Flodoard GUILLAUME DE JUMIEGE.

 

HISTOIRE DE NORMANDIE

 

LIVRE III

livre II - livre IV

Œuvre mise en page par Patrick Hoffman

 

 

COLLECTION

DES MÉMOIRES

RELATIFS

A L'HISTOIRE DE FRANCE.

 

HISTOIRE DES NORMANDS, PAR GUILLAUME DE JUMIÈGE. VIE DE GUILLAUME-LE-CONQUÉRANT, PAR GUILLAUME DE POITIERS.

 

LIVRE TROISIÈME.

 

DU SECOND DUC DE NORMANDIE, GUILLAUME, FILS DE ROLLON.

 

CHAPITRE PREMIER.

 

Des bonnes qualités du duc Guillaume et de la jalousie des Francs contre lui, parce qu'il reculait tout autour de lui les limites de son duché. — Comment il vainquit les comtes bretons Alain et Béranger, révoltés contre lui.

 

Le duc Rollon s'étant enfin affranchi du fardeau de la chair, Guillaume son fils, gouvernant avec sagesse tout le duché de Normandie, faisait tous ses efforts pour conserver en son cœur une fidélité inaltérable au Christ, son roi. Il était d'une taille élevée et beau de visage; ses yeux étaient étincelans. Il se montrait plein de douceur pour les hommes de bonne volonté, terrible comme un lion pour ses ennemis, fort comme un géant dans les combats, et ne cessait d'étendre tout autour de lui les limites de son duché. Ces entreprises et ces preuves de son courage excitèrent contre lui la haine et la jalousie des grands seigneurs de France.

Vers le même temps à peu près, les Bretons Alain et Béranger, renonçant au serment de fidélité par lequel ils s'étaient engagés envers lui, osèrent dans leur témérité se soustraire à sa suzeraineté, et se disposèrent à servir désormais en chevaliers pour le roi des Francs. Mais le duc réprimant cette audace par une prompte invasion, entra en Bretagne en ennemi, dévasta le pays, renversa un grand nombre de châteaux, et y demeura jusqu'à ce qu'il en eût chassé Alain, l'instigateur de toutes ces perfidies, et l'eût contraint de se réfugier chez les Anglais. En même temps il se montra clément pour Béranger, et se réconcilia avec lui.

 

CHAPITRE II.

 

Comment quelques Normands, sous la conduite d'un certain traître nommé Rioulfe1, voulurent entreprendre d'expulser le duc du pays, et étant venus assiéger les faubourgs de la ville de Rouen, furent vaincus par le duc, qui n'avait avec lui qu'une petite troupe de chevaliers, dans le lieu que l'on appelle encore aujourd'hui le Pré du combat; et comment le duc revenant vainqueur après cette affaire, apprit que Sprota, très-noble jeune fîlle, lui avait donné un fils, né à Fécamp, qu'il ordonna de baptiser sous le nom de Richard.

 

Ces ennemis ainsi vaincus, le diable mit en agitation un grand nombre de méchans; et de nouvelles tentatives furent faites contre le duc dans l'intérieur de son pays. Un certain Rioulfe, embrasé d'une fureur perfide et le cœur infecté du poison de la discorde, prit les armes et voulut entreprendre de chasser à jamais le duc de ses Etats. Il rassembla donc de tous côtés une grande multitude d'hommes, et traversant le fleuve de la Seine, vint mettre le siége autour des faubourgs de la cité de Rouen, afin d'en expulser le duc, ou de le prendre et de le faire périr méchamment, pour pouvoir s'emparer pour son compte de la Normandie. Or le duc, se voyant ainsi assiégé par les siens, se mit à méditer, cherchant toutes sortes de moyens pour sauver sa personne et son honneur, et pour garantir ses chevaliers de la crainte de cette audacieuse conspiration. A la fin, se trouvant indignement provoqué par les insultes d'un certain Bothon, son intendant, le duc prit les armes, et faisant une vive irruption dans le camp de ses adversaires avec trois cents chevaliers cuirassés, il fit périr par le glaive et envoya dans l'enfer un grand nombre de ses ennemis, et il mit en fuite tous les autres, qui allèrent se cacher en divers lieux, dans les profondeurs des forêts. Rioulfe ayant perdu la confiance de ses compagnons d'armes, se cacha parmi les fuyards et se sauva par la fuite. Ayant ainsi triomphé de ses ennemis, le duc fit un recensement de ses chevaliers, et reconnut que nul d'entre eux n'était mort. Le lieu où fut livrée cette bataille s'appelle aujourd'hui encore le Pré du combat. Le duc étant de retour, reçut un messager qui était envoyé par le gouverneur du château de Fécamp pour lui annoncer qu'il lui était né un fils d'une très-noble jeune fille, nommée Sprota, à laquelle il s'était uni selon l'usage des Danois. Grandement réjoui de cette nouvelle, le duc ordonna d'envoyer cet enfant en toute hâte à l'évêque Henri, à Bayeux, afin qu'il fût lavé de l'eau sacrée du baptême, de la main même de cet évêque, et qu'il reçût le nom propre de Richard. L'évêque s'empressant d'exécuter ses ordres, lava l'enfant avec l'eau consacrée et le renvoya à Fécamp pour y être nourri.

 

CHAPITRE III.

 

Comment beaucoup de comtes et de ducs des contrées étrangères, attirés vers le duc par la renommée de sa bonté et de ses vertus, visitèrent sa cour, et entre autres Hugues-le-Grand, duc des Francs, Guillaume, comte de Poitou, et Héribert du Vermandois. — Comment Guillaume2 demanda au duc, et en obtint sa sœur Gerloc en mariage; et comment Héribert, sur les instances de Hugues-le-Grand, donna sa fille en mariage au duc.

 

L'illustre duc ayant ainsi triomphé des rebelles et acquis de nouvelles forces, la réputation de ses vertus se répandit de toutes parts chez les nations étrangères, tellement que de diverses parties du monde, les comtes et les grands des pays venaient visiter sa cour, et y recevant de nombreux présens, s'en allaient ensuite chez eux, remplis de joie. Attirés par la renommée de ses brillantes qualités, Hugues duc des Francs, Guillaume comte de Poitou, et Héribert se rendirent vers le duc et le félicitèrent de ses prospérités, tandis qu'il était dans la forêt de Lion, s'amusant aux exercices de la chasse et poursuivant avec ardeur les cerfs agiles. Le duc les accueillit avec beaucoup de pompe et à grands frais, et discuta fréquemment avec eux divers arrangemens des affaires du siècle. Au milieu de ces entretiens confidentiels, Guillaume, comte de Poitou, lui demanda sa sœur nommée Gerloc, afin de s'unir à elle par les liens du mariage. Agréant avec empressement les vœux de celui qui lui parlait, le duc, après avoir consulté Hugues-le-Grand, fit célébrer les fiançailles et ensuite les noces, et renvoya le comte chez lui, rempli de joie et comblé de présens. Après cela Héribert, enchanté de la prompte et magnifique solennité de ces joyeuses noces, et desirant lui-même illustrer son nom et sa postérité par une alliance avec un homme si grand et si généreux, donna sa fille au duc sur les instances de Hugues-le-Grand. Le duc des Normands alla donc la chercher dans la maison paternelle, et la ramena dans son château de Rouen, au milieu d'une foule innombrable de chevaliers.

 

CHAPITRE IV.

 

Comment, sur la demande d'Elstan, roi des Anglais, le duc rétablit Louis sur le trône de ses pères, et le décora du diadème royal après qu'il eut reçu l'onction de l'huile sainte, soutenu qu'il était par Hugues-le-Grand, par les évêques et par les autres grands seigneurs Francs. — Comment au bout de cinq ans les Francs conspirèrent de nouveau contre leur roi, et tentèrent de l'expulser de son royaume.

 

Or Elstan, roi des Anglais, apprenant la très-grande réputation de cet illustre duc, lui envoya des députés chargés pour lui de riches présens, le priant de travailler à rétablir dans le royaume de ses pères Louis, son petit-fils et fils du roi Charles, et de vouloir bien, pour l'amour de lui, pardonner à Alain le Breton, son ennemi, les fautes dont il était coupable. Le duc accédant avec empressement aux prières du roi, remit à Alain ses fautes, et lui accorda la permission de rentrer dans ses terres. Puis ayant rappelé Louis d'Outre-mer, avec l'appui de Hugues-le-Grand, des évêques et des autres principaux seigneurs Francs, il le fit oindre de l'huile sainte, et le rétablit dans son royaume. Mais après que ce roi eut gouverné en paix pendant cinq ans, les Francs conspirèrent de nouveau contre lui, et tentèrent de l'expulser du royaume.

 

CHAPITRE V.

 

Comment Louis, forcé par la nécessite, voulut conclure un traité d'amitié avec Henri, roi d'outre-Rhin, et que celui-ci ne voulut y consentir qu'avec l'intervention de Guillaume, marquis des Normands. — Par où Louis, ayant supplié instamment le duc, obtint par lui le secours et l'alliance qu'il recherchait auprès du roi Henri.

 

Poussé à bout par la méchanceté des Francs, le roi Louis envoya des députés à Henri, roi d'outre-Rhin, lui demandant une entrevue pour conférer avec lui de certaines choses et conclure un traité de solide amitié. Ce roi répondit aux députés qu'il ne voulait consentir à ce traité qu'avec la garantie du duc Guillaume. Ayant appris cette réponse par ses envoyés, Louis alla tout de suite trouver le duc pour lui demander son assistance contre les Francs, qui l'attaquaient. Le duc le reçut honorablement, comme il convient de recevoir un roi, et lui promit de lui prêter secours en toutes choses. En outre ils demeurèrent quelque peu ensemble, passant joyeusement leur temps au milieu de festins royaux. Ayant envoyé en avant le chevalier Tedger auprès du roi Henri, le duc et le roi Louis partirent aussitôt après, avec une grande armée, pour se rendre à la conférence, et emmenèrent avec eux pour la même affaire Hugues-le-Grand et Héribert, princes des Francs. Ils marchèrent rapidement vers le fleuve de la Meuse, et les deux rois se rencontrèrent au lieu qui s'appelle Veuséde: Henri dressa ses tentes sûr lune des rives du fleuve, et Louis s'arrêta en face, sur l'autre rive, avec son armée. Guillaume, aussi fidèle que rempli de sagesse, donnant d'utiles et honorables conseils, conclut entre eux un traité d'amitié tel que les deux rois le sanctionnèrent l'un et l'autre par leurs sermens. De la Louis s'en retourna en France avec les siens, et rendit au duc mille actions de grâces pour ses bons offices.

 

CHAPITRE VI.

 

Comment à son retour de la conférence des rois, et sur la demande de Louis, le duc Guillaume présenta sur les fonts de baptême, à Laon, le fils du roi, qui reçut le nom de Lothaire.

 

En revenant de la conférence, le roi rencontra un messager qui venait lui annoncer qu'il lui était né un fils de sa femme Gerberge. Rempli d'une très-grande joie, tout aussitôt il supplia le duc Guillaume de présenter cet enfant sur les fonts de baptême et de le nommer Lothaire. Acquiesçant à cette demande avec reconnaissance, le duc partit pour Laon afin de réaliser ses promesses. Les ayant royalement accomplies, il revint en toute hâte avec les siens, et rentra sur le territoire de Normandie. Tout le clergé de Rouen, informé de son arrivée, se porta en procession à sa rencontre jusques aux portes de la ville, chantant des hymnes, tandis que sur le haut des remparts les citoyens des deux sexes faisaient retentir leurs acclamations, en disant: «Béni soit celui qui vient au nom du Seigneur!» Ainsi au milieu des chants unanimes des clercs et du peuple, il fut conduit par tous à l'église de Marie, mère de Dieu, et après avoir présenté ses prières à Dieu, il rentra dans sa maison pour y célébrer un festin, entouré d'une nombreuse suite.

 

CHAPITRE VII.

 

En quelle occasion le duc Guillaume releva l'abbaye de Jumiège, que les Païens avaient détruite.

 

Vers le même temps, il arriva que deux moines, savoir Baudouin et Gondouin, revinrent à Jumiège du pays de Cambrai, et du domaine qui est appelé Hespère. Etant entrés dans ce vaste désert, ils se donnèrent beaucoup de mal pour en arracher les arbres, travaillèrent non sans peine à aplanir le terrain aussi bien qu'il leur fut possible, et couvrirent de sueur leurs fronts et leurs mains. Or le duc Guillaume étant venu vers ce lieu pour chasser, et les y ayant rencontrés, se mit à leur demander de quel rivage ils arrivaient, et quels étaient les travaux importans qu'ils entreprenaient. Alors les serviteurs de Dieu lui racontèrent tous les détails de cette affaire, et lui offrirent le pain d'orge et l'eau de charité. Ayant dédaigné d'accepter ce pain trop grossier et cette eau, le duc entra dans la forêt, y rencontra un énorme sanglier, et se jeta aussitôt à sa poursuite. Les chiens dogues s'étant aussi lancés après lui, le sanglier revint tout à coup sur ses pas, brisa la lance de l'épieu dirigé contre lui, se jeta rudement sur le duc, le renversa et le secoua violemment. Bientôt cependant le duc, reprenant peu à peu ses sens et sa raison, retourna auprès des moines, reçut d'eux la charité qu'il avait imprudemment dédaignée, et leur promit de restaurer ces lieux. Il y envoya donc des ouvriers, fit d'abord enlever les arbres et les ronces, et réparant le monastère de Saint- Pierre, qui était depuis quelque temps tombé en ruine, il le fit recouvrir convenablement. Ensuite il restaura le couvent et toutes les cellules, et les faisant un peu rapetisser, il les rendit habitables.

 

CHAPITRE VIII.

 

De douze moines et de leur abbé Martin, qui furent pris dans le couvent de Saint-Cyprien, et que la comtesse de Poitou, sœur du duc, lui envoya sur sa demande pour être établis dans le lieu susdit. — Comment le duc voulant se faire moine en ce même lieu, en reçut défense de l'abbé lui-même; et comment il fit jurer fidélité à son fils Richard par les Normands et les Bretons.

 

Cependant le duc envoya des députés, en Poitou, à sa sœur avec laquelle le comte Guillaume s'était uni en mariage, lui demandant de lui donner des moines qu'il pût établir dans le lieu susdit. Or sa sœur accueillant cette demande avec contentement de cœur, pourvut aux frais du voyage, et envoya à son frère douze moines avec leur abbé, nommé Martin, tous pris dans le monastère de Saint-Cyprien. Le duc, comblé de joie par leur arrivée, les reçut à Rouen avec de grands témoignages d'alégresse, et leur rendant toutes sortes d'honneurs, entouré de plusieurs compagnies de chevaliers, il les conduisit à Jumiège, livra à l'abbé ce lieu et toute la terre, qu'il racheta à prix d'or de ceux qui la possédaient en alleu, et s'engagea par un voeu à se faire moine en ce même lieu: il eût même accompli son vœu, si l'abbé n'eût résisté à son empressement, attendu que son fils Richard était encore tout jeune enfant, et qu'il y avait à craindre qu'à raison de son extrême faiblesse il ne fût expulsé de sa patrie par les entreprises de certains méchans. Cependant le duc trouva moyen d'enlever à l'abbé un capuchon et une étamine, les emporta avec lui, les déposa dans un petit coffre, et suspendit à sa ceinture une clef d'argent. Etant parti enfin de Jumiège, il se rendit à Rouen, ne supportant qu'avec impatience la défense que l'abbé lui avait faite. Il appela alors auprès de lui tous les chefs Normands et Bretons, et leur exposa nettement les résolutions de son cœur. Vivement étonnés de ses paroles, ils hésitaient, ne sachant que répondre, et ayant perdu l'usage de la langue dans l'excès de leur stupeur. Enfin, ayant repris peu à peu leurs esprits, ils s'abandonnèrent à leurs lamentations, disant: «Pourquoi, sérénissime seigneur, pourquoi nous abandonnes-tu si promptement? A qui confieras-tu la seigneurie de ton duché?» Le duc leur dit: «J'ai à moi un fils nommé Richard. Or vous maintenant, je vous en supplie, si jamais vous avez eu quelque tendre affection pour moi, montrez-vous justes envers moi, et faites-le votre seigneur en ma place; car ce que j'ai promis à Dieu sera inévitablement réalisé par moi.» Ne pouvant résister davantage à sa volonté, ils lui donnèrent leur consentement, quoiqu'avec chagrin, et demeurèrent d'accord de ce qu'il leur avait dit. Ayant ensuite envoyé des députés, le duc fit venir de Fécamp son jeune fils Richard, et le leur présenta. Tous lui ayant prêté serment de fidélité avec empressement, il fut reconnu duc de tout le duché de Normandie et de Bretagne. Aussitôt après son père l'envoya à Bayeux, et le confia à Bothon, chef de sa garde, pour être élevé par lui, afin qu'il apprît aussi la langue danoise, et qu'il fût en état de répondre en public à ses hommes, ainsi qu'aux étrangers.

Telles sont les choses que nous avons cru devoir rapporter au sujet du monastère de Jumiège, afin de montrer quelle dévotion, et quelles pieuses intentions de cœur le duc Guillaume avait manifestées à l'égard de ce monastère.

 

CHAPITRE IX.

 

Comment Hérold, roi des Danois, chassé de son royaume par son fils Suénon, et arrivant en Normandie avec soixante vaisseaux, fut accueilli par le duc Guillaume avec les honneurs convenables; et comment ce duc lui concéda le comté de Coutances pour y demeurer.

 

Tandis que la renommée célébrait la valeur et la piété de cet illustre prince, Hérold, roi des Danois, chassé de son royaume par son fils Suénon, arriva en suppliant en Normandie, avec soixante vaisseaux remplis de chevaliers armés. Le duc, puissant et généreux, le reçut avec les honneurs convenables, et lui donna pour y demeurer le comté de Coutances, jusqu'à ce qu'il eût fait construire des navires et augmenté son armée, afin de pouvoir, avec une plus forte troupe de chevaliers, aller reconquérir son royaume perdu.

 

CHAPITRE X.

 

Comment le duc Guillaume, touché des malheurs du comte Herluin, investit, assiégea et prit le château de Montreuil, qu'Arnoul de Flandre lui avait enlevé, et le rendit à Herluin.

 

En ce temps, Arnoul comte de Flandre, homme astucieux, entraîné par sa cupidité, et qui ne savait point se contenir dans les limites de ses droits, ambitieux de domination, travaillait sans cesse à troubler le repos de plusieurs de ceux qui vivaient dans son voisinage. Entre autres entreprises de sa méchanceté, il fit souffrir un très-grand dommage à un certain comte, nommé Herluin, en lui enlevant par fraude un château que l'on appelle Montreuil. Se trouvant entièrement privé de secours et abandonné par Hugues-le-Grand, son seigneur, ce comte se rendit tout triste auprès du seigneur de Normandie pour implorer sa protection. Ce prince, doué d'autant de bonté que de grandeur, et dont le cœur était plein de bienveillance, eut compassion des maux du comte, et, rassemblant une armée, partit promptement pour aller assiéger le château. Il s'en empara bientôt, et le prit de vive force avec l'aide des chevaliers qui l'avaient accompagné; puis, l'ayant bien approvisionné en vivres, il le rendit à Herluin. Après cette expédition, il rentra à Rouen, triomphant de ces nouveaux exploits. En ce temps mourut Francon, archevêque de Rouen, qui eut pour successeur le seigneur Gunard.

 

CHAPITRE XI.

 

Comment Arnoul, attristé de la perte de ce château, adressa frauduleusement au duc Guillaume des paroles de paix pour l'inviter à se rendre à Pecquigny, afin d'y négocier avec lui un traité d'amitié.

 

Cependant Arnoul de Flandre, portant en son perfide cœur un affreux venin, et s'affligeant dans son ame féroce de la perte de ce château, commença à méditer en lui-même, et avec beaucoup de princes des Francs, sur les moyens de donner la mort au duc. Ces hommes donc, corrompus par les artificieux sophismes de cet homme inhumain, de ce scélérat homicide, complotèrent la mort de cet excellent prince, et s'engagèrent par serment à commettre cet horrible crime. Arnoul, desirant accomplir le projet qu'il avait conçu en son ame dépravée, envoya des députés au duc Guillaume, lui mandant qu'il voulait se lier d'amitié avec lui, conclure une paix inaltérable, et que pour l'amour de lui il ferait remise au comte Herluin de ses offenses, ajoutant que si lui-même n'eût été retenu par le mal de la goutte aux mains et aux pieds, il eût vivement desiré de se rendre à sa cour pour cette affaire; enfin il lui fit demander avec les plus vives instances de vouloir bien désigner un lieu où lui-même pût se porter à sa rencontre pour entrer en conférence. Le duc, qui desirait rétablir la paix dans son duché, parce qu'il aspirait avec la plus vive ardeur à prendre l'habit de moine, ayant assigné un rendez-vous à Pecquigny, partit sur le fleuve de la Somme, avec une troupe innombrable de chevaliers d'élite, dans l'espoir de terminer cette grande affaire. L'armée d'Arnoul s'arrêta sur l'une des rives du fleuve, et en face, sur l'autre rive, s'établit l'armée de Guillaume.

 

CHAPITRE XII.

 

Comment quatre traîtres, savoir, Henri, Balzon, Robert et Rioulfe, assassinèrent le duc par les ordres d'Arnoul, dans une certaine île du fleuve de la Somme. — De la clef d'argent qui fut trouvée dans sa ceinture, et avec laquelle il gardait enfermés dans un petit coffre un capuchon et une étamine de moine. — Comment son corps fut transporté à Rouen.

 

Il y avait au milieu du fleuve une île, dans laquelle les deux ducs s'assirent après avoir échangé leurs embrassemens, afin de discuter les choses pour lesquelles ils s'étaient réunis. Arnoul, suivant l'exemple du traître Judas, tissait longuement sa toile d'araignée en la cachant sous des balivernes et de longs discours; enfin, après qu'ils se furent prêté serment d'amitié et qu'ils eurent échangé les baisers de paix, le soleil s'étant abaissé vers l'occident, les deux ducs se séparèrent l'un de l'autre. Mais voilà, tandis que Guillaume traversait de nouveau le fleuve, Henri et Balzon, Robert et Rioulfe, tous quatre enfans du diable, rappelant Guillaume à grands cris, lui dirent que leur seigneur avait oublié de lui confier le meilleur de ses secrets. Guillaume donc ayant ramené son navire vers la rive de l'île, à peine eut-il mis pied à terre, ô douleur! ces hommes, tirant leurs glaives, assassinèrent l'innocent, qui ne put recevoir aucun secours à cause de la profondeur de l'eau courante; puis, tout à coup cherchant leur salut dans la fuite, ils abandonnèrent, privé de vie, le corps de cet homme très-vertueux. Alors Béranger et Alain, les Bretons, et les princes Normands aussi, voyant leur seigneur assassiné, firent retentir le rivage de leurs cris et de leurs hurlemens, mais ne purent lui porter aucune espèce de secours. Peu après son corps ayant été transporté auprès d'eux, ils lui ôtèrent ses vêtemens, et trouvèrent une clef d'argent suspendue à sa ceinture, et qui enfermait son trésor chéri, savoir une ceinture et une étamine de moine. Il n'est pas douteux que, si le duc eût conservé la vie, à son retour de cette conférence il eût mis sur lui ces objets, pour aller se faire moine à Jumiège. Les Normands le déposèrent alors sur un brancard, et le transportèrent en toute hâte à Rouen au milieu des plus grands témoignages d'affliction. Le clergé et les gens du peuple des deux sexes allèrent processionnellement à sa rencontre jusqu'à la porte de la ville, et le transportèrent avec douleur et en sanglotant dans l'église de Sainte-Marie toujours vierge. Ils envoyèrent ensuite à la ville de Bayeux, et appelèrent le jeune Richard aux funérailles de son père. Là ils lui renouvelèrent d'une voix unanime leur serment de fidélité, et le placèrent sous la tutelle de Bernard le Danois, afin que, par les soins de cet homme sage autant que fidèle, il fût gardé en toute sûreté dans l'enceinte des murailles de la ville.

Le très-saint duc Guillaume accomplit ainsi sa carrière le 17 décembre, le roi Louis possédant le royaume des Francs, l'an neuf cent quarante-trois de l'Incarnation du Seigneur, sous le règne de ce même seigneur Jésus-Christ, qui vit et règne aux siècles des siècles. Amen!

 

NOTES

1 Comte de Coutances.

2 Le comte de Poitou.