Flodoard GUILLAUME DE TYR

 

HISTOIRE DES CROISADES

 

LIVRE XX (1ere partie) (2eme partie)

LIVRE XIX - LIVRE XXI

 

Oeuvre numérisée par Marc Szwajcer

 

 

 

 

HISTOIRE

 

DES

 

FAITS ET GESTES

 

DANS LES REGIONS D'OUTRE-MER,

 

DEPUIS LE TEMPS DES SUCCESSEURS DE MAHOMET JUSQU'A L'AN 1184

 

par

 

GUILLAUME DE TYR


 

 

 

 

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CAPUT XXI.

Rex cum modica militum manu illi occurrit; plures ex nostris tam in urbe Gaza, quam in itinere, ab hostibus obtruncantur.

Egressus ergo Gaza noster exercitus, et in edito quodam loco, qui in ipso itinere erat, constitutus, castra videt hostium; et prae nimia multitudine territi, coeperunt se solito arctius comprimere, ita ut prae turbae densitate vix possent incedere. Illi statim in nostros irruentes, tentabant, si unquam eos possent ab invicem separare; sed nostri, propitia Divinitate, solidius inter se conglobati, et hostium sustinebant impetus, et iter maturatis gressibus conficiebant. Tandem ventum est ad locum destinatum, ibique defixis tentoriis, stetit universus exercitus; dominoque patriarcha in arce locato, reliqui omnes extra et juxta suburbium castrametati sunt. Erat autem hora diei, quasi sexta. Habitis ergo illa die singularibus conflictibus et per turmas nonnullis, nostri et audacter institerunt, et restiterunt viriliter. Nocte autem accedente, Salahadinus, ordinatis agminibus, versus Gazam suos dirigit exercitus; nocteque illa secus torrentem quieverunt: facto mane, ante Gazam constituti, urbi coeperunt approximare.

Fuit autem Gaza urbs antiquissima, Philisthiim metropolis egregia, cujus in historiis tam ecclesiasticis quam saecularibus, multa fit mentio; cujus etiam hodie, vetustae nobilitatis, in nobilibus aedificiis, multa exstant argumenta. Jacuit autem multis temporibus deserta, ita ut nec uno incoleretur habitatore, quousque dominus Balduinus, illustris memoriae Hierosolymorum rex quartus, ante captam Ascalonam, collectis regni viribus et publicis sumptibus, castrum in quadam parte civitatis munitum satis, aedificavit, constructumque statim fratribus militiae Templi donavit, jure perpetuo possidendum. Castrum ergo totum collem, supra quem civitas fundata fuerat, ut praediximus, non potuit occupare; sed convenientes quidam ad loci illius habitationem, ut tutius ibi morarentur, reliquam partem collis, portis et muro, sed humili et infirmo, tentaverant munire. Audito ergo hostium adventu, loci illius habitatores, cum uxoribus et parvulis, decreverant in praesidium introire; erant enim homines inermes, agrorum cultores, talibus inassueti; reliquam vero civitatis partem, tanquam immunitam hostibus exponere. Sed Milo de Planci, quidam de regni magnatibus, sed vir nequam, volens quasi populum animare, introire penitus prohibebat, et ad tuendam urbis partem invalidiorem hortabatur. Erant porro ibi juvenes expediti et ad arma prompti, sexaginta quinque, de partibus Hierosolymitanis, de vico qui dicitur Macomeria. Hi ad exercitum properantes, casu nocte illa in eamdem urbem devenerant; qui dum de mandato praedicti Milonis, secus portam exterioris civitatis, pro libertate et patria strenue decertant, et hostibus viam ferro aperire volentibus fortiter resistunt, hostes ex alia parte in civitatem irruentes, inter praesidium et dictam portam, adhuc introitum hostibus negantes, reperiunt; irruentesque a tergo, incautos vallant undique, et jam resistere non valentes, gladiis obtruncant. Sed tamen multis ex eis peremptis, vulneratisque pluribus, cruentam de eis victoriam retulerunt.

Volentes autem loci habitatores iterum in praesidium introire, receptis jam hostibus infra moenia, et eos passim et sine delectu neci tradentibus, non est permissum; nec ulla alia salutis occurrebat via. Irruentes igitur Turci ubi civitatem occupaverunt, nec aetati parcunt, nec sexui; et vagientes saxis allidentes, iram vix poterant satiare. Qui autem in praesidio erant, hostes a turribus et muris lapidum jactu et crebra telorum immissione longius arcentes, castrum, propitio Domino, servaverunt incolume. Sic ergo occupata civitate, civibus interemptis, quasi palmam tenentes, versus Darum revertuntur; dumque proficiscuntur, inveniunt de peditibus nostris quasi quinquaginta, qui ad exercitum nostrum incaute properabant. Hos satis viriliter se tuentes et resistentes fortiter gladiis enecant et interficiunt universos.

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CHAPITRE XXI.

Notre armée étant sortie de Gaza, et s'étant arrêtée sur une hauteur qui se trouvait sur la route, aperçut de ce point le camp des ennemis : leur nombre prodigieux inspira des craintes aux nôtres, ils serrèrent leurs rangs beaucoup plus qu'ils n'avaient coutume de faire, et à tel point qu'ils avaient quelque peine à marcher en avant. Les ennemis s'élancèrent aussitôt sur eux pour essayer de rompre leurs rangs; mais protégés par la Divinité, et fortement unis en colonne serrée, ils soutinrent le choc sans s'ébranler et poursuivirent leur marche à pas pressés. Ils arrivèrent enfin au lieu de leur destination, dressèrent leurs tentes et s'arrêtèrent tous en même temps : le seigneur patriarche se rendit dans la citadelle, et tout le reste de l'armée campa en dehors et tout près du faubourg. On était alors vers la sixième heure du jour. Il y eut dans cette même journée plusieurs combats singuliers et quelques affaires de détachements, dans lesquelles les nôtres attaquèrent avec audace et résistèrent vigoureusement. Vers les approches de la nuit, Saladin rangea son armée en bon ordre, et la conduisit vers Gaza ; il passa cette nuit auprès du torrent, et le lendemain matin il mena ses troupes en avant, et se rapprocha de la ville.

Gaza, ville extrêmement antique, fut autrefois métropole du pays des Philistins; il en est fait mention très-fréquemment dans les histoires ecclésiastiques et profanes; aujourd'hui encore on y retrouve, dans plusieurs beaux monuments, beaucoup de traces de son ancienne splendeur. Elle fut abandonnée pendant fort longtemps, à tel point qu'on n'y voyait plus un seul habitant, jusqu'à l'époque où le seigneur Baudouin ni, d'illustre mémoire , quatrième roi de Jérusalem, ayant, avant la prise d'Ascalon, convoqué toutes les forces du royaume, fit construire aux frais publics dans un quartier de la ville, une citadelle assez forte, et la donna aussitôt aux frères chevaliers du Temple, pour être par eux possédée à perpétuité. Ce fort ne put occuper toute la colline sur laquelle j'ai déjà dit que la ville avait été bâtie; ceux qui s'y réunirent pour y fixer leur résidence, voulant se mettre plus en sûreté, essayèrent de fortifier tout le reste de la colline, en la fermant par des portes, et 'en construisant un mur; mais ce mur était bas et peu solide. Lorsqu'ils furent informés de l'approche des ennemis, les habitants résolurent de se retirer dans la citadelle avec leurs femmes et leurs enfants, car ils n'avaient point d'armes; simples laboureurs, ils n'avaient aucune habitude de la guerre, et dans cette position ils étaient bien forcés de laisser sans défense la portion de la ville qu'ils occupaient. Mais Milon de Planci, l'un des plus grands seigneurs du royaume, homme méchant, et qui crut par ce moyen pouvoir les encourager à la résistance, refusa formellement de les recevoir, et les exhorta à défendre le quartier le moins fortifié. Il y avait en ce moment dans le même lieu soixante-cinq jeunes gens, tous équipés et prêts à combattre, originaires des environs de Jérusalem, et du village appelé Mahomérie. Ils se rendaient en hâte à l'armée, et étaient arrivés par hasard à Gaza cette même nuit. Tandis que, pour obéir aux ordres de Milon, ces jeunes gens combattaient vaillamment pour leur patrie et leur liberté auprès de la porte extérieure de la ville, et résistaient avec vigueur aux ennemis qui cherchaient à s'ouvrir un passage par le fer, d'autres ennemis entrèrent dans la ville par un autre côté, et trouvèrent ces mêmes jeunes gens combattant toujours entre la porte et la citadelle, et s'obstinant à disputer l'entrée à leurs adversaires ; ils les attaquèrent aussitôt par derrière , les enveloppèrent de tous côtés au moment où ils ne s'y attendaient nullement et quand ils étaient déjà hors d'état de résister plus longtemps, et les firent succomber sous le glaive. Plusieurs de ces jeunes gens périrent, un plus grand nombre furent couverts de blessures ; mais les ennemis payèrent chèrement leur victoire.

Les habitants de Gaza voulurent une seconde fois se retirer dans la citadelle 5 déjà les ennemis étaient maîtres de l'intérieur de la ville, et massacraient çà et là, sans distinction, tous ceux qu'ils rencontraient; mais les malheureux assiégés ne purent être admis dans le fort, seul moyen qui leur restât pour échapper à la mort. Les Turcs, aussitôt qu'ils furent maîtres de la place, s'élancèrent sur eux, sans aucun égard pour l'âge ni le sexe : les enfants à la mamelle étaient brisés sur les pierres, et les ennemis semblaient ne pouvoir assouvir leur fureur. Ceux qui occupaient la citadelle les tinrent cependant éloignés de leurs tours et de leurs murailles en leur lançant sans interruption des grêles de pierres et de traits, et parvinrent ainsi, avec l'aide du Seigneur, à garantir le fort de leurs attaques. Après avoir occupé la ville et massacré tous les habitants, les Turcs reprirent la route de Daroun, comme s'ils eussent remporté la victoire. Ils rencontrèrent sur leur chemin environ cinquante hommes de pied qui se rendaient à notre armée, et marchaient sans précaution. Ceux-ci se défendirent assez vigoureusement et résistèrent avec courage, mais enfin ils furent vaincus et périrent tous par le glaive.

CAPUT XXII.

Salahadinus ad propria revertitur. Rex quoque, reparato castro, quod ex parte dirutum fuerat, rediit Ascalonam.

Compositis igitur agminibus, et in aciem prout rei militaris exigit disciplina, digestis, quadraginta duas instruunt cohortes, quarum viginti duas littus jubent sequi marinum, ut inter Darum et mare proficiscantur; reliquas autem iter mediterraneum tenere praecipiunt, quousque castro praeterito, omnes in unum corpus iterum se recipiant. Videntes ergo nostri, hostes instructis redire ordinibus, ad conflictum se praeparant; et licet pauci sunt, confidunt tamen de Domini clementia; invocatoque de supernis auxilio, accinguntur ad praelium, Domino ministrante vires et animorum constantiam, nihil putantes certius, quam eos ad hoc redire, ut cum nostris congrediantur: at illi longe aliud habentes propositum, nec ad dextram nec ad laevam declinantes, in Aegyptum redire festinabant. Quod postquam domino regi per certos constitit nuntios, quod iter arripuerant non redituri, relictis qui castrum semirutum reaedificent, reaedificatum muniant amplius, et munitum fideliter custodiant, Ascalonam cum suis, Domino ducente, iterum reversus est. Dicebatur ab iis qui frequentius in regno expeditiones viderant, quod nulla aetate tantam Turcorum multitudinem collectam audierant; reputabaturque hostium numerus, in quibus nonnisi equites erant, ad millia quadraginta.

CHAPITRE XXII.

Ayant alors organisé leurs escadrons selon les règles de l'art militaire, les Turcs se formèrent en quarante-deux corps, dont vingt-deux recurent l'ordre de longer la côte et de passer entre la mer et le fort de Daroun. Les vingt autres corps durent traverser les terres et s'avancer sur cette route, jusqu'à ce que toute leur armée eût dépassé le fort, pour se réunir ensuite de nouveau. Les nôtres cependant, voyant les ennemis revenir en bon ordre, se préparèrent euxmêmes pour le combat : quoiqu'ils fussent en petit nombre ils se confièrent en la clémence du Seigneur ;, et, invoquant les secours du ciel, ils firent toutes leurs dispositions pour la bataille. Aidés de la force du Seigneur, et remplis d'assurance et de fermeté, ils regardaient comme une chose certaine que l'ennemi ne revenait sur eux que pour leur livrer combat; mais les Turcs avaient un dessein bien différent, et se hâtèrent de reprendre la route de l'Egypte, sans se détourner ni à droite ni à gauche. Aussitôt que le seigneur Roi eut acquis par ses exprès la certitude que les ennemis poursuivaient leur marche et ne reviendraient point, il laissa du monde au château de Darotin pour relever les fortifications à demi renversées, en ajouter de nouvelles et défendre fidèlement cette position; et, marchant sous la conduite du Seigneur, il retourna à Ascalon avec tous les siens. Ceux qui avaient vu souvent d'autres corps ennemis dans le royaume disaient qu'à aucune époque les Turcs ne s'étaient présentés en forces aussi considérables, et l'on estimait que cette dernière armée, entièrement composée de cavaliers, était d'environ quarante mille hommes.

CAPUT XXIII.

Eodem quoque anno gloriosus Christi martyr, Thomas Cantuariensis archiepiscopus, in propria occiditur ecclesia.

Per idem tempus, IV Kal. Januarias, in Anglia apud Cantuariam, nobilem et eximiam ejusdem provinciae metropolim, celebrata est passio beatissimi et gloriosissimi martyris Thomae, ejusdem civitatis archiepiscopi. Hic fuit natione Londoniensis, et sub bonae memoriae Theobaldo Cantuariensis civitatis antistite, meruit in archidiaconum ejusdem ecclesiae promoveri. Unde ab Henrico secundo, ejusdem provinciae rege, in partem regiae sollicitudinis vocatus, factus est ejus cancellarius, et universi regni fidelis et prudens, et maximus procurator. Tandem, suffragantibus meritis, et post praedicti beati patris obitum, ad Cantuariensem, ordinante Domino, vocatus ecclesiam, dum pro ecclesiae suae justitia viriliter et constantissime contra tyrannicas decertat impietates, eumdem regem persecutorem fugiens, exsilium compulsus est subire, quod in Francia, septennio continuo, mirabili et praedicanda tulit patientia. A quo dum pacem promissam exspectat, rediens, impiorum gladiis, intra eamdem ecclesiam, cui auctore Domino praesidebat, contumeliis affectus, pro persecutoribus orans, capite caesus, proprio sanguine laureatus, felici commercio, martyrio coronatus est; per quem pius et misericors Dominus, in saepedicta ecclesia et universa provincia, tot et tanta diebus pene singulis operari dignatur miracula, ut apostolorum videantur innovata tempora
 

CHAPITRE XXIII.

 Vers le même temps, et le 29 décembre, avait lieu en Angleterre et dans la ville de Cantorbéry, noble et belle métropole de ce pays, la passion du bienheureux et très-glorieux martyr Thomas (12), archevêque de la même ville. Il était né à Londres, et fut jugé digne, au temps de Théobald, archevêque de Cantorbéry, d'être promu à l'archidiaconat de cette église. Appelé auprès de Henri II, roi du même pays, pour être associé à sa sollicitude royale, il devint son chancelier et se montra fidèle autant que sage et habile dans le gouvernement de tout le royaume. Après la mort du bienheureux Théobald, Thomas fut appelé, par son mérite et par la volonté du Seigneur, à lui succéder dans l'archevêché de Cantorbéry : il défendit les droits de son église avec beaucoup de vigueur et de fermeté, contre la tyrannie et l'impiété, et fuyant les persécutions du même Roi, forcé de se soumettre à l'exil, il passa en France et y demeura sept ans de suite, supportant ses maux avec une patience admirable et digne des plus grands éloges. Étant retourné en Angleterre pour y retrouver la paix qu'on lui avait promise, il fut ignominieusement frappé par le glaive des impies, dans l'enceinte même de l'église dont le Seigneur l'avait fait chef, et tandis qu'il priait pour ses persécuteurs : on lui trancha la tête, et cette couronne de son propre sang se changea, par un rare bonheur, en une couronne de martyr : aussi, depuis lors, le Seigneur, dans sa sainte miséricorde, daigne-t-il, presque tous les jours, opérer des miracles par son intermédiaire dans l'église de Cantorbéry et dans toute cette contrée, de telle sorte qu'il semble que les temps des apôtres sont revenus sur la terre.

CAPUT XXIV.

Rex assumptis secum aliquot de principibus suis, Constantinopolim proficiscitur: imperator eum multiplici honore praevenire satagit.

Sequenti anno, qui erat regni domini Amalrici septimus, videns saepedictus rex, quantis molestiis regnum quotidie fatigabatur, et quod hostium incessanter augebatur numerus, virtus suscipiebat incrementum, in immensum quoque facultates eorum multiplicabantur et divitiae; regni nostri autem providi principes et discreti jam penitus defecerant, et in eorum loco soboles succrescebat perniciosa, quae locum tantorum virorum inutiliter occupabat, et bona paterna in usus dilapidabat detestabiles: unde regnum in tantam devenerat debilitatem, quantam cognoscere poterant, etiam qui sensus habebant minus exercitatos: convocat universos regni principes, ibique eis praesentibus, regni necessitates aperit, expetit ab eis consilium: quomodo his malis, ne regnum depereat, possit obviari. At illi ex praesente, deliberatione habita, quasi ex sententia unanimiter responderunt: Regnum peccatis nostris exigentibus, in hunc devenisse articulum, quod neque ad impugnandum adversarios, neque ad sustinendos eorum impetus sufficiebat. Opus esse dicunt, ut, implorato Occidentalium principum auxilio, tentet his malis resistere; aliam autem salutis viam asserunt se omnino invenire non posse. Visum est demum, et id de communi consilio placuit, ut electas honestas personas ad sollicitandos, et de regni anxietatibus edocendos, dominum papam, et illustres dominos Romanorum imperatorem, Francorum, Anglorum, Siciliae et Hispaniarum reges, et inclytos duces et comites dirigant, qui ab eis contra imminentia pericula auxilium implorent. Decretum est etiam, ut domino quoque imperatori Constantinopolitano, quia nobis vicinior, et caeteris longe opulentior, facilius optata nobis posset ministrare suffragia, regni status anceps et periculosus significetur. Addunt etiam, ut talis ad eum persona dirigatur, quae prudentia, facundia et auctoritate tanti principis animum ad nostra sciat et possit inclinare desideria. Dumque super hoc, quis ad tantam legationem implendam idoneus esset, deliberaretur, rex habito cum paucis et familiaribus consilio, propositum pandit et coram omnibus mentis revelat conceptum, dicens: Istud per neminem posse fieri, nisi per eum; adjecit etiam: Se paratum esse pro regni necessitatibus sublevandis, et labores, et quaelibet subire pericula. Hi cum stupidi et admiratione pleni majores regni dicerent: Durum est nimis, ut absque regis praesentia, regnum quasi desolatum inveniatur; respondit: Regat Dominus regnum suum, cujus minister ego sum; apud me fixum est ut vadam; non est qui ab hoc proposito me possit revocare. Assumpto ergo domino Willelmo Acconense episcopo, et de regni magnatibus, Guarmundo Tyberiadense, et Joanne de Arsur, Gerardo de Pugi marescalco, Roardo Hierosolymitano castellano, Reinuardo de Nephins (nam Philippum Neapolitanum, qui jam militiae Templi deposuerat magistratum, per terras praemiserat), cum maximo comitatu, qualis regiam decebat majestatem, VI Idus Martii iter aggreditur in galeis decem. Unde propitio Domino, prospera usus navigatione, fauces Abydenas et ostia Bosphori, quod vulgari appellatione Brachium Sancti Georgii dicitur, feliciter ingressus est. Audiens ergo dominus imperator, vir magnificentissimus, providus et discretus, et per omnia commendabilis, quod tantus princeps, et tam famosi et Deo amabilis regni moderator, imperium suum praeter solitum ingrederetur, primum vehementer admirans, quaenam tanti laboris et insueti itineris causa posset esse; deinde gloriae suae considerans incrementum, honoris amplitudinem, gratiae coelestis donum incomparabile, quod sibi gratis videretur oblatum divinitus, quod nulli praedecessorum suorum legitur accidisse, videlicet quod rex Hierosolymorum, locorum venerabilium Dominicae passionis et resurrectionis defensor et advocatus ad se veniat, plurimum exhilaratur, et advenientem eum multiplici disponit honore praevenire. Accersitoque Joanne Protosevasto nepote suo, et inter sacri palatii principes eminentissimo, cujus filiam idem dominus rex uxorem habebat, ei dirigit in occursum, ut, juxta pristinam et inviolabilem imperii disciplinam et incomparabilem magnificentiam, in urbibus et locis ad quae perveniret, eum faceret haberi honestissime; et instrueret tanquam filium, ut de introitu ejus in urbem regiam domini imperatoris nuntios exspectaret. Tunc idem magnificus princeps cum honesto comitatu domino regi occurrens, usque Caliopolim pervenit, quae est civitas in littore Bosphori sita, a faucibus non multum distans Abydenis. Inde quoniam ventus ad urbem regiam volentibus properare, non multum erat idoneus, descendens de galeis usque Heracleam, quae in eodem maris est sita littore, cum suo familiari comitatu eques pervenit, ubi et classem suam, quae recepta aura secundiore, prosperis usa flatibus, ejus iter praevenerat, in portu reperit. Unde iterum classem conscendens, vento prosequente favorabili, Constantinopolim usque pervenit.
 

[1171.] L'année suivante (01), qui était la septième année du règne du seigneur Amaury, ce roi convoqua tous les princes du royaume, car il voyait ses États accablés tous les jours de maux nouveaux; le nombre de ses ennemis s'accroissait incessamment ; ils montraient de jour en jour plus d'audace ; leurs ressources et leurs richesses se multipliaient à l'infini ; et en même temps les princes les plus sages et les plus habiles de notre royaume avaient presque tous disparu ; on ne voyait plus après eux qu'une génération perverse de jeunes gens qui occupaient la place de ces hommes illustres sans la remplir convenablement, et qui dilapidaient la fortune de leurs ancêtres et en faisaient un détestable usage. Le Roi donc, ayant rassemblé tous les princes, leur exposa les besoins du royaume, et leur demanda leur avis sur les moyens de remédier à tant de maux et de prévenir la ruine de l'État. Ceux-ci, ayant aussitôt délibéré, répondirent d'un commun accord, et presqu'à l'unanimité, que le royaume se trouvait, en punition de nos péchés, réduit à ce point de faiblesse qu'il était hors d'état d'attaquer ses adversaires et de résister à leurs attaques. Ils déclarèrent qu'il fallait implorer les secours des princes de l'Occident pour essayer de faire face à tant de maux, et ils affirmèrent enfin qu'il leur était tout-à-fait impossible de trouver aucun autre moyen de salut. En conséquence on jugea convenable et l'on résolut, du consentement de tous, d'envoyer les personnes honorables qui seraient élues, avec mission de solliciter ( en leur faisant connaître les tribulations du royaume) le seigneur Pape, les illustres seigneurs l'empereur des Romains, les rois des Français et des Anglais, de la Sicile et des Espagnes, et plusieurs autres comtes et ducs illustres, et d'implorer leur assistance pour nous défendre des périls qui nous menaçaient. On arrêta en même temps que l'on ferait connaître la situation précaire' et difficile du royaume au seigneur empereur de Constantinople qui, se trouvant plus près de nous et étant d'ailleurs beaucoup plus opulent que tous les autres, pourrait plus facilement nous fournir les secours désirés. On reconnut surtout qu'il importait de n'envoyer auprès de ce dernier qu'une personne douée d'assez de sagesse, d'éloquence et d'autorité pour savoir et pouvoir à la fois disposer l'esprit d'un si grand prince à accueillir favorablement nos vœux. Tandis qu'on délibérait pour choisir celui qui paraîtrait le plus digne de remplir une telle mission, le Roi, après s'être consulté avec un petit nombre de ses intimes et des hommes de sa maison, ouvrit une proposition et annonça, en présence de tous, le projet qu'il avait formé. Il dit qu'une telle entreprise ne pouvait être tentée que par lui-même, et il ajouta qu'il était tout prêt à braver toutes sortes de fatigues et de périls pour travailler au soulagement des maux du royaume. Frappés d'étonnement et d'admiration, les principaux seigneurs dirent aussitôt qu'il serait trop cruel que le royaume fût privé de la présence du Roi et abandonné en quelque sorte à la désolation; à quoi le Roi répondit : « Que le Seigneur, dont je suis le ministre, « gouverne son royaume; pour moi je suis résolu à « partir, et il n'est au pouvoir de personne de me « faire renoncer à ce projet. » Alors ayant pris avec lui le seigneur Guillaume, évêque d'Accon, et parmi les grands du royaume Gormond de Tibériade, Jean d'Arsur, Gérard de Pugi, son maréchal; Roard, gouverneur de Jérusalem, et Renaud de Nephins (car Philippe de Naplouse, qui avait déjà renoncé à la maîtrise des chevaliers du Temple, avait été envoyé en avant et par la voie de terre), le Roi, suivi d'une nombreuse escorte, telle qu'elle convenait à la majesté de son rang, s'embarqua le i o mars, emmenant avec lui dix galères. Le Seigneur leur ayant accordé dans sa bonté une heureuse traversée, le Roi aborda sans accident au détroit d'Abydos, à l'entrée du Bosphore, vulgairement appelé le bras de Saint-Georges. Le seigneur Empereur, homme très-magnifique, rempli de sagesse et de prudence, et digne d'éloges en tout point, ayant appris que cet illustre prince, souverain d'un royaume si fameux et agréable à Dieu même, venait d'entrer par extraordinaire sur le territoire de son empire, éprouva d'abord un extrême étonnement, ne pouvant comprendre quels motifs l'avaient poussé à braver ces fatigues et à entreprendre un tel voyage. Mais bientôt l'Empereur jugea que c'était pour lui un nouveau fleuron de gloire, un honneur imprévu, un don incomparable de la grâce céleste , de voir que le Seigneur lui eût accordé ce qu'il n'avait jamais accordé à aucun de ses prédécesseurs, la visite inattendue du roi de Jérusalem, du défenseur et du protecteur des lieux vénérables témoins de la passion et de la résurrection du Seigneur. Comblé de joie d'un tel événement, il résolut de prévenir l'arrivée du Roi et de lui rendre les plus grands honneurs. Appelant auprès de lui son neveu Jean le protosébaste, le plus élevé parmi les princes du sacré palais, dont la fille avait épousé le seigneur Roi, il le chargea d'aller à la rencontre de celui-ci, d'avoir soin qu'il fût traité le plus honorablement possible dans toutes les villes et lieux par où il passerait, conformément aux usages antiques et inviolables, et aux incomparables habitudes de magnificence adoptées dans l'Empire 5 et il lui prescrivit de le diriger comme un fils, et de l'inviter à attendre les messagers qui viendraient de sa part l'informer du moment où il pourrait faire son entrée dans la ville royale. Alors ce prince magnifique, suivi d'une honorable escorte, marcha à la rencontre du seigneur Roi jusqu'à Callipolis, ville située sur le rivage du Bosphore, non loin du détroit d'Abydos. Comme en ce moment le vent était peu propice pour ceux qui voulaient se rendre dans la cité royale, le Roi sortit de sa galère et se rendit à cheval à Héraclée, ville située sur la même côte, suivi de son escorte particulière. Il trouva sa flotte dans le port; elle avait profité du premier souffle d'un vent favorable, et, s'avançant rapidement, y était arrivée avant lui : alors il s'embarqua de nouveau par un bon vent, et arriva enfin à Constantinople.

CAPUT XXV.

Introductus ante imperatorem, honeste tractatur; et frequentia cum eo de rebus necessariis miscet colloquia.

Est autem in ipsa urbe super littus maris, ad orientem prospiciens, imperiale palatium, quod Constantinianum appellatur; introitum habens ad mare, miro et magnifico tabulatu; gradus habens marmoreos, usque in idipsum mare; leones habens et columnas, fastu erectas regio, ex eadem materia. Hinc soli Augusto solet introitus patere ad superiora palatii; sed domino regi honoris intuitu praecipui, praeter communes regulas aliquid indultum est, ut ea parte ingredi permitteretur.

Ibi vero occurrentibus ei magni sacri palatii principibus, cum maximo curialium numero, in summa honorificentia receptus est: unde per angiportus et mirae varietatis diversoria, multis tam suorum quam palatinorum stipatus ordinibus, usque ad supereminentem regiam, ubi dominus imperator cum suis illustribus residebat, deductus est. Dependebant ante consistorium velaria pretiosae materiae et operis non inferioris, imo quibus illud Nasonis merito posset aptari:

Materiam superabat opus.

Extra quas majores principes domino regi occurrentes, introduxerunt eum intra praedicta velaria. Hoc autem dicitur factum esse, conservandae imperialis gloriae causa et pro reconcilianda sibi domini regis gratia; nam in coetu procerum suorum, solis astantibus inclytis, dicitur ei familiariter assurrexisse: quod si praesente generali curia factum fuisset, nimis visus esset dominus imperator suae derogasse majestati.

Ingresso ergo domino rege, contractis subito velariis, his qui extra vela fuerant relictis, apparuit dominus imperator throno sedens aureo, imperiali vestitus schemate; et juxta eum dominus rex throno sedens honesto, humiliore tamen. Hic nostris principibus et pacis osculum et debitae salutationis cum multa humanitate dependens affatum, de salute domini regis et principum suorum quaerens diligentius, verbo et vultu significat cum multa mentis hilaritate eorum adventum suscepisse. Praeceperat autem dominus imperator domesticis suis et sacri palatii sui procuratoribus, quaedam mirae excellentiae diversoria infra palatii ambitum, domino regi suisque familiaribus aptari; suis autem principibus singulis singula, honesta multum in urbe, non tamen longe a se, hospitia praeparari. Sumpta igitur licentia a facie domini imperatoris, dominum regem secuti, recesserunt ad tempus; statutaque hora, qua ad eum redeant, dominus rex principes suos jubet ad propria descendere hospitia. Singulis ergo diebus, horis ad hoc specialiter deputatis, tum cum domino imperatore, tum secum de negotiis pro quibus venerant, sollicitos habentes tractatus, omnimodam dabant operam, quomodo consummata tanti laboris et itineris causa, cum fine optato redire possent ad propria.

Habitis ergo frequenter cum domino imperatore tum seorsum, tum in coetu illustrium suorum familiaribus colloquiis, viae causam aperit, regni necessitates edocet, immortalitatem famae, quam dominus imperator in subjugando sibi Aegypti regno comparare posset, diligentius exponit; facilitatem quoque obtinendi propositi evidentibus astruit argumentis. Quibus persuasus, aurem benignam dominus imperator ejus assertionibus accommodat, et desideriis plenum et optatum pollicetur effectum. Interim munerum immensitate, juxta imperialem magnificentiam tam dominum regem, quam ejus principes honorat multipliciter; frequentibus visitationibus de eorum statu et incolumitate sollicitum se ostendit. Interiores etiam palatii partes, penetralia non nisi domesticis suis pervia, lares quoque secretioribus usibus dedicatos, basilicas vulgaribus inaccessas, thesauros et universorum desiderabilium repositiones avitas, eis tanquam familiaribus suis praecipit reserari. Sanctorum etiam reliquias, dispensationis quoque Domini nostri Jesu Christi pretiosissima argumenta, crucem videlicet, et clavos, lanceam, spongiam, arundinem, coronam spineam, sindonem, sandalia, exponi jubet: non est arcanum, non est mysticum a temporibus beatorum augustorum Constantini, Theodosii, Justiniani, in abditis sacri cubiculi repositum, quod eis non reveletur familiariter. Interdum etiam feriis intermissis, dominum regem cum suis ad recreationes et ludorum novitates quae utriusque non dedeceant honestatem, aliquoties invitat; ubi et musicorum genera instrumentorum varia, et cantus admirandae suavitatis, consonantiis distinctos artificialibus; choreas quoque virginum et histrionum gesticulationes admiratione dignas, servata tamen morum disciplina, praecipit exhiberi. Sed et spectacula quoque publica, quae nos ludos theatrales, vel Circenses consuevimus appellare, urbanis, domini regis gratia, cum multis sumptibus et solita magnificentia praecipit exhiberi.

CHAPITRE XXV.

Il y a dans cette ville, sur le rivage de la mer, et faisant face à l'orient, un palais impérial appelé palais de Constantin. On y arrive du côté de la mer, par un admirable et magnifique plancher ; un escalier en marbre descend jusqu'au bord de l'eau ; on y voit des lions et des colonnes travaillées avec un luxe vraiment royal, le tout également en marbre. D'ordinaire cette entrée, qui conduit vers la partie supérieure, est exclusivement réservée pour l'Empereur-, mais afin de faire un honneur tout particulier au seigneur Roi, on se relâcha un peu des règles accoutumées , et il eut la permission de faire son entrée par ce côté.

Les grands du sacré palais allèrent aussitôt à sa rencontre, suivis d'une foule de personnes de la cour, et le récurent en grande pompe : il fut conduit de là à travers beaucoup de corridors et de bâti mens d'une variété admirable , accompagné de tous les siens et d'un grand nombre de personnes du palais, de divers ordres, jusqu'au bâtiment supérieur, dans lequel se trouvait le seigneur Empereur avec tous ses illustres. On avait suspendu en avant de la salle d'audience des rideaux d'une étoffe précieuse et d'un travail aussi admirable pour le moins, en sorte qu'on eût pu leur appliquer avec justesse ces paroles du poète Nason ( Ovide ) :

 materiam superabat opus.

« le travail était supérieur à la matière. »

Les plus grands princes du palais s'avancèrent à la rencontre du seigneur Roi en dehors de ces rideaux;, et l'introduisirent ensuite dans l'intérieur. On dit que cette tenture avait été ainsi placée dans l'intention de maintenir la dignité impériale, et de gagner en même temps la bienveillance du seigneur Rois; car on assure que le seigneur Empereur se leva amicalement en l'honneur du Roi, au milieu de ses grands seigneurs, et en présence seulement de ses illustres; mais s'il en eût agi ainsi dans l'assemblée générale de la cour, on eût pu penser qu'il dérogeait trop à la majesté de son rang.

Après que le seigneur Roi fut entré, on tira tout-à-coup les rideaux, et ceux qui étaient demeurés en dehors virent alors le seigneur Empereur assis sur un trône d'or, et revêtu des ornements impériaux, et à côté de lui le seigneur Roi également assis sur un trône d'honneur, mais un peu plus bas que l'autre. Alors l'Empereur donnant à nos princes le baiser de paix, et leur adressant les salutations qui leur étaient dues avec une grande bonté, s'informa avec empressement de la santé du seigneur Roi et de ses princes, et leur témoigna, par ses paroles autant que par l'enjouement de son visage, combien il avait le cœur content de leur arrivée. L'Empereur avait ordonné à ses domestiques et aux officiers de son palais sacré, de faire préparer dans l'enceinte même du palais quelques appartements d'une admirable beauté pour Je seigneur Roi et les gens de sa maison, et quant à ses princes, de faire disposer dans la ville, pour chacun d'eux, des logements convenables, aussi rapprochés qu'il serait possible de ceux du Roi. Alors tous, prenant congé du seigneur Empereur et marchant à la suite du seigneur Roi, se retirèrent pour le moment, et le Roi, après leur avoir donné l'heure à laquelle ils devaient revenir auprès de lui, prescrivit à ses princes de se rendre chacun dans son logement particulier. Tous les jours et à des heures spécialement déterminées, ils avaient très-assidûment des conférences, tantôt avec le seigneur Empereur, tantôt entre eux, au sujet des affaires qui les avaient attirés à Constantinople, et ils recherchaient sans relâche les meilleurs moyens de parvenir au but de ce grand voyage, afin de pouvoir retourner chez eux après avoir réussi dans leur entreprise.

Le seigneur Roi avait très-fréquemment aussi des entretiens particuliers avec le seigneur Empereur, quelquefois en tête-à-tête, d'autres fois au milieu de l'assemblée des illustres : il exposa soigneusement à l'Empereur le but de son voyage, les pressantes nécessités de son royaume -, il lui parla de la gloire immortelle que lui-même pouvait acquérir en faisant la conquête de l'Egypte, et lui expliqua, de la manière la plus claire, tous les moyens qu'il avait à sa disposition pour parvenir à ce résultat. Persuadé par ses discours, le seigneur Empereur prêta une oreille favorable à ses propositions, et lui promit que ses désirs seraient entièrement satisfaits. En même temps il ne cessait d'honorer le seigneur Roi et ses princes d'une immense quantité de présents dignes de la magnificence impériale, et dans les fréquentes visites qu'il leur rendait il se montrait rempli de sollicitude pour leur bien-être et leur santé. Il ordonna de leur ouvrir, comme à des personnes de sa maison, les appartements intérieurs du palais, les lieux les plus secrets et qui n'étaient accessibles que pour les domestiques, les bâtiments consacrés aux usages les plus particuliers, les églises où les hommes du vulgaire ne pouvaient pénétrer, les trésors et les coffres, héritages de ses aïeux, et où étaient déposés les objets les plus curieux. Il voulut que l'on exposât sous leurs yeux les reliques des saints et tous les précieux témoignages des bontés de notre Seigneur Jésus-Christ, savoir, la croix, les clous, la lance, l'éponge, le roseau, la couronne d'épines, le suaire et les sandales : il n'y eut pas un des objets les plus secrets et des monuments les plus sacrés déposés, depuis le temps des bienheureux empereurs Constantin, Théodose et Justinien, dans les cachettes les plus inconnues des appartements impériaux , qui ne leur fût découvert et présenté en particulier. De temps en temps aussi, et dans les moments de loisir, l'Empereur invitait le seigneur Roi et les siens à assister à des divertissements, à des jeux tout nouveaux pour eux, et tels que les illustres spectateurs pouvaient y assister sans inconvenance ; ils y entendaient divers instruments de musique et des chants d'une admirable suavité, où l'art avait habilement introduit des accords très-variés ; ils y voyaient aussi des chœurs de jeunes filles et des pantomimes d'histrions, dignes d'exciter l'admiration, et dans lesquelles la décence et les bonnes mœurs étaient cependant respectées. Enfin l'Empereur voulut aussi, en l'honneur du Roi, que l'on donnât pour les habitants de la ville ces spectacles publics que nous appelons ordinairement jeux du théâtre ou du cirque, et ils furent représentes à grands frais et avec toute la magnificence accoutumée.

CAPUT XXVI.

Completis negotiis et muneribus cumulati, tam rex quam ejus principes, ad propria revertuntur.

Facta autem per dies aliquot in palatio Constantiniano mora, causa inducendae varietatis, quae maxime solet relevare fastidium, ad palatium novum, quod Blachernas dicitur, se et dominum regem transtulit: ubi etiam plenis humanitatis legibus infra palatium suum honestis conclavibus deputatis, in ipsis penetralibus patrum suorum, eum per dies aliquot benigne habuit. Sed et suis nihilominus, non longe ab eodem palatio, honesta simul et commoda fecit hospitia praeparari. Ubi etiam, sicut et prius, impensas non solum necessarias et voluptuarias supereffluentes, vestiaritae, et hi quibus id officii deputatum erat, magnifice et superabundanter non cessabant ministrare. Sed et urbem totam, tum interius, tum exterius, simul et ecclesias et monasteria, quorum pene infinitus est numerus, columnas etiam tropaeorum argumenta, arcus quoque triumphales, ducentibus eum magnis proceribus et locorum gnaris, dominus rex peragravit, et singulorum rationem et causam inquirens a viris antiquissimis et prudentibus, plenius edoctus est. Descendit etiam per eosdem dies idem dominus rex per Bosphorum, usque ad ostia maris Pontici, unde est introitus et initium hujus influxionis, quae Bosphorus dicitur, in mare Mediterraneum. Circuibat itaque loca incognita, tanquam vir curiosus et causas rerum scire desiderans: quibus ad plenum cognitis, in urbem rediens, iterum ad familiares domini imperatoris recurrit affatus, negotiis quae viae causam praebuerant, finem cupiens optatum imponere.

Habitis ergo feriis competentibus, tractatis necessariis, completo feliciter et pro votis negotio, pactis hinc inde ad placitam utrinque consonantiam redactis, et scripto traditis utriusque bulla signato, sumpta licentia, et universorum gratia prosequente, ad iter se accingit. Ibi tunc primum in dominum regem et suos imperialis quasi prodiga, sed plane commendabilis, claruit munificentia; nam immensa domino regi conferens auri pondera, holosericorumque multitudinem, simul et peregrinarum eximia dona divitiarum, suos etiam usque ad puerorum novissimum donis ingentibus cumulavit. Sic et Protosevasto in omnes, tanquam vir inclytus, suam effudit liberalitatem. Sed et reliqui principes eodem zelo accensi, certatim se mutuo munificentia vincere cupientes, munera domino regi offerunt; quibus et materiae dignitas, et operis elegantia, et favor non deerat in utroque. Composita ergo classe, negotio feliciter consummato, descendens in Bosphorum, qui Europae Asiaeque terminus esse dignoscitur, ducentis ab urbe milliaribus per illud fretum navigans, inter Seston et Abydon urbes famosissimas, Leandri Heroque domicilia, mare ingreditur Mediterraneum; inde secundis actus flatibus, XVII Kal. Julii, ad urbem applicat Sidonensem.
 

CHAPITRE XXVI.

Après avoir demeuré quelques jours dans le palais de Constantin, l'Empereur et le seigneur Roi transférèrent leur résidence au palais neuf, dit de Blachernes, afin de mettre quelque variété dans leurs plaisirs , l'un des meilleurs moyens d'échapper à l'ennui. Là encore l'Empereur donna au Roi, avec une grande politesse, de beaux appartements situés dans l'enceinte même de son palais, et le traita pendant quelques jours avec beaucoup de bonté dans ce lieu, résidence ordinaire de ses ancêtres. 11 fît également donner aux princes de sa suite de beaux et agréables logements , non loin du même palais. Là, comme auparavant, il pourvut non seulement à tous leurs besoins, mais même avec une grande profusion à toutes leurs dépenses de plaisirs, et ceux qui remplissaient les fonctions d'officiers de la garde-robe ne cessèrent de leur fournir en abondance les objets les plus magnifiques. Le seigneur Roi visita aussi toute la ville à l'intérieur et au dehors ; il vit les églises et les couvents, si nombreux qu'on ne pouvait les compter, les colonnes chargées de trophées, les arcs de triomphe; et toujours accompagné des grands seigneurs qui connaissaient le mieux les localités, il demandait aux hommes les plus âgés et les plus éclairés tous les renseignements qu'il désirait, et apprenait d'eux l'origine et la destination des objets qu'il voyait. Il descendit aussi le long du Bosphore jusqu'à l'entrée de la mer du Pont, où commence cet étroit canal auquel on a donné le nom de Bosphore, et qui se dirige vers la mer Méditerranée. Il visitait ces lieux inconnus en homme curieux et qui désire s'instruire de toutes choses. Après avoir tout examiné il rentra dans la ville, reprit ses entretiens particuliers avec le seigneur Empereur, et travailla à terminer au gré de ses désirs la négociation pour laquelle il avait entrepris son voyage.

Après tous ces divertissements, et lorsqu'il eut fini ses affaires et conclu heureusement et selon ses vœux un traité qui fut rédigé par écrit avec l'approbation des deux parties contractantes, et revêtu de leurs sceaux, le Roi en prenant congé de tous, reçut de nouveaux témoignages de leur bienveillance et fit ses préparatifs de départ. Ce fut alors seulement qu'on vit paraître dans tout son éclat la munificence de l'Empereur; elle se manifesta presque par des prodigalités, mais d'une manière bien digne d'éloges, envers le seigneur Roi et tous les siens. Le Roi reçut une immense quantité d'or massif, des étoffes de soie en abondance, et de riches et magnifiques présents en marchandises étrangères; et tous ceux qui le suivaient, jusques à l'enfant le plus jeune, furent comblés aussi de cadeaux. Le protosébaste déploya aussi une générosité digne de son illustre rang. Tous les autres princes, remplis de zèle et cherchant à l'envi à se surpasser en magnificence , offrirent au seigneur Roi, en témoignage de leur bienveillance, des présents également remarquables par la beauté de la matière et par l'élégance du travail. La flotte étant prête à partir, le Roi, ayant heureusement accompli ses projets, se mit en roule et descendit sur le Bosphore, qui marque les limites de l'Europe et de l'Asie; il suivit ce détroit dans sa longueur sur un espace de deux cents milles, passa entre les fameuses villes de Sestos et d'Abydos, où habitèrent Léandre et Héro, entra dans la mer Méditerranée, et, poussé par un vent favorable, alla débarquer le 14 juin dans le port de Sidon.

CAPUT XXVII.

Rex apud Sephorim exercitus convocat. Fredericus Tyrensis archiepiscopus ab ultramontanis partibus redit. Dominus Willelmus Acconensis episcopus in Romania occiditur.

Ingressus itaque in regnum, audiens quod Noradinus in finibus Paneadensibus cum exercitu copioso resideret, timens ne in regnum irruptiones inde moliretur, sollicitudinem contra hoc, quantam expedire videbatur, objiciens, in Galilaeam descendit; et convocatis regni principibus, juxta fontem illum celeberrimum, qui inter Nazareth et Sephorim est, castramentatus est, ut quasi in centro regni constitutus, commodius inde ad quaslibet regni partes, si vocaret necessitas, se transferret. Illuc enim tam ipse quam sui praedecessores convocare exercitus eodem intuitu consueverant.

Eisdem diebus dominus Fredericus Tyrensis archiepiscopus, praedecessor noster, missus ad hoc, ut a principibus Occidentalibus nobis consilium et auxilium imploraret, completo biennio, spe frustratus, nihil obtinens eorum quae nostro nomine petierat, vacuus rediit. Comitem tamen Stephanum, virum quidem carne nobilem, moribus vero non ita, domini Theobaldi senioris Blesensium, Carnotensium, Trecensium comitis filium, praemiserat, quem dominus rex per eumdem archiepiscopum ad hoc, ut ei filiam suam uxorem daret, evocaverat; qui in regnum perveniens, et super eodem verbo a domino rege benigne commonitus, oblatas et prius placitas renuit conventiones; et turpiter et immunde in regno conversatus per menses aliquot, per terras redire disposuit. Cumque Antiochiam pervenisset, et inde in Ciliciam, ut per terram soldani Iconiensis, impetrato prius ejus ducatu, Constantinopolim properaret, contigit quod juxta Mamistram urbem Ciliciae in insidiis, quae ei praetenderat Milo Armeniorum princeps potentissimus, frater Toros, casu incidit. Et irruentibus in eum qui latebant in insidiis, universa quae secum asportabat pretiosa et desiderabilia multum, praedae datus, amisit; vixque a praedonibus, equum vilem quo deferretur, multa obtinuit precum instantia. Inde cum paucis multo labore Constantinopolim, universorum Orientalium eum odio prosequente, ignominiosus pervenit.

Eodem anno, comes quoque Stephanus aequivocus ejus, sed morum honestate longe dissimilis, vir modestus, et plane commendabilis, filius comitis Willelmi de Sauna, et dux Burgundiae Henricus junior, superioris Stephani ex sorore nepos, in regnum orationis gratia et devotionis intuitu ingressi, et moram modicam facientes, per imperatorem Constantinopolitanum ad propria reversi sunt, ab eo suscepti honorifice et cum multis muneribus dimissi.

Sequenti anno, qui erat regni domini Amalrici octavus, dominus Willelmus bonae memoriae, Acconensis episcopus, ab urbe Constantinopolitana, a domino rege in Italiam directus, peragratis ejus partibus, et omni via ad obtinendum, quod petebat, prudenter fideliterque praetentata, dum in redeundo ad propria remenso itinere ad dominum imperatorem ex condicto rediturus, apud Adrianopolim secundae Thraciae claram metropolim pervenisset, casu sinistro mortem immeritus subiit inauditam. Nam dum hora meridiana, longo fatigatus itinere, post sumptum cibum membra sopori concessisset, quidam Robertus de comitatu ejus, quem ipse ad sacerdotium provexerat et inter familiares receperat, in eodem in quo dominus episcopus conclavi jacens, jam de longa aegritudine, qua plurimum laboraverat, convalescens, furia invectus, dominum episcopum dormientem, arrepto gladio, pluribus inflictis vulneribus, lethaliter confodit. Quem cum sui qui exterius erant clamantem audirent, et prae mortis angustia gemitus edentem et suspiria intelligerent, volentes irruere, ut laboranti ferrent opem domino, ostio ab intus firmiter obserato ingredi non potuerunt. Tandem, effracto violenter ostio, dominum semianimem et adhuc circa praecordia modicum spiritus habentem, repererunt. Volentes igitur praedictum maleficum vinculis mancipare, et homicidarum lege ad poenas rapere debitas, voce et manu prohibuit, orans et petens, ut pro remedio animae suae ei plenior fieret indulgentia; nec ad mortem ei praesens factum imputaretur, postulans enixius, ultimum Domino tradidit spiritum III Kal. Julii. Hujus autem tanti maleficii causam hactenus non potuimus certam deprehendere. Quidam enim dicunt, praedictum Robertum, tanti sceleris perpetratorem, longa aegritudine laborasse, et in convalescentia positum, phrenesis raptum violentia, in tam piaculare flagitium descendisse nescienter. Alii dicunt, odio cujusdam cubicularii ejus, qui de domini episcopi nimis praesumens gratia, tam eum quam reliquos male dicebatur tractare, tam immane scelus perpetrasse. Eodem anno quidam Joscius ejusdem ecclesiae canonicus et subdiaconus, IX Kal. Decembris, in eadem ecclesia substitutus est.

CHAPITRE XXVII.

En entrant dans le royaume, le Roi apprit que Noradin se trouvait avec une nombreuse armée sur le territoire de Panéade, et redoutant qu'il ne tentât quelque invasion, il opposa à ces craintes toute la sollicitude que les circonstances semblaient exiger, et se rendit en Galilée. Ayant convoqué tous les princes du pays, il dressa son camp auprès de la fameuse source située entre Nazareth et Séphorim, afin de se placer au centre même du royaume, et de pouvoir se transporter sur tous les points où sa présence deviendrait nécessaire. Le Roi et tous ses prédécesseurs avaient l'usage de rassembler leurs armées en ce lieu, pour le motif que je viens de dire.

Vers le même temps le seigneur Frédéric, archevêque de Tyr et notre prédécesseur, qu'on avait envoyé vers les princes de l'Occident pour solliciter leurs conseils et leurs secours, revint après deux ans d'absence, déçu dans ses espérances, et n'ayant pu obtenir aucune des choses qu'il avait demandées de notre part. Il avait fait partir avant lui le seigneur comte Etienne, homme noble selon la chair, mais non par sa conduite, que le seigneur Roi l'avait chargé d'envoyer en Orient, ayant l'intention de lui donner sa fille en mariage. Il était fils du seigneur Thibaut l'ancien, comte de Blois, de Chartres et de Troyes. Arrivé dans le royaume et accueilli avec bonté par le seigneur Roi, qui l'entretint de ses projets, le comte Etienne rejeta les conditions qui lui étaient offertes et qu'il avait d'abord acceptées, et après avoir tenu pendant quelques mois une conduite honteuse et déréglée, il fit ses dispositions pour retourner dans son pays par la voie de terre. Il se rendit d'abord à Antioche, et de là en Cilicie, pour traverser le territoire du soudan d'Iconium, après avoir obtenu de lui une escorte, et se diriger ensuite sur Constantinople-, mais en passant près de Mamistra, ville de Cilicie, il tomba par hasard dans un piège que lui tendit Milon, prince très-puissant des Arméniens, et frère de Toros. Des hommes cachés en embuscade s'élancèrent sur lui, lui enlevèrent beaucoup d'objets précieux et dignes de regret qu'il emportait avec lui, et ce ne fut même qu'à force d'instances et de prières qu'il obtint de ces brigands de conserver un mauvais cheval pour continuer sa route. Couvert de honte et chargé de la haine de tous les princes de l'Orient, il arriva, non sans beaucoup de peine, à Constantinople, suivi seulement d'un petit nombre de personnes.

Cette même année un autre comte Etienne, qui n'avait avec le précédent que la ressemblance du nom, et nullement celle de la conduite, homme au contraire réservé et recommandable en tout point, fils du comte Guillaume de Saône, arriva dans le royaume avec le duc de Bourgogne, Henri le jeune, neveu d'Etienne, comme fils de sa sœur. Ils venaient faire leurs prières et leurs dévotions, et après s'être arrêtés quelque temps ils retournèrent dans leur pays, en passant chez l'empereur de Constantinople, qui les accueillit honorablement et les renvoya chargés de présents.

[1172.] L'année suivante, qui était la huitième du règne du seigneur Amaury (02), le seigneur Guillaume, de précieuse mémoire, évêque d'Accon, mourut de la manière la plus déplorable et la plus extraordinaire. Le seigneur Roi l'avait envoyé de Constantinople en Italie ; il parcourut tout ce pays, et chercha avec autant de sagesse que de dévouement tous les moyens possibles d'obtenir ce qu'il était chargé de demander-, ayant repris, pour rentrer dans le royaume, la route qu'il avait déjà faite, et voulant revenir auprès du seigneur Empereur, ainsi qu'il s'y était engagé, il arriva d'abord à Andrinople, illustre métropole de la seconde Thrace. Un jour, vers l'heure du midi, l'évêque, fatigué de son long voyage, s'était laissé aller au sommeil, à la suite de son repas. Un certain Robert , qui faisait partie de son escorte et que lui-même avait élevé au sacerdoce et admis dans son intimité, était couché dans la même chambre que le seigneur évêque. Il était encore en convalescence après une longue maladie dont il avait beaucoup souffert. Tout-à-coup, cet homme, saisi de fureur, s'arma d'une épée, et s'élançant sur le seigneur évêque endormi, il le frappa à plusieurs reprises et le blessa mortellement. Ceux qui se trouvaient en dehors ayant entendu l'évêque pousser un cri et croyant reconnaître les soupirs et les gémissements d'un homme livré aux angoisses de la mort, voulurent s'élancer pour porter secours à leur seigneur, mais la porte était solidement fermée, et ils ne purent arriver auprès de lui qu'en l'enfonçant. Ils le trouvèrent presque mort, et conservant à peine le dernier souffle. Lorsqu'ils voulurent cependant charger de fers le criminel et le livrer au supplice infligé par la loi aux homicides, l'évêque le leur défendit de la parole et de la main, et les supplia instamment, au nom du salut de son âme, de lui accorder pleine indulgence ; et tandis qu'il faisait un dernier effort pour que ce malheur n'attirât point la mort sur celui qui en était Fauteur, l'évêque rendit l'âme entre les mains du Seigneur, le 29 juin. Il nous a été impossible jusqu'à ce jour de découvrir quel put être le motif de ce crime. Quelques personnes disent que ce Robert qui s'en rendit coupable, ayant été dangereusement malade et se trouvant encore en convalescence, fut saisi d'un accès de frénésie , pendant lequel il commit ce déplorable attentat sans en avoir connaissance. D'autres rapportent qu'il se livra à cet acte de scélératesse en haine d'un certain valet-de-chambre du seigneur évêque, qui, se fiant sur la bienveillance de son maître, maltraitait fort, à ce qu'on dit, et ce Robert et tous les autres gens de la maison. La même année, un certain Josce, chanoine et sous-diacre de la même église, fut élu évêque d'Accon, le 25 novembre.

CAPUT XXVIII.

Milo Armenius, frater domini Toros, Noradino, conjunctus, partes vexat Antiochenas; rex illud properat, ut ejus compescat malitiam.

Per idem tempus, defuncto magnifico et nobili viro, de quo frequenter fecimus mentionem, Armeniorum principe maximo domino Toros, quidam frater ejus Melier nomine, vir nequissimus, ut fratris haereditatem sibi posset vindicare, accessit ad Noradinum, petens ab eo, et cum omni instantia postulans, ut militares ei concederet copias, quibus fratris haereditatem violenter sibi posset occupare; ejus autem fratre defuncto, quidam Thomas, communis ex utriusque sorore nepos, vocantibus eum regionis principibus, omnem avunculi principatum tranquille possidebat. Erat autem vir Latinus, sed minus habens industriae, nec multum prudens eis qui se vocaverant liberalem et conformem se exhibere. Interpositis itaque conditionibus, quales Noradino videbantur posse placere, obtinuit, ut partem militiae suae non modicam ei concederet; cujus fretus auxilio, praeter morem patrum suorum, in paternam et avitam haereditatem primus infideles introduxit. Ingressus itaque violenter in terram patris, nepotem expulit, et sibi regionem vindicavit universam; statimque potestatem consecutus, quidquid fratres militiae Templi in partibus habebant Ciliciae, licet eorum frater aliquando fuisset, primis auspiciis sui principatus funditus abstulit, tanto foedere deinceps Noradino et Turcis conjunctus, quanto vix inter se solent fratres convenire. Factus ergo tanquam infidelis, lege Domini neglecta, Christianis quanta poterat, inferebat dispendia, captosque casu sive in praelio, sive in expugnatis municipiis, vinculis mancipatos, in terras hostium inferebat venales. Princeps ergo Antiochenus et de regione illius majores, videntes quolibet hostium protervius praedictum nequam hominem in Christianos desaevire, arma contra eum corripiunt, licet exemplum sit periculosum, fideles contra eos qui eadem professione censentur, arma corripere, instarque belli civilis videatur habere; mala tamen confratribus illata, non audent dissimulare; sed bellum inferunt et hostem publicum denuntiant.

Interea dominus rex audiens, quod in partibus illis exortum erat scandalum, partes suas in his quae ad pacem sunt, interponere cupiens, cum familiari comitatu ad partes descendit Antiochenas; inde domesticos nuntios ad praedictum immanissimum et a Deo destitutum Melier dirigit, petens ab eo et obnixe postulans quatenus cum eo in loco sibi beneplacito, die competente ad colloquium descenderet. Quod verbum cum ille quasi gratanter videretur accepisse, corde tamen longe erat ab eo. Cumque ter vel quater dominus rex id ipsum per nuntios tentasset efficere, in fine tamen malitiosi hominis deceptus versutiis, in ea parte non profecit. Tandem, collectis de universa provincia militaribus copiis, in terram ejus omnis illarum partium Christianus descendit exercitus; ubi in campestribus Ciliciae (nam conscendere in montes durum erat, et difficile) regionem obambulant, fruges incendunt, municipia contendunt expugnare, ecce nuntius verbi sinistri bajulus ad dominum regem accedit, significans, quod et verum erat, quod Noradinus secundae Arabiae metropolim Petram, quae alio nomine Crac appellatur, obsederat. Quo audito, dominus rex anxius plurimum, cum suo familiari comitatu, sumpta a domino principe licentia, cum omni celeritate revertitur; sed, antequam in regnum se reciperet, principes regionis prudenter et strenue regni robur collegerant universum; domino quoque Radulpho episcopo Bethlehemita crucem Dominicam deportante, domino Henfredo constabulario exercitus curam committunt. Dumque impigre et sine dilatione ad locum properant destinatum, ecce nuntius proficiscentibus occurrit, dicens (sicut et verum erat) Noradinum salva urbe, obsidione soluta, ad propria reversum. Adveniens ergo rex in regnum, praeter spem, votis tamen consonam, invenit tranquillitatem.

CHAPITRE XXVIII.

Le noble et magnifique seigneur Toros, dont j'ai déjà parlé en plusieurs rencontres, prince illustre des Arméniens, étant mort vers le même temps (03), son frère, nommé Mélier (04) homme très-méchant, voulant recouvrer l'héritage de Toros, se rendit auprès de Noradin , et le supplia avec les plus vives instances de lui confier une partie de ses chevaliers, afin d'aller reconquérir par la force la succession de son frère. Après la mort de celui-ci, un certain Thomas, neveu des deux frères et fils d'une sœur à eux, ayant été appelé par les princes de ce pays, s'était mis en possession et jouissait tranquillement de toute la principauté de son oncle. Il était latin d'origine, mais avait peu d'habileté et se montrait peu soigneux de vivre en bonne intelligence avec ceux qui l'avaient appelé, et d'être généreux à leur égard. Mélier, ayant offert à Noradin les conditions qui semblaient pouvoir lui convenir le mieux, obtint de lui ce qu'il désirait, un grand nombre de chevaliers, et, fort de ce secours, il fit ce que n'avaient jamais fait ses ancêtres, en conduisant lui-même les infidèles dans l'héritage de sa famille. Il entra à main armée sur les terres de son frère, en expulsa son neveu et s'empara de tout le pays. Aussitôt qu'il eut pris possession du pouvoir, il commença, pour premier acte de son gouvernement, par chasser de la Cilicie tous les frères chevaliers du Temple qui y habitaient, quoique lui-même eût appartenu antérieurement à cet ordre -, il contracta ensuite avec Noradin et les Turcs une étroite alliance , .telle que celle qui unissait les frères. Devenu en quelque sorte infidèle, oubliant la loi du Seigneur, il faisait aux Chrétiens tout le mal possible, et lorsque le hasard en livrait quelques-uns entre ses mains, soit dans un combat, soit dans quelque place enlevée de vive force, il les faisait charger de fers, et les transportait sur le territoire de l'ennemi pour les vendre. Le prince d'Antioche et les grands seigneurs de ce pays, voyant cet homme méchant exercer ses fureurs contre les Chrétiens avec plus d'emportement que tout autre ennemi, prirent les armes pour marcher contre lui. C'était un dangereux exemple; les fidèles s'armant contre ceux qui étaient censés appartenir à la même foi, semblaient présenter l'image d'une guerre civile; mais enfin, ceux-ci, ne voulant pas souffrir plus longtemps les maux faits à leurs frères, déclarèrent la guerre à Mélier., et le proclamèrent un ennemi public.

Le seigneur Roi cependant, instruit du scandale nouveau qui survenait dans ce pays, et désirant interposer sa médiation pour rétablir la paix, se rendit avec son escorte particulière dans les environs d'Antioche, et envoya de là ses domestiques à ce cruel Mélier, abandonné de Dieu même, lui faisant demander instamment de se rendre au lieu et au jour qui lui conviendraient pour avoir une conférence particulière avec lui. Mélier parut d'abord agréer cette proposition avec joie, mais dans le fond du cœur il était loin d'y consentir. Le seigneur Roi lui expédia trois ou quatre messages consécutifs, et après avoir été plusieurs fois trompé par les artifices de cet homme rusé, il reconnut enfin qu'il n'y avait rien à en attendre. On convoqua donc les chevaliers dans toute la province, et l'armée chrétienne de ce pays entra sur le territoire de Mélier. Elle se répandit dans les plaines de la Cilicie, car il eût été trop pénible et trop difficile de gravir sur les montagnes ; elle incendia les récoltes, et faisait tous ses efforts pour s'emparer des places, lorsqu'un messager, porteur de mauvaises nouvelles, arriva auprès du seigneur Roi et lui annonça, ce qui n'était que trop vrai, que Noradin avait mis le siège devant la ville de Pétra, autrement appelée Krac, métropole de la seconde Arabie. A ce récit, le Roi vivement inquiet, prit congé du seigneur prince d'Antioche, et repartit en tonte hâte, avec son escorte particulière. Mais avant qu'il fût arrivé dans le royaume, les princes du pays avaient rassemblé toutes les forces avec autant de sagesse que de valeur; le seigneur Raoul, évêque de Bethléem, s'était chargé de porter la croix vivifiante, et l'on avait confié le commandement de l'armée au seigneur Honfroi le connétable. Tous se rendaient avec ardeur et sans le moindre retard au lieu de leur destination, lorsqu'ils rencontrèrent sur leur route un messager qui venait leur apprendre, comme le fait était vrai, que Noradin avait abandonné le siège de la place pour rentrer dans ses Etats. Aussi lorsque le Roi arriva dans son royaume, il le trouva, à sa grande surprise et cependant avec une vive satisfaction, en parfaite tranquillité.

 

CAPUT XXIX.

Salahadinus trans Jordanem castrum, cui nomen mons Regalis est, obsidet; sed nihil proficiens, ad propria revertitur.

Anno sequenti, Salahadinus cum ingentibus copiis et infinito equitatu circa initium autumni, in regiones nostras introitum parat, ex omni Aegypto copias educens innumerabiles; transcursaque solitudine, ad eum locum pervenerat, qui dicitur Cannetum Turcorum. Rex autem ejus adventum praesentiens, exercitus suos collegerat; et assumpto sibi domino patriarcha, cum vivifico et venerabili Dominicae crucis ligno, circa Bersabee castra locaverat, ut de vicino advenientibus hostibus commodius posset occurrere. Distabat autem locus, ubi ille cum suis expeditionibus dicebatur esse, a castris regiis vix milliaribus sexdecim; nondum tamen apud dominum regem pro constanti habebatur, quod ad illum pervenisset locum. Verumtamen erat, quod aquarum commoditatem secutus, ibi castrametatus erat. Habita igitur deliberatione cum principibus suis, quasi de industria ejus occursum declinarent, diversas studiose ingrediuntur vias. Expeditiones igitur, et omnem populum versus Ascalonam dirigunt, ejus occursum verbo quaerentes, quem in proximo positum declinaverant studiose. Deinde Darum venientes, indeque ad locum supra nominatum reducentes exercitum, inutiliter impensas et operam consumpserunt.

Ille enim Idumaeae campestria secutus, in Syriam Sobal cum suis cohortibus ascendens, castrum, quod universae regionis caput est, et singulare praesidium, obsidet; et quantum loci patitur opportunitas, studiis impugnat ardentibus. Erat autem municipium in colle situm edito, turribus, muris et antemuralibus egregie munitum; eratque ei suburbium extra praesidium situm in declivo collis, in loco tamen adeo sublimi et arduo, ita ut neque assultus, neque arcuum vel machinarum formidarent ictus; erantque loci illius habitatores fideles universi; quo amplior eis fides haberi poterat. Praeterea armis et victu, et viris, pro captu loci sufficientibus, diligenter satis erat instructum. Ubi cum per dies aliquot inutiliter consumpsisset operam, videns quod non proficeret, indicto suis reditu, viam solitudinis ingressus, in Aegyptum reversus est.

CHAPITRE XXIX.

 L'année suivante, vers le commencement de l'automne, Saladin se disposa à entrer dans notre pays avec beaucoup de troupes et une cavalerie innombrable; ayant en effet rassemblé dans toute l'Egypte des forces infinies, il traversa le désert, et arriva au lieu appelé le champ de Cannes des Turcs. Le Roi, instruit de sa prochaine arrivée, avait aussi convoqué son armée ; et prenant avec lui le seigneur patriarche portant le bois vénérable de la croix vivifiante, il était allé dresser son camp auprès de Bersabée, afin d'être mieux à portée de marcher à la rencontre des ennemis. Son camp se trouvait ainsi placé à seize milles tout au plus du lieu où l'on disait que Saladin était arrivé avec ses troupes, et même alors il n'était pas encore parfaitement certain que Saladin fût en effet où on l'annonçait, quoiqu'il fût vrai cependant qu'il y avait campé en recherchant le voisinage des eaux. Le Roi ayant alors tenu conseil avec ses princes, il fut résolu que les Chrétiens éviteraient la rencontre de Saladin, et à cet effet ils prirent de dessein prémédité une route différente, Les troupes et tout le peuple dirigèrent leur marche vers Ascalon, affectant cependant de chercher toujours l'ennemi qu'ils avaient évité naguère avec intention, lorsqu'ils s'étaient trouvés tout près de lui. Us se rendirent de là à Daroun, et revinrent de nouveau sur le point que j'ai indiqué d'abord, faisant ainsi des courses et des dépenses tout-à-fait inutiles.

Saladin, pendant ce temps, traversa les plaines de l'Idumée, entra dans la Syrie de Sobal avec toutes ses troupes, alla mettre le siège devant un château fort qui est comme la clef et le boulevard de tout ce pays, et poussa son attaque aussi vivement que le lui permit la disposition des localités. Cette forteresse était située sur une colline élevée, et solidement défendue par ses tours, ses murailles et ses remparts : le faubourg extérieur occupait le penchant de la colline, et était placé cependant sur un point assez élevé et assez escarpé pour n'avoir point à redouter l'effet des assauts ou l'atteinte des arcs et des machines : en outre, tous les habitants de ce lieu étaient chrétiens, ce qui faisait un motif de plus de se fier entièrement à eux : enfin, la forteresse avait été approvisionnée avec soin et possédait tout ce qui lui était nécessaire pour sa défense, en armes, en vivres et en hommes. Aussi après avoir employé quelques jours à l'attaquer sans obtenir aucun résultat, et désespérant de parvenir à s'en emparer, Saladin donna l'ordre de départ, reprit la route du désert et rentra en Egypte.

CAPUT XXX.

Salahadinus terram trans Jordanem universam depopulatur. Rex in loco cui nomen Carmelus, exercitum detinet. Comes Raimundus Tripolitanus de carcere revertitur.

Sequenti anno, qui erat regni domini Amalrici decimus, videns idem Salahadinus quod anno praecedente contra nostros non multum profecerat, volens praeteritos redimere defectus, congregata ex universis Aegypti finibus infinita militia et ingentibus copiis, in regnum iterum introire disponit. Et ingressus solitudinem, ut magis occultus accedat, tantoque majorem nocendi inveniat habilitatem, eamdem regionem, in quam anno proxime praeterito ascenderat cum suis exercitibus, mense Julio, ingressus est. Rex autem, ejus adventu praecognito, universae regni militiae robur secum trahens, illi usque in solitudinem occurrit; ubi cum ei nuntiatum esset, quod in Syriam Sobal, sicut anno praedicto, declinasset, timens eum illuc sequi, ne forte regem audiens post se venientem, ex opposita parte regnum depopulaturus ingrederetur, ascendit in montem et locum sibi deligens ad stationem congruum, secessit in Carmelum. Est autem hic Carmelus non ille mons, qui in maritimis situs est, Eliae familiaris; sed viculus quidam, ubi olim stulti Nabal domicilium legitur fuisse. Hunc ergo locum sibi prudenter delegit, propter aquarum commoditatem; erat enim ibi vetus et ingentis magnitudinis piscina, quae ad usum universi exercitus aquarum ministrabat copias. Sed et vicinus erat ei regioni quae est trans Jordanem, locus praedictus, ita ut sola vallis Illustris, in qua mare jacet Mortuum, media utramque disterminet regionem. Facilius ergo et crebrius erat nostris, de factis hostium audire nova, et eorum statum cognoscere.

Interea Salahadinus, dum rex propter praedictam causam ad praedictas partes dubitat accedere, quidquid extra praesidia reperit, tradens incendiis, arbusta succidens et vineas, suburbana confringens, in regionem totam pro arbitrio desaevit. Tandem pro votis tyrannide potitus, in Aegyptum circa finem Septembris reversus est.

Per idem tempus, dominus Raimundus junior, Raimundi senioris filius, comes Tripolitanus, octavo anno captivitatis suae, quibus in mendicitate et ferro apud hostes detentus fuerat, datis pro se aureorum millibus octoginta, pristinae se restituit libertati, ad avitum rediens comitatum; quem dominus rex benigne suscepit redeuntem; et terram suam, quam medio conservaverat tempore, sine difficultate restituit. Insuper etiam, ut ad persolvendum redemptionis suae pretium esset idoneus, regia liberalitate in eum plurima contulit. Sed et principes suos et Ecclesiarum praelatos, exemplo sui itidem facere, cum effectu persuasit.

CHAPITRE XXX.

L'année suivante, qui était la dixième du règne du seigneur Amaury (05), Saladin, mécontent de n'avoir obtenu aucun succès dans sa précédente expédition, et désirant de réparer cet échec, convoqua de nombreux chevaliers et des forces considérables dans tout le territoire de l'Egypte, et se disposa à rentrer de nouveau dans notre royaume. Il marcha donc à travers le désert, et afin de pouvoir s'avancer plus secrètement , et de trouver d'autant plus de moyens de nous nuire, il entra au mois de juillet dans le pays qu'il avait parcouru déjà l'année précédente avec toutes ses armées. Le Roi cependant, informé de sa prochaine arrivée, et traînant à sa suite tous les chevaliers de son royaume, marcha aussi vers le désert à la rencontre de son ennemi. On lui annonça qu'il s'était dirigé vers la Syrie de Sobal, comme il avait fait dans sa précédente expédition : craignant de l'y aller chercher, et de peur qu'en apprenant son arrivée Saladin n'entrât dans le royaume par un autre côté, et n'y exerçât ses ravages, le Roi monta sur la montagne, et choisissant le lieu où il lui parut le plus convenable de se poster, il se retira à Carmel. Ce Carmel n'est point la montagne du même nom, située sur les bords de la mer, et qui fut la résidence habituelle d'Elie ; c'est un petit village où les Écritures nous apprennent qu'habitait autrefois l'insensé Nabal (06). Le Roi choisit cette position dans sa sagesse, à cause de la facilité qu'il y avait d'y trouver de l'eau, car on y voyait une ancienne et immense piscine qui pouvait fournir en abondance toute l'eau nécessaire à l'armée. De plus, ce point se trouvait dans le voisinage du pays situé au-delà du Jourdain, et n'en était séparé que par la vallée illustre qui forme la délimitation, et dans laquelle on voit la mer Morte. Par ce moyen, notre armée pouvait avoir plus facilement et plus souvent des renseignements sur les mouvements des ennemis, et connaître au juste leur situation.

Tandis que le Roi ne pouvait se décider à suivre Saladin dans la Syrie de Sobal, par les motifs que j'ai rapportés, celui-ci faisait livrer aux flammes tout ce qu'il trouvait en dehors des places fortifiées ; il faisait couper aussi les arbres et les vignes, détruisait les faubourgs et les lieux ouverts, et exerçait à son gré ses fureurs sur toute la contrée. Enfin, après s'être livré à tout l'emportement de ses passions, il retourna en Egypte vers la fin du mois de septembre.

Vers le même temps le seigneur Raimond le jeune, fils de Raimond l'ancien, et comte de Tripoli, prisonnier depuis huit ans, et languissant chez les ennemis dans les fers et dans la misère, ayant promis de donner pour sa délivrance quatre-vingt mille pièces d'or, recouvra sa liberté et revint dans le comté de ses ancêtres (07). Le seigneur Roi l'accueillit avec bonté à son retour, et lui rendit son héritage sans aucune difficulté, après le lui avoir conservé pendant le temps de son absence. Il lui donna en outre beaucoup d'argent, dans sa royale libéralité, pour l'aider à acquitter le prix de sa rançon ; son exemple et ses exhortations déterminèrent en outre les princes du royaume et les prélats des églises à lui offrir des secours du même genre.

CAPUT XXXI.

Describitur Assissinorum secta, et missio legati eorum ad dominum regem.

Accidit eisdem diebus apud nos res periculosa nimis, et detestabilis, regno et Ecclesiae, usque in presens tempus, et fortasse in perpetuum lugenda. Quod ut plenius innotescat, sumendum est altius narrationis exordium.

In provincia Tyrensi, quae Phoenicis dicitur, circa episcopatum Antaradensem, est quidam populus, castella decem habens cum suburbanis suis; estque numerus eorum, ut saepius audivimus, quasi ad sexaginta millia, vel amplior. Hi non haereditaria successione, sed meritorum praerogativa magistrum solent sibi praeficere et eligere praeceptorem, quem spretis aliis dignitatem nominibus, Senem vocant; cui tantae subjectionis et obedientiae vinculo solent obligari, ut nihil sit tam durum, tam difficile tamque periculosum, quod ad magistri imperium, animis ardentibus non aggrediantur implere. Nam inter caetera, si quos habent principes odiosos aut genti suae suspectos, data uni de suis, vel pluribus, sica, non considerato rei exitu, utrum evadere possit, illuc contendit, cui mandatum est; et tam diu pro complendo anxius imperio, circuit et laborat, quousque casu injunctum peragat officium, praeceptoris mandato satisfaciens. Hos tam nostri quam Sarraceni (nescimus unde deducto nomine) Assissinos vocant. Hi etiam annis quadringentis Sarracenorum legem et eorum traditiones tanto zelo coluerunt, ut respectu eorum omnes alii quasi praevaricatores judicarentur, ipsi autem legem viderentur implere. Contigit autem diebus nostris, quod magistrum sibi praefecerunt virum facundissimum, subtilem, et acris valde ingenii. Hic, praeter morem majorum suorum, coepit habere penes se Evangeliorum libros et codicem apostolicum; quibus continuato incumbens studio, miraculorum Christi et praeceptorum seriem, sed et Apostoli doctrinam, multo labore, aliquantisper assecutus erat.

Inde conferens Christi et suorum suavem et honestam doctrinam, cum iis quae miser et seductor Mahemet complicibus suis et deceptis ab eo tradiderat, coepit sordere quidquid cum lacte biberat, et praedicti seductoris immunditias abominare. Eodem quoque modo populum suum erudiens, ab observantia illius superstitionis cessare fecit, oratoria quibus antea usi fuerant dejiciens, eorum jejunia solvens, vinum et suillas carnes suis indulgens. Tandem ad interiora legis Dei volens procedere, virum prudentem, in consiliis providum, eloquentem et magistri sui doctrinam redolentem, nomine Boaldelle, ad dominum regem dirigit, verba secreta deferentem; quorum praecipuus et maximus erat articulus, quod si fratres militiae Templi, qui castella regioni eorum habebant contermina, duo millia aureorum, quae singulis annis de hominibus eorum quasi pro tributo solebant assumere, eis vellent remittere, et fraternam deinceps observare charitatem, ipsi ad fidem Christi et baptisma convolarent.

CHAPITRE XXXI

Il arriva vers le même temps un horrible événement, qui a eu jusques à présent des conséquences funestes pour nous, pour le royaume et pour l'Eglise : mais afin d'en faire mieux connaître les détails, je crois devoir reprendre mon récit d'un peu plus haut.

Il y a dans la province de Tyr, autrement appelée Phénicie, et dans les environs de l'évêché d'Antarados, un peuple qui possède dix châteaux forts, avec leurs faubourgs et dépendances, et dont la force est de soixante mille âmes et même plus, d'après ce que j'ai très-souvent entendu dire. Ce peuple est dans l'usage de se donner un maître et de se choisir un chef qui gouverne, non point en vertu de droits héréditaires, mais uniquement par privilège de mérite, et que l'on appelle le Vieux, à l'exclusion de tout autre titre qui pourrait indiquer une dignité : le lien de soumission et d'obéissance qui engage tout le peuple envers ce chef est si puissant qu'il n'est rien de pénible, de difficile, de périlleux, que chacun de ceux qui en font partie n'entreprenne d'exécuter avec la plus grande ardeur, dès que le maître l'a commandé. S'il existe par exemple un prince odieux ou redoutable à cette race, le chef remet un poignard à l'un ou à plusieurs des siens, et aussitôt celui qui en reçoit l'ordre part, sans examiner quelle sera la suite de l'événement ni s'il lui sera possible de s'échapper, et va, dans son zèle ardent pour l'accomplissement de sa mission, courir et se fatiguer aussi longtemps qu'il est nécessaire, jusqu'à ce que le hasard lui fournisse l'occasion de faire ce qui lui a été prescrit, et d'accomplir les volontés de son maître. Notre peuple, aussi bien que les Sarrasins, les appelle Assissins, sans qu'il me soit possible de savoir d'où leur est venu ce nom (08). Pendant quarante ans ils pratiquèrent la loi des Sarrasins, et se conformèrent à leurs traditions avec un si grand zèle que, comparés à eux, tous les autres peuples étaient estimés prévaricateurs, et qu'eux seuls semblaient accomplir la loi avec exactitude. De notre temps ils se donnèrent pour chef un homme doué d'éloquence, d'habileté et d'un esprit extrêmement ardent. Oubliant toutes les habitudes de ses prédécesseurs, cet homme fut le premier qui eût en sa possession les livres des Évangiles et le code apostolique (09) : il les étudia sans relâche et avec beaucoup de zèle, et parvint enfin à force de travail à connaître assez bien la série des miracles et des préceptes du Christ, ainsi que la doctrine de l'Apôtre.

Comparant alors cette douce et belle doctrine du Christ et de ses disciples avec les doctrines que le misérable séducteur Mahomet avait données à ses complices et à ses dupes, il en vint bientôt à rejeter avec mépris tout ce qu'on lui avait enseigné dès le berceau et à prendre en abomination les ordures du séducteur des Arabes. Il instruisit son peuple de la même manière, fit cesser les pratiques de son culte superstitieux , renversa les oratoires dont on s'était servi jusques alors, affranchit les siens des jeûnes qu'ils observaient et leur permit l'usage du vin et de la viande de porc. Voulant ensuite s'instruire plus à fond de la loi de Dieu, il choisit un homme sage, rempli de prudence dans le conseil, éloquent, déjà bien imbu de la doctrine de son maître, nommé Boaldelle, et l'envoya au seigneur Roi avec mission de lui porter en secret ses propositions, dont la première et la plus importante était que, si les frères chevaliers du Temple, qui possédaient des châteaux forts dans son voisinage, voulaient lui faire remise des deux mille pièces d'or qu'ils avaient coutume de prélever tous les ans sur son peuple en forme de tribut, et lui montrer désormais une charité fraternelle, tout ce peuple se convertirait à la foi du Christ et recevrait le baptême avec empressement.

CAPUT XXXII.

Occiditur a fratribus militiae Templi, Assissinorum legatus; et ingens in regno excitatur tumultus. Radulphus Bethlehemita episcopus vita decedit.

Rex autem, eorum legationem laeto animo et gratanter suscipiens, petitioni eorum sicut vir discretissimus erat, plenius annuens, aureorum duo millia, quorum ipsi annuam praestationem relaxari postulabant, de suis propriis redditibus, praedictis fratribus refundere, ut dicitur, paratus erat; nuntiumque quem apud se pro verborum consummatione diu detinuerat, ad proprium magistrum, dato sibi duce itineris, et proprii custode corporis, ut oblatum verbum penitus absolveretur, remisit. Qui dum cum itineris consorte et dato duce Tripolim pertransisset, fines suos ingressurus in proximo, subito de fratribus supradictis, ex improviso strictis gladiis irruentes, hominem de regio ducatu, et nostrae gentis fidei sinceritate praesumentem, incautum et nihil verentem tale, laesae majestatis crimen incurrentes, occiderunt. Quod audiens rex, prae facti atrocitate, ira et quasi insania succensus vehementer, convocatis regni principibus, in injuriam suam quidquid acciderat, asserens redundare, instrui quaerit, quid eum oporteat facere. Tandemque de communi principum consilio, consulitur, verbum quod acciderat non esse negligendum; nam in eo et auctoritas regia videbatur deperire; et Christiani nominis fides et constantia immeritam contrahere infamiam, et Orientalis Ecclesia, Deo placitum, et jam paratum incrementum amittere. Mittuntur ergo de communi consilio nobiles quidam, Seiher de Mamedune et Godescalcus de Turholt, ad hoc specialiter selecti, qui a magistro praedictorum fratrum, Odone de Sancto Amando, exigant, ut tanti excessus et tam piacularis flagitii, regi et regno universo satisfactionem exhibeant. Dicebatur autem quidam frater eorum, Galterus videlicet de Maisnilio, vir nequam et monoculus, cujus spiritus in naribus ejus, omnino penes se nihil discretionis habens, de conscientia tamen fratrum, hoc fecisse. Unde, ut dicitur, ei praeter debitum parcendo, domino regi per nuntios significavit, fratri qui hoc commiserat, se poenitentiam injunxisse, et ita cum injuncta poenitentia, ad dominum papam se eum directurum; inhibere autem ex parte domini papae, ne in praedictum fratrem manus quis auderet injicere violentas. Adjecit etiam et alia a spiritu superbiae, quo ipse plurimum abundabat, dictata, quae praesenti narrationi non multum necessarium est interserere. Rex autem pro eodem negotio apud Sidonem constitutus, eumdem magistrum cum multis ex fratribus ejus, et eodem malefactore reperit; habitoque consilio, cum iis qui ejus viam illuc comitabantur, praedictum majestatis reum, de domo eorum violenter educi fecit, et Tyrum in vinculis traductum, carceri fecit mancipari. Tandem hujus verbi occasione paulo minus universum regnum habuit ruinam irreparabilem sustinere. Rex tamen et apud Assissinorum magistrum, cujus tam sinistro casu legatus deperierat, de sua allegans innocentia, immunis apparuit; et cum praedictis fratribus, temperato satis usus moderamine, usque ad obitus diem rem dimisit indiscussam. Dicitur tamen, quod si de suprema illa convaluisset aegritudine, cum regibus et principibus orbis terrarum, quaestionem illam proposuerat per honestissimos nuntios diligentius pertractare.

Vere autem proxime subsecuto, venerabilis frater dominus Radulphus felicis memoriae Bethlehemita episcopus et regius cancellarius, vir liberalis et benignus admodum, diem fatalem ingressus est, in capitulo ecclesiae suae honorifice sepultus; post cujus obitum, dum in eadem ecclesia de pastore substituendo tractatus haberetur, votis dissonis deciderunt in quaestiones difficiles, quae domini Balduini, successoris domini Amalrici et filii ejus, vix terminatae sunt anno secundo; quae praedictam ecclesiam ad multa traxerunt dispendia.

CHAPITRE XXXII.

 Le Roi reçut ces offres avec joie et satisfaction, et comme il avait beaucoup de discernement, il résolut de consentir à la demande qui lui était faite, et se disposa même, à ce qu'on assure, à payer aux frères du Temple, sur ses propres revenus, les deux mille pièces d'or dont les Assissins sollicitaient la remise. Après avoir longtemps retenu leur député pour conclure un arrangement avec lui, il le renvoya auprès de son maître, afin de terminer définitivement le traité, et lui donna un guide pour l'accompagner dans sa marche et veiller à la sûreté de sa personne. Cet homme avait déjà dépassé la ville de Tripoli, toujours suivi de son compagnon de voyage, et sur le point d'entrer dans son pays, quand tout-à-coup quelques-uns des frères du Temple tirant leur glaive et s'élançant à l'improviste sur le voyageur qui s'avançait sans crainte et sans précaution , marchant sous la protection du Roi et se confiant en la bonne foi de notre nation, le massacrèrent, se rendant ainsi coupables du crime de lèse-majesté. Le Roi, en apprenant cet horrible attentat, fut saisi de colère et comme d'un accès de rage : il convoqua aussitôt les princes du royaume, leur déclara que ce qui venait d'arriver était une offense dirigée contre lui-même, et demanda leur avis sur ce qu'il avait à faire. Les princes, assemblés en conseil, reconnurent qu'on ne pouvait fermer les yeux sur un tel événement , puisque l'autorité royale se trouvait gravement compromise ; que l'opprobre attaché à une telle action pouvait retomber injustement sur le nom chrétien et décréditer tous ceux qui le portaient-, qu'enfin l'Église d'Orient était en péril de perdre une conquête agréable à Dieu et déjà regardée comme certaine. On élut dans le conseil deux nobles, Seher de Malmedy et Gottschalk de Turholt, qui furent spécialement chargés de se rendre auprès du maître des chevaliers du Temple, Odon de Saint-Amand, et d'exiger qu'il donnât satisfaction au Roi et à tout le royaume, en expiation d'un crime aussi exorbitant. On accusait de ce crime un certain frère du Temple, nommé Gautier du Mesnil, homme méchant et borgne, mais stupide et n'ayant aucune espèce de discernement ; on disait cependant qu'il n'avait commis ce meurtre que du consentement des frères. Aussi fut-il, à ce qu'on assure, ménagé beaucoup plus qu'il n'aurait du l'être. Le maître du Temple annonça au Roi, par un exprès, qu'il avait infligé une pénitence à celui des frères à qui l'on reprochait cette action, et qu'il l'enverrait au seigneur Pape, chargé de cette punition ; en même temps il prononça, de la part du seigneur Pape, la défense à qui que ce fût d'oser faire la moindre violence à ce même frère. Il ajouta encore à ce message beaucoup d'autres paroles, dictées par cet esprit d'arrogance et d'orgueil qui lui était habituel ; mais il ne me paraît pas nécessaire de les rapporter. Le Roi se rendit à Sidon pour cette affaire, et y trouva le maître du Temple avec beaucoup de ses frères, entre autres celui qu'on accusait du crime. Après avoir tenu conseil avec ceux qui l'avaient accompagné dans son voyage, le Roi fit enlever de vive force, dans la maison des frères, le coupable de lèse-majesté, le fit charger de fers et l'envoya à Tyr, où on l'enferma dans une prison. Cette affaire fut sur le point d'entraîner tout le royaume dans des malheurs qu'il eût été impossible de réparer. Cependant le Roi fit protester de son innocence auprès du chef des Assissins, dont le député avait péri si misérablement, et réussit à se justifier à ses yeux. Quant aux frères du Temple, il usa d'assez de modération à leur égard ; en sorte que l'affaire traîna jusqu'à l'époque de sa mort, et demeura ainsi sans conclusion. On assure toutefois qu'il avait résolu, s'il parvenait à se relever de la maladie dont il fut atteint, d'employer les plus honorables interprètes pour traiter à fond la question qui venait de s'élever, et s'entendre à ce sujet avec les rois et les princes, de toute la terre.

[1173.] Le printemps suivant notre vénérable frère, le seigneur Raoul, évêque de Bethléem et chancelier du royaume, homme très-généreux et d'une grande bonté, subit la loi commune,, et fut enseveli avec pompe dans le chapitre de son église. Après sa mort, on s'occupa dans la même église du choix de son successeur ; mais on ne put s'entendre , et il survint de telles difficultés qu'elles ne furent résolues, même avec beaucoup de peine, que dans la seconde année du règne du seigneur Baudouin, fils et successeur du seigneur Amaury; ce qui ne laissa pas d'exposer l'église de Bethléem à de grandes dépenses.

CAPUT XXXIII.

Moritur Noradinus. Rex Paneadem obsidet: et facta treuga recedit; collecta aegritudine Hierosolymam proficiscitur, ubi et infra paucos dies vita decedit.

Eodem quoque tempore, vix unius mensis elapso spatio, Noradinus maximus nominis et fidei Christianae persecutor, princeps tamen justus, vafer et providus, et secundum gentis suae traditiones religiosus, regni ejus anno vicesimo nono, mense Maio defunctus est. Hujus defectum rex audiens, confestim sine dilatione universas convocans regni vires, urbem obsidet Paneadensem. Quod audiens praedicti uxor principis, vires transcendens femineas, missa legatione ad dominum regem, ut ab obsidione discedat, eique pacem concedat temporalem, certam pecuniae in multa quantitate summam promittit; quam rex, ut ampliorem extorqueret, prima fronte visus est respuisse, obsidionem nihilominus continuans.

Cumque ibi per dies quasi quindecim, vigili opera et studio diligenti obsessos impugnasset, et tam machinis quam modis aliis, multiplices eis molestias intulisset, videns eos ad resistendum, singulis diebus animosiores, et plenius cognoscens quod non proficeret, et praedictae nobilis matronae legati pro pace impetranda instarent vehementius, suscepta pacta pecunia et viginti captivis equitibus de nostro populo libertati restitutis, animo majora concipiens, soluta obsidione reversus est, apud familiares conquerens, quod non satis sanus esset, nec in bona corporis habitudine. Inde dimissis expeditionibus, cum familiari comitatu Tiberiadem pervenit, ubi dysenteria coepit periculosissime laborare. Inde morbum metuens, per Nazareth et Neapolim, eques tamen, nec ita prorsus invalidus, Hierosolymam ingressus est. Ubi ingravescente valetudine, febre etiam coepit vehementissime laborare, cessante physicorum artificio, dysenteria. Cumque per dies aliquot ea febre supra vires affligeretur, praecepit ad se accersiri medicos Graecos, Syros et illarum nationum homines, petens instantissime ab eis, ut aliqua decoctiuncula alvum ejus solverent; quod cum ab eis impetrare non posset, fecit ad se consequenter vocari Latinos, a quibus id ipsum exigens, adjiciens etiam, ut sibi omnis rei imputaretur eventus; dederunt ergo ei decoctiunculam unam, qua sumpta, sine difficultate assellavit aliquoties, ita ut sibi videretur quod ei esset melius; antequam tamen corpus medicinae violentia exhaustum, sumpto cibo posset reficere, febre solita recurrente, in fata concessit. Mortuus est autem anno ab Incarnatione Domini 1173, V Idus Julii; regni vero duodecimo, mense quinto; aetatis vero tricesimo octavo. Sepultus est autem inter praedecessores suos, secus fratrem, in eadem linea, ante locum Calvariae; vir prudens et discretus, et ad regni gubernacula prorsus idoneus; cujus precibus et instantia, gesta tam praedecessorum suorum, quam sua, scripto mandare proposuimus praesenti.

CHAPITRE XXXIII.

Vers la même époque ; et tout au plus un mois après la mort de l'évêque, mourut Noradin( 10), le plus grand ennemi de la foi et du nom du Christ, prince juste cependant, habile, sage et religieux, du moins selon les traditions adoptées par son peuple; il mourut au mois de mai, et dans la vingt-neuvième année de son règne. Dès qu'il fut instruit de cet événement, le Roi convoqua, sans le moindre retard, toutes les forces de son royaume, et alla assiéger la ville de Panéade. La veuve de JNoradin en ayant été informée, et déployant une énergie supérieure à son sexe, envoya aussitôt une députation au seigneur Roi, pour lui demander de lever le siège et de consentir pour quelque temps à la paix, en acceptant une somme considérable d'argent. Le Roi, voulant lui en arracher encore plus, parut d'abord rejeter ses propositions avec mépris, et poursuivit ses opérations.

Il continua pendant quinze jours de suite, avec le plus grand zèle et sans se donner un moment de relâche, à attaquer les assiégés, et chercha à leur faire le plus de mal possible avec ses machines, et de toutes sortes de manières; mais voyant d'une part qu'ils s'animaient de plus en plus à la résistance, et qu'il lui serait impossible de parvenir à son but, et d'autre part ayant toujours auprès de lui les députés de la noble veuve de Noradin qui le sollicitaient vivement pour obtenir la paix, le Roi reçut l'argent qui lui avait été offert, et fit rendre la liberté à vingt chevaliers de notre nation; puis formant de plus grands projets, il leva le siège et se mit en route pour rentrer chez lui, en se plaignant aux gens de sa maison de n'être pas en très-bonne santé, et d'éprouver quelque malaise. Ayant renvoyé ses troupes, il se rendit à Tibériade avec son escorte particulière, et commença à tomber sérieusement malade de la dysenterie. Craignant de voir augmenter son mal, il partit, traversa les villes de Nazareth et de Naplouse, voyageant à cheval cependant, et n'étant pas tout-à-fait dénué de forces, et arriva enfin à Jérusalem. Sa maladie devint alors plus sérieuse ; il fut pris d'une fièvre très-violente, et la dysenterie cessa par l'effet de l'habileté des médecins. Mais comme la fièvre continuait pendant quelques jours à épuiser ses forces, il ordonna d'appeler des médecins grecs, syriens, ou de telle autre de ces nations, et leur demanda instamment de le dégager à l'aide de quelque médecine : ne pouvant l'obtenir de ceux-ci, il fit venir des médecins latins, et leur demanda la même chose, déclarant en outre qu'il prenait toutes les conséquences sur son compte. On lui donna donc une médecine ; il la prit, et elle l'évacua en effet à plusieurs reprises; il crut même se sentir soulagé ; mais avant que son corps, épuisé par la violence de ce remède, eût pu reprendre de nouvelles forces par quelques aliments, il fut de nouveau saisi par la fièvre, et mourut enfin l'an 1178 de l'incarnation du Seigneur, le 11 juillet, après un règne de douze ans et cinq mois, et dans la trente-huitième année de sa vie. Il fut enseveli au milieu de ses prédécesseurs, à côté de son frère, sur la même ligne, et en face du Calvaire. C'était un homme sage, rempli de discernement, et tout-à-fait propre au gouvernement d'un royaume; ce fut pour céder à ses instantes prières que nous résolûmes d'écrire, comme nous le faisons maintenant, l'histoire de ses prédécesseurs ainsi que la sienne.

(01 En 1171 ; c'était la neuvième année du règne d'Amaury, car il avait été couronné le 18 février 1162.

(02)  En 1172, la 10e année du règne d'Amaury.

(03)  D'après l'Art de vérifier les dates, Toros était mort avant 1170.

(04)  Milon , Mélich ou Mélier.

(05)  Je présume qu'il y a ici une erreur, et que cette seconde expédition de Saladin dans la Judée eut lieu également en 1172.

(06) Ce bourg de Carmel était situé sur une montagne de même nom, prés d'Hébron, dans le pays de la tribu de Juda.

(07)  Selon l'Art de vérifier les dates , Raimond II, comte de Tripoli, sortit de captivité en 1171.

(08) M. Silvestre de Sacy a prouvé que ce nom était la corruption du mot hachichin, et qu'il avait été donné aux Ismaéliens , vrai nom de celte singulière trihu, parce qu'ils faisaient usage d'une liqueur appelée hachich, extraite d'une préparation de feuilles de chanvre. On trouve dans l'Histoire des croisades de M. Michaud (t. ii, Pièces justificatives , p. 529-562) une lettre de M. Jourdain qui contient sur les Ismaéliens les détails les plus exacts et les plus curieux.

(09) Peut-être Guillaume de Tyr désigne-t-il par là les Épîtres de S. Paul.

(10)  D'après les recherches des orientalistes modernes , la mort de Noureddyn eut lieu le 15 mai 1174. Il en résulterait qu'il survécut à Amaury ; mais comme on ne peut supposer que Guillaume de Tyr se trompe sur un événement si importarit, et dont il était contemporain, il faut croire que sa chronologie était d'une année en arrière de celle que les orientalistes ont adoptée pour l'histoire de Noureddyn.