'oublia point ainsi la religion pour l’Église et la loi de Dieu pour le pouvoir du clergé; son esprit était honnête comme sa vie, il ne croyait point que la sainteté du but donnât le privilège de la fraude et de l'iniquité. Doué d'une raison simple, droite, ferme, plus enclin à prescrire des règles qu'à débattre des questions, il adopta sans hésiter les opinions légales de l'Église et les défendit contre tout novateur; mais si sa conviction eût été différente, il eût pu devenir sectaire; et c'est peut-être, parmi les grands hommes de sa robe 141 qui se sont beaucoup mêlés des affaires du monde, sa plus éminente distinction qu'il était moins gouverné par sa situation que par sa conscience, et que le respect de la vérité ne fut point étouffé dans sa pensée par le besoin du succès.

Saint-Bernard vivait encore que déjà ses contemporains écrivaient sa vie. Le premier livre de celle que nous publions est l'ouvrage de Guillaume, abbé de Saint-Thierri de Rheims, que liait à l'abbé de Clairvaux la plus étroite amitié, et qui le précéda au tombeau. Guillaume commença à l'écrire vers l'an 1140, après s'être démis de sa charge pour aller vivre en simple moine dans l'abbaye de Signi. Arnauld ou Ernauld, abbé de Bonneval, près de Chartres, continua, après la mort de Saint-Bernard, ce que Guillaume n'avait pu achever; le second livre lui appartient, mais il n'alla pas plus loin. Enfin Geoffroi, moine de Clairvaux, et qui avait été secrétaire de Saint-Bernard, compléta la narration en y ajoutant trois livres; nous avons de la sorte une longue histoire de l'abbé de Clairvaux, rédigée par des hommes qui avaient vécu auprès de lui ou dans son intimité. Cette histoire n'en est pas moins surchargée de fables, et les innombrables miracles qu'on y attribue à Saint-Bernard sont un 142 exemple remarquable, parmi tant d'autres, du degré de crédulité sincère où peuvent tomber les hommes sur les faits même qui se passent de leur temps et sous leurs yeux. Il est fort naturel que des cliens, qui croient à leur patron le don des miracles, recueillent avec grand soin toutes ses actions de ce genre, comme les plus importantes de sa vie et les plus glorieuses pour sa mémoire; mais aujourd'hui il est permis de regretter que cette portion seule du récit soit prolixe, et que d'autres faits qui excitent à meilleur droit notre curiosité, la querelle de Saint-Bernard avec Abailard, par exemple, ses voyages en Italie, en Allemagne, ses relations avec tous les hommes puissans de son siècle, etc., ne soient quelquefois racontés que très-brièvement. C'est pourtant dans les cinq livres de Guillaume, d'Arnauld et de Geoffroi que sont consignés à peu près tous les détails qui nous restent sur l'abbé de Clairvaux; et, malgré ce que leur narration laisse à desirer, comme elle est naïve et sincère, elle ne manque point d'intérêt.

On trouve, à la suite de ces cinq livres, dans l'édition des Œuvres complètes de Sainte-Bernard, donnée par Mabillon2, plusieurs autres ouvrages 143 du xi° siècle consacrés à son histoire, un Journal de ses miracles, une Vie, par Alain, évêque d'Auxerre, une troisième par Jean l'Ermite, une quatrième sans nom d'auteur, mais qui paraît être, comme les livres 3e, 4° et 5e de celle que nous publions, l'ouvrage du moine Geoffroi, etc., etc. Aucun de ces écrits ne nous a paru mériter d'être traduit. Nous n'avons rien à dire non plus des innombrables travaux des savans modernes de tous les pays sur le même sujet; ils ont été fort bien résumés dans l'Histoire littéraire de Saint-Bernard et de Pierre le vénérable, par Dom Clémencet3. Le lecteur peut également consulter l'article Saint-Bernard dans l'Histoire littéraire de la France4.

F.G.  

 

 

 

 

 

Guillelmus S. Theoderici, Liber I (PL 185)

 LIBER PRIMUS.

AUCTORE GUILLELMO OLIM SANCTI THEODERICI PROPE REMOS ABBATE, TUNC MONACHO SIGNIACENSI.

1061-1062 PRAEFATIO.

Scripturus vitam Servi tui ad honorem nominis tui, prout tu dederis, Domine Deus ipsius, per quem Ecclesiam temporis nostri in antiquum apostolicae gratiae et virtutis decus voluisti reflorere, eum invoco adjutorem, quem jam olim habeo incentorem, amorem tuum. Quis enim de amore tuo quantulumcumque spiraculum vitae habens, et videns testimonium gloriae et honoris tui tam praeclarum et tam fidele mundo insolitum effulsisse, non det operam, quantamcunque potuerit, ne lumen a te accensum, tuorum quempiam lateat; sed quantum humano fieri stylo potest (quod melius ipse tamen per virtutem operum facis), manifestatum et exaltatum luceat omnibus qui sunt in domo tua? In quo cum ego jam olim vellem qualecumque ministerium agere vicis meae, seu timore, seu verecundia prohibitus sum usque adhuc, modo quidem supra me judicans esse dignitatem materiae, et dignioribus opificibus reservandam; modo etiam post obitum ejus, quasi supervicturus ei, melius hoc et competentius, deliberans actitandum, cum jam homo non gravaretur laudibus suis; et tutius id fieret a conturbatione hominum, et contradictione linguarum. At ille vigens et valens, quanto infirmior corpore, tanto fortior fit et potens, non cessans agere digna memoriae, et magna majoribus semper accumulans, quae ipso tacente scriptorem requirant. Ego vero jam delibor, urgentibus infirmitatibus corporis mortis hujus, et membris omnibus incipientibus habere responsum vicinae mortis, sentio instare tempus resolutionis meae; plurimumque timeo, ne sero me poeniteat tamdiu distulisse, quod, prius quam pereffluam, velim omnimodis peregisse.

Sed et me fratrum quorumdam pia benevolentia plurimum ad hoc impellit et cohortatur, qui cum Viro Dei jugiter assistant, omnia ejus noverunt, ingerentes quaedam diligenti inquisitione vestigata, plura etiam, quibus, cum fierent, ipsi interfuerunt, et viderunt, et audierunt. Qui cum multa suggerant et praeclara, quae per servum suum Deus ipsis praesentibus operatur, et nota eorum religio, et schola magisterii ab omni me liberet suspicione falsi; adhuc etiam ad testimonium sibi adsciscunt probabilium auctoritatem personarum, episcoporum, clericorum, et monachorum, quibus fidem non habere nulli fidelium licet. Quanquam id superfluo dixerim, cum totus ea noverit mundus, et virtutes ejus narret omnis ecclesia sanctorum. Quapropter attendens divinae laudis mirificam materiam omnibus se offerentem, neminem vero suscipientem, dissimulantibus eis qui melius hoc ac dignius poterant; suscepi in ea agere ipse quae potero, non vanitate praesumentis, sed fiducia diligentis. tamen memetipsum in memetipso, et me ipsum comparans mihi, nequaquam totam vitam Viri Dei suscepi digerendam, sed ex parte; experimenta scilicet aliqua viventis et loquentis in eo Christi, opera quaedam exterioris cum hominibus conversationis ejus, quae de ipso viderunt quibus hoc datum est, et nos quoque ex parte vidimus, et audivimus, et manus nostrae contrectaverunt. Cum enim hoc ipsum ex parte magna de se ipso sentiendum sit, quod de eo, qui dicit, Vivo autem jam non ego, vivit vero in me Christus (Galat. II, 20) ; et alibi, An, inquit, experimentum quaeritis ejus qui in me loquitur Christus? (II Cor. XIII, 3) non invisibilem illam vitam viventis et loquentis in eo Christi enarrare proposui, sed exteriora quaedam vitae ipsius experimenta, de puritate interioris sanctitatis et invisibilis conscientiae, per opera exterioris hominis, ad sensus hominis exteriores micantia: quae sicut omnibus scire, sic etiam quibuslibet utcumque scribere in promptu est.] Praesertim cum nec ipsa quasi accuratius digerenda, sed saltem in unum congerenda et reponenda susceperim: nec edenda vivente ipso, sicut nec scribuntur ipso sciente. Confido autem in Domino, quoniam melius ac dignius perficient, quod nos conati sumus: qui etiam exteriora interioribus comparare poterunt, et pretiosam in conspectu Domini mortem ejus, vitae similem, continuare scribendo, et de vita mortem, et de morte vitam commendare. Jam ergo, adjuvante Domino, propositum aggrediamur.

CAPUT PRIMUM. De parentibus beati Bernardi, eorumque insigni pietate in educandis liberis; deque Bernardi jam tum pueri indole, et praeclaris moribus.

1. Bernardus Burgundiae partibus, Fontanis oppido patris sui oriundus fuit, parentibus claris secundum dignitatem saeculi, sed dignioribus ac nobilioribus secundum christianae religionis pietatem. Pater ejus Tecelinus, vir antiquae et legitimae militiae fuit, cultor Dei, justitiae tenax. Evangelicam namque secundum instituta Praecursoris Domini militiam agens, neminem concutiebat, nemini faciebat calumniam, contentus stipendiis suis (Luc. III, 14), quibus ad omne opus bonum abundabat. Sic consilio et armis serviebat temporalibus dominis suis, 1063 ut etiam Domino Deo suo non negligeret reddere quod debebat. Mater Aleth, ex castro cui nomen Mons-Barrus ; et ipsa in ordine suo, apostolicam regulam tenens, subdita viro, sub eo secundum timorem Dei domum suam regebat (Ephes. V, 22), operibus misericordiae insistens, filios enutriens in omni disciplina. Septem quippe liberos genuit non tam viro suo quam Deo, sex mares, feminam unam: mares omnes monachos futuros, feminam sanctimonialem. Deo namque, ut dictum est, non saeculo generans, singulos mox ut partu ediderat, ipsa manibus propriis Domino offerebat. Propter quod etiam alienis uberibus nutriendos committere illustris femina refugiebat, quasi cum lacte materno materni quodammodo boni infundens eis naturam. Cum autem crevissent, quandiu sub manu ejus erant, eremo magis quam curiae nutriebat, non patiens delicatioribus assuescere cibis, sed grossioribus et communibus pascens; et sic eos praeparans et instituens, Domino inspirante, quasi continuo ad eremum transmittendos.

2. Haec cum in ordine filiorum tertium Bernardum haberet in utero, somnium vidit praesagium futurorum, catellum scilicet totum candidum, in dorso subrufum, et latrantem in utero se habere. Super quo territa vehementer, cum religiosum quemdam virum consuluisset, continuo ille spiritum prophetiae concipiens, quo David de sanctis praedicatoribus domino dicit, Lingua canum tuorum ex inimicis (Psal. LXXVI, 24) ; trepidanti et anxiae respondit: « Ne timeas, bene res agitur, optimi catuli mater eris, qui domus Dei custos futurus, magnos pro ea contra inimicos fidei editurus est latratus. Erit enim egregius praedicator, et tanquam bonus canis, gratia linguae medicinalis in multis multos morbos curaturus est animarum. » Quo responso mulier pia et fidelis quasi a Deo suscepto, laeta efficitur, et jam tunc in amorem nondum nati tota transfunditur, cogitans sacris eum litteris erudiendum tradere secundum modum visionis et interpretationis, qua ei de illo tam sublimia promittebantur: quod et factum est. Mox enim ut felici partu edidit, non modo obtulit eum Deo, sicut de aliis agere consueverat; sed, sicut legitur de sancta Anna matre Samuelis, quae petitum a Domino et acceptum filium in tabernaculo ejus destinavit perpetuo serviturum (I Reg. I) : sic et ipsa eum in Ecclesia Dei acceptabile obtulit munus.

3. Unde et quam citius potuit, in ecclesia Castellionis (quae postmodum ipsius Bernardi opera a saeculari conversatione in Ordinem regularium canonicorum promota cogoscitur) magistris litterarum tradens erudiendum, egit quidquid potuit, ut in eis proficeret. Puer autem et gratia plenus, et ingenio naturali pollens, cito in hoc desiderium matris implevit. Nam in litterarum quidem studio supra aetatem et prae coaetaneis suis proficiebat: sed in rebus saecularibus jam mortificationem futurae perfectionis velut naturaliter inchoabat. Erat namque simplicissimus in saecularibus, amans habitare secum, publicum fugitans, mire cogitativus, parentibus obediens et subditus; omnibus benignus et gratus, domi simplex et quietus, foris rarus, et ultra quam credi posset verecundus; nusquam multum loqui amans, Deo devotus, ut puram sibi pueritiam suam conservaret; litterarum etiam studio deditus, per quas in Scripturis Deum disceret et cognosceret: in quo quantum in brevi et profecerit, et quam perspicacem in discernendo induerit sensum, ex eo quod subjungimus, adverti potest.

CAPUT II. De integritate Bernardi pueri, curam feminae praestigiatricis detestantis; de visione nati Salvatoris ei facta, et de matris obitu.

4. Cum adhuc puerulus gravi capitis dolore vexaretur, decidit in lectum. Adducta autem ad eum est muliercula, quasi dolorem mitigatura carminibus. Quam 1064 cum ille appropinquantem sentiret cum carminalibus instrumentis, quibus hominibus de vulgo illudere consueverat, cum indignatione magna exclamans a se repulit et abjecit. Nec defuit misericordia divina bono zelo sancti pueri: sed continuo sensit virtutem, et in ipso impetu spiritus surgens, ab omni dolore liberatum se esse cognovit. Ex quo cum non parum in fide proficeret, abjecit ei Dominus apparere, sicut olim puero Samueli in Silo, et manifestare ei gloriam suam (I Reg. III). Aderat namque solemnis illa nox Nativitatis Dominicae; et ad solemnes vigilias omnes, ut moris est, parabantur. Cumque celebrandi nocturni officii hora aliquantisper protelaretur, contigit sedentem exspectantemque Bernardum cum caeteris inclinato capite paululum soporari. Adfuit illico puero suo se revelans pueri Jesu sancta Nativitas, tenerae fidei suggerens incrementa, et divinae in eo inchoans mysteria contemplationis. Apparuit enim velut denuo procedens sponsus e thalamo suo. Apparuit ei quasi iterum ante oculos suos nascens ex utero matris Virginis verbum infans, speciosus forma prae filiis hominum, et pueruli sancti in se rapiens minime jam pueriles affectus.

Persuasum autem est animo ejus, et nunc usque fatetur, quod eam credat horam fuisse Dominicae Nativitatis. Sed et facile est advertere iis qui ejus auditorium frequentaverunt, in quanta benedictione ea hora praevenerit eum Dominus; cum usque hodie in iis quae ad illud pertinent sacramentum, et sensus ei profundior, et sermo copiosior suppetere videatur. Unde et postmodum in laudem Genitricis et Geniti, et sanctae ejus Nativitatis, insigne edidit opusculum, inter initia operum suorum seu tractatuum, sumpta materia ex eo Evangelii loco, ubi legitur, Missus est Gabriel angelus a Deo in civitatem Galilaeae (Luc. I, 20), et caetera quae ibi sequuntur.

5. Neque illud tacendum, quod ab ipsis jam puerilibus annis, si quos poterat nummos habere, clandestinas faciens eleemosynas, et verecundiae suae morem gerebat, et pro aetate, imo supra aetatem, pietatis opera sectabatur. Cum autem aliquanto tempore evoluto, proficiens aetate et gratia apud Deum et homines puer Bernardus de pueritia transiret in adolescentiam; mater ejus liberis fideliter educatis et vias saeculi ingredientibus, quasi peractis omnibus quae sua erant, feliciter migravit ad Dominum. De qua nequaquam praetereundum est, quod cum multo tempore vixisset cum viro suo honeste et juste secundum justitias et honestates saeculi hujus, et legem fidemque conjugii; per aliquot ante obitum suum annos, in eo ad quod nutrire filios videbatur, prout potuit et licuit mulieri sub potestate viri constitutae, nec habenti proprii corporis potestatem, omnes ipsa praevenit. Etenim in domo sua, et in professione conjugali, et in medio saeculi eremiticam seu monasticam vitam non parvo tempore visa est aemulari, in victus parcitate, in vilitate vestitus, delicias et pompas saeculi a se abdicando, ab actibus et curis saecularibus, in quantum poterat, se subtrahendo, insistendo jejuniis, vigiliis, et orationibus; et quod minus assumptae professionis habebat, eleemosynis et diversis operibus misericordiae redimendo. In quo de die in diem proficiens, ad extrema devenit, perficienda in futuro in eo, in quo proficiens de hoc saeculo migravit. Obdormivit autem psallentibus clericis qui convenerant, et ipsa pariter psallens, ut in extremis quoque, cum jam vox ejus audiri non posset, adhuc moveri labia viderentur, et lingua palpitans Dominum confiteri. Demum inter litaniae supplicationes, cum diceretur, « Per passionem et crucem tuam libera eam, Domine, » elevans manum signavit se, et emisit spiritum, ita ut manum non posset deponere quam levaverat.

1065 CAPUT III. De studio tuendae castitatis, deque vitae religiosae proposito, et allectis in eamdem sententiam fratribus suis, aliisque sociis.

6. Ex hoc Bernardus suo jam more, suo jure victitare incipiens, eleganti corpore, grata facie praeeminens, suavissimis ornatus moribus, acri ingenio praeditus, acceptabili pollens eloquio, magnae spei adolescens praedicabatur. Cui tanquam ingrediens saeculum, plures se viae saeculi ipsius offerre coeperunt, et in omnibus assurgere prosperitates vitae hujus, et magnae spes undique arridere. Obsidebant autem benignum juvenis animum sodalium dissimiles mores, et amicitiae procellosae, similem sibi efficere gestientes. Quae si ei dulcescere perstitissent, necesse erat amarescere illi, quod in hac vita dulcius cordi ejus insederat, castitatis amorem. Cui praecipue invidens coluber tortuosus, spargebat laqueos tentationum, ac variis occursibus calcaneo ejus insidiabatur. Cum enim aliquando curiosius aspiciendo, defixos in quamdam oculos aliquandiu tenuisset; continuo ad se reversus, et de semetipso erubescens apud semetipsum, in se ipsum ultor severissimus exarsit. Stagno quippe gelidarum aquarum, quod in proximo erat, collo tenus insiliens, tandiu inibi permansit, donec pene exsanguis effectus, per virtutem gratiae cooperantis etiam a calore carnalis concupiscentiae totus refriguit, induens illum castitatis affectum, quem induerat qui dicebat: Pepigi foedus cum oculis meis, ut ne cogitarem quidem de virgine (Job XXXI, 1).

7. Circa idem tempus instinctu daemonis in lectum dormientis injecta est puella nuda. Quam ille sentiens, cum omni pace et silentio partem ei lectuli quam occupaverat, cessit, et in latus alterum se convertit, atque dormivit. Misera vero illa aliquandiu jacuit sustinens et exspectans, deinde palpans et stimulans: novissime cum immobilis ille persisteret, illa, licet impudentissima esset, erubuit; et horrore ingenti atque admiratione perfusa, relicto eo surgens aufugit. Contigit item ut cum sociis aliquantis apud matronam aliquam Bernardus hospitaretur. Considerans autem mulier adolescentem decorum aspectu, capta est laqueo oculorum suorum, et in concupiscentiam ejus exarsit. Cumque tanquam honoratiori omnium, seorsum ei fecisset lectulum praeparari, surgens ipsa de nocte impudenter accessit ad eum. Quam Bernardus sentiens, nec consilii inops, clamare coepit: Latrones! latrones! Ad quam vocem fugit mulier, familia omnis exsurgit, lucerna accenditur, latro quaeritur, sed minime invenitur. Ad lectulos singuli redeunt, fit silentium, fiunt tenebrae sicut prius, pausant caeteri, sed non illa misera requiescit. Exsurgit denuo, et Bernardi lectulum petit; sed denuo ille proclamat: Latrones! latrones! Quaeritur iterum latro, latet iterum, nec ab eo qui solus noverat, publicatur. Usque tertio improba mulier sic repulsa, vix tamdem seu metu, seu desperatione victa cessavit. Cum autem die sequenti iter agerent, arguentes Bernadum socii, quosnam toties ea nocte latrones somniaverit, perquirebant. Quibus ille: Veraciter, inquit, aderat latro, et quod mihi pretiosius est in hac vita, castitatem videlicet, hospita nitebatur auferre, incomparabilemque thesaurum.

8. Inter haec tamen cogitans et perpendens, quod vulgo dicitur, non esse tutum diu cohabitare serpenti; fugam meditari coepit. Videbat enim mundum et principem ejus exterius sibi multa offerentem, magnas res, spes majores, sed fallaces omnes, et vanitates vanitatum, et vanitatem omnia. Veritatem vero ipsam interius jugiter audiebat clamantem ac dicentem: Venite ad me, omnes qui laboratis et onerati estis, et ego reficiam vos. Tollite jugum meum super vos, et invenietis requiem animabus vestris (Matth. XI, 28, 29). Perfectius vero relinquere mundum deliberans, coepit inquirere et investigare, ubi certius ac purius inveniret requiem animae suae sub jugo Christi. Inquirenti autem occurrit Cistercii innovatae monasticae religionis nova plantatio; messis multa, sed operariis indigens, 1066 cum vix adhuc aliquis conversionis gratia illuc declinaret, ob nimiam vitae ipsius et paupertatis austeritatem. Quae tamen cum animum vere Deum quaerentem minime terrerent, posthabita omni haesitatione ac timore, illuc vertit intentionem, posse se aestimans omnino ibi delitescere, et abscondi in abscondito faciei Dei ab omni conturbatione hominum; maximeque ad effugium vanitatis; seu de saeculari generositate, seu de acrioris ingenii gratia, seu etiam forte de alicujus nomine sanctitatis.

9. Ubi vero de conversione tractantem fratres ejus, et qui carnaliter eum diligebant, persenserunt; omnimodis agere coeperunt, ut animum ejus ad studium possent divertere litterarum, et amore scientiae saecularis saeculo arctius implicare. Qua nimirum suggestione, sicut fateri solet, propemodum retardati fuerant gressus ejus: sed matris sanctae memoria importune animo ejus instabat, ita ut saepius sibi occurrentem videre videretur, conquerentem et improperantem, quia non ad hujusmodi nugacitatem tam tenere educaverat, non in hac spe erudierat eum. Demum cum aliquando ad fratres pergeret, in obsidione castri, quod Granceium dicitur, cum duce Burgundiae constitutos, coepit in hujusmodi cogitatione vehementius anxiari. Inventaque in itinere medio ecclesia quadam, divertit, et ingressus oravit cum multo imbre lacrymarum, expandens manus in coelum, et effundens sicut aquam cor suum ante conspectum Domini Dei sui. Ea igitur die firmatum est propositum cordis ejus.

10. Nec vero surda aure percepit vocem dicentis: Qui audit, dicat, Veni (Apoc. XXII, 17). Siquidem ab illa hora, sicut ignis qui comburit silvam, et sicut flamma comburens montes, hinc inde prius viciniora quaeque corripiens, postmodum in ulteriora progrediens: sic ignis quem miserat Dominus in cor servi sui volens ut arderet, primo fratres ejus aggreditur, solo minimo ad conversionem adhuc minus habili, seniori patri ad solatium derelicto, deinde cognatos, et socios, et amicos, de quibuscunque poterat esse spes conversionis. Primus omnium Galdricus avunculus ejus, absque dilatione aut haesitatione, pedibus, ut aiunt, ivit in sententiam nepotis, et consensum conversionis, vir honestus et potens in saeculo, et in saecularis militiae gloria nominatus, dominus castri in territorio Aeduensi, quod Tuillium dicitur.

Continuo etiam Bartholomaeus occurrens, junior caeteris fratribus, et necdum miles, sine difficultate eadem hora salutaribus monitis dedit assensum. Porro Andreas, Bernardo etiam ipse junior, et novus eo tempore miles, verbum fratris difficilius admittebat, donec subito exclamavit: « Video, » inquit, « matrem meam. » Visibiliter siquidem ei apparuit, serena facie subridens, et congratulans proposito filiorum. Itaque et ipse continuo manus dedit, et de tirone saeculi factus est miles Christi. Nec solus vidit Andreas tantorum matrem filiorum laetantem, sed confessus est et Bernardus eamdem similiter se vidisse. Guido primogenitus fratrum, conjugio jam alligatus erat, vir magnus, et prae aliis jam in saeculo radicatus. Hic primo paululum haesitans, sed continuo rem perpendens et recogitans, conversioni consensit, si tamen conjux annueret. Verum id quidem de juvencula nobili, et parvulas filias nutriente, pene impossibile videbatur. At Bernardus de misericordia Domini spem concipiens certiorem, incunctanter ei spopondit aut consensuram feminam, aut celeriter morituram. Demum cum omnimodis illa renueret, vir ejus magnanimus, imo ea jam praeventus fidei virtute, in qua postmodum excellenter enituit; virile consilium Domino inspirante concepit, ut abjiciens quidquid habere videbatur in saeculo, vitam institueret agere rusticanam, laborare scilicet manibus propriis, unde suam sustentaret et uxoris vitam, quam invitam dimittere non licebat. Interim supervenit Bernardus, qui undique alios atque alios colligens discurrebat. Nec mora, flagellabatur praedicta Guidonis uxor infirmitate gravi. Et cognoscens quia durum sibi esset contra stimulum calcitrare, accersito Bernardo veniam deprecatur, et prior ipsa 1067 conversionis petit assensum. Denique juxta morem ecclesiasticum separata a viro, interveniente parili voto castitatis, in coetum sanctimonialium transiit feminarum, religiose usque hodie serviens Deo.

11. Secundus natu post Guidonem Gerardus erat, miles in armis strenuus, magnae prudentiae, benignitatis eximiae, et qui ab omnibus diligeretur: qui caeteris, ut dictum est, primo auditu et primo die acquiescentibus, ut mos est sapientiae saecularis, levitatem reputans, obstinato animo salubre consilium et fratris monita repellebat. Tum Bernardus fide jam igneus, et fraternae charitatis zelo mirum in modum exasperatus: « Scio, » inquit, « scio, sola vexatio intellectum dabit auditui. » Digitumque lateri ejus apponens: « Veniet, » inquit, « dies, et cito veniet, cum lancea, lateri huic infixa, pervium iter ad cor tuum faciet consilio salutis tuae, quod aspernaris: et timebis quidem, sed minime morieris. » Sic dictum, sicque factum est. Paucissimis interpositis diebus circumvallatus ab inimicis, captus et vulneratus juxta verbum fratris, lanceam gestans ipsi lateri, eidemque infixam loco cui ille digitum applicuerat, trahebatur, et mortem quasi jam praesentem metuens clamabat: « Monachus sum, monachus sum Cisterciensis. » Nihilominus tamen captus et reclusus in custodia est. Vocatus est Bernardus per celerem nuntium, sed non venit. « Sciebam, » inquit, « et praedixeram quod durum esset ei contra stimulum calcitrare: nec tamen ad mortem ei vulnus hoc, sed ad vitam. » Et factum est ita. Siquidem de vulnere praeter spem cito convaluit, propositum vero seu votum quod voverat non mutavit. Cumque jam liber ab amore saeculi hostilibus adhuc vinculis teneretur, et hoc solum esset quod conversionis ejus propositum retardaret, in hoc etiam cito adfuit ei misericordia Dei. Venit frater ejus laborans ut erui posset, sed non profecit. Et cum nec loqui ei permitteretur, accedens ad carcerem clamavit: « Scito, frater Gerarde, quia ituri sumus in proximo, et monasterium introituri. Tu vero quandoquidem exire non licet, hic monachus esto, sciens quod vis, et non potes, pro facto reputari. »

12. Cumque Gerardus magis ac magis anxiaretur, paucis interpositis diebus, audivit vocem in somnis dicentem sibi: « Hodie liberaberis. » Erat autem sacrum Quadragesimae tempus. Circa vespertinam itaque diei horam cogitans quod audierat, compedes suas tetigit, et ecce ex parte crepuit in manu ejus ferrum, ut minus jam teneretur, et aliquatenus incedere posset. Sed quid ageret? Erat ostium obseratum, et pro foribus pauperum multitudo. Surrexit tamen, et non tam spe evadendi quam taedio jacendi, seu curiositate tentandi, accedens ad ostium subterraneae domus, in qua vinctus et clausus erat, mox ut pessulum tetigit, sera tota inter manus ejus collapsa est, et ostium domus apertum. Exiensque pedetentim, sicut homo compeditus, ad ecclesiam, ubi adhuc vespertina celebrabantur officia, pertendebat. Porro mendici qui pro foribus domus astabant, videntes quod fiebat, et divinitus exterriti, in fugam versi sunt, nihil clamantes. Cumque jam ecclesiae propinquaret, egrediens quidam de familia domus captivitatis suae, germanus illius a quo custodiebatur, vidensque eum ad ecclesiam properantem: « Tarde, » inquit, « Gerarde, venisti. » Expavescente illo: « Festina, » ait, « adhuc superest quod audias. » Oculi quippe ejus tenebantur, nec prorsus quid ageretur intelligebat. Demum ad altiores gradus ecclesiae cum adhuc compeditum data manu Gerardum sublevasset, introeunte illo ecclesiam, tunc primum quid ageretur agnovit, et conatus eum retinere non potuit. Hoc modo Gerardus a captivitate amoris saeculi hujus, et captivitate filiorum saeculi liberatus, votum quod voverat fideliter exsolvit. In quo potissimum notum fecit Dominus, a quanta perfectione sanctae conversationis gratiam iste Dei famulus ceperit, qui in ejus spiritu, qui fecit quae futura sunt, quod erat futurum videre potuit quasi jam factum. Praesentialiter quippe in latere fratris ei lancea 1068 apparebat, quando digitum applicuit loco vulneris mox futuri, sicut postmodum ipse confessus est, cum ab his interrogaretur, quibus celare non poterat.

13. Cum autem caeteri, ut diximus, prima die in eodem essent cum Bernardo spiritu congregati, mane intrantibus eis ad ecclesiam, apostolicum illud capitulum legebatur, Fidelis est Deus, quia qui coepit in vobis opus bonum, ipse perficiet usque in diem Jesu Christi (Philipp. I, 6) : quod devotus juvenis haud secus accepit, quam si de coelo sonuisset. Exsultans itaque spiritualis jam pater regeneratorum in Christo fratrum suorum, et manum Domini intelligens secum operantem, coepit ex hoc praedicationi insistere, et quoscunque poterat aggregare. Coepit novum induere hominem, et cum quibus de litteris saeculi, seu de saeculo ipso agere solebat, de seriis et conversione tractare; ostendens gaudia mundi fugitiva, vitae miserias, celerem mortem, vitam post mortem, seu in bonis, seu in malis, perpetuam fore. Quid multa? Quotquot ad hoc praeordinati erant, operante in eis gratia Dei, et verbo virtutis ejus, et oratione et instantia servi ejus, primo cunctati, deinde compuncti, alter post alterum credebant et consentiebant. Inter quos adjunctus est ei etiam dominus Hugo Matisconensis, nobilitate et probitate morum, possessionibus et divitiis saeculi ampliatus: qui hodie merito religionis et sanctitatis suae, raptus a Pontiniacensi coenobio, quod ipse aedificavit, Autissiodorensi Ecclesiae praeest, merito et honore Pontificis. Hic audiens de conversione socii et amici charissimi, flebat quasi perditum, quem saeculo mortuum audiebat. Ubi autem primo data est utrique facultas mutui colloquii, post dissimiles lacrymas, et gemitus dissimilium dolorum, verba verbis coeperunt conferri, et res rebus comparari. Cumque inter ipsa verba familiaris amicitiae Hugoni infunderetur spiritus veritatis, aliam jam faciem habere coeperunt verba mutuae collocutionis. Datis itaque dextris in sodalitium novae vitae, longe dignius veriusque facti sunt cor unum et anima una in Christo, quam in saeculo ante fuissent.

14. Post paucos autem dies nuntiatur Bernardo, subversum ab aliis sociis Hugonem, a proposito resilire. Qui opportunitate inventa, quod magnus quidam episcoporum conventus illis in partibus haberetur, festinat ut revocet pereuntem, iterumque parturiat. Observantes autem praedicti sodales et subversores Hugonis, viso eo, praedam ambiunt suam, et omnem ei loquendi adimunt facultatem, omnem aditum intercludunt. At ille, cum ei loqui non posset, clamabat pro eo ad Dominum: quo orante cum lacrymis, subita et vehemens inundatio pluviae mox erupit. Consederant autem in campo, quod aer serenus esset, et nil tale sperarent. Dispersi igitur omnes ad repentinum imbrem, vicum proximum petunt. At Bernardus Hugonem tenens: « Mecum, » ait, « sustinebis hujus pluviae guttas. » Cumque soli remansissent, non fuerunt soli, sed Dominus fuit cum eis, reddens eis continuo et aeris et animi serenitatem. Ibi renovatum est foedus et propositum confirmatum, quod non potuit deinceps violari.

15. Videbat ista peccator, et irascebatur, dentibus suis fremebat et tabescebat; justus autem confidens in Domino gloriose de saeculo triumphabat. Jamque eo publice et privatim praedicante, matres filios abscondebant, uxores detinebant maritos, amici amicos avertebant; quia voci ejus Spiritus sanctus tantae dabat vocem virtutis, ut vix aliquis aliquem teneret affectus. Crescente siquidem numero eorum qui in hanc conversionis unanimitatem consenserant, sicut de primitivis Ecclesiae filiis legitur: Multitudinis eorum erat cor unum, et anima una in Domino (Act. IV, 32), et habitabant unanimiter simul, nec quisquam aliorum audebat se conjungere eis (Id. V, 12, 13). Erat enim eis Castellioni domus una propria et communis omnium, ubi conveniebant, et cohabitabant, et colloquebantur, quam ingredi vix aliquis audebat qui non esset de coetu eorum. Sed et si quis intrabat, videns et audiens 1069 quae ibi gerebantur et dicebantur, sicut de Christianis Corinthiis Apostolus dicit, omnibus quodammodo prophetantibus convincebatur, ab omnibus, dijudicabatur ab omnibus; et adorans Dominum, et confitens quod vere Deus esset in eis (I Cor. XIV, 24, 25), aut ipse unanimitati eorum adhaerebat, aut recedens flebat semetipsum, illos autem beatificabat. Hoc enim illis temporibus et in illis erat partibus inauditum, ut alicujus adhuc in saeculo commorantis conversio praesciretur. Ipsi vero quasi mensibus sex post primum propositum in saeculari habitu stabant, ut proinde plures congregarentur, dum quorumdam negotia per id temporis expediebantur.

16. Cum autem jam suspecta inciperet esse multitudo, ne quem de numero eorum subriperet is qui tentat, placuit Deo super hoc revelare quid futurum esset. Aspiciebat enim quidam eorum in visu noctis, et videbat quasi eos omnes consedisse in domo una, et per ordinem singulos quasi communicare de cibo quodam miri candoris et saporis: quem caeteris omnibus optime suscipientibus, et cum gaudio magno, duos ex omni numero illo notabat a cibi illius salutaris participatione vacuos remansisse. Alter namque eorum nec sumebat; alter sumere quidem videbatur, sed tanquam minus caute sumeret, spargebatur. Utrumque vero postea probavit eventus. Alter enim, priusquam ventum esset ad rem, conversus retrorsum in saeculum rediit: alter cum caeteris coepit quidem opus bonum, sed non perfecit. Vidi ego eum in saeculo postea vagum et profugum a facie Domini sicut Cain, quantum animadvertere potui, hominem humillimum, et miserabilis confusionis, sed nimiae pusillanimitatis. Qui tamen in ultimis Claram-Vallem rediit infirmitate corporis et inopia cogente, cum homo bene natus ab omnibus cognatis et amicis projiceretur: ibique proprietati renuntians, sed non omnino propriae voluntati, obiit, non quidem intus, sicut frater et domesticus, sed foris misericordiam postulans, sicut pauper et mendicus.

17. Jam vero adveniente die reddendi voti et complendi desiderii, egressus est de domo paterna Bernardus, pater fratrum suorum, cum fratribus suis, filiis suis spiritualibus, quos verbo vitae Christo genuerat. Videns autem Guido primogenitus fratrum suorum Nivardum fratrem suum minimum, puerum cum pueris aliis in platea: « Eia, » inquit, « frater Nivarde, ad te solum respicit omnis terra possessionis nostrae. » Ad quod puer non pueriliter motus: « Vobis ergo, » inquit, « coelum, et mihi terra? Non ex aequo divisio haec facta est. » Quo dicto abeuntibus illis, tunc quidem domi cum patre remansit, sed modico post evoluto tempore fratres secutus, nec a patre, nec a propinquis seu amicis potuit retineri. Supererat de Deo dicata domo illa pater senior cum filia, de quibus etiam suo loco dicemus.

18. Eo tempore novellus et pusillus grex Cisterciensis sub abbate degens, viro venerabili Stephano, cum jam graviter ei taedio esse inciperet pa citas sua, et omnis spes posteritatis decideret, in quam sanctae illius paupertatis haereditas transfunderetur, venerantibus omnibus in eis vitae sanctitatem, sed refugientibus austeritatem; repente divina hac visitatione tam laeta, tam insperata, tam subita laetificatus est, ut in die illa responsum hoc a Spiritu sancto accepisse sibi demus illa videretur: Laetare, sterilis, quae non pariebas; erumpe et clama, quae non parturiebas: quia multi filii desertae, magis quam ejus quae habet virum (Isai. LIV, 1) ; de quibus postmodum visura es filios filiorum usque in multas generationes. hominum multitudo prope basilicam, ad fontem lavans vestimenta sua: et in ipsa visione dictum est ei, quia fons Ennon vocaretur. Quod cum indicasset abbati, intellexit protinus vir magnificus divinam consolationem: et multum quidem jam tunc de promissione, sed plurimum postea de 1070 exhibitione laetatus, egit gratias Deo per Jesum Christum; qui cum eo et Spiritu sancto vivit et regnat in saecula saeculorum Amen. ]

CAPUT IV. De ingressu Ordinis, et fervore novitiatus. Quam parcus cibi et somni; cupidus quoque laboris externi; deque ejus miro in sacra Scriptura profectu.

19. Anno ab incarnatione Domini millesimo centesimo decimo tertio, a constitutione domus Cisterciensis quindecimo, servus Dei Bernardus annos natus circiter tres et viginti, Cistercium ingressus, cum sociis amplius quam triginta, sub abbate Stephano, suavi jugo Christi collum submisit. Ab illa autem die dedit Dominus benedictionem, et vinea illa Domini Sabaoth dedit fructum suum, extendens palmites suos usque ad mare, et ultra mare propagines suas. religionis opinione celeberrimum, et personis ac possessionibus dilatatum; sed et propagatum jam per loca alia, et non cessans adhuc ampliorem facere fructum.]

Haec quidem fuere Viri Dei conversationis sancta principia. Conversationis autem ejus insignia, quomodo vitam angelicam gerens in terris vixit, neminem enarrare posse puto, qui non vivat de spiritu, de quo ille vixit. Solius quippe donantis et accipientis est, nosse quantum ab ipso mox conversionis exordio praevenerit eum Dominus in benedictionibus dulcedinis suae; quanta repleverit gratia electionis; quomodo ab ubertate domus suae inebriaverit eum. Ingressus est autem domum illam pauperem spiritu, et eo adhuc tempore absconditam ac pene nullam, intentione ibi moriendi a cordibus et memoria hominum, et spe delitescendi et latendi tanquam vas perditum; Deo aliter disponente, et eum sibi in vas electionis praeparante, non solum ad Ordinem monasticum confortandum ac dilatandum, sed etiam ad nomen suum portandum coram regibus et gentibus, et usque ad extremum terrae. Ipse vero, nil tale de se aestimans aut cogitans, potius ad custodiam sui cordis, et propositi constantiam, hoc semper in corde, saepe etiam in ore habebat: « Bernarde, Bernarde, ad quid venisti? » Et sicut de Domino legitur, quia coepit Jesus facere et docere (Act. I, 1), a prima die ingressus sui in cellam Novitiorum, ipse coepit agere in semetipso quod alios erat docturus.

20. Postmodum enim cum Clarae-Vallis abbas esset ordinatus, adventantibus novitiis et festinantibus ingredi, audire eum soliti sumus praedicantem ac dicentem: « Si ad ea quae intus sunt festinatis, hic foris dimittite corpora quae de saeculo attulistis: soli spiritus ingrediantur; caro non prodest quidquam. » Quod cum novitiis ad novitatem verbi perterritis, parcens teneritudini eorum, clementius exponendo, carnalem concupiscentiam praedicare solebat foris dimittendam: ipse cum novitius esset, in nullo sibi parcens, instabat omnimodis mortificare non solum concupiscentias carnis, quae per sensus corporis fiunt, sed et sensus ipsos per quos fiunt. Cum enim jam interiore sensu illuminati amoris dulcius ac frequentius sentire inciperet desursum spirantem sibi suavitatem, sensui illi interiori timens a sensibus corporis, vix tantum eis permittebat, quantum sufficeret ad exterioris cum hominibus conversationis societatem. Quod cum continui usus instantia in consuetudinem mitteret, consuetudo ei ipsa quodammodo vertebatur in naturam: totusque absorptus in spiritum, spe tota in Deum directa, intentione seu meditatione spirituali tota occupata memoria, videns non videbat, audiens non audiebat; 1071 nihil sapiebat gustanti, vix aliquid sensu aliquo corporis sentiebat. Jam quippe annum integrum exegerat in cella Novitiorum, cum exiens inde ignoraret adhuc an haberet domus ipsa testudinem, quam solemus dicere caelaturam. Multo tempore frequentaverat intrans et exiens domum ecclesiae, cum in ejus capite, ubi tres erant, unam tantum fenestram esse arbitraretur. Curiositatis enim sensu mortificato, nil hujusmodi sentiebat; vel si forte aliquando eum contingebat videre, memoria, ut dictum est, alibi occupata non advertebat. Sine memoria quippe sensus sentientis nullus est.

21. Natura quoque en eo non dissentiebat a gratia, ut in eo quoque quadammodo impletum videretur esse quod legitur: Puer eram ingeniosus, et sortitus sum animam bonam; et cum magis essem bonus, veni ad corpus incoinquinatum (Sap. VIII, 19, 20). Ad contemplanda quippe spiritualia quaeque seu divina, cum gratia spirituali, naturali quadam virtute pollebat ingenii; sortitusque etiam in hoc erat animam bonam, sensualitatem non curiose lascivam, nec superbe rebellem, sed congaudentem spiritualibus studiis, et in eis quae ad Deum sunt, sponte subditam spiritui et servientem: corpus etiam nullius unquam contaminatum consensu flagitii, etsi neglectum minus, sicut oportebat, curaretur, ad serviendum spiritui in servitio Dei aptissimum instrumentum. Sed cum caro in eo ex dono praevenientis gratiae, et adjutorio subsequentis naturae, et usu bono spiritualis disciplinae, vix jam aliquid concupisceret adversus spiritum, hoc est, quod spiritum laederet; spiritus supra vires, supra virtutem carnis ac sanguinis, tanta adversus carnem concupiscebat, ut infirmum animal cadens sub onere, usque in hanc diem non adjiciat ut resurgat. Quid enim dicam de somno, qui in caeteris hominibus solet esse refectio laborum et sensuum, aut mentium recreatio? Extunc usque hodie vigilat ultra possibilitatem humanam. Nullum enim tempus magis se perdere conqueri solet, quam quo dormit, idoneam satis reputans comparationem mortis et somni: ut sic dormientes videantur mortui apud homines, quomodo apud Deum mortui dormientes. Unde etiam si quem forte religiosum in dormiendo seu durius stertentem audierit, seu minus composite jacentem viderit; patienter ferre vix potest, sed carnaliter eum seu saeculariter dormire causatur. In ipso namque tenuem victum tenuis somnus comitatur. In neutro enim ullam indulget corpori suo satietatem, nisi quod in utroque sumpsisse aliquid sat ei est. Quantum enim ad vigilias, vigiliarum ei modus est non totam noctem ducere insomnem.

22. Porro ad comedendum usque hodie vix aliquando voluptate trahitur appetitus, sed solo timore defectus. Etenim comesturus, priusquam comedat, sola cibi memoria satiatus est. Sic accedit ad sumendum cibum, quasi ad tormentum. A primo siquidem conversionis suae anno, seu egressionis de cella Novitiorum, natura ejus, cum tenerae nimis semper et delicatae complexionis fuisset, jejuniis multis et vigiliis, frigore et labore, durioribus et continuis exercitiis attrita, corrupto stomacho, crudum continuo per os solet rejicere quod ingeritur. Quod si quid naturali decoctione digestum transfunditur ad inferiora, ibi nihilominus partibus illis corporis non minoribus infirmitatum incommodis obsessis, nonnisi cum gravi tormento egeritur. Si quid autem residuum est, ipsum est alimentum corporis ejus qualecunque, non tam ad vitam sustentandam, quam ad differendam mortem. Semper autem post cibum quasi pensare solitus est quantum comederit. Si quando vel ad modicum mensuram solitam excessisse se deprehenderit, impune abire non patitur. Sed et usus parcimoniae sic ei in naturam versus est, ut etsi aliquando corporalis sibi cujuslibet refectionis plus aliquid solito velit indulgere, vix possit. Sic autem ab initio fuit, inter novitios novitius, monachus inter monachos, spiritu validus, corpore infirmus: nil indulgentiae circa corporis quietem seu refectionem, nihil remissionis de communi labore vel opere fieri sibi aliquando acquiescens. Caeteros namque sanctos esse arbitrabatur et perfectos; se vero sicut novitium 1072 et incipientem, nequaquam emeritorum perfectorumque indulgentiis et remissionibus indigere, sed fervore novitio, et Ordinis districtione, et rigore disciplinae.

23. Propter quod communis vitae seu conversationis ferventissimus aemulator, cum opus aliquod manuum fratres actitarent, quod seu minor usus ei, seu imperitia denegabat; fodiendo, seu ligna caedendo, propriis humeris deportando, vel quibuslibet laboribus aeque laboriosis illud redimebat. Ubi vero vires deficiebant, ad viliora quaeque opera confugiens, laborem humilitate compensabat. Et mirum in modum is, qui tantam contemplatione rerum spiritualium ac divinarum acceperat gratiam, circa talia non solum occupari patiebatur, sed et plurimum delectabatur. Sed mortificata, ut dictum est, sensualitate, cujus seu curiositate, seu infirmitate, in hujusmodi laborum corporalium distractionibus, perfectorum etiam quorumcunque mentes saepe necesse est, etsi non intentione, certe memoria et cogitatione, ab interiore unitate spiritus aliquam pati dissolutionem: ipse privilegio majoris gratiae in virtute spiritus simul et totus quodammodo exterius laborabat, et totus interius Deo vacabat; in altero pascens conscientiam, in altero devotionem. Laboris ergo tempore et intus orabat seu meditabatur absque intermissione exterioris laboris, et exterius laborabat absque jactura interioris suavitatis. Nam usque hodie quidquid in Scripturis valet, quidquid in eis spiritualiter sentit, maxime in silvis et in agris meditando et orando se confitetur accepisse; et in hoc nullos aliquando se magistros habuisse, nisi quercus et fagos, joco illo suo gratioso inter amicos dicere solet.

24. Messis tempore fratribus ad secandum cum fervore et gaudio sancti Spiritus occupatis, cum ipse quasi impotens et nescius laboris ipsius, sedere sibi et requiescere juberetur, admodum contristatus, ad orationem confugit, cum magnis lacrymis postulans a Deo donari sibi gratiam metendi. Nec fefellit simplicitas fidei desiderium religiosi. Continuo namque quod petiit, impetravit. Et ex illo die in labore illo prae caeteris peritum se esse cum quadam jucunditate gratulatur: tanto in hoc opere devotior, quanto se in hoc ipso facultatem ex solo Dei dono reminiscitur accepisse. Feriatus autem ab hujusmodi labore vel opere, jugiter aut orabat, aut legebat, aut meditabatur. Ad orandum si se solitudo offerret, ea utebatur: sin autem, ubicunque, seu apud se, seu in turba esset, solitudinem cordis ipse sibi efficiens, ubique solus erat. Canonicas autem Scripturas simpliciter et seriatim libentius ac saepius legebat, nec ullis magis quam ipsarum verbis eas intelligere se dicebat: et quidquid in eis divinae sibi elucebat veritatis aut virtutis, in primae sibi originis suae fonte magis, quam in decurrentibus expositionum rivis sapere testabatur. Sanctos tamen et orthodoxos earum expositores humiliter legens, nequaquam eorum sensibus suos sensus aequabat, sed subjiciebat formandos: et vestigiis eorum fideliter inhaerens, saepe de fonte unde illi hauserant, et ipse bibebat. Inde est quod plenus Spiritu, quo omnis sancta Scriptura divinitus est inspirata, tam confidenter et utiliter ea usque hodie, sicut Apostolus dicit, utitur ad docendum, ad arguendum, ad corripiendum (II Tim. III, 16). Et dum praedicat verbum Dei, quidquid de ea affert in medium, sic patens et placens efficit, et circa id unde agitur efficax ad movendum, ut mirentur omnes tam saeculari quam spirituali praediti doctrina, in verbis gratiae quae procedunt de ore ejus.

CAPUT V. De initio Clarae-Vallis, et vili victu primorum ibidem monachorum, deque ostenso divinitus ejus incremento.

 25. Cum autem complacuit ei qui eum segregavit a saeculo, et vocavit, ut ampliore gratia revelaret in eo gloriam suam, et multos filios Dei, qui erant dispersi, per eum congregaret in unum; misit in cor abbatis 1073 Stephani ad aedificandam domum Clarae-Vallis mittere fratres ejus. Quibus abeuntibus ipsum etiam domnum Bernardum praefecit abbatem, mirantibus sane illis, tanquam maturis et strenuis tam in religione quam in saeculo viris, et timentibus ei tum pro tenerioris aetate juventutis, tum pro corporis infirmitate, et minori usu exterioris occupationis. Erat autem Clara-Vallis locus in territorio Lingonensi, non longe a fluvio Alba, antiqua spelunca latronum, quae antiquitus dicebatur Vallis absinthialis, seu propter abundantis ibi absinthii copiam, seu propter amaritudinem doloris incidentium ibi in manus latronum. Ibi ergo in loco horroris et vastae solitudinis consederunt viri illi virtutis, facturi de spelunca latronum templum Dei, et domum orationis. Ubi simpliciter aliquanto tempore Deo servierunt in paupertate spiritus, in fame et siti, in frigore et nuditate, in vigiliis multis. Pulmentaria saepius ex foliis fagi conficiebant. Panis, instar prophetici illius, ex hordeo et milio et vicia erat, ita ut aliquando religiosus vir quidam appositum sibi in hospitio, ubertim plorans, clam asportaverit, quasi pro miraculo omnibus ostendendum, quod inde viverent homines, et tales homines.

26. At Virum Dei minus ista movebant. Summa ei sollicitudo de salute multorum, quae a prima die conversionis suae usque ad hoc tempus tam singulariter sacrum illud pectus noscitur possidere, ut erga omnes animas maternum gerere videatur affectum. Erat ergo vehemens in praecordiis ejus, sancti desiderii, et sanctae humilitatis conflictus. Modo enim seipsum dejiciens, fatebatur indignum, per quem fructus aliquis proveniret: modo oblitus sui, aestuabat flagrantissimo ardore, ut nullam nisi ex multorum salute consolationem posse admittere videretur. Sane fiduciam charitas pariebat, sed eamdem castigabat humilitas. Contigit autem inter haec, ut aliquando temperius solito surgeret ad vigilias. Quibus peractis, cum usque ad matutinas laudes aliquanto longius superesset noctis intervallum, egressus foras, et loca vicina circumiens, orabat Deum, ut acceptum haberet obsequium suum et fratrum suorum: et in eo quod diximus spiritualis fructus desiderio constitutus, subito stans in ipsa oratione, modice interclusis oculis, vidit undique ex vicinis montibus tantam diversi habitus et diversae conditionis hominum multitudinem in inferiorem vallem descendere, ut vallis ipsa capere non posset. Quod quid significaverit, jam omnibus manifestum est. Hac igitur Vir Domini visione magnifice consolatus, exhortatus est etiam fratres suos, commonens eos de misericordia Dei nunquam desperare.

suite 

 

 

 

145 PREFACE

DE GUILLAUME, ABBÉ DE SAINT-THIERRI.

 

O Seigneur Dieu, sur le point d'écrire, pour l'honneur de ton nom, la vie de ton serviteur, que tu as donné à notre Église afin qu'elle refleurît, de notre temps, dans l'antique vertu de la grâce apostolique, j'invoque ici ton amour, dont le secours m'a déjà autrefois soutenu. En effet, quel est l'homme qui, animé quelque peu du souffle de cet amour, et voyant briller dans le monde un témoignage si illustre, si fidèle et si extraordinaire de ta gloire et de ton honneur, ne s'appliquerait pas, autant qu'il pourrait, à empêcher qu'un flambeau allumé par toi ne demeure caché à aucun des tiens? Qui ne s'efforcerait pas, autant qu'il pourrait) dans un style humain, que cependant le pouvoir de tes œuvres rend quelquefois meilleur, de manifester un si glorieux flambeau, de l'élever et de le faire briller aux yeux de tous ceux qui sont dans ta maison? En quoi, voulant autrefois remplir de quelque manière que ce fût ma part de cet emploi, j'ai été jusqu'à présent retenu, soit par la crainte, soit par le respect; tantôt jugeant que la dignité du sujet était au dessus 146 de mes forces, et devait être réservée à des ouvriers plus dignes; tantôt dans l'idée que je survivrais à ton glorieux élu, croyant qu'il vaudrait mieux le faire après sa mort, lorsque les louanges ne pourraient plus le chagriner, et qu'alors on aurait moins à craindre les attaques des hommes et leurs paroles de contradiction. Mais, plein de vigueur et de santé, il devient d'autant plus fort et robuste qu'il était plus infirme de corps, ne cessant de faire des choses dignes de mémoire, et accumulant sur de grands faits de plus grands faits encore, qui ordonnent d'eux-mêmes à l'historien de rompre le silence. Déjà je m'affaiblis, les infirmités de la mort pressent mon corps, et tous mes membres commencent à recevoir des avertissemens d'une mort prochaine; je sens approcher le temps de ma dissolution, et je crains beaucoup de me repentir trop tard d'avoir si long-temps différé ce que je voudrais, de toutes manières avoir accompli, avant de rendre le dernier soupir.

J'y suis excité et exhorté par la pieuse bienveillance de quelques frères, qui vivent continuellement avec l'homme de Dieu, connaissent tout ce qui le concerne, et peuvent m'apprendre des faits recherchés avec le plus grand soin, et dont plusieurs, se passant en leur présence, ont été par eux vus et entendus. Dans le grand nombre d'actions illustres dont ils me font part, et que Dieu a opérées en leur présence par son serviteur, leur religion connue et les préceptes de leur maître 147 m'empêchent de les soupçonner d'aucune fausseté; et à leur témoignage se joint encore l'autorité de personnes dignes de foi, d'évêques, de clercs et de moines, auxquels il n'est permis à aucun fidèle de refuser sa confiance. Cependant ce que je dis est superflu; car tout le monde connaît ses actions, et toute l'Église des Saints raconte ses vertus. C'est pourquoi, voyant que ce merveilleux sujet des louanges de Dieu était offert à tous, que personne ne l'entreprenait, et que ceux qui pouvaient faire le mieux et le plus dignement gardaient le silence, j'ai entrepris d'en faire ce que je pourrai, non dans une vaine présomption, mais dans un amour confiant. Me mesurant moi-même en moi, et me comparant à moi-même, je n'ai pas entrepris de rapporter la vie entière de l'homme de Dieu, mais seulement une partie, quelque manifestation du Christ qui vit et parle en lui, quelque œuvre de sa vie extérieure avec les hommes, ce qu'on a vu de lui, ceux à qui fut accordée cette grâce, et ce que de notre côté nous avons vu et entendu, et que nos mains ont touché. Car on doit prononcer en grande partie de lui la même chose que de celui qui dit: «Je vis, ou plutôt ce n'est plus moi qui vis; mais c'est Jésus-Christ qui vit en moi1;» et ailleurs: «Est-ce que vous voulez éprouver la puissance de Jésus-Christ, qui parle par ma bouche2

148 Je ne me suis pas proposé de raconter cette vie invisible dont le Christ vit et parle en lui, mais quelques-unes des manifestations extérieures de cette même vie, de cette pureté, de cette sainteté intérieure, et de cette conscience qui brillent au dehors aux yeux des hommes, par le moyen des œuvres extérieures de l'homme, choses que tout le monde peut aisément savoir, et qu'ainsi il est permis à chacun d'écrire. Je n'ai pas non plus entrepris de rédiger ces choses avec soin, mais plutôt de les recueillir et rassembler, et je ne veux pas les mettre au jour de son vivant, puisqu'il ignore que je les écris. Je me fie au Seigneur qu'il s'élevera, après nous et après sa mort, des personnes qui accompliront mieux et plus dignement ce que nous nous sommes efforcé de faire, qui pourront comparer les choses extérieures aux choses intérieures, raconter sa mort précieuse aux yeux du Seigneur, semblable à sa vie, et glorifier sa vie par sa mort et sa mort par sa vie. Avec l'aide de Dieu entrons donc en matière.

1 Épître de saint Paul aux Galat., chap. ii, v. 20.

2 IIe. Épître de saint Paul aux Corinthiens, chap. xiii, v. 3.

 

149 VIE

DE

SAINT-BERNARD.

 

LIVRE PREMIER,

PAR GUILLAUME, ABBÉ DE SAINT-THIERRI.

 

CHAPITRE PREMIER.

Des parens de Saint-Bernard. — De leur insigne piété dans l'éducation de leurs enfans. — Du caractère et des belles mœurs de Bernard encore enfant.

 

1. Bernard naquit en Bourgogne à Fontaines, château de son père, de parens illustres dans les gloires du siècle, mais plus dignes et plus nobles encore selon la piété de la religion chrétienne. Son père, Tescelin, fut un homme d'une antique et légitime chevalerie, respectant Dieu, et observant scrupuleusement la justice. Faisant la guerre évangélique selon les institutions du précurseur du Seigneur, il ne pillait ni ne trompait personne, et se contentait de ses revenus, qu'il avait en abondance, pour employer à toute sorte de bien. Il servait de ses conseils et de ses armes 150 ses seigneurs temporels, de manière à ne point négliger de rendre à son Seigneur Dieu ce qu'il lui devait. Sa mère, Aleth, d'un château nommé Montbar, observant dans son rang la règle apostolique, soumise à son mari, gouvernait sous lui sa maison selon la crainte de Dieu, s'appliquait aux œuvres de miséricorde et élevait ses enfans dans toute discipline. Elle engendra sept enfans, six garçons et une fille, et ce ne fut pas tant pour son mari que pour Dieu; car les garçons devaient être moines et la fille religieuse. Comme on l'a dit, ne les engendrant pas pour le monde, mais pour Dieu, aussitôt qu'elle les avait enfantés, elle les offrait au Seigneur de ses propres mains. C'est pourquoi cette noble femme, refusant de confier leur nourriture au sein d'une étrangère, fit en quelque sorte passer en eux avec son lait l'essence des vertus maternelles. Lorsqu'ils furent devenus grands, tant qu'ils furent sous sa main, elle les éleva plutôt pour un désert que pour la cour, ne souffrant pas qu'ils s'habituassent aux mets délicats, mais leur donnant une nourriture grossière et commune. C'est ainsi que, par l'inspiration du Seigneur, elle les disposa et les forma comme s'ils allaient aussitôt passer dans la solitude.

2. Comme elle portait dans son sein Bernard, le troisième de ses fils, elle vit en songe le présage de l'avenir; c'est-à-dire qu'elle avait dans son sein un petit chien blanc, roussâtre sur le dos et qui aboyait. Violemment effrayée de ce songe, elle consulta un certain homme religieux qui, comprenant sur-le-champ l'esprit de la prophétie par lequel David dit au Seigneur sur les saints prédicateurs: «Votre pied sera 151 teint dans le sang de vos ennemis et la langue de vos chiens en sera aussi abreuvée1,» répondit à cette femme tremblante et tourmentée: «Ne crains rien, c'est une bonne chose; tu seras la mère d'un excellent chien qui doit être le gardien de la maison du Seigneur, et qui pour elle poussera de grands aboiemens contre les ennemis de la foi: car il sera un excellent prédicateur; et, comme un bon chien, par la vertu salutaire de sa langue, il guérira de grand nombre de maladies l'ame de bien des gens.» A cette réponse qu'elle reçut comme de Dieu, la pieuse et fidèle femme fut transportée de joie, et, déjà toute pénétrée d'amour pour ce fils qui n'était pas encore né, elle projeta de le livrer à l'instruction des lettres sacrées, dans le sens de la vision et de l'interprétation par laquelle on lui avait promis sur cet enfant des choses si sublimes qui arrivèrent effectivement. Aussitôt qu'elle en fut heureusement accouchée, elle ne l'offrit pas seulement à Dieu, comme elle avait coutume de le faire, mais, comme on le lit de sainte Anne, mère de Samuel, elle le fit recevoir dans son tabernacle, où elle le destina à servir perpétuellement, et l'offrit elle-même dans cette église de Dieu comme un présent agréable.

3. C'est pourquoi le plus tôt qu'elle put, elle confia son instruction, dans l'église de Châtillon (qui, dans la suite et par l'œuvre de Bernard, d'une société séculière, s'éleva au rang d'un chapitre de chanoines réguliers, à des maîtres bien lettrés, et fit tout ce qu'elle put pour qu'il y fît des progrès. Le jeune entant, plein de grâces, et doué d'un génie naturel, 152 accomplit promptement à ce sujet le desir de sa mère: car il avançait dans l'étude des lettres avec une promptitude au-dessus de son âge et de celle des autres enfans du même âge; mais dans les choses séculières il commençait déjà, et comme naturellement, à se mortifier dans la vue de sa future perfection, car il s'y montrait d'une très-grande simplicité, aimant à vivre avec lui-même, fuyant le public, paraissant extraordinairement pensif, obéissant et soumis à ses parens, bon et reconnaissant pour tous, simple et paisible à la maison, sortant rarement, pudique au-delà de ce qu'on peut croire, n'aimant nulle part à beaucoup parler, dévot envers Dieu, afin de conserver pure son enfance, appliqué à l'étude des lettres, au moyen desquelles il devait apprendre et connaître Dieu dans les Ecritures: et on peut remarquer, d'après ce que nous allons rapporter, quels progrès il fit en peu de temps et quel fin discernement il acquit.

 

CHAPITRE II.

De la vertu de Bernard enfant, qui repousse les soins d'une femme sorcière. — De la vision qu'il eut du Sauveur et de la mort de sa mère.

 

4. Encore enfant, comme il était tourmenté d'un violent mal de tête, il se mit au lit. On lui amena une femme pour apaiser sa douleur par des charmes. La voyant approcher avec ses instrumens d'enchantement, par lesquels elle avait coutume de tromper les gens du vulgaire, il se récria avec une grande indi- 153 gnation, l'éloigna et la chassa de lui. La divine miséricorde n'abandonna pas le louable zèle du saint enfant; mais il sentit tout à coup sa vertu, et d'un même mouvement d'esprit se levant aussitôt, il se vit délivré de toute douleur. Cet événement n'ayant pas peu augmenté sa foi, le Seigneur lui fit aussi la grâce de lui apparaître, comme autrefois au jeune Samuel dans Silo, et de lui manifester sa gloire. La nuit solennelle du dimanche de Noël était arrivée, et on se préparait, selon la coutume, aux veilles solennelles. Comme l'heure de célébrer l'office nocturne tardait un peu à venir, il arriva que Bernard qui était assis, et attendait avec les autres, pencha un peu sa tête et s'endormit. Aussitôt la sainte nativité de l'enfant Jésus se révéla à cet enfant, fortifiant sa jeune foi, et lui mettant pour la première fois sous les yeux les mystères de la divine contemplation. L'époux lui apparut comme sortant pour la première fois de son lit. Il vit le Verbe enfant comme naissant de nouveau du sein de la Vierge sa mère, d'une forme plus belle que les fils des hommes, et ravissant en lui l'ame du saint enfant déjà sorti de l'enfance.

Il eut l'esprit persuadé, et il l'avoue encore à présent, que cette heure était celle de la nativité du Seigneur. Il est facile à ceux qui ont fréquenté son auditoire de remarquer de quelle grâce le Seigneur le remplit à cette heure, puisque, jusqu'à présent, il a montré pour tout ce qui concerne ce sacrement une intelligence plus profonde et une éloquence plus abondante. C'est pourquoi, dans la suite, il a fait paraître, parmi les commencemens de ses œuvres et de ses traités, un ouvrage remarquable à la louange de 154 la mère et du fils et de la sainte Nativité, ayant pris pour texte ce passage de l'Evangile où on lit: «L'ange Gabriel fut envoyé de Dieu en une ville de Galilée2

5. Il ne faut pas passer sous silence que dans les années de son enfance, s'il pouvait avoir quelque argent, il faisait secrètement des aumônes aux pauvres; et, habituellement modeste, il faisait des œuvres de piété conformes à son âge et même au-dessus de son âge. Peu de temps s'étant écoulé, comme le jeune Bernard, croissant en âge et en grâce auprès de Dieu et des hommes, passait de l'enfance à l'adolescence, sa mère, après avoir élevé fidèlement ses enfans, et lorsqu'ils furent entrés dans les voies du siècle, comme si elle eût accompli tout ce qu'elle avait à faire, s'en alla heureusement vers le Seigneur. On doit se garder d'omettre ici qu'après avoir vécu pendant long-temps avec son mari selon la justice et l'honneur de ce monde, quelques années avant sa mort, elle se consacra à l'éducation de ses fils autant qu'elle put, et qu'il put être permis à une femme en pouvoir de mari, et n'ayant pas même la possession de son propre corps: car, dans sa maison, dans l'état conjugal et au milieu du siècle, on la vit pendant long-temps s'efforcer d'imiter la vie solitaire ou monastique, retranchant de sa nourriture, se couvrant d'humbles vêtemens, renonçant aux délices et aux pompes de ce siècle, se dérobant, autant que possible, aux actions et aux soins du monde, se livrant aux jeûnes, aux veilles, aux oraisons, et rachetant par des aumônes et diverses œuvres de miséricorde ce qui manquait à sa profession religieuse; en quoi s'avançant de 155 jour en jour, elle arriva au terme de sa vie pour aller trouver la perfection dans le sein de celui vers lequel elle s'éleva en quittant ce siècle. Elle s'endormit au milieu des psaumes que chantaient les clercs qui s'étaient assemblés, et en chantant elle-même également, jusqu'à ce qu'enfin, comme on ne pouvait plus entendre sa voix, ses lèvres paraissaient encore se mouvoir et sa langue agitée confesser le Seigneur. Enfin, au milieu des litanies, comme on disait: «Par ta passion et ta croix délivre-là, ô Seigneur!» élevant la main, elle fit le signe de la croix et rendit l'ame; en sorte qu'elle ne put rabaisser la main qu'elle avait levée.

 

CHAPITRE III.

Du soin de Bernard à garder sa chasteté. — De son projet d'une vie religieuse, et comment il attira au même dessein ses frères et ses autres compagnons.

 

6. Depuis ce temps commençant à vivre selon son goût et son droit, Bernard, distingué par une tournure élégante et un visage gracieux, orné des mœurs les plus douces, doué d'un génie ardent et d'une éloquence séduisante, était vanté comme un jeune homme d'une grande espérance. Le monde dans lequel il entrait, pour ainsi dire, commença à lui offrir plusieurs routes. Dans toutes lui apparaissaient les prospérités de cette vie, et partout souriaient de grandes espérances. L'excellent esprit du jeune homme avait à résister à des mœurs différentes des siennes, 156 et aux amitiés orageuses de ses compagnons qui s'efforçaient de le rendre semblable à eux. S'il y fut demeuré attaché, il lui eût fallu tourner en amertume ce qui avait pris possession dans cette vie de la plus tendre partie de son cœur, l'amour de la chasteté. Le sinueux serpent, qui le haïssait par dessus tout, étalait devant lui les piéges et les tentations, et en diverses rencontres dressait des embûches sous ses pas: un jour ayant tenu quelque temps les yeux fixés sur une femme qu'il regardait avec trop d'ardeur, il revint aussitôt à lui, et rougissant de lui en lui-même, il exerça contre sa propre personne la vengeance la plus sévère; car, se jetant jusqu'au cou dans les eaux glacées d'un étang voisin, il y resta jusqu'à ce que n'ayant presque plus de sang, par la vertu de la grâce coopérante, il fut entièrement refroidi de la chaleur de la concupiscence charnelle, et se revêtit de cet amour de la chasteté dont s'était revêtu celui qui disait: «J'ai fait un accord avec mes yeux pour ne penser pas seulement à une vierge3

7. Vers le même temps, par l'excitation du démon, une jeune fille, pendant qu'il dormait, fut mise toute nue dans son lit. L'ayant sentie, il lui céda tranquillement et sans rien dire le côté du lit qu'il occupait, et, se tournant de l'autre côté, s'endormit; mais cette misérable, restant et attendant, se mit ensuite à le caresser et à l'exciter. Enfin, comme il demeurait immobile, quoique la plus impudente des femmes, elle rougit; et, saisie d'un saint effroi et d'une grande admiration, elle se leva pour s'enfuir et le laissa. Il arriva aussi que Bernard, avec quelques-uns de ses 157 compagnons, reçut l'hospitalité chez une certaine matrone. Cette femme, considérant le beau jeune homme, fut prise au piége de ses yeux et brûla pour lui de concupiscence. Lui ayant fait préparer un lit separément, comme au plus honorable de tous, elle se leva la nuit et vint impudemment le trouver. Bernard l'ayant sentie et ne manquant pas de présence d'esprit, se mit à crier: «Au voleur! au voleur!» A ce cri la femme s'enfuit, toute la maison est sur pied, on allume une lanterne, et on cherche le voleur, bien inutilement. Chacun retourne à son lit, le silence et l'obscurité régnent comme auparavant; tout le monde repose, la misérable veille seule. Elle se lève de nouveau et gagne le lit de Bernard; mais il s'écrie encore: «Au voleur, au voleur!» On cherche une seconde fois le voleur qui se cache de nouveau et qui n'est pas dénoncé par celui qui seul le connaissait. Cette femme perverse, rcpoussée ainsi jusqu'à la troisième fois, vaincue ou par la crainte ou par le désespoir, renonce enfin à son dessein. Le jour suivant, pendant la route, les compagnons de Bernard le blâmant, lui demandèrent quels voleurs il avait tant de fois rêvés cette nuit. Il leur dit: «Effectivement il y avait un voleur, et l'hôtesse s'efforçait de m'enlever un incomparable trésor, ce qui est pour moi le bien le plus précieux dans cette vie, la chasteté.»

8. Cependant, pensant et réfléchissant à cet adage vulgaire, qu'il est dangereux d'habiter long-temps avec le serpent, il commença à méditer sa fuite; car il voyait qu'au dehors le monde et son prince lui offraient de grands biens, il est vrai, des espérances en- 158 core plus grandes, mais toutes illusoires, les vanités des vanités, et rien que des vanités. Il entendait continuellement au dedans de lui la vérité elle-même qui lui criait et lui disait: «Venez à moi vous tous qui êtes fatigués et qui êtes chargés et je vous soulagerai. Prenez mon joug sur vous.... et vous trouerez le repos de vos ames4.» Réfléchissant qu'il valait mieux quitter le monde, il commença à s'informer où son ame pourrait trouver, sous le joug du Christ, le repos le plus pur et le plus certain. L'établissement récent de l'ordre de Cîteaux s'offrit à sa pensée. La moisson était abondante, mais elle manquait d'ouvriers; car presque personne n'avait recherché le bonheur d'y prendre l'habit de religion à cause de l'excessive austérité et pauvreté de la vie qu'on y menait, et qui cependant n'effraya nullement un esprit cherchant vraiment Dieu. Sans aucune hésitation ni crainte, il y tourna son intention, pensant qu'il s'y pouvait cacher et échapper, dans le secret de la présence de Dieu, aux importunités des hommes, mais voulant surtout y chercher un refuge contre la vaine gloire de la noblesse mondaine, des dons de l'esprit et peut-être du nom de saint.

9. Dès que ses frères, qui l'aimaient selon la chair, virent qu'il songeait à prendre l'habit, ils commencèrent à agir de toutes les manières pour tourner son esprit à l'étude des lettres et l'attacher plus étroitement au siècle par l'amour de la science mondaine. Sans doute, comme il a coutume de l'avouer, ses pas furent un peu retardés par leurs conseils; mais la mémoire de sa sainte mère pressait son esprit 159 avec importunité; en sorte qu'il lui semblait qu'elle lui apparaissait souvent, lui adressant des plaintes et des reproches, et lui disant qu'elle ne l'avait pas élevé pour des frivolités de cette sorte, et qu'elle l'avait instruit dans une autre espérance. Enfin, un jour qu'il se rendait au siége d'un château, appelé Grancey, vers ses frères qui s'y tenaient avec le duc de Bourgogne, il commença d'être plus violemment tourmenté par ces sortes de pensées. Ayant trouvé au milieu du chemin une église, il y alla, et étant entré pria avec une grande pluie de larmes, levant les mains au ciel et répandant son cœur comme de l'eau en présence du Seigneur; ce jour-là s'affermit la résolution de son cœur.

10. Son oreille ne fut pas sourde à la voix de celui qui dit: «Que celui qui entend dise: venez5.» Depuis cette heure, de même que le feu qui brûle les forêts et la flamme qui embrase les montagnes, saisissant tout et dévorant d'abord les choses les plus voisines, s'avancent ensuite jusqu'aux plus reculées; de même le feu que Dieu avait envoyé dans le cœur de son serviteur, voulant qu'il l'embrasât, attaqua d'abord ses frères, dont le plus petit seul, et incapable encore de prendre l'habit, fut laissé pour consolation à son vieux père; ensuite ses parens, ses compagnons et ses amis, de qui on n'avait point espéré une telle résolution; le premier de tous, Gaudri son oncle se rendit, comme on dit, de son pied, à l'avis de son neveu et se détermina à prendre l'habit. C'était un homme honorable et puissant dans le siècle, distingué dans la chevalerie du monde, et seigneur d'un château appelé Touillon au territoire d'Autun.

160 Aussitôt, se rendant vers Bernard, Barthélemi, le plus jeune des autres frères, et qui n'était pas encore chevalier, céda sur-le-champ et sans difficulté à ses salutaires exhortations. André, plus jeune que Bernard, et nouvellement fait chevalier dans ce temps, goûtait plus difficilement la parole de son frère, jusqu'à ce qu'il s'écria tout à coup: «Je vois ma mère.» En effet, elle lui apparut visiblement, souriant avec un visage serein, et se réjouissant de la résolution de ses fils. C'est pourquoi il consentit aussitôt, et de soldat du siècle il devint champion du Christ. André ne fut pas le seul à qui apparut sa mère, se réjouissant d'avoir de tels fils. Bernard avoua qu'il l'avait vue également. Gui, l'aîné des frères, était déjà lié par le mariage: c'était un homme puissant, établi dans le monde plus solidement que les autres. Il hésita d'abord un peu; mais pesant et examinant continuellement la chose en lui-même, il consentit à prendre l'habit, si cependant sa femme ne s'y opposait pas. Cela paraissait presque impossible de la part de cette noble jeune femme, qui nourrissait alors ses petites filles. Mais Bernard, concevant de la miséricorde du Seigneur un espoir plus certain, lui assura aussitôt que sa femme y consentirait, ou qu'elle mourrait. Enfin, comme on ne pouvait l'y déterminer d'aucune manière, son magnanime mari, déjà soutenu par la vertu de cette foi par laquelle il brilla éminemment dans la suite, et conduit par l'inspiration de Dieu, conçut le courageux projet de rejeter tout ce qu'il possédait dans le monde, et de commencer à mener une vie rustique et à travailler de ses propres mains pour se nourrir lui et sa femme, qu'il ne pouvait quitter mal- 161 gré elle. Sur ces entrefaites, arriva Bernard, qui courait de tous côtés, rassemblant les uns et les autres. Ladite femme de Gui fut aussitôt frappée d'une grave maladie, et reconnaissant combien il lui serait difficile de regimber contre l'aiguillon, elle fit venir Bernard, et fut la première à solliciter elle-même son mari de prendre l'habit. Enfin, selon la coutume de l’Église, séparée de son mari, par un semblable vœu de chasteté elle passa dans une congrégation de nonnes, où elle a servi religieusement Dieu jusqu'à présent.

11. Le second en âge après Gui était Gérard, chevalier vaillant à la guerre, d'une grande sagesse, d'une rare bonté et chéri de tout le monde. Les autres, comme on l'a dit, ayant consenti dès la première parole et le premier jour, selon l'usage des sages du siècle, Gérard regardait cette action comme de la légèreté, et repoussait, d'un esprit obstiné, le conseil salutaire et les exhortations de son frère. Alors Bernard, embrasé déjà par la foi et merveilleusement emporté par le zèle de l'affection fraternelle: «Je sais, dit-il, je sais que les douleurs seules donneront l'intelligence à ton oreille;» et posant le doigt sur son côté: «Il viendra un jour, et ce jour n'est pas loin, qu'une lance, appliquée dans ce côté, ouvrira le chemin de ton cœur à la résolution de ton salut, que tu méprises; alors tu craindras, mais tu ne mourras point.» Ainsi fut dit, ainsi fut fait. Peu de jours après, entouré par ses ennemis, Gérard fut pris et blessé, selon la parole de son frère. A son côté était fixée la lance dans le même endroit où Bernard avait appliqué le doigt. On l'entraîna, et, craignant la mort comme 162 déjà présente, il s'écriait: «Je suis moine, je suis moine de Cîteaux.» Il n'en fut pas moins pris et renfermé. Bernard fut appelé par un prompt message, mais il ne vint point. «Je savais bien, dit-il, et je lui avais prédit qu'il était difficile de regimber contre l'aiguillon; cependant cette blessure n'est pas pour sa mort, mais pour sa vie.» Ainsi fut fait. Gérard guérit bientôt de sa blessure au-delà de son espérance, et ne changea point sa résolution ni le vœu qu'il avait prononcé. Lorsque libre déjà de l'amour du siècle, il était encore retenu par les liens de ses ennemis, et que cet emprisonnement seul retardait le dessein qu'il avait de prendre l'habit, la miséricorde de Dieu le secourut promptement en cela. Bernard vint pour travailler à sa délivrance, mais il ne put réussir. Comme on ne lui permettait pas de lui parler, s'approchant du cachot, il s'écria: «Sache, mon frère Gérard, que nous irons bientôt, et entrerons dans le monastère. Puisqu'il ne t'est pas possible de sortir, sois moine ici, sachant que ta volonté, que tu ne peux accomplir, sera réputée pour le fait.»

12. Comme Gérard était de plus en plus tourmenté, peu de jours s'étant écoulés, il entendit en songe une voix qui lui disait: «Tu seras délivré aujourd'hui.» On était au saint temps sacré du carême. Vers le soir de ce jour, réfléchissant à ce qu'il avait entendu, il toucha ses chaînes, et voilà que le fer se brisa en partie dans sa main, en sorte qu'il était déjà moins retenu et qu'il pouvait presque marcher. Mais que faire? l'issue était gardée, et devant les portes était une grande multitude de pauvres. Il se leva cependant, non pas tant dans l'espoir de s'échapper, que fatigué 163 d'être couché, et par la curiosité d'en faire l'épreuve. Il s'approcha de la porte du cachot où il était enchaîné et renfermé; aussitôt qu'il toucha le verrou, toute la serrure tomba entre ses mains, et la porte fut ouverte. Étant sorti à petits pas comme un homme enchaîné, il se dirigea vers l'église où on célébrait encore les offices du soir. Les mendians, qui se tenaient à la porte de la prison, témoins de ce fait, et épouvantés de cet effet de la volonté de Dieu, s'enfuirent sans pousser aucun cri. Comme Gérard approchait déjà de l'église, il sortit quelqu'un de la maison où il avait été enfermé; c'était le frère même de celui qui le gardait; voyant qu'il s'avançait vers l'église, cet homme lui dit: «Tu es venu tard, Gérard.» Gérard fut saisi de frayeur; mais celui-ci ajouta: «Hâte-toi, il reste encore quelque chose à entendre;» car les yeux de cet homme étaient voilés, et il ne savait pas du tout ce qui arrivait. Enfin lorsqu'il eut fait monter dans l'église, en lui donnant la main, Gérard encore enchaîné, aussitôt que celui-ci entra dans l'église, l'autre connut alors, pour la première fois, ce qu'il avait fait, et, malgré ses efforts, ne put le retenir. Gérard, ainsi délivré de la captivité de l'amour de ce monde et de celle des fils du siècle, accomplit fidèlement le vœu qu'il avait prononcé. En ceci, le Seigneur fit principalement connaître de quel parfait et saint commerce avec lui commençait à jouir son serviteur, puisque, transporté en esprit dans celui qui a fait les choses futures, il avait pu voir comme déjà fait ce qui devait arriver. En effet, lorsqu'il appliqua son doigt sur le côté de son frère à l'endroit où devait être la blessure, il y voyait ac- 164 tuellement la lance, ainsi qu'il l'a depuis avoué, lorsqu'il fut interrogé par des gens à qui il ne le pouvait cacher.

13. Les autres, comme nous l'avons dit, s'étant, dès le premier jour, réunis dans le même esprit à Bernard, comme ils entraient le matin dans l'église, on lisait ce chapitre apostolique: «Car j'ai une ferme confiance que celui-ci qui a commencé le bien en vous ne cessera de le perfectionner jusqu'au jour de Jésus-Christ6;» paroles que le dévot jeune homme accueillit comme venues du ciel. Le père spirituel de nos frères régénérés dans le Christ, rempli de joie et comprenant que la main de Dieu opérait avec lui, commença à s'appliquer à la prédication et à rassembler tous ceux qu'il pouvait. Il commença à revêtir un nouvel homme et à entretenir de choses sérieuses et de conversion ceux avec lesquels il avait coutume de s'occuper des sciences mondaines ou des choses même du siècle, démontrant la courte durée des joies du monde, les misères de la vie, la promptitude de la mort, et une vie éternelle après la mort, soit pour les bons, soit pour les méchans. Enfin tous ceux qui y avaient été prédestinés ayant résisté d'abord, la grâce de Dieu opérant en eux par la parole de la vertu et les oraisons et les instances de son serviteur, saisis ensuite de componction, ils crurent et consentirent l'un après l'autre. Parmi ceux-ci se joignit aussi à Bernard le seigneur Hugues de Mâcon, célèbre dans le monde par la noblesse et l'honnêteté de ses mœurs, par ses domaines et ses richesses. Aujourd'hui, par le mérite de sa religion et de sa sain- 165 teté, enlevé du monastère de Pontigny qu'il a fondé, il préside à l'église d'Autun avec les honneurs de l'épiscopat. Dès qu'il apprit que son très-cher compagnon et ami avait pris l'habit, il pleurait comme perdu celui qu'il apprenait être mort au monde. Mais aussitôt que l'un et l'autre eurent le moyen de s'entretenir mutuellement, après des larmes différentes, et des gémissemens poussés par des chagrins non semblables, ils commencèrent à amasser paroles sur paroles et choses sur choses. Comme parmi ces entretiens familiers de l'amitié, l'esprit de vérité avait pénétré dans le cœur de Hugues, leur conversation prit bientôt un autre tour. S'étant donc donné les mains comme gage d'association dans une nouvelle vie, leur cœur et leur ame furent liés dans le Christ bien plus dignement et plus sincèrement qu'ils ne l'avaient été auparavant dans le monde.

14. Quelques jours après, on annonça à Bernard que Hugues, détourné par d'autres arnis, abandonnait sa résolution. Ayant donc pris l'occasion d'une grande assemblée d'évêques qui se tenait dans ce pays, il se hâta d'aller rappeler son ami près de périr et de l'enfanter une seconde fois au Seigneur. Les amis de Hugues, qui l'avaient détourné de son dessein, ayant vu Bernard, se tinrent sur leurs gardes, entourèrent leur proie, ôtèrent à Bernard tout moyen de lui parler et lui interdirent tout accès auprès de lui. Ne pouvant lui parler il criait pour lui vers le Seigneur. Comme il priait avec larmes, bientôt éclata une subite et violente averse: ils 166 s'étaient arrêtés dans une plaine, car l'air était serein et ne faisait nullement présumer une telle pluie. A cette soudaine averse ils se dispersèrent et gagnèrent un village voisin. Mais Bernard s'emparant de Hugues, lui dit: «Tu recevras avec moi les gouttes de cette pluie.» Etant demeurés seuls, ils ne furent pas seuls, car le Seigneur fut avec eux et leur rendit aussitôt la sérénité de l'air et de l'esprit. Là, l'alliance se renouvela, et s'affermit en Hugues la résolution qu'il ne put désormais violer.

15. Le pécheur voyait ces choses et il se mettait en courroux, il grinçait des dents et se desséchait; mais le juste, confiant en le Seigneur, triomphait glorieusement du siècle. Déjà, dans les prédications publiques et particulières de Bernard, les mères cachaient leurs fils, les femmes retenaient leurs maris, les amis détournaient leurs amis; car l'esprit saint donnait tant de force à sa voix qu'à peine aucune affection pouvait-elle les retenir. Le nombre de ceux qui avaient consenti à prendre l'habit s'étant accru, comme on le lit des premiers fils de l’Église: «Toute la multitude de ceux qui croyaient n'avaient qu'un cœur et qu'une ame7,» ils habitaient tous ensemble et aucun des autres n'osait se joindre à eux. Ils avaient à Châtillon une maison qui leur appartenait en propre et en commun, où ils se réunissaient, habitaient ensemble, et conversaient: à peine osait-on y entrer si l'on n'était de leur congrégation. Si quelqu'un y entrait, voyant et entendant ce qu'on y disait et faisait, comme l'apôtre le dit des chrétiens de Corinthe, il était convaincu et décidé en quelque sorte par les prophéties de tous, et adorant le Seigneur, et reconnaissant que Dieu était véritablement en eux, 167 ou il se joignait à leur communauté, ou en se retirant il pleurait sur lui-même et les reconnaissait bienheureux. On n'avait jamais vu, dans ce temps et dans ce pays, des hommes qui avaient pris l'habit demeurer encore dans le monde. Après leur première résolution, ils restèrent, pendant six mois, vêtus de l'habit séculier afin de rassembler plus de monde: cependant quelques-uns d'entre eux mettaient ordre à leurs affaires.

16. Comme le commun d'entre eux commençait à craindre que le tentateur n'enlevât quelqu'un de leur nombre, il plut à Dieu de leur révéler à ce sujet ce qui devait arriver: l'un d'eux eut une vision la nuit, et il vit que tous s'étaient comme retirés dans une seule maison, et que chacun prenait part aune nourriture d'une propreté et d'un goût admirables. Comme tous les autres prenaient très-bien et avec une grande joie cette nourriture salutaire, il remarqua que, dans tout ce nombre, deux s'étaient abstenus d'y participer: car l'un n'en prenait pas et l'autre paraissait en prendre, mais, la prenant sans précaution, il la laissait échapper. L'événement fut pour tous deux conforme à ceci: l'un avant d'en venir à l'effet retourna en arrière et rentra dans le siècle, l'autre commença la bonne œuvre avec ses compagnons, mais ne l'acheva pas. Je l'ai vu plus tard dans le monde errant et fuyant la face du Seigneur comme Caïn; et, autant que j'ai pu le remarquer, c'était un homme sans élévation, misérablement timide et d'une excessive pusillanimité. Enfin, forcé par les infirmités du corps et par l'indigence, il retourna à Clairvaux; et, quoique bien né, il était repoussé par tous ses parens et amis. Là, renonçant à ses propriétés, mais non en- 168 tièrement à sa propre volonté, il mourut dans le monastère non comme frère et dans l'intérieur de la maison, mais au dehors, implorant la miséricorde comme un pauvre et un mendiant.

17. Le jour de prononcer ses vœux et d'accomplir son desir étant arrivé, Bernard sortit de la maison paternelle avec ses frères dont il était le père spirituel, les ayant enfantés par sa parole à la vie du Christ. Gui, l'aîné d'entre eux, voyant sur la place, avec d'autres enfans comme lui, Nivard son plus petit frère, lui dit: «Eh bien, frère Nivard, toute la terre que nous possédions te revient à toi seul.» A cela le jeune homme, ému autrement qu'il n'appartient à un enfant, répliqua: «A vous le ciel et à moi la terre donc? Ce partage n'est pas égal.» Après ces paroles, ils s'en allèrent, et il resta à la maison avec son père; mais peu de temps après il suivit ses frères, et ni son père ni ses proches ou ses amis ne purent le retenir. De cette maison, consacrée à Dieu, il ne resta que le vieux père avec sa fille. Nous en parlerons en leur lieu.

18. Dans ce temps, le nouveau et faible troupeau de Cîteaux, vivant sous le vénérable abbé Etienne, commençait à s'ennuyer excessivement de son petit nombre, tout espoir leur étant ôté d'avoir des successeurs pour leur transmettre l'héritage de cette sainte pauvreté, car tout le monde révérait en eux la sainteté de leur vie, mais en fuyait l'austérité. Mais il fut tout à coup réjoui et visité du Seigneur d'une manière si heureuse et inespérée, qu'il parut qu'en ce jour la maison eût entendu ces paroles du Saint-Esprit. «Réjouissez-vous, stérile, qui n'enfantiez point; chantez 169 des cantiques de louange et poussez des cris de joie, vous qui n'aviez point d'enfant, parce que celle qui était abandonnée a maintenant plus d'enfans que celle qui avait un mari8.» L'année précédente en effet, un des premiers frères de Cîteaux, à ses derniers momens, avait eu l'apparition d'une innombrable multitude d'hommes qui, près de la basilique, lavaient leurs vêtemens à une source; et il était dit dans cette vision que cette source s'appelait Ennon. L'ayant rapporté à l'abbé, aussitôt le grand homme comprit que c'était une consolation divine, et, rempli à cette promesse d'une joie qu'augmenta beaucoup dans la suite sa réalisation, il rendit grâce à Dieu par Jésus-Christ, qui vit, règne avec lui et le Saint-Esprit dans les siècles des siècles. Amen.

 

CHAPITRE IV.

De l'entrée de Bernard dans l'Ordre, et de la ferveur de son noviciat; combien il était sobre et dormait peu; combien il recherchait le travail extérieur, et de ses admirables progrès dans la Sainte-Écriture.

 

19. L'an de l'incarnation du Seigneur 1113, quinze ans après la fondation du monastère de Cîteaux, le serviteur de Dieu, Bernard, âgé d'environ vingt-trois ans, entra dans cette maison sous l'abbé Etienne, avec ses compagnons au nombre de plus de trente, et soumit sa tête au doux joug du Christ. Depuis ce jour, Dieu 170 donna sa bénédiction, et cette vigne du Seigneur porta son fruit, étendant ses rameaux jusqu'à la mer et au-delà; car, de cesdits compagnons de Bernard, quelques-uns avaient été mariés, et leurs femmes avaient aussi fait vœu, avec leurs maris, de se soumettre aux saints réglemens de la vie religieuse. Par ses soins, un couvent de nonnes, appelé Juilly, fut fondé dans le diocèse de Langres, et, Dieu aidant, parvint à une grande splendeur. Jusqu'à ce jour, il a été grandement célébré par sa réputation de religion, et riche de personnes et de possessions; il s'est de plus étendu au loin, et n'a pas cessé de se fortifier de plus en plus.

Tels furent les saints commencemens de la vie monastique de cet homme de Dieu. Il est impossible, à quiconque n'a pas vécu comme lui de l'esprit de Dieu, de raconter les illustres faits de cette religieuse carrière, et ses mœurs angéliques, durant son passage sur la terre. Celui-là seul qui donne et qui reçoit peut connaître combien, du moment qu'il prit l'habit, le Seigneur l'a entouré des bénédictions de sa douceur, de quelle faveur de prédilection il l'a comblé, et comment il l'a enivré d'abondance en la prospérité de sa maison. Il entra dans cette maison qui était pauvre d'esprit, et alors encore cachée et presque nulle, dans l'intention d'y périr dans le cœur et la mémoire des hommes, et l'espoir d'y être ignoré et obscur comme un vase perdu: mais Dieu en disposa autrement, et se le prépara comme un vase d'élection, non seulement pour affermir et étendre l'Ordre monastique, mais aussi pour porter son nom devant les rois et les nations, et jusqu'à 171 l'extrémité de la terre. Ne se croyant pas l'objet d'une telle faveur, ou pensant plutôt à la garde de son cœur et à la constance de son dessein, il avait souvent dans l'esprit et même dans la bouche: «Bernard, Bernard, à quoi en es-tu venu?» et, comme on lit au sujet du Seigneur: «Jésus commença à faire et à enseigner9.» depuis le premier jour de son entrée clans la cellule des novices, il commença à faire en lui ce qu'il voulait apprendre aux autres.

20. Ensuite, ayant été ordonné abbé de Clairvaux, comme les novices arrivaient et se hâtaient d'entrer, nous étions accoutumés à l'entendre prêcher et dire: «Si vous vous hâtez d'arriver aux choses intérieures, laissez dehors les corps que vous apportez du monde: que les esprits entrent seuls; la chair ne sert à personne.» Comme les novices s'effrayaient. de ces paroles nouvelles pour eux, ayant égard à leur jeunesse, il leur exposait avec plus de douceur, et avait coutume de prêcher qu'il fallait laisser dehors la concupiscence charnelle. Lorsqu'il était lui-même novice, ne s'épargnant en aucune manière, il s'attachait de tous ses moyens à mortifier non seulement les concupiscences de la chair, produites par les sens, mais aussi les sens qui les produisent. Comme un sens intérieur commençait à lui faire sentir plus souvent et avec plus de charme la douceur de l'amour spirituel, et qu'il avait en lui le souffle d'en haut, il craignait pour ce sens intérieur les attaques des sens du corps, et ne leur accordait qu'autant qu'il fallait pour vivre extérieurement dans la société des hommes. L'attention continuelle qu'il y mit en fit une habitude, 172 et cette habitude tourna pour ainsi dire en nature. Absorbé tout entier dans l'esprit, dirigeant toutes ses espérances vers Dieu, et l'esprit entièrement occupé par des résolutions ou des méditations spirituelles, voyant, il ne voyait pas, entendant, il n'entendait pas; ce qu'il goûtait n'avait pour lui aucune saveur, et à peine aucun sens de son corps lui apportait-il quelque sensation. Il avait déjà passé une- année entière dans la cellule des novices, et lorsqu'il en sortit, il ignorait encore si la maison avait cette espèce de toit que nous appelons une voûte; il avait habituellement fréquenté la maison des religieux, entrant et sortant souvent, et croyait qu'elle n'avait qu'une fenêtre de front, tandis qu'elle en avait trois. Ayant aussi mortifié le sens de la curiosité, il n'en recevait plus aucune impression, ou si, par hasard, il lui arrivait quelquefois de voir, ayant, comme nous l'avons dit, l'attention occupée ailleurs, il ne remarquait rien; car sans l'attention les sens sont nuls.

21. La nature en lui s'accordait avec la grâce. Pour la contemplation des choses spirituelles et divines, il était doué, avec la grâce spirituelle, d'une certaine force de génie naturelle et d'une bonne ame. Ses sens qui n'étaient ni curieusement lascifs ni orgueilleusement rebelles, mais disposés à jouir des occupations intellectuelles, dans les choses de Dieu, se soumettaient et s'asservissaient d'eux-mêmes à l'esprit. Son corps ne contracta jamais aucune souillure volontaire; cependant il ne le négligeait point, mais le soignait, comme il était convenable, pour en faire un instrument capable d'obéir à l'esprit pour le service de Dieu. De plus par le don de la grâce qui lui avait 173 été accordé pour venir au secours de la nature et l'aider à faire bon usage de la discipline spirituelle, à peine la chair desirait-elle en lui quelque chose de contraire à l'esprit, c'est-à-dire qui pût le blesser; son âme supérieure à ses forces, supérieure à l'énergie de la chair et du sang, aspirait à des choses tellement ennemies de la chair que sa débile nature animale, succombant sous le faix, n'a pas jusqu'à ce jour essayé de se relever. Que dirai-je du sommeil qui, dans les autres hommes, a coutume d'être le repos des travaux et des sens ou la récréation des esprits? Jusqu'à ce jour il a veillé au-delà des forces humaines. Il a coutume de se plaindre qu'il ne perd jamais plus de temps que quand il dort, et il trouve assez juste la comparaison du sommeil et de la mort: en sorte que, de même qu'aux yeux des hommes ceux qui dorment paraissent morts: de même, aux yeux de Dieu, ceux qui sont morts paraissent dormir. C'est pourquoi, lorsqu'il voit quelque religieux ronfler trop fort en dormant ou couché d'une manière peu convenable, à peine le peut-il supporter avec patience; il l'accuse de dormir selon la chair et selon le monde. En lui, un léger sommeil accompagne une légère nourriture; ni sur l'un ni sur l'autre point, il n'accorde à son corps la satiété, n'était qu'il le regarde comme rassasié pour peu qu'il ait pris de l'un ou de l'autre. Quant aux veilles, c'est pour lui une manière de veiller extraordinaire que de ne pas passer toute la nuit sans sommeil.

22. Jusqu'à présent à peine fut-ce jamais le plaisir de satisfaire son appétit qui l'engagea à manger, mais la 174 crainte de la défaillance; car, sur le point de manger, avant de se mettre à table, il est rassasié par la seule pensée des alimens. Ainsi il se met à table comme à un supplice. Du moment qu'il eut pris l'habit ou qu'il sortit de la cellule des novices, son tempérament (et il avait toujours été d'une complexion tendre et délicate) s'est épuisé par des veilles et des jeûnes nombreux, par le froid, le travail et les exercices les plus durs et les plus continuels; et son estomac se corrompant, il a coutume de rejeter aussitôt tout crus par la bouche les alimens qu'il y introduit. Que si quelque chose digérée, par une action naturelle, passe jusqu'aux parties basses, ces parties affligées aussi d'incommodes infirmités ne le rendent qu'avec de violentes souffrances. S'il en reste quelque chose, c'est la nourriture qu'en reçoit son corps; elle ne sert pas tant à soutenir sa vie qu'à différer sa mort. Après son repas, il a coutume d'observer combien il a mangé: il ne saurait impunément excéder un peu sa ration accoutumée, et l'usage de la modération est chez lui tellement tourné en nature que, si quelquefois il veut se passer de quelque chose de plus qu'à l'ordinaire dans sa réfection corporelle, c'est à peine s'il le peut. C'est ainsi qu'il fut, depuis le commencement, novice parmi les novices, moine parmi les moines, fort d'esprit et faible de corps, ne se permettant rien pour le repos et la réfection du corps ni aucune rémission des travaux et ouvrages communs. Car il croyait que les autres étaient saints et parfaits, et que, pour lui novice et commençant, il avait besoin non pas des indulgences et relâchemens permis aux émérites et aux parfaits, mais de la ferveur d'un no- 175 vice, et de toutes les sévérités de la règle et rigueurs de la discipline.

23. C'est pourquoi, très-fervent émule de la vie commune, lorsque les frères faisaient quelque ouvrage manuel auquel il n'était pas habitué ou auquel son inhabileté l'empêchait de prendre part, il le rachetait en creusant ou en fendant du bois et le portant sur ses propres épaules, ou par des travaux quelconques. Dès que les forces lui manquaient, il recourait aux plus vils ouvrages et compensait le travail par l'humilité. Et ce qui est étonnant, celui qui avait reçu à ce point le don de la contemplation des choses spirituelles et divines, non seulement voulait bien s'occuper à ces ouvrages, mais même s'en réjouissait extrêmement. Soit faiblesse, soit agitation, les plus parfaits ont souvent besoin, en mortifiant ainsi leurs sens dans les distractions de ces travaux corporels, de relâcher un peu, sinon d'intention, du moins d'attention et de pensée, l'union intérieure de leur esprit avec l'esprit saint; mais lui qui avait reçu la grâce particulière d'une plus grande force d'esprit, en même temps qu'il travaillait extérieurement, il était intérieurement tout entier à Dieu, par l'une des occupations satisfaisant sa conscience, et par l'autre sa dévotion. Quand il travaillait, il priait et méditait intérieurement sans interrompre son ouvrage extérieur, et travaillait extérieurement sans faire tort à la douceur intérieure de ces méditations; car jusqu'ici tout ce qu'il a lu des Saintes-Écritures et ce qu'il y sent spirituellement, lui est venu en méditant et en priant dans les champs et dans les forêts; et il a coutume de dire entre ses amis, par une plaisanterie gracieuse, qu'il n'a jamais 176 eu en cela d'autres maîtres que les chênes et les hêtres.

24. Dans le temps de la moisson les frères étaient occupés, avec ferveur et joie du Saint-Esprit, à couper les blés; comme il était en quelque sorte hors d'état de faire ce travail, et qu'il n'y entendait rien, on lui dit de s'asseoir et de se reposer; extrêmement affligé, il eut recours à la prière, et demanda à Dieu, avec de grandes larmes, qu'il lui accordât la grâce de moissonner. La simplicité de la foi ne trompa pas le desir du saint religieux; car, aussitôt qu'il l'eut demandé, il l'obtint. Il se vante agréablement depuis ce jour d'être plus habile que les autres dans ce travail; et il est d'autant plus livré à la dévotion pendant cet ouvrage, qu'il se souvient qu'il a reçu du don seul de Dieu la faculté de le faire. Reposé par les travaux ou les ouvrages de cette sorte, il priait, lisait ou méditait continuellement. S'il s'offrait une occasion d'être seul pour prier, il la saisissait; autrement, soit qu'il fût avec lui-même, soit qu'il fût avec la foule, se faisant lui-même une solitude dans son cœur, il était seul partout. Il lisait volontiers, et toujours avec foi et réflexion les Saintes-Écritures, disant qu'elles ne lui paraissaient jamais aussi claires que dans le texte même, et il affirmait reconnaître ce qu'elles avaient de vérité et de vertu divine beaucoup plus clairement dans la source même que dans les commentaires qu'on en faisait ensuite dériver. Cependant, lisant humblement ces saints et orthodoxes commentateurs, il ne prétendait pas égaler son intelligence à la leur; mais il la soumettait pour la former, et, s'attachant fidèlement à leurs traces, il buvait souvent à la source où 177 ils avaient puisé. C'est ainsi que, plein de l'esprit qui a divinement inspiré toute la Sainte-Écriture, il s'en est servi jusqu'à présent, comme dit l'apôtre, avec tant de confiance et d'utilité, pour instruire, convaincre et entraîner. Et lorsqu'il prêche la parole de Dieu, il rend si clair et si agréable ce qu'il tire de l’Écriture pour l'insérer dans ses discours, et il a sur cet objet une si grande puissance d'émouvoir, que tous les hommes, tant les habiles dans les choses du monde que ceux qui possèdent la science spirituelle, s'émerveillent des éloquentes paroles qui s'échappent de sa bouche.

 

CHAPITRE V.

Du commencement de Clairvaux. — De la misérable façon de vivre des premiers moines, et de l'accroissement divin de la maison.

 

25. Lorsqu'il plut à celui qui avait retiré Bernard du siècle de manifester en lui sa gloire par une plus ample faveur, et de réunir ensemble, par son moyen, beaucoup de fils de Dieu dispersés, il mit dans le cœur de l'abbé Etienne le dessein d'envoyer ses frères fonder la maison de Clairvaux. L'abbé Etienne établit Bernard maître et abbé de ceux qu'il envoya, au grand étonnement de ceux- ci qui, étant des hommes mûrs et distingués dans la religion comme dans le siècle, craignaient de l'avoir pour chef, à cause de son excessive jeunesse, de la débilité de son corps, et du peu d'habitude qu'il avait des travaux extérieurs. Clairvaux, 178 situé dans le territoire de Langres, non loin de la rivière d'Aube, était une ancienne caverne de voleurs, appelée autrefois la vallée de l'Absinthe, soit à cause de l'absinthe qui s'y trouve en abondance, soit à cause de l'amertume de douleur qu'éprouvaient ceux qui y tombaient entre les mains des voleurs. Les pieux frères s'établirent donc dans ce lieu d'horreur et de vaste solitude, pour faire d'une caverne de voleurs un temple de Dieu et une maison de prières. Là, pendant quelque temps, ils servirent Dieu avec simplicité et pauvreté d'esprit, endurant la faim, la soif, le froid, la nudité et un grand nombre de veilles. Le plus souvent ils se faisaient des fricassées de feuilles de hêtre. Leur pain, comme celui du prophète, était composé d'orge, de millet et de vesse; en sorte qu'un homme pieux, à qui on l'avait servi dans la maison, l'emporta secrètement en pleurant abondamment, pour montrer à tous, comme un miracle, de quelle manière vivaient des hommes, et de tels hommes.

26. Mais ces choses touchaient peu l'homme de Dieu. Sa plus grande sollicitude était le salut d'un grand nombre d'hommes, pensée qui, on le sait, depuis le premier jour qu'il prit l'habit jusqu'à présent, a occupé si exclusivement ce cœur sacré, qu'il paraissait nous porter à tous une affection maternelle. Il se passait dans son cœur un violent combat entre un saint desir et une sainte humilité. Tantôt, se méprisant lui-même, il s'avouait indigne de produire quelque fruit; tantôt, s'oubliant, il brûlait de l'ardeur la plus vive, en sorte qu'il paraissait ne pouvoir recevoir aucune consolation que du salut d'un grand nombre. La charité enfantait la confiance, mais l'humilité la châtiait. Il arriva qu'il se 179 leva une fois pour vigiles plus tard que de coutume. Les Vigiles étant achevées, comme il restait jusqu'à Laudes un intervalle de nuit un peu long, il sortit, et, parcourant les lieux voisins, il priait Dieu d'accueillir son obéissance et celle de ses frères; et absorbé dans ce desir de fécondité spirituelle dont nous avons parlé, tout à coup, tandis qu'il était debout et en oraison, ses yeux s'étant légèrement fermés, il vit venir de toutes parts des monts voisins et descendre dans le bas de la vallée une si grande multitude d'hommes de condition et de vêtemens différens, que cette vallée ne pouvait les contenir, signe évident des choses qui se sont manifestées depuis. L'homme de Dieu donc, grandement consolé par cette vision, exhorta aussi ses frères, les avertissant de ne jamais désespérer de la miséricorde de Dieu.

suite

 

 

 

(a) Vie de Saint-Bernard, liv. ii, par Arnauld.

(b) Imprimée pour la première fois en 1667, à Paris; réimprimée à Paris en 1690 et 1719, et à Vérone en 1726, 2 vol. in-fol.

(c) Paris 1773, in-4°.

(d) Tome XIII, pag. 129-235.

(1 Psaume 67, v. 25.

(2) Évangile selon saint Luc, chap. i.

(3) Job, chap. xxxi, v. i.

(4 Evangile selon saint Matthieu, chap. ii, v. 28 et 29.

(5) Apocalypse, chap. xxii, v. 17.

(6Épître de saint Paul aux Philip., chap. i, v. 6.

(7) Actes des Apôtres, chap. v, v. 3a.

(8) Isaïe, chap. liv, v. i.

(9Actes des Apôtres, chap. i, v. i.

(10) Prov., chap. xxviii, v. 14.

(11) Isaïe, chap. xlix, v. 2o.

(12) Eccles, chap, xxi, v. 32.