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Chronique de Frédégaire

texte numérisé et mis en page par François-Dominique FOURNIER

 

 

 Notice sur Frédégaire.

Si Marquard Freher et Joseph Scaliger n’avaient appelé Frédégaire le continuateur de Grégoire de Tours dont nous publions ici la chronique, on ne saurait quel nom lui donner. Dom Huinart a fort bien prouvé qu’il ne s’appelait point Idatius ou Adatius, comme l’avaient fait supposer quelques manuscrits, mais aucun de ceux qu’il a examinés ne porte le nom de Frédégaire. Freher et Scaliger l’avaient sans doute trouvé dans les leurs. Quoi qu’il en soit, ce nom est resté à l’historien, et personne ne songe maintenant à le lui contester.

Il vivait, à coup sûr, vers le milieu du septième siècle; car, en racontant l’histoire de cette époque, il répète plusieurs fois, dans sa préface et dans le cours de son ouvrage, qu’il rapporte des choses qu’il a vues et dont il peut attester lui-même la vérité. Sa chronique s’arrête à l’an 64 ; cependant quelques passages indiquent qu’il a vécu jusqu’en 658 ; il dit entre autres choses que le marchand Franc Samon qui était allé en 623 chez les Wénèdes, régna sur eux pendant trente-cinq ans. Enfin il parle de la mort de Chindasuinthe, roi d’Espagne, en 642, et de plusieurs événements arrivés après la mort de Clovis II, en 656.

Presque tous les érudits s’accordent à penser que Frédégaire était Bourguignon. L’histoire du royaume de Bourgogne est en effet celle dont il est le mieux instruit et à laquelle il semble rapporter toutes les autres. Ainsi sa chronologie est celle des rois Bourguignons et il ne parle guère des rois d’Austrasie ou de Neustrie que dans leurs rapports avec la Bourgogne, ou lorsque ce royaume se trouve incorporé dans le leur, comme il arriva sous Clotaire II. Adrien Valois s’est même flatté de découvrir la patrie de Frédégaire et l’a fait natif d’Avenches ; la complaisance avec laquelle le chroniqueur parle de cette ville et donne, sur son histoire, quelques détails qu’on ne trouve point ailleurs, est le seul fondement de cette conjecture.

Il ne faut point médire du zèle passionné qu’apportent souvent les érudits dans l’étude de telles questions; que feraient les hommes s’ils mesuraient toujours l’ardeur du travail à l’importance du résultat. C’est parce qu’il ne pouvait se résoudre à ignorer où était né Frédégaire qu’Adrien Valois a débrouillé le chaos des premiers siècles de notre histoire.

Quoi qu’il en soit de la patrie du chroniqueur, il était lui-même laborieux et possédé du besoin de la science. Il entreprit de recueillir et d’extraire toutes les chroniques, a lui connues, depuis l’origine du monde jusqu’au septième siècle. Jules l’Africain, Eusèbe, Saint-Jérôme, Idace, Saint Isidore de Séville, et Grégoire de Tours lui fournirent les matériaux du grand ouvrage historique et chronologique qu’il termina par le récit des événements de son temps. Cet ouvrage est divisé en cinq livres, et le cinquième est la chronique dont nous donnons ici la traduction. Les quatre premiers ne contiennent rien qui ne se trouve dans les prédécesseurs de Frédégaire, si ce n’est des fables absurdes dont on ignore la source primitive, et que plus tard les moines Aimoin et Roricon ont transportées dans leurs écrits.

On rencontre cependant dans l’abrégé des six premiers livres de Grégoire de Tours, qui a souvent été attribué à Grégoire de Tours lui-même, quelques faits ajoutés par l’abréviateur.

Le cinquième livre conserve donc seul une véritable importance; elle est grande, non par le mérite de Frédégaire, mais parce qu’il est à peu près le seul historien contemporain que nous ait légué le septième siècle : On demanderait volontiers, dit l’abbé de Vertot, à ceux qui méprisent Frédégaire, dans quelle autre source ils ont puisé l’histoire de Théodebert II, roi d’Austrasie, et de Thierri (Théodoric II), roi de Bourgogne ? qui les a instruits de la plupart des événements arrivés sous les règnes de Clotaire II, de Dagobert 1er, et du jeune Clovis (Clovis II) ? A qui en sommes-nous redevables, et que serait devenue cette partie de l’histoire de la première race si nous avions perdu Frédégaire ou s’il n’avait jamais écrit ?[i] » Il est vrai que, sans Frédégaire, cette époque nous serait à peu près inconnue ; mais quelque précieuse qu’elle soit, sa chronique, comparée à l’histoire ecclésiastique des Francs, n’en prouve pas moins les rapides progrès de la Barbarie. On entrevoit encore, dans l’ouvrage de Grégoire de Tours, le crépuscule de la civilisation romaine; l’ignorance de l’écrivain est grande, sa crédulité extrême, son récit mutilé et confus, son style inculte ; et pourtant çà et là se rencontrent quelques souvenirs d’un temps meilleur ; on reconnaît çà et là que l’évêque de Tours avait entendu parler d’autres études, d’autres mœurs, d’un autre état social; il a lu Salluste et Virgile, regrette l’ancienne splendeur des cités, rappelle avec complaisance ces familles sénatoriales dont la sienne est descendue, et s’émeut quelquefois en peignant les calamités du pays, connue s’il parlait de choses étranges et naguères inconnues. Dans Frédégaire la crédulité, la confusion, l’ignorance sont encore plus grandes, et en même temps rien rie décèle aucun débris d’une société plus régulière et plus polie; l’imagination de l’écrivain est froide et morne ; aucun regret ne lui échappe ; aucune dévastation, aucune souffrance publique n’arrête un moment sa pensée ; il est clair que les barbares ont tout dispersé, tout envahi, qu’ils occupent même un grand nombre d’évêchés, et qu’au milieu de ce grossier désordre, quelques moines s’appliquent presque seuls à étudier les sciences sacrées et à conserver le souvenir de ce qui se passe autour d’eux.

Du reste, cela même est un fait d’une haute importance et le plus curieux de tous ceux que la chronique de Frédégaire nous laisse entrevoir. C’est bien moins par le récit des événements que comme tableau de l’état d’une société progressivement conquise par la Barbarie, qu’elle mérite toute l’attention du lecteur. ; et la querelle de Saint Colomban avec Théodoric II, ou la guerre du maire du palais Flaochat contre le Franc Willebad, offrent, à mon avis, bien plus d’instruction et d’intérêt que cette série de faits insignifiants minutieusement rapportés par le chroniqueur, et souvent à faux, sous la rubrique de chaque année.

Ou a quelquefois confondu avec la chronique de Frédégaire et regardé comme son ouvrage les quatre fragments où elle est continuée jusqu’en 768. Dans l’embarras de concilier alors l’étendue de sa narration avec l’époque de sa vie, on le plaçait lui-même au commencement du neuvième siècle, supposition évidemment repoussée par ses propres paroles. Il est reconnu maintenant que sa chronique s’arrête en 641, et qu’elle a été successivement continuée par d’autres écrivains. Le premier fragment, qui s’étend de l’an 642 à l’an 680, n’a été, à ce qu’il parait, ajouté qu’après coup et pour combler le vide qui se trouvait entre Frédégaire et son premier continuateur. C’est un récit confus et absurde, écrit probablement par quelque moine dépourvu de toute connaissance des faits. La seconde partie, qui va de l’an 680 à l’an 736, fait assez bien connaître ce qui se passait, à cette époque, en Austrasie. La troisième, qui s’étend jusqu’au commencement du règne de Pépin le Bref, en 752, a été écrite on ne sait par qui, mais d’après l’ordre de Childebrand, oncle paternel de Pépin. La quatrième enfin, qui conduit l’histoire jusqu’à l’avènement de Charlemagne, en 768, fut également ajoutée par l’ordre du comte Nibelung, fils de Childebrand. Ces deux derniers fragments, et probablement aussi celui du second continuateur, ont ainsi l’autorité d’ouvrages contemporains et en portent, en effet, le caractère. Ils méritaient donc d’être joints, dans cette collection, à la chronique même à la suite de laquelle on les rencontre dans la plupart des éditions.

François Guizot.

 

Préface

Je ne sais comment exprimer exactement et par un seul mot le travail auquel je me livre ; et en cherchant à y réussir, je perds en longs efforts le temps déjà si court de la vie. Le mot d’interprète, en effet, qui est celui de notre langue, semble absurde et ne convient nullement ; car si, par nécessité, je change quelque chose à l’ordre des récits, je paraîtrai m’écarter tout à fait de l’office d’un interprète. J’ai lu avec grand soin les chroniques de Saint-Jérôme, d’Idace, d’un certain sage, d’Isidore et de Grégoire, depuis l’origine du monde jusque vers la fin du règne de Gontran ; et j’ai reproduit successivement dans ce petit livre, sans omettre beaucoup de choses, ce que ces savants hommes ont habilement raconté dans leurs cinq chroniques. Dans ce dessein, et pour me bien instruire de la vérité, j’ai commencé par établir exactement la série des temps et des règnes, comme pour servir d’introduction d’un autre ouvrage. J’ai mis ensuite clans le style d’à présent le récif: des actions des diverses nations que ces hommes habiles avaient si bien racontées dans leurs chroniques, mot grec qui signifie les actions des temps ; ils ont écrit aisément et comme une source pure qui coule avec abondance. J’aurais souhaité avoir le même talent de langage, ou quelque chose d’approchant. Mais on ne puise qu’avec peine clans une source qui ne coule pas toujours. Maintenant le monde vieillit, et le tranchant de l’esprit s’émousse en nous ; nul homme de ce temps n’est égal aux orateurs des temps passés et n’ose même y prétendre. Je me suis efforcé pourtant, aussi bien que me l’ont permis la rusticité et la faiblesse de mon savoir, de reproduire, aussi brièvement que je l’ai pu, ce que j’ai appris dans les livres dont j’ai parlé. Que si quelque lecteur doute de moi, qu’il ait recours à l’auteur même, il trouvera que je n’ai rien dit qui ne soit vrai. Arrivé à la fin du volume de Grégoire, j’ai continué à écrire dans ce livre les faits et gestes des temps postérieurs, les recherchant partout où j’en ai pu trouver le récit, et racontant, sur les actions des rois et les guerres des peuples, tout ce que j’ai lu ou entendu dire, ou vu moi-même, et ce que je puis attester. J’ai tâché d’insérer ici tout ce que j’ai pu savoir depuis le temps où Grégoire s’est arrêté et a cessé d’écrire, c’est-à-dire, depuis la mort du roi Chilpéric.

 

Chronique de Frédégaire

GONTRAN, roi des Francs, gouvernait depuis vingt-trois ans [583] avec bonheur le royaume de Bourgogne ; il était plein de bonté, se montrant partout avec les évêques comme un évêque, en très bonne intelligence avec ses Leudes, faisant aux pauvres de larges aumônes, régnant enfin avec tant de sagesse et de prospérités que toutes les nations voisines mêmes chantaient ses louanges.

La vingt-quatrième année de son règne, plein d’amour de Dieu, il fit bâtir avec soin et magnificence, dans le faubourg de Châlons et cependant sur, le territoire Séquanien, l’église de Saint-Marcel, où en récompense repose aujourd’hui son corps. Il y fonda un monastère et dota l’église de beaucoup de biens. Il fit assembler un synode de quarante évêques, et fit confirmer par la réunion de ce synode l’institution de ce monastère de Saint-Marcel, à l’exemple de ce qui avait été fait pour le monastère de Saint-Maurice, établi ainsi d’après les ordres du prince, par Avite et d’autres évêques du temps du roi Sigismond.

Dans cette année, Gondovald, avec le secours de Mummole et de Didier, osa envahir au mois de novembre une partie du royaume de Gontran, et détruire ses cités[ii]. Gontran envoya contre eux avec une armée le connétable Leudégésile et le patrice Ægilan. Gondovald ayant pris la licite, se réfugia dans la ville de Comminges, et mourut ensuite précipité du haut d’une roche par le duc Boson[iii].

Lorsque Gontran apprit le meurtre de son frère. Chilpéric, il se hâta de se rendre il Paris où il fit venir auprès de lui Frédégonde et Clotaire, fils (le Chilpéric, qu’il fit baptiser à Ruel, et qu’il établit sur le trône de son père, après l’avoir tenu sur les fonts sacrés[iv].

La vingt-cinquième année du règne de Gontran, Mummole fut tué à Sénuvie, par l’ordre de Gontran. Son domestique Domnole, et son camérier Wandalmar, remirent à Gontran Sidonie sa femme, ainsi que tous ses trésors.

La vingt-sixième année du règne de Gontran son armée entra en Espagne ; mais, accablée de maladies par l’insalubrité du pays, elle revint aussitôt dans sa patrie.

L’an vingt-septième du même règne, Leudégésile fût nommé par Gontran patrice de la Provence. On annonça que le roi Childebert avait eu un fils nommé Théodebert.

Cette même année il y eut en Bourgogne une grande inondation de fleuves, de sorte que les eaux dépassaient de beaucoup leur lit. Le comte Syagrius alla par l’ordre de Gontran en ambassade à Constantinople, et là, contre sa foi, il se fit nommer patrice. Mais cette trahison ainsi commencée ne put arriver à un plein succès. Dans cette année un phénomène parut clans le ciel : c’était un globe de feu qui tomba sur la terre en étincelant et en rugissant. Dans la même année aussi mourut Leuvigild, roi d’Espagne, qui fût remplacé par son fils Reccared.

Dans la vingt-huitième année du règne de Gontran, on annonça la naissance d’un autre fils de Childebert, nommé Théodoric.

Gontran, faisant alliance avec Childebert, eut une entrevue avec lui à Andelot. La mère, la sœur et la femme du roi Childebert y assistèrent toutes. On convint, par un traité particulier, qu’après la mort de Gontran, Childebert hériterait de son royaume.

Dans ce temps Rauchingue et Gontran-Boson, Ursion et Bertfried, seigneurs attachés au roi Childebert, furent tués par son ordre pour avoir projeté de l’assassiner. Leudefried, duc des Allemands, avait encouru aussi la haine de Childebert ; mais il s’échappa. Uncilène fut créé duc à sa place. Dans cette année Reccared, roi des Goths, embrassa avec un cœur plein d’amour la vraie religion chrétienne, et fut d’abord baptisé. Ensuite il fit assembler à Tolède tous les Goths attachés à la secte Arienne, et se fit livrer tous les livres ariens ; les ayant placés dans une seule maison, il y fit mettre le feu, et fit ensuite baptiser tous les Goths, selon la loi chrétienne.

Cette année, Cæsara, femme d’Anaulf, empereur des Persans, abandonnant son mari, vint avec quatre garçons et autant de filles vers saint Jean évêque de Constantinople, dit qu’elle était une femme du peuple. et demanda au bienheureux Jean la grâce du baptême.

Elle fut baptisée par le pontife lui-même, et la femme de l’empereur Maurice la tint sur les fonts sacrés. Comme l’empereur de Perse envoyait souvent des députés pour redemander sa femme, et que l’empereur Maurice ne savait pas que ce fût cette Cæsara, l’impératrice, voyant qu’elle était très belle, soupçonna qu’elle pourrait bien être celle que demandaient les députés et elle leur dit : Une certaine femme est venue ici de la Perse, disant qu’elle était une femme du peuple : voyez-la, c’est peut-être celle que vous cherchez. Les députés l’ayant vue se prosternèrent à terre pour l’adorer, disant que c’était la maîtresse qu’ils cherchaient. L’impératrice dit à Cæsara : Rendez-leur une réponse. Alors elle répondit : Je ne parlerai pas à ces hommes, leur vie est comme celle des chiens ; s’ils se convertissent et deviennent chrétiens comme moi, alors je leur répondrai. Les députés reçurent volontiers la grâce du baptême. Alors Cæsara leur dit : Si mon mari veut se faire chrétien et recevoir la grâce du baptême, je retournerai volontiers vers lui; autrement je n’y retournerai pas du tout. Les députés ayant annoncé ces choses à l’empereur de Perse, il envoya aussitôt une ambassade à l’empereur Maurice, pour faire venir saint Jean à Antioche, parce qu’il voulait recevoir le baptême de lui. Alors l’empereur Maurice fit faire à Antioche des préparatifs immenses ; l’empereur de Perse y fut baptisé avec soixante mille Persans, et cette cérémonie accomplie par Jean et les autres évêques dura deux semaines. Grégoire, évêque d’Antioche, tint l’empereur sur les fonts baptismaux. L’empereur Anaulf pria l’empereur Maurice de lui donner des évêques avec un clergé pour les établir dans la Perse, afin que tous les Persans reçussent la grâce du baptême. Maurice les lui donna volontiers, et tous les Persans furent convertis avec une grande promptitude.

L’an vingt-huitième du règne de Gontran, une armée marcha en Espagne par son ordre ; mais, par la négligence de Boson qui la commandait, elle fut taillée en pièces par les Goths.

La trentième année du règne du même prince, la tunique de Notre Seigneur Jésus-Christ, qui lui avait été enlevée dans la passion, et tirée au sort par les soldats qui le gardaient, et de laquelle le prophète David dit : et ils ont tiré mes vêtements au sort[v] ;  fut découverte par les aveux de Simon, fils de Jacob ; qui, après avoir été pendant deux semaines tourmenté de divers supplices, déclara enfin que la tunique était déposée dans la ville de Joppé, loin de Jérusalem, dans un coffre de marbre : Grégoire, évêque d’Antioche, Thomas, évêque de Jérusalem, Jean, évêque de Constantinople, et beaucoup d’autres évêques, après un jeûne de trois jours, portèrent à pied à Jérusalem, avec une sainte dévotion, la tunique enfermée clans le coffre de marbre, qui devint aussi léger que s’il eût été de bois, et ils la placèrent en triomphe dans le lieu où on adore la croix du Seigneur. Cette année, la lune fut obscurcie.

Une guerre s’engagea entre les Francs et les Bretons sur les bords dit fleuve de la Vienne. Beppolène, duc des Francs, fut tué par les Bretons de la faction du duc Ébrachaire ; ensuite Ébrachaire, dépouillé de tous ses biens, tomba dans la plus grande pauvreté.

La trente et unième année du règne de Gontran, Theutfried, duc du pays situé au-delà du mont Jura, mourut, et Wandalmar lui succéda dans son duché. La même année, le duc Agon[vi] fut élevé sur le trône des Lombards en Italie. La trente-deuxième année du règne de Gontran, le soleil fut tellement diminué depuis le matin jusqu’à midi, qu’à peine en apercevait-on la troisième partie.

La trente-troisième année de son règne, Gontran mourut le 28 mars, et fut enseveli clans l’église de Saint-Marcel, dans le monastère qu’il avait lui-même fondé. Childebert entra en possession de son royaume. Cette année, Wintrion, duc de Champagne, entra avec une armée clans le royaume de Clotaire. Clotaire étant allé au devant de lui avec ses guerriers, mit Wintrion en fuite ; des deux côtés le massacre des troupes fut grand.

Deux ans après que Childebert eut reçu le royaume de Bourgogne, une guerre s’étant engagée entre les Francs et les Bretons, il y eut un grand carnage des cieux peuples.

La troisième année du règne de Childebert en Bourgogne, un grand nombre de phénomènes parurent dans le ciel ; on aperçut une comète. Cette même année, l’armée de Childebert combattit courageusement contre les Warnes[vii] qui s’efforçaient de secouer le joug ; et le massacre des Warnes fut si grand qu’il en resta peu.

La quatrième année du règne de Childebert en Bourgogne [596], il mourut, et ses fils Théodebert et Théodoric lui succédèrent : Théodebert eut l’Austrasie en partage, et résida à Metz ; et Théodoric reçut le royaume de Gontran en Bourgogne, et résida à Orléans.

Cette année, Frédégonde, avec son fils le roi Clotaire, s’empara de Paris et des autres cités, à la manière des Barbares et sans déclaration de guerre. Une armée partit d’un lieu nommé Latofa[viii] pour marcher contre les fils de Childebert, Théodebert et Théodoric. Les deux armées en étant venues aux mains, Clotaire, se précipitant avec ses guerriers sur Théodebert et Théodoric, fit un grand carnage de leurs soldats. Frédégonde mourut la deuxième année du règne de Théodoric [597].

La troisième année du règne de Théodebert, le duc Wintrion fut tué à l’instigation de Brunehault.

La quatrième année du règne de Théodoric, Quolène, Franc d’origine, fut nommé patrice. Dans cette année, la peste dévasta Marseille et les autres cités de la Provence. L’eau du lac de Châteaudun, dans lequel se décharge la rivière de l’Aigre, fut si chaude et bouillonna tellement, qu’elle fit cuire tous les poissons. Cette même année, mourut Warnachaire, maire du palais de Théodoric, qui distribua tous ses biens en aumône aux pauvres.

Cette année, Brunehault fut chassée d’Austrasie, et trouvée seule par un pauvre homme dans la Champagne, près d’Arcis ; à sa demande, il la conduisit à Théodoric. Théodoric, accueillant bien son aïeule Brunehault, la traita avec honneur. En récompense du service qu’elle en avait reçu, Brunehault fit avoir au pauvre homme l’évêché d’Auxerre.

La cinquième année du règne de Théodoric, on vit à l’occident les mêmes phénomènes qui avaient apparu l’année précédente, des globes de feu parcourant le ciel, et comme un grand nombre de lances de feu. Cette année aussi, les rois Théodebert et Théodoric levèrent une armée contre le roi Clotaire, et en étant venus aux mains au-dessus de l’Ouaine, non loin du bourg de Dormelle, l’armée de Clotaire fut taillée en pièces. Clotaire lui-même ayant pris la fuite avec le reste de son armée, les ennemis pillèrent et ravagèrent les bourgs et les cités situés le long de la Seine, qui s’étaient placés sous l’empire de Clotaire. Les villes ayant été forcées, l’armée de Théodebert et de Théodoric emmena un grand nombre de captifs. Clotaire vaincu conclut, bon gré mal gré, un traité par lequel on convint que Théodoric aurait tout le pays situé entre la Seine, la Loire et l’Océan, et que Théodebert aurait le duché entier de Dentelin entre la Seine et l’Oise, jusqu’à l’Océan. Il ne resta à Clotaire que douze cantons situés entre la Seine et l’Océan.

La sixième année du règne de Théodoric, Cautin, duc au service de Théodebert, fut tué.

La septième année de son règne, Théodoric eut d’une concubine un fils nommé Sigebert. Le patrice Ægilan fut enchaîné et tué à l’instigation de Brunehault, sans autre motif que celui de la cupidité, afin que ses biens tombassent, au pouvoir du fisc. Cette année, Théodebert et Théodoric firent marcher une armée contre les Gascons, et les ayant vaincus par le secours de Dieu, les soumirent à leur domination, et les rendirent tributaires ; ils leur imposèrent un duc nommé Génial, qui les gouverna avec bonheur.

Cette année, saint Éconius, évêque de Saint-Jean-de-Maurienne, découvrit le corps de saint Victor, qui avait été martyrisé à Soleure avec saint Ours. Une certaine nuit, comme il était dans la ville, un songe l’avertit de se lever aussitôt, d’aller à l’église construite par la reine Sédéleube dans le faubourg de Genève, et que, dans un endroit qui lui fut désigné, il trouverait le corps du Saint. S’étant hâté d’aller à Genève avec les saints évêques Rusticius et Patricius, ils firent un jeûne de trois jours, et pendant la nuit, ils virent une lumière à l’endroit où était le glorieux et illustre corps. Les trois pontifes ayant soulevé la pierre en silence, en pleurant et priant, le trouvèrent enseveli dans un coffre d’argent, et son visage était frais et rouge comme celui d’un homme vivant. Le prince Théodoric était là, et faisant un grand nombre de présents à cette église, il la confirma la possession de la plus grande partie des biens de Warnachaire. D’étonnants miracles éclatent incessamment par la volonté de Dieu sur le sépulcre du Saint depuis le jour où il a été trouvé. Cette année, mourut Æthérius, évêque de Lyon. Secondin fut ordonné évêque à sa place.

Cette année, Phocas, duc et patrice de la république romaine, revenant victorieux de la Perse, tua l’empereur Maurice, et s’empara de l’empire à sa place.

Dans la huitième année de son règne, Théodoric eut d’une concubine un fils qu’on nomma Childebert. On assembla un synode à Châlons, on ôta à Didier l’évêché de Vienne qui, à l’instigation d’Aridius, évêque de Lyon, et de Brunehault, fut donné à Domnole. Didier fut envoyé en exil dans une certaine île. Cette année, le soleil fut voilé. Dans le même temps, Bertoald, Franc d’origine, était maire du palais de Théodoric. C’était un homme de mœurs réglées, sage, prudent, brave dans les combats, et gardant sa foi envers tout le monde.

La neuvième année de son règne, Théodoric eut d’une concubine un fils nommé Corbus. Comme Protadius, Romain d’origine, était fort considéré de tous dans le palais, et que Brunehault dont il partageait le lit, voulait le combler de dignités, il fut nommé à la mort du duc Wandalmar, patrice de la contrée au-delà du Jura et du pays de Salins. Pour faire périr Bertoald, on l’envoya réclamer les droits du fisc, dans les bourgs et les cités situés sur les bords de la Seine jusqu’à l’Océan.

Bertoald partit seulement avec trois cents hommes pour les pays où il était envoyé par Théodoric ; arrivé à la terre d’Arèles[ix] il s’y livrait à la chasse ; ce que sachant, Clotaire envoya son fils Mérovée et Landri, maire du palais, avec une armée, pour tuer Bertoald. Cette armée se permit, contre les termes du traité, d’envahir la plupart des bourgs et des cités situés entre la Seine et la Loire et qui appartenaient à Théodoric.

Bertoald, en ayant reçu la nouvelle et n’étant: pas en force pour résister, s’enfuit à Orléans, où il fut reçu par le saint évêque Austrin ; Landri ayant entouré Orléans avec son armée, appela Bertoald, pour qu’il en vint aux mains. Bertoald lui répondit du haut du rempart : Si tu veux m’attendre, pendant que les troupes resteront immobiles, nous engagerons un combat singulier, et Dieu nous jugera. Mais Landri fut loin d’y consentir. Bertoald ajouta : Puisque tu n’oses souscrire à cela, bientôt nos maîtres en viendront aux mains par suite de tout ce que vous faites. Couvrons-nous alors de vêtements vermeils[x] ; précédons les autres au lieu où sera le combat, c’est là qu’on verra ma bravoure et la tienne ; jurons l’un et L’autre devant Dieu que nous tiendrons cette promesse.

Cela fait, le jour de la fête de saint Martin, Théodoric, ayant appris que, contre le traité, Clotaire avait envahi une partie de son royaume, traversa le Loet[xi], se dirigea avec une armée, le jour de Noël, à Etampes, où Mérovée, fils du roi Clotaire, vint au-devant de lui avec Landri et une grande armée. Comme l’endroit ou l’on passe le Loet était fort resserré, à peine le tiers de l’armée de Théodoric avait passé que le combat commença ; Bertoald s’avança selon leur convention appelant Landri. Mais Landri n’osa pas, comme il l’avait promis, affronter le péril d’un tel combat. Bertoald s’étant trop avancé, fut tué avec les siens par l’armée de Clotaire ; sachant que Protadius voulait le dégrader de sa dignité, il ne voulut pas s’échapper. Mérovée, fils de Clotaire, fut pris ; Landri fut mis en fuite, et un grand nombre des soldats de Clotaire furent taillés en pièces. Théodoric entra en triomphe dans Paris, Théodebert conclut la paix avec Clotaire à Compiègne ; et les deux armées retournèrent dans leur pays sans plus de carnage.

La dixième année du règne de Théodoric, Protadius, à l’instigation de Brunehault et par l’ordre de Théodoric, fut créé maire du palais. Il était d’une extrême finesse et d’une grande habileté en toutes choses, mais il exerça contre certains hommes de cruelles iniquités, accordant trop aux droits du fisc, et s’efforçant, par toute sorte d’artifices, de le remplir et de s’enrichir, lui-même des dépouilles des biens d’autrui. Il s’appliquait à abaisser autant de nobles qu’il eu pouvait trouver, pour qu’il n’en restât aucun en état de s’emparer du rang auquel il s’était élevé. Par ces persécutions acharnées, il se fit des ennemis de tous les sujets du royaume de Bourgogne.

Brunehault engageait continuellement son petit-fils Théodoric à faire marcher une armée contre Théodebert, lui disant : Qu’il était fils, non de Childebert, mais d’un certain jardinier. Protadius le lui conseillait aussi. Théodoric ordonna enfin de lever une armée. Ayant campé, avec son armée, dans un endroit nommé Cerisy, Théodoric fut exhorté par ses Leudes, à faire la paix avec Théodebert ; Protadius seul l’excitait à engager le combat. Théodebert, avec les siens, n’était pas éloigné. Alors tous les guerriers de Théodoric en ayant trouvé l’occasion, se jetèrent sur Protadius, disant que la mort d’un seul homme était préférable au massacre de toute une armée. Protadius était assis dans la tente du roi Théodoric, jouant aux dés avec Pierre, premier médecin. Comme l’armée environnait déjà la tente, et les Leudes de Théodoric l’empêchant de sortir pour parler aux soldats, il envoya Uncilène pour leur ordonner, de sa part, qu’ils eussent à cesser de menacer Protadius. Uncilène, au contraire, alla dire sur-le-champ aux troupes : Ainsi l’ordonne le roi Théodoric, que Protadius soit tué. S’étant jetés alors sur lui, et déchirant la tente du roi avec leurs épées, ils tuèrent Protadius. Théodoric, déconcerté, fut forcé de faire la paix avec son frère Théodebert, et, après la mort de Protadius, les deux armées retournèrent chez elles sans combat.

La onzième année du règne de Théodoric, Claude fut nommé maire du palais. Il était romain d’origine, homme prudent, enjoué dans ses récits, ferme en toutes choses, patient, sage dans le conseil, versé dans l’étude des lettres, rempli de fidélité, et faisant amitié avec tout le monde. Averti par l’exemple de ses prédécesseurs, il se montra, dans ce rang, doux et patient. Il n’avait que l’embarras d’un excessif embonpoint.

La douzième année du règne de Théodoric, Uncilène, qui avait insidieusement ordonné la mort de Protadius, eut, à l’instigation de Brunehault, les pieds coupés, et, dépouillé de ses biens, fut réduit à la condition la plus misérable.

Le patrice Wolf, qui avait trempé dans la mort de Protadius, fut, à l’instigation de Brunehault et par l’ordre de Théodoric, tué dans la métairie de Favernay; Richomer, romain, fut nommé patrice à sa place. La même année, Théodoric eut, d’une concubine, un fils nommé Mérovée, que Clotaire tint sur les fonts de baptême.

La même année, Théodoric envoya vers Witterich, roi d’Espagne, Aridius, évêque de Lyon, Roccon et Æpporin connétable, pour lui demander en mariage sa fille Ermenberge. Les envoyés ayant juré à Witterich que jamais Théodoric ne dégraderait sa fille du trône, elle leur fut remise, et ils la présentèrent dans Châlons à Théodoric qui la reçut avec joie et empressement. Par les intrigues de son aïeule Brunehault, Ermenberge ne partagea jamais le lit de son époux, à qui les discours de Brunehault et de sa sœur Theudilane la rendirent enfin odieuse. Au bout d’un an, Théodoric renvoya en Espagne Ermenberge dépouillée de ses trésors.

Witterich, indigné, envoya une députation à Clotaire ; le député de Clotaire et celui de Witterich se rendirent auprès de Théodebert ; les députés de Théodebert, de Clotaire et de Witterich allèrent trouver Agon[xii], roi d’Italie. Ces quatre rois formèrent le projet de se coaliser pour attaquer de tous côtés Théodoric, lui enlever ses États et le condamner à mort, tant ils avaient de crainte de lui. L’envoyé des Goths s’embarqua en Italie pour retourner par mer en Espagne. Mais, par la volonté divine, le projet de ces rois ne fut pas accompli. Théodoric, en ayant été informé, ne considéra ces desseins qu’avec un grand mépris.

Cette année Théodoric, suivant les conseils perfides d’Aridius, évêque de Lyon, et de son aïeule Brunehault, fit lapider saint Didier, revenu de son exil. Depuis le jour de sa mort, le Seigneur daigna constamment faire éclater à son tombeau d’étonnants miracles : ce qui doit faire croire que c’est à cause de ce crime que fut détruit le royaume de Théodoric et de ses fils.

Cette année, Witterich étant mort, fut remplacé sur le trône d’Espagne par Sisebod, homme sage, plein de piété, et célèbre par toute l’Espagne ; car il combattit avec courage contre la république romaine, et soumit au royaume des Goths la Biscaye, qui avait autrefois appartenu aux Francs. Un duc nommé Francion, qui avait soumis la Biscaye dans le temps des Francs, avait longtemps payé des tributs au roi des Francs ; mais cette province étant revenue à l’empire, les Goths s’en emparèrent, et Sisebod ayant pris plusieurs cités de l’empire romain situées sur le rivage de la mer, les détruisit de fond en comble. Comme l’armée de Sisebod taillait en pièces les Romains, Sisebod, rempli de piété, disait : Malheur à moi, sous le règne duquel il se fait une si grande effusion de sang humain ! Il délivrait de la mort tous ceux qu’il rencontrait. L’empire des Goths en Espagne fut établi depuis le rivage de la mer jusques aux Pyrénées.

Agon, roi des Lombards, prit pour femme une sœur de Grimoald et de Gondoald, nommée Théodelinde, de la race des Francs, et autrefois promise à Childebert. Ce roi l’ayant méprisée par le conseil de Brunehault, Gondoald passa en Italie avec sa sœur Théodelinde et tous ses biens, et la donna en mariage à Agon[xiii]. Gondoald prit une femme de la noble nation des Lombards. Il en eut deux fils, nommés Gondebert et Charibert. Le roi Agon, fils du roi Autharis[xiv], eut de Théodelinde un fils, nommé Adoald, et une fille, nommée Gondoberge. Comme Gondoald était trop aimé des Lombards, le roi Agon et la reine Théodelinde, à qui il était déjà suspect, le firent percer d’une flèche pendant qu’il était assis sur un fauteuil pour satisfaire ses besoins, et il en mourut.

La treizième année du règne de Théodoric, Théodebert avait pour femme Bilichilde, que Brunehault avait achetée à des marchands. Comme Bilichilde était aimable et chérie de tous les Austrasiens, qu’elle dédommageait du pauvre esprit de Théodebert, elle ne se croyait en rien inférieure à Brunehault, et souvent elle l’insultait par ses messagers, pendant que de son côté cette reine lui reprochait d’avoir été sa servante ; enfin, après qu’elles se furent réciproquement irritées par des ambassades et des paroles de ce genre, on convint d’une entrevue sur la frontière du Sundgau, afin que ces deux reines se réunissent et rétablissent la paix entre Théodoric et Théodebert ; mais Bilichilde, par le conseil des Austrasiens, refusa d’y venir.

La quatorzième année du règne de Théodoric, la réputation de saint Colomban s’était accrue dans les cités et dans toutes les provinces de la Gaule et de la Germanie. Il était tellement célébré et vénéré de tous que le roi Théodoric se rendait souvent auprès de lui à Luxeuil pour lui demander avec humilité la faveur de ses prières. Comme il y allait très souvent, l’homme de Dieu commença à le tancer, lui demandant pourquoi il se livrait à l’adultère avec des concubines plutôt que de jouir des douceurs d’un mariage légitime ; de telle sorte que la race royale sortît d’une honorable reine et non pas d’un mauvais lieu. Comme déjà le roi obéissait à la parole de l’homme de Dieu et promettait de s’abstenir de toutes choses illicites, le vieux serpent se glissa dans lame de son aïeule Brunehault qui était une seconde Jézabel, et l’excita contre le saint de Dieu par l’aiguillon de l’orgueil. Voyant Théodoric obéir à l’homme de Dieu, elle craignit que, si son fils, méprisant les concubines, mettait une reine à la tête de la cour, elle ne se vît retrancher par là une partie de sa dignité et de ses honneurs. Il arriva qu’un certain jour saint Colomban se rendit auprès de Brunehault qui était alors dans le domaine de Bourcheresse[xv]. La reine l’ayant vu venir dans la cour amena au saint de Dieu les fils que Théodoric avait eus de ses adultères. Les ayant vus, le saint demanda ce qu’ils lui voulaient. Brunehault lui dit : Ce sont les fils du roi, donne-leur la faveur de ta bénédiction. Colomban lui dit : Sachez qu’ils ne porteront jamais le sceptre royal, car ils sont sortis de mauvais lieux. Elle, furieuse, ordonna aux enfants de se retirer. L’homme de Dieu étant sorti de la cour de la reine, au moment où il passait le seuil un bruit terrible se fit entendre, mais ne put réprimer la fureur de cette misérable femme qui se prépara à lui tendre des embûches. Elle fit ordonner par des messagers aux voisins du monastère de ne permettre à aucun des moines d’en dépasser les limites, et de ne leur accorder ni retraite, ni quelque secours que ce fût. Saint Colomban, voyant la colère royale soulevée contre lui, se rendit promptement à la cour, pour réprimer par ses avertissements cet indigne acharnement. Le roi était alors à Espoisse, sa maison de campagne. Colomban y étant arrivé au soleil couchant, on annonça au roi que l’homme de Dieu était là et qu’il ne voulait pas entrer dans la maison du roi. Alors Théodoric dit qu’il valait mieux honorer à propos l’homme de Dieu que de provoquer la colère du Seigneur en offensant un de ses serviteurs. Il ordonna donc de préparer toutes choses avec une pompe royale, et d’aller au-devant du serviteur de Dieu. Ils vinrent donc, et, selon l’ordre du roi, offrirent leurs présents. Colomban, voyant qu’on lui présentait des mets et des coupes avec la pompe royale, demanda ce qu’ils voulaient. On lui dit : C’est ce que t’envoie le roi. Mais, les repoussant avec malédiction, il répondit. Il est écrit : le Très-Haut réprouve les dons des impies ; il n’est pas digne que les lèvres des serviteurs de Dieu soient souillées de ses mets, celui qui leur interdit l’entrée, non seulement de sa demeure, mais de celle des autres. À ces mots, les vases furent mis en pièces, le vin et la bière répandus sur la terre, et toutes les autres choses jetées çà et là. Les serviteurs épouvantés allèrent annoncer au roi ce qui arrivait. Celui-ci, saisi de frayeur, se rendit, au point du jour, avec son aïeule auprès de l’homme de Dieu. Ils le supplièrent de leur pardonner ce qui avait été fait, promettant de se corriger par la suite. Colomban, apaisé par ces promesses, retourna au monastère : mais ils n’observèrent pas longtemps leurs promesses ; leurs misérables péchés recommencèrent, et le roi se livra à ses adultères accoutumés. À cette nouvelle, saint Colomban lui envoya une lettre pleine de reproches, le menaçant de l’excommunication s’il ne voulait pas se corriger. Brunehault, de nouveau irritée, excita l’esprit du roi contre saint Colomban, et s’efforça à le perdre de tout son pouvoir ; elle pria tous les seigneurs et tous les grands de la cour d’animer le roi contre l’homme de Dieu : elle osa solliciter aussi les évêques, afin qu’élevant des soupçons sur sa religion, ils accusassent la règle qu’il avait imposée à ses moines. Les courtisans, obéissant aux discours de cette misérable reine, excitèrent l’esprit du roi contre le saint de Dieu, l’engageant à le faire venir pour prouver sa religion. Le roi, entraîné, alla trouver l’homme de Dieu à Luxeuil, et lui demanda pourquoi il s’écartait des coutumes des autres évêques, et aussi pourquoi l’entrée de l’intérieur du monastère n’était pas ouverte à tous les chrétiens. Saint Colomban, d’un esprit fier et plein de courage, répondit au roi qu’il n’avait pas coutume d’ouvrir l’entrée de l’habitation des serviteurs de Dieu à des hommes séculiers et étrangers à la religion ; mais qu’il avait des endroits préparés et destinés à recevoir tous les hôtes. Le roi lui dit. Si tu désires t’acquérir les dons de notre largesse et le secours de notre protection, tu permettras à tout le monde l’entrée de tous les lieux du monastère. L’homme de Dieu répondit : Si tu veux violer ce qui a été jusqu’à présent soumis à la rigueur de nos règles, sache que je me refuserai à tes dons et à tous tes secours ; et si tu es venu ici pour détruire les retraites des serviteurs de Dieu et renverser les règles de la discipline, sache que ton empire s’écroulera de fond en comble, et que tu périras avec toute la race royale ; ce que l’événement prouva dans la suite. Déjà d’un pas téméraire le roi avait pénétré dans le réfectoire ; épouvanté de ces paroles, il retourna promptement dehors. Il fut ensuite assailli des vifs reproches de l’homme de Dieu, à qui Théodoric dit : Tu espères que je te donnerai la couronne du martyre ; sache que je ne suis pas assez fou pour faire un si grand crime ; mais reviens à des conseils plus prudents qui te vaudront beaucoup d’avantages, et que celui qui a renoncé aux mœurs de tous les hommes séculiers rentre dans la voie qu’il a quittée. Les courtisans s’écrièrent tous d’une même voix qu’ils ne voulaient pas souffrir dans ces lieux un homme qui ne faisait pas société avec tous. Mais Colomban dit qu’il ne sortirait pas de l’enceinte du monastère, à moins d’en être arraché par force. Le roi s’éloigna donc laissant un certain seigneur, nommé Baudulf, qui chassa aussitôt le saint de Dieu du monastère et le conduisit en exil à la ville de Besançon, jusqu’à ce que le roi décidât, par une sentence, ce qui lui plairait.

Le saint de Dieu s’aperçut qu’il n’était gardé ni outragé par personne ; car tout le monde voyait briller en lui la vertu de Dieu, ce qui empêchait qu’on ne lui fit aucune injure, de peur de participé au crime commis contre lui. Il monta un dimanche sur une cime escarpée, car telle est la position de la ville que les maisons sont bâties sur le penchant rapide de la montagne, franchissant des lieux d’un difficile accès et entourés de tous côtés par le fleuve du Doubs ; le saint attendit là jusqu’au milieu du jour, regardant au loin si quelqu’un était posté pour l’empêcher de retourner au monastère. Comme personne ne paraissait, il traversa la ville avec les siens et rentra dans sa retraite. À la nouvelle qu’il avait quitté le lieu de son exil, Brunehault et Théodoric, animés d’une plus violente colère, envoyèrent pour le chercher, sans retard, le comte Berthaire et Baudulf, dont nous avons parlé plus haut, avec une troupe de guerriers. Ils trouvèrent saint Colomban dans l’église, chantant des psaumes et des oraisons avec toute la communauté des frères, et ils parlèrent ainsi à l’homme de Dieu : Nous te prions d’obéir aux ordres du roi et aux nôtres, et de retourner à l’endroit d’où tu es revenu ici. Mais il répondit : Je ne crois point qu’il plaise au Créateur que je retourne dans un lieu d’où je me suis éloigné pour obéir à la voix terrible du Christ. Voyant que l’homme de Dieu n’obéissait pas, Berthaire se retira, laissant quelques hommes d’un esprit plus hardi. Ceux-ci prièrent l’homme de Dieu d’avoir pitié d’eux, qui avaient été malheureusement laissés pour accomplir un si cruel dessein, et d’avoir égard à leur danger, car ils couraient risque de la mort s’ils ne l’enlevaient par force. Mais il leur dit qu’il avait déjà assez souvent répété que la violence seule pourrait le faire sortir. Les soldats, au milieu d’un double péril et en proie à plus d’une peur, saisirent le manteau dont le saint était enveloppé ; d’autres s’étant jetés à ses genoux le supplièrent, en pleurant, de leur pardonner un si grand crime, car ils obéissaient non à leur volonté, mais aux ordres du roi. L’homme de Dieu voyant qu’il pourrait y avoir du danger en n’écoutait que la fierté de son cœur, sortit en pleurant et se désolant, accompagné de gardes qui ne devaient pas le quitter avant de l’avoir mis hors de toutes les terres soumises au pouvoir du roi. Le chef de ces soldats était Ragamond, qui le conduisit jusqu’à Nantes. Ainsi chassé du royaume de Théodoric le saint se disposa à retourner une seconde fois en Irlande. Mais comme nul prêtre ne doit prendre une route ou une autre qu’avec la permission du Seigneur[xvi], saint Colomban alla en Italie, et construisit, clans un endroit nommé Bobbio, un monastère consacré à une sainte vie, et plein de jours, il monta vers le Christ.

La quinzième année du règne de Théodoric [610], l’Alsace où ce prince avait été élevé, et qu’il possédait par l’ordre de son père Childebert, fut ravagée, à la manière des barbares, par Théodebert. C’est pourquoi les deux rois tinrent à Seltz un plaid où le jugement des Francs devait assigner les limites des deux royaumes. Théodoric s’y rendit avec dix mille soldats, Théodebert s’avança avec une grande armée d’Austrasiens, dans l’intention de lui livrer bataille : Théodoric entouré de toutes parts, contraint et saisi de frayeur, assura l’Alsace à Théodebert par un traité. Il perdit aussi le pays de Sundgau, la Thurgovie et la Champagne qu’il réclamait souvent. Chacun retourna ensuite chez soi.

Dans ce temps les Allemands entrèrent en ennemis dans le pays d’Avenches, situé au-delà du Jura et le ravagèrent. Les comtes Abbelin et Herpin, avec d’autres comtes du pays, marchèrent à la tête d’une armée au devant des Allemands. Les deux armées en vinrent aux mains ; les Allemands vainquirent les gens du pays Transjuran, dont ils massacrèrent et taillèrent en pièces un grand nombre ; ils mirent à feu et à sang la plus grande partie du territoire d’Avenches, et emmenèrent captifs beaucoup d’habitants, après quoi ils retournèrent chez eux chargés de butin.

Théodoric méditait continuellement sur la manière dont il pourrait détruire Théodebert pour se venger de tant d’injures. Cette année Bilichilde fut tuée par Théodebert, qui prit pour femme urne jeune fille nommé Theudichilde.

La seizième année de son règne, Théodoric envoya une députation à Clotaire, déclarant qu’il marcherait contre Théodebert, parce qu’il n’était pas son frère, si Clotaire ne prêtait pas à celui-ci son secours, et disant que s’il remportait la victoire sur Théodebert, il remettrait au pouvoir de Clotaire le duché de Dentelin, dont nous avons parlé ci-dessus. Des députés ayant réglé ces conventions entre Théodoric et Clotaire, Théodoric leva une armée.

La dix-septième année de son règne [612], et au mois de mai, l’armée de Théodoric, venant de toutes les provinces du royaume, se rendit à Langres. Marchant par Andelot, après avoir pris Naz, elle s’avança vers la ville de Toul. Théodebert s’étant mis en marche avec une armée d’Austrasiens, ils en vinrent aux mains dans la campagne de Toul. Théodoric vainquit Théodebert, et tailla en pièces son armée ; un grand nombre de braves guerriers furent massacrés. Théodebert ayant pris la fuite, traversa le territoire de Metz, les montagnes des Vosges, et parvint à Cologne. Comme Théodoric le poursuivait avec son armée, le saint apôtre Léonise, évêque de Mayence, qui aimait la vaillance de Théodoric et détestait l’imbécillité de Théodebert, vint vers Théodoric et lui dit : Achève ce que tu as commencé ; il faut que tu en considères bien la nécessité. Une fable rustique dit qu’un loup étant monté sur une montagne, et ses fils ayant commencé à chasser, il les appela vers lui sur la montagne, leur disant : Aussi loin que votre vue peut s’étendre de chaque côté, vous n’avez point d’amis si ce n’est quelques-uns de votre race. Achevez donc ce que vous avez commencé. Théodoric ayant traversé avec son armée la forêt des Ardennes, arriva à Tolbiac. Là, Théodebert s’avança contre Théodoric avec des Saxons, des Thuringiens ou d’autres peuples des pays au-delà du Rhin, et tout ce qu’il avait pu rassembler, et le combat s’engagea une seconde fois. On rapporte que jamais une pareille bataille ne fut livrée par les Francs et les autres nations. Il se fit un si grand carnage des deux armées que, là où les phalanges combattaient, les cadavres des hommes tués n’avaient pas de place pour tomber, et qu’ils demeuraient debout et serrés, les cadavres soutenant les cadavres, comme s’ils eussent été vivants. Par le secours du Seigneur, Théodoric vainquit encore Théodebert, dont l’armée fut taillée en pièces depuis Tolbiac jusqu’à Cologne. Théodoric couvrit le pays de ses soldats, et s’avança le jour même jusqu’à Cologne, où il s’empara des trésors de Théodebert. Il envoya à la poursuite de Théodebert, au-delà du Rhin, son camérier Berthaire, qui, l’ayant vivement poursuivi pendant qu’il fuyait avec un petit nombre de ses soldats, l’amena captif à Cologne auprès de Théodoric, qui le fit dépouiller de ses vêtements royaux, et donna à Berthaire son cheval avec la housse du roi. Théodebert fut conduit enchaîné à Châlons ; son jeune fils, nommé Mérovée, fut saisi, par l’ordre de Théodoric ; un soldat le prit par les pieds, le frappa contre une pierre, et, ayant eu la cervelle brisée, il rendit l’âme. Clotaire, selon son traité avec Théodoric, prit en son pouvoir tout le duché de Dentelin. À cause de cela Théodoric, enflammé d’une trop grande colère, car il était déjà maître de toute l’Austrasie, fit marcher son armée contre Clotaire.

La dix-huitième année de son règne [613], Théodoric fit faire des levées dans l’Austrasie et la Bourgogne, envoyant auparavant une ambassade à Clotaire, pour qu’il renonçât entièrement au duché de Dentelin, et lui disant qu’autrement Théodoric lui viendrait avec une armée inonder son royaume de toutes parts. L’événement prouva ce que les députés avaient annoncé.

Mais, au moment où Théodoric marchait avec une armée contre Clotaire, il mourut à Metz d’un flux de ventre. Ses troupes s’en retournèrent aussitôt dans leur pays. Brunehault, demeurant à Metz avec les quatre fils de Théodoric, Sigebert, Childebert, Corbus et Mérovée, s’efforça d’établir Sigebert dans le royaume de son père.

Clotaire, à l’instigation de la faction d’Arnoul, de Pépin et des autres grands, entra en Austrasie. Lorsqu’il fut prés d’Andernach, Brunehault, qui demeurait à Worms avec les fils de Théodoric, envoya en leur nom à Clotaire les députés Chadoin et Herpon, lui demandant de s’éloigner du royaume que Théodoric avait laissé à ses fils. Clotaire répondit à Brunehault qu’il promettait de se conformer à ce que jugeraient entre eux, et avec l’aide de Dieu, les principaux d’entre les Francs. Brunehault envoya alors, dans la Thuringe, Sigebert, l’aîné des fils de Théodoric, avec Warnachaire, maire du palais, Alboin et d’autres grands, pour qu’ils engageassent clans son parti les peuples d’outre Rhin, afin qu’on pût résister à Clotaire. Elle envoya ensuite à Alboin une lettre, pour l’avertir, ainsi que les autres grands, de tuer Warnachaire, parce qu’il voulait passer dans le parti de Clotaire. Alboin, après avoir lu cette lettre, la déchira et la jeta à terre. Un serviteur de Warnachaire l’ayant trouvée, en rassembla les morceaux sur une tablette enduite de cire. Warnachaire ayant lu la lettre, vit qu’il courait risque de la vie, et commença à rechercher comment il pourrait se défaire des fils de Théodoric et faire élire Clotaire à leur royaume. Il détacha, par des avis secrets, du parti de Brunehault et des fils de Théodoric, les peuples qui s’y étaient engagés. Revenus ensuite auprès de Brunehault et des fils de Théodoric, ils rentrèrent tous en Bourgogne, s’efforçant, par des messages, de lever une armée clans toute l’Austrasie.

Les seigneurs de la Bourgogne, tant les évêques que les autres Leudes, craignant et haïssant Brunehault, tinrent conseil, avec Warnachaire, pour qu’aucun des fils de Théodoric n’échappât, qu’on les tuât tous avec Brunehault, et qu’on donna leur royaume à Clotaire ; ce qui en effet arriva. Par l’ordre de Brunehault et de Sigebert, fils de Théodoric, une armée de Bourguignons et d’Austrasiens marcha contre Clotaire. Sigebert s’étant avancé dans la Champagne, sur le territoire de Châlons-sur-Marne, et vers les bords de l’Aisne, Clotaire vint à sa rencontre avec une armée, ayant déjà avec lui un grand nombre d’Austrasiens du parti de Warnachaire, maire du palais, avec qui il avait déjà traité, ainsi qu’avec le patrice et les ducs Aléthée, Roccon, Sigoald et Eudelan. Au moment où on allait en venir aux mains, et à un certain signal, l’armée de Sigebert prit la fuite pour retourner dans son pays. Clotaire, comme il en était convenu, la poursuivit avec peu d’ardeur, et arriva à la Saône. Il prit trois des fils de Théodoric, Sigebert, Corbus et Mérovée, qu’il avait tenu sur les fonts de baptême ; Childebert échappa par la fuite et ne reparut jamais. L’armée des Austrasiens retourna toute entière dans son pays. Trahie par Warnachaire, maire du palais, et par la plupart des grands du royaume de Bourgogne, Brunehault fut arrêtée par le connétable Herpon, à Orbe, bourg au-delà du Jura, et conduite à Clotaire avec Theudelane, sœur de Théodoric, à Ryonne, village situé sur la Vigenne. Clotaire fit tuer Sigebert et Corbus, fils de Théodoric. Touché de compassion pour Mérovée, qu’il avait tenu sur les fonts de baptême, il le fit emmener secrètement en Neustrie, et le recommanda au comte Ingobad. Mérovée vécut plusieurs années dans ce pays.

Brunehault ayant été amenée en la présence de Clotaire, enflammé de haine contre elle, il lui imputa la mort de dix rois francs, c’est-à-dire, Sigebert, Mérovée, son père Chilpéric, Théodebert et son fils Clotaire, Mérovée, fils de Clotaire, Théodoric et ses trois fils, qui venaient de périr. L’ayant ensuite tourmentée pendant trois jours par divers supplices, il la fit conduire à travers toute l’armée, assise sur un chameau, et attacher ensuite par les cheveux, par un pied et par un bras, à la queue d’un cheval extrêmement fougueux ; et ses membres furent disloqués par les coups de pied et la promptitude de la course du cheval.

Warnachaire fut créé maire du palais de la Bourgogne, après avoir reçu de Clotaire le serment de n’être jamais écarté durant sa vie. Radon obtint la même dignité en Austrasie. Tout le royaume des Francs, comme il était arrivé sous le premier Clotaire, tomba au pouvoir de Clotaire avec tous les trésors, et il le gouverna avec bonheur pendant seize ans, demeurant en paix avec toutes les nations voisines. Clotaire était rempli de douceur, savant dans les belles-lettres, craignant Dieu, magnifique protecteur des églises et des prêtres, faisant l’aumône aux pauvres, se montrant bon envers tout le monde et plein de piété, se livrant seulement avec trop d’ardeur à la chasse, et accordant trop aux suggestions des femmes et des jeunes filles ; à cause de quoi il fut blâmé par ses Leudes.

Après s’être ainsi emparé, dans la trentième année de son règne [613], des royaumes de Bourgogne et d’Austrasie, Clotaire créa Herpon, Franc d’origine duc du pays situé au-delà du Jura, à la place d’Eudelan. Herpon ayant commencé à établir la paix dans ce pays, en réprimant les méchants, fut tué dans une rébellion par les habitants du pays eux-mêmes, excités par le patrice Aléthée, l’évêque Leudemond et le comte Herpon. Clotaire étant venu à Marlheim en Alsace avec la reine Bertrude, rétablit la paix, et punit par le glaive un grand nombre de mauvaises gens.

Leudemond, évêque de Sion, étant venu secrètement auprès de la reine Bertrude, lui tint, par le conseil d’Aléthée, de coupables discours, lui disant que Clotaire mourrait cette année de manière ou d’autre, et l’engagea à transporter secrètement dans la ville de Sion autant de trésors qu’elle pourrait, parce que cette ville était très sûre ; et qu’Aléthée était disposé à abandonner sa femme, pour épouser Bertrude, attendu qu’étant du sang royal des Bourguignons, il pourrait, après Clotaire, s’emparer du royaume. À ces paroles, la reine, craignant que ce ne fût vrai, se retira dans sa chambre, fondant en larmes. Leudemond, voyant que cette conversation le mettait en péril, s’enfuit pendant la nuit à Sion ; il se cacha ensuite à Luxeuil, auprès de l’abbé Austase qui, plus tard, lui fit obtenir le pardon de Clotaire, et la permission de retourner clans sa ville.

Clotaire, alors avec ses grands clans sa maison de Maslay, fit venir vers lui Aléthée : son odieux dessein ayant été prouvé, il périt par le glaive.

La trente-troisième année de son règne [616], Clotaire fit venir vers lui à Bonneuil Warnachaire, maire du palais, tous les évêques et les barons de Bourgogne, et faisant droit à leurs justes demandes, il leur confirma par des lettres écrites tout ce qu’il leur avait accordé[xvii].

Je rapporterai de quelle manière les Lombards payaient aux Francs, tous les ans, un tribut de douze mille sous d’or, et comment ils leur cédèrent deux villes, Aost et Suze, avec leur territoire. Cleph, leur roi, étant mort, ils passèrent douze ans soumis à douze ducs, et sans rois. Dans ce temps, ils firent une irruption clans le royaume des Francs, et en compensation de tant d’audace, ils cédèrent au roi Gontran les villes d’Aost et de Suze, ainsi que leur territoire et leurs habitants. Ils envoyèrent ensuite une députation à l’empereur Maurice. Les douze ducs envoyèrent chacun un député pour demander à l’empereur paix et protection ; ils envoyèrent aussi d’autres députés vers Gontran et Childebert pour acheter la protection et le secours des Francs, par un tribut de douze mille sous que ces douze ducs paieraient tous les ans; ils offraient aussi de céder au roi Gontran une vallée dite Ametége, et voulaient s’assurer par ces députés l’alliance qui leur conviendrait le mieux ; ils se mirent ensuite, avec un entier dévouement, sous la protection des Francs.

Bientôt, avec la permission de Gontran et de Childebert, les Lombards élurent pour roi le duc Autharis. Un autre duc, nommé aussi Autharis, se soumit à la domination de l’empereur avec tout son duché, et lui demeura fidèle. Le roi Autharis paya tous les ans le tribut promis aux Francs par les Lombards. Après sa mort, son fils Agon[xviii], étant monté sur le trône, l’acquitta également.

La trente-quatrième année du règne de Clotaire, le roi Agon envoya vers ce prince trois nobles députés lombards, Agiulf, Pompège et Gauton, pour le prier de remettre à sa nation les douze mille sous d’or qu’elle payait tous les ans aux Francs ; et avec adresse ces députés donnèrent secrètement trois mille sous d’or, dont mille à Warnachaire, mille à Gondeland, et mille à Chuc ; ils offrirent en même temps à Clotaire trente-six mille sous d’or. Le roi remit le tribut aux Lombards, et s’unit avec eux par serment d’une amitié éternelle.

La trente-cinquième année du règne de Clotaire, mourut la reine Bertrude que Clotaire chérissait d’unique amour, et fort aimée aussi par les Leudes qui voyaient sa bonté.

La trente-neuvième année de son règne [622], Clotaire associa à son royaume son fils Dagobert, et l’établit roi sur les Austrasiens, gardant pour lui ce qui s’étendait vers la Neustrie et la Bourgogne, au-delà des Ardennes et des Vosges.

La quarantième année du règne de Clotaire, un certain homme, nommé Samon, de la nation des Francs, s’associa plusieurs hommes du Sundgau qui faisaient le négoce avec lui, et se rendit chez les Esclavons, surnommés les Wénèdes, pour y commercer. Les Esclavons avaient déjà commencé à se soulever contre les Avares, surnommés les Huns, et contre leur roi Gagan[xix]. Les Wénèdes, surnommés Bifulci, étaient depuis longtemps alliés des Huns : lorsque les Huns attaquaient quelque nation, ils se tenaient rangés en bataille devant leur camp, et les Wénèdes combattaient : s’ils remportaient la victoire, alors les Huns s’avançaient pour piller ; si les Wénèdes étaient vaincus, les Huns venaient à leur secours. Ils appelaient les Wénèdes Bifulces, parce qu’ils combattaient deux fois, attaquant toujours avant les Huns. Les Huns venaient tous les ans passer l’hiver chez les Esclavons ; ils prenaient pour leur lit les femmes et les filles des Esclavons, qui leur payaient des tributs, outre bien d’autres oppressions. Les fils des Huns qu’ils avaient eus des femmes et des filles esclavonnes, ne pouvant à la fin supporter cette honte et ce joug, refusèrent, comme je l’ai dit, d’obéir aux Huns, et commencèrent à se soulever. Les Wénèdes s’étant avancés contre les Huns, le marchand Samon alla avec eux, et sa bravoure fut si grande qu’elle excita l’admiration ; aussi les Wénèdes taillèrent en pièces un nombre étonnant de Huns. Les Wénèdes voyant la bravoure de Samon, le créèrent leur roi, et il les gouverna pendant trente-cinq ans avec bonheur. Sous son règne, les Wénèdes soutinrent contre les Huns plusieurs combats, et par sa prudence et son courage, ils furent toujours vainqueurs. Samon avait douze femmes de la nation des Wénèdes, et il en eut vingt-deux fils et quinze filles.

Cette même année, Adaloald, roi des Lombards et fils du roi Agon, ayant succédé à son père, reçut avec bienveillance un député de l’empereur Maurice, nommé Eusèbe, qui venait vers lui plein de ruse. Frotté dans le bain de je ne sais quel onguent, à la persuasion de cet Eusèbe, en sortant du bain, il ne pouvait faire autre chose que ce à quoi Eusèbe l’engageait. Il se laissa persuader par lui de tuer tous les grands et tous les seigneurs du royaume des Lombards, et, après leur mort, de se livrer lui et toute la nation des Lombards entre les mains de l’empereur Maurice. Lorsqu’il en eut fait mettre douze à mort sans aucun motif, les autres s’aperçurent qu’ils étaient en danger de la vie. Alors tous les grands et les seigneurs lombards, d’un avis unanime, élurent pour roi Charoald [626], duc de Turin, qui avait épousé Gondeberge, sœur du roi Adaloald ; celui-ci mourut empoisonné. Charoald prit aussitôt le royaume. Tason, un des ducs lombards, qui gouvernait la province de la Toscane, enflé d’orgueil, se souleva contre le roi Charoald.

La reine Gondeberge, belle à voir, bienveillante envers tout le monde, remplie de piété et de religion, généreuse en aumônes, était chérie de tous à cause de sa bonté. Comme un certain homme de la nation des Lombards nommé Adalulf, et qui venait assidûment au palais pour rendre ses devoirs au roi, se trouvait une fois en sa présence, la reine, qui l’aimait de même que les autres, dit qu’il était d’une belle taille. Adalulf l’ayant entendu, dit tout bas à la reine : Vous avez daigné louer ma taille ; permettez-moi d’entrer dans votre lit. La reine le refusant avec force et le méprisant, lui cracha au visage. Adalulf voyant qu’il courait risque de la vie, se rendit en toute hâte vers le roi Charoald, demandant à lui expliquer en secret ce qu’il avait à lui dire. Ayant donc choisi un endroit, il dit au roi : Ma maîtresse, ta reine Gondeberge, a parlé en secret pendant trois jours avec le duc Tason ; elle veut t’empoisonner, et, épousant Tason, l’élever sur le trône. Le roi Charoald ajoutant foi à ces mensonges, envoya la reine en exil à Lumello, la faisant renfermer dans une tour. Clotaire ayant envoyé des députés au roi Charoald pour s’informer du motif pour lequel il humiliait la reine Gondeberge, parente des Francs, et pourquoi il la tenait en exil, Charoald répondit par les mensonges ci-dessus rapportés, comme s’ils eussent été véritables. Alors un des députés nommé Ansoald, sans que cela lui eût été enjoint, mais de lui-même, dit à Charoald : Tu pourrais arranger cette affaire sans blâme : ordonne à l’homme qui t’a rapporté ces choses de s’armer, et qu’un autre homme, pour le compte de la reine, s’avance vers lui, afin qu’ils se battent en combat singulier ; on verra par le jugement de Dieu si la reine Gondeberge est coupable ou innocente de cette faute. Ce conseil ayant plu au roi Charoald et à tous les grands de la cour, il ordonna à Adalulf de s’armer pour le combat, et un cousin de Gondeberge, nommé Pitton, s’avança contre Adalulf. Ayant donc combattu ensemble, Adalulf fut tué par Pitton. Aussitôt Gondeberge fut tirée d’exil après trois ans, et rétablie sur le trône.

La quarante et unième année du règne de Clotaire [624], comme Dagobert régnait heureusement en Austrasie, un certain seigneur de la race des Agilolfinges[xx], nommé Chrodoald, encourut le courroux de Dagobert., d’après le conseil du saint évêque Arnoul, de Pépin maire du palais, ainsi que d’autres grands d’Austrasie ; car cet homme, très riche lui-même, était un continuel ravisseur du bien des autres, plein d’orgueil, d’insolence, et qui n’avait rien de bon. Dagobert voulant le tuer à cause de ses crimes, Chrodoald s’enfuit auprès de Clotaire, le priant de vouloir bien obtenir sa grâce de son fils. Clotaire ayant vu Dagobert, entre autres paroles, lui demanda la vie de Chrodoald ; Dagobert promit que si Chrodoald se corrigeait de ses mauvaises pratiques, il ne courrait pas risque de la vie ; mais aussitôt après, Chrodoald étant venu vers Dagobert, à Trèves, il fut tué sur-le-champ par son ordre. Un homme de Scharpeigne[xxi], nommé Berthaire, lui trancha la tête avec son épée à la porte de la chambre du roi.

La quarante-deuxième année du règne de Clotaire [625], Dagobert vint par l’ordre de son père avec ses Leudes,dans un appareil royal, à Clichy près de Paris, et reçut en mariage la sœur de la reine Sichilde nommée Gomatrude. Le troisième jour après les noces, il s’éleva entre Clotaire et Dagobert son fils, une sérieuse querelle. Dagobert demandait tout ce qui appartenait au royaume d’Austrasie, pour le soumettre à sa domination, et Clotaire refusait avec force de le lui céder. Ces deux rois choisirent douze seigneurs d’entre les Francs, pour que leur jugement terminât cette contestation ; parmi ces seigneurs était Arnoul, évêque de Metz, ainsi que d’autres évêques ; et selon sa sainteté, il parlait toujours de paix au père et au fils. Enfin, les évêques et les plus sages seigneurs accordèrent le fils avec le père, qui lui céda ce qui appartenait au royaume des Austrasiens, ne gardant que ce qui était situé en deçà de la Loire et du côté de la Provence.

La quarante-troisième année du règne de Clotaire, mourut Warnachaire, maire du palais. Son fils Godin, d’un esprit léger, épousa cette année même sa belle-mère Berthe. Clotaire, enflammé contre lui d’une extrême colère, ordonna au duc Arnebert, qui était marié à une sœur de Godin, de l’attaquer avec une armée et de le tuer. Godin voyant son danger s’enfuit avec sa femme en Austrasie, auprès du roi Dagobert, et saisi d’une grande crainte du roi se réfugia dans l’église de Saint-Evre. Dagobert envoyait souvent. des députés au roi Clotaire, pour lui demander la grâce de Godin ; Clotaire promit enfin de la lui accorder, à condition qu’il abandonnerait Berthe qu’il avait épousée contre les ordonnances des canons. Godin abandonna Berthe et retourna dans le royaume de Bourgogne ; mais Berthe se rendit aussitôt auprès de Clotaire, et lui dit: que si Godin se présentait devant Clotaire, il voudrait tuer le roi lui-même. Godin fut alors, par l’ordre de Clotaire, conduit dans les principaux lieux saints, à l’église de Saint Médard de Soissons, et de Saint-Denis, à Paris, pour qu’il y jurât d’être toujours fidèle à Clotaire : c’était afin de trouver un lieu propice pour le tuer, lorsqu’il serait séparé des siens. Chramnulf, un des grands, et Waldebert, domestique du roi, dirent à Godin qu’il fallait qu’il allât encore à Orléans dans l’église de Saint-Anien, et à Tours celle de Saint-Martin, pour y renouveler ses serments. Lorsqu’il fut arrivé dans le faubourg de Chartres, à l’heure du repas, dans une petite métairie indiquée par Chramnulf lui-même, Chramnulf et Waldebert se jetèrent sur lui avec une troupe et le tuèrent ; ils massacrèrent quelques-uns de ceux qui étaient restés avec lui, et laissèrent fuir les autres après les avoir dépouillés.

Cette année, Pallade et son fils Sidoc, évêque d’Eause, accusés par le duc Æginan d’avoir trempé clans la rébellion des Gascons, furent envoyés en exil. Boson, fils d’Audolène, du pays d’Étampes, fut tué par le duc Arnebert d’après l’ordre de Clotaire, qui l’accusait d’adultère avec la reine Sichilde. Cette année Clotaire assembla à Troyes les grands et les Leudes de Bourgogne, et leur demanda s’ils voulaient créer un autre maire du palais à la place de Warnachaire qui était mort. Mais ils le refusèrent unanimement, disant qu’ils ne voulaient jamais élire de maire du palais, et demandant au roi avec instance la faveur de traiter avec lui.

La quarante-quatrième année de son règne les évêques et tous les grands de son royaume, tant de Neustrie que de Bourgogne, s’étant réunis à Clichy pour le service du roi et de la patrie, un homme, nommé Herménaire, qui était gouverneur du palais de Charibert, fils de Clotaire, fut tué par les serviteurs d’Æginan, seigneur saxon d’origine. Il s’en serait suivi un grand carnage, si la sagesse de Clotaire ne fût intervenue et n’eût mis ses soins à tout réprimer. Æginan se retira par l’ordre de Clotaire sur le Mont-Martre, ayant avec lui un grand nombre de guerriers. Brodulf, oncle de Charibert, ayant rassemblé une troupe, voulait se jeter sur lui avec Charibert. Clotaire ordonna expressément aux barons de la Bourgogne d’écraser avec leurs troupes le parti qui voudrait se soustraire à son jugement : cet ordre du roi pacifia les deux partis.

Clotaire mourut dans la quarante-cinquième année de son règne [628] et fut enseveli dans l’église de Saint-Vincent, dans un faubourg de Paris. Dagobert, apprenant la mort de son père, ordonna à tous les Leudes qui lui étaient soumis en Austrasie de s’assembler en armée ; il envoya des députés en Bourgogne et en Neustrie pour se faire élire roi. Étant venu à Reims et s’étant approché de Soissons, tous les évêques et tous les Leudes du royaume de Bourgogne se soumirent à lui. Un grand nombre d’évêques et de seigneurs de Neustrie parurent aussi désirer de lui obéir. Charibert, son frère, s’efforça de s’emparer du royaume ; mais, à cause de son imbécillité, sa volonté eut peu d’effet. Brodulf, son oncle, voulant l’établir sur le trône, commença à se soulever contre Dagobert ; mais l’événement en décida autrement.

Dagobert, ayant pris possession de tout le royaume de Clotaire, tant de la Neustrie que de la Bourgogne, et s’étant emparé des trésors, touché enfin de compassion, céda à son frère Charibert, pour transiger et par de sages conseils, le pays situé entre la Loire et l’Espagne, du côté de la Gascogne, et les cantons et cités des Pyrénées, les cantons de Toulouse, Cahors, Agen, Périgueux, Saintes, et tout ce qui est du côté des Pyrénées. Il confirma cette donation par des traités, pour que Charibert, dans aucun temps, ne pût réclamer de Dagobert rien du royaume de son père. Charibert établit sa résidence à Toulouse, et la troisième année de son règne, avec une armée, il soumit à son pouvoir toute la Gascogne, et par là étendit un peu plus son royaume.

Dagobert régnant déjà depuis sept ans, et en possession, comme nous l’avons dit, de la plus grande partie du royaume de son père, alla en Bourgogne [629]. L’arrivée de Dagobert frappa d’une si grande crainte les évêques, les grands et tous les Leudes du royaume de Bourgogne, que c’était une chose étonnante ; mais il procura une grande joie aux pauvres en leur rendant justice. Lorsqu’il vint à Langres, il jugea avec tant d’équité tous les Leudes, les pauvres comme les riches, que partout on le regarda comme tout à fait agréable à Dieu ; aucun présent, aucune acception de personnes ne pouvaient réussir auprès de lui ; le Très-Haut Seigneur gouvernait par la seule justice. Étant ensuite allé à Dijon, et ayant passé quelques jours dans Saint-Jean-de-Losne, il établit avec un grand soin la justice sur tout le peuple de son royaume ; animé de ce bon désir, il ne mangeait ni ne dormait, voulant que tout le monde s’en retournât de sa présence après avoir obtenu justice. Le même jour qu’il voulait partir de Saint-Jean-de-Losne pour Châlons, étant entré dans le bain avant le jour, il fit tuer Brodulf, oncle de son frère Charibert, par les ducs Amalgaire et Arnebert et par le patrice Willibade.

Étant allé ensuite à Auxerre par Autun, il vint à Paris par la ville de Sens, et, abandonnant la reine Gomatrude à Reuilly, où il l’avait épousée, il se maria à une jeune fille, nommée Nantéchilde, et la fit reine. Depuis le commencement de son règne, suivant les conseils de saint Arnoul, évêque de Metz, et de Pépin, maire du palais, il gouvernait l’Austrasie avec tant de bonheur qu’il était loué par toutes les nations. Son courage avait tellement semé l’épouvante que tous les peuples se soumettaient à lui avec empressement, à tel point que les nations qui habitent sur la frontière des Avares et des Esclavons désiraient fort qu’il marchât contre ceux-ci, promettant hardiment qu’il les subjuguerait et tout le pays jusqu’aux terres de la république romaine. Après la mort de saint Arnoul, aidé des conseils de Pépin, maire du palais, et de Chunibert, évêque de Cologne, il gouverna tous ses sujets avec tant de bonheur et d’amour pour la justice qu’aucun des rois Francs ses prédécesseurs ne fut loué plus que lui. Il en fut ainsi jusqu’à son arrivée à Paris.

La huitième année de son règne, comme il parcourait l’Austrasie avec une pompe royale, il admit dans son lit une jeune fille, nommée Ragnetrude, dont il eut cette année un fils, nommé Sigebert.

De retour en Neustrie, il se plut dans la résidence de son père Clotaire, et résolut d’y demeurer continuellement. Oubliant alors la justice qu’il avait autrefois aimée, enflammé de cupidité pour les biens des églises et des Leudes, il voulut, avec les dépouilles qu’il amassait de toutes parts, remplir de nouveaux trésors. Adonné outre mesure à la débauche, il avait, comme Salomon, trois reines et une multitude de concubines. Ses reines étaient Nantéchilde, Vulfégonde et Berchilde. Je m’ennuierais d’insérer dans cette chronique les noms de ses concubines, tant elles étaient en grand nombre. Son cœur devint corrompu, et sa pensée s’éloigna de Dieu ; cependant en la suite (et plût à Dieu qu’il eût pu mériter par là les récompenses éternelles !) il distribua des aumônes aux pauvres avec une grande largesse, et, s’il n’eût pas détruit le mérite de ces œuvres par son excessive cupidité, il aurait mérité le royaume des cieux.

Les Leudes gémissaient de la méchanceté de Dagobert ; ce que voyant, Pépin, le plus habile de tous, très sage dans le conseil, rempli de fidélité et chéri de tous, à cause de cet amour pour la justice qu’il avait inspiré à Dagobert tant que celui-ci l’avait écouté, continua de se montrer équitable, ne s’écarta point de la voie du bien, et lorsqu’il s’approchait de Dagobert, il se conduisait prudemment envers tout le monde, et adroitement en toutes choses. La jalousie des Austrasiens s’éleva contre lui, et ils s’efforcèrent de le rendre odieux à Dagobert afin de le tuer. Mais l’amour de Pépin pour la justice et sa crainte ire Dieu le préservèrent de tout mal. Cette année il alla trouver le roi Charibert avec Sigebert fils de Dagobert.

Charibert étant venu à Orléans, tint Sigebert sur les fonts de baptême. Parmi les Neustriens, Æga était en crédit auprès de Dagobert.

Cette année, les députés Servat et Paterne, que Dagobert avait envoyés vers l’empereur Héraclius, revinrent auprès de lui, annonçant qu’ils avaient conclu une paix éternelle avec Héraclius. Je ne passerai pas sous silence les miracles opérés par Héraclius.

Pendant qu’Héraclius était patrice de toutes les provinces d’Afrique, le tyran Phocas, qui avait tué l’empereur Maurice et s’était emparé de l’empire, régnait avec cruauté, et jetait comme un fou les trésors dans la mer, disant qu’il faisait des présents à Neptune : les sénateurs voyant que par sa folie il allait détruire l’empire, formèrent un parti pour Héraclius, firent saisir Phocas, et après lui avoir coupé les pieds et les mains, et attaché une pierre au cou, on le jeta dans la mer. Héraclius du consentement du sénat fut élevé à l’empire. Un grand nombre de provinces avaient été, sous les empereurs Maurice et Phocas, dévastées par les invasions des Perses[xxii].

Selon sa coutume l’empereur des Perses ayant fait marcher une armée contre Héraclius, les Perses ravageant les provinces de la république, arrivèrent à Chalcédoine non loin de Constantinople, et emportant d’assaut cette ville ils y mirent le feu. S’étant ensuite approchés de Constantinople, siège de l’empire, ils s’efforcèrent de la détruire. Héraclius étant sorti à leur rencontre avec une armée, envoya des députés à l’empereur des Perses, nommé Cosdroé[xxiii], pour lui demander d’en venir avec lui à un combat singulier tandis que les deux armées resteraient immobiles, convenant que celui à qui le Très-haut accorderait la victoire, recevrait en sa possession l’empire et le peuple du vaincu. L’empereur des Perses accepta cet accord, et promit qu’il se rendrait à ce combat. L’empereur Héraclius, s’étant armé et laissant derrière lui son armée rangée en ordre, s’avança comme un nouveau David. L’empereur des Perses Cosdroé envoya un patrice de ses sujets qu’il savait très brave dans les combats, pour se battre à sa place contre Héraclius, selon ce qui avait été convenu. Comme, montés chacun sur un cheval, ils s’avançaient tous deux au combat, Héraclius dit au patrice qu’il croyait être l’empereur Cosdroé: Nous étions convenus de combattre en combat singulier, pourquoi d’autres guerriers te suivent-ils par derrière ? Le patrice ayant tourné la tête pour voir qui venait derrière lui, Héraclius presse vivement son cheval de l’éperon et tirant son épée tranche la tête au patrice des Perses. L’empereur Cosdroé vaincu avec les Perses et couvert de confusion, ayant pris la fuite, fut séditieusement tué par ses propres soldats. Les Perses s’enfuirent dans leur pays. Héraclius s’étant embarqué avec une armée alla dans la Perse, et la réduisit toute en son pouvoir ; il s’empara d’un grand nombre de trésors, et ensuite les Perses choisirent de nouveau un empereur.

L’empereur Héraclius était d’un aspect agréable, d’un beau visage, d’une taille haute, le plus fort de tous et vaillant guerrier. Souvent seul et sans armes il tua des lions dans l’arène, et fit face à plusieurs hommes. Comme il était très versé dans les lettres, il devint astrologue. Découvrant à l’aide de cet art que, par la volonté divine, l’empire serait détruit par les nations circoncises, il envoya vers Dagobert, roi des Francs, pour le prier d’ordonner que tous les Juifs de son royaume fussent baptisés ; ce qui fut aussitôt exécuté par Dagobert. Héraclius fit la même chose dans toutes les provinces de son empire, car il ignorait d’où partirait ce fléau de l’empire.

Les Agasins, aussi nommés Sarrasins, comme le dit Orose, nation circoncise et habitant du côté du mont Caucase, au-dessus de la mer Caspienne, dans le pays nommé Ercolie, étant devenus trop nombreux, prirent les armes et se jetèrent sur les provines de l’empereur Héraclius. Héraclius envoya des troupes pour s’opposer à eux[xxiv]. Le combat s’étant engagé, les Sarrasins furent vainqueurs, et taillèrent leurs ennemis en pièces. On rapporte que, dans cette bataille, les Sarrasins tuèrent cent cinquante mille soldats. Ils envoyèrent des députés à Héraclius pour lui offrir de rendre les dépouilles. L’empereur, désirant se venger des Sarrasins, ne voulut rien recevoir d’eux. Ayant levé clans toutes les provinces de l’Empire un grand nombre de troupes, il envoya une députation du côté des Portes Caspiennes, qu’Alexandre le Grand avait construites en airain au-dessus de la mer Caspienne, et qu’il avait fait fermer pour repousser l’invasion des peuples barbares, qui habitent au-delà du mont Caucase[xxv]. Héraclius fit ouvrir ces portes, et par-là vinrent, contre les Sarrasins, cent cinquante mille soldats qu’il loua à prix d’argent. Les Sarrasins, ayant deux chefs, étaient près de deux cent mille. Les deux armées ayant assis leur camp non loin l’une de l’autre, afin de commencer la bataille le lendemain matin, dans cette nuit même l’armée d’Héraclius fut frappée du glaive de Dieu. Cinquante-deux mille soldats moururent étendus dans leur camp ; et, devant sortir le lendemain pour combattre, quand ils virent qu’une très grande partie de leur armée avait péri par le jugement de Dieu, ils n’osèrent s’avancer pour combattre les Sarrasins. L’armée d’Héraclius étant retournée dans ses foyers, les Sarrasins, selon leur coutume, s’avancèrent en ravageant sans relâche les provinces de l’Empire. Comme déjà ils s’approchaient de Jérusalem, Héraclius, voyant qu’il ne pouvait résister à leurs attaques, fût désolé et saisi d’une douleur excessive ; et ce malheureux roi, qui, abandonnant la foi chrétienne, suivait l’hérésie d’Eutychès et avait pour femme la fille de sa sœur, tourmenté de la fièvre, finit sa vie dans les angoisses. Son fils Constantin lui succéda. Sous son règne, l’empire romain fut cruellement ravagé par les Sarrasins.

La neuvième année du règne de Dagobert, Charibert mourut [631], laissant un petit enfant nommé Chilpéric, qui mourut peu de temps après. On rapporte que ce fut Dagobert qui le fit tuer. Dagobert soumit aussitôt à sa domination tout le royaume de son frère, avec la Gascogne. Il ordonna aussi au duc Baronte de lui apporter et remettre les trésors de Charibert. Baronte fit, comme on sait, un long circuit, et, de concert avec les trésoriers, déroba frauduleusement une partie des trésors.

Cette année les Esclavons, surnommés les Wénèdes, et vivant sous le roi Samon, tuèrent un grand nombre de négociants Francs, et les dépouillèrent de leurs biens. Ce fut le commencement de la querelle entre Dagobert et Samon. Dagobert ayant envoyé Sichaire en députation auprès de Samon, lui demandait de faire justice de la mort des commerçants que ses gens avaient tués, et du pillage de leurs biens ; Samon ne voulut point voir Sichaire, et ne lui permit pas de venir vers lui. Sichaire ayant revêtu des habits d’Esclavon, parvint ainsi en présence de Samon, et lui dit tout ce qu’il avait reçu l’ordre de déclarer, mais, comme il arrive parmi les païens et les méchants orgueilleux, Samon ne répara rien du mal qui avait été commis, disant seulement qu’il avait intention de tenir un plaid pour que la justice fût réciproquement rendue sur ces contestations et d’autres qui s’étaient élevées en même temps. Sichaire, envoyé insensé, adressa alors à Samon des paroles et des menaces qu’on ne lui avait point ordonné de faire, disant que lui et son peuple devaient soumission à Dagobert. Samon offensé lui répondit : La terre que nous habitons est à Dagobert, et nous sommes ses hommes, mais à condition qu’il voudra conserver amitié avec nous. Sichaire dit : Il n’est pas possible que des Chrétiens, serviteurs de Dieu, fassent amitié avec des chiens. Samon lui répliqua alors : Si vous êtes les serviteurs de Dieu, nous sommes les chiens de Dieu ; et puisque vous agissez continuellement contre lui, nous avons reçu la permission de vous déchirer à coups de dents. Et Sichaire fut chassé hors de la présence de Samon.

Lorsqu’il vint annoncer ces choses à Dagobert, celui-ci ordonna avec orgueil de lever, dans tout le royaume d’Austrasie, une armée contre Samon et les Wénèdes ; trois troupes marchèrent alors contre eux. Les Lombards, à l’appui de Dagobert, s’avancèrent de leur côté. Les Esclavons de tous les pays se préparèrent à résister. Une armée d’Allemands, commandée par le duc Chrodobert, remporta une victoire dans les lieux où elle entra. Les Lombards remportèrent aussi une victoire, et emmenèrent, ainsi que les Allemands, un grand nombre de captifs Esclavons. Mais les Austrasiens ayant entouré Wogastiburg, où s’étaient renfermés la plupart des plus braves Wénèdes, après avoir combattu pendant trois jours, ils furent taillés en pièces, et abandonnant, pour fuir, leurs tentes et tous leurs équipages, s’en retournèrent dans leur pays. À la suite de cela, les Wénèdes, ravageant à plusieurs reprises la Thuringe et les lieux voisins, se jetèrent sur le royaume des Francs. Dervan, duc des Sorabes, peuple d’origine esclavonne, et qui avait autrefois été soumis aux Francs, se rendit, avec ses sujets, sous le pouvoir de Samon. Ce ne fut pas tant le courage des Wénèdes qui leur fit remporter cette victoire sur les Austrasiens, que l’abattement de ceux-ci qui se voyaient haïs de Dagobert et continuellement dépouillés par lui..

Cette année Charoald, roi des Lombards, envoya secrètement des messagers au patrice Hisace, pour le prier de tuer, comme il pourrait, Tason, duc de la province de Toscane. Pour ce bienfait, le roi Charoald promit de remettre à l’Empire cent livres d’or d’un tribut annuel de trois cents livres qu’il en recevait. À cette proposition, le patrice Hisace réfléchit sur la manière dont il pourrait exécuter cette action. Il manda artificieusement à Tason que, puisqu’il avait encouru la haine de Charoald, il n’avait qu’à lier amitié avec lui, et que lui le secourrait contre le roi. Séduit par cette ruse le duc Tason vint à Ravenne. Hisace ayant envoyé au-devant de lui, lui fit dire qu’il n’osait, par crainte de l’empereur, le recevoir armé avec sa suite dans les murs de Ravenne.

Tason, plein de confiance, fit quitter aux siens leurs armes hors de la ville, et entra dans Ravenne. Aussitôt des hommes apostés à cet effet se jetèrent sur lui et le tuèrent ainsi que tous les siens. Le roi Charoald remit, comme il l’avait promis, à Hisace et à l’Empire cent livres d’or. Tous les ans le patrice romain ne paya plus aux Lombards que deux centeniers d’or. Un centenier vaut cent livres d’or. Le roi Charoald mourut aussitôt après.

La reine Gondeberge, à qui les Lombards avaient prêté serinent de fidélité, fit venir vers elle un certain Chrotaire[xxvi], un des ducs du territoire de Brescia, et l’engagea à abandonner une femme qu’il avait pour l’épouser elle-même, promettant qu’avec son aide il serait élevé au trône par tous les Lombards. Chrotaire y ayant consenti volontiers, jura, dans les saintes églises, qu’il ne mépriserait jamais Gondeberge, n’abaisserait en rien la dignité de son rang, et que, la chérissant uniquement, il lui rendrait en tout de justes honneurs. Séduits par Gondeberge, tous les Grands lombards élevèrent Chrotaire au trône. Lorsqu’il eut commencé à régner, il fit périr un grand nombre de nobles lombards qu’il savait lui être ennemis. Recherchant la paix, il établit dans tout le royaume de Lombardie une discipline très forte, et inspira une grande crainte. Oubliant les serments qu’il avait jurés à Gondeberge, il la relégua clans une seule chambre à la cour de Pavie, et lui fit mener une vie obscure. Il la retint clans cette retraite pendant cinq ans. Chrotaire se livrait sans cesse au concubinage. Gondeberge étant chrétienne, bénissait le Dieu tout puissant dans cette affliction, et s’adonnait assidûment aux jeûnes et à l’oraison.

Quand il plut à Dieu de mettre à ceci la main, Aubedon, envoyé par le roi Clotaire en ambassade auprès de Chrotaire, roi des Lombards, vint à Pavie, ville d’Italie. Voyant enfermée la reine qu’il avait souvent vue dans ses ambassades, et par qui il avait toujours été bien reçu, il insinua au roi Chrotaire, comme s’il en eût reçu l’ordre, qu’il ne devait pas maltraiter cette reine, parente des Francs, et qui l’avait fait monter sur le trône ; car les rois Francs et leurs sujets en seraient très mécontents. Chrotaire, craignant les Francs, ordonna sur-le-champ que la reine fût tirée de sa retraite, et Gondeberge, après environ cinq ans, parcourut la ville dans un appareil royal, pour aller prier dans les lieux saints. Chrotaire lui fit rendre tous ses domaines et les trésors qu’elle avait possédés, et jusqu’à sa mort elle conserva heureusement son rang, riche en biens, et servie avec pompe. Aubedon fut généreusement récompensé par la reine Gondeberge.

Chrotaire, à la tête d’une armée, enleva à l’Empire Gênes, Varicotte, Albenga, Savone, Oderzo et Sarzane, villes maritimes ; il les ravagea, les détruisit en y mettant le feu, pilla et dépouilla le peuple qu’il condamna à la captivité ; et détruisant de fond en comble les murs de ces villes, il voulut qu’on les appelât des bourgs.

Cette année, s’éleva une violente querelle en Pannonie, dans le royaume des Avares, surnommés les Huns : il s’agissait de savoir qui succéderait au trône, et si ce serait un des Avares ou un des Bulgares ; et des deux parts ayant rassemblé des troupes, ils en vinrent aux mains. Les Avares vainquirent les Bulgares. Les Bulgares, vaincus et chassés de la Pannonie, au nombre de neuf mille, avec leurs femmes et leurs enfants, se réfugièrent auprès de Dagobert, le priant de les recevoir pour qu’ils habitassent dans la terre des Francs. Dagobert ordonna qu’on les reçût pour passer l’hiver chez les Bavarois, en attendant qu’il pût délibérer avec les Francs sur ce qu’il ferait ensuite. Lorsqu’ils furent dispersés dans les maisons des Bavarois pour y passer l’hiver, par le conseil des Francs, Dagobert ordonna aux Bavarois de tuer de nuit, et dans leurs maisons, les Bulgares avec leurs femmes et leurs enfants ; ce qui fut aussitôt exécuté. Il ne resta des Bulgares qu’Altiæus, avec sept cents hommes, leurs femmes et leurs enfants, qui se sauvèrent sur la frontière des Wénèdes. Altiæus vécut plusieurs années avec les siens chez Walluc, duc des Wénèdes.

Je rapporterai ce qui arriva cette année aux Espagnols et à leurs rois. Sisebod, roi très clément, étant mort, Suintila lui avait succédé l’année précédente. Comme Suintila était très sévère, et haï de tous les grands de son royaume, Sisenand, l’un d’eux, et de l’avis des autres, alla trouver Dagobert pour en obtenir une armée, afin de détrôner Suintila. En récompense de ce bienfait, il promit de donner à Dagobert un superbe missoire en or, des trésors des Goths, qui avait été donné au roi Thorismund par le patrice Aetius, et qui pesait cinq cents livres d’or. À cette proposition, Dagobert, qui était avide, fit lever une armée dans tout le royaume de Bourgogne, pour marcher à l’appui de Sisenand. Dès qu’on sut en Espagne l’approche des Francs au secours de Sisenand, toute l’armée des Goths se soumit à lui. Abundance et Vénérande, partis de Toulouse avec leurs troupes, ne s’avancèrent avec Sisenand que jusqu’à Saragosse, où tous les Goths du royaume d’Espagne proclamèrent Sisenand roi. Abundance et Vénérande, comblés de dons, s’en retournèrent à Toulouse avec leur armée. Dagobert envoya en ambassade à Sisenand le duc Amalgaire et Vénérande pour qu’il leur remît le missoire qu’il lui avait promis. Le missoire ayant été remis aux députés par le roi Sisenand, les Goths s’en emparèrent de force, et ne voulurent pas le rendre. Ensuite Dagobert reçut des députés de Sisenand deux cent mille sous d’or, prix de ce missoire qu’il fit peser.

Dans la dixième année de son règne [632], Dagobert ayant appris que l’armée des Wénèdes était entrée dans la Thuringe, fit lever des troupes en Austrasie, et se mettant à leur tête dans la ville de Metz, passa les Ardennes, et s’approcha de Mayence, se disposant à passer le Rhin. Il commandait un bataillon de braves guerriers d’élite de la Neustrie et de la Bourgogne, avec des durs et des comtes. Les Saxons envoyèrent des messagers auprès de Dagobert, le priant de leur remettre les tributs qu’ils payaient au fisc, et promettant de s’opposer aux Wénèdes avec zèle et courage, et de garder de ce côté les frontières des Francs. Dagobert, par le conseil des Neustriens, souscrivit à ces propositions des Saxons. Leurs envoyés prêtèrent serment pour tous les Saxons sur des armes, selon la coutume ; mais cette promesse eut peu d’effet. Cependant Dagobert remit aux Saxons le tribut qu’ils devaient lui payer : ils donnaient tous les ans, depuis Clotaire, cinq cents vaches ; ce qui cessa avec Dagobert.

La onzième année du règne de Dagobert, comme les Wénèdes, par l’ordre de Samon, faisaient de grands ravages, et passant souvent la frontière pour dévaster le royaume des Francs, se répandaient dans la Thuringe et les autres cantons, Dagobert, venant à Metz, parle conseil et du consentement des évêques, des seigneurs et de tous les grands de son royaume, établit sur le trône d’Austrasie son fils Sigebert, et lui permit de fixer sa résidence à Metz. Chunibert, évêque de Cologne, et le duc Adalgise furent choisis pour gouverner le palais et le royaume. Ayant donné à son fils un trésor suffisant, il l’éleva à ce rang avec la splendeur qui convenait, et confirma, par des ordres munis de son sceau, tous les dons qu’il lui avait faits. On dit qu’ensuite les Austrasiens défendirent courageusement contre les Wénèdes leur frontière et le royaume des Francs.

Dans la douzième année de son règne, Dagobert ayant eu de la reine Nantéchilde un fils nommé Clovis, on sait que, par le conseil des Neustriens, il s’unit avec son fils Sigebert par les liens d’un traité. Tous les grands d’Austrasie, les évêques et les autres Leudes de Sigebert, les mains levées en l’air, jurèrent qu’après la mort de Dagobert, la Neustrie et la Bourgogne appartiendraient à la domination de Clovis ; que l’Austrasie, qui était égale pour le peuple et l’étendue du territoire, appartiendrait en entier à Sigebert, et que le roi Sigebert posséderait et barderait éternellement tout ce qui avait autrefois appartenu au royaume d’Austrasie, excepté le duché de Dentelin, jadis enlevé injustement par les Austrasiens, et qui serait de nouveau soumis aux Neustriens et à la domination de Clovis ; mais les Austrasiens furent forcés par Dagobert de conclure bon gré mal gré ce traité. On verra comment il fut observé clans la suite par les rois Sigebert et Clovis.

Le duc Radulf fils de Chamer, et créé par Dagobert duc de Thuringe, combattit plusieurs fois les Wénèdes, les vainquit et les mit en déroute. Rempli d’orgueil par ces victoires, il tendit des embûches en diverses occasions au duc Adalgise, et bientôt commença à se soulever contre Sigebert. Il agissait ainsi parce que, comme on dit, celui qui aime les combats cherche les querelles.

La quatorzième année de son règne [636], comme les Gascons s’étaient révoltés, et faisaient de grands ravages dans le royaume des Francs qu’avait possédé Charibert, Dagobert fit lever une armée dans tout le royaume de Bourgogne, et mit à la tête un référendaire nommé Chadoinde, clin, sous le règne de Théodoric, avait clans un grand nombre de combats, montré beaucoup de bravoure. Étant passé en Gascogne avec dix ducs et leurs armées, savoir, Arimbert, Amalgaire, Leudebert, Wandalmar, Walderic, Hermenric, Baronte, Chairard, Franc d’origine, Chramneléne, Romain d’origine, Wisibad, patrice Bourguignon d’origine, Æginan, Saxon d’origine, et plusieurs comtes qui n’avaient pas de duc au-dessus d’eux, il inonda tout ce pays de son armée. Les Gascons étant sortis des rochers de leurs montagnes, se préparèrent à la guerre. Le combat s’étant engagé, selon leur coutume lorsqu’ils virent qu’ils allaient être vaincus, ils prirent la fuite et, se réfugiant dans les gorges des Pyrénées, ils se cachèrent dans les rochers inaccessibles de ces montagnes. Les troupes de Chadoinde les ayant poursuivis en firent un grand nombre captifs, en tuèrent beaucoup, et incendiant toutes leurs maisons pillèrent leur argent et leurs biens. Enfin les Gascons vaincus ou soumis demandèrent grâce aux ducs ci-dessus nommés, promettant de se présenter par devant le glorieux roi Dagobert, de se remettre en son pouvoir, et de faire tout ce qu’il leur ordonnerait. Cette armée serait retournée clans son pays sans aucune perte si le duc Arimbert n’eût été, par sa négligence, tué par les Gascons clans la vallée de la Soule avec les seigneurs et les nobles de son armée. L’armée des Francs qui avait passé de Bourgogne en Gascogne, après avoir remporté la victoire, rentra dans son pays.

Dagobert, résidant à Clichy, envoya des députés en Bretagne pour que les Bretons réparassent promptement le mal qu’ils avaient commis et se soumissent à sa domination, disant qu’autrement l’armée bourguignonne qui avait été en Gascogne, se jetterait aussitôt sur la Bretagne. À cette nouvelle, Judicaël, roi des Bretons, se rendit promptement à Clichy, avec un grand nombre de présents, auprès du roi Dagobert à qui il demanda grâce, et promit de rendre tout ce que ses sujets avaient injustement enlevé aux Leudes des Francs, assurant que lui et son royaume de Bretagne seraient toujours soumis à la domination de Dagobert, et des rois Francs. Mais il ne voulut pas se mettre à table pour prendre son repas avec Dagobert, car il était religieux et rempli de la crainte de Dieu. Lorsque Dagobert se fut mis à table, Judicaël, sortant du palais, alla dîner chez le référendaire Dadon qu’il savait attaché à la sainte religion : le lendemain, ayant pris congé de Dagobert, Judicaël s’en retourna en Bretagne, chargé de présents de la part de Dagobert.

La quinzième année du règne de Dagobert, tous les seigneurs Gascons avec le duc Æginan, vinrent trouver Dagobert à Clichy, et saisis de crainte, se retirèrent d’abord dans l’église de Saint-Denis. La clémence de Dagobert leur accorda la vie, et ils jurèrent qu’en tous temps ils seraient fidèles à Dagobert, à ses fils et au royaume des Francs ; ils tinrent ce serment selon leur coutume, comme le prouva l’événement. Par la permission de Dagobert les Gascons retournèrent dans leur pays.

La seizième année de son règne [637] Dagobert tomba malade d’un flux de ventre dans sa maison d’Épinay sur les bords de la Seine, et non loin de Paris : de là les siens le transportèrent dans la basilique de Saint-Denis. Quelques jours après, se voyant en danger de la vie, il fit venir en toute hâte Æga, et lui recommanda la reine Nantéchilde et son fils Clovis ; il se sentait près de mourir, et estimant la sagesse d’Æga, pensait que, par lui, le royaume serait bien gouverné. Cela fait, peu de jours après Dagobert rendit l’âme, et fut enseveli dans l’église de Saint-Denis, qu’il avait magnifiquement ornée d’or, de pierreries et d’objets précieux, et dont il avait fait construire l’enceinte, désirant la précieuse protection de ce saint. Il donna à l’église tant de richesses, de domaines et de possessions, situées en divers lieux, que beaucoup de gens s’en étonnèrent. Il y institua un chant perpétuel, à l’instar du monastère de Saint-Maurice, mais on sait que la faiblesse de l’abbé Ægulf laissa dépérir cette institution.

Après la mort de Dagobert, son fils Clovis, en bas âge, posséda le royaume de son père. Tous les Leudes de la Neustrie et de la Bourgogne le reconnurent pour roi dans la terre de Maslay. Æga gouvernait le palais avec la reine Nantéchilde qui survécut à Dagobert.

Dans la première, la seconde et au commencement de la troisième année du règne de Clovis, Æga gouverna avec justice le palais et le royaume. Agissant prudemment avec les autres grands de la Neustrie, et rempli de douceur, il l’emportait sur tous les autres. Il était d’une noble naissance, d’une grande richesse, observateur de la justice, habile à se servir de la parole, toujours prêt à répondre : beaucoup de personnes lui reprochaient seulement de se livrer à l’avarice. Par son conseil, on rendit aux propriétaires tous les biens qui, par l’ordre de Dagobert, avaient été injustement envahis dans les royaumes de Bourgogne et de Neustrie, et, contre la justice, mis au pouvoir du fisc.

Cette année mourut l’empereur Constantin. Par le conseil du sénat son fils Constance, encore en bas âge, fut élevé à l’Empire. Sous son règne, les Sarrasins commirent dans l’Empire d’effroyables ravages. Après avoir pris Jérusalem et renversé les autres cités ils envahirent l’Égypte supérieure et inférieure, dévastèrent toute l’Afrique et s’en emparèrent, et tuèrent le patrice Grégoire. Il ne resta plus au pouvoir de l’Empire que Constantinople, la Thrace, quelques îles et la province romaine[xxvii]. La plus grande partie de l’Empire avait été envahie par les Sarrasins, et l’empereur Constance, réduit à cette extrémité, devint leur tributaire, de sorte qu’il n’eut plus en son pouvoir que Constantinople, quelques provinces et quelques îles. Pendant trois ans, dit-on, et même davantage, Constance paya chaque jour mille sous d’or aux Sarrasins. Ayant enfin repris des forces, et recouvrant peu à peu l’Empire, il refusa de payer le tribut. Je rapporterai, dans l’ordre convenable, de quelle manière et dans quelle année eut lieu cet événement, et ne cesserai pas d’écrire jusqu’à ce que j’aie, si Dieu le permet, inséré dans ce livre tout ce que je souhaite y raconter et tout ce dont la vérité me sera bien connue.

Cette année mourut Suintila second, roi d’Espagne, qui avait succédé à Sisenand. Son fils, nommé Tulga, encore en bas âge, fut, à sa demande, élevé sur le trône d’Espagne. La nation des Goths est remuante, quand elle n’est pas sous un rude joug. Pendant l’enfance de ce Tulga, toute l’Espagne, selon sa coutume, se livra aux vices et commit différents crimes. Enfin un des grands, nommé Chindasuinthe, ayant assemblé plusieurs sénateurs des Goths et le reste du peuple, fut élevé sur le trône d’Espagne. Après avoir détrôné Tulga, il le fit tondre pour le faire clerc. Lorsqu’il eut assuré son pouvoir dans tout le royaume d’Espagne, sachant la coutume qu’avaient les Goths de détrôner leurs rois, ce qu’il avait souvent médité lui-même avec eux, il fit tuer l’un après l’autre tous ceux qu’il avait vus portés à ce vice sous les rois précédemment renversés ; il en condamna d’autres à l’exil, et donna à ses Leudes leurs femmes, leurs filles et leurs biens. On rapporte que, pour réprimer ce vice, il fit tuer deux cents Grands de l’Espagne, cinq cents de moyenne race, et jusqu’à ce qu’il fut assuré d’avoir dompté cette manie des Goths, Chindasuinthe ne cessa de faire périr ceux qu’il soupçonnait. Les Goths, soumis par Chindasuinthe, n’osèrent entreprendre contre lui aucune conspiration comme ils avaient fait contre leurs autres rois. Chindasuinthe, plein de jours, établit sur le trône d’Espagne son fils, nommé Récésuinthe. Alors, s’adonnant à la pénitence et faisant largement l’aumône de ses propres biens, Chindasuinthe mourut, dit-on, à l’âge de quatre-vingt-dix ans.

La troisième année du règne de Clovis [640], Aga, attaqué de la fièvre, mourut à Clichy. Peu de jours auparavant Hermanfried, qui avait pris pour femme la fille d’Æga, avait tué dans l’assemblée tenue à Riez le comte Ænulf; à cause de cela il y eut un grand pillage de ses biens et un rude carnage fait par les pareils d’Ænulf et le peuple, d’après l’ordre et la permission de la reine Nantéchilde. Hermanfried se réfugia en Austrasie dans la basilique de Saint-Rémy à Reims, et y demeura plusieurs jours pour échapper à ce carnage et à la colère du roi.

Après la mort d’Æga, Erchinoald, parent de la mère de Dagobert, fut créé maire du palais de Clovis. C’était un homme rempli de douceur et de bonté, patient et sage, plein d’humilité et de bienveillance envers les évêques, répondant doucement à tous, exempt d’orgueil et d’avidité ; il aima tellement la paix qu’il devint agréable à Dieu. Il était sage, mais surtout d’une extrême bonté, ne s’enrichit que modérément, et fut chéri de tout le monde. Je n’oublierai pas de dire comment, après la mort de Dagobert, ses trésors furent partagés entre ses fils, et l’expliquerai ici.

Après la mort de Dagobert, Pépin, maire du palais, et les autres ducs d’Austrasie qui jusqu’alors avaient été retenus sous son autorité, demandèrent tous ensemble Sigebert pour roi. Pépin et Chunibert, liés auparavant d’une amitié mutuelle, s’unirent de nouveau, s’engageant à s’aimer et se soutenir toujours. Tous deux, attirant vers eux par une habile douceur tous les Leudes d’Austrasie, et les gouvernant avec bonté, gagnèrent leur attachement et surent le conserver. Sigebert envoya des messagers demander à la reine Nantéchilde et au roi Clovis sa part des trésors de Dagobert. On convint de tenir un plaid à cet effet. Chunibert, évêque de Cologne, et Pépin, maire du palais, ainsi que quelques grands d’Austrasie, furent envoyés par Sigebert à Compiègne, où par l’ordre de Nantéchilde et de Clovis et d’après l’avis d’Æga, maire du palais, on apporta le trésor de Dagobert qui fut partagé également : la reine Nantéchilde eut un tiers de tout ce qu’avait amassé Dagobert. Chunibert et Pépin firent conduire à Metz la part de Sigebert ; on la lui présenta et on en dressa le compte. Un an après Pépin mourut, et sa mort fut un sujet de grande douleur pour tous les Austrasiens dont il était aimé, à cause de sa justice et de sa bonté. Grimoald, son fils, homme vaillant, fut chéri comme son père de la plupart des guerriers.

Mais un certain Othon, fils du domestique Uron, et qui avait été gouverneur de Sigebert dès son enfance, plein d’orgueil et d’envie contre Grimoald, s’efforçait de l’abaisser, Grimoald, de son côté, ayant lié amitié avec l’évêque Chunibert, médita comment il pourrait chasser Othon du palais et s’emparer du rang de son père.

La huitième année du règne de Sigebert [640], Radulf, duc de Thuringe, s’étant révolté contre lui, Sigebert fit convoquer pour la guerre tous les Leudes d’Austrasie. Ayant passé le Rhin avec une armée, il fut joint par tous les peuples de son royaume qui habitaient au-delà de ce fleuve. À la première rencontre, les troupes de Sigebert défirent et tuèrent un fils de Chrodoald nommé Fare, qui s’était uni avec Radulf ; on réduisit en captivité tous les soldats de Fare qui échappèrent à la mort. Tous les grands et les soldats se jurèrent réciproquement que personne n’accorderait la vie à Radulf; niais cet engagement n’eut aucun effet. Sigebert, ayant passé avec son armée la forêt de Buchonie, s’avança promptement dans la Thuringe. Ce que voyant, Radulf établit son camp sur une colline aux bords de l’Unstrut en Thuringe, et ayant rassemblé de toutes parts autant de troupes qu’il put, il se retrancha dans ce camp pour s’y défendre avec les femmes et les enfants. Sigebert arrivé avec son armée fit entourer le camp de toutes parts. Radulf, en dedans, se prépara à résister avec vigueur ; mais le combat s’engagea sans prudence. La jeunesse du roi Sigebert en fut la cause, les uns voulant combattre le même jour, les autres attendre au lendemain, et les avis demeurant ainsi fort divisés. Ce que voyant les ducs Grimoald et Adalgise, et pressentant du danger pour Sigebert, le gardèrent avec grand soin. Bobon duc d’Auvergne, avec une partie des troupes d’Adalgise, et Ænovale comte du Sundgau, avec les gens de son pays, et beaucoup d’autres corps de l’armée, s’avancèrent aussitôt à la porte du camp pour attaquer Radulf. Mais Radulf, en intelligence avec quelques ducs de l’armée de Sigebert, sachant qu’ils ne voulaient pas se jeter sur lui avec leurs troupes, sortit par la porte du camp, et se précipitant avec ses guerriers sur l’armée de Sigebert, en fit un carnage extraordinaire. Les gens de Mayence trahirent dans ce combat : on rapporte qu’il périt un grand nombre de milliers d’hommes. Radulf ayant remporté la victoire rentra dans son camp. Sigebert, saisi, ainsi que ses fidèles, d’une douleur extrême, restait assis sur son cheval, pleurant abondamment et regrettant ceux qu’il avait perdus. Le duc Bobon, le comte Ænovale, d’autres nobles et braves guerriers, et la plus grande partie de l’armée qui les avait suivis à ce combat, avaient été tués, à la vue de Sigebert. Frédulf, domestique qu’on disait ami de Radulf, périt également la nuit suivante. Sigebert demeura avec son armée sous ses tentes, non loin du camp ennemi. Le lendemain, voyant qu’il ne pouvait rien contre Radulf, il lui envoya des messagers, afin de pouvoir repasser le Rhin en paix : Sigebert s’étant accordé avec Radulf, retourna dans son pays avec ses troupes. Radulf, transporté d’orgueil, se croyait comme roi dans la Thuringe ; il conclut des traités d’alliance avec les Wénèdes et les nations voisines. Dans ses paroles il ne méconnaissait pas la domination de Sigebert ; mais de fait, il résistait fortement à son pouvoir.

La dixième année du règne de Sigebert [642], Othon qui était, par orgueil, enflammé de haine contre Grimoald, fut à l’instigation de ce dernier, tué, par Leuthaire, duc des Allemands. La dignité de maire du palais de Sigebert et de gouverneur de tout le royaume d’Austrasie l’ut fermement assurée à Grimoald.

La quatrième année du règne de Clovis [641], après la mort d’Æga, la reine Nantéchilde étant venue, avec son fils le roi Clovis, à Orléans, dans le royaume de Bourgogne, manda auprès d’elle tous les seigneurs, les évêques, les ducs et les grands du royaume de Bourgogne : les ayant tous gagnés l’un après l’autre, la reine fit élever, par l’élection de tous les évêques et de tous les ducs, à la dignité de maire du palais, Flaochat, Franc d’origine, et lui donna en mariage sa nièce nommée Ragnoberte ; je ne sais qui arrangea ce mariage. Flaochat et la reine Nantéchilde méditèrent secrètement un autre projet qui, à ce qu’on croit, ne fut pas agréable à Dieu, et par cette raison demeura sans effet. Erchinoald et Flaochat, maires du palais, comme n’ayant entre eux qu’un même dessein, un même avis, et se soutenant par un mutuel secours, se préparèrent à exercer avec bonheur leur haute dignité. Flaochat promit, par une lettre et par des serments, à tous les ducs et évêques du royaume de Bourgogne, qu’il conserverait chacun clans ses biens et honneurs, ainsi qu’en son amitié. Revêtu d’un si haut emploi, Flaochat parcourut le royaume de Bourgogne, et, se rappelant une ancienne haine qu’il avait longtemps cachée clans son cœur, il médita de faire périr le patrice Willebad.

Willebad, opulent en richesses, les avait gagnées en enlevant par divers moyens les biens d’un grand nombre de gens. Gonflé d’orgueil à cause de son titre de patrice et de ses immenses possessions, il était insolent avec Flaochat et tâchait de l’abaisser. Flaochat, ayant convoqué à Châlons les évêques et les ducs du royaume de Bourgogne, fixa un plaid au mois de mai pour traiter des intérêts de la patrie : Willebad y vint avec une grande suite. Flaochat méditait de le faire périr, ce que voyant, Willebad refusa d’entrer dans le palais. Flaochat sortit pour le combattre, mais Amalbert, frère de Flaochat, s’étant entremis pour les apaiser, au moment où ils allaient combattre, Willebad le retint, et échappa ainsi au danger : d’autres personnes vinrent aussi, et ils se séparèrent sans s’être fait aucun mal ; mais ensuite Flaochat s’occupa avec ardeur des moyens de faire mourir Willebad. Cette année mourut la reine Nantéchilde. La même année, au mois de septembre, Flaochat avec le roi Clovis, Erchinoald aussi maire du palais et quelques grands de Neustrie, quittant Paris, ils vinrent à Autun, par Sens et Auxerre, et le roi Clovis ordonna au patrice Willebad de se rendre vers lui. Willebad voyant que Flaochat, son frère Amalbert, et les ducs Amalgaire et Chramnélène avaient formé le méchant dessein de le faire périr, rassembla avec lui un grand nombre d’habitants de son patricial, ainsi que tous les évêques, les nobles et les braves guerriers qu’il put réunir, et prit le chemin d’Autan. Le roi Clovis, Erchinoald, maire du palais, et Flaochat envoyèrent vers lui Hermenric, domestique, afin chie, comme Willebad effrayé était incertain de savoir s’il irait plus loin on s’il éviterait le danger en s’en retournant, Hermenric par des promesses l’engageât à s’avancer jusqu’à Autun. Willebad, croyant ce domestique, le combla de présents, s’avança en le suivant jusqu’à Autun, et campa avec sa suite non loin de cette ville. Le jour même de son arrivée, il envoya à Autun pour voir ce qui s’y passait, Ægilulf, évêque de Valence, et le comte Gyson, qui furent retenus par Flaochat. Le lendemain Flaochat, Amalgaire et Chramnélène, qui avaient unanimement projeté la mort de Willebad, étant sortis de bonne heure de la ville d’Autun, furent joints par d’autres ducs du royaume de Bourgogne avec leurs troupes. Erchinoald, ayant aussi pris les armes avec les Neustriens, s’avança pour participer à ce combat. Willebad s’étant préparé avec tous ceux qu’il put rassembler, les deux armées en vinrent aux mains. Flaochat et les ducs Amalgaire, Chramnélène et Wandelbert attaquèrent Willebad. Les autres ducs, et les Neustriens qui les entouraient, demeurèrent spectateurs, attendant l’issue, et ne voulant pas se jeter sur Willebad ; il fut,tué, et un grand nombre des siens furent taillés en pièces avec lui. Berthaire, comte du palais, et Franc du pays situé au-delà du Jura, fut le premier qui attaqua Willebad. Frémissant de colère, le bourguignon Manaulf sortit des rangs, s’avança avec les siens pour combattre Berthaire, qui ayant été autrefois son ami, lui dit: Viens sous mon bouclier, je te sauverai de ce danger, et il éleva son bouclier pour mettre Manaulf à couvert ; mais celui-ci lui perça la poitrine avec sa lance, et ses gens ayant entouré Berthaire, qui s’était trop avancé, le blessèrent grièvement. Alors Aubedon, fils de Berthaire, voyant son père en danger de la vie, courut promptement à son secours. Il étendit sur la terre Manaulf percé de sa lance, et tua tous ceux qui avaient blessé son père. C’est ainsi que par le secours de Dieu, ce bon fils délivra de la mort son père Berthaire. Les ducs qui n’avaient pas voulu se jeter avec leur armée sur Willebad, pillèrent ses tentes, celles des évêques et de ceux qui étaient venus avec lui, et prirent beaucoup d’or et d’argent, ainsi que les autres objets et les chevaux.

Ces choses s’étant ainsi passées, Flaochat s’éloigna le lendemain d’Autun et s’avança vers Châlons. Étant entré dans la ville, le lendemain, je ne sais par quel accident, elle fut dévorée toute entière par un grand incendie. Flaochat frappé du jugement de Dieu fut attaqué de la fièvre. On l’embarqua dans un bateau sur le fleuve de la Saône[xxviii], et naviguant vers Saint-Jean-de-Losne, il rendit l’âme dans le voyage, onze jours après la mort de Willebad. Il fût enseveli dans l’église de Saint-Benoît, dans le faubourg de Dijon. Beaucoup de gens crurent que, comme Flaochat et Willebad s’étaient juré une amitié réciproque dans les lieux saints, et qu’ils avaient tous deux par leur avidité opprimé et dépouillé les peuples, ce fut le jugement de Dieu qui délivra le pays de leur tyrannie, et que leurs perfidies et leurs mensonges furent la cause de leur mort[xxix].

 

Premier continuateur.

Clovis, fils de Dagobert, ayant pris une reine d’origine étrangère, nommée Mathilde, sage et belle, en eut trois fils, Clotaire, Childéric et Théodoric ; il avait pour maire du palais un homme courageux et sage nommé Erchinoald. Clovis gouverna tranquillement son royaume sans guerre. Dans les derniers temps il fut attaqué de la folie et mourut après un règne de dix-huit ans[xxx].

Les Francs élevèrent sur le trône Clotaire, son fils aîné [Clotaire III], avec la reine mère ci-dessus nommée. Dans le même temps mourut aussi Erchinoald maire du palais. Les Francs d’abord indécis, ayant délibéré, confièrent à Ebroin l’honneur de cette charge.

Dans ce temps, le roi Clotaire, attaqué d’une lièvre violente, mourut dans sa jeunesse après un règne de quatre ans[xxxi]. Son frère Théodoric lui succéda [670 ; Théodoric III] ; son frère Childéric fut élevé au trône d’Austrasie, par le duc Wulfoald.

Dans ce temps, les Francs tendirent des embûches à Ebroin[xxxii] ; ils se soulevèrent contre Théodoric, le chassèrent du trône, lui coupèrent les cheveux, le tondirent, et en firent autant à Ebroin qu’ils reléguèrent malgré lui dans le monastère de Luxeuil en Bourgogne. Ils envoyèrent une députation en Austrasie à Childéric qui, étant venu avec le duc Wulfoald, fut créé roi de tout le royaume.

Childéric était emporté et léger, poussant la nation des Francs dans les séditions, les insultes et les troubles ; tant qu’enfin il s’éleva contre lui une violente haine qui alla jusqu’à la révolte et au meurtre. Comme elle croissait de jour en jour, Childéric fit, contre la loi, attacher à un arbre et frapper de verges un Franc noble homme Bodilon. À cette vue, saisis d’indignation, les Francs Ingolbert et Amalbert et les autres grands excitèrent une sédition contre Childéric. Bodilon s’arma avec un grand nombre de mécontents, et tua, crime douloureux à rapporter, le roi avec la reine, Bilichilde, alors enceinte, dans la forêt de Bondi [673]. Wulfoald échappa par la fuite et retourna en Austrasie. Les Francs, par le conseil de saint Léger et de ses compagnons, élevèrent à la dignité de maire du palais Leudésius fils d’Erchinoald.

Ebroin, informé de ces dissensions, et ayant appris que les Francs étaient en grande discorde, rassembla ses amis et autant de gens qu’il put, et, étant sorti du monastère de Luxeuil, il rentra en France accompagné d’une nombreuse suite de guerriers ; il s’avança jusqu’au fleuve de l’Oise et tua à pont Sainte-Maxence les gardes endormis. Ayant traversé l’Oise il fit périr nous ceux de ses ennemis qu’il put trouver. Leudésius maire du palais, prit la fuite avec les trésors du roi, s’échappa ensuite seul au château de Baisiu. Ebroin y étant arrivé s’empara des trésors. Étant ensuite allé de Crécy en Ponthieu, il promit artificieusement fidélité à Leudésius qu’il trompa, l’engageant à se rendre à un plaid où ils se mettraient d’accord et feraient la paix. Mais Ebroin, agissant avec fraude, comme c’était sa coutume, tendit des embûches à Leudésius, le tua, et ayant rétabli le roi Théodoric, il rentra lui-même très adroitement dans son pouvoir. Ayant faut infliger à l’évêque saint Léger de cruels supplices, il le fit périr par le glaive ; il fit aussi mourir, après divers tourments, Guérin son frère. Les autres Francs de leur parti, ayant pris la fuite, passèrent la Loire et se réfugièrent en Gascogne, la plupart condamnés à l’exil ne reparurent jamais[xxxiii].

 

Deuxième continuateur.

En Austrasie, le duc Wulfoald étant mort, le duc Martin et Pépin, fils d’Anségise noble Franc, étaient en possession du pouvoir[xxxiv]. Les rois étant morts[xxxv] et les grands Ebroin, Martin et Pépin se brouillant entre eux, une guerre fut excitée contre Théodoric. Les troupes s’étant avancées à un lieu nommé Loixi, le combat s’engagea avec acharnement et il périt une grande partie des deux armées. Martin et Pépin vaincus, prirent la fuite avec leurs partisans : Ebroin les ayant poursuivis ravagea une grande partie de leur pays. Martin étant entré dans Laon se retrancha dans les murs de cette ville. Ebroin qui était à sa poursuite arriva à Acheri dans le pays de Laon ; il envoya à Laon en députation Ægilbert et Reule évêque de Reims pour séduire Martin par de trompeuses promesses ; car ils prêtèrent, sur des châsses dont les reliques avaient été enlevées, des serments de nulle valeur. Martin y ayant ajouté foi, sortit de Laon avec ses compagnons et ses partisans, et vint à Acheri où il fut tué avec toute sa suite.

Ebroin opprima les Francs avec une cruauté toujours croissante jusqu’à ce qu’enfin il tendit des embûches à un Franc, nommé Hermanfried, dont il voulait ravir les biens. Hermanfried ayant pris conseil des siens, rassembla pendant la nuit une troupe d’amis, et se jetant sur Ebroin il le tua [681]. Après cette action, il se réfugia avec ses richesses auprès du duc Pépin en Austrasie.

Ensuite les Francs ayant délibéré établirent à la place d’Ebroin, dans la dignité de maire du palais, Waradon, homme illustre. Waradon ayant reçu des otages du duc Pépin, ils conclurent la paix ensemble. Waradon avait un fils, nommé Gislemar, adroit et actif, habile dans le conseil, et qui gouvernait le palais à la place de son père ; par son extrême adresse et ses ruses, il parvint à supplanter son père dans sa propre charge. L’évêque saint Ouen lui faisait sur cette action de fréquents reproches, l’engageant à faire la paix et à réclamer le pardon de son père ; mais il n’y consentit pas et persista dans la dureté de son cœur.

Il s’éleva entre Pépin et Gislemar bien des contestations et des guerres civiles. Gislemar ayant marché à Namur contre l’armée du duc Pépin, prêta un faux serment, et tua un grand nombre de nobles de cette armée [683]. De là étant retourné chez lui, à cause de sa conduite envers son père et de ses autres méchancetés et fourberies, Gislemar, frappé du jugement de Dieu, comme il l’avait mérité, rendit son âme coupable [684]. À sa mort, son père Waradon rentra dans son ancienne dignité.

Dans ce temps l’évêque saint Ouen, plein de vertus, monta vers le Seigneur [685]. Alors aussi mourut Waradon, maire du palais [686]. Il avait une mère noble et sage, nommée Ansflède, dont le gendre Berthaire fut créé maire du palais ; c’était un homme d’une petite taille, de peu d’intelligence, colère et léger, et méprisant souvent l’amitié et les conseils des Francs qui s’en indignèrent. Auderamne, Reule et beaucoup d’autres, abandonnant Berthaire, se lièrent à Pépin par des otages, firent amitié avec lui et soulevèrent le reste de la nation contre Berthaire.

Pépin ayant levé une armée s’avança en ennemi pour faire la guerre au roi Théodoric et à Berthaire. S’étant rencontrés près de la ville de Vermand dans un lieu nommé Testri, ils en vinrent aux mains [687]. Pépin et les Austrasiens l’ayant emporté, le roi Théodoric et Berthaire prirent la fuite. Pépin demeurant vainqueur, les poursuivit et soumit ce pays ; ensuite Berthaire fut tué par des flatteurs, faux amis, là l’instigation de la matrone Ansflède sa belle-mère. Pépin, ayant en sa possession le roi Théodoric avec ses trésors et chargé du gouvernement de tout le royaume, retourna en Austrasie. Il avait une femme noble et sage, nommée Plectrude, et en eut deux fils dont l’aîné se nommait Drogon et le plus jeune Grimoald.

Le roi Théodoric mourut après un règne de dix-sept ans [691]. Les Francs élurent roi son fils Clovis encore enfant [Clovis III]. Le roi Clovis, d’une mauvaise santé, mourut quelques années après ; il avait régné quatre ans. Son frère Childebert [III] fut établi sur le trône [695]. Drogon, instruit par son père Pépin, reçut le duché de Champagne ; le jeune Grimoald fut élu maire du palais du roi Childebert ; ce fut un homme d’une brande douceur, rempli de bonté et de bienveillance, faisant de larges aumônes, et adonné à l’oraison.

Pépin fit la guerre à Ratbod [689], duc de la nation des Frisons, et ils en vinrent aux mains à Duersteden. Pépin fut vainqueur, et ayant mis en fuite le duc Ratbod avec les Frisons échappés au combat, il s’en retourna chargé de butin et de dépouilles. Ensuite Drogon, fils de Pépin, fut attaqué d’une violente fièvre dont il mourut ; il fait enseveli à Metz dans la basilique du saint confesseur Arnoul. Grimoald eut d’une concubine un fils nommé Théodoald.

Pépin prit une autre femme, noble et belle, nommée Alpaïde, dont il eut un fils [vers 688] qu’il nomma dans sa propre langue (Karl) Charles ; cet enfant grandit fort et bien fiait, et devint illustre.

Alors mourut le roi Childebert [711], et il fut enterré à Choisy dans la basilique de Saint-Étienne, martyr. Il avait régné seize ans. Dagobert [III], son fils, monta sur le trône. Grimoald épousa une fille de Ratbod, duc des frisons. Pépin, étant tombé malade dans sa terre de Jupil sur les bords de la Meuse, Grimoald vint pour le voir, et, comme il se rendait pour prier dans la basilique du saint martyr Lambert, il fut tué par un homme cruel et impie, nommé Rantgaire. Ensuite Théodoald son fils, en bas âge, fut en sa place créé maire du palais du roi Dagobert. Le duc Pépin étant donc tombé malade en mourut [16 décembre 714] : il gouverna le peuple Franc pendant vingt-sept ans ; il laissait en mourant son fils Charles. Après sa mort, Plectrude sa femme, dont nous avons parlé, gouverna tout par ses conseils et son pouvoir. Enfin les Francs, s’étant soulevés par l’effet de mauvais conseils, livrèrent bataille, dans la forêt de Guise, à Théodoald et aux anciens Leudes de Pépin et de Grimoald. Là périt une quantité innombrable de guerriers. Théodoald, séparé de ses compagnons, se sauva par la fuite. La nation des Francs fit en proie à de grands troubles et de cruelles persécutions.

Ils élevèrent à la dignité de maire du palais un certain Franc, nommé Raganfried, et ayant rassemblé une armée, ils s’avancèrent jusqu’à la Meuse ravageant tout sur leur chemin. Ils s’unirent d’alliance avec le duc Ratbod. Vers ce temps le duc Charles, retenu en prison par Plectrude, s’échappa avec l’aide de Dieu.

Alors mourut le roi Dagobert après un règne de cinq ans [715]. Les Francs établirent sur le trône un certain clerc, nommé Daniel, qui avait laissé croître sa chevelure, et le nommèrent Chilpéric [II]. Ils levèrent et envoyèrent une armée contre Charles, et engagèrent le duc Ratbod à venir d’un autre côté avec une armée de Frisons. Charles marcha contre Ratbod avec son armée, et le combat s’engagea ; mais Charles y perdu un nombre considérable de nobles et braves guerriers, et voyant son armée rompue il prit la fuite [716]. Alors Chilpéric et Raganfried, avec une troupe nombreuse, traversèrent la forêt des Ardennes au-delà de laquelle Ratbod les attendait, et s’avancèrent jusqu’à la ville de Cologne sur les bords du Rhin, ravageant également tout ce pays ; ils s’en retournèrent après avoir reçu de Plectrude un grand nombre de présents et de trésors ; mais dans leur route, et au lieu dit Amblef, l’armée de Charles leur fit essuyer un grand échec. Peu après Charles ayant de nouveau rassemblé ses troupes marcha contre Chilpéric et Raganfried. Ils en vinrent aux mains, un dimanche du carême, le 21 mars [717], à un endroit appelé Vinci, dans le canton de Cambrai. Il se fit des deux côtés un grand carnage ; Chilpéric et Raganfried vaincus prirent la fuite. Charles les poursuivant s’avança jusqu’à Paris.

Étant ensuite retourné à Cologne, il s’empara de cette ville, qui lui ouvrit, ses portes ; Plectrude lui rendit les trésors de son père et remit tout en son pouvoir ; il se donna alors un roi nommé Clotaire [IV – 719]. Chilpéric et Raganfried envoyèrent des messagers vers le duc Eudes pour demander son secours, lui donnant le titre de roi et des présents. Celui-ci ayant levé une armée de Gascons vint à eux, et ils marchèrent ensemble contre Charles. Mais Charles, ferme et intrépide, s’avança promptement à leur rencontre. Eudes effrayé, car il ne pouvait lui résister, s’enfuit. Charles le poursuivit jusqu’à Paris, passa la Seine et s’avança jusqu’à Orléans. Eudes s’étant échappé à grand’peine, arriva aux frontières de son pays et, emmena avec lui le roi Chilpéric et ses trésors. Le roi Clotaire mourut cette année [720]. L’année suivante Charles conclut, par ses envoyés, une alliance avec Eudes, qui lui remit le roi Chilpéric avec beaucoup de trésors. Venu à Noyon, Chilpéric termina la carrière de sa vie avec celle de son règne qui avait duré six ans. À sa mort ils établirent sur le trône Théodoric[xxxvi], qui l’occupe maintenant. Cela fait, le prince Charles se mit à la poursuite de Raganfried assiégea Angers, et ayant ravagé le pays s’en retourna chargé d’un grand butin.

Dans le même temps, les Saxons s’étant soulevés, le prince Charles les attaqua brusquement, les battit et s’en retourna vainqueur. À la fin de l’année [725], ayant rassemblé un grand nombre de troupes, il passa le Rhin, parcourut le pays des Allemands et des Suèves, s’avança jusqu’au Danube, et l’avant traversé occupa le pays des Bavarois ; l’ayant soumis il rentra en France avec beaucoup de trésors et une certaine matrone nommée Bilitrude, ainsi que sa fille Sonnichilde.

Le duc Eudes s’étant écarté du traité qu’il avait conclu [731], le prince Charles en fut instruit par des messagers. Il leva une armée, passa la Loire, mit le duc Eudes en déroute, et enlevant un grand butin de ce pays, deux fois ravagé par les troupes dans la même année, il retourna dans le sien. Le duc Eudes, se voyant vaincu, et couvert de confusion, appela à son secours, contre le prince Charles et les Francs, la nation perfide des Sarrasins ; ils vinrent avec leur roi nommé Abdérame, passèrent la Garonne, marchèrent vers Bordeaux, et incendiant les églises, massacrant les habitants, ils s’avancèrent jusqu’à Poitiers. Là, après avoir livré aux flammes la basilique de Saint-Hilaire, chose bien douloureuse à rapporter, ils se préparèrent à marcher pour détruire celle de Saint-Martin de Tours. Le prince Charles se disposa vaillamment à les combattre, accourut pour les attaquer, renversa leurs tentes par le secours du Christ [732], se précipita au milieu du carnage, tua leur roi Abdérame, et détruisit complètement l’armée de ses ennemis.

L’année suivante [733], le prince Charles, brave guerrier, parcourut la Bourgogne, et plaça sur les frontières du royaume, pour le défendre contre les nations rebelles et infidèles, ses Leudes les plus dévoués et des guerriers courageux. Ayant établi la paix, il donna la ville de Lyon à ses fidèles, conclut partout des traités ou des trêves, et s’en retourna vainqueur, plein de joie et de confiance. Dans ce temps, le duc Eudes mourut. À la nouvelle de sa mort, le prince Charles, prenant conseil de ses grands, passa encore une fois la Loire [735], vint jusqu’à la Garonne, occupa la ville de Bordeaux et le fort de Blaye, s’empara de tout ce pays, et soumit les villes comme les campagnes et les lieux forts. Ainsi favorisé du Christ, roi des rois et seigneur des seigneurs, le prince Charles retourna victorieux et en paix.

Voici quel est jusqu’à présent le compte des années. Depuis Adam, ou le commencement du monde, jusqu’au déluge, 2242 ans.

Depuis le déluge jusqu’à Abraham, 942 ans.

Depuis Abraham jusqu’à Moïse, 505 ans.

Depuis Moïse jusqu’à Salomon, 489 ans.

Depuis Salomon jusqu’à la restauration du Temple, du temps de Darius, roi des Perses, 512 ans.

Depuis la restauration du Temple jusqu’à la venue de Notre-Seigneur Jésus-Christ, 548 ans.

Depuis le commencement du monde jusqu’à la passion de Notre-Seigneur Jésus-Christ, 5538 ans.

Depuis la passion de Notre-Seigneur jusqu’à l’année présente[xxxvii], au jour du dimanche 1er janvier, 735 ans.

Pour compléter ce millénaire, il manque 265 ans.

J’ai omis de rapporter ce que voici. Le prince Charles s’embarqua hardiment sur une flotte pour aller contre la cruelle nation maritime des Frisons qui s’étament révoltés. Il alla en mer, et ayant été joint par une quantité de vaisseaux, il pénétra dans les îles de Wistrachie et Austrachie qui appartenaient aux Frisons, et campa sur les bords du fleuve de Burde [734]. Il tua le duc Popon, perfide conseiller de ce peuple, et finit en déroute l’armée des Frisons ; il détruisit leurs temples idolâtres, les consuma par le feu, et retourna dans le royaume des Francs victorieux et chargé de grandes dépouilles.

 

Troisième continuateur.

L’habile chic Charles ayant levé une armée, marcha du côté de la Bourgogne [736], soumit en sors pouvoir la ville de Lyon, les seigneurs et les préfets de cette province, établit ses juges jusqu’à Marseille et Arles, et revint, chargé de trésors et de butin, dans le royaume des Francs, au siége de son empire.

Les Saxons, peuples païens qui habitent au-delà du Rhin, s’étant révoltés, le vaillant duc Charles leva une armée de Francs [738], passa adroitement le Rhin à l’endroit où le fleuve de la Lippe y décharge ses eaux, ravagea la plus grande partie de ce pays sauvage, rendit tributaire cette cruelle nation, et après en avoir reçu beaucoup d’otages, retourna triomphant dans son pays par le secours du Seigneur.

La belliqueuse nation des Ismaélites qu’en langue corrompue on nomme Sarrasins, s’étant encore soulevée, ils passèrent soudain le Rhône. Ces rusés infidèles, à la faveur de la fraude et de la perfidie d’un certain Mauronte et de ses compagnons, entrèrent en armes dans Avignon [737], ville bien fortifiée, entourée de montagnes, et ils ravagèrent tout le pays. Le vaillant duc Charles envoya contre eux, avec un grand appareil de guerre, son frère le duc Childebrand, guerrier courageux, avec d’autres ducs et comtes. Promptement arrivés devant la ville d’Avignon, ils dressent leurs tentes, entourent la ville et les faubourgs, assiègent cette cité très bien fortifiée, et disposent leur armée. Bientôt le duc Charles, arrivant à leur suite, cerne les remparts, assoit son camp, et presse le siège. Les guerriers se précipitent sur les remparts et les murs des maisons, comme jadis à Jéricho, au bruit des armes et au son des trompettes, bien munis de machines et de cordages, et emportant enfin la ville, ils y mettent le feu, pressent leurs ennemis, les renversent, les égorgent, et les réduisent heureusement en leur pouvoir.

Le brave Charles victorieux passa le Rhône avec son armée, pénétra dans le pays des Goths, s’avança jusque dans la Gaule narbonnaise, et assiégea la célèbre cité de Narbonne, métropole de ce peuple. Il fit construire sur les bords du fleuve de l’Aude un rempart en forme de bélier, et enferma le roi des Sarrasins, nommé Athima[xxxviii], avec ses compagnons, et campa tout autour de la ville. À la nouvelle de ce siège, les seigneurs et les princes Sarrasins qui habitaient alors en Espagne, rassemblèrent une armée, à la tête de laquelle se mit un autre roi, nommé Amor[xxxix], et s’avançant armés de machines contre Charles, ils se préparèrent au combat. Le duc Charles alla à leur rencontre sur les bords de la rivière Berre et dans la vallée de Corbière ; ils en vinrent aux mains. Les Sarrasins vaincus, renversés, et voyant leur roi tué, prirent la fuite. Ceux qui avaient échappé, voulant s’enfuir sur des vaisseaux, se jetèrent à la nage dans la mer, et ils sautaient les uns sur les autres pour se sauver. Mais les Francs, montés sur des vaisseaux, et armés de javelots, se précipitèrent sur eux, les tuèrent, et les firent périr dans les flots. Ainsi vainqueurs de leurs ennemis, les Francs s’emparèrent d’une grande quantité de butin, firent une multitude de captifs, et ravagèrent avec leur duc tout le pays des Goths. Charles détruisit de fond en comble les villes les plus célèbres, Nîmes, Agde, Béziers, y mit le feu, et ravagea les faubourgs et les châteaux de ce pays. Après ces victoires, toujours guidé et soutenu par le Christ qui décide des combats, Charles retourna sain et sauf dans le territoire des Francs, au siège de son empire.

Au bout de deux ans [739], Charles envoya dans la Provence son frère Childebrand, dont nous avons parlé, avec des comtes et une armée. Ils arrivèrent à la ville d’Avignon, où Charles se hâta de les rejoindre. Il ramena sous son pouvoir tout le pays, jusqu’au rivage de la grande mer. Le duc Mauronte s’enfuit dans des rochers inaccessibles. Le prince Charles, après avoir acquis tout ce royaume, revint victorieux, personne ne se révoltant contre lui. De retour dans le pays des Francs, il tomba malade à Verberie, sur les bords de l’Oise.

Dans ce temps [741], le saint pape Grégoire [III] envoya de Rome et de la basilique de l’apôtre saint Pierre, une députation au prince Charles pour lui offrir les clefs du saint Sépulcre, avec les liens de saint Pierre et des présents nombreux et considérables ; chose qu’on n’avait jamais vue ni entendue en aucun temps. Ils convinrent par un traité que le peuple romain abandonnerait le parti de l’empereur, et que le pape donnerait au prince Charles le consulat de Rome. Le prince fit aux députés des honneurs étonnants et magnifiques, ainsi que des présents d’un grand prix, et envoya à Rome, avec ses serviteurs chargés de riches dons, Grimon, abbé du monastère de Corbie, et Sigebert, moine de la basilique de Saint-Denis.

Le prince Charles ayant pris conseil de ses grands partagea ensuite ses États à ses fils. Il donna donc à son aîné, nommé Carloman, l’Austrasie, la Suavie, qu’on appelle à présent l’Allemagne, et la Thuringe. Il mit son second fils, nom Pépin, à la tête de la Neustrie et de la Provence[xl].

Cette année le duc Pépin ayant levé avec son oncle le duc Childebrand et beaucoup de grands une armée considérable, entra en Bourgogne et s’empara de ce pays. Alors, ce qui est triste et douloureux à rapporter, on vit de nouveaux signes dans le soleil, la lune et les étoiles, et l’ordre sacré de la Pâque fut troublé. Le prince Charles enrichit à Paris la basilique de Saint-Denis d’un grand nombre de présents ; et étant revenu à Quierzy, palais situé sur les bords de l’Oise, il fut attaqué de la fièvre et mourut en paix, après avoir conquis tous les royaumes d’alentour. Après un règne de vingt-cinq ans, il mourut le 21 octobre, et fut enseveli à Paris dans la basilique de Saint-Denis.

Chiltrude, fille de Charles, poussée par le coupable conseil de sa belle-mère, passa secrètement le Rhin [742], à l’aide de ses serviteurs, pour aller trouver Odilon duc de Bavière ; et Odilon, contre la volonté et l’avis de ses frères, la prit en mariage.

Les Gascons s’étant révoltés en Aquitaine avec leur duc Chunoald, fils d’Eudes, les princes Carloman et Pépin rassemblèrent leur armée, passèrent la Loire à Orléans, battirent les Romains d’outre Loire, et s’avancèrent jusqu’à la ville de Bourges, dont ils incendièrent les faubourgs. Poursuivant le duc Chunoald ils le mirent en fuite, ravagèrent tout le pays, détruisirent de fond en comble le château de Loches, prirent la garnison et demeurèrent partout vainqueurs. Ayant partagé le butin, ils emmenèrent avec eux en captivité les habitants de cette ville. De retour à peu près vers l’automne, cette même année, ils firent marcher une armée au-delà du Rhin contre les Allemands, et dressèrent leurs tentes sur les bords du Danube. Les Allemands, se voyant vaincus, donnèrent des otages, promirent fidélité, offrirent des présents et se soumirent à leur domination en demandant la paix.

Après le retour des deux princes, et la deuxième année de leur règne [743], leur parent Odilon, duc des Bavarois, excita contre eux une révolte ; ils furent forcés de faire marcher en Bavière une grande armée de Francs. Arrivés à un fleuve qu’on appelle le Leck, les deux armées campèrent sur les bords, et passèrent ainsi quinze jours à se considérer. Pleins de courroux d’être sans cesse provoqués par les moqueries de cette nation, les Francs affrontèrent de cruels périls dans des lieux déserts et des marais par où on n’avait point coutume de passer, et ayant divisé leurs troupes ils se jetèrent sur les Bavarois pendant la nuit et les surprirent à l’improviste. Le combat s’étant engagé, le chic Odilon, voyant son armée taillée en pièces, eut de la peine à se sauver honteusement et avec peu de monde au-delà du fleuve de l’Inn. Après avoir ainsi remporté la victoire, non sans la perte de beaucoup de gens, les deux princes s’en retournèrent victorieux dans leurs pays.

Trois ans s’étant écoulés, les Saxons, peuples voisins de Carloman, se soulevèrent [744] ; il se jeta sur eux avec une armée, et ayant pris ceux dont les habitations touchaient à ses États, il s’empara heureusement, et sans combattre, de leur contrée ; par la protection du Christ un grand nombre d’eux furent baptisés. Dans le même temps, Théodebald, fils du duc Godefroi, s’étant révolté, Pépin, avec sa brave armée, le chassa honteusement des défilés des Vosges,et ayant repris possession de ce duché retourna vainqueur dans son pays.

Les deux frères étant rentrés chez eux, ils furent provoqués par l’esprit turbulent des Gascons, et marchèrent sur la Loire [745] ; ce que voyant, les Gascons demandèrent la paix, et exécutant en toutes choses la volonté de Pépin, obtinrent par leurs prières que, comblé de présents, il s’éloignât de leurs frontières.

L’année suivante [746] les Allemands ayant manqué à leur foi envers Carloman, ce prince saisi d’une grande fureur entra avec une armée dans leur pays, et tua un grand nombre des rebelles.

Au bout d’un an [747], Carloman, enflammé d’un saint amour de piété, remit son royaume avec son fils Drogon entre les mains de son frère Pépin, et se rendit à Rome dans l’église des saints apôtres Pierre et Paul, pour entrer dans l’ordre des moines. Par cette succession s’affermit beaucoup le pouvoir de Pépin.

La même année, les Saxons, selon leur coutume, s’efforcèrent de rompre la foi qu’ils avaient jurée au frère de Pépin : celui-ci fut donc forcé de marcher contre eux avec une armée. Les rois des Wénèdes et des Frisons vinrent à son secours : ce que voyant les Saxons furent saisis d’épouvante à leur ordinaire, et, après qu’un grand nombre d’entre eux eurent été tués ou emmenés en captivité, et leur pays ravagé par les flammes, ils demandèrent la paix, se soumirent aux Francs comme par le passé, et promirent d’acquitter exactement à l’avenir les tributs qu’ils avaient autrefois payés à Clotaire. Un grand nombre d’entre eux voyant qu’ils ne pouvaient résister à la bravoure des Francs, et perdant courage, demandèrent les sacrements chrétiens.

À leur tour les Bavarois, par le conseil d’hommes méchants, manquèrent aussi à leur fidélité envers le prince Pépin : c’est pourquoi ayant levé une armée considérable, il s’avança dans leur pays [749]. Frappés de terreur, ils s’enfuirent avec leurs femmes et leurs enfants au-delà du fleuve de l’Inn, sur les bords duquel Pépin établit son camp, se préparant à le traverser pour faire d’eux un grand carnage. Les Bavarois se voyant hors d’état de se sauver, envoyèrent au prince des députés chargés de beaucoup de présents, se soumirent à lui, prêtant des serments et donnant des otages, comme gages qu’ils ne se révolteraient plus jamais. Ainsi avec l’aide du Christ, Pépin retourna heureusement et en grand triomphe dans le pays des Francs, qui pendant deux ans se reposa de combats.

Dans ce temps, de l’avis et du consentement de tous les Francs, et après avoir envoyé à Rome une ambassade, qui rapporta l’autorisation du Saint-Siège apostolique, Pépin fut élevé sur le trône [752] par le choix de toute la nation Franque ; les grands se soumirent à lui, et il fut selon l’antique usage, ainsi que la reine Bertrade, consacré par les évêques. 

C’est jusqu’ici que l’illustre comte Childebrand, oncle dudit roi Pépin, a fait écrire avec le plus grand soin cette histoire des actions des Francs ; ce qui suit a été fait par l’ordre de l’illustre guerrier, Nibelung, fils de Childebrand.

Quatrième continuateur.

Cela fait, les Saxons, selon leur coutume, manquèrent l’année suivante [753] à la foi qu’ils avaient promise au roi, et se soulevèrent. Pépin irrité convoqua toutes les troupes des Francs, passa le Rhin, marcha avec un grand appareil dans le pays des Saxons, le dévasta, tua beaucoup ale guerriers, emmena captifs beaucoup d’hommes et de femmes, et fit un butin, considérable. Les Saxons émus de repentir, et saisis de leurs craintes accoutumées, invoquèrent la clémence du roi, lui demandant la paix, offrant des serments et des tributs bien plus forts que ceux qui leur étaient naguère imposés, et s’engageant à ne plus se révolter désormais. Le roi Pépin, avec la faveur du Christ, revint en grand triomphe au fort de Bonn sur le Rhin. Là, un messager arrivant de Bourgogne lui annonça que son frère Griffon qui avait trouvé pendant longtemps un asile en Gascogne, chez le dite Waïfer, avait tenté de passer en Lombardie pour y tramer des intrigues contre le roi, et qu’il avait été tué à Saint-Jean-de-Maurienne sur la rivière de l’Arve, par Théodouin, comte de Vienne, et Frédéric, comte des districts au-delà du Jura. Ces deux comtes avaient aussi été tués dans le combat.

Le roi Pépin traversa la forêt des Ardennes, et se trouvait à Thionville sur la Moselle, lorsqu’un autre messager lui vint dire que le pape Étienne, parti de Rome avec beaucoup de pompe et chargé de présents, avait déjà passé le grand Saint-Bernard et se rendait vers lui. À cette nouvelle, le roi, plein de joie, ordonna que le pape fût reçu avec de grands honneurs, et envoya au devant de lui son fils Charles, lui enjoignant de lui amener le pape à sa maison de Ponthion. Le pape Etienne y étant arrivé [754] fit beaucoup de présents, tant au roi qu’aux autres Francs, et réclama leur secours contre la nation des Lombards et son roi Astolphe, les suppliant de le délivrer des oppressions et des perfidies que ces gens-là lui faisaient subir, ainsi que des charges et tributs que, contre toute justice, ils imposaient aux Romains. Le roi Pépin voulut que le pape Étienne passât l’hiver à Paris, dans le monastère de Saint-Denis, et qu’il y fût traité avec toutes sortes de soins. Il envoya en même temps des députés à Astolphe, roi des Lombards, l’engageant, par respect pour les saints apôtres Pierre et Paul, à ne plus entrer en ennemi sur le territoire de Rome, et à faire cesser, par égard pour lui-même, les tributs impies ou illégitimes que les Romains ne payaient pas auparavant.

Astolphe ayant dédaigné de faire ce que le roi Pépin lui demandait par ses députés, l’année suivante ledit roi ordonna à tous les Francs de se rendre auprès de lui, selon la coutume, au commencement de mars, et à Braine. Là, après en avoir délibéré avec ses grands, et à l’époque où les rois sont dans l’usage de commencer la guerre, le roi Pépin, le pape Étienne, les guerriers francs et tous les peuples du royaume formant une multitude immense, marchèrent vers la Lombardie, en traversant les cités de Lyon et de Vienne, et arrivèrent dans la Maurienne. À ces nouvelles, le roi Astolphe rassemblant toutes les troupes des Lombards, s’avança jusqu’aux Cluses d’Italie, défilé clos qui aboutit au Val de Suze, y dressa son camp, et, bien muni d’armes et de machines, se prépara à soutenir criminellement les iniquités qu’il avait commises contre la république et le saint-Siège de Rome. Le roi Pépin s’était arrêté dans la Maurienne avec son armée. Les rochers et les montagnes ne lui permettaient pas d’avancer ; cependant un petit nombre de guerriers pénétrant à travers ces défilés de rude accès, arrivèrent jusque dans la vallée de Suze. Le roi Astolphe fit aussitôt prendre les armes à tous les Lombards, et marcha avec toutes ses troupes contre ces guerriers. À cette vue, les Francs comprirent bien qu’ils ne devaient attendre leur salut ni de leurs propres forces ni du secours des leurs ; ils invoquèrent Dieu et le bienheureux apôtre Paul, et engagèrent bravement le combat. Le roi Astolphe, voyant son armée fort entamée, prit la fuite. La plupart des guerriers qu’il avait amenés, les ducs, les comtes, et presque tous les grands de la nation des Lombards périrent en cette affaire ; et lui- même se glissant à grand’peine du haut d’un rocher, arriva avec une très petite suite dans sa ville de Pavie. Le grand roi Pépin ayant ainsi remporté la victoire avec l’aide de Dieu, s’avança jusqu’à Pavie avec tous les bataillons des Francs, y dressa son camp, dévasta les environs, incendia une partie de l’Italie, ravagea tout le pays, emporta tous les forts des Lombards, et prit beaucoup de trésors d’or et d’argent, ainsi que beaucoup d’ornements précieux, de meubles et de tentes. Le roi Astolphe voyant qu’il ne pouvait échapper, demanda la paix par l’entremise des évêques et des seigneurs Francs, promit d’accomplir tout ce que lui avait demandé le roi Pépin, de réformer toutes les injustices qu’il avait commises contre l’Église et le saint-Siège de Rome, s’engagea par serment à ne jamais se soustraire à la domination des Francs, à ne jamais entrer en ennemi sur le territoire de la république romaine, et donna des otages. Le roi Pépin, touché de pitié, lui accorda, avec sa clémence ordinaire, la vie et son royaume. Astolphe fit beaucoup de présents aux seigneurs Francs. Cela fait, le roi Pépin ramena le pape Étienne à Rome, où il répandit ses largesses, et le rétablit sur le saint-Siège apostolique, comme il y était auparavant. Chargé de présents et de trésors, le roi Pépin, avec l’aide de Dieu, retourna ensuite dans son pays.

L’année suivante [755], le roi Astolphe retombant dans son péché, viola les promesses qu’il avait faites au roi Pépin. Il marcha de nouveau contre Rome, parcourut et dévasta son territoire, et arrivé à l’église de Saint Pierre, incendia toutes les maisons voisines. Le roi Pépin, informé de ces choses par des messagers, fut saisi d’une violente colère, rassembla de nouveau toute l’armée des Francs, et traversant la Bourgogne, arriva à Saint-Jean-de-Maurienne par Châlons et Genève. Aussitôt le roi Astolphe envoya des troupes de Lombards au même défilé que l’année précédente pour qu’elles résistassent aux Francs et les empêchassent d’entrer en Italie. Mais Pépin, avant traversé avec son armée le Mont-Cenis, arriva auprès du défilé où les Lombards voulaient l’arrêter, et soudain les Francs instruits par leur expérience pénétrèrent à travers les rochers et les montagnes, se précipitèrent avec fureur dans le royaume d’Astolphe et tuèrent tous les Lombards qu’ils purent rencontrer. Ceux qui restaient eurent grand’peine à s’échapper par la fuite. Le roi Pépin avec son neveu Tassilon, duc des Bavarois, s’avança une seconde fois jusqu’à Pavie, dévasta tout le pays, et dressa son camp tout autour de la ville, si bien que personne n’en pouvait sortir. Le roi Astolphe, perdant tout espoir de salut, s’adressa de nouveau, en suppliant, aux évêques et aux seigneurs Francs, promettant de réformer tout à fait et d’après leur jugement toutes ses injustices envers le Saint-Siège de Rome, offrant de renouveler les serments qu’il avait violés et demandant avec instance la paix. Le roi Pépin, de nouveau touché de pitié, selon sa coutume, lui accorda encore une fois, par l’entremise de ses grands, la vie et son royaume. Le roi Astolphe, d’après la décision des grands et des évêques, donna au roi Pépin le tiers des trésors qu’il avait dans Pavie et fit à tous ses guerriers des prescris beaucoup plus considérables que les premiers. Enfin il s’engagea par serment et en livrant des otages, à ne plus se révolter jamais contre le roi Pépin et les seigneurs Francs, et à leur envoyer chaque année, par ses messagers, les tributs que très anciennement les Lombards payaient aux rois des Francs. Pépin, ainsi vainqueur et presque sans combat, revint dans son royaume, chargé de trésors et ramenant tous ses guerriers, et le pays se reposa de guerres pendant deux ans.

Dans la suite le roi Astolphe se livrant à la chasse au milieu d’une forêt, et frappé du jugement de Dieu, fut renversé de son cheval contre un arbre, et par une mort cruelle, mais méritée, perdit son royaume et la vie [756]. Les Lombards, avec le consentement du roi Pépin, et d’après l’avis de ses grands, élevèrent Didier sur le trône de leur pays.

Pendant que cela se passait [757], le roi Pépin envoya une ambassade à Constantinople à l’empereur Constantin, pour s’assurer de son amitié, et régler les intérêts de son pays. L’empereur, Constantin lui envoya également des députés porteurs de beaucoup de présents[xli], et ils se promirent l’un à l’autre foi et amitié. Je ne sais par quelle cause les promesses qu’ils s’étaient faites ne s’accomplirent nullement.

Après que le pays se fut reposé de guerres pendant deux ans, le roi Pépin envoya des députés à Waïfer, prince d’Aquitaine, pour lui demander de rendre aux églises de son royaume les biens qu’elles possédaient en Aquitaine [760]. Il voulait que ces églises jouissent de leurs terres avec toutes les immunités qui leur étaient jadis assurées : que Waïfer cessât de faire entrer sur leurs domaines, et contre l’usage ancien, des juges et des percepteurs ; que ce prince lui payât, selon la loi, le prix de la vie de certains Goths qu’il avait tués contre toute justice ; enfin, qu’il remit en son pouvoir ceux des hommes de Pépin qui s’étaient enfuis du royaume des Francs dans celui d’Aquitaine. Waïfer repoussa avec dédain toutes ces demandes. Alors le roi Pépin, bien contre son gré, rassembla une armée, traversa le pays de Troyes, et arriva à la ville d’Auxerre, pour marcher de là sur l’Aquitaine. Arrivé avec les guerriers Francs au bord de la Loire, il traversa ce fleuve près du bourg de Mesve, dans le diocèse d’Auxerre, s’avança du Berry jusqu’en Auvergne, dévasta toute cette contrée, et incendia la plus grande partie de l’Aquitaine. Le prince Waïfer demanda alors la paix par des députés, et s’engagea par serment, et en livrant des otages, à réparer, dans un plaid convoqué à cet effet, tous les torts dont s’était plaint le roi Pépin qui retourna avec toute son armée, et sans aucune perte, dans ses propres États.

L’année suivante, c’est-à-dire la dixième de son règne [761], Pépin ordonna à tous les seigneurs Francs de se rendre au champ de mai, à Duren, dans le pays des Ripuaires, pour y traiter des intérêts de la patrie. Sur ces entrefaites, Waïfer forma le coupable projet de surprendre par ruse le roi des Francs : il s’entendit avec Chunibert, comte du Berry, et Blandin, comte d’Auvergne, qui, envoyé vers Pépin l’année précédente, ainsi que Bertellan, évêque de la cité du Berry, avait grandement excité par son langage la colère dudit roi. Accompagné de ces comtes, Waïfer fit passer en secret toute son armée jusqu’à la ville de Châlons, et là il dévasta tout le pays d’Autun, et incendia les faubourgs mêmes de Châlons, avec tout ce qui s’y trouvait ; il mit le feu au domaine de Meillac, propriété du roi, et ne rencontrant aucune résistance, retourna dans ses États chargé de dépouilles et de butin. Lorsque Pépin fut informé que Waïfer, oubliant ses serments, avait ravagé la plus grande partie de son royaume, il fut saisi d’un violent courroux, et ordonna à tous les Francs de se réunir en armes pour marcher vers la Loire. À la tête d’une nombreuse armée, il se rendit à Troyes, de là à Nevers par Auxerre, et passant la Loire, il arriva au fort de Bourbon-l’Archambaut dans le Berry. Ce fort, auprès duquel il dressa son camp, fut aussitôt pris et brûlé par les Francs. Le roi emmena à sa suite les hommes de Waïfer qu’il y avait trouvés, dévasta une bonne part de l’Aquitaine, parvint avec ses troupes jusque dans la cité d’Auvergne, emporta le fort de Clermont, et y mit le feu. Un grand nombre d’hommes et de femmes et même d’enfants frirent consumés dans cet incendie. Blandin, comte d’Auvergne, fut pris et conduit, chargé de liens, en présence du roi. Beaucoup de Gascons furent tués ou pris dans ce combat. Le roi Pépin, s’étant emparé de la ville, ravagea ensuite tout le pays, et, avec l’aide de Dieu, rentra dans ses États avec beaucoup de butin, sans avoir fait aucune perte.

L’année suivante, c’est-à-dire, la onzième de son règne [762], le roi Pépin revint attaquer la ville de Bourges avec une immense multitude de Francs ; il y dressa son camp, dévasta les environs, et fit construire autour de la ville un rempart si fort que personne ne pouvait plus entrer ni sortir. À l’aide de machines et de toutes sortes d’inventions, et après plusieurs combats où périrent beaucoup de guerriers, il renversa les murs, prit la ville, et, en vertu des droits de la guerre, la réunit à ses États. Cependant, avec une pieuse clémence, il renvoya libres les guerriers que Waïfer avait chargés de la défense de Bourges, et ils retournèrent dans leur pays. Pépin emmena avec lui le comte Chunibert avec d’autres Gascons qu’il avait trouvés dans la ville, ordonna à leurs femmes et à leurs enfants de se rendre également en France, fit relever les murs de Bourges, et en remit la garde à ses propres comtes. Il s’avança ensuite avec son armée jusqu’au fort de Thouars, et en fit le siége : ce fort fut pris et brûlé avec une admirable promptitude. Pépin emmena en France les Gascons qu’il y trouva, ainsi que leurs comtes, et, toujours protégé du Christ, revint chez lui avec tous les Francs, charge d’un immense butin.

La querelle fut longue entre le roi Pépin et le prince Waïfer. Pépin, avec l’aide de Dieu, croissait de plus en plus, et devenait chaque jour plus puissant. Au contraire le parti de Waïfer et son pouvoir dépérissaient de jour en jour. Ce prince s’appliquait sans cesse à tendre des embûches et à faire quelque tort au roi des Francs. Il envoya le comte Mancion, son parent [765], avec d’autres comtes, du côté de Narbonne pour qu’ils s’opposassent à l’arrivée des garnisons que le roi Pépin faisait passer clans cette ville, avec mission de la défendre contre la nation des Sarrasins, ou pour qu’au moins ils arrêtassent et missent à mort les troupes des Francs lorsqu’elles retourneraient dans leur pays. Il arriva en effet qu’au moment où les comtes Australd et Galeman se remettaient en route avec leurs guerriers pour rentrer en France, ce Mancion, suivi d’une nombreuse bande de Gascons, se jeta sur eux et leur livra un rude combat. Mais Galeman et Australd, protégés de Dieu, le tuèrent avec ses compagnons. Aussitôt les Gascons prirent la fuite, perdirent tous les chevaux qu’ils avaient amenés, et un bien petit nombre d’entre eux réussit à s’échapper à travers les montagnes et les vallées. Les Francs, tout joyeux, rentrèrent dans leur patrie avec les chevaux et les dépouilles de leurs ennemis.

Pendant que les Francs et les Gascons se faisaient ainsi une guerre continuelle, Chilping, comte d’Auvergne, rassembla des troupes et entra en Bourgogne dans le diocèse de Lyon pour y faire du butin. Adalard, comte de Châlons, et le comte Australd, marchèrent contre lui avec leurs guerriers ; ils se combattirent rudement sur le bord de la Loire, mais Chilping fut tué dans le combat par les comtes que je viens de nommer, et tous ceux qui l’entouraient périrent également. À cette vue les Gascons tournèrent le dos, et un petit nombre se sauva dans les bois et les marais. Amanugues, comte de Poitiers, ravageant partiellement le territoire de Tours, fut tué par les hommes de Wulfard, abbé du monastère de Saint-Martin. La plupart de ceux qui l’avaient accompagné eurent le même sort ; quelques-uns seulement réussirent à s’échapper. Pendant que cela se passait, Remistan, oncle de Waïfer, vint trouver le roi Pépin ; et s’engagea par serment à lui demeurer toujours fidèle ainsi qu’à ses fils. Pépin le reçut au nombre des siens, et lui fit de riches présents d’or, d’argent, d’habits, d’armes et de chevaux.

Ayant fait reconstruire ensuite depuis les fondements le fort d’Argenton en Berry, et voulant y envoyer ses comtes pour le garder, le roi Pépin concéda ce fort à Remistan avec la moitié du Berry jusqu’à la rivière dit Cher, pour qu’il le défendît contre les attaques de Waïfer. Le prince Waïfer voyant que le roi des Francs, à l’aide de ses machines, avait pris le fort de Clermont, ainsi que Bourges, capitale de l’Aquitaine, et ville très fortifiée, désespéra de lui résister désormais, et fit abattre les murs de toutes les villes qui lui appartenaient en Aquitaine, savoir, Poitiers, Limoges, Saintes, Périgueux et beaucoup d’autres. Le roi Pépin les fit réparer dans la suite et en confia la garde à ses guerriers. À la fin de cette année, il revint avec toutes ses troupes dans ses États.

L’année suivante[xlii], ayant convoqué tous les guerriers Francs, et passant par les villes de Troyes et d’Auxerre, il se rendit à Nevers, et là tint, avec tous ses grands, son plaid du champ de mai. Passant ensuite la Loire, il entra en Aquitaine, s’avança jusqu’à Limoges, dévasta toute la contrée et fit surtout incendier les domaines de Waïfer. Beaucoup de monastères furent dépeuplés par ses ravages. Marchant de là sur Issoudun, le roi prit et ravagea la partie de l’Aquitaine où il y avait le plus de vignes. Ainsi le pays d’où l’Aquitaine toute entière, les monastères comme les églises, et les pauvres comme les riches, avaient coutume de tirer du vin, fut occupé et pillé par les Francs. Waïfer, rassemblant alors une grande armée, formée surtout des Gascons qui habitent au-delà de la Garonne, et portaient autrefois le nom de Basques, marcha contre Pépin ; mais, selon leur coutume, tous les Gascons tournèrent le dos, et beaucoup tombèrent sous les coups des Francs. Le roi fit poursuivre Waïfer jusqu’à la nuit, et il échappa à grand’peine avec quelques-uns des siens. Dans ce combat fut tué Blandin, comte d’Auvergne, que le roi Pépin avait pris peu auparavant, et qui s’était évadé pour rejoindre Waïfer. Pépin, ainsi vainqueur avec l’aide de Dieu, revint en grand triomphe à Digoine, auprès de la Loire, et rentra dans ses États, en traversant le pays d’Autun. Waïfer lui envoya des députés, demandant qu’on lui rendît Bourges et les autres villes d’Aquitaine que le roi lui avait enlevées, et promettant de se soumettre alors à son pouvoir, ainsi que d’acquitter chaque année les tributs que ses prédécesseurs avaient coutume de payer aux rois des Francs. Mais le roi, par le conseil de ses grands, repoussa avec mépris cette proposition.

L’année suivante [766], ayant convoqué toutes les troupes, soit des Francs, soit des autres nations, qui habitaient dans son royaume, le roi Pépin vint à Orléans, y tint son plaid du champ de mai, pour traiter des affaires publiques, et reçut, des Francs et de ses grands, beaucoup de riches dons. Ensuite, passant de nouveau la Loire, il poussa jusqu’à Agen et ravagea tout le pays. Voyant cela, les grands et le peuple d’Aquitaine, contraints par la nécessité, vinrent en grand nombre le trouver, lui prêtèrent serment et se soumirent à son pouvoir. S’étant ainsi emparé de toute l’Aquitaine, et chargé d’un immense butin, le roi Pépin rentra en France avec ses guerriers, en traversant le pays d’Angoulême et de Périgueux.

L’année suivante [767], le roi, toujours suivi de l’armée des Francs, et passant par Troyes et Auxerre, après s’être arrêté au fort de Gordon, prés de Sancerre, traversa la Loire en paix avec sa femme, la reine Bertrade, se rendit à Bourges, et donna l’ordre d’y construire un palais. Il y tint, selon la coutume, le champ de mai, et, après en avoir délibéré avec ses grands, il laissa dans cette ville la reine Bertrade sous la garde de comtes fidèles, et marcha lui-même avec le reste des Francs à la poursuite de Waïfer. N’ayant pu l’atteindre et l’hiver s’approchant, il revint avec son armée à Bourges, où était restée la reine.

Sur ces entrefaites, Remistan, fils d’Eudes, manqua à la foi qu’il avait jurée au roi Pépin, et se remit du parti de Waïfer, qui le reçut avec grande joie, comptant sur son secours pour faire la guerre au roi des Francs. Remistan montra une grande fureur contre Pépin et les garnisons des villes qui naguère lui étaient confiées. Il ravagea le territoire de Bourges et de Limoges, à tel point qu’aucun colon n’osait labourer les champs ni cultiver les vignes. Cependant le roi Pépin passa tout l’hiver dans son palais de Bourges avec la reine Bertrade. Il envoya son armée hiverner en Bourgogne, et, d’après l’avis des évêques, célébra solennellement à Bourbes les fêtes de Noël et de la sainte Épiphanie.

L’année ayant fini son cours, Pépin rappela, vers le milieu de février [768], l’armée qu’il avait envoyée passer l’hiver en Bourgogne, et, décidé à tendre des embûches à Remistan, il fit partir en secret Hermenald, Béranger, Childerad et Chunibert, comte du Berry, avec plusieurs autres comtes et Leudes, les chargeant de s’emparer de la personne de cet infidèle. Il marcha ensuite lui-même avec son armée pour attaquer Waïfer. De son côté, la reine Bertrade alla à Orléans et de là se rendit par eau au château de Selles, situé sur le bord de la Loire.

On vint peu après annoncer au roi que les députés qu’il avait jadis envoyés à Almanzor, roi des Sarrasins, étaient enfin, au bout de trois ans, revenus à Marseille, ramenant, de la part de ce roi, une ambassade qui apportait beaucoup de présents. À cette nouvelle, Pépin envoya aux ambassadeurs Sarrasins des députés chargés de les recevoir avec honneur et de les conduire à Metz pour y passer l’hiver.

Les comtes à qui le roi avait ordonné de prendre Remistan, s’en emparèrent par la volonté de Dieu, et l’amenèrent chargé de liens en présence du roi, ainsi que sa femme. Le roi enjoignit à Chunibert et à Ghislar, comtes du Berry, de le pendre à l’instant. Il marcha ensuite lui-même jusqu’aux bords de la Garonne, et là, les Gascons qui demeuraient au-delà de ce fleuve vinrent le trouver, lui prêtèrent serment, lui remirent des otages et s’engagèrent à lui demeurer toujours fidèles, ainsi qu’à ses fils Charles et Carloman. Beaucoup d’autres nations du parti de Waïfer se soumirent également à son pouvoir, et il les reçut avec une grande bonté. Waïfer, se cachant, et plein d’inquiétude, errait de côté et d’autre avec une petite suite dans la forêt de Ver, au pays de Périgueux. Le roi Pépin prépara des embûches pour s’emparer de lui. Allant ensuite retrouver la reine à Selles, il fit venir dans ce château les ambassadeurs Sarrasins qui avaient passé l’hiver à Metz, et ils lui offrirent les présents que lui envoyait Almanzor. Le roi leur fit à son tour de beaux présents, et les fit conduire à Marseille avec de grands honneurs. Les Sarrasins retournèrent par mer dans leur pays.

Quittant alors le château de Selles, le roi se remit, avec un petit nombre de guerriers, à la poursuite de Waïfer, et arriva presque seul à Saintes avec une promptitude admirable. Waïfer, informé de son approche, prit la fuite, selon son usage. Pépin envoya de quatre côtés différents les comtes de sa cavalerie et ses Leudes, pour qu’ils le cherchassent partout. Sur ces entrefaites, le prince Waïfer fut tué par les siens à l’instigation du roi, d’après ce qu’on rapporte. Pépin s’étant alors emparé de toute l’Aquitaine, car les Aquitains vinrent tous se soumettre à son pouvoir, comme par le passé, il revint en grand triomphe à Saintes, où était demeurée la reine Bertrade.

De retour dans cette ville, et pendant qu’il y traitait des affaires de la patrie, le roi, saisi d’une certaine fièvre, commença à être malade, et partit laissant là ses comtes et ses juges. Il se rendit par Poitiers dans la ville de Tours, au monastère de Saint-Martin, et y fit de grandes largesses tant aux pauvres qu’aux monastères et aux églises. Il supplia saint Martin d’invoquer, pour ses péchés, la miséricorde du Seigneur. Se remettant ensuite en marche avec la reine Bertrade et ses fils Charles et Carloman, il arriva à Paris et demeura quelque temps dans le monastère de Saint-Denis. Voyant alors qu’il touchait à la fin de sa vie, il fit venir tous ses grands, tant les ducs et les comtes que les prêtres et les évêques, et là, avec leur consentement et pendant qu’il vivait encore, il partagea également entre ses fils le royaume des Francs, qu’il avait possédé. Il donna à Charles, son fils aîné, le royaume d’Austrasie, à Carloman, le plus jeune, le royaume de Bourgogne, la Provence, la Gothie, l’Alsace et le pays des Allemands, et il divisa entre eux l’Aquitaine qu’il venait de conquérir. Cela fait, le roi Pépin, et c’est une douleur de le dire, mourut au bout de peu de jours[xliii]. Selon sa volonté, les rois Charles et Carloman, ses fils, l’ensevelirent avec de grands honneurs dans le monastère de Saint-Denis. Il avait régné vingt-cinq ans[xliv].

Après ses obsèques, les deux rois se rendirent, chacun avec ses Leudes, dans la capitale de son royaume ; et là, ayant convoqué leur plaid et délibéré avec leurs grands, le 9 octobre, et tous deux au même jour, ils furent élevés au trône par les seigneurs et les évêques, Charles à Noyon, et Carloman à Soissons.

 

Fin de la chronique de Frédégaire.

 



[i] Apologie de Frédégaire, par l’abbé de Vertot, dans les Mémoires de l’académie des inscriptions. t., p. 302-308.

[ii] Voir Grégoire de Tours, liv. VII.

[iii] Par Ollon, selon Grégoire de Tours (l. VII) Gontran-Boson le tua après sa chute.

[iv] Le baptême de Clotaire n’eut lieu que six ans plus tard, dans un second voyage de Gontran à Paris.

[v] Psaumes, 21, v. 19.

[vi] Agilulf.

[vii] Les Warnes (Verini, Varini) étaient une des peuplades de l’ancienne Thuringe ; ils habitaient une portion du Mecklenbourg et touchaient aux Angles avec qui ils se sont souvent confondus.

[viii] On ignore le nom actuel et la position de ce lieu, qui devait être situé, a ce qu’on croit, non loin de Sens.

[ix] Domaine royal situé, à ce qu’il parait, dans le diocèse de Rouen, non loin du monastère de Saint-Vandrilles.

[x] Vestibus vermielis ; costume des riches Francs dans les occasions solennelles, et surtout dans les combats singuliers.

[xi] Petite rivière qui se jette dans la Juine un peu au dessous d’Étampes.

[xii] Agilulf.

[xiii] Toute l’histoire est ici bouleversée ; Théodelinde, à cette époque, était déjà veuve d’Autharis, prédécesseur d’Agon sur le trône des Lombards. Voir, à ce sujet, Grégoire de Tours, liv. X.

[xiv] Il n’était pas fils, mais simplement parent d’Autharis.

[xv] Entre Chalons et Autun.

[xvi] Ceci fait allusion à la tempête qui repoussa sur les côtes de Bretagne le vaisseau sur lequel saint Colomban s’était embarqué pour retourner en Irlande ; tempête qui fut regardée comme un signe de la volonté de Dieu.

[xvii] Cette ordonnance de Clotaire, qu’on rapporte communément à l’an 615, nous est parvenue presque entière ; c’est un des monuments législatifs les plus curieux de cette époque.

[xviii] Ce n’était pas son fils.

[xix] Gagan n’est pas un nom propre, le roi des Avares s’appelait le Chagan ; de là la méprise de Frédégaire.

[xx] Nom de la famille qui donnait aux Bavarois des ducs héréditaires.

[xxi] Scarpona, bourg à peu de distance de Pont-à-Mousson.

[xxii] L’histoire d’Héraclius et de ses guerres contre les Perses est trop connue pour qu’il soit nécessaire de relever successivement toutes les méprises et les fables qui se rencontrent dans le récit de Frédégaire. Les occidentaux du VIIIe siècle ne connaissaient ce qui se passait en orient, que par quelques bruits vagues et incomplets, dénaturés par l’ignorance grossière et l’imagination ardente des pèlerins ou des barbares. Le seul fait qu’il importe de remarquer dans Frédégaire, c’est l’éclat de la renommée d’Héraclius en Occident. Quant aux événements même de son règne, ils sont racontés avec clarté et intérêt dans l’Histoire de la décadence et de la chute de l’empire romain, par Gibbon, t. 8, p. 459 et suiv. édit. de 1812.

[xxiii] Chosroès.

[xxiv] Frédégaire confond ici et raconte pêle-mêle, de la façon la plus fabuleuse, les guerres d’Héraclius contre les Perses et celles qu’il eut aussi à soutenir contre les Arabes, alors dans la première ferveur des conquêtes et de la foi ; on peut lire le récit de ces dernières guerres dans l’Histoire de la décadence et de la chute de l’empire romain, par Gibbon, t. 10, p. 203 et suiv.

[xxv] Défilé du Caucase où est aujourd’hui la ville de Derbent.

[xxvi] Rotharis.

[xxvii] Quelques districts voisins de la Thrace.

[xxviii] Arar qui cognominatur Saoconna. C’est vers cette époque qu’on voit un grand nombre de fleuves et de lieux perdre leur nom latin pour prendre celui qui leur est resté.

[xxix] Ici s’arrête la Chronique de Frédégaire ; ce qui suit est l’ouvrage de ses continuateurs (Voir la notice sur Frédégaire).

[xxx] En 656. Voir la vie de Dagobert Ier.

[xxxi] C’est une erreur : Clotaire III régna quatorze ans et mourut en 670. Seulement de 656 à 660 le royaume resta indivis entre les trois fils de Clovis II, et en 660, Childéric II fut fait roi d’Austrasie.

[xxxii] Voir, sur toute l’histoire d’Ebroin, la Vie de saint Léger, évêque d’Autun. Dans le court récit de ce premier continuateur de Frédégaire, elle est pleine de confusion et d’erreurs.

[xxxiii] Ici s’arrête le premier continuateur de Frédégaire. Le second mérite plus de confiance.

[xxxiv] En 680 ; Pépin dit de Herstall, ou Héristel.

[xxxv] Dagobert II et peut-être aussi son fils Sigebert.

[xxxvi] Théodoric IV, fils de Dagobert III.

[xxxvii] Ceci ne permet pas de douter que le continuateur de Frédégaire ne fut contemporain du reste, il est inutile d’avertir que toute cette chronologie est pleine d’erreurs.

[xxxviii] Abderraman ou Abdérame, gouverneur de Narbonne.

[xxxix] L’Émir de Cordoue.

[xl] Griffon, troisième fils de Charles Martel, ne recul de lui que quelques comtés détachés des royaumes de ses deux frères.

[xli] Parmi ces présents était un orgue, le premier que l’on ait vu en France.

[xlii] C’est à l’an 763 et non à l’an 766, comme semblent l’indiquer ces mots, qu’appartiennent les événements rapportés dans ce paragraphe, qui a été probablement transposé dans les manuscrits.

[xliii] Le 18 ou, selon d’autres, le 24 septembre 768.

[xliv] C’est une erreur ; Pépin régna onze ans comme maire du palais, et seize ans comme roi, en tout vingt-sept ans.