Grégoire de Tours
Vie de Saint Grégoire — Évêque de Tours
texte numérisé et mis en page par François-Dominique FOURNIER
Vie de Saint Grégoire — Évêque de Tourspar l'abbé OdoatC'est à bon droit qu'on vénère la mémoire de tous les saints; mais les fidèles honorent en premier lieu ceux qui, soit par leur science, soit par leur exemple, ont brillé avec plus d'éclat que les autres. Or, que le bienheureux Grégoire, archevêque de la métropole de Tours, ait été l'un de ceux-ci ; qu'il ait resplendi de ce double mérite, c'est ce que prouvent des documents qui ne sont pas d'une faible autorité. Il est donc certes nécessaire de décrire, fût-ce incomplètement, ses actions, afin que la renommée d'un tel homme ne soit pas obscurcie quelque jour par le nuage de l'incertitude. Sans doute il suffit à sa gloire qu'il ait au haut des cieux le témoignage de Christ, auquel il voulait plaire ; mais parmi nous, ne serait-ce pas cependant une chose coupable de taire les louanges de l'homme qui s'efforça de publier celles de tant de saints ? Quelque étendue qu'atteigne ce petit récit, tous ses hauts faits n'y seront pas racontés, parce que, négligeant plusieurs choses que la tradition rapporte, nous nous bornons à un petit nombre de celles qui sont attestées par ses livres. Que si quelqu'un lui demande des miracles, mesurant judaïquement sur le nombre de miracles la sainteté de tout personnage, que pensera-t-il de la bienheureuse mère de Dieu ou de Jean le Précurseur ? Qu'il juge donc plus sainement, et sache qu'au jour redoutable du jugement, beaucoup de ceux qui ont fait des miracles seront réprouvés, et que ceux-là seulement qui se sont adonnés aux œuvres de justice seront accueillis à la droite da souverain juge. Ainsi ce n'est pas pour avoir opéré des miracles que nous recommandons notre métropolitain, quoique sa vie n'en soit pas absolument dépourvue, mais nous espérons démontrer que, doux et humble de coeur, il marcha sur les traces du Christ. I.
Grégoire était originaire de la région celtique des Gaules ; il
naquit dans le pays d'Auvergne. Son père était Florentius, sa mère
Armentaria ; et comme si la noblesse en ce monde se rapprochait en
quelque chose de la générosité divine, ses parents étaient riches de
biens et illustres par leur origine. Mais, chose plus importante, ils se
montraient tellement attachés par une dévotion remarquable aux devoirs
de la servitude envers Dieu, que tout membre de cette famille qui aurait
été irréligieux eût mérité d'être noté comme dégénéré. Nous
le démontrerons en disant quelque chose de ceux qui lui étaient le
plus proches. Georgius, qui de son vivant était sénateur, prit pour épouse
Léocadie ; elle descendait de la race de Vectius Epagatus qui,
d'après ce que rapporte Eusèbe au Cinquième livre de ses histoires,
souffrit le martyre et mourut à Lyon avec d'autres chrétiens du même
temps ou plus glorieusement encore. Cette Léocadie mit au monde saint
Gallus, évêque au siège d'Auvergne, et Florentins qui eut l'enfant
dont nous parlons. De ce Florentius son père, d'Armentaria sa mère, de
Pierre son frère, et de sa scieur, l'épouse de Justin, et de ses deux
nièces, Heusténie et Justine élève de sainte Radegonde, Grégoire
raconte dans ses Livres des miracles des choses qui font voir que leur
foi et leurs mérites ne furent pas d'un faible éclat. Aussi jadis Léocadie
portait si haut la tête dans cette Auvergne, terre natale de l'enfant,
qu'elle dominait parmi les sénateurs comme la statue de Rome. C'était
de tels personnages qu'était sortie la parenté de Grégoire : elle
fournissait des sénateurs, des juges, et tout ce que je pourrais citer
comme étant au premier rang des citoyens les plus distingués. Disons
donc avec assurance de ses parents que, comme le Seigneur se manifeste
en vous donnant la descendance dont vous êtes digne, c'est un fait qui
doit servir à la louange de Grégoire que de sembler avoir été
naturellement porté par sa famille au renom de sainteté. Fortunat
disait en parlant de la race et de la patrie de Grégoire : II.
On lui faisait donc apprendre déjà les caractères de l'écriture,
quand la divine volonté l'initia aux signes miraculeux et ennoblit sa
sainte enfance en lui montrant des prodiges. En effet, son père,
atteint d'une maladie violente, était couché dans son lit ; le feu
commençait à dévorer la moelle de ses os, le venin de la goutte à
tuméfier son corps, une vapeur brillante à fatiguer son visage,
lorsqu'un homme, se montrant en songe à l'enfant, lui parla : As-tu
lu, lui dit-il, le livre de Josué ?
— L'enfant répondit : Je ne connais rien
d'autre que les caractères de l'alphabet, et je m'attriste à leur étude
où je suis attaché malgré moi. J'ignore entièrement l'existence de
ce livre. L'homme reprit : Va,
dit-il, arrange une petite baguette de bois de
façon à ce qu'on puisse y mettre ce nom, et quand il sera écrit avec
de l'encre, tu le mettras sur le lit de ton père, du côté de sa tête.
Si tu fais cela, il sera soulagé. Le matin venu, il apprit à sa
mère ce qu'il avait vu. L'enfant au pieux esprit avait compris, en
effet, que la chose, ce ne fut pas lui mais sa mère qui en jugea,
devait être faite. Sa mère ordonne qu'on accomplisse la vision. Ce fut
ce que l'on fit, et aussitôt le père recouvra la santé[iii].
Quoi de plus raisonnable, en vérité, que la convenance du nom de Jésus
et du bois sur lequel ou l'inscrivit pour le rétablissement de la santé
? III.
Ses parents, en leur qualité de gens nobles, étaient possesseurs d'un
vaste domaine en Bourgogne. Comme ils étaient voisins de saint Nizier,
homme de toute sainteté qui gouvernait la cité de Lyon, celui-ci fit
venir le jeune Grégoire auprès de lui. Lorsqu'on l'amena en sa présence,
le saint homme le contempla quelque temps, et ayant observé dans cet
enfant je ne sais quoi de divin, il demanda qu'on le levât jusqu'à
lui, car il était couché dans son lit; et, comme un habitant du
paradis pressentant un compagnon futur, il se mit à le réchauffer en
le pressant dans ses bras, toutefois (c'est un détail qu'il ne faut
point passer sous silence) en se couvrant entièrement avec sa robe de
peur de toucher l'enfant nu, ne fut-ce que du bout des doigts. Ce même
enfant, devenu homme, racontait souvent à ses auditeurs ce trait de,
chasteté et leur conseillait de juger, par cette précaution d'un homme
qui fut parfait, combien nous, si fragiles, tant que nous sommes, nous
devons éviter l'attouchement de la chair. Nizier bénit donc l'enfant,
et après avoir prié pour son bonheur, il le remit à ses gens[iv]. IV.
Deux années environ après le miracle que nous avons raconté,
Florentins est de nouveau gagné par la maladie ; la fièvre s'allume,
les pieds s'enflent et sont comme tordus par une extrême douleur. Il était
sous le poids d'une fin prochaine et gisait déjà presque enfermé dans
la tombe. Cependant l'enfant vit de nouveau dans son sommeil le même
personnage qui lui demanda s'il ne connaissait pas le livre de Tobie. Nullement,
répondit-il. Le personnage reprit : Sache que
Tobie était aveugle, et que son fils, accompagné d'un ange, le guérit
avec du foie de poisson. Fais donc de même, et ton père sera sauvé.
Celui-ci rapporta ces paroles à sa mère, qui aussitôt envoya les
serviteurs à la rivière : on prend du poisson, et l'on met sur des
charbons ardents la partie de ses viscères qui avait été ordonnée.
L'heureuse conclusion du miracle ne se fit pas attendre, car, dès que
la première émanation de l'odeur eut pénétré dans les narines du père,
toute tumeur et toute douleur disparut aussitôt[v].
Si c'est une admirable chose que la bouche de Zacharie ait été ouverte
par le mérite de Jean, ce n'est cependant pas non plus peu de chose que
Florentius ait été, non une fois, mais deux fois guéri par son fils.
Ce Florentius et sa femme avaient compris par là que ce serait un homme
habile et heureusement inspiré ; ils ne pouvaient ignorer, en
effet, que la sagesse divine ne l'eût formé pour des devoirs plus délicats
encore. Cependant ils ne le firent pas tonsurer immédiatement, désirant,
je pense, qu'il consentît par lui-même à prendre l'état clérical ;
mais on l'appliquait avec plus de soin aux études littéraires. V.
Il n'était donc encore que laïque et il avait grandi et d'esprit et de
corps, quand, saisi tout à coup d'un rhume de poitrine et de fièvres
violentes, il tomba gravement malade ; puis sa faiblesse augmenta de
jour en jour sans que l'habileté médicale le soulageât en rien. Son
oncle Gallus le visitait souvent, et sa mère l'entourait, comme fait
une mère, de gémissements continuels. Mais au moment où l'on désespérait
déjà de tout secours humain, le ciel inspira au jeune homme de
recourir à l'assistance divine. Il demande donc qu'on le transporte au
tombeau de saint Allyre[vi]
(il en était voisin), mais cela ne lui servit pas beaucoup, car il différait
encore d'accomplir ce à quoi cette maladie devait l'amener. Rapporté
chez lui, il commença au bout de peu de temps à être tellement
tourmenté qu'on le regardait comme courant à sa fin. La souffrance lui
fit comprendre enfin la chose; il consola ceux qui pleuraient sur lui et
leur dit. Portez-moi encore une fois au tombeau
de saint Allyre ; j'ai foi qu'il nous donnera promptement, à moi
la guérison et à vous la joie. Ayant donc été transporté là,
il pria le plus haut qu'il pouvait, promettant, s'il était délivré de
ce mal, qu'il prendrait sans aucun retard l'habit clérical. Dès qu'il
eut dit, il sentit sa fièvre se dissiper aussitôt, il répandit par
les narines une quantité de sang, et sa maladie disparut entièrement
comme se hâte de partir un messager qui a obtenu ce pour quoi il était
venu. Il coupa donc sa chevelure et se livra tout entier aux fonctions
religieuses[vii]. VI.
Lorsque saint Gallus eut été appelé à recevoir la juste récompense
d'une pieuse vie, l'homme de Dieu, Avitus[viii],
recueillit l'adolescent. Après avoir éprouvé son caractère et ses
habitudes morales, il le confia aux soins de maîtres à l'aide desquels
il lui fit gravir les échelons de la sagesse aussi rapidement que le
permit, soit leur activité, soit l'intelligence de leur disciple. Vous
trouverez cela dans la vie déjà mentionnée d'Allyre[ix]. Toutefois, il s'exerça
à l'étude des lettres avec un tel discernement qu'il se gardait d'un
double excès il n'avait pas tout à fait horreur des niaiseries des poètes,
et cependant il ne s'y attachait pas, comme beaucoup le font, d'une manière
inconvenante, et son truc n'était pas l'esclave de leurs séductions.
Taisant le nécessaire, il aiguisa comme sur un caillou la pointe de son
esprit, et par là, agissant comme s'il eût emprunté les vases d'or de
l'Égypte pour aller manger la manne au désert, il pénétra dans
l'examen des forces que recèlent les divines écritures. C'est ce qu'il
montre lorsqu'il dit, en parlant de lui-même : Je
ne parle pas de la fuite de Saturne, de la colère de Junon, des adultères
de Jupiter ; et, continuant son discours, il cite d'autres
monstrueux personnages jusqu'au moment où il dit : Méprisant
tout cela comme voué à une ruine prochaine, je retournerai plutôt aux
choses divines et à l'Évangile, car je ne, veux point être pris et
enveloppé dans mes filets. Il montre dans ce passage[x]
qu'il savait bien ces choses, mais que son jugement éclairé les
repoussait. VII.
A l'époque fixée, il fut ordonné diacre. Il y avait alors un homme du
pays d'Auvergne qui avait emporté du bois pris au très saint sépulcre
du bienheureux Martin ; mais cet homme sans précaution négligeant le
respect dû à ce bois, toute sa famille tomba gravement malade. Bientôt
le mal empira ; et ignorant quelle en était la cause, il ne
s'amendait pas, lorsqu'il vit en songe une figure terrible qui lui
demanda pourquoi il agissait ainsi à son égard. Celui-ci dit qu'il
ignorait de quoi il était question. Ce bois
que tu as pris au lit du seigneur Martin, lui fut-il répondu, tu
le gardes sans soin, c'est pourquoi tu as encouru ces maux ; mais va
maintenant le porter au diacre Grégoire[xi].
Celui-ci, j'en suis persuadé, était déjà un digne prêtre, puisque
le seigneur Martin lui confiait ce que son troupeau possédait de plus
précieux. Il y avait en Auvergne, dans ce temps-là, beaucoup de
personnages qui brillaient dons la profession ecclésiastique, et que ce
jeune homme visitait, tantôt lorsqu'ils se trouvaient avec le
bienheureux Avitus, tantôt seuls, en sorte qu'ou bien il prenait d'eux
des exemples de piété, ou bien, par un retour de mutuelle charité, il
leur offrait ce qui pouvait peut-être leur manquer à eux-mêmes. Il révérait
le Christ en eux, et le Christ ne pouvant être contemplé en sa propre
personne, il le voyait en eux comme on voit, au sommet des monts,
resplendir un rayon de soleil. Dirigeant donc ses efforts vers ce but,
il cherchait à accomplir, soit par leur exemple, soit aussi par
l'exemple de ceux qui les avaient déjà précédés au ciel, tout ce
qui pouvait servir à la gloire du Christ. VIII.
Parmi ces modèles au milieu desquels, nous venons de le dire, le Christ
resplendissait comme au sommet des montagnes, il avait remarqué le
glorieux seigneur Martin, qui dépasse les autres ainsi qu'un Olympe, et
plus voisin des feux de l'éther, réfléchit les astres eux-mêmes avec
plus d'éclat ; Martin, pour la vénération duquel le monde entier
conspire à bon droit et auquel Grégoire aspirait d'un désir ardent.
Toujours le portant et dans son coeur et sur ses lèvres, il répandait
partout ses louanges. Mais tandis qu'il s'appliquait extrêmement de
toutes les ressources de son esprit à la pratique des vertus, sa chair
perdait ses forces, comme il arrive ordinairement. C'est la même cause
qui fit que Daniel s'étant levé après avoir contemplé en vision son
ange, se trouva le corps privé de force[xii]
et fut malade pendant de longs jours. Quant aux vertus, Grégoire
profitait, mais quant à la santé du corps, il était faible, et il se
trouva une fois tombé en proie à la fièvre et à une éruption cutanée
qui finit par l'accabler tellement que, ne pouvant plus ni manger ni
boire, il perdit tout espoir de conserver la vie. Une chose seule lui était
restée : la confiance qu'il fondait en Martin n'était nullement ébranlée.
Au contraire, brûlant d'un plus fervent amour, il conçut un tel désir
de ce Martin, que bien que sa tête fût à peine épargnée par les
atteintes de la mort, il n'hésita pas à se mettre en marche pour aller
visiter le tombeau du saint ; les siens ne purent l'en dissuader,
et il persista obstinément, car la fièvre de son corps était moins
forte que la fièvre de son amour. Après deux ou trois étapes, sa
faiblesse augmenta par suite du voyage. Mais, même alors, rien ne put
retenir son impatience de recourir à Martin avec la même foi, et il
supplia au nom de la majesté divine ceux qui voulaient l'en détourner
de l'exposer, ou vivant, ou du moins mort, devant le tombeau du saint.
Qu'ajouterai-je ? Il parvint, tant bien que mal, et sa foi justifiée
obtint la guérison qu'il espérait. Et non seulement lui, mais aussi
l'un de ses clercs nommé Armentarius, qui avait été presque à
l'article de la mort, dut au mérite de cette foi son propre salut. Grégoire
donc, rendant grâces, tant pour celui-là que pour lui-même, revint
dans sa patrie, rassasié, ou plutôt consumé plus que jamais de
l'amour de Martin[xiii]. IX.
Une fois, qu'il se rendait de Bourgogne en Auvergne, un violent orage s'éleva
au-dessus de lui. L'air épaissi se rassemble en nuées ; le ciel
commence à étinceler de lueurs répétées, à retentir de vastes
grondements de tonnerre, et chacun se sent pâlir et redoute le danger
qui menace. Mais Grégoire, l'âme tranquille, tire de sa poitrine, car
il les portait toujours à son cou, des reliques des saints qu'il élève
du côté des nuages et les leur oppose avec persévérance ; ceux-ci à
l'instant se partagent, les uns à droite, les autres à gauche, et
offrent aux voyageurs une route intacte. Mais l'orgueil, qui le plus
souvent naît de la vertu, se glissa dans l'âme de ce jeune homme ;
il se réjouit en lui-même, et, ce qui vient d'être accordé à ses
reliques, c'est à ses mérites qu'il l'attribue. Cependant quoi de plus
voisin de la présomption que la chute ? En effet, le cheval qu'il
montait étant tombé à cette place même, le renversa si durement à
terre, que, meurtri dans toutes les parties de son corps, il pouvait à
peine se relever. Comprenant la cause de son malheur, il prit garde à
l'avenir de ne jamais se laisser vaincre par les aiguillons d'une vaine
gloire, mais, chaque fois que la vertu divine agissait par lui, d'en
rapporter l'honneur, non à ses propres mérites, mais à la puissance
des reliques qu'il portait, comme nous l'avons dit[xiv].
Et si vous pesez bien ce fait, vous verrez qu'il est plus admirable
d'avoir corrigé son orgueil que d'avoir séparé les nuages. X.
Grégoire était assidu à la prière, surtout pendant les heures de la
nuit consacrées au repos. La fête de la bienheureuse vierge Marie était
arrivée. Or l'on conserve des reliques d'elle en Auvergne, dans le
village de Marsat. Grégoire, qui alors s'y trouvait, se mit en devoir,
suivant sa coutume, d'aller faire secrètement ses prières, tandis que
les autres étaient plongés dans le sommeil, et ayant regardé au loin,
il vit l'oratoire resplendir d'une grande clarté. Il se figure donc que
quelques dévots l'ont devancé dans la célébration des vigiles ;
cependant, étonné de voir cette grande lumière, il se dirige vers le
lieu d'où elle partait : tout s'y trouvait enseveli dans le silence. Il
envoie chercher le gardien de l'édifice ; mais pendant ce temps la
porte s'ouvre d'elle-même, et, reconnaissant que ce lieu était l'objet
d'une visitation divine, il entre avec respect au milieu d'une angélique
veillée. La clarté qu'il voyait du dehors cessa aussitôt, et il ne
vit plus rien que la vertu de la Vierge glorieuse[xv]. XI.
L'an 172 après la mort de saint Martin, la douzième du règne du roi
Sigibert [573], le
bienheureux Eufronius, qui, vieillissant au milieu des vertus, avait été
gratifié d'une grâce si grande qu'il semblait avoir en lui l'esprit de
prophétie, fut déposé auprès de ses pères. Le temps était arrivé
où Grégoire, enflammé de l'amour du bienheureux Martin et devenu
capable d'exercer l'office pastoral, devait prendre à sa place le
gouvernement de son église. Le bienheureux Eufronius étant donc mort,
le peuple du diocèse de Tours s'assembla pour s'occuper du choix de son
successeur, et à la suite d'une discussion facile, chacun fut persuadé
que Grégoire était celui dont le choix était préférable. Ils le
connaissaient par sa présence très fréquente dans le pays, et
savaient de lui un grand nombre d'actions dignes d'un homme de bien.
Alors tous se réunirent d'une seule voix, et l'on vit par la faveur de
Dieu sa cause réussir. En effet, la foule des clercs et des personnages
nobles, ainsi que le peuple des champs et celui des villes, s’écrièrent
tous d'un même avis qu'il fallait s'arrêter à ce Grégoire, également
illustre et par ses brillants mérites et par sa noblesse, éminent en
sagesse, dépassant tous les autres en générosité, connu des princes,
vénérable par sa probité et habile à toutes les fonctions. Des
messagers sont adressés au roi, dans un moment où, par la volonté du
Seigneur, Grégoire se trouvait présent. Averti de ce dont il
s'agissait, avec quelle humilité il tenta de s'excuser ! par
combien de moyens il s'efforça de s'échapper ! Mais où est le
vouloir de Dieu, il faut que le reste fléchisse. Le roi lui impose d'obéir
à son autorité, la reine Brunichilde le presse de se soumettre. Et
comme la véritable humilité ne refuse point l'obéissance, il donne
enfin son consentement. Aussitôt, de peur, je pense, que quelque délai
ne lui donnât prétexte de fuir, Egidius, archevêque de Reims, le
consacra, comme l'a écrit le poète Fortunat dans ces vers : XII.
Pour dire brièvement quel il fut et combien grand il se montra
lorsqu'il fut investi de la prélature, c'est ce que font voir plusieurs
églises qu'il reconstruisit entièrement ou dont il répara les
toitures, et ce que disent tout d'abord les livres qu'il a composés à
la louange des saints ou pour l'explication des divines Écritures. L'église
mère que le seigneur Martin avait construite, et qui était en ruines
par suite de sa vétusté, fut réparée par lui en forme cintrée, et
il en décora les murailles d'histoires avant pour sujet les gestes du même
Martin. C'est ce que n'a pas oublié notre chantre mélodieux, lorsqu'il
dit, entre autres choses (Liv. x, pièce l) : XIII.
Avec quelle ardeur il se livra, soit a la construction d'édifices
religieux, soit à la garde de son troupeau, c'est ce qui se remarque
principalement quand on considère qu'il ne put recevoir même des
hommes les plus saints le modèle de sa perfection. En effet, pour ne
rien dire de ceux dont les péchés, comme dit l'Apôtre, sont
manifestes (tout ce que nous en pourrions dire serait superflu), prenons
seulement deux d'entre ceux chez qui les marques de sainteté sont
telles que personne, excepté Grégoire, n'y pourrait bien répondre, et
montrons combien il se montrait délicat en fait de mérite. Peu de
temps après sa consécration, l'abbé saint Senoch quitta sa cellule et
vint le saluer. Le pieux évêque le reçut avec un grand respect, et
après être peu à peu arrivé à le connaître dans les échanges de
la conversation, il ne tarda pas à le voir infecté du poison de
l'orgueil. Mais il le guérit complètement de cet orgueil au moyen de
cette céleste grâce qui l'aidait à pénétrer dans l'appréciation
des choses spirituelles[xvii].
Il n'eut pas moins de pouvoir ni moins de sollicitude à l'égard de
saint Liphard[xviii],
que le mauvais esprit agitait de pensées sinistres, au point qu'il
avait résolu, à la suite d'une injure verbale qu'on lui avait faite,
d'abandonner le monastère où il s'était depuis longtemps enfermé.
Mais il ne pouvait pas tomber dans ce malheur, celui qui mérita d'avoir
Grégoire pour soutien. Celui-ci, en effet, allant comme à l'ordinaire
à Marmoutier, pour y baiser les marques sacrées laissées par le
souvenir de Martin, se détourna vers la demeure de Liphard, afin de
s'informer, en tendre pasteur, comment se gouvernait une brebis enchaînée
dans l'amour du Christ. Liphard lui ouvrit bientôt ces secrets de son
coeur que le diable lui avait représentés comme raisonnables. Grégoire
aussitôt, avec son esprit plein de sagacité, découvrit les mensonges
de Satan, et, soupirant d'une douleur extrême, il se mit à admonester
cet homme et à lui dévoiler, par ses discours pleins de sens, la ruse
diabolique ; puis, rentré dans sa maison, il lui fit parvenir avec
une pieuse sollicitude des livres en harmonie avec la vocation
monastique. Celui-ci, auprès les avoir lus à plusieurs reprises, non
seulement fut guéri de la tentation qu'il avait soufferte, mais devint
doué par la suite d'un esprit beaucoup plus sensé. Ne cherchez rien de
plus magnifique ; n'attendez rien de plus remarquable qu'on puisse
dire à la louange de Grégoire. Si l'âme vaut mieux que le corps,
c'est un assez grand miracle que de la ressusciter en quelqu'un ; le
menteur même n'oserait le nier. Quant à l'empire que sa voix exerçait,
quant à l'autorité avec laquelle l'exemple de sa vie imposait à ses
subalternes, le lecteur studieux s'en assurera dans les livres qu'il a
composés lui-même. XIV.
La faiblesse physique l'incommodait souvent, car il ne prenait aucun
soin de ce qui regardait la chair ; mais chaque fois que le malaise
tourmentait trop gravement son corps fatigué par la pratique rigoureuse
des austérités, il recourait à son cher Martin et aussitôt il était
guéri : cela arrivait très souvent. Quand et dans quelles
circonstances, c'est ce qui est raconté dans l'histoire des miracles de
saint Martin, de manière à réjouir le lecteur[xix].
En homme humble et discret, il commençait par s'administrer des médicaments
matériels,mais plus il recherchait avec modestie ceux-là, se jugeant
indique de recevoir l'assistance d'un miracle, plus la bonté divine
tenait en réserve pour lui sa puissance comme unique médicament. Il
lui arriva une fois que, guéri par la vertu habituelle de saint Martin
d'une douleur à la tempe, il conçut peu après, par l'insinuation du
tentateur, la pensée que cette agitation des veines pourrait être calmée
par une saignée. Pendant qu'il y réfléchit en lui-même, il sent
battre avec violence les veines de ses deux tempes, la douleur l'envahit
de nouveau avec plus de force ; aussitôt il court tout troublé à
la basilique, implore d'abord le pardon pour la pensée qu'il avait eue,
puis il touche sa tête avec le voile du sépulcre sacré, et
sur-le-champ il s'en retourne guéri[xx]. XV.
Il avait déjà composé plusieurs écrits à la louange de diverses
personnes[xxi] ;
et quoiqu'il brûlât de l'amour de Martin plus que de nul autre, il ne
se jugeait digne en aucune façon de rapporter ce qu'il y avait à écrire
sur ses miracles, quand, averti par deux et trois fois durant son
sommeil, il se vit menacé de tomber dans le crime par son silence. Il
avait fait agrandir l'oratoire de Saint-Étienne, situé dans le
faubourg de Tours, et reporter l'autel tout entier un peu plus loin
qu'il n'était ; mais n'ayant trouvé dans cet endroit aucune
relique, il envoya un de ses abbés à l'évêché, pour prendre de
celles du martyr saint Étienne. Il l'envoya en oubliant de lui donner
la clef, en sorte que celui-ci, trouvant la châsse fermée, ne savait
à quoi se décider. Retournerait-il à l'évêque pour avoir la clef,
c'était un retard ; apporterait-il la châsse entière, il savait
que cela lui serait désagréable, parce qu'elle contenait des reliques
d'un grand nombre de saints. Tandis qu'il hésitait en lui-même, il vit
les barres se retirer et la châsse s'ouvrir comme pour attester que la
grâce divine s'associait aux travaux de Grégoire. Le prêtre,
remerciant Dieu, porta, au milieu de l'admiration générale, les
reliques à Grégoire, qui, à son retour, trouva la châsse fermée,
comme il l'avait laissée[xxii]. XVI.
Grégoire opérait pour la guérison des malades beaucoup de choses
qu'il serait trop long de raconter ; cependant il en faisait
honneur aux saints dont il portait les reliques, et s'efforçait de s'en
dérober le mérite à lui-même. Plus il l'attribuait humblement à
d'autres, plus il était vrai qu'elles s'opéraient par lui. En voici un
exemple. Il s'avançait une fois sur la grand'route portant à son cou
une croix d'or dans laquelle étaient des reliques de la bienheureuse
Marie toujours vierge ou du bienheureux Martin : il aperçut non loin de
la route la cabane d'un pauvre qui brûlait ; elle était couverte,
suivant l'usage des pauvres gens, de feuilles et de menus branchages,
c'est-à-dire de matières inflammables. Le malheureux courait çà et là,
avec sa femme et ses enfants ; il criait, il jetait de l'eau, tout cela
en vain. Déjà les flammes l'emportaient et on ne pouvait plus les arrêter.
Mais alors Grégoire accourt, il élève la croix contre les gerbes de
flammes, et bientôt le feu tout entier se trouve tellement paralysé à
l'aspect des saintes reliques, qu'il ne peut plus brûler, pas même un
peu, les parties dont il était déjà maître[xxiii]. XVII.
Il avait une affaire pour laquelle il devait se rendre dans la ville de
Reims. Après avoir été gracieusement reçu par l'évêque Égidius,
il y passa la nuit et le lendemain, qui était un dimanche; lorsque le
jour fut venu,il alla à l'église pour converser avec l'évêque. Comme
il attendait son arrivée dans la sacristie, car il ne voulait pas
parler dans l'église, Sygo, autrefois référendaire du roi Sigebert[xxiv],
s'approcha de lui, et Grégoire après l'avoir embrassé, le fit asseoir
à ses côtés. Ils prièrent quelque temps ensemble, et Sygo, qui écoutait
attentivement Grégoire, sentit une de ses oreilles, dont il était
sourd depuis un certain temps, s'ouvrir tout d'un coup avec un bruit
particulier. Il se mit à faire ses actions de grâce, en racontant ce
que venait de produire en lui le voisinage de Grégoire. Mais l'homme de
Dieu n'oublia pas ses habitudes d'humilité, et, s'efforçant d'enlever
à cet homme l'idée qu'il avait : Ce n'est pas
à moi qu'il faut rendre grâce, dit-il, mon
très doux fils, mais au bienheureux Martin, dont j'ai sur moi, quoique
indigne, des reliques, par la vertu desquelles l'ouïe t'a été rendue
et ta surdité dissipée. XVIII.
La charité était tellement chez lui la vertu dominante, qu'il avait
pour ses ennemis eux-mêmes des sentiments de tendresse. L'exemple
suivant le démontrera. Il lui arriva une fois de se rendre en Bourgogne
vers sa vénérable mère. Dans des bois écartés qui se trouvent au
delà de la rivière du Barberon[xxv],
il rencontra des voleurs, qui se précipitèrent sur sa suite avec une
telle violence, qu'ils semblaient vouloir, non pas seulement dépouiller,
mais tuer. Leur irruption ne put effrayer Grégoire, qui marchait entouré
de la protection de Martin : il invoqua son secours, et il en éprouva
si promptement la présence, que les voleurs prirent la fuite plus
rapidement qu'ils n'étaient apparus. Grégoire, usant de sa charité
ordinaire, et sans se troubler au milieu du désordre, rappela les
fuyards, et voulut demander à ces agresseurs de prendre à manger et à
boire. Mais on eût cru qu'ils étaient poursuivis à coups de bâtons,
et que leurs chevaux étaient emportés malgré eux avec une vitesse qui
dépassait leurs forces, si bien qu'ils ne pouvaient entendre la voix
qui les rappelait[xxvi].
Ainsi se montrait Grégoire, favorablement écouté d'en haut et appliqué
aux œuvres de charité. XIX.
Grâce à lui, la foi du peuple et sa dévotion croissaient en
abondance. Aussi arriva-t-il que l'ennemi malin, tourmenté d'une vive
douleur et ne pouvant contenir les efforts de sa méchanceté, s'efforçait
à haute voix de bouleverser la confiance et du pasteur et du troupeau.
Le jour même de la naissance du Seigneur, comme Grégoire s'avançait
pour célébrer pontificalement la fête, suivant l'usage, dans la
principale basilique de la ville, un possédé, plus furieux que les
autres, commença à se déchaîner outre mesure, et se portant
au-devant des groupes qui marchaient devant Grégoire ou derrière lui,
ou qui l'entouraient. C'est en vain, s'écria-t-il,
que vous allez fouler le seuil de la maison de
Martin ; c'est en vain que vous allez dans sa maison, car, à cause
de vos crimes sans nombre, il vous a délaissés, il vous a fuis, et
c'est à Rome qu'il fait des miracles. Comme le diable soufflait
ces paroles et d'autres semblables à la foule pressée, sa voix, non
seulement trouble les cœurs des gens de la campagne, mais elle frappe
aussi de crainte les clercs et Grégoire lui-même. Ils entrent dans la
basilique en versant des larmes abondantes, et tous se prosternent sur
le pavé en priant, afin d'obtenir la présence du saint homme. Un homme
qui, depuis plus de trois ans, avait deux mains et un pied paralysés,
était prosterné comme les autres devant le saint autel, implorant le
secours du bienheureux Martin, quand, tout à coup envahi par la fièvre,
il commença à souffrir comme s'il eût été à la torture. Cependant
le divin office se célébrait ; et au moment où le pieux évêque,
redoublant de pleurs, attendait la venue du bienheureux Martin, où,
suivant l'usage, on couvrait d'un voile les instruments du divin mystère,
le malade fut pleinement rendu à la santé. Aussitôt Grégoire, plein
de joie, rend grâces au Dieu tout-puissant, et, les yeux remplis d'une
pluie de larmes, il éclate en ces paroles qu'il adresse au peuple : Que
la crainte, mes frères, s'éloigne de vos coeurs, car le bienheureux
confesseur halite avec nous, et vous ne devez nullement croire le diable
qui mentit dès le commencement du monde et n'a jamais connu la vérité.
Après qu'il eut donné au peuple ces paroles de consolation et d'autres
encore, la douleur universelle se changea en joie, et tous, grâce à
Martin et à Grégoire, revinrent chez eux plus contents qu'ils n'étaient
venus[xxvii]. XX.
Puisque nous venons de parler de la naissance du Seigneur, nous
mentionnerons ce qui arriva un jour de Noël à notre évêque. Pendant
la nuit sacro-sainte de cette solennité, fatigué des cérémonies de
la veille, il s'était mis un instant sur son lit, quand un homme s'avança
vers lui avec vivacité en lui disant : Lève-toi
pour retourner à l'église. Il se réveilla, fit le signe de la
croix et se rendormit. L'homme recommença et loi donna un second
avertissement ; mais se sentant encore lourd à son réveil, il
s'endormit de nouveau. Alors cet homme, venant pour la troisième fois,
lui donna un soufflet sur la joue et lui dit. C'est
toi qui dois admonester les autres pour les faire aller aux vigiles, et
voilà que tu te laisses si longtemps dominer par le sommeil.
Frappé de cette parole, Grégoire revint d'un pas rapide à l'église[xxviii].
Il était tellement agréable aux yeux de la Divinité, qu'il ne pouvait
pas, même sous le prétexte de l'humaine faiblesse, se permettre de négliger
un moment son salut. XXI.
Nous croyons devoir ajouter à ce récit comment Dieu voulut le
reprendre, afin qu'il ne péchât pas non plus par suite de la légèreté
d'autrui. Comme le bienheureux Martin l'avait guéri d'une maladie désespérée,
de manière à ce qu'il pût aller le lendemain à l'église, pour ne
pas se fatiguer cependant aux solennités de la messe, il avait ordonné
à l’un de ses prêtres d'en faire la célébration. Mais ce prêtre
avant prononcé avec je ne sais quelle incorrection les paroles consacrées,
quelques-uns des assistants se mirent à se moquer de lui, disant qu'il
eût mieux fait de se taire que de parler aussi grossièrement. La nuit
venue, Grégoire vit un homme en songe qui lui dit qu'il ne fallait
faire aucune observation sur les mystères de Dieu. Il résulta de là
pour lui qu'il ne devait pas permettre à des sots ou à des hommes légers
de rabaisser les saints mystères en sa présence. XXII.
Souvent l'homme de Dieu, comme un vrai gardien de lui-même et de son
troupeau, allait au loin, soit pour l’utilité des siens, soit pour
son propre salut. Une fois, en allant prier au tombeau de saint Hilaire,
il se détourna pour visiter la reine sainte Radegonde. Tous deux,
semblables à des habitants du paradis, s'entretenaient entre eux des
choses célestes, quand l'huile qui coulait ordinairement goutte à
goutte devant les reliques de la sainte croix devint tellement abondante
à l'arrivée de l'évêque, qu'en l'espace de moins d'une heure, il en
coula plus d'un sextier. Lorsque cette bienheureuse reine fut sur le
point d'être appelée devant le roi des cieux, Grégoire, l'homme de
Dieu, reçut la nouvelle qu'elle était à sa fin ; mais elle était
déjà trépassée quand il accourut, et il donna la sépulture à ses
saints membres. En même temps il bénit solennellement l'autel établi
sur le tombeau, en réservant toutefois à l'évêque du lieu, qui par
hasard était alors absent, le soin de fermer le cercueil[xxix]. XXIII.
Il avait une affaire qui l'obligeait à traverser le fleuve de la
Garonne près du château de Blaye ; mais ce fleuve avait tellement
grossi, qu'il inspirait une assez grande crainte, rien qu'à le
regarder. Non loin de là repose saint Romain, prêtre que notre Martin
ensevelit, ainsi qu'il est raconté dans sa vie. Comme les bourrasques
de vent d'un côté, les montagnes liquides de l'autre mettaient le
navigateur en grand péril, il leva les yeux au ciel, puis regarda l'église
de ce saint Romain, et la mer entière s'aplanit bientôt si complètement
que tout bruit sinistre s'évanouit et qu'il fut transporté sans courir
aucun danger sur l'autre rive[xxx]. XXIV.
Il avait accompli déjà seize années d'épiscopat, lorsque son
homonyme, le grand Grégoire, fut placé sur le siège apostolique [590
– Grégoire le Grand]. On croit qu'ils ont été quelque
temps attachés l'un à l'autre d'une étroite amitié ; et ce,
sentiment serait bien naturel, car Fortunat compare le pape à Grégoire
de Nazianze, et dit que la personne de ce dernier fut comme un présent
fait à l'Orient, celle de Grégoire de Rome un présent fait au Midi,
et notre Grégoire à nous un présent aux contrées occidentales. Ce
dernier s'étant rendu à l'église des Saints Apôtres[xxxi],
le saint-père le reçut avec une grande déférence ; et l'ayant
conduit à l'endroit où saint Pierre confessa le Christ, il s'arrêta
à ses côtés, attendant jusqu'à ce qu'il eût achevé sa prière. Et
tandis qu'il attendait, il considérait avec étonnement, car c'était
un génie profond, les secrètes dispensations de Dieu à l'égard de
l'homme qu'il avait sous les yeux, et qui, petit par la taille, avait reçu
du ciel une telle abondance de grâce. Celui-ci s'en aperçut aussitôt
par une perception divine, et, se relevant après sa prière, il se
tourna vers le pape de l'air calme qu'il conservait toujours et lui dit
: C'est le Seigneur qui nous a faits, et non
pas nous qui nous sommes faits nous-mêmes ; il est le même dans les
petites choses et dans les grandes. Le pape comprit que ces
paroles répondaient à sa pensée, et, tout réjoui de cette
observation, il commença à professer une vénération profonde pour
cette grâce qu'il avait seulement admirée jusque-là dans Grégoire,
et il honora le siège épiscopal de Tours du don d'une chaise d'or qui
devait y être toujours conservée. XXV.
Déjà saint Martin, glorifiant partout son disciple Grégoire, avait
manifesté de bien des manières combien il le favorisait ; mais,
voulant même coopérer à ses œuvres, il daigna quelquefois y être présent
avec tout l'éclat qui l'accompagne, tout en restant invisible. Ayant
intention de consacrer un oratoire dans une salle qui servait de cabinet
à son prédécesseur, Grégoire y transportait des reliques de saint
Saturnin, qu'il avait prises avec un grand respect dans la basilique du
seigneur Martin. Il y avait en effet un choeur considérable de prêtres
et de lévites en robes blanches, une noble assemblée de citoyens décorés
de fonctions, une foule nombreuse de peuple du second ordre ; les
cierges rayonnaient majestueusement, les croix se haussaient dans les
airs. Lorsqu'on fut arrivé à la porte, une lueur terrible remplissant
tout d'un coup la chambre frappa tous les yeux d'un éclat excessif, et,
se prolongeant, courait çà et là comme la foudre. Tout le monde,
saisi d'une peur extrême, était prosterné sur le sol. Mais Grégoire,
comme s'il eût été dans le secret de ce miracle si grand, les exhorta
avec fermeté et leur dit : Ne craignez rien ;
souvenez-vous de quelle manière on vit un globe de feu sortir de la tête
du bienheureux Martin pour s'élever vers le ciel, et croyez qu'il est
venu lui meure avec ses saintes reliques afin de nous visiter.
Tous alors magnifièrent Dieu, et cet homme vénérable répétait avec
les clercs : Bénit soit celui qui vient au nom
du Seigneur ; Dieu Notre-Seigneur a lui sur nous[xxxii]. XXVI.
Qu'il suffise de ce peu de paroles sur notre évêque. Nous ne le
recommandons pas au moyen d'une quantité de miracles, comme on en
attribue d'ordinaire même à des réprouvés, mais cette sorte de
gloire ne lui manqua pas non plus. C'en est assez d'ailleurs pour faire
briller son honneur qu'il ait suivi, humble de cœur, l'exemple du
Christ, et qu'il n'ait point mis son espérance dans les trésors d'or
et d'argent. C'est certainement avoir fait des choses miraculeuses que
d'avoir pu, comme nous l'avons montré plus haut, en partie du moins, se
garder des liens du péché. Être exempt de péchés, est une gloire
supérieure à toute autre. La vingt et unième année de son épiscopat[xxxiii],
c'est-à-dire au moment où il eut rempli le nombre de trois fois sept
ans dans la foi envers la sainte Trinité, il fut déposé auprès de
ses ancêtres, moins rassasié de jours, car il avait été ordonné à
l'âge de près de trente ans[xxxiv],
que plein de perfection. Toutefois, celui-là n'est pas entièrement
scellé dans la tombe, auquel il reste que sa parole même est vivante
dans le monde; et de même que nous croyons Grégoire uni il saint
Martin dans le ciel, de même son saint corps est voisin du sien dans le
tombeau. Ceux de Tours donc, s'ils ne veulent passer pour ingrats, eu égard
aux présents divins qu'ils ont reçus, doivent se, rappeler toujours
combien Dieu les a protégés. Le patron qu'il leur a donné n'est pas
un saint ordinaire : c'est Martin, duquel on ne sait pas où commencer
ses louanges, ni quelle louange particulière faire de lui, puisque ses
moindres actions sont manifestement plus grandes, comme on l'a écrit,
que les plus grandes actions des autres. Toutes les nations du monde,
pour ainsi dire, témoignent quel honneur on doit lui porter en le chérissant
d'une affection si étroite, que même en notre temps, où la piété
devient si tiède, nous voyons affluer à son très saint tombeau une
foule de gens dont le pays et le langage sont inconnus, en sorte qu'on
peut dire avec justice de ce Martin : Toute la
terre est avide de le voir. Leur zèle condamne énergiquement et
à bon droit notre inertie, à nous qui sommes près de lui; mais il est
clair que ce n'est pas sans une dispensation divine que son amour a pénétré
tous les cœurs au point de rendre sa mémoire partout douce comme celle
d'un second Josias, et qu'il s'est tellement étendu par toutes les
contrées de la terre, que là où règne le nom du Christ, là Martin
est honoré. Aux habitants de la Touraine a encore été donné Grégoire,
homme remarquable par la sainteté et aussi par la science, afin que la
cité de Tours ne fut pas une ville sans éclat et destituée de la
pratique des lettres, mais qu'elle fût plutôt illustrée par lui après
l'avoir été par Martin, connue la ville de Romulus, après les apôtres,
fut décorée d'un autre Grégoire. Soyons assurés que nous avons Grégoire
pour avocat et pour gardien, soit auprès de Dieu, soit auprès du
bienheureux Martin, et que nous pouvons lui confier nos besoins pour
qu'il y satisfasse. Grégoire, en effet, ne perdra point le souvenir de
la bonté qui l'animait ainsi que Martin dont il nous a fait connaître
avec tant de sollicitude le cœur compatissant. Pour nous montrer cette
compassion, il a recueilli les miracles du saint, afin que tous ceux qui
sauraient à l'avenir quel nombre énorme il en a opéré, et de quelle
importance ils étaient et quelles maladies désespérées il guérissait,
ne puissent jamais douter de sa puissance. Et s'il arrive, par suite de
la différence des temps, que les miracles matériels ont cessé,
croyons cependant toujours qu'il opère en nos âmes celui de les
soutenir par sa vertu. Que Grégoire donc, qui connaissait la miséricorde
de Martin, lui rappelle toujours son troupeau; que toujours il lui
demande le maintien du saint lieu où Martin repose, et qu'il le prie
pour la prospérité de tout le royaume. N'oublions pas non plus comment
il a conservé jusque dans sa propre sépulture ses habitudes d'humilité.
Il s'était fait ensevelir dans un endroit placé de telle manière,
qu'il devait être sans cesse foulé aux pieds par tout le monde[xxxv],
et l'on était empêché nécessairement par la disposition du lieu de
lui témoigner jamais aucun respect. Mais le troupeau du bienheureux
Martin, ne pouvant supporter de telles choses, a levé de cette place
l'ami de son seigneur, et l'a déposé avec le respect convenable dans
un riche mausolée élevé à la gauche du sépulcre saint[xxxvi].
Il est mort le 17 novembre, dans la semaine même consacrée à Martin[xxxvii]
: de telle sorte qu'après avoir commencé, déjà malade, à célébrer
la fête du saint, il put l'achever joint avec lui dans le ciel, par la
grâce du Seigneur Jésus-Christ, Dieu vivant, qui règne avec le Père
et le Saint-Esprit aux siècles des siècles. Amen. FIN
DE LA VIE DE SAINT GRÉGOIRE
[i] Les sept frères Macchabées et leur mère, martyrs de la religion juive, mis à mort en l'an 168 av. J.-C., par l'ordre da roi de Syrie Antiochus Épiphane. [ii] Lamentations, I. 1. [iii] Liv. De la gloire des confesseurs, par Grégoire, ch. XI. [iv] Vies des pères, par Grégoire, liv. VIII, § 2. [v] Gloire des confesseurs, ch. XI. [vi] Hillidius, vulgairement saint Alire ou Allyre. [vii] Vies des Pères, ch. II, § 2. [viii] Évêque de Clermont. [ix] Au § Ier. [x] Passage tiré de la préface du livre De la gloire des martyrs. Le dernier membre de phrase de la citation (non enim vel vinciri cupio meït retibus vel involvi) manque dans tous les manuscrits qui nous sont restés du texte original de Grégoire. [xi] Des miracles de saint Martin, par Grégoire, liv. 1, ch. XXXV. [xii] Daniel, ch. X, v. 3, 16, 17. [xiii] Des miracles de saint Martin, liv. I, ch. XXXII. [xiv] De la gloire des martyrs, par Grégoire, ch. LXXXIV. [xv] Ibid., ch. IX. [xvi] Près Riom (Puy-de-Dôme). Fortunat parle de cette fondation (liv. II, ch. III), et dom Ruinart mentionne cette église, devenue paroissiale comme subsistant encore de son temps, à la fin du XVIIe siècle. [xvii] Vies des Pères, ch. XV, § 2. [xviii] Ibid., ch. XX, § 3. [xix] En effet, sans parler des miraculeuses guérisons que Grégoire raconte comme les ayant vu s'accomplir en faveur de tous ses proches, de son père arraché plusieurs fois à la mort (Gl. des Mart., LXXXIV, et Gl. des conf., XL), de sa mère guérie d'un mal de jambe dont elle avait souffert pendant trente-quatre ans (Mir. de S.-M., III, 10), de son frère Pierre (Mir. de S.-Jul., XXIV), de son beau-frère Justin (Mir. de S.-M., II, 2), de son oncle Gallus, délivré d'une épine qu'il s'était mise en marchant pieds nus dans les champs (Mir. de S.-Jul., XXIII) ; d'une foule enfin de ses parents, amis ou serviteurs, le pieux évêque de Tours est intarissable quand il parle des miracles opérés sur sa propre personne par l’intervention céleste, surtout par la puissance de saint Martin. Ainsi un lot de reliques provenant de l'héritage de son père et enfermées dans un étui d'or, lui servait à conjurer l'incendie et l'orage (Gl. des Mart., LXXXIV), et saint Julien lui enleva une fois des douleurs de tête résultant d'un coup de soleil (Mir. de S.-Jul., XXV) ; mais, par le grand saint Martin, il obtint d'échapper, sur la seule invocation de son nom (Mir. de S.-Jul., I, 30), à une attaque de brigands ; d'être délivré de la fièvre et de pustules sur tout le corps, en se faisant porter à son tombeau (ibid., I, 32) ; de la dysenterie (ibid., II, 1) et du mal de dents (ibid., III, 60) au moyen de la poussière qu'on recueillait sur le sépulcre ou sur le sol environnant et qu'on buvait délayée dans de l'eau; de la migraine (ibid., II, 60), d'une inflammation d'entrailles (ibid., IV, 1), et d'une arête de poisson qui était restée trois jours dans sa gorge (ibid., III, 1), en appliquant sur la partie malade les tentures drapées au-dessus du monument ; d'un gonflement de la langue et des lèvres en frottant sur la grille qui l'entourait le bout de sa langue (ibid., IV, 2) ; enfin il chassait la grêle loin de ses vignes en mettant sur l'arbre le plus élevé qui s'y trouvât (ibid., I, 34) un peu de cire découlée des cierges qu'on brûlait sur ce tombeau merveilleux. [xx] Mirac. de S. Martin, liv. II, ch. LX. [xxi] Les critiques modernes pensent que ce fut par le récit des miracles du tombeau de saint Martin qu'il commença ses travaux littéraires. [xxii] Gloire des Martyrs, ch. XXXIV. [xxiii] Ibid., ch. XI. [xxiv] Voy. Hist. ecclés. des Francs, liv. V, ch. III, et Mirac. de S. Martin, liv. III, ch. XVII. [xxv] Verberim ou Berberim. On croit que c'est le Barberon, petit affluent du Dolon, rivière qui se jette dans le Rhône près de Vienne. [xxvi] Mirac. de S. Martin, liv. I, ch. XXXVI. [xxvii] Ibid., liv. II, ch. XXV. [xxviii] Gloire des Martyrs, ch. LXXXVII. [xxix] Ibid., ch. V. [xxx] De la Gloire des Confesseurs, ch. XLVI. [xxxi] C'est-à-dire au Vatican, à Rome. Dom Ruinart dit à ce sujet : Il semble que Grégoire dut faire ce voyage en l'année 594 ; car il passa dans les Gaules, d'après les Vies des Pères et autres de ses écrits, les trois années qui précédèrent, et pendant lesquelles Grégoire le Grand gouvernait déjà l'Eglise comme souverain pontife. Ce voyage, dont il n'y a pas d'autre mention que ces ligues de l'abbé Odon, et dont on ne trouve pas trace dans les écrits de Grégoire, est extrêmement douteux. [xxxii] Gloire des Confesseurs, ch. XX. [xxxiii] Environ l’année 594 par conséquent, Grégoire ayant été ordonné en 573. [xxxiv] Fermè tricennalis. Grégoire rapporte lui-même (Mirac. de S. Martin, liv. III, ch. X) que sa mère, aussitôt après l’avoir mis au monde, ressentit une douleur à la jambe dont elle ne fut guérie que trente-quatre ans après, lorsque étant venue le voir à Tours, elle put prier au tombeau de saint Martin. Post ordinationem mean advenit Turonis, dit-il, et plus loin : discessit dolor qui per triginta quatuor annos feminam fatigaverut. C'est en se reportant, d'après ce passage, à trente-quatre ans avant l'année 573, où Grégoire fut revêtu de la dignité épiscopale, qu'on a placé sa naissance à l'an 539. Mais Grégoire ne dit pas que ce fut de suite après son ordination que sa mère vint le voir. Les mots dont il se sert permettent de croire qu'elle ne vint qu'au bout de quelque temps ; dès lors, pourquoi n'ajouterait-on pas foi aux paroles d'Odon, qui dit avec une certaine recherche d'exactitude que Grégoire n'avait pas tout à fait trente ans quand il parvint à l'épiscopat ? Odon était mieux renseigné que nous sur les dates de la vie de Grégoire, par les obituaires de l'église où l'évêque était enterré, et peut-être par les inscriptions gravées sur les deux tombeaux dont il parle un peu plus loin. — Grégoire ainsi serait né en 543. [xxxv] C'est dire clairement qu'il était inhumé sous une dalle gravée. Les archéologues ne font cependant pas remonter si haut les exemples de ce qu'ils appellent les pierres tombales. Voy. l'Abécédaire de M. de Caumont, Architect. relig., 1854, p. 231. [xxxvi] Le tombeau de Grégoire de Tours, reconstruit avec luxe par saint Ouen à la fin du septième siècle, puis rétabli, au commencement du onzième, après les ravages des Normands, par Hervé, trésorier de l'église de Tours, disparut en 1562 sous les coups des Huguenots. On lit dans les délibérations du chapitre de Saint-Martin de Tours, qu'à la date du 1er juillet 1563, les chanoines ordonnèrent qu'on remettrait en place dans leur église l'un des grands os des bras de saint Martin avec un fragment de sa tête et quelques morceaux des crânes de saint Brice et de saint Grégoire qui avaient échappé au feu. Ces derniers débris n'ont pas survécu à la tourmente de 1793. [xxxvii] L'église célèbre la fête de saint Martin le 11 novembre. |