Ermold le Noir

GUILLAUME LE BRETON.

 

PHILIPPIDE : INTRODUCTION

livre I

Oeuvre mise en page par  par Partick Hoffman

texte latin numérisé par Philippe Remacle

 

 

 

 

 

 

COLLECTION

DES MÉMOIRES

RELATIFS

A L'HISTOIRE DE FRANCE,

depuis la fondation de la monarchie française jusqu'au 13e siècle

AVEC UNE INTRODUCTION DES SUPPLÉMENS, DES NOTICES ET DES NOTES;

Par M. GUIZOT,

PROFESSEUR D'HISTOIRE MODERNE A L’ACADÉMIE DE PARIS.

 

POUR LE TEXTE LATIN

 

 


 

v LA PHILIPPIDE,

POÈME,

Par GUILLAUME LE BRETON.

 

vii NOTICE

SUR

GUILLAUME LE BRETON

 

Nous avons déjà publié plusieurs poèmes historiques, celui d'Ermold le Noir sur le règne de Louis le Débonnaire, celui d'Abbon sur le siège de Paris par les Normands, etc. Aucun n'égale la Philippide de Guillaume le Breton en mérite et en importance: non que Guillaume soit un grand poète, comme l'ont pensé quelques érudits, toujours émus d'une paternelle admiration pour le manuscrit qu'ils ont lu presque seuls, ou mis au jour les premiers; aucun art de composition, aucune conception épique, aucune invention, ne se rencontrent dans son ouvrage; car quelques descriptions brillantes, quelques tirades animées par un sentiment énergique et vrai, ne font pas une épopée. La Philippide est, comme tant d'autres poèmes du VIe au XVe siècle, une chronique en vers; mais cette chronique, sous le point de vue moral et littéraire aussi bien qu'historique, n'en est pas moins d'une grande valeur. Si elle ne porte pas l'empreinte du génie de l'auteur, elle atteste les progrès de la civilisation et de l'esprit humain viii dans son pays et de son temps. Les poemes d'Ermold et d'Abbon appartiennent évidemment à une société barbare, non seulement sans institutions, mais sans idées, sans mouvement intellectuel, où la pensée et l'activité de l'homme se renferment dans la monotonie de ses habitudes et le cercle étroit des intérêts présents. Une histoire en vers n'est pour de tels écrivains qu'une œuvre un peu plus élaborée, où le travail de la construction des phrases sert, pour ainsi dire, de compensation à la stérilité des idées. Il est évident que Guillaume le Breton a déjà conçu de la poésie une idée plus juste et plus élevée; il sent qu'elle est appelée à retracer autre chose que des faits sans couleur et sans vie, qu'elle a le pouvoir de transporter l'imagination au milieu des scènes qu'elle représente, et qu'elle doit par conséquent les animer de toutes les circonstances, de tous les détails propres à produire sur l'esprit des lecteurs une impression semblable à celle qu'ont dû recevoir les témoins de l'action même. La Philippide sort donc de la sécheresse d'une pure narration. Si le poète ne peint pas, du moins il décrit; les mœurs des peuples, la situation des lieux, la forme des armes et des machines, les phénomènes de la nature entrent dans sa composition et y font passer quelque chose du mouvement intellectuel qui commençait à se produire en France; preuve cer- ix taine d'un accroissement de bien-être et de loisir qui permet à l'homme de porter sa curiosité sur des objets étrangers à l'intérêt du moment, et d'étendre la sphère de son existence. Ces descriptions contemporaines donnent à l'ouvrage de Guillaume le Breton un grand mérite historique; deux faits importans s'y révèlent d'ailleurs; la puissance complètement établie du lien féodal, manifestée en plusieurs endroits par l'expression du dévouement qu'il commande, et la naissance d'un sentiment national, dont les indices se font clairement reconnaître dans l'effet que produisit en France la victoire de Bovines; aux transports de joie et de fêtes qu'elle excita dans les moindres villages, à l'accueil qu'à son retour Philippe reçut partout sur sa route, enfin à la composition seule du poème, évidemment consacré à la gloire de ce grand événement, on pressent la différence qui commençait déjà à exister pour la France entre ces triomphes de province à province, de château à château, qui ne détruisaient que des Français, et une victoire remportée sur des Allemands et des Flamands; on aperçoit le germe de l'unité nationale, et la France est déjà, à ses propres yeux, autre chose que l'agrégation des possessions du comte de Champagne, du comte de Blois, groupées autour de celles du roi de Paris.

Quant à la confiance que peuvent mériter les ré- x cits de Guillaume, sa situation était de celles qui altèrent souvent la bonne foi de l'historien; mais un pareil danger était peu à redouter dans ces temps, où l'incertitude de la morale et la naïveté de l'intérêt personnel donnaient à la conscience une latitude très-favorable à la franchise des aveux; et il est certain que Guillaume était plus que personne à portée de savoir tout ce qu'il avait à raconter. Né vers 1165, en Bretagne, dans le diocèse de Léon, il avait été envoyé à Nantes à l'âge de douze ans pour y achever ses études et cultiver des talens poétiques, déjà remarqués, du moins dans sa famille. Entré dans les ordres, il fut très-promptement appelé à la cour de Philippe-Auguste en qualité de clerc ou de chapelain, et entra fort avant dans la confiance du prince, du moins en ce qui touchait ses affaires personnelles. Philippe l'envoya plusieurs fois à Rome pour obtenir du Pape qu'il approuvât son divorce avec Ingelburge de Danemarck; mission qui prouve à la fois et l'habileté reconnue de Guillaume et la complaisance de son zèle. Un poète de ses amis, Gilles de Paris, la lui a reprochée dans ses vers; et quoique Guillaume ait parlé de son influence dans les conseils, il paraît que sa familiarité avec le roi tenait à des services plus intimes. Il fut chargé dé l'éducation de Pierre Chariot, fils naturel de Philippe, mort en 1249 évêque de Tours. Il avait xi auparavant accompagné son maître, en qualité de chapelain, dans la plupart de ses expéditions militaires, et fut témoin oculaire de ce qu'il raconte, entre autres de la bataille de Bovines. Son poème de la Philippide, adressé à son élève Charlot, parut pour la première fois du vivant de Philippe: il y ajouta, en 1224, tout ce qui a rapport à la mort et aux obsèques de ce prince mort l'année précédente, et en fit alors hommage, par une seconde dédicace, au nouveau roi, Louis VIII. On ignore l'époque de la mort de Guillaume le Breton, on sait seulement qu'il survécut à Louis VIII mort en 1226. On ne connaît des biens d'Eglise qu'a dû lui procurer sa situation auprès du roi, qu'une place de chanoine au chapitre de Notre-Dame de Senlis, qu'il ne tint pas même de Philippe, mais de l'évêque Guérin, qui la lui conféra en 1219. On n'a aucun autre détail sur sa vie. Ses ouvrages sont au nombre de deux, la Philippide et une histoire en prose des Gestes de Philippe-Auguste, continuation de l'historien Rigord, qui avait écrit la vie de ce roi jusqu'en 1208. Celle de Guillaume s'arrête en 1219; très-probablement à l'époque où il fit paraître son poème pour la première fois. Elle est imprimée, jusqu'à l'année 1215, à la suite de l'histoire de Rigord, dans toutes les éditions et traductions de cet auteur; elle a paru toute entière, pour la première fois, dans le tome Ve xii de la Collection de Duchesne, et ensuite, dans le tome XVIe du Recueil des historiens de France; elle y a même été corrigée et complétée d'après un manuscrit trouvé dans la bibliothèque Cottonienne. Ces corrections et additions, renvoyées à la fin de ce volume du Recueil des historiens de France, déjà imprimé, lorsqu'on eut pour la première fois connaissance du manuscrit, seront rétablies dans le texte de l'histoire en prose de Guillaume le Breton, qui doit faire partie de l'une des prochaines livraisons de notre collection. Un long fragment de la Philippine parut pour la première fois à Anvers, en 1534, publié par Jacques Meyer, sous le titre de Bettum quod Philippus, Francorum rex, cum Othone Anglis Flandrisque gessit, et le poème entier a été depuis imprimé plusieurs fois, entre autres en 1697, avec un savant commentaire de Gaspard Barth. On vient enfin d'en donner, dans le tome XVIIe du Recueil des historiens français, l'édition la plus correcte qui ait encore paru.

On a désigné, sous le nom de Guillaume le Breton, plusieurs autres individus, qu'il ne faut pas confondre avec l'auteur de la Philippide.

 

 

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GUILLEMI ARMORICI PHILIPPIDOS LIBRI XII.

Ludovico primogenito Philippi magnanimi A-Deo-dati, Francorum regis filio, Guillelmus Brito, Armoriais, salutem.

Ad laudes, Ludovice, tuas magnique Philippi,
Quo genitore tibi, sibi principe, Francia gaudet,
Pocula Castaliis mihi Musa liquoribus offert,
Instimulatque meum Phebeo pectus oestro,
Rursus ut aggrediar prolixius edere theuma  ;
Cui licet ingenium se nostrum judicet impar,
Non tamen inde animum studeo revocare ; sed
ausus
Excusare meos tali presumo colore.
Gesta ducis Macedum celebri describere versu
Si licuit, Galtere, tibi, que sola relatu
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Multivago docuit te vociferatio fame ;
Si sua gentili mendacia cuique poete
Grandisonante fuit
licitum pompare boatu;
Si tibi, Petre Riga, vitium non esse putavi
Ubere de legis occultos suggere sensus,
Quos facis ut levibus verbis elegia cantet,
Fortia facta virum numero breviore coarctans,
Que potius pede Meonio referenda fuerunt;
Cur ego que novi, proprio que lumine vidi,
Non ausim magni magnalia scribere regis, 20
Qui nec Alexandro minor est virtute, nec illo
Urbi Romulee totum qui subdidit orbem.
Quod probat ecclesie favor, et defensio cleri
Qui ridens illo sub principe, pacis amica
Libertate fruens, subicit sibi quoslibet hostes.
Bis senos Macedo, bis Julius octo per annos
Promeruit celebres vix continuare triumphos,
Vivida Karolide virtus triginta duobus
Annis continuis habuit quos vinceret hostes,
Donec Theutonicos, Othonem vicit et Anglos, 30
Flandrigenasque uno confecit marte Bovinis.
Ergo qui tanto exspectas succedere regi
Ut primogenitus, ut herilis sanguinis heres,
Dignus qui digne digno decoreris honore,
Illius atque tuis assurgere laudibus, et te
Auctorem dominumque velis prestare libello
Ammirandal tui patris et tua facta canentir
Qui sibi prescribit titulum nomenque Philippi,
Crescat ut ex titulo major reverentia libro,
Audeat et tanto sub nomine tutior ire
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In medium, ledique minus livore pavescat.

Petro Karloto Philippi regis Francorum filio salutem.

Tu quoque fautor ades, Karlote, simillima regis
Magnanimi proles, cui te natura creatrix,
Ut regale genus signis probet indubitatis,
Corporis esse dedit similem mentisque vigore,
Cujus jam sequeris vestigia, cujus in evo
Tam tenero mores jam nunc imitaris et actus.
Si modo te, fratresque tuos, magnumque parentem,
Ut potui, dignos celebravi carmine digno;
Si tibi totius animi virtute dicavi
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Exhaustum subito tenui de fonte libellum,
Imposuique tuo, Karlotida, nomine nomen,
Ut tua lectoris laus perpetuetur in ore,
Et virtus etiam post mortem nescia mortis,
Famaque Karlorum vivat post fata superstes,
Quam soli faciunt urnas evadere vates,
Dum scriptis faciunt veterum meminisse minores,
Quorum fama perit, pereunt ubi carminavatum :
Hunc quoque propitio7 celestis sidere vultus
Vel semel illustra, gratumque impende favorem,
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Ut per te vigeat, ut, te tutore, magistros
Errorum cynicos facie contemnat aperta.

 

 

1 DÉDICACE

 

A Louis, premier né de Philippe-Auguste Dieudonné, fils du roi des Français, Guillaume Breton de l'Armorique, salut!

 

La muse me présente sa coupe remplie de l'eau de Castalie, afin que je chante tes louanges, ô Louis, et les louanges du héros que la France se réjouit de t'avoir donné pour père, et de posséder elle-même pour prince; elle remplit mon cœur de l'enthousiasme poétique, afin que j'entreprenne de nouveau de traiter plus longuement le même sujet; et quoique mon esprit se reconnaisse insuffisant pour une telle tâche, je ne chercherai point cependant à l'éviter, et voici sur quel fondement je prétends excuser mon audace.

S'il t'a été permis, ô Gautier1, de rapporter en tes vers fameux les actions du prince des Macédoniens, actions dont tu n'as été instruit que par les clameurs très-diverses de la renommée; s'il a été permis à tout poète païen d'entonner ses mensonges dans un langage sonore et retentissant; si l'on ne t'impute point à crime, ô Pierre de Riga, d'extraire même du sein de la loi, les sens qui y sont cachés2 et de faire passer ceux que tu y découvres dans tes légères élégies, réduisant en un mètre plus raccourci les grandes actions des hommes, bien plus dignes d'être racontées en un langage homérique, pourquoi n'oserais-je pas aussi écrire ce que j'ai appris, ce que 2 j'ai vu de mes propres yeux, les grandes actions d'un grand roi, qui n'est inférieur en valeur ni à Alexandre ni à Jules César, qui soumit le monde entier à la domination de la ville de Romulus, assertion bien démontrée et par l'éclat de l'Église et par la faveur du clergé, qui, vivant sous ce prince, jouissant d'une liberté prospère à la paix, soumet tous ses ennemis, quels qu'ils soient? A peine le Macédonien fut-il jugé digne de prolonger ses éclatans triomphes pendant deux fois six années, et Jules pendant seize années: durant trente-deux années consécutives l'active valeur du descendant de Charles3 a eu sans cesse des ennemis à vaincre, jusqu'à ce qu'enfin il ait vaincu les Teutons, Othon et les Anglais, et détruit les enfans de la Flandre, en un seul combat, à Bovines. Toi donc qui t'attends à succéder à un si grand roi, comme son premier né, comme héritier du sang royal, afin que tu te montres digne d'être dignement décoré de ces dignes honneurs, veuille te prêter aux louanges de ton père et à tes propres louanges; daigne te rendre protecteur et seigneur de cet écrit, qui célébrera les actions admirables de ton père ainsi que les tiennes, afin que sous cette protection un plus grand respect s'attache à ce livre qui emprunte le titre et le nom de Philippe, et qu'à l'abri d'un si grand nom il ose se présenter avec plus d'assurance et redoute moins les offenses de la pâle envie.

 

A Pierre Charlot, fils de Philippe, roi des Français, salut4!

 

Et toi aussi sois mon protecteur, ô Charlot, rejeton 3 parfaitement ressemblant du roi très-auguste, à qui la nature créatrice t'a donné d'être exactement semblable par la vigueur du corps et celle de l'esprit, afin de montrer ta royale origine par des signes irrécusables, et de qui déjà tu suis les traces, de qui aussi, quoique dans un âge bien tendre, tu reproduis déjà et les vertus et les actions. Si j'ai réussi à célébrer naguère, autant qu'il était en moi, en des chants dignes de vous, toi, tes frères et ton illustre père; si je t'ai consacré de toutes les forces de mon ame un petit ouvrage puisé sans doute à une trop faible source, et si en l'honneur de ton nom je l'ai appelé la Carlotide, afin que tes louanges soient à jamais dans la bouche des lecteurs, que ta vaillance, même après ta mort, ne connaisse point la mort, et que la renommée des Charles survive même à ceux qui en ont porté le nom (car cette renommée, les poètes seuls lui donnent d'échapper à l'urne des tombeaux, en excitant par leurs écrits les modernes à se souvenir des anciens, dont la réputation périt alors que périssent aussi les chants des poètes); à ton tour aussi veuille une fois du moins honorer ce poète d'un regard favorable de ton céleste visage; accorde-lui ta gracieuse faveur, afin qu'il reçoive de toi une nouvelle force, et que, sous ta protection, il puisse affronter en face les maîtres cyniques qui professent l'erreur.

 

 

NOTES

(1Gautier de Chàtillon, auteur d'un poème sur Alexandre.

(2) Pierre de Riga mit en vers un commentaire sur l'ancien et le nouveau Testament, et l'intitula Aurora, l'Orient.

(3) Philippe-Auguste.

(4Pierre Charlot, bâtard de Philippe-Auguste, était âgé de quinze ans lorsque Guillaume le Breton, son précepteur, publia sa Philippide, comme le prouve un épilogue adressé à Philippe, et qu'on trouvera à la fin du poème. Charlot était alors trésorier de l'église de Tours. Il fut fait évêque de Noyon en 124o, et mourut en 1249, en se rendant à Jérusalem.