Grégoras

NICÉPHORE GRÉGORAS

HISTOIRE ROMAINE

LIVRE XXXVII.

 

Traduction française : VAL. PARISOT.

Oeuvre numérisée par Marc Szwajcer

 


 

NOTICE

sur

LE LIVRE XXXVII

DE

NICÉPHORE GRÉGORAS.

AVEC UNE TRADUCTION FRANÇAISE

 

PAR M. VAL. PARISOT.

 

HISTOIRE ROMAINE,

 

PRÉLIMINAIRES.

I.

OCCASION ET OBJET DE CE TRAVAIL.

On sait assez que Nicéphore Grégoras fut un des esprits les plus féconds et les plus encyclopédiques du XIVe siècle. Philosophie, théologie, littérature, sciences, tout attira successivement son attention; et il n'est aucune de ces branches du savoir humain sur laquelle ne se soient exercées, et sa parole toujours facile et abondante, et sa plume, dont souvent la rapidité a tenu du prodige. Boivin, reproduit par Fabricius (tome VII de la Biblioth. gr., éd. de Harles), a dressé un long catalogue de ses ouvrages, et ce catalogue peut-être n'est pas complet. Mais, quoi qu'il en soit, la plus précieuse de toutes ces productions sera toujours l’Histoire romaine, c'est-à-dire l’Histoire du Bas-Empire, dans laquelle cet ancien favori de Métochite, ce courtisan d'Andronic III, cet ennemi d'Andronic IV et de Cantacuzène, cet antagoniste implacable des Palamites, nous raconte les événements parfois si romanesques ou si dramatiques, et toujours si riches d'instruction, qui signalèrent la dernière période de l'empire d'Orient, depuis la prise de Constantinople par les Latins, en 1204, jusqu'au temps où l'approche de la mort le contraignit à cesser ses révélations. Grégoras, en effet, tient un des premiers rangs dans la collection des écrivains du Bas-Empire; et, dans la répartition qu'on fait des auteurs de la Byzantine sous quatre classes, il appartient à la première avec Zonaras, Nicétas et Chalcondylas, parce que, réunis eux quatre seuls, ils se trouvent former une histoire suivie et sans fortes lacunes de ces dix siècles et demi qui s'étendent de l'avènement d'Arcadius à la mort de Constantin Dragosès.

Il est donc véritablement à regretter qu'un monument de cette importance n'ait pas encore été publié dans son entier. Wolf, qui, le premier, porta la main à l'œuvre, ne prépara pour l'impression que les onze premiers livres, qui parurent, la traduction latine seule, à Bâle, en 1562, le grec et le latin à Genève, en i6o5. Près de cent années se passèrent avant qu'il fût donné suite à cette tentative, et que Boivin, devenu collaborateur de la célèbre Byzantine du Louvre, ajoutât (1702) aux onze livres de Wolf, réédités à peu près sans changement, les treize suivants, traduits aussi en latin, les uns par lui, les autres par Capperonnier. Il promettait formellement de faire paraître le reste ; et nul doute qu'il n'ait eu l'intention de tenir sa promesse, et qu'il ne réunit autour de lui toutes les conditions matérielles essentielles pour atteindre ce résultat. La première était d'avoir le manuscrit complet de l'Histoire de Grégoras. On n'en était pas là encore à Paris en 1698; mais, en 1699, un savant danois, Rostgaard, fit don à l'abbé Letellier, garde des manuscrits de la Bibliothèque royale, d'une copie de tous les livres historiques de Grégoras que nous ne possédions pas encore en France; et, comme on le devine, cette copie passa bientôt dans les mains de Boivin, à l'instigation duquel, sans doute, l'idée première en est due. Mais Boivin mourut, et bien près d'un siècle et demi s'est écoulé depuis ses travaux, sans que les quatorze et derniers livres qui compléteraient Grégoras aient vu le jour. La Byzantine de Bonn elle-même n'a jusqu'ici que les vingt-quatre premiers; et, bien qu'on nomme dans la préface, en tête du tome II de cette réimpression, un illustre helléniste par lequel on espère voir l'ouvrage complété sous peu de temps, il est visible qu'on a plus de désirs que d'espérance : trop d'autres labeurs de longue haleine et d'importance se disputent les veilles de M. Hase, pour qu'il condescende de sitôt au vœu qu'expriment les éditeurs de Bonn, et que toute l'Europe savante serait heureuse de le voir accueillir.

Croyant savoir qu'il ne faut pas compter sur cette bonne fortune, et ayant eu besoin, pour un travail que nous faisions sur Cantacuzène, d'examiner de près plusieurs auteurs ses compatriotes et ses contemporains, notamment les historiens, nous oserons tenter, à notre tour, de mettre à fin ce qu'a commencé Wolf, ce qu'a continué Boivin, ce que désirent voir finir les héritiers de la pensée de Niebuhr.

Mais, quoique la tâche que nous nous sommes imposée soit maintenant très avancée, nous ne voulons, pour le moment, présenter au public, et à titre d'essai, qu'un seul des quatorze livres inédits de l’Histoire de Grégoras, avec traduction française, variantes et notes. Ce sera le livre XXXVII (l'avant dernier de toute l’Histoire).

Ce livre est un de ceux qui manquaient encore, en 1698, à la Bibliothèque royale de Paris, et que nous n'avons que dans la copie de Rostgaard.

II.

DU MANUSCRIT DE ROSTGAARD, ET, OCCASIONNELLEMENT, DU MANUSCRIT DU VATICAN, SUR LEQUEL IL A ÉTÉ COPIÉ.

1. DESCRIPTION EXTÉRIEURE OU MATERIELLE DU MANUSCRIT.

Le manuscrit, ou, pour mieux dire, la copie de Rostgaard, porte actuellement le n° 3075 (dans la division des manuscrits grecs); primitivement, il a été numéroté 2962².

Tout ce qu'il contient a été extrait du manuscrit grec 1095 du Vatican. Le copiste a mis au bas de chaque livre, contuli ; et, en effet, il est aisé de voir, à diverses corrections évidemment opérées longtemps après coup, qu'on a soigneusement et pied à pied collationné toute la copie.

A quelques mots latins mêlés de grec que l'on trouve sur les marges, et qui sont de la même écriture que le texte courant, il est visible que la transcription est d'une main italienne; qu'en conséquence, Rostgaard l'a fait exécuter, et ne l'a point exécutée lui-même.

Toute» ces circonstances, au reste, se trouvent réunies dans l'intitulé suivant, lequel occupe le feuillet immédiatement antérieur au texte grec :

NICEPHORI GREGORAE

LIBRI TUM HISTORICI TUM DOGMATICI

QUOS

IN CODICIBUS REGIS CHRISTIANISSIMI DESIDERATOS

EX

MANUSCRIPTO BIBLIOTHECAE VATICANAE 1095

DESCRIBI CURAVIT

ET CUM IPSO CODICE OMNI CURA ET STUDIO

CONTULIT

FRIDERICUS ROSTGAARD,

ROMAE MDCXCIX.

 

..............................................................................................

III.

QUELQUES MOTS SUR LA PRÉSENTE PUBLICATION.

Une fois décidé à faire paraître comme échantillon d'une édition princeps de la dernière partie de l’Histoire romaine de Grégoras, un de ces quatorze livres inédits qu'on attend depuis si longtemps, et une fois notre choix fixé sur le livre XXXVII, il nous a semblé que publier le texte grec sans rien qui pût le contrôler ou l'éclaircir, ne serait qu'un bien mince service rendu à la science. De là notre résolution de joindre au texte et une traduction et des notes.

Quant au texte lui-même, la copie de Rostgaard ne faisant que représenter le manuscrit du Vatican, à certaines fautes près que nous avons essayé de caractériser, notre tâche était tracée : tout en nous écartant le moins possible de Rostgaard, nous avons dû ne nous attacher superstitieusement ni à son orthographe ni à sa ponctuation, ni même à son texte, quand incontestablement il était fautif. Revenir au texte romain, tel a dû être notre but, sauf dans ces cas rares où le texte romain lui-même est répréhensible. Agir d'une autre façon eût été outrer la fidélité; car, d'une part, il était presque toujours facile de découvrir, sous l'altération de Rostgaard, la leçon véritable, et de l'autre, nous nous proposions de prévenir toujours le lecteur des changements que nous introduisons ainsi. C'est ce que nous ne manquons jamais de faire dans les remarques jetées au bas du texte, sur deux colonnes; bien entendu que, généralement, nous jugeons inutile d'avertir lorsque nous modifions l'accentuation, lorsque nous ajoutons les iota souscrits, lorsque nous superposons ou plaçons autrement les esprits, lorsque nous réunissons ou séparons les syllabes correctement.

Ce ne sont pas, au reste, les seules remarques que nous jetions au bas des pages; et, sous la rubrique, Marge de Rostgaard, nous avons conservé et les sommaires des paragraphes et les autres mentions marginales que présente le manuscrit, sauf ce qui a trait à la coïncidence des pages.

Cette coïncidence, nous l'avons réservée pour la marge de notre propre texte : seulement nous ne nous sommes pas borné à donner la pagination du Vatican ; celle de Rostgaard marche parallèlement avec elle, alternant ra plupart du temps. On devinera facilement que R indique notre manuscrit, et V celui du Vatican; et l'on s'habituera vite à reconnaître dans le texte courant l'astérisque double comme signalant le commencement d'une page de la copie, l'astérisque simple comme se référant au manuscrit modèle.

Bien qu'au delà du paragraphe 4, le livre XXXVII n'offre plus de divisions, nous avons cru avantageux de continuer une numérotation. Le principe une fois admis, fallait-il regarder comme un même paragraphe tout ce qui se rapportait au même sujet, quitte à subdiviser ensuite? L'aventure de Khalil, par exemple, doit-elle être le paragraphe 5 ? Le récit des intrigues d'Alexis et de Roman pour le titre de métropolite de Russie, et l'abandon de la foi chrétienne par Olgierd, le paragraphe 6? S'il en était ainsi, les divers paragraphes seraient extrêmement inégaux entre eux. Bien que ce ne soit pas là une raison péremptoire pour rejeter cet arrangement, bien que, dans les livres publiés de Grégoras, les paragraphes ou chapitres soient subdivisés, nous avons préféré continuer la division simple et marcher uniformément par paragraphes. Comme évidemment Grégoras, au moins pour ses derniers livres, n'a pris aucun parti sur cet objet, nous étions libres; et notre méthode a l'avantage d'être la plus commode.

La traduction ensuite a dû nous occuper.

Quelque temps nous nous sommes demandé si nous l'exécuterions en latin ou en français. Un jour, sans doute, nous en publierons une dans la première de ces langues; et, si nous le faisions dès aujourd'hui, les premiers volumes du présent recueil nous fourniraient plus d'un exemple à citer en faveur du parti que nous aurions pris. Mais l'usage contraire est encore plus fréquent; et quand c'est surtout chez un public français qu'il s'agit de faire naître l'intérêt pour une future publication, il semble plutôt que c'est en français qu'il faut parler. C'est donc en notre langue que nous nous sommes déterminé provisoirement à faire parler Grégoras.

Quant au mode de traduction, la nature des choses nous indiquait ce qu'il y avait à faire. A coup sûr, nous ne devions pas consentir à être plat et servile à force de serrer le texte : toutefois une traduction princeps demande une fidélité plus stricte que d'autres. Nous nous sommes donc astreint à cette condition, dont le résultat est nécessairement d'enlever quelque chose à l'aisance des mouvements, à l'air de grâce et d'indépendance du style. Nous sollicitons, sous ce rapport, quelque indulgence de la part du lecteur, surtout pour les passages où Grégoras, s'embarrassant dans ses apologies ou dans les récriminations contre ce qu'il hait, multiplie les répétitions, les restrictions, les récapitulations : tels sont, surtout, le premier paragraphe, et, jusqu'à un certain point, le second et le dernier.

Restent les notes proprement dites. De quel genre devaient-elles être? — Puisque c'est un texte grec inédit que nous donnons, nous ne pouvons nous dispenser, de loin en loin, des notes philologiques, soit pour discuter le sens, soit, pour élucider des expressions, des tournures remarquables. Mais elles sont rares, et c'est surtout les notes historiques qui prendront de la place dans cette troisième partie de notre travail. Nous nous appliquerons à bien mettre en relief les faits et les dates, les grands traits et les détails, les hommes et les causes. Nous comparerons Grégoras et à lui-même et aux autres historiens, tant grecs qu'étrangers, tant ecclésiastiques que profanes. Nous signalerons ses inexactitudes, ses lacunes, en même temps que ses qualités, sa supériorité lorsqu'il sera supérieur. Nous terminerons par un tableau des notions dont seul ce livre XXXVII nous met en possession, et que nous ignorerions sans lui. Nous ne nous interdirons pas quelques mots sur la valeur littéraire des diverses parties de ce grand morceau historique. Il en ressortira, nous l'espérons, que ce n'est pas tout à fait à tort que nous avons porté notre choix sur cet avant-dernier livre de l'ouvrage de Nicéphore, pour nous en faire à la fois l'éditeur, l'annotateur et le traducteur.


 

NICÉPHORE GRÉGORAS.

HISTOIRE ROMAINE,

SOMMAIRE.

 

§ 1. Apologie de l'étendue donnée, dans les livres qui précèdent, aux débats ecclésiastiques

§ 2. Politique perfide des Génois par le passé et leur empiétement dans le présent : digression sur l'anarchie des costumes à Constantinople

§ 3. Mort d'Etienne VIII Douchan, et succès de Nicéphore Ducas en Thessalie

§ 4. Arrivée à Constantinople, — 1° de Marie de Bulgarie, fiancée à Andronic, fils de Jean VI, — 2° de la jeune veuve de Michel Açan

§ 5. Enlèvement de Khalil par des pirates de Phocée

§ 6. Sollicitations d'Ourkhan près de Jean VI, comme suzerain de Caiothète, qui gouverne Phocée ; prétentions exorbitantes de Calothète pour la rançon.

§ 7. Guerre à Calothète; siège de Phocée; danger que court Jean VI de la part de son allié l'émir de Sarou-Khan; l'émir pris à son propre piège: énergie de la sultane sa femme

§ 8. Ruine de Mathieu Cantacuzène, battu et pris par les Serbes, puis livré a Jean VI, qui s'éloigne de Phocée et néglige le siège

§ 9. Levée du siège de Phocée par les Grecs en l'absence de Jean ; entrevue de Proconèse entre ce prince et Ourkhan ; complot contre le premier.

§ 10. Entrevue d'Arkla entre l'empereur et Ourkhan; délivrance de Khalil à force d'argent et de concessions honorifiques à Calothète

§ 11. Khalil conduit à Constantinople par Jean VI et fêté avec éclat par toute la cour

§ 12. Khalil investi du gouvernement de Nicée, avec perspective d'être déclaré l'héritier présomptif des États d'Ourkhan

§ 13. Enormes chaleurs de l'été de 1358 et magnifique récolte de vin; tranquillité inusitée dont jouit la Thrace

§ 14. Soumission de Manuel Açan, le dernier adhérent armé des Cantacuzènes.

§ 15. Affaire de la primatie de l'Église rosse; grande population et richesses naturelles de la Russie; piété déployée par les Russes devenus chrétiens; Kief longtemps métropole suprême; titre dont ensuite est revêtue Vladimir la Grande; vertus de l'évêque Théognoste

§ 16. Idolâtrie des Lithuaniens; dispositions d'Olgierd, leur grand-duc, à se laisser baptiser, à condition que Roman devienne primat de l'Église russe

§ 17. Le patriarche de Constantinople consent d'abord; mais bientôt un compétiteur de Roman, Alexis, obtient partie de la primatie, et même, une fois Roman parti de Constantinople, fait remanier a son avantage la circonscription primitive; puis Calliste, après avoir un instant semblé décidé a rendre à Roman ce qu'il avait par le premier partage, ou plus, se laisse séduire par l'or d'Alexis, et revient à peu près à l'arrangement antérieur.

§ 18. Courroux d'Olgierd, et discours par lequel, tout en stigmatisant la cupidité des patriarches, il proteste, se saisissant de ce prétexte, qu'il s'en tiendra désormais a l'adoration du Soleil

§ 19. Invective de Grégoras contre la simonie et la versatilité des patriarches de Constantinople


 

LIVRE XXXVII.

1.

Quand j'entamai cette histoire, c'est surtout des événements politiques que j'avais pour but de mettre par écrit et de léguer aux générations à venir le récit et le tableau. Mais une bourrasque violente a brusquement fait explosion, et, avant que nous nous en aperçussions et que nous eussions fait nos dispositions pour y parer, un bouleversement, un désordre soudains ont rompu l'équilibre et le calme qui nous étaient propres et habituels, en ajoutant à tant d'autres faits un trait nouveau, — l'Église battue par les tempêtes et par les vagues. Or, comme, une fois le parti pris d'en tenir compte, il était indispensable, soit d'énumérer, soit de caractériser en détail les incidents, et d'annexer, de mêler ces fils nouveaux à la trame du récit, en un mot, d'enlacer les uns aux autres tous ces éléments, puisqu'ils avaient agi les uns sur les autres, comme la suite nous le montrera, et qu'ils formaient les uns avec les autres un réseau tel, que l'on ne pouvait en briser la cohésion et la dépendance mutuelles, — nous avons, sans nous en douter, au lieu d'une œuvre une de sujet et d'aspect, construit une œuvre complexe, une double histoire où se fondent les événements de la scène politique et de l'Eglise, contrairement à toute attente, contrairement aussi à notre plan primitif, grâce à des occurrences telles, qu'au milieu en quelque sorte du trajet, nous nous sommes trouvé contraint d'entasser digressions sur digressions , de n'avancer qu'en spirales, de reprendre les faits de haut en les adaptant, en les soudant à l'ensemble de la narration, puis, en maint endroit, de mener de front nombre d'épisodes, de mentions spéciales, et de faire des circuits en vingt façons, tantôt parcourant des intervalles considérables, tantôt serrant la côte de plus près. Qu'on ne nous sache donc pas mauvais gré de notre part à tout ceci, à nous qui subissons une nécessité à laquelle nous entraîne le cours des événements dont nécessairement l'état varie avec le temps. Car, puisque, en vertu de ce fait que les hommes ont âme et corps à leur service, c'est par deux principes opposés que se gouvernent les affaires humaines, réglées qu'elles sont tantôt par la nature, tantôt par les lois et les coutumes, inévitablement il doit se produire des existences différentes, puisqu'il y a des différences entre ce qui commande et ce qui obéit, entre ce qui impose la loi et ce qui, nous l'avons dit, reçoit la loi; il doit aussi se produire des changements, soit au bout de longues périodes chronologiques, soit par intervalles plus rapprochés, ceux-ci comme ceux-là tantôt voyant naître une moindre moisson de fautes, tantôt enfantant beaucoup plus de désordres qu'on ne l'attendrait d'an laps de temps si court, et cela tantôt par les mêmes, tantôt par d'autres agents, parfois voués d'un bout à l'autre de la vie aux mêmes délits et aux mêmes vertus, parfois passant à d'autres actes, pour ne pas dire à des actes tout contraires, et dont la physionomie et le mode varient en mille façons. Rien n'empêche donc que ce que nous avons pratiqué cent fois, sans croire rien faire d'absurde et sans passer pour absurde, nous recommencions, et aujourd'hui et plus tard, à le pratiquer sans crainte, soit de mériter, soit d'avoir l'air de mériter un reproche. L'indignation publique, au contraire, accumulerait de toute part les sarcasmes sur nous, si, par notre inaction, nous consentions à faire tort de la plus grande partie de leur gloire à ceux qui, maintenant inaltérable le culte de Dieu, s'attachent avec une affection passionnée à servir et à chercher le dogme vrai. Et quant à nous, ce serait un acte encore plus misérable que ridicule d'aller, après avoir publiquement et comme homme privé, au sein de périls terribles, issus de cette source, lutté jusqu'à la mort en faveur des saines doctrines par des actes éclatants, nous réduisant au silence et condamnant les éloges comme intempestifs, livrer en pâture à l'oubli des traits dignes à tous les instants de l'attention de tous. Ne balançons donc pas à revenir sur nos pas jusqu'au point d'où nous venons de nous écarter, et où notre marche s'est interrompue. Ceci posé, voici un fait auquel je remonte dès ce moment.

2.

Nous avons vu les possesseurs de la place de Galata, du jour où ils saisirent cette première et peu durable occasion que leur fournirent le sort aveugle et un hasard inespéré (j'entends ici les différends des deux Andronic les empereurs, ou, pour mieux dire, le soulèvement du jeune prince contre son aïeul), et ensuite celle de cette deuxième levée de boucliers qui, après la mort des deux monarques, mit Cantacuzène aux prises avec leur successeur en bas âge, et avec la mère de l'impérial enfant, avoir recours à tous les moyens et à vingt masques divers, pour entourer ceux-là d'abord, ceux-ci ensuite, de démonstrations qu'ils variaient suivant les temps, mais dont toujours le genre et le nombre étaient appropriés aux circonstances, soit que ce fussent de simples avis, soit qu'ils fournissent grosses sommes, forces militaires ou autres secours, pour ne pas parler des menaces qu'en secret, bien entendu, l'on employait à l'égard de ceux chez qui la séduction ne trouvait pas accès facile. Nous les avons vus tantôt s'adjoindre à l'un des deux partis, tantôt pencher vers l'autre côté par un jeu de bascule, et duper à tour de rôle chacun des rivaux pour son rival, tantôt de leur pleine volonté, tantôt en dépit d'eux-mêmes, vu que, bien souvent, les circonstances d'un état de choses entraînent et font courir tout ce qui s'y réfère, paroles et actes, à la dérive et loin du but qu'il faudrait atteindre. Nous les avons vus, grâce à tous ces artifices, étendre leurs limites à la sourdine, transformer une misérable enceinte à peine sortant de terre en fortifications, d'abord par une simple palissade en bois et des fossés profonds, puis par des murailles élevées, solides et presque inexpugnables.

Partant de là, leur ambition ne pouvait se contenir dans ces bornes, et consentir à rester en place. C'étaient sans cesse imaginations sur imaginations, auxquelles venaient se joindre des plans étranges et gigantesques. Ils furent donc prompts à s'emparer aussi de cette troisième occasion que leur offrit la querelle de Cantacuzène avec le jeune Paléologue pour la couronne. Épousant la cause du prince alors chassé, on peut le dire, et qui résidait à Ténédos, après l'avoir au préalable enchaîné par des serments, après en avoir tiré des pièces écrites portant toutes les concessions qu'ils voulurent, ils procédèrent par des voies secrètes, mais avec un zèle extrême et sans rien ménager, armes ni argent, à l'exécution de ce dont ils avaient par avance reçu le salaire.

Ce n'est pas tout. Un autre Latin, de même nation et dans les mêmes idées qu'eux, avait à lui une trirème, au moyen de laquelle il exerçait la profession de corsaire, et il y avait gagné des richesses. Voulant aussi faire son profit d'une circonstance qu'il regardait presque comme une aubaine, il vint de même trouver le prince dans l'île de Ténédos; et, par des promesses analogues, il s'empara de son esprit. Il en résulta que, lorsque le jeune exilé fut seul à la tête de l'empire, toutes ses promesses furent réalisées et ses alliés mis en possession : en d'autres termes, les uns agrandirent l'enceinte du fort, qui prit en long et en large, et tant au nord qu'à l'est et à l'ouest, tous les développements qu'on leur permit, tandis que l'autre reçut, avec la main de la sœur de l'empereur, l'île de Lesbos, à titre de dot. Voilà, parmi cent autres de même genre, un échantillon des calamités que le destin réduit à subir bon gré mal gré les infortunés habitants de Byzance, disons plutôt l'universalité des sujets de l'empire, — calamités qui toutes jaillissent et découlent, comme d'une source bourbeuse et amère, du despotisme avec lequel les puissants du jour traitent et les affaires gouvernementales et les dogmes religieux, déchaînant les orages et appesantissant la persécution sur tout ce qu'il y a de bien au monde, et par là, si je ne me trompe, obligeant le très Haut à restreindre l'exercice de sa providence. De là l'exclusion de toute espèce de saines doctrines, le renversement de la morale, les louanges prodiguées à contresens, et, chez à peu près tous les Romains adhérents de ce régime de fraîche date, la fréquence de coutumes nouvelles, hétérogènes et sans rapport aucun avec la sagesse, la solide instruction et l'ordre parfait qui réglaient et l'administration et la cour. En fait même de costumes, comment qualifier ces excentricités, ces dérogations aux formes connues et longtemps en usage, toutes aberrations grâce auxquelles on ne saurait plus distinguer un Romain d'avec l'enfant des races étrangères? En effet, les Romains aujourd'hui ne veulent ni s'habiller de pied en cap à la persane, à la mode latine, ni prendre franchement, soit l'habit gothique, soit telle ou telle des toilettes du Triballe ou du Myso-Péonien. Il leur faut de tout : ce que l'on appelle en musique l'échelle totale des sons et des effets, notre siècle l'a transporté au vêtement. Nous portons sur nous une bigarrure toute de contradictions; et nous voyons dans l'enceinte sacrée les fils de ceux qui nous sont les plus chers, en portant la coiffure latine se draper dans la robe du Perse et du Mède, puis tout au rebours, le lendemain, adopter tantôt un costume, tantôt un autre, parfois n'en vouloir aucun, et créer, chacun suivant son caprice et dans son indépendance, quelque mode monstrueuse et bizarre. Oh! c'est, je crois, par l'expresse permission de Dieu que les Romains se corrompent, se détraquent à ce point que ces tempêtes intérieures qui leur bouleversent l'âme, cette variété d'agitations, cette instabilité sans fin sur ce qui tient aux choses divines, elles se manifestent par leur tenue extérieure, et qu'eux-mêmes ils sont de prime abord leurs propres accusateurs aux yeux de qui les aperçoit et les rencontre. Et, de même qu'un navire au milieu des flots, quand une fois, privé de ses ancres, il est poussé vers la haute mer, trace mille courbes et court mille périls qu'on ne pouvait déterminer à l'avance, de même ici, la première énormité donnée, mille énormités ont suivi. Ainsi, d'abord, l'on a vu démolir ces palais immenses et merveilleux autrefois, et ces nobles édifices qui les entouraient; puis en même temps l'on a fait vente sur vente des colonnes, des mosaïques, des admirables marbres de toute nuance, transportés plus tard au fort de Galata. Que de charmants morceaux ont ainsi passé de notre rive à l'autre, avec tout ce qui faisait l'ornement et la splendeur jadis vantée de cette ville, la plus grande de l'univers 1 On en est venu à dépouiller les lieux saints et les églises de Dieu, qui, bien plus encore que le revêtement de ces beaux édifices profanes, donnaient du renom à la ville.

3.

Au commencement du printemps mourut le souverain des Triballes, le kral de Servie. Il en résulta, pour le jeune héritier, de grands troubles et de l'agitation dans les affaires du pays. non seulement les gouverneurs de province et les villes lui montrèrent peu de soumission; mais Nicéphore, le fils du comte de Céphallénie, que nous avons dit plus haut avoir été le gendre et un des partisans de l'empereur Cantacuzène, avant qu'il parvînt à s'emparer du trône, courut à l'instant chez les Acarnaniens et les Étoliens, et, les prenant comme auxiliaires, ainsi que le chef alors à la tête de tous ces parages, villes et campagnes, Simon, l'époux de sa sœur, lequel avait aussi pour père le défunt kral de Servie, il marcha sur les villes de Thessalie, encore sujettes du kral à ce moment, mais qui l'appelaient depuis longtemps, et qui alors lui ouvrirent volontairement leurs portes. Il s'acquit de cette façon un domaine de belle étendue, avec d'autant plus de facilité, qu'autour de lui affluèrent, à titre d'alliés, ceux des Albanais et des Illyriens qui étaient voisins des villes en question.

4.

La même époque vit arriver de Mysie, en qualité de fiancée du jeune empereur Andronic, fils de l'empereur Jean Paléologue, la fille du roi de Mysie. Marie était son nom, et son âge, le même à peu près que celui de son jeune époux; car à peine alors commençait-elle le cours de sa neuvième année. Sur ses pas venait Irène, quittant aussi la cour de Mysie. Elle était jadis partie de Byzance pour aller épouser le fils d'Alexandre; veuve au bout de quelques années et sans enfants, elle a continué de vivre là jusqu'à cet instant. Ainsi c'était du même père, c'était du roi Alexandre de Mysie qu'étaient nés et le prince naguère époux d'Irène, et la fiancée alors en route pour joindre ce jeune Andronic, dont Irène était la tante; mais deux mères différentes leur avaient donné le jour. Alexandre, en effet, avait répudié sa première femme, sans attendre sa mort, et avait introduit à sa place une juive, qu'il venait alors de présenter en personne aux saints fonts de baptême, et dont les charmes, disait-on, l'avaient enflammé.

5.

Ainsi se passèrent ces événements; et le printemps se termina sur l'entrefaite. Le commencement de l'été fut signalé par un événement en dehors de toute prévision, et que Dieu, j'imagine, permit tout exprès, afin de laisser les Romains reprendre haleine un instant, et n'être pas réduits au désespoir par la continuité des désastres subis depuis tant d'années. Ce fut, l'enlèvement d’un des fils d'Hyrkan, le satrape de Bithynie, par des pirates. En voici le détail.

Au sortir du détroit, qui forme comme le cou de l'Euxin, vient une petite mer, qui n'est ni très longue, ni très large, et dont on dirait presque la longueur égale à la largeur, la largeur peu différente de la longueur. Sur la gauche, sur la côte orientale de cette mer, le continent projette une langue de terre qui s'avance presque jusqu'au milieu d'elle, partageant la masse liquide en deux moitiés qui semblent deux jambes, et leur servant d'arête commune, de manière à former elle-même comme un isthme qui coupe et brise de part et d'autre les vagues houleuses, tandis que celles-ci sont comme deux rades qui, l'une et l'autre, sont également abritées par un côté de l'isthme, et que les indigènes, pour aider ceux qui en entendent parler à se les représenter toutes deux ensemble, appellent golfes toutes deux, mais en distinguant ici le golfe de Dascylium, là le golfe d'Astaque. Cette région de la Bithynie était l'apanage assigné par Hyrkan à celui de ses fils qui venait le troisième après l'aîné. Le jeune homme vivait à son gré, tantôt allant passer le temps à distance de la mer, tantôt s'en rapprochant, sans rendre compte à personne. Or, un jour, voulant secouer les ardeurs du soleil d'été, le jeune homme appela un de ces bateaux qui sont chargés de filets, et qui servent à la pêche, et, le montant, se mit à côtoyer paisiblement la langue de terre, glissant de mer en mer, ne pensant qu'à trouver un peu de frais. Mais il arriva qu'en même temps, près des rives boisées et ombreuses couvertes d'arbres, était aux aguets un petit navire corsaire d'un rang de rames, et dont c'était l'usage de s'embusquer ainsi, tantôt sur un point, tantôt sur un autre de cette plage barbare du littoral d'Asie, gagnant incognito des richesses persiques par les dépouilles, et procurant de quoi vivre à son équipage aux dépens des captifs étrangers. Étant ainsi tombé soudainement par une fortune inattendue sur ce bateau de pêcheurs, le corsaire l'aborde et bientôt la barque est prise. Il en coûta bien quelques blessures aux pirates, mais enfin ils emportèrent cette proie ; et, grâce au hasard, ils conquirent, sans s'en être douté, et comme en dehors de travail, plus que ne leur avaient jamais valu les travaux de plusieurs années.

Aussi, à peine surent-ils ce que valait leur capturé, que le capitaine fit route vers ses foyers, c'est-à-dire vers Phocée.

Phocée avait été cité grecque au temps passé : à cette époque, elle payait tribut aux barbares pour vivre avec quelque sécurité à l'abri des dangers; car elle est située à la pointe d'un golfe qui avance profondément dans la région éolienne et qui touche presque aux confins de la Lydie. Le gouverneur de la ville était au choix de l'empereur des Romains, qui l'y envoyait de la capitale quand bon lui semblait, et pour autant de temps que bon lui semblait

6.

Instruit du fait, Hyrkan, le père du captif, ne se résigna point à son malheur, et commença par trouver aussi cruel que la mort d’avoir perdu son fils, sans même connaître les auteurs de cette perte; — car assez longtemps d'abord des probabilités, des conjectures diverses tinrent en suspens ses réflexions, tandis qu'il prêtait l'oreille à telle ou telle rumeur. — A la fin, cependant, il sut qu'à Phocée habitaient les corsaires ravisseurs de son fils, et que la population de cette ville était romaine, il est vrai, mais mêlée d'éléments étrangers, barbares même. Ne pouvant donc, ni par terre, ni par mer, tirer vengeance des détenteurs de la personne de son fils, il ne voulut avoir recours qu'à l'Empereur; il lui promit la bienveillance la plus complète, une amitié inaltérable, des services empressés, quelque réquisition qui lui fût faite; il promit aussi de lui fournir libéralement tout l'argent dont il pourrait avoir besoin, s'il arrivait à voir cesser son malheur et à retrouver au plus tôt son fils en vie. Cette affaire était encore loin d'être terminée, quand mourut l'aîné des fils d'Hyrkan, celui auquel il destinait sa succession, et qui gérait sous lui les affaires principales de la satrapie. Cette catastrophe, en ajoutant à la vivacité des douleurs d'Hyrkan, rendit encore plus brûlant le désir qu'il avait de ravoir ce fils qui vivait, mais qui vivait dans les fers. Ses messagers, en conséquence, se succédaient sans interruption, sans relâche, chargés de stimuler la volonté de l'Empereur, et de lui faire mettre plus énergiquement la main à l'œuvre. Il lui expédiait en sus de fortes sommes de son trésor, et lui faisait remise d'anciennes dettes, pour lui faciliter les dépenses nécessaires à l'équipement des navires et aux préparatifs de guerre contre les Phocéens. Le tout était couronné par des promesses de lui livrer captif, sous le plus bref délai possible, Matthieu, son ennemi et son compétiteur armé à l'empire, et de le débarrasser en peu de temps des troubles qui s'étaient tant prolongés.

La première démarche de l'Empereur fut d'envoyer une députation au gouverneur, à ce sujet. Exalté par son heureuse fortune, ce dernier ne répondit que par des paroles arrogantes, et par la demande de sommes et de titres démesurément au-dessus de son état dans le monde. Deux fois, trois fob, ou plus encore, l'épreuve fut renouvelée. Le gouverneur en vint à penser à la révolte, et frappa de nullité tout l'empressement du monarque. L'Empereur alors partit de Byzance avec trois grosses trirèmes, auxquelles s'adjoignirent quantité de petites birèmes et unirèmes de Ténédos, de Lesbos et de Lemnos; et de ces îles, il fit voile vers le port de Phocée. L'hiver finissait en ce moment.

7.

Avec le printemps commencèrent les dispositions pour le siège. L'Empereur ne pouvait se trouver le moins du monde en voie de succès, si, pour commencer, le maître du pays en dehors de la côte, en d'autres termes, le chef des Lydiens n'était détaché de l'alliance phocéenne et changé en auxiliaire des Romains. L'Empereur, en conséquence, envoie à ce chef la main d'alliance, et réussit à en faire un de ses amis, et de ceux qu'il traite de cousins. Enhardi après ce début, il investit entièrement la ville par terre et par mer, et entame vigoureusement la guerre contre le rebelle. Les Phocéens, de leur côté, se défendent avec un courage imperturbable au dedans des murs; et en même temps, un violent vent du sud ayant soufflé en sens contraire aux navires, les Impériaux, après s'être vus tout près de vaincre, sont repoussés.

Beaucoup de temps se passa en incidents de la sorte. L'Empereur, dorénavant sans soupçon, s'écartait de son armée,-et, plein de confiance, allait avec quelques familiers, trouver les barbares, puisque c'étaient des amis et des hôtes, mangeant à leur table, faisant des parties de chasse avec eux, passant des jours entiers sans crainte dans leur société, et toujours pro clamant qu'il n'abandonnerait la partie que lorsque la place, broyée par la famine, aurait été forcée de se rendre à discrétion. Il vient alors en tête à ce barbare, à ce satrape de Lydie, de mettre la main, ce qui sera facile, au mépris des traités, sur l'Empereur, son compagnon de chasse et de table, et de se rendre ainsi, en peu de temps, possesseur de sommes énormes et de nombre de villes romaines, sans compter que, du même coup, son nom va faire grand bruit, tant parmi les siens qu'à l'étranger. Heureusement la Providence, favorable à l'Empereur, per mit que le barbare, avant de le prendre, fût pris au piège : il ne s'y attendait pas. Un de ses compatriotes était venu révéler à Jean la trame perfide ourdie contre lui. Le barbare, qui n'en savait rien, arriva le lendemain matin, avec sa civilité ordinaire, amenant à l'Empereur des chevaux, et l'engageant à une nouvelle partie de chasse, et à un banquet, où abonderait l'agrément, vrai repas d'amis, servi hors de la trirème capitane. Le jeune prince, feignant d'avoir d'abord quelque mystérieuse idée à lui communiquer tout bas avant leur commune excursion, l'invite à venir d'abord à lui; l'autre accède à l'invitation. Mais à peine est-il entré, qu'immédiatement on met en jeu les cordages, et que le navire se hâte quelque temps de faire voile arrière vers la haute mer, emportant pris dans ses filets ce pirate continental, ce parjure barbare. Les témoins étaient là autour de lui; il ne tarda point à confesser lui-même son étrange projet, et à dévoiler le guet-apens conçu dans le secret de son cœur. Quelques jours après survint la femme du barbare ; elle apportait de l'argent pour la rançon de son mari; elle déclara en même temps que, s'il ne lui était rendu, elle se pourvoirait, dès qu'elle serait partie, d'un autre époux pour garder sa principauté, de peur de voir quelqu'un de ses voisins s'y jeter pour piller, et attaquant sa puissance orpheline, la réduire en esclavage, elle et ses enfants. L'Empereur, à ces paroles, comprenant que, quel que fût celui des deux dénouements indiqués par l'étrangère qui se réalisât, l'avantage qu'il venait de remporter sur le satrape deviendrait préjudiciable pour lui-même, et ne lui ferait aucun honneur, accepta ce qu'elle lui apportait d'or pour le moment, et, en garantie de ce qui lui restait dû, reçut les enfants dont elle était mère, moyennant quoi il lui Tendit sur-le-champ son époux délivré.

8.

Après avoir si heureusement conduit à fin ce coup de main sans collision, l'Empereur fut favorisa d'un second événement plus important encore, ou, pour mieux dire, le plus grave, le plus décisif qu'il pût ambitionner, événement d'autant plus heureux, d'autant plus merveilleux, qu'il ne prit aucune peine pour l'amener. En effet, au moment de l'été, et quand déjà les épis invitaient à couper les blés et à les lier en gerbes, l'empereur Mathieu, fils de Cantacuzène, s'étant placé à la tête de quatre mille cavaliers, envoyés par Hyrkan, gendre de ce dernier, et de ce qu'il y avait de soldats romains aux ordres de l'impératrice sa femme dans Voléro, et franchissant les défilés aux environs de Christopolis, s'était mis à piller les villes au delà de Philippes, ou plutôt les campagnes qui environnent ces villes, jadis romaines, mais alors assujetties aux Triballes depuis longtemps. Or l’on en avait donné avis d'avance au chef triballe, préposa à.ces contrées? et, les armes à la main, il fit face à l'attaque. L'empereur, Mathieu vint vaincu dans-cette lutte, et fut pris vivant, ainsi que tous ceux, à peu près, qui n'avaient point succombé sous lé fer au champ de bataille.

Dès que ces nouvelle furent annoncées à l’Empereur, quittant Lesbos, où en cet instant il faisait prendre du repos à ses forces navales, et s'occupait à disposer, à organiser tout ce qui pourrait servir au siégé de Phocée, il vogue à pleines voiles vers les ports aux environs d'Abdère, il envoie des députés au Triballe qui tient Mathieu, prisonnier; il fait porter, et reçoit des promesses d'amitié, il y ajoute, de la façon la plus gracieuse, des présents considérables. Enfin on lui livre son rival, que soudain il envoie sous bonne garde dans l'île de Ténédos, ainsi que sa femme, tandis qu'il donne leurs fils à garder à son beau-frère le Latin, alors chargé du gouvernement de Lesbos. En effet, lorsque, antérieurement, il avait emporté de vive force Gratianopolis, résidence de la femme et des enfants de Mathieu, on avait trouvé chez cette princesse une correspondance secrète de grand nombre de Byzantins avec son époux, qui n'avait pas encore été fait prisonnier; et de ces pièces ressortaient la bienveillance et l'affection des correspondants pour le rival de Paléologue, ainsi que les pièges préparés pour le perdre. Cette découverte détermina même l'Empereur à suspendre toute autre affaire alors sur ses bras, et à se rendre, travesti en particulier du commun, à l'insu même de toute sa maison et en toute hâte, à Byzance, sur une seule trirème. Pas un Byzantin ne sut mot de sa venue avant qu'il eût mis le pied au dedans du palais et embrassé l'impératrice, sans avoir encore laissé là son déguisement.

9.

Ce voyage fut su d'Hyrkan, le satrape des Barbares de Bithynie. Il lui dépêcha des députations, à très peu de temps les unes des autres, le sommant de hâter son retour à Phocée pour la délivrance de son fils, s'il ne voulait causer derechef aux Romains des collisions et des troubles par sa lenteur. L'Empereur, en effet, déploya de la célérité ; il mit ordre, autant que possible, à l'agitation qui fermentait dans Byzance, et y établit une sécurité complète dans l'espace de quarante jours; après quoi il s'embarqua, sur une trirème, sans autre suite, commandant la plus grande diligence. Mais, avant d'avoir quitté le port, il eut l'extrême contrariété de voir la flotte romaine en route pour revenir à Byzance, — car c'était plus qu'un simple abandon de son poste, plus qu'une rupture de tous les liens de soumission aux volontés impériales, — c'était un retour de Ténédos sur Byzance. On y avait été contraint, disaient les coupables, par le manque absolu de tous les objets utiles au siège, et par l'impossibilité de maintenir plus longtemps, sur un pied tolérable, des équipages voués à l'anarchie. Il n'en fut pas moins courroucé contre les commandants de l'escadre ; mais il ne leur fit sentir qu'en peu de mots son mécontentement, — car il était trop à court de temps pour se donner plus amplement ses coudées franches, — et, s'attachant à ce qui constituait le soin du moment, il s'éloigna, n'emmenant en compagnie de son navire impérial que deux unirèmes. Il atteignit ainsi Proconèse, d'où il lui sembla convenable d'envoyer immédiatement à Hyrkan le symbole d'amitié, pour calmer l'irritation d'une âme qui penchait à soupçonner quelque achoppement secret, et pour protester qu'il montrerait sous peu, par des faits et non par de simples paroles, la sincérité de son vouloir impérial, étranger à toute espèce de ruse dans tous ses actes. De Proconèse, ensuite, il revole à pleines voiles à Ténédos d'abord, afin d'y délibérer à loisir, tant sur le fils d'Hyrkan et sur la rançon qu'il faudra donner pour lui aux habitants de Phocée, que sur son beau-frère Mathieu, qu'on gardait dans la citadelle de Ténédos, et pour lequel on disait qu'il se tramait une révolution dans l'ombre, et sur les mesures à prendre là-dessus. Ainsi avaient marché les événements quand l'automne finit.

L'hiver suivant fut extrêmement rude; car la neige tomba en abondance, et, quand elle vint à fondre, de grosses masses d'eau emplirent presque toutes les maisons. L'Empereur prolongea en conséquence son séjour à Ténédos, et, entre autres soins d'administration, s'occupa spécialement des mesures pour la perpétuité de la détention de l'empereur Mathieu son beau-frère. Il conclut qu'il serait à propos de le transférer à Mitylène, et là, de le mettre sous la garde de Catalouzo, ce Latin, époux de sa sœur, et chef de toute l'île de Lesbos, sous suzeraineté impériale.

La chose faite, il reprit le chemin de Phocée pour avancer l'affaire du fils d'Hyrkan; mais il rentra sans avoir rien accompli de ce qu'il voulait. L'hiver finissait en ce moment.

10.

L'Empereur, revenu encore une fois de Phocée à Byzance, vit, dès le commencement du printemps, arriver à lui, des régions supérieures de la Bithynie, Hyrkan le barbare, qui, s'arrêtant sur la côte de Chalcédoine, en terre ferme, eut de là une conférence, des pourparlers avec le monarque, au sujet de son fils. Les deux princes ne se virent point en personne; mais des embarcations, des messagers, traversaient la courte distance qui les séparait, Paléologue s'étant beaucoup rapproché pour faciliter ce qu'il y avait à faire, et ayant assis la tente qui l'abritait lui et sa suite en haut d'une tour, bâtie depuis longtemps au milieu de la mer, et nommée Arkla par les Byzantins. Tout ce qu'on se dit, ce qu'on se promit alors par le ministère des internonces pendant les trois jours que Jean et Hyrkan passèrent là, leurs mutuelles civilités, leurs assurances d'amitié, il serait inutile de les raconter en détail. Le résultat de l'entrevue fut, en somme, qu'ils s'engagèrent mutuellement à faire du fils d'Hyrkan auquel on allait rendre la liberté un gendre de l'Empereur, et à ne jamais rompre, à ne jamais violer la paix conclue entre les Romains et les barbares. Jean Paléologue, après cela, partit, muni de sommes considérables, les unes reçues d'Hyrkan, les autres dues à une contribution commune donnée par les Byzantins, et revint à pleines voiles aborder à Phocée, où Calothète reçut de lui très près de cent mille pièces d'or, et, de plus, fut honoré de titres splendides. Alors enfin le fils d'Hyrkan, ce fils tant demandé, fut remis, un peu tard, et non sans peine, à l'Empereur, qui revint charmé à Byzance. L'on était alors au plus fort de l'été, c'est-à-dire que c'était le moment où l'aire et la récolte des grains exigent, attirent le travail de quiconque a pour occupation la culture de la terre; on s'y livrait de grand cœur, puisqu'une paix universelle, toute fraîche encore, planait sur les affaires de l'empire. La traversée, pour le retour de Paléologue, se continua jusqu'à Byzance. Un même navire, la trirème impériale commandante, portait à la fois et le monarque et le fils d'Hyrkan; des autres-trirèmes, qui voguaient ou autour de celle-ci, ou latéralement, sortaient des cris de vive allégresse, à l'aspect de cette paix promise par le chef barbare, et qui n'était plus un espoir, une ombre, un rêve, mais une réalité enfin produite au jour, un fait accompli, grâce aux ineffables voies de la Providence, toujours amie de l'homme.

11.

A quel point l'Empereur fit fête et accueil au fils d'Hyrkan, soit en le traitant à table, soit en lui prodiguant les splendides costumes, les parures de rechange, avec les noms de gendre et de fils, et toutes les autres démonstrations accessoires que l'humanité, que les masses se plaisent et sont habituées à déployer en paroles ainsi qu'en actions, ce serait, ce me semble, une superfétation de le passer en revue. Qui ne le devinerait en effet, même quand on s'en tairait, puisque les idées générales et les habitudes avec lesquelles nous avons été bercés fournissent d'elles-mêmes et largement des matériaux de notion exacte pour chaque cas particulier à ceux qui vont sans cesse tirant instruction des incidents si diversifiés de la vie, et qui, recueillant l'expérience de chaque fait spécial, la condensent en un seul grand fait d'ensemble, par lequel ils comprennent tout? De même, tous les témoignages honorifiques dont, à peine débarqué à Byzance, il le combla, au vu de toute la population byzantine et de tous ceux qui venaient des villes et des campagnes étrangères, il semble superflu d'en donner le détail. Disons donc que tout Byzance vit près de l'Empereur à cheval le jeune barbare, aussi à cheval, entrer, conduit par lui, dans le palais impérial, privilège dont, après l'Empereur, les enfants et les frères de l'Empereur sont seuls à jouir. Toutefois le jeune barbare, sentant ce qu'il y avait d'exorbitant dans cet honneur, et rougissant en quelque sorte, laissa voir, dès qu'il se trouva sous la porte du palais, la répugnance qu'il éprouvait à faire ainsi son entrée; il reculait, sa main tirait en arrière la main impériale qui tirait en avant, et il tenait serrées les rênes du cheval qu'il montait; il priait et suppliait qu'on le laissât libre.

Il n'en fallut pas moins que, tout contrarié, tout choqué qu'il fût de cette faveur, et quoique, en quelque sorte, il retirât la bride à lui, il continuât sa route jusqu'au milieu de la cour du palais. Mais, arrivé là, bien que l'Empereur s'y opposât formellement, il sauta de son cheval, et, saisissant les rênes de la monture impériale, il conduisit Jean jusqu'au lieu où le prince met pied à terre d'ordinaire, — après quoi il entra, en compagnie de l'Empereur, dans les appartements impériaux.

Là était l'impératrice Hélène. A peine l'eut-il aperçue, qu'il se prosterna devant elle comme l'esclave devant son maître, puis lui adressa ces paroles :

Une aventure dont l'universel Créateur et Seigneur a seul la clef m'avait soudainement dépouillé de la liberté : enlevé, en quelque sorte, du milieu même de mes foyers, du sein même de ma patrie, je subissais, hélas ! la plus cruelle des calamités. Mais, grâce à tout ce que mon Seigneur et Empereur a fait pour ma liberté, grâce à toutes ces fatigues, à ces courses réitérées, à ces longs hivers supportés avec leurs froids, à ces ardeurs de l'été, qui, même en pleine mer, formaient un foyer de chaleur presque insupportable, ce grand prince m'a débarrassé des liens du captif. Jamais, sans doute, je n'aurai don égal à lui octroyer en échange; semblable preuve de reconnaissance est au-dessus de mes forces; mais, quant à ce qui n'excède pas mon pouvoir, je ne saurais me refuser à mettre de toute façon au service de mon bienfaiteur pour toute œuvre convenable énergie et volonté, aussi longtemps que je vivrai.

Ces paroles et autres semblables prononcées et suivies de la réponse qu'il était à propos de faire, le jeune homme se retira dans le pavillon qu'on lui avait réservé, non point détaché du corps du palais, mais tout près de l'appartement impérial.

Ce qu'on vit ensuite, ces changements multipliés de costumes toujours superbes, cette variété de riches offrandes, tantôt de l'impératrice, tantôt de l'Empereur, puis des plus illustres et des plus nobles personnages de l'empire. Voilà ce dont, je pense, il n'est pas non plus nécessaire de parler. Et j'en dis autant de tout ce qui se réfère aux délassements de leurs bains, aux somptueuses délicatesses de leurs banquets: tous savent tous ces faits; c'est une raison de s'en taire. Mais il est un trait qu'on peut admirer à plus juste titre, et le voici : le grand cœur de l'Empereur y éclate. Au milieu de ces divertissements, une courte maladie frappa de mort un de ses enfants, âgé de deux ans. L'âme forte du souverain demeura inébranlable sur sa base, et ce coup ne put le déterminer à substituer, à l'air heureux en harmonie avec l'accueil fait à l'étranger, l'air de l'affliction, du désespoir. Il imagina, il improvisa un moyen d'écarter son hôte : hommes et femmes accomplirent, le jour même, les cérémonies du deuil; et, aussitôt après, il remit sa cour sur le pied des démonstrations joyeuses. Le surlendemain des obsèques, il rappela le jeune fiancé barbare près de lui pour lui faire voir, selon un usage depuis longtemps en vigueur, la jeune princesse qui lui était destinée, et qui venait alors d'entrer dans sa dixième année.

12.

Tout s'était ainsi passé quand l'Empereur apprit qu'Hyrkan s'était rendu de Nicée au golfe d'Astaque. Sur le champ il prit la mer avec le futur pour l'aller joindre, et, arrivant à son tour le deuxième jour, il remit le fils aux mains de son père. Il lui demanda en même temps de vouloir bien conférer au prince les marques et les droits d'héritier présomptif de son empire. C'était justice, disait-il, puisque le fils qu'il lui rendait était préféré par Hyrkan à ses autres fils, puisque, de plu, c'était

le fiancé de la princesse impériale, puisque, enfin, il méritait le suprême pouvoir, tant par son courage au moral, que par sa vigueur au physique, et par son esprit éminemment actif. Hyrkan avait eu depuis longtemps la même idée, et la réflexion l'y avait fortifié. Les paroles de l'Empereur venant stimuler et appuyer sa volonté, il résolut d'en faciliter le plus possible la réalisation dans l'avenir, et d'exécuter ce qu'on sollicitait de lui. En conséquence, un assez gros détachement de troupes byzantines, et bon nombre de personnages de naissance, se mirent en marche, confondus avec les soldats barbares, et reconduisirent ainsi le fils d'Hyrkan au son des cymbales et des tambours, et environné de l'appareil le plus brillant et de la bannière du commandement, jusqu'à cette ville de Nicée, foyer unique qui rassemble tout ce qu'il y a de considérable et de renommé en Bithynie. Là s'étaient réunis tous les Bithyniens, tant ceux de race barbare que les indigènes, et la population de sang mêlé, indépendamment de ceux qui, nés de même race que nous, ont été réduits par quelque fatal hasard à la nécessité de servir les barbares comme esclaves. Tous arrivaient avec des dons de toute espèce : ici c'étaient des moutons, des bœufs ; là des étoffes et autres objets aussi variés qu'innombrables. Tous les Constantinopolitains qui avaient ainsi accompagné le jeune homme revinrent au bout de quelques jours, rapportant de leur voyage des gratifications et des présents convenables.

13.

Tel était l'état des choses. L'été finit sur l’entrefaite. Il avait été si sec, si âpre à pomper les vapeurs, si complètement sans ondée, qu'on vit jusqu'aux vignerons se croire à la veille d'un entier désespoir; car ils se figuraient qu'il y aurait disette de vin et que la récolte serait manquée. Il arriva précisément le contraire, de telle sorte que tout le monde confessa que la divine bonté opérait là miracle sur miracle. En effet, c'était un premier miracle de la Providence, et de tous les miracles le plus grand, — en un instant où l'énergie des barbares, dans toute sa sève, dévorait depuis longtemps les campagnes romaines, et tenait, ou peu s'en faut, les portes de Byzance si bien bloquées, que tout le pays en dehors des portes était un désert vide de voyageurs comme d'habitants; — c'était, dis-je, un miracle après cela, que de voir, par un signe de tête du Seigneur, les Romains, grâce à la détention du fils d'Hyrkan, recouvrer instantanément leur liberté, contrairement à toute idée et à toute attente, et cette Thrace, naguère sauvage et pleine de brigands, redevenir si rapidement accessible et civilisée. Et c'en était bien un second, après un été sans une goutte d'eau, que la richesse de la récolte portée par les ceps : il y en eut tant, que la plupart des propriétaires n'eurent point assez de vaisseaux pour recevoir le liquide. Presque tout le monde donc recueillit le double ou le triple de l'année précédente ; quelques-uns allèrent jusqu'au quadruple. Tous, sans exception, devaient du fond de l'âme rendre gloire et rendre grâces à celui qui opère des merveilles aussi éclatantes qu'inespérées en faveur des … ; à celui qui, quand vous êtes abattu et aux dernières limites du désespoir, vient-inopinément et miraculeusement vous tendre une main, vous relève; à celui qui du fond des abîmes de la terre vous porte aux nues, qui vous arrache à la fange du bourbier, et qui assoit vos pieds sur l'inébranlable rocher [dépassant tous les calculs???]

14.

Peu après les commencements de l'automne, l'Empereur, moitié pour quelques affaires, moitié afin de se divertir un peu, quitta Byzance pour Selymbrie. Il y reçut la visite de Manuel Açan, venu de Vizye. Manuel portait le titre de despote, dont, deux ans auparavant, Matthieu, encore régnant à cette époque, l'avait décoré dans une entrevue qu'il avait eue avec cet auxiliaire de sa lutte contre Byzance. Du reste, il venait de chez lui la corde au cou et implorait la miséricorde du prince pour les graves méfaits dont il s'était rendu coupable pendant ces trois années d'incursions, de vagabondage et de pillage, sans cesse s'élançant de Vizye contre les faubourgs de Byzance, et sans cesse incendiant, ravageant les terres et les cultures, et ne rêvant, n'organisant que les moyens de mettre en danger la couronne de Paléologue. Mais, comme, en semblable état de choses, il faut de l'argent pour une lutte opiniâtre et durable (car beaucoup de durée implique beaucoup de dépenses), comme ce qu'il réunissait de butin par ses incursions suffisait à peine au jour le jour à l'entretien de sa bande, et comme enfin, pour leur fournir le nécessaire, il n'avait pas de caisse personnelle abondamment fournie où puiser, — il advint qu'avant de mettre en danger ceux qu'il attaquait et qu'il eût voulu voir compromis, il courait lui-même des risques qu'il n'avait point prévus, et s'enfonçait chaque jour un peu plus dans l'irrésistible abîme du dénuement. Ces motifs le décidèrent à se rendre près de l'Empereur, qui lui octroya et le pardon qu'il implorait et le gouvernement, l'administration de Vizye, comme par le passé. Manuel Açan reçut alors à nouveau l'investiture impériale, puis reprit la route de la ville, heureux et charmé d'être débarrassé des soucis et des appréhensions qui jour et nuit lui déchiraient l'âme auparavant.

15.

Nous avons, au XXVIIIe livre de la présente Histoire romaine, dit quelques mots de cette Russie qui est située dans les parages septentrionaux de la terre : toutefois ce n'était que ce qu'on pouvait souhaiter de savoir pour le besoin du moment. Mais depuis lors se sont intercalés bien des événements. Il est donc nécessaire qu'une fois encore nous revenions sur nos pas, pour rattacher à ces premières mentions jetées là-bas la suite des faits et des paroles qui se sont succédé dans l'intervalle. Adaptés ainsi les uns aux autres par notre course rétrospective, qui s'arrêtera au point convenable, les détails n'aspireront point à faire disparate et à se combattre : nulle opposition n'existera, soit des parties aux parties, soit des ensembles aux parties ou de ce qui fait naturellement partie d'un ensemble aux ensembles; la trame mixte et complexe des sujets que nous traitons se transformera, je le pense, en un réseau historique un, ou brillera une élégante et harmonieuse régularité.

Or voici ce que nous avons dit plus haut de la Russie. Sa population est considérable, et ce qu'elle occupe de pays tant en longueur qu'en largeur ne se laisse guère formuler par un chiffre. Son agriculture donne tous les ans régulièrement de riches produits, des récoltes énormes et de bien des milliers de congés : en effet, il arrive de là sans qu'on le note de très grosses fournitures de grains que l'on tire des indigènes. D'une autre part, comme l'intensité du froid gèle profondément le sol, vu l'absence du soleil, la nature y fait naître une infinité d'animaux convenablement munis de pelages moelleux : les habitants de la contrée leur donnent la chasse, et les fourrures sont envoyées au loin dans toutes les autres régions, dans toutes les villes étrangères, rapportant à ceux qui les vendent des gains énormes. Enfin, on pêche dans l'Océan voisin de cette contrée des poissons dont certains os deviennent les pièces d'un jeu auquel se livrent les satrapes, les princes, les souverains et à peu près tous les personnages qui possèdent une haute existence et qui sont en vue. J'omets bien d'autres produits qui, venant s'adjoindre à ceux-ci, forment un superbe accroissement aux richesses que les naturels en exploitent ainsi.

Disons maintenant que, depuis le moment où cette nation s'est ralliée au culte saint et a reçu le sacrement chrétien du baptême, il a été établi une fois pour toutes qu'elle subirait la suprématie d'un chef spirituel unique, qui, par des circonscriptions proportionnelles respectivement afférentes à chacun, partagerait en épiscopats distincts, les uns grands, les autres moindres, son domaine ecclésiastique étendu à l'universalité de la nation; que ce chef suprême du culte serait subordonné au siège archiépiscopal de Byzance, et en recevrait les règles qui domineraient sa puissance spirituelle ; que tour à tour on prendrait ce dignitaire dans la nation russe et parmi nos compatriotes d'éducation comme de naissance romaine, lesquels verraient passer à eux, de deux fois l'une, la primauté après la mort du titulaire, de manière que, affermie et sanctionnée par cet arrangement, la liaison des deux nations, se maintenant à jamais sur le pied de sincérité, d'inaltérable bienveillance, d'unité d'esprit dans la foi, vît se consolider, se perpétuer, non seulement son existence, mais sa force.

Or, si nous passons beaucoup de faits intermédiaires, vu que ce que nous avons à dire nous tire et nous entraîne d'un tout autre côté, nous trouvons que, longues années auparavant, avait été envoyé d'un de nos monastères chez les Russes, en qualité d'évêque, un sage et pieux personnage du nom de Théognoste, et que, dans un passé déjà bien vieux de la vie de ce peuple, on lui avait assigné pour domaine episcopal la métropole de Kiev (car Kiev en est le nom). Mais quelque temps auparavant, une invasion des Scythes du Nord fit de ce pays ce que le proverbe appelle un désert de Scythie ; et par suite il devint impossible que Kiev restât ville primatiale et résidence épiscopale, digne de l’évêque auquel obéissait la totalité de la Russie. Il devint donc indispensable de transférer la qualité de métropole à quelque autre lieu qui satisfît aux exigences du moment En effet, ce vaste ensemble de la nation russe, si populeuse, et de temps immémorial disséminée dans nombre de cantons différents, était depuis longtemps aussi divisée en deux ou trois grands États, en deux ou trois principautés. Lorsque, en ces derniers temps, la divine parole de vérité vint à s'y répandre, la plupart de ces fractions de la race russe s'empressèrent de l'adopter; s'animant des flammes d'un zèle religieux, elles reçurent sans difficulté le divin sacrement de baptême. Toutefois il se trouva de loin en loin, en quelques districts, des peuplades qui restèrent attachées à la coupable superstition de leurs pères. Or, des trois principautés qui de longue main et dès l'origine avaient acquiescé au vrai culte, cette métropole de Kiev, ci-dessus nommée, se trouvait précisément être dans le voisinage et toucher aux confins-de l'État du chef qui, sous sa domination à lui seul, tenait la totalité du peuple Litve, peuple très nombreux aussi très brave d'ailleurs, mais, à L'instar du maître, idolâtre adorateur de la foudre. Cette disparité de religion fut une raison de plus pour aviver le désir de voir, avec la translation du domicile en lieu plus convenable, un changement de métropole. On trouva donc — est-ce très antérieurement, n'est-ce que peu de temps avant notre époque? je n'en sais rien ; mais, soit dans l'une, soit dans l'autre hypothèse, toujours, est-il qu'on trouva — une autre ville, située à forte distance de la première, et dont l'investiture avait été donnée à un prince pieux, exerçant l'autorité fort noblement : les indigènes l'appelaient Volodimir la Grande, pour la distinguer d'avec une autre Volodimir.

Ce fut là la nouvelle résidence : d'une part, l'évêque Théognoste lui-même la choisit pour y siéger dorénavant; de l'autre, le prince à qui obéissait ce pays y donna son adhésion de grand cœur et avec transport, —car, dans ses idées, cette péripétie du patriarcat lui faisait honneur à lui-même, et il en rejaillissait sur sa principauté un lustre qui n'était ni si vulgaire ni si médiocre. A ses yeux, en effet, l'évêque était moins un homme, un fils de la terre, qu'un ange venu à tire d'ailes du haut des voûtes célestes. On le voyait bien, quand, lors de la célébration des saints mystères en l'honneur de Dieu, ce roi se baissait pour baiser de ses lèvres la place des pas de Théognoste : on le voyait aux dons exquis et aux faveurs dont il le comblait, et dont il résultait que tous ceux des spectateurs qui étaient sujets du prince l'imitaient et rivalisaient, — louable rivalité ! — de respect pour l'Eglise; que pas un, ou presque pas un de ceux qui environnaient le chef n'était sans vif désir et sans idée d'avoir le dessus, d'avoir la palme en bon vouloir pour le bien ; que tous les autres, à leur tour, s'ils ne se surpassaient mutuellement en sentiments de cette sorte, du moins avaient chacun la volonté comme la persuasion de l'emporter sur tous en masse sous ce rapport; et que ne pas faire éclater, ne pas sentir plus de pieuse ardeur pour Dieu que tous ses voisins et compatriotes, dans la conviction de chacun c'aurait été avoir le dessous avec eux tous : tant ce peuple russe a été de longue main et dès le principe dévot au Seigneur, et tant il a montré de vénération profonde pour le siège de Constantinople, jusqu'au règne de Cantacuzène, jusqu'à ce moment où l'usurpateur déchaîna sur l'Etat et sur l'Église en même temps une tyrannie qui n'eût jamais dû exister, jeta le dogme hors de la droite voie en le compliquant d'un tissu d'hérésies, et promut au patriarcat des hommes dont devait s'accommoder son hétérodoxie ; toutes indignités dont ici je ne suis pas le moins du monde en état de tracer, même sommairement, le tableau, et que j'exposerai néanmoins en avançant dans cette histoire, sinon tout d'une haleine et avec les développements suffisants, du moins assez longuement pour que l'on sache bien les causes premières des altérations qui surgirent ensuite de là.

Ceci posé, je répète donc que Théognoste (duquel je ne puis dire exactement si c'est lui qui le premier, quittant sa ville, opéra la translation de la métropole, ou s'il pratiqua ce qui déjà était établi, s'il n'arriva qu'après le fait consommé), que Théognoste, dis-je, en tout état de cause, résida lui aussi dans la métropole nouvelle au sein de cette province, portion de la Grande Russie, que gouvernait le pieux roi en question, et y mena une existence conforme à son rang, et telle qu'on devait l'attendre de la part d'un évêque chéri de Dieu, une vie qui proclamait en quelque sorte à haute voix ce qu'a de puissance par soi-même la sainteté de la vie, et qui faisait en même temps honneur à la religion, honneur à cette vaste capitale qui avait vu naître le saint évêque, qui l'avait formé par l'éducation, qui s'était résolue à l'envoyer en ces lointaines contrées. Et c'est par suite de cette haute vertu du patriarche, que toute cette population, hommes et femmes, jeunesse et vieillesse, s'agglomérait là d'elle-même, obéissant à l'amour du beau, et les chefs encore plus que les sujets. C'est grâce à ces dispositions que fut envoyé à Byzance assez d'argent pour relever la portion alors en ruines de la grande église de Sainte-Sophie; et déjà il a été question de ces faits au livre XXVIII de cette Histoire, quand nous mentionnions, entre autres détails, et la grandeur d'âme qui avait présidé à cet envoi de Russie, et l'infamie qui employa si mal ces sommes à Constantinople et nous mit si mal en renom en Russie ; — car autre fut l'apport, autre le retour ; — et ces hommes, aux aguets pour s'enrichir hideusement et partager, ont fourni à ceux qui avaient des oreilles matière à mainte imputation déshonorante, faite pour provoquer toutes les censures les plus graves et pour pénétrer les esprits de réflexions antipathiques aux premières. Autant, en effet, on avait été prompt par le passé à entourer le siège de Constantinople d'honneurs rivaux de ceux qu'on doit à la Divinité, autant, au contraire, était amère la répugnance qui dorénavant répondait à ses actes; et, si jadis une auréole de respect parait ces vénérables, ces consciencieux prélats, cet usage, qui menait en quelque sorte par la main à ouïr les plus éclatants hommages, fléchissait insensiblement et devenait enfin du mépris, sinon chez tous et totalement, du moins, jusqu'à un certain point, chez la plupart et les plus simples de ces étrangers, grâce à leur peu d'intelligence, et au plus haut degré chez quelques-uns d'entre eux, vu que, chez eux, raisonnement et jugement étaient faussés par l'envie, et qu'ils n'embrassaient pas d'un même coup d'œil comme se faisant équilibre, à l'instar des deux plateaux d'une balance, cette bonne renommée, la première en date, et les bruits fâcheux venus plus tard. Mais remontons au point d'où nous sommes partis.

16.

Nous avons dit antérieurement que trois des grands-princes, dans toute l'étendue de la Russie, et les sujets avec les princes, tenaient pour le culte orthodoxe et avaient adopté notre doctrine; mais qu'il n'en était pas du tout de même du quatrième, qui, possesseur d'une puissance plus considérable et plus forte, tant par le nombre de ses soldats que par son expérience de la guerre, tient tête aujourd'hui aux Scythes du Nord, et, tandis que les autres leur payent des tributs annuels, ne s'en est jamais laissé arracher aucun, grâce à ce qu'il a pour demeure des lieux de forte assiette et que ses frontières touchent aux Celtes et aux Gaulois, habitants des rivages de cet Océan qui s'étend vers les Ourses et vers l'île de Thulé, berceau d'où s'élance le Zéphire et asile où vient se coucher le soleil; or on sait à quel point, en général, Gaulois et Celtes sont belliqueux, je dirais presque sont impossibles à vaincre!

Mais ce prince ne partage pas nos idées, et l'hommage de son adoration s'adresse toujours au soleil. Un jour, pourtant, il promet de se ranger bientôt à notre foi religieuse, à notre culte, si Roman, qu'il a envoyé en ambassade près de notre cour, est investi, conformément aux lois qui régissent l'Eglise, de l'épiscopat et du siège métropolitain de la Russie entière, et succède à ce Théognoste, mentionné par nous et qui alors venait de mourir. Le prince litve, en effet, affectionnait Roman et lui était extrêmement attaché, vu que ce dernier tenait à lui du côté de sa femme, étant parent du roi son beau-père. Ce beau-père, qui de plus se trouvait par ses États le voisin de son gendre, était un prince pieux et voué aux dogmes saints que nous professons. Il en résultait qu'ayant aussi de l'amitié pour ce Roman, le chef idolâtre accueillait agréablement non seulement ses fréquentes visites, mais encore les conseils qu'il lui donnait de se convertir et les leçons où il lui citait les paroles des prophètes et des apôtres, à tel point que lui-même souvent il les avait à la bouche. Nous le répétons donc, le prince aimait Roman, tant pour le premier que pour le second motif, mais bien plus pourtant parce qu'il avait été initié aux doctrines de notre sainte foi par ses leçons, par ses exhortations réitérées; et U s'en fallait peu qu'il ne reçût l'initiation sainte du baptême. Roman, au reste, était du nombre de ces âmes pieuses qui, assujetties au régime monastique, passent leur vie dans la dévotion et les saines pratiques; il avait reçu les saints ordres, et l'exercice lui avait rendu familière la lecture des saintes Écritures. Il pouvait avoir un âge de près de cinquante-cinq ans, et la nature l'avait doué d'un extérieur parfaitement grave et vénérable.

17.

L'on eût mené à bonne fin cette affaire, si favorable, parmi ces peuples, à la véritable religion, si tout eût marché jusqu'au bout comme le demandait le chef litve en députant Roman à Byzance. Mais tout se développa en sens contraire, grâce à la colère divine qui ne laisse les Romains rien consommer d'avantageux, vu cette hérésie polythéiste que les chefs récents de l'Eglise ont introduite contrairement à toute loi. A peine, en effet, l'élection de Roman au siège russe était-elle faite, que tout à coup un compétiteur, Alexis, survient, fait accueillir avec chaleur son arrivée dans la capitale, et, levant en quelque sorte le jour même où on le sème, reçoit de cinq ou six gens de là, je ne dis pas par sa vertu propre, mais à beaux deniers comptant, d'abord le titre d'évêque, puis, le même jour, pareil à ces Spartes, géants dont la race est si fameuse, la dignité de métropolite. Et ce n'était qu'un misérable, un fripon capable de tout, un hypocrite étranger à tout louable et honnête parti, sans compter qu'il était sous le poids de nombreuses accusations de nature à le faire suspendre, ainsi que vinrent plus tard le montrer des lettres écrites de Russie par des Russes. Mais il arrivait porteur de gros trésors; et, gorgeant d'or Cantacuzène, l’empereur du jour, gorgeant Philothée, patriarche du moment,— ce qui était servir chacun selon ses goûts, — il obtint en échange, et obtint sans peine, ce dont lui-même il avait envie; abrégeons : il ferma la bouche à tout le monde, il fit expirer dans l'ombre avec la plus grande facilité toutes les accusations ; il vit plier servilement les esprits sous lui; et les lois, il volait le titre d'évêque à leur face, il les voulait en oubli, les renversait, les repoussait bien loin. Il résulta de tout cela que la métropole, qui comprenait la totalité de la Russie, se fractionna en deux obédiences, celle de Roman, celle d'Alexis.

Et plût au ciel que les choses en fussent restées au schisme qui fut leur premier état! Mais, quand Roman eut pris la route des régions qui étaient devenues son partage, Alexis enchérit sur le prix qu'avait donné son rival, et, par un bouleversement nouveau, ressaisit plus forte et meilleure part le tout aux dépens de Roman, dont l'autorité recevait ira coup mortel. Aussi Roman ne tarda-t-il pas, et la nécessité l'y poussait, à se rendre derechef à Byzance, plein d'espérance, vu la translation du sceptre impérial grec à Paléologue, vu, par contre, la restitution du siège patriarcal au nommé Calliste. Il arrive : le patriarche juge qu'il est souverainement et hautement équitable de venir en aide de toutes ses forces à la victime de l'injustice; il convoque les prélats qui se trouvent là pour le moment; on prépare tout pour l'accomplissement de cet acte, les lettres, le décret. Mais, avant que tout soit achevé, Alexis est là de nouveau, porteur de force sacs. La première conquête qu'il leur doit est celle du patriarche, dont l'esprit, par ses tendances, tient extraordinairement de la matière, cette fille de la terre, et il en fait son captif, non sans autres coupables calculs de Calliste. Il continue la tournée chez les autres, répand partout de l'or, proportion gardée, et un à un subjugue tous ces prélats.

De là il passe chez les chefs du gouvernement, et, parles morceaux plus délicats qu'il leur glisse, il les amène le plus commodément du monde eux aussi à ce qu'il veut, d'autant mieux qu'au préalable ils se sont munis de l'autorisation du patriarche Calliste, qui, après avoir juré d'être le champion des saints canons de l'Église et de ne jamais en trahir les arrêts, de ne jamais trafiquer de ce qui ne saurait s'acheter, de la grâce du Saint-Esprit, en la mettant en quelque sorte aux enchères sur la place pour ceux qui la recherchent selon les voies de Simon le magicien, osait ensuite transgresser ces lois avec éclat sous nos yeux, jouant et rejouant aux dés les choses sacrées, et pousser les autres à tremper incontestablement dans le crime : il en résulta qu'au vu de tous furent rétractées les promesses prêtées naguères au sujet de la réception du divin baptême par le prince des Litves et par l'immense multitude de ses sujets.

18.

Mieux vaut, en effet, disait ce prince, mieux vaut adorer le soleil qui éclaire, qui vivifie et qui chauffe l'univers entier, et qui porte en lui des traces, des signes visibles de l'image du Créateur duquel émane cet ensemble, que de sacrifier à ce démon de l'avarice, dans les lacs duquel, à ce que j'entends, sont maintenant les patriarches; et je ne fais ici que conformer mes paroles à celles de leur maître, qui, lorsque le diable s'engageait à lui donner tous les empires et tous les trésors de la terre pour peu qu'il voulût se prosterner devant lui et l'adorer, réprimanda le tentateur et le repoussa de la façon la plus vive. Que dire donc de celui qui se précipite avec fureur sur ces biens, et qui abandonne pour eux celui qu'il a choisi pour son maître et son Dieu ? Quels supplices, quelles foudres dévorantes sont trop sévères pour lui, pour lui qui substitue au Christ son seigneur et son bienfaiteur, son ennemi et son antagoniste le diable, et qui ne rougit pas même devant ce soleil, auquel je rends hommage, puisqu'il le rend témoin de l'impudence avec laquelle, de toutes les forces de sa volonté, il sacrifie à des richesses terrestres ce créateur de lui-même et du soleil? car c'est là ce que je proclame, moi, une idolâtrie patente.

Le soleil, en effet, et les hommes le comprennent, est un élément constitutif, fondamental, de tout ce qui existe sur la terre. Mais tout l'or et l'argent de l'univers, qu'est-ce? de vile terre, que nous foulons ! et de quoi servent-ils au penseur, au sage? de rien! La chose est simple, puisqu'ils ne peuvent pas seulement fixer l'image du spectre solaire. Que sera-ce, si c'est en actes mondains et profanes qu'on prodigue les procédés cupides? si l'auteur des actes est l'homme dont le rôle est de présider au culte? si cet homme n'ouvre la bouche que de par l'or, et vend argent comptant les dignités ecclésiastiques? si les sommes ne sont ni minces ni exiguës, soit qu'on pèse, soit qu'on suppute d'après le titre ou le quantum, si elles dépassent et laissent loin au-dessous d'elles pareilles limites? Immodérée à ce point, où n'ira pas la passion, en fait d'insultes au droit et à la raison? Quels monts Caucases, quels Tanaïs à leur embouchure, quels sauvages repaires de Scythes n'atteindra pas, ne franchira pas la renommée de semblable ignominie? Ainsi miné, quel établissement, quelle sorte d'établissement se maintiendrait debout, quand il ne saurait se vanter des fondements les plus termes de tout point? Peut-il y avoir maison ou cité administrée suivant les principes, quand, peu soucieux de l'honnêteté des mœurs, ceux qui sont préposés à la garde des règles et des lois font vilipender les sanctuaires de justice, traitent comme bagatelle l'autorité de l'ordre légal, donnent au mensonge le pas sur le vrai, érigent en loi la violation delà loi, en arrêt d'équité des décisions qui déshonorent la justice; et lorsque, nuit et jour, publiquement et à la face du ciel, ils ne cessent de travailler, fatalement pour eux-mêmes, à la dissolution de leurs gouvernements et de leurs villes, prenant cette démolition graduelle pour une base, pour une assiette solide, et qui possède, à l'égal des pôles célestes, l'immobilité, l'invariabilité de la stabilité? Oh! c'est là voir de travers, et se méprendre grossièrement! c'est là n'y pas voir plus clair, en quelque sorte, que les aveugles, ou que ceux qui ne peuvent distinguer les objets à leurs pieds ! En effet, ils aperçoivent sur leurs talons, à deux pas d'eux, les fruits de mille scélératesses, de mille énormes extravagances, ou plutôt ils les ont là devant les yeux la nuit et le jour, ces prix de leur perversité... Eh bien, ils n'y entendent rien ! A l'instar des fous, ils dévorent leur propre chair, et sont ravis de la dévorer, non moins que si réellement ils ajoutaient trésors à trésors, succession à succession, tant parterre que par mer, tandis que c'est tout le contraire qui vient les frapper, et que leur ruine, sans cesse en progrès, a gagné les portes, gagné les maisons, ou peu s'en faut, et va croissant et consumant, à leur détriment, tout ce qui se trouve devant elle, comme l'incendie, et surtout comme ces incendies où la flamme trouve en face d'elle un champ d'épis, et s'y porte énergique et envahissante.

Si donc on voulait m'accuser, pour la décision que j'énonce ici, reprenait ce prince, à plus forte raison devrait-on qualifier de misérables et triples infâmes ceux dont j'ai parlé, surtout t en pensant que le sort les a rendus pasteurs et régulateurs, non de la fragile et périssable matière, mais de ce qu'il y a au monde de plus grand et de plus précieux, d'un principe absolument supérieur à la mort, je veux dire de l'âme humaine.

Voici un homme à qui les événements donnent de tenir lieu de fil à plomb, et de règle, et que l'on croit le modèle des autres ! Si cet homme, au lieu de gérer conformément à son titre, et de répondre à l'attente générale par une conduite en rapport avec les propriétés de la règle et de la ligne droite, masque sous de beaux noms des actes impurs, il nous révèle bien clairement qu'à son avis ce n'est pas le mauvais principe qui doit être assujetti au bon, que c'est, au contraire, le bon qui doit subir la loi du mauvais. Or, à mon avis, c'est double malheur, c'est déshonneur en sus de ruine, pour les nations comme pour les particuliers, pour les gouvernants comme pour les gouvernés, pour la jeunesse comme pour la vieillesse, pour l'homme comme pour la femme, pour le riche comme pour l'indigent, pour tous ou presque tous les êtres doués de raison comme pour ceux qui ne l'ont point, que de voir les bons recevoir la loi des pervers. Jamais alors le désastre qui saute aux yeux ne peut être rectifié, ramené au bon ordre; jamais, s'il y a quelque partie valétudinaire dans le gouvernement, aucunes mesures ne feront revenir à grands pas la santé primitive : c'est tout le contraire qu'on verra! car le guide et maître vous fourvoiera ; il fera clocher le coureur sur la route du beau et du vrai en semblant l'accompagner ; il soufflera la maladie là même où l'on se porte bien ; démentant par ses actes ses paroles et son plan de conduite, il sera cause qu'avec un bon vent vous descendrez la pente fatale, et aborderez des pratiques dont l'inséparable conséquence est d'être au ban de l'humanité. De même, en effet, que c'est l'équité qui crée les sociétés, de même aussi l'injustice est antisociale, et va de conserve avec l'entier isolement qui rend la vie de l'homme pareille à celle de la brute, et le réduit complètement à l'état sauvage. Effectivement, quelle est la base nécessaire d'une organisation commune? un ensemble de maisons, c'est-à-dire une ville, et cet ensemble, il-lui faut de fortes chaînes, de bonnes lois. L'homme à qui, vu son ignorance du bien, l'on aurait grand tort de confier le gouvernement d'une maison, — une maison! quelle minime fraction d'un grand État! — cet homme-là certes est encore bien plus loin d'administrer convenablement toute une ville. Et, de même que l'homme qui a grandi entre la justice et les sages lois, est naturellement rempli de vertus, et gouverne vertueusement, de même il est simple que qui n'a pas respiré le même air, soit tout au contraire criblé de vices, et gouverne au plus mal. La nature, en effet, a doté l'homme d'instruments aptes à la pratique de cent espèces de vertus. S'il ne veut pas se gouverner et gouverner par la justice et par une bonne législation, des embarras, des désastres fondront sur la ville, quelle qu'elle soit, sur l'Etat, sur la maison; en un mot, toutes les affaires de l'établissement dépériront rapidement, et un seul dénouement restera possible, c'est que, par ce vicieux emploi d'instruments aptes à produire le bien, on aura réduit en cendres comme l'incendie, on aura jeté aux abîmes du néant tout ce qui pouvait encore la veille ou naguère offrir un aspect prospère. Veut-on le nier? Eh bien, qu'on vienne me dire quelle autre cause a précipité dans ces excès de misères cette grande et magnifique position que vous aviez ! Aucune, absolument aucune, que les coups que vous vous portez, et qui frappent, suivant le mot de l'adage, de l'intérieur à l'intérieur.

J'éprouve donc bien plus de satisfaction à vivre, portant au grand jour et sans préjudice de la justice et d'une sage législation mes hommages au soleil et au Dieu par qui fut créé le soleil, qu'à me rendre, par la route d'une cupidité honteuse parmi ce qu'il y a de plus honteux, sur le terrain de l'arbitraire et de l'iniquité, pour passer ainsi mes jours, et pour noyer mon baptême, ce baptême par qui, dit-on, l'âme est régénérée, dans une mer de souillures de toute nuance et de tout genre. Comment, en effet, oserait-il m'administrer le baptême, l'homme dont je sais que nuit et jour les mains ont tant manié de fange, et que je condamne si hautement en mon cœur? Ce ne sont pas ceux qui vont entendre la loi, dit l'apôtre, que Dieu regarde comme justes, ce sont ceux qui pratiquent la loi ; ceux-là seront justifiés. Qui craint Dieu est agréable aux yeux de Dieu, à quelque peuple qu'il appartienne ; car il n'est point d'acception de personnes devant Dieu, et quiconque invoquera le nom du Seigneur sera sauvé. La colère de Dieu, au contraire, sa fureur, les grincements de dents et la géhenne, seront le partage de tout homme qui aura commis le mal, Juif ou Grec, et du Juif tout le premier; et la gloire, l'honneur, la paix, sont acquises à quiconque aura opéré le bien, Juif ou Grec, bien que le Juif soit le premier.

19.

Tel fut le sens, et telle fut l'étendue du discours de ce roi des Litves. Ce fut avec colère et avec chaleur qu'il prononça ces paroles; et, s'il resta muet après cela, son cœur demeura ulcéré, sa tête, pleine de l'idée de venger convenablement Roman. Que ceux qui joignent au sens de l'ouïe la pénétration, la justesse d'esprit, décident si ce langage était fondé en raison, ils le peuvent. Ils peuvent aussi examiner s'il est tolérable, pour de pieux enfants de Chrétiens, de voir le bruit de cette honteuse corruption franchir des terres et des mers si lointaines et arriver jusqu'à l'Océan, jusqu'aux Scythes, s'il n'est pas douloureux de voir l'hérésie qui a poussé, qui a grandi si énormément, se répandre ainsi parmi les nations, portant partout la flétrissure de l'Église romaine, et possédant des éléments de sources abondantes dans les actes extravagants et illégaux des patriarches et des évêques actuels, et dans cette Eglise, que leur tyrannie a remplie de pernicieuses doctrines; car ce n'est pas avec mystère qu'ils se livrent à leurs opérations profanes, les impudents! ce n'est pas dans quelque coin, dans quelque retraité ténébreuse, c'est en plein soleil, c'est environnés de spectateurs, que de leur plein gré ils étalent à toute la terre les preuves de leur exécrable dépravation. Tant ont été bannies loin, tant sont devenues sans restriction, et, dans toute la force du terme, étrangères aux antiques habitudes de gouvernement, la justice, la prudence, ce que nous avions de dignité, de louable décence! Aussi pouvons-nous bien aujourd'hui répéter ici, à notre tour, ce que Dieu jadis disait de Jérusalem, par la bouche de son prophète : Va dire, — c'est là le texte, — va dire à ma fille, à l'insensée Jérusalem : Sodome, ta sœur, n'a pas commis moitié de tes crimes, Sodome a eu de toi sa justification, c'est-à-dire, selon l'explication du divin Chrysostome : Comparativement à toi, Sodome est juste. Du reste, il n'est, je crois, nul homme de sens qui ne reconnaisse chez les hommes en question des imitateurs remontant jusqu'à la Discorde de la Fable, par l'astuce avec laquelle ils ont fait intervenir un partage, non pas pour la fameuse pomme, mais pour le gouvernement de ce peuple, scindant en deux métropoles la métropole unique, et transférant de l'une à l'autre les évêchés subordonnés à chacune d'elles, de manière à ce que ceux dont elles devenaient le lot eussent à perpétuité des sujets de conflits les uns contre les autres, et en même temps fussent dans la nécessité de recourir, comme à une autorité judiciaire supérieure, au tribunal du patriarche de Constantinople, la bouche pleine d'imputations contre leurs rivaux, les poches pleines d'or et de trésors pour plaider leur cause. Édifiant spectacle, où, d'une part, les contendants, leur énorme cargaison de cadeaux en avant, déployaient un zèle ardent, héroïque, pour se surpasser l'un l'autre dans une lutte dont le prix était le sacerdoce et la primatie des épiscopats, où, de l'autre, les juges avaient fait preuve d'une prévoyance toujours agissante, toujours debout, en avivant et en soufflant de leur mieux le feu du désaccord, en amoncelant par masses vingt matières combustibles aptes à devenir les voies et moyens de lucres honteux, mais considérables à leur profit; d'où effectivement cette facilité avec laquelle ils vont consommant toutes les indignités qu'on leur paye, tantôt et souvent détruisant et renversant de droite ou de gauche l'édifice élevé la veille, tantôt revenant sur la distribution faite quarante-huit heures auparavant, et la remaniant aujourd'hui d'une façon, demain d'une autre, suivant qu'une main tire les rênes plus fort en un sens, ou en sens contraire! et les rênes ce sont ces fréquents et riches envois que multiplient de là bas ici l'un et l'autre partis! et la main qui tire plus fort, c'est celle qui porte plus lourd! Et, comme cette rivalité néfaste et fertile en basses intrigues va continuellement et en silence, ainsi qu'un ulcère, rongeant ce qu'elle trouve devant elle et gagnant du terrain, on ne voit pas de terme à ces débats, à ces joutes scandaleuses, on n'augure pas de trêve à ces gains déplacés et immoraux.


 

RÉSUMÉ.

 

Au total, le Livre XXXVII de l'Histoire de Grégoras nous fournit, indépendamment de bon nombre de faits connus, beaucoup de détails recommandables, soit par la nouveauté, soit par l'importance.

L'importance cependant en est inégale.

Parmi les moindres se rangent,

Et l'invasion croissante de cette bigarrure de costumes moitié latins, moitié orientaux, dont, aux yeux de notre pieux et orthodoxe historien, l'anarchie et les variations reflètent dans l'ordre physique l'anarchie et les variations des doctrines de l'Eglise grecque en proie au palamisme ;

Et la spoliation des palais d'abord, et ensuite des temples, de Constantinople, dont les plus splendides ornements, marbres, mosaïques et bas-reliefs sans doute, émigrent à Galata, vendus au plus offrant et dernier enchérisseur, ou plutôt livrés, après un simulacre d'encan, au mercantilisme génois, qui vient de remettre Paléologue sur le trône et qui sait toujours se faire payer ses services ;

Et le mariage du jeune Andronic (celui qui fut plus tard l'usurpateur Andronic V) avec la fille du kral de Bulgarie, Alexandre, — et ce trait curieux qu'Alexandre lui-même présenta aux fonts du baptême la belle juive que la passion lui fit épouser en secondes noces ;

Et le retour à Constantinople de la princesse, fille aînée d'Andronic IV, après la mort de son époux Michel Açan, le fils aîné d'Alexandre et son héritier présomptif;

Et la naissance d'un quatrième enfant de Jean Paléologue et d'Hélène Cantacuzène en 1356, un an et quelques mois après la restauration de l'empereur, ainsi que sa mort sur la fin de l'été de 1358.

Après ces faits, qu'on ne doit guère regarder que comme secondaires, quoiqu'ils ne laissent pas, lorsqu'on les rapproche des faits connus et qu'on les combine habilement, de fournir matière à plus d'une réflexion et d'une notion nouvelle, nous en apercevons de plus graves.

Telle est, par exemple, la double alliance du Serve Simon, le frère d'Etienne Douchan, avec le comte Nicéphore de Céphalénie et d'Acarnanie, alliance par mariage, puisque Nicéphore donna une de ses sœurs à Simon; alliance d'armes et de politique, puisque, par le chef serve, il conquit la Thessalie, et que sans doute il dut ensuite lui prêter son concours pour d'autres projets.

Tel serait aussi le projet de mariage entre le musulman Khalil, ce fils d'Ourkhan, dont nous allons parler dans quelques instants, et la fille de Jean Paléologue, lors même que ce projet de mariage n'eût point été accompagné de très graves circonstances.

Mais quantité d'autres notions beaucoup plus importantes encore nous sont fournies par l'écrivain.

D'abord, c'est lui qui nous apprend à quelle époque et comment se terminèrent toutes les hostilités armées relatives à la lutte des maisons de Paléologue et de Cantacuzène : ce fut dans l'automne de 1358, par la reddition de Manuel Açan, beau-frère de l'ex-col-lègue de Jean. Ainsi, à Manuel appartient l'honneur de s'être rendu le dernier. Les moyens par lesquels il s'était soutenu ne sont que peu glorieux; mais ils s'accordaient parfaitement et avec la nature des choses et avec les usages, avec la morale du siècle des Grandes Compagnies et des Arnaud de Cervoles. En apparence, Manuel se soumettait à discrétion; mais, quoique ayant la corde au cou, il avait sans doute fait ses conditions, et il garda Vizye.

Pour tout ce qui tient à la chronologie de l'affaire de Khalil, le Livre XXXVII de Grégoras est notre seule ressource : lui seul en donne l'époque, la durée, les synchronismes : ce sont autant d'éléments qui jettent du jour, non seulement sur l'affaire en elle-même, mais sur ces deux dernières années si mal connues de la lutte cantacuzénienne.

De plus, les phases diverses de l'affaire sont admirablement retracées : les nombreuses allées et venues de Jean, ses entrevues avec Ourkhan, sont loin d'être des détails inutiles : elles ont, entre autres avantages, celui de nous mettre sur la voie de l'enchevêtrement des affaires d'Europe et d'Asie, et de cette série d'actions et de réactions qui s'exercèrent entre l'incident de la captivité de Khalil et les destins de Cantacuzène. Un trait surtout est lumineux : c'est que le sultan, s'il faut en croire Grégoras, promit à Jean de lui livrer ce rival, son beau-frère et son allié.

L'opiniâtre résistance de Calothète, que nous ne savions pas avoir été de près de deux ans ; la détresse, l'indiscipline et la désertion de l'escadre grecque qui, sans même attendre l'hiver, abandonna le blocus de Phocée et cingla vers la capitale ; l'organisation, en 1307, d'un complot cantacuzéniste, qui avait des ramifications, disons plutôt sa source, dans Constantinople même, et dont telle était l'imminence, que Paléologue se rendit précipitamment au palais de Blaquernes, incognito et déguisé, et que, malgré toute l'activité à laquelle le contraignait la crainte de se brouiller avec Ourkhan, il lui fallut quarante jours pour parer au plus pressé ; tout cela aussi nous était complètement étranger.

La conspiration de Ziano, indiquée très vaguement et par quelques mots, se trouve pourtant éclairée d'un jour nouveau par tout ce qui précède ; et nous savons désormais où la placer.

Les relations de Jean devant Phocée avec cet émir Seldjoukide de Lydie, que nous présumons avoir été de la dynastie de Sarou-khan, étaient de même demeurées ensevelies dans l'oubli. M. de Hammer les ignorait, c'est-à-dire que les écrivains orientaux n'en ont pas plus parlé que les Grecs ou les Génois. Ce silence, qu'on s'explique parfaitement, ne saurait rendre le récit de notre auteur suspect aux critiques. La perfidie de l'émir à l'égard de Jean est un fait capital, ourdi peut-être par l'ex-impératrice Irène, et que l’on ne doit pas manquer de lier avec tous ceux que nous venons de mentionner à propos de Khalil.

Enfin, après la délivrance du jeune prince et sa réception à Constantinople, et l’arrangement d'un mariage prochain sans doute entre la princesse impériale et lui, quand déjà nous savons que, depuis deux ans, les possessions de Paléologue ne sont plus en hutte à la crainte des incursions turques si fréquentes par le passé, nous apprenons que, Souléiman ayant cessé de vivre, c'est Khalil lui-même qui est choisi par Ourkhan, à la sollicitation de Paléologue, pour l'héritier de la monarchie des Osmanlis, et que l'investiture solennelle lui est donnée cette même année 1358. Le contraste de cette indication précise, donnée par un contemporain, sur un prince dont l'apparition avait intéressé les Byzantins au plus haut point, et des faits qui se réalisèrent quelques mois après (la mort d'Ourkhan, l'avènement de Mourad, la disparition de Khalil), ne semblera sans doute pas indigne d'être profondément médité, bien que probablement nous ne devions jamais avoir le mot de l'énigme que Grégoras nous fait entrevoir.

La division du patriarcat russe en deux obédiences (celle de Vladimir et Kief d'une part, et de l'autre celle de Vilna), puis la persévérance d'Olgierd dans les vieilles idolâtries lithuaniennes, se trouvent de même enrichies de détails aussi précieux que nouveaux, et présentées sous un nouveau jour.

Nous y voyons d'abord qu'Alexis, en dépit de ses vertus, de sa haute sainteté (que nous avons admise, nous, et défendue contre l'opinion de Grégoras), ne dédaignait pas d'employer des arguments plus humains et mieux sonnants à l'oreille de princes faméliques et de patriarches cupides.

Nous apercevons ensuite, en lisant toutes les épithètes disgracieuses accumulées par Grégoras, avec combien de fureur et d'art fut calomnié à Constantinople, par ses adversaires russes, le vénérable prélat.

Nous apprenons que ce n'est pas un voyage que fit Alexis à Constantinople pour son sacre et pour le maintien des intérêts de l'Eglise russe, mais deux.

Nous apprenons aussi qu'il s'opéra de cette manière au moins un, peut-être plusieurs remaniements des circonscriptions des deux obédiences (et, par l'ensemble des autres circonstances, il est permis de croire que Kief n'était que nominativement compris dans la part d'Alexis).

Nous reconnaissons, à côté de ce qu'il y a de répréhensible dans la conduite des patriarches de Constantinople, une circonstance atténuante ; c'est que, dans l'origine, les deux primats rivaux de l'Eglise russo-lituanienne reçurent leur titre de deux patriarches rivaux : Roman, élu le premier, le fut par Calliste, Alexis le fut par Philothée. C'est donc à tort qu'on a reproché au dernier d'avoir sacré deux métropolitains à la fois ou presque à la fois; et ce reproche, qui pourrait, avec certaines modifications, être convenablement placé dans la bouche d'un partisan de la Lituanie ou de la Pologne, devra, chez ceux qui écrivent au point de vue russe et qui nous semblent ici avoir pour eux la bonne cause, se transformer en éloges, puisque Philothée servait les grands-princes de Moscou, en rapportant, ou totalement ou en partie, la décision illégitime précédemment intervenue, qui confisquait au profit d'un Lithuanien le privilège d'avoir la primatie dans ses Etats, privilège dont jouissaient et auquel tenaient avec raison les Veliki-kniès de Moscou.

C’est encore Grégoras, et Grégoras seul, qui nous révèle que ce Lithuanien, lequel n'était autre que le puissant et artificieux Olgierd, avait dans le rival d'Alexis non seulement une créature, mais un parent, un agent qui véritablement ne pouvait lui devenir infidèle; que ce parent, cet agent, il provoqua, il appuya ses prétentions et ses demandes à Constantinople; qu'il souhaitait sa réussite avec passion, et qu'un demi-succès (le partage de l'autorité métropolitaine) lui sembla un échec; qu'il voulut revenir sur la chose jugée, qu'il fut sur le point de voir rédiger un troisième décret patriarcal en ce sens ;

et que ce fut lorsque, en définitive, cette tentative fit naufrage et n'aboutit qu'à rendre plus éclatant l'échec de son métropolitain, qu'il entra dans cette terrible colère dont l'explosion fournit des pages curieuses à la dernière partie du livre.

Il est clair dès lors, et par toutes ces circonstances et par la fréquente répétition de ces mots, ὅλης Ρωσίας, unis à celui de μητρόπολις ou d'ἐπαρχία, qu'Olgierd, dont la vaste ambition aspirait à faire de toutes les Russies un empire lithuanien, comptait marcher à l'universalité de la domination temporelle par l'universalité d'une domination spirituelle; que cette domination spirituelle pour lui était le moyen ; qu'il en avait apprécié la puissance en homme qui connaît à fond sa nation et ses contemporains; qu'il la voulait à Kiev, à Kiev la vieille ville, la ville sainte ; à Kiev, jadis la métropole, quand on ne parlait ni de Vladimir, ni de cette Koutchkavo, devenue plus tard Moskou ; à Kiev, désormais sa possession ; à Kiev, qui n'appartenait plus aux Mongols, et qui, grâce à lui, ne les craignait plus. Et, pour se rallier plus efficacement la totalité des Russes, il plaçait à Kiev, redevenue métropole, un Russe, un prince descendant de Rourik.

Et quand cette politique, égoïste peut-être, matérielle sans doute, mais profonde et savante, à laquelle il attachait sa conversion, trouva un obstacle insurmontable dans l'habileté de saint Alexis, on comprend que son désappointement ait été de la fureur. « Tout ou rien ! » avait été le premier rêve de son ambition ; mais non seulement il n'avait pas tout, Kiev de plus échappait à son élu : or, en vain Roman avait sous lui huit ou dix autres évêchés, c'est Kiev, c'est Kiev qu'il lui fallait ; eût-il eu cent évêques à sa suite, qu'était-ce pour les Russes qu'un métropolitain de Vilna ?

Et pourtant, telle était la puissance de dissimulation du fils de Gédimin, que, tout en donnant carrière au courroux qui le transportait, probablement pas un mot ne sortit publiquement de sa bouche, qui fît connaître les projets avortés. Dans toutes les paroles que Grégoras lui fit prononcer, et qui semblent avoir eu pour origine des rapports positifs sinon officiels, il n'y en a pas une qui ne soit digne de Cromwell, si Cromwell eût été dans la situation d'Olgierd : tout ce qu'il dit est vrai, est perfide; mais il n'y agite que la superficie de l'événement, que ce qui ne l'intéresse pas : la grosse question, il n'en laisse rien transpirer.

Ce rapide résumé des principales notions à tirer du XXXVIIe livre de Grégoras suffit pour en faire reconnaître l'importance. En revanche, nous devons ajouter, pour être impartial, que parfois il omet, il ignore des détails intéressants, et qu'il faut le compléter par d'autres auteurs; que quelquefois il se trompe ou est suspect ; que, pour les noms propres surtout, il laisse trop souvent à désirer.

Littérairement, le livre mérite de l'estime. Il se lit d'un bout à l'autre avec plaisir. Peut-être y a-t-il, nous l'avons dit, un peu de longueur et d'embarras dans le premier paragraphe tout entier, consacré à des excuses peu persuasives. Peut-être n'y a-t-il pas une proportion assez exacte entre les deux grands morceaux (l'affaire Khalil, 5-13, l'affaire russe, 15-19) et les autres récits. Peut-être enfin se glisse-t-il de loin en loin des réflexions un peu puériles, un peu subtiles, un peu uniformes, dans le tissu de la narration. Relativement à la dernière imputation cependant, il faut avouer que le cas est rare; et, pour la seconde, la disproportion n'est pas telle qu'on puisse se récrier beaucoup. Du reste, ces taches légères disparaissent réellement sous d'excellentes qualités de rédaction. En général, le style coule rapidement; il est facile, il est élégant, il est animé. Il y a un peu du rhéteur dans Grégoras ; mais il y a aussi un homme d'esprit, et quelquefois un homme voisin de l'éloquence. L'ensemble du livre est très varié : l'historien nous promène de l'Acarnanie et de la Servie à Constantinople, de l'Asie Mineure à la Russie. Les tableaux auxquels assez souvent il se laisse entraîner décèlent un vrai talent et ont presque le souffle poétique. Ainsi l'on voit la flottille grecque caracoler en quelque sorte autour du navire qui porte Jean et Khalil à Constantinople; ainsi l'on respire avec la Thrace, pouvant enfin vaquer aux moissons et aux vendanges sans crainte des Turcs : nulle églogue de pêcheurs à coup sûr ne surpasse le délicieux tableau des ébats de Khalil sur les eaux du golfe d'Astaque. Parfois, de peintre et coloriste, Grégoras devient dramatique. Il l'est, par exemple, lorsque, au milieu de manœuvres militaires ou autres pour le siège de Phocée, nous voyons la monotonie des détails stratégiques s'égayer par les chasses et les festins de Jean ches l'émir ; puis la monotonie des jeux rompue par le danger de l'empereur, par la péripétie qui fait tomber son hôte en son pouvoir ; puis la monotonie de ce facile succès faire place à l'intérêt et i la surprise, dés l'apparition de la sultane, qui vient plutôt notifier ses volontés qu'apporter ses doléances et son or à l'empereur, maitre de la personne de son mari. Le discours d'Olgierd contient des beautés d'un autre ordre : l'indignation parfois y devient de l'éloquence ; il faut admirer et ce machiavélisme et ce mélange d'intelligence et d'ignorance à demi éclairée, et cette puissance de sarcasme qu'il y a au fond des paroles d'Olgierd, paraphrasant cette idée: «  Mieux vaut être païen que chrétien indigne, mieux vaut adorer le soleil que les roubles, » et flagellant les patriarches de Constantinople de par Jésus-Christ, Ezéchiel, et saint Chrysostome, tels qu'on les lui a expliqués ou racontés tels qu'ils ont frappé son imagination. Au point de vue esthétique surtout, c'est quelque chose d'éminemment original que cet idolâtre tranchant du Père de l'Eglise, ce sauvage côtoyant et parodiant Platon. Enfin, Grégoras lui-même, et en son propre nom, ne laisse pas de décocher des traits souvent fort incisifs et fort cruels. On reconnaît en lui, à côté de l'historien, du coloriste, de l'orateur, du théologien, le pamphlétaire; et nulle part chez lui peut-être la réunion de tous ces caractères n'est plus sensible que dans le livre que nous venons d'analyser.

Cette physionomie, composite en quelque sorte, mérite-t-elle des louanges extraordinaires à l'écrivain? Nous laisserons d'autres en décider; mais ce qu'il y a de certain, c'est qu'elle ne permet point à son ouvrage d'être ennuyeux.