Ermold le Noir

FOULCHER DE CHARTRES.

 

HISTOIRE DES CROISADES : Chapitres LXI à Fin

chapitres XLVI à LX

Oeuvre mise en page par Patrick Hoffman

Le texte latin provient de Migne

 

 

 

 

 

 

COLLECTION

DES MÉMOIRES

RELATIFS

A L'HISTOIRE DE FRANCE,

depuis la fondation de la monarchie française jusqu'au 13e siècle

AVEC UNE INTRODUCTION DES SUPPLÉMENS, DES NOTICES ET DES NOTES;

Par M. GUIZOT,

PROFESSEUR D'HISTOIRE MODERNE A L’ACADÉMIE DE PARIS.

 

 

A PARIS,

CHEZ J.-L.-J. BRIÈRE, LIBRAIRE,

RUE SAINT-ANDRÉ-DES-ARTS, N°. 68.

 

 

COLLECTION

DES MÉMOIRES

RELATIFS

A L'HISTOIRE DE FRANCE.

 

HISTOIRE DES CROISADES, PAR FOULCHER DE CHARTRES.

HISTOIRE DE LA CROISADE DE LOUIS VII, PAR ODON DE DEUIL.

 

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CAPUT XLI. De Veneticis, qui revertentes Insulas imperatoris vastaverunt.

Tunc temporis usque ad nos divulgatur Veneticos post Tyrum captam in repatriatu suo insulas imperatoris, per quas praeteribant, Rhodum videlicet et Mothonem, Sanum quoque et Chium, violenter comprehendisse, pariterque moenia diruisse, puberes et puellas miserabiliter captivasse, pecuniam multimodam secum asportasse. Sed quoniam nequivimus hoc commendare, in visceribus intimis hoc audientes condoluimus. Hi enim adversus imperatorem, hic quoque contra Veneticos crudelissime utrobique desaeviebant. Inimici enim erant ad invicem. Sed vae mundo ab scandalis! vae illis etiam per quos scandala eveniunt! (Matth. XVIII, 7.) Si culpa est imperatoris, male quidem ipse imperat. Si autem Veneticorum, ipsi sibi damnationem acquirunt. De superbia quippe peccata procedunt universa. Nonne superbit homo, quando facit quod prohibet Deus? Habent Venetici ulciscendi se occasionem, habet et imperator defendendi se, ut ait, justiorem. Insontes autem in medio positi, et eorum injuriae non obnoxii luunt, et injuste perdunt. Sed quid praeterea dicendum est eis, qui raptu piratico peregrinis Dei et Hierusalem pro amore Creatoris, cum labore et angore tantimodo euntibus in pelago mala quae possunt facere non desistunt? Si beatificari, Domino dicente, merebuntur misericordes (Matth. V, 7) , quid contrarii pietatis recipiunt pro impietate sua immisericordes? Maledicuntur, excommunicantur, et impoenitentes et perfidi moriuntur. Descendunt ultro tales in infernum viventes (Psal. LIV, 16) . Apostolico non obediunt, patriarcham contemnunt, sanctorum Patrum dicta vilipendunt. Scio, scio quod eis dicere non formido. Futurum enim est quod audient a Domino judice valde severo: « Nescio unde sitis (Luc. XIII, 27) , qui januam vobis aperire clamatis. Et tarde venitis, et nihil boni vobiscum affertis. Imo janua jam clausa est (Matth. XXV, 10) . Noluistis enim me audire, nec amplius dignor vos auscultare. Qui quondam clamavi, Venite (Matth. XI, 28) , nunc omnino dico, Discedite (Matth. XXVII, 41) . Dico, dico, amen dico; datam sententiam nullatenus commuto. Quod autem superest, horribile est, et impatibile est, sed perpetuum pro meritis vae. Rerum autem ordinem continuandi gratia, et ne intercisa pendeat historia, summatim singula designare satagam.

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CHAPITRE LXI.

 

Dans ce temps, la nouvelle vint vers nous que les Vénitiens, après la prise de Tyr, à leur retour, s'étaient emparés par force des îles de l'empereur situées sur leur passage, à savoir Rhodes, Mytilène, Samos et Chio, en avaient détruit toutes les murailles, avaient emmené en une misérable captivité les jeunes garçons et les jeunes filles, et remporté avec eux des richesses de toute sorte. A cette nouvelle, le chagrin se fit sentir dans le fond de notre cœur, car nous ne pouvions approuver cela. En effet, d'un côté, les Vénitiens contre l'empereur, de l'autre, l'empereur contre les Vénitiens, se livraient aux plus cruelles violences; une haine mutuelle les animait. Mais malheur au monde par le scandale! malheur aux auteurs du scandale! Si c'était la faute de l'empereur, c'est qu'il gouvernait mal; si ce fut celle des Vénitiens, ils vont eux-mêmes au devant de leur damnation, car tous les péchés proviennent de l'orgueil. N'est-ce pas par orgueil que l'homme fait ce que Dieu défend? Les Vénitiens avaient des motifs pour se venger; l'empereur en avait aussi pour se défendre, et de plus justes, dit-on; mais les innocens, placés au milieu, paient pour des offenses dont ils ne sont pas coupables, et dont ils sont injustement victimes. Bien plus, que dire de ceux qui, par des brigandages de pirates, ne cessent de causer sur mer tous les maux possibles aux pélerins de Dieu, lorsque, par amour pour le Créateur, ils se rendent à Jérusalem, à travers tant de fatigues et de tourmens. Si, d'après les paroles du Seigneur, les miséricordieux mériteront la béatitude, que recevront pour leur impiété ceux qui se seront montrés ennemis de la piété et sans aucune miséricorde? Ils sont maudits, excommuniés, et meurent dans l'impénitence et la perfidie. Ainsi, pendant leur vie, ils descendent d'eux-mêmes dans l'enfer. Ils résistent à l'apostole, méprisent le patriarche, et vilipendent les paroles des saints pères. Je sais, je sais ce que je ne crains pas de leur dire. Il arrivera que le Seigneur, leur juge sévère, leur dira: «Je ne sais pas d'où vous êtes, vous qui criez qu'on vous ouvre la porte. Vous venez trop tard, et n'apportez rien de bon avec vous. D'ailleurs la porte est déjà fermée; je ne dois pas vous écouter davantage; car vous n'avez pas voulu m'entendre, moi, qui vous ai crié autrefois: venez; maintenant je vous dis: allez-vous-en. Je vous le dis, je vous le dis, je vous le dis, amen. Je ne changerai rien à cette sentence.» Il ne me reste plus à rapporter que des maux horribles et insupportables; mais malheur éternel à ceux qui les ont mérités! Pour ne pas interrompre l'ordre des choses, et afin que l'histoire ne pende pas en lambeaux, j'aurai soin de rapporter sommairement chaque fait.

 

CAPUT XLII. De multis a Borsequino perpetratis, et praelio contra ipsum gesto.

Igitur Borsequinus, cujus tam probitatem quam improbitatem ordiri jam coepimus, cum paulatim per singulos dies ejus concresceret exercitus, oppidum quoddam vocitatum Caphardam obsidione arcuit, et arcitum comprehendit. Quod ei tradiderunt qui tutores ejus erant, cum diutius obtinere nequirent, nec subventum aliunde habere sperarent. Necdum rex noser illuc pervenerat, nec comes Tripolitanus quem secum illuc ducebat. De Hierosolymitanis autem paucos habebat, quoniam in praesenti et in praeterito anno valde fatigati fuerant. Nam quomodo tot labores assidue tolerare poterant,  quibus vix uno mense in domibus suis quiescere licebat? Certe crudelis corde est, qui eis qui circa Hierusalem inhabitant pie non compatitur. Qui die ac nocte in Domini servitio gravissime tribulantur, qui etiam, cum de hospitio suo exeunt, ne reverti postea possint timidi ambigunt. Si longe tendunt, necessario alimentis suis et utensilibus onerati incedunt. Si pauperes vel agricolae, aut lignarii sunt, in saltibus et lucis, Aethiopum insidiis aut capiuntur, aut necantur. Hinc Babylonii terra et mari, ab aquilone vero Turci plerumque accurrunt subitanei. Praesto quippe sunt aures et attentae ad cornicinem audiendum, si forte increpuerit bellicus tumultus. Quod nisi interdum peccando deviaremus, amici revera Dei omnino essemus. Borsequinus autem humilem Syriam proculcans, et quid ei magis sit commodum sollicite exquirens, Sardanaium castrum obsedit. Sed nihil illic proficiens, ad municipium Hasar nominatum exercitum suum convertit. Quod statim obsessum machinis et tormentis vehementissime coercuit. Cui rex Damascenorum cum properasset mandatus adjutum, audito regis adventu, jam callide Borsequinus tentoria sua collecta cum sarcinis suis formidolosus emiserat. Et cum usque ad comprehensionem jam castrum angeretur, et tempus ad bellandi affectum nostros arctaret, ecce rex venit cum 13 cuneis ordinatissime praeparatus. Ad cujus cornu dextrum Antiocheni constituti sunt. In laevo duo comites, Tripolitanus et Edessenus.  Rex vero in tertio cum densiore et posteriore, cum in 21 phalangibus Turci divisi essent; multitudo nempe erat copiosa. Jamjamque arcus tentos in brachia de manibus deponebant, et cominus ensibus extractis nudatisque dimicabant. Cum rex hoc viso haut diutius tardans, orationum munimine et signo crucis armatus, exclamando Adjuva, Deus, et tubis vehementer sonantibus, impetum in eos et fecit, et fieri praecepit. Non enim pugnam incipere audebant, quo usque rex jussisset, Turcis siquidem potentissime primitus resistentibus. Denique, Conditore universorum opitulante, desperatione tabuerunt, et strage sub magna confusi in fugam et desperationem quibus licuit conversi sunt.

Quinquies extortis in quinis quinque Gemellis
Claruit hoc bellum, Domino praestante triumphum:
Idibus in ternis cum Junius aestuat auris,
Hoc geritur bellum Domini decus ad memorandum.

 

CHAPITRE LXII.

 

L'armée de Borsequin, dont nous avons déjà commencé à rapporter la bravoure et l'iniquité, augmentant peu à peu tous les jours, il assiégea une ville appelée Capharde, et s'en empara. Elle lui fut livrée par ses défenseurs, qui ne pouvaient la garder plus long-temps, et n'avaient aucun secours à espérer. Notre roi ni le comte de Tripoli, qu'il amenait avec lui vers cette ville, n'étaient pas encore arrivés. Il n'avait avec lui qu'un petit nombre de gens de Jérusalem; car ils avaient éprouvé beaucoup de fatigues cette année et l'année précédente. Comment en effet auraient-ils pu supporter continuellement tant de travaux, lorsqu'à peine ils pouvaient se reposer un mois dons leurs maisons? Certes, il faudrait avoir un cœur cruel pour ne pas être touché d'une pieuse compassion envers les habitans des environs de Jérusalem, qui, nuit et jour, endurent, pour le service du Seigneur, les tourmens les plus accablans, et qui, lorsqu'ils sortent de leur maison, sont dans l'incertitude et la crainte de n'y pouvoir plus rentrer. S'ils vont loin, ils marchent nécessairement chargés de leurs vivres et de leurs ustensiles. S'ils sont pauvres, laboureurs ou bûcherons, ils sont pris ou tués par les embûches des Ethiopiens. D'un côté les Babyloniens, vers le nord les Turcs, fondent tout à coup sur eux par terre et par mer. Leurs oreilles sont promptes et attentives quand gronde le tumulte des guerres. Certes, si quelquefois nous ne commettions des péchés, nous serions bien aimés de Dieu. Borsequin, écrasant l'humble Syrie, et cherchant avec empressement tout ce qui pouvait lui être avantageux, assiégea le château de Sardanaie. Mais n'ayant obtenu aucun succès, il dirigea son armée vers une ville appelée Hasarth, qu'il assiégea aussitôt avec la plus grande vigueur, au moyen d'instrumens et de machines de guerre. Le roi des Damasquins se hâtait de lui apporter le secours qu'il lui avait demandé; mais à la nouvelle de l'arrivée de notre roi, Borsequin, saisi de crainte, avait habilement emmené les tentes et les bagages avec les siens. Au moment où le château pressé était sur le point de se rendre, et comme il était temps pour les nôtres de combattre, voilà que le roi s'avança avec treize bataillons en bon ordre. A l'aile droite se tenaient les gens d'Antioche, à l'aile gauche le comte de Tripoli et le comte d'Edesse. Le roi était placé au troisième et dernier corps d'armée, au milieu des bataillons les plus épais. L'armée des Turcs, très-nombreuse, était partagée en vingt et une phalanges. Déjà les bras tendaient les arcs, déjà l'on combattait de près l'épée nue. A cette vue, le roi, sans plus de retard, armé de la protection des prières et du signe de la croix, s'écria: aide-nous, Dieu, et au son résonnant des clairons, fondit sur les ennemis, ordonnant aux autres de le suivre, car ils n'osaient commencer le combat avant le commandement du roi. Les Turcs d'abord opposèrent une très-vigoureuse résistance; mais, par l'aide du souverain Créateur, ils furent accablés sans ressource, et dispersés au milieu d'un horrible carnage; ceux qui le purent s'enfuirent entièrement défaits. Cinq fois avaient disparu les Gémeaux lorsque fut livré ce combat, dans lequel le Seigneur nous accorda une éclatante victoire. Cette bataille, honneur mémorable du Seigneur, eut lieu le onzième jour au milieu des chaleurs de juin.

 

CAPUT XLIII. Quanti in praelio sint occisi.

De numero autem occisorum vel sauciatorum comprehendi veritas nec in hoc nec in alio quolibet bello potest, cum nisi sub aestimatione talis summa a nemine taxetur. Sed multoties varietas scriptorum utique fallacia est, quae quidem fallaciae causa profecto adulatio est, dum victorum laudes accumulare, virtutemque patriae extollere vel praesentibus vel posteris student. Unde lucidissime patet quoniam tali impudentia mentiendi et occisorum hostium numero adjiciunt, et amicorum damna minuunt, vel omnino reticent. Retulerunt autem nobis qui bello interfuerunt, duo millia militum Turcorum exstitisse peremptorum, ipsis qui evaserant Turcis testificantibus. Sed de equis utrarumque partium infinitus numerus fuit angore et fatigatione siti exstinctis.

Aestus erat, magnusque calor geminaverat aestum,
Pugna gravis geritur, furit hic, occidit et ille.
Is fugat, ille fugit; post casum nemo refugit.
Sanguine caesorum campique viaeque rubescunt,
Candent loricae, lucent galea frameaeque
Clarifica specie, per campos undique jactae.

Projicit hic scutum, pharetram jacit ille, vel arcum. Nollet Borsequinus scutica tunc carere, et mallet Tuldequinus urbe Damascena nudipes inesse, et suam toparchiam sollicite servare. Amiserunt satrapas Turci 15 in congressu illo. Nostri vero non amplius quam 20 homines, quorum quinque milites erant. Mille quidem centumque milites nostri fuerunt, quando praelium commissum est. Turci autem 15 millia militum. De nostris vero duo millia peditum.

CHAPITRE LXIII.

 

Quant au nombre des morts ou des blessés, on ne put dans ce combat, non plus que dans tout autre, le déterminer avec exactitude; car de telles quantités ne peuvent être estimées que par approximation. Bien souvent les différens écrivains n'ont pas rapporté la vérité; c'est certainement à la flatterie qu'on doit attribuer leurs mensonges; car ils s'empressent d'accumuler les louanges sur les vainqueurs, et d'élever le courage de leur patrie pour le temps présent ou à venir. D'où l'on voit clairement pourquoi ils augmentent avec une si impudente fausseté le nombre des morts des ennemis, et diminuent ou taisent tout-à-fait les pertes des leurs. Cependant ceux qui se trouvaient à ce combat nous ont rapporté qu'il avait péri deux mille chevaliers Turcs, ce qui nous a été confirmé par le témoignage des Turcs qui avaient échappé à la mort. Mais des deux côtés, il y eut une quantité innombrable de chevaux qui crevèrent de fatigue et de soif. Grande était la chaleur et la sécheresse qu'elle causait. Un violent combat s'engage: celui-ci se livre à la fureur, celui-là donne le coup de la mort; l'un poursuit, l'autre fuit; celui qui tombe ne peut en réchapper. Le sang des morts rougit les chemins et les plaines: on voit briller les cuirasses, les framées et les casques brillans, semés ça et là sur le champ de bataille. L'un jette son bouclier, l'autre se débarrasse de son carquois ou de son arc.

Borsequin ne voudrait point alors manquer de chambrière, et Toldequin aimerait mieux être nu-pieds dans la ville de Damas, et garder soigneusement son gouvernement. Les Turcs perdirent quinze satrapes dans ce combat. De notre côté, il ne périt que vingt hommes, dont cinq chevaliers. Notre armée avant le combat était composée de onze cents chevaliers, et celle des Turcs de quinze mille chevaliers. Nous avions aussi deux mille hommes de pied.

 

CAPUT XLIV. Borsequinus in sua repatriat: rex de receptione filiae in obsidatu olim datae, nec non de victoria Deo gratias agit.

Cum autem nisi paucis diebus apud nos postea moratus esset Borsequinus, praetergresso Euphrate flumine, in sua repatriavit, nihil honoris, sed doloris et plangoris, amicis suis in patriam relaturus. Et qui huc venerat minax et cornutus, Dei gratia rediit mutilatus, et consolatione viduus. Deinde cum rex noster filiam suam aetate quinquennem, quae in obsidatu detenta fuerat, et aliquantos familiares suos similiter compeditos redemptione numismatum adeptus fuisset, sicut utrinque pactum fuerat, Hierusalem contendit gratiarum actiones Deo acturus, et de praelio circa Borsequinum magnifice patrato eum obnixe laudaturus. Et merito laudaturus et gratias acturus, quia, cum jam diuturno tempore pessundatus, et in parte subteriore rotae locatus, et vilissime et miserrime fere fuerat traditus, nunc, opitulante Deo, in decus pristinum restitutus est, et corroboratus.

Sena decennia bina tricennia praeterierunt,
Ex quo natus sum, quoad hunc pervenimus annum.
Quod superest vitae Deus ordinet et regat aeque

CHAPITRE LXIV.

 

Après être demeuré en face de nous pendant peu de temps seulement après cette affaire, Borsequin repassa l'Euphrate et s'en retourna chez lui, ayant à rapporter à ses amis dans son pays, non de la gloire, mais de la douleur et des lamentations. Ainsi celui qui était venu ici menaçant et armé de cornes, par la faveur de Dieu, s'en retourna mutilé et sans consolation. Ensuite, après avoir racheté par argent sa fille âgée de cinq ans, retenue en otage, et quelques-uns de ses familiers retenus aussi en captivité, comme il avait été convenu de part et d'autre, le roi marcha vers Jérusalem, pour y rendre à Dieu des actions de grâces, et lui adresser des louanges au sujet de la magnifique victoire qu'il lui avait fait remporter contre Borsequin. Et c'était bien avec raison qu'il voulait adresser à Dieu ces louanges et ces actions de grâces, car depuis long-temps déjà plongé dans l'abîme, placé sur la dernière partie de la roue, il était réduit à la plus humble misère, lorsque par le secours de Dieu il fut alors rétabli dans son éclat et sa force première. Six fois dix ans, et deux fois trois ans s'étaient écoulés depuis ma naissance jusqu'à cette année. Que Dieu règle et gouverne de même ce qui me reste à vivre!

 

CAPUT XLV De castello a rege aedificato.

Hoc in anno mense Octobris aedificavit rex castellum in montanis Berithi, et terra bonorum satis feraci. Hunc montem Glavianum vocant, a digladiando, quia ibi rei digladiabantur, qui apud Berithum damnandi judicabantur. Abest autem ab urbe ipsa sex milliariis. Et quia ruricolae Sarraceni tributa locorum reddere antea nolebant, postea vi cohibiti reddibiles exstiterunt.

CHAPITRE LXV.

 

Cette année, au mois d'octobre, le roi construisit un château sur la montagne de Béryte, et sur un territoire très-fertile en productions. Cette montagne, éloignée de dix milles de la ville de Béryte, est appelée Mont-Glavien, ce qui vient de tirer le glaive, parce que c'était là qu'on tranchait la tête aux coupables condamnés à Béryte. Les laboureurs sarrasins, qui auparavant ne voulaient pas payer tribut pour leurs habitations, furent bien ensuite contraints par force de le faire.

CAPUT XLVI. De expeditione regis, et praelio cum Turcis.

Deinde paravit rex profectionem suam in Syriam versus Damascum, rupta pace inter regem et Tuldequinum, ubi tres vicos optimos cepit, profligavit, praecipitavit, et praeda rapta quantum potuit, ad sua rediit. Quam quidem rapinam cum equitibus suis vel participibus aeque divisisset, vel solito jure distribuisset, postridie in terram Philisthiim expeditionem suam convertit. Tunc apud Ascalonem novi recentesque convenerant, qui de Babylonia illuc missi fuerant. Cuneus militum probitatem suam in terra nostra monstrare cupientes, jam victores se fore arbitrabantur. Quos cum viderent civitati praedictae levatis signis appropinquare, exierunt contra eos cum magna vociferatione et audacitate. Et quamlibet rex nondum in primam acierum suarum frontem advenisset, quia in posteriore parte sollicitus se retardabat, ut suis callide fugientibus, si necessitas urgeret, adjutor existeret, anteriores nostri cursores animi non inopes adversus eos indicibili impetu, Adjuva, Deus inclamantes, irruerunt. Quos cum tanta virtute et animositate inculcantes intra portas urbis, feriendo, prosternendo et occidendo impulerunt, ut, quantum aestimare licet, si aliquanto magis de gente parata illic haberemus, procul dubio cum illis communiter introire possent qui persequebantur. Remanserunt itaque Ascalonitae mortuos suos ultra 40 de melioribus lugentes et lamentates, et de hoc insperato infortunio vehementer admirantes. Rex autem tubis significantibus ultra et prope urbem, nocte illa sub tentoriis conquievit. Quod si habuerunt gratia Dei quietem, hostes nostri noctem duxerunt insomnem et tristem. Nam, ut ait Josephus, nimis confidens incautus est, metus autem providentiam docet. Sciendum quod die illa nullam praedam nostri cursores circa urbem invenerunt. Nam de adventu regis praescii, jam pecora sua universa absconderunt providenter.

CHAPITRE LXVI.

 

Ensuite le roi prépara une expédition en Syrie du côté de Damas, la paix étant rompue entre lui et Toldequin; et après avoir pris trois principaux bourgs et avoir défait et renversé les ennemis, il s'en retourna chez lui chargé d'autant de butin qu'il en avait pu enlever. Après avoir partagé ce butin également, et selon le droit accoutumé de chacun, aux chevaliers et à ceux des siens qui avaient pris part à cette expédition, le lendemain le roi tourna ses armes contre la terre des Philistins. En ce temps s'étaient rassemblés à Ascalon des troupes fraîches et nouvelles, envoyées de Babylone en cette ville. Le bataillon des chevaliers, desirant faire preuve de sa bravoure sur notre terre, se croyait déjà vainqueur. Les gens de Babylone les voyant approcher de ladite ville, bannières déployées, firent une sortie contre eux avec impétuosité et en vociférant de grands cris. Quoique le roi, retenu aux derniers rangs afin de pouvoir secourir habilement ceux que la nécessité contraignait de fuir, ne fût pas encore arrivé au premier front de ses bataillons, nos premiers coureurs, courageux de cœur, se précipitèrent sur les ennemis avec une fougue extraordinaire, en criant Dieu aide nous. Ils les écrasèrent avec une telle audace et intrépidité, que frappant, abattant et tuant, ils les repoussèrent dans l'intérieur de la ville; autant qu'on peut le présumer, s'il y avait eu là un plus grand nombre de nos gens préparés, il est hors de doute qu'ils eussent pu entrer dans la ville avec ceux qu'ils poursuivaient. Les Ascalonites eurent à pleurer et à déplorer la mort de plus de quarante des meilleurs d'entre eux, et furent extrêmement surpris de cet échec inattendu. Le roi reposa cette nuit sous une tente au son des trompettes qui se faisaient entendre près de la ville et au-delà. Que si la grâce de Dieu leur accorda le repos, nos ennemis passèrent cette nuit dans l'insomnie et la tristesse; car, comme dit Joseph, celui qui a trop de confiance ne se tient pas sur ses gardes, et la crainte éveille la prudence. Il faut savoir que ce jour-là nos coureurs ne trouvèrent aucun butin aux environs de la ville; car, instruits d'avance de l'arrivée du roi, les Ascalonites avaient, par prévoyance, caché tous leurs troupeaux.

 

CAPUT XLVII. Quod Sarraceni per columbas suas litteras transmittant.

Morale est Sarracenis in Palaestina degentibus, ut per columbas ad hoc officium doctas de civitate in civitatem litteras sagaciter transmittant; quae scriptorum vectrices ad domicilium jam sibi dudum cognitum deportent. Quae scripta in schedulis et super clunes columbarum consuta inventis legendo insinuent quid postea fieri debeat. Quod tunc ita factum clarissime est compertum.

CHAPITRE LXVII.

 

Les Sarrasins qui habitent la Palestine ont coutume de faire parvenir leurs lettres de ville en ville par des colombes adroitement dressées à cet effet; elles transportent ces écrits dans les endroits qui leur sont connus déjà depuis long-temps. Ces écrits, renfermés dans des cédules et cousus sur le croupion des colombes, instruisent celui qui les lit de ce qu'il doit faire. On sut, à n'en pas douter, qu'on avait en cette circonstance employé cette sorte de message.

CAPUT XLVIII. De varietate consuetudinum.

Igitur secundum divisiones terrarum varietates existunt utique rerum et consuetudinum. Alios enim usus habet Francia, alios equidem Anglia, alios Aegyptus, alios vero India. Differunt etiam in volucribus, differunt in piscibus atque arboribus. Nunquam in Palaestina vidi balenam, neque lampredam, nec in volucribus picam, sive curucam. Illic autem habentur onagri, cirogrilli, nec non et hyena, quae mortuorum effodit busta. In arboribus illic non vidi populum, nec taxum, neque corilum, aut sambucum, aut ruscum, aut acerem ullam.

CHAPITRE LXVIII.

 

Les choses et les coutumes varient selon les divisions des pays: autres sont les usages en France qu'en Angleterre, autres en Egypte, autres dans l'Inde. Les pays diffèrent aussi quant aux oiseaux, aux poissons et aux plantes. Je n'ai jamais vu en Palestine ni baleine ni lamproie, ni, parmi les oiseaux, de pie ni de fauvette. Mais il y a en ce pays des ânes sauvages, des porcs-épics, et des hyènes, animal qui déterre les morts. Parmi les arbres, je n'ai point vu de peuplier ni de coudrier, ni de sureau, ni aucun roseau.

CAPUT XLIX. De diversis generibus bestiarum et serpentium in terra Sarracenorum.

Nuper vidimus omnes apud Neapolim bestiam quamdam, cujus nomen nullus hominum novit, nec audivit; facie qua hircus, collo ut aselli crinito, ungulis bifidis, cauda vitulina, ariete majorem. In Babylonia quoque est alia bestia, quam Chimeram vocant, quae non retro, sed ante alta est, super quam in diebus majoribus pallium extendunt optimum, principi suo cum magnis aliis apparatibus servituri. Est crocodillus animal quadrupes. In terra et in flumine pariter valet. Linguam non habet, maxillam movet superiorem, morsus ejus horribili tenacitate conveniunt. Plerumque ad 20 ulnas longitudinis evalescit. Qualia anseres edit ova; nec alibi fetus premit, quam ubi crescentis Nili aquae non possunt pervenire. Armatus est enim unguium immanitate. Noctibus in aqua degit, per diem humi acquiescit. Circumdatur maxima cutis firmitate. In flumine quodam Caesariensis Palaestinae modo haec quadrupedia similiter habentur, sed non ex longo tempore dicunt illuc fuisse allata de ipso Nilo dolositate maligna; ubi jam damna quamplurima in territorio illo saepe perpetrant, animalia devorant. Appotamus in eodem flumine Nilo ac solo nascitur, et in India, maxime equo similis, et dorso, et juba, et hinnitu, rostro resupino, ungulis bifidis, aprinis dentibus, cauda tortuosa. Noctibus segetes depascitur, ad quas pergit aversus, astu doloso, ut fallente vestigio revertenti nullae insidiae praeparentur. Sunt quidem corpore majores quam elephanti. Haec et alia, pusilla et magna, Deus creat universa. Et quia placet ei creare, et nobis debent placere, et proinde laudes ei dare. Veris draconibus ora sunt parva, et ad morsum non dehiscentia; sunt et arctae fistulae, per quas trahunt spiritus et linguas exerunt. Quippe non in dentibus, sed in caudis venenum habent, et verbere potius quam rictu nocent. Exciditur ex cerebris dracontias lapis. Draco maximus est omnium serpentium, sive animantium quae sunt super terram; qui saepe a speluncis abstractus fertur in aerem, concitaturque propter eum aer. Est autem cristatus. Si quem ligarit, occidit, a quo nunc elephans tutus est sui corporis magnitudine. Gignitur in India, et in Aethiopia in ipso incendio jugis aestus. Circa semitas delitet, per quas elephans graditur; solitis crura ejus nodis illigat, et suffocatum perimit. Pedes non habent. In Asia Scythica sunt frigriphes alites ferocissimi ultra omnem rabiem saevientes. Sunt et hircanii gens silvis aspera, copiosa immanibus feris, feta tigribus. Quod bestiarum genus, insignes maculis notae fulvo nitent. Pedum motum nescio velocitas an pervicacia magis adjuvet. Nihil tam longum quod non brevi penetrent; nihil adeo antecedit ut non illico assequantur. Sunt et pantherae in Hircania minutis orbiculis superpictae. Tradunt odore earum et contemplatione armenta mire affici, atque ubique eas persentiunt properato convenire, nec terreri nisi sola oris torvitate. Eas veneno frequentius quam ferro necant; lenta illis vivacitas. Est alce, mulis comparanda; adeo propenso labro superiore, ut nisi recedens in posteriora vestigia pasci nequeat. Cameleon nascitur in Asia plurimus, animal quadrupes, facies qua lacertae, nisi crura curta et longiora ventri jungerentur. Prolixa cauda, eamdemque in vertiginem torta, hamati ungues subtili aduncitate, incessus piger, corpus asperum, cutis qualem in crocodillis deprehendimus, hiatus ejus aeternus, ac sine ullius usus ministerio. Impetibilis est coraci. A quocunque interfectus est, victorem suum perimit interfectus. Nam si vel modicum ales ex eo ederit, illico moritur. Sed corax habet praesidium ad medelam, sumpta fronde laurea recuperat sanitatem. Corpus sine carne, vitalia sine linea; cuicunque se junxerit, concolor ei fit. Salamandra Graece vocatur, Stellio Latine,

Stellio flammipotens, Salamandra, Cameleon horrens,
Nomen inest trinum, sed simplex corpus et unum.

Ales est pegasus, quae nihil equinum praeter aures habet. Quidam populi adeo sunt proceri ut elephantos velut equos facillima insultatione transiliant. Est et gens, quae in juventute cana sit, nigrescat in senectute. Leucocrota est bestia, quae velocitate praecedit feras universas, asini feri magnitudine, cervi clunibus, pectore ac cruribus leoninis, capite cameli, bisulca ungula, ore usque ad aures dehiscente, dentium locis osse perpetuo. Haec quoad formam; nam voce loquentium hominum sonos aemulatur. Mantichora nomine inter haec nascitur, triplici dentium ordine coeunte, vicibus alternis, facie hominis, glaucis oculis, sanguineo colore, corpore leonino, cauda velut scorpionis, aculeo spiculata, voce tantum sibila, ut imitetur modulos fistularum. Humanas carnes avidissime affectat, pedibus sic viget, saltu sic potest, ut morari eam nec extentissima spatia possint, nec obstacula latissima. Sed quis potest in hoc mari magno et spatioso tot et tanta Dei magnalia vel scire, vel exquirere, in quo versantu r tot animalia et reptilia quorum non est numerus? Hoc autem quod dixi tantillum, a Solino exquisitore sagacissimo et dictatissimo, prout malui, excerpsi. Sed quod iter Alexander Magnus in India reperit et vidit, si non cuncta, tamen aliquanta in posterioribus indicabo.

Nunc abit hic annus, rector Deus exstet alius
Temporis ad ritum, modo transilit annus in annum.

CHAPITRE LXIX.

 

Dernièrement nous avons tous vu à Naplouse une bête dont aucun homme ne connaissait ni n'avait entendu dire le nom. Elle avait une face de bouc, un cou avec une crinière comme celle d'un ânon, des ongles fourchus, une queue de veau, et était plus grande qu'un bélier. Dans le pays de Babylone il y a une autre bête appelée chimère, plus haute par devant que par derrière. Dans les grands jours on étend sur elle un beau manteau pour qu'elle serve au prince avec un grand apparat. Il y a un animal quadrupède qu'on appelle crocodile, qui se porte aussi bien sur terre que dans l'eau. Il n'a pas de langue, il fait mouvoir sa mâchoire supérieure, et ses dents mordent avec une horrible ténacité. La plupart ont vingt coudées de longueur. Il pond des œufs comme les oies, et cache son fruit dans des endroits où ne puissent parvenir les eaux croissantes du Nil. Il est armé d'ongles terribles. Il passe les nuits dans l'eau, et se repose sur la terre pendant le jour. Il est couvert d'une peau très-dure. Il y a aussi de ces quadrupèdes dans une rivière près de Césarée de Palestine; mais on dit qu'il n'y a pas long-temps qu'ils y ont été apportés du Nil, par une odieuse malice; car ils font souvent beaucoup de mal dans ces territoires, où ils dévorent les animaux. On trouve aussi sur les bords du Nil l'hippopotame, qui ne naît que dans ces endroits et dans l'Inde; il ressemble beaucoup à un cheval, par le dos, la crinière, le hennissement, son museau renversé, ses ongles fourchus, ses dents de sanglier, et sa queue tortueuse. La nuit il dévore les moissons, vers lesquelles, par une adroite ruse, il s'avance par des marches détournées, afin que, trompé par les traces de ses pas, on ne puisse à son retour lui tendre des piéges. Ils sont plus grands de corps que les éléphans. Ainsi furent-ils créés de Dieu, qui fit tous les animaux, petits et grands. Comme il lui a plu de les créer, ils doivent aussi nous plaire, et nous devons en louer le Seigneur. Les vrais dragons ont une petite gueule qui ne s'ouvre pas pour mordre. Ils ont d'étroits canaux, par lesquels ils respirent, et font sortir leur langue. Ce n'est pas dans les dents, mais dans la queue qu'est leur venin; et c'est plutôt par leurs coups que par leurs morsures qu'ils font du mal. Il y a une pierre qui est taillée de la cervelle des dragons. Le dragon est le plus grand des serpens ou des animaux qui rampent sur la terre; souvent sortant des cavernes, il s'élance dans l'air qu'il ébranle; il porte une huppe et tue tous ceux qu'il enveloppe. La grandeur de son corps ne garantirait même pas l'éléphant contre ses coups. Il naît dans l'Inde et l'Ethiopie, au milieu de la plus ardente chaleur. Il se cache aux environs des chemins par où passent les éléphans, il enlace leurs jambes des replis de sa queue, et les étouffe. Le dragon n'a pas de pates. Il y a dans l'Asie Scythique des oiseaux appelés frigriphes, dont la férocité est au dessus de toute expression. Le pays d'Hyrcanie, hérissé de forêts, abonde en bêtes féroces, et est peuplé de tigres affreux. Cette espèce de bête est remarquable par des taches d'un jaune brillant. Je ne sais si c'est la légèreté ou la force qui les aide le plus à mouvoir leurs pieds; il n'y a rien de si éloigné qu'ils ne puissent l'apercevoir, rien devant eux qu'ils n'atteignent aussitôt. Il y a aussi dans l'Hyrcanie des panthères, tachetées de petits ronds. On rapporte que leur odeur et leur vue font sur les troupeaux une impression surprenante; car, dès qu'ils les sentent, ils se hâtent de se rassembler; il n'y a, dit-on, que leur aspect farouche qui les épouvante. On fait plus souvent périr par le poison que par le fer ces animaux d'une extrême vivacité. L'élan ressemble au mulet; il a la lèvre supérieure tellement penchée en avant, qu'il ne peut paître qu'en reculant sur les pieds de derrière. L'Asie abonde en caméléons, animal quadrupède, qui a la forme d'un lézard, excepté que ses pates courtes, mais plus longues cependant que celles du lézard, viennent se rattacher à son ventre. Il a une longue queue qui se tourne en cercle, des ongles crochus et finement courbés, une démarche lente, un corps rude, et la peau comme celle du crocodile. Il bâille éternellement: il n'est bon à rien: le corbeau l'attaque. Lorsqu'il est tué par quelque oiseau, sa mort fait périr son vainqueur; car si l'oiseau en mange tant soit peu, il tombe mort aussitôt. Mais le corbeau a un remède pour se soulager; car il est guéri aussitôt qu'il a mangé une feuille de laurier. Le corps du caméléon n'a pas de chair, ses entrailles point de graisse; il devient de la couleur de tous les objets avec lesquels il se met en contact. Les Grecs l'ont appelé salamandre, les Latins stellion, le stellion flamboyant, la salamandre, l'horrible caméléon triple de nom, mais un et simple de corps. Il y a un oiseau nommé pégase, qui n'a pourtant rien du cheval que les oreilles. Il y a des hommes tellement grands qu'ils sautent très-facilement par dessus les éléphans comme par dessus des chevaux; on voit aussi une nation où on est blanc dans la jeunesse et où on noircit dans la vieillesse. Il y a une bête nommée leucocrote, qui surpasse toutes les autres en vitesse; elle a la grandeur d'un âne sauvage, les fesses d'un cerf, le poitrail et les jambes d'un lion, la tête d'un chameau, des ongles fourchus, une gueule fendue jusqu'aux oreilles, et à la place de dents un os non interrompu: telle est sa forme; sa voix imite les sons de celle de l'homme. Dans ce pays naît aussi la mantichore, armée d'un triple rang de dents, qui lui servent tour à tour; une figure d'homme, les yeux verdâtres ou couleur de sang, un corps de lion, une queue comme celle d'un scorpion, un dard pointu, une voix tellement sifflante qu'elle ressemble aux modulations de la flûte. Elle est avide de chair humaine, et si agile et si rapide que l'espace le plus étendu, ni les obstacles de l'éloignement ne peuvent l'arrêter. Mais qui pourrait connaître ou chercher tant et de si magnifiques œuvres de Dieu, dans cette vaste et spacieuse mer où habitent tant d'animaux et de reptiles, que le nombre en est infini? Le peu que j'ai dit je l'ai tiré, d'après mon choix, des recherches habiles et savantes de Solin. J'indiquerai dans la suite de cet ouvrage, sinon en entier, du moins en partie, le chemin qu'Alexandre-le-Grand a suivi pour aller dans l'Inde, et les choses qu'il a vues.

Maintenant cesse cette année, et que Dieu nous serve de guide pour passer à des temps différens, car à chaque année en succède une autre.

 

CAPUT L. De expeditione regis Hierosolymorum contra regem Damascenorum.

Anno a Natali Dominico 1126, indictione III, celebratis in Hierusalem Natalitii diebus festis, conflavit rex exercitum suum, in regem incessurus Damascum. Et facto extraventu suo monitu praeconario, tota Hierosolymitana regio ad hoc commota est pede et equo. Joppini et Rametenses, et qui erant in Lidda, meantes per Neapolim, iter egerunt suum per Scitopolim. Haec est Besan. In septentrionali autem tractu Achonitae et Tyrii. Hi vero, in quorum rex praeerat collegio, linquentes ad dexteram urbem Sephorum et montem Thabor, venerunt Tiberiadem. Quibus Hierosolymitani simul conglobati, Jordane transito, sub tentoriis suis cuncti jucunde quieverunt.
Tempus erat clarum, quoniam sine nube, serenum,
Et septemdecimae renitebant cornua lunae.

Antelucanum autem, cum castris egrediendum erat, indicium lituus fecit. Tunc vero tabernacula colligunt, et ad profectionem cuncta instruunt. Mulos et jumenta, camelosque sarcinis onerant, ad quod multum tumultuabatur. Rudunt asini, blacterant cameli, hinniunt equi. Cum autem praeduces viatorum tramitem insinuare coepissent, cornibus item una personantibus, viam quam sibi utiliorem noverunt accurate carpeserunt. Et cum terram hostilem profundius introissent, levatis signis incedere sapientius sategerunt, et armis suis se munierunt, ne inopinato periculo perturbarentur. Tunc transierunt caveam Roob, et terram Damascenorum introierunt, et ultra Meddam duabus noctibus pausaverunt. Ubi quoddam oritur flumen, quod extra mare Galilaeae versus Scitopolim descendit, et Jordani se jungit. Tunc siquidem unam turrim ante se inventam praecipitaverunt. Itaque adca strum Solone nominatum venerunt. Unde Syri Christiani habitantes in eo cum processione sua exierunt obviam regi. Postmodum vero venerunt ad vallem, quam Marchisophar vocant, hoc est imperatoris Sophar, ad locum, in quo Paulus apostolus a Domino colaphum accepit, per tres dies visum amittens, duobus ibi diebus moram facientes. Illic aspexerunt tentoria Damascenorum, exercitum nostrum ibi exspectantium. Et cum Tuldequini regis filius equitum circiter tria millia studiose adductans utcunque potuit contraxisset, ad patrem pugnabundus rediit, et die illo ante bellum genti suae aggregatus est. Nec mora longior, ordinatae sunt in parte nostra tam militum quam peditum acies 12, ut ab alterutra corroboraretur caterva, si necessitas adveniret. Et cum de pane sanctificato post missam auditam communicati essent omnes, factus est utrinque congressus, et bellare incipientes, Adjuva, Deus, exclamantes, vociferaverunt. Turci quoque et exclamaverunt, et acerrime dimicaverunt. Et quos quasi jam victos antea vilipenderant, eorum miram probitatem admirati sunt. Et deficiente illis spiritu, timore et pavore exterriti de fuga cogitaverunt. Fugit Tuldequinus, fugit filius ejus. Et quamvis nostros illi ultra omnem modum coarctarent, crescente illis magis magisque spiritu, constantes et animi compotes exstiterunt. Tantus tamen nimbus sagittarum ingruebat a Turcis ut nulla corporis pars ab ictu et vulnere tuta esset Christianis. Nulla quippe nostris tumultuosior, nulla terribilior pugna fuit. Discursus circumcursantium atque fremitus, itemque impetus erat nimius. Salpices et cornua vehementer concrepabant. Accincti ergo nostri a Turcis circumcirca jam plerumque sauciabantur, et cum quatuor milliariis fugitantes tolerando calluissent, vellent nollent, conversis ad eos vultibus, spiritu repleti martio pugnare coeperunt. Sacra die belli nituit Conversio Pauli, quem Deus elegit. Hora diei teriia incoepta est lis bellica, de qua finem dat vespera diei data victoria. Gravis quidem pugna ignominiosa est fuga. Sed tolerabilius est infirmum vivere quam mortuum in aeternum plangere. Itaque Turci elegerunt fugam, ut retinerent vitam. Duo siquidem millia, et paulo plus, de Turcis remanserunt in campis. De peditibus autem non est numerus. De nostris vero 14 equites et 80 pedites. Optime se habuit rex noster in die illa, cum omni equitatu suo, nec non et clientela, cum quibus omnipotens Deus in praesentiarum adfuit. Fugit rex Syriae cum quibus potuit. Rex autem Solimae cum triumpho laetus rediit. Cumque remeare statutum esset, accinxerunt turrim unam, et ceperunt eam cum nonaginta sex viris. Quibus interfectis, aliam comprehendit rex cum 20 Turcis in ea fugitivis. Quam cum viderent a nostris circumfodi, et lapides ingentissimos extorqueri, et se et arcem perterriti tradiderunt regi, quos eo pacto abire fecit, sed turrim dirui fecit. Necessarium autem valde videbatur hanc exscindi, ne multos sui munimine ad defectionem invitaret. Nam et salutis spem habitatoribus certam, et aggredientibus haesitationem atque formidinem praestare poterat. Taedebit forsan historiae auditores, si omnia quae in bello, vel belli gratia, tam vi quam astutia gesta sunt, recitentur. Assumebant enim Damasceni lectos agilitate juvenes, qui cum armis suis post equitum terga sederent, et cum ad hostem ventum esset, equis desilirent, et continuo pedites ipsi ex alia parte equitibus, per quos adducti fuerant, dimicantibus hostem perturbarent.

CHAPITRE LXX.

 

L'an de la Nativité du Seigneur 1126, après que les fêtes de Noël eurent été célébrées à Jérusalem, le roi rassembla son armée pour marcher contre le roi de Damas. Ayant fait annoncer son expédition dans le pays de Jérusalem, tous, chevaliers comme hommes de pied, se levèrent pour l'accompagner. Les gens de Joppé, de Ramla, et ceux qui étaient dans Lydda, passèrent par Naplouse et par Scythopolis. Dans la contrée du nord, les gens d'Accon et de Tyr, commandés par le roi, laissant à leur droite la ville de Sephorim et le mont Thabor, vinrent vers Tibériade. Les gens de Jérusalem s'étant joints à eux, ils passèrent tous le Jourdain, et se livrèrent sous leurs tentes à un agréable repos. Le temps était clair, le ciel serein et sans nuage, et l'on voyait briller les cornes de la dix-septième lune. Avant l'aurore, la trompette annonça qu'il fallait sortir du camp. Alors on relève les tentes, et on prépare tout pour le départ. On charge des bagages un grand nombre de bêtes de somme et de chameaux, ce qui occasione beaucoup de tumulte; les ânes braient, les chameaux bêlent, les chevaux hennissent. Les éclaireurs ayant commencé à sonder le chemin, la trompette sonna, et on prit la route qu'on reconnut la plus avantageuse. Lorsqu'ils eurent pénétré plus avant sur le territoire ennemi, ils eurent soin de marcher avec précaution. les bannières déployées et les armes à la main, de peur qu'un péril inattendu ne vînt à les troubler. Us passèrent alors la caverne de Roob, entrèrent dans la terre des Damasquins, et se reposèrent deux jours au delà de Medda, à la source d'un fleuve qui descend au delà de la mer de Galilée, vers Scythopolis, et va se jeter dans le Jourdain. Ils détruisirent une tour qu'ils trouvèrent devant eux, et vinrent vers un château appelé Solone. Les Syriens chrétiens qui l'habitaient sortirent en procession pour aller au devant du roi. Ensuite ils arrivèrent à une vallée appelée Marchisophar, ce qui veut dire sopha de l'empereur, et demeurèrent pendant deux jours dans un lieu où l'apôtre Paul reçut du Seigneur un soufflet qui le priva pendant trois jours de la vue. Ils aperçurent en cet endroit les tentes des Damasquins, qui attendaient notre armée. Le fils du roi Toldequin, amenant avec lui environ trois mille cavaliers, qu'il avait rassemblés comme il avait pu, retourna vers son père pour combattre, et rejoignit ses compatriotes ce jour-là même avant le combat, qui ne tarda pas à s'engager. Nos troupes furent rangées en douze bataillons, tant de chevaliers que d'hommes de pied, afin que, si besoin était, ils se prêtassent un mutuel appui. Les nôtres ayant communié avec le pain sacré après avoir entendu la messe, la bataille s'engagea des deux côtés, et les nôtres commencèrent à combattre, criant à haute voix, Dieu, aide-nous! Les Turcs aussi poussèrent de grands cris, et se battirent avec une très-grande ardeur. Ils admirèrent la valeur étonnante de ceux qu'ils avaient auparavant vilipendés comme déjà presque vaincus. Enfin le courage leur manquant, et frappés de crainte et d'épouvante, ils songèrent à fuir. Toldequin s'enfuit suivi de son fils. Quoique les ennemis eussent pressé les nôtres au delà de toute mesure, leur courage s'accrut de plus en plus, et ils se montrèrent fermes et vaillans. Cependant les Chrétiens étaient assaillis par les Turcs d'une telle pluie, de flèches, qu'ils n'avaient aucune partie du corps qu'ils pussent garantir des coups et des blessures. Jamais les nôtres n'eurent à soutenir un combat plus violent et plus terrible. Le tumulte occasioné par l'impétuosité, les courses des hommes de guerre, le bruit des armes, était à son comble. Le son des trompettes et des cors retentissait violemment dans les airs. Déjà les nôtres, enveloppés par les Turcs, étaient la plupart accablés de blessures; mais, après avoir fui pendant environ quatre milles, ils se retournèrent enfin, et, saisis d'une ardeur martiale, ils recommencèrent à combattre. Le jour sacré du combat fut celui où brilla jadis la conversion de Paul, élu de Dieu. Cette bataille commença à la troisième heure du jour, et ne finit qu'avec le jour par la victoire des nôtres. Il est dangereux de combattre et honteux de fuir; mais il vaut mieux vivre infirme qu'avoir à pleurer éternellement un mort; c'est pourquoi les Turcs préférèrent fuir pour conserver leur vie. Un peu plus de deux mille cavaliers Turcs restèrent sur le champ de bataille; on ne saurait évaluer le nombre des gens de pied qui périrent. Nous perdîmes quatorze chevaliers et quatre-vingts hommes de pied. Notre roi se comporta très-bien ce jour-là, ainsi que tous ses chevaliers et ses vassaux, et le Dieu tout-puissant fut avec eux. Le roi de Syrie s'enfuit avec ceux qui purent le suivre. Le roi revint à Jérusalem joyeux et triomphant. En s'en retournant, les nôtres assiégèrent une tour, et la prirent avec quatre-vingt-dix hommes. Les ayant fait tuer, le roi s'empara d'une autre tour avec vingt Turcs qui s'y étaient réfugiés. Ces Turcs, effrayés en voyant les nôtres miner la tour et en ôter d'énormes pierres, se rendirent au roi, eux et la citadelle, et obtinrent à ce prix leur liberté; mais le roi fit démolir la tour. Il lui parut très-nécessaire de la faire raser, de peur que ses fortifications n'invitassent beaucoup de gens à se soulever contre lui; car elle pouvait inspirer, à ceux qui y seraient renfermés, l'espoir certain du salut, et aux assiégeans le doute et la crainte. Cette histoire ennuierait peut-être les lecteurs, si on y rapportait tout ce que firent dans cette guerre la force et la ruse. Les Damasquins prenaient des jeunes gens remarquables par leur agilité, qui montaient avec leurs armes derrière les cavaliers, et qui, aussitôt qu'on était arrivé vers les ennemis, sautaient à bas de cheval; et alors ces hommes de pied répandaient le désordre parmi les ennemis, attaqués d'un autre côté par les cavaliers qui les avaient amenés.

 

CAPUT LI. De obsidione urbis Raphaniae, et de Sabbatico flumine.

Scriptum quippe est: « Nihil ex omni parte beatum. » Beari enim in hac parte non potuimus, cum 14 ibi milites probissimos amisimus, praeter pedites aliquot similiter strenuos. Sed quantum ad stragem de illis factam, hoc minimum est. Interpretatur autem Damascus osculum sanguinis, sive sanguinem bibens. Legimus in Damasco sanguinem Abel fusum fuisse. De cruore enim occisorum possent Damasceni lambere, possent etiam de ipso cernui potare. Regresso denique cum exercitu suo rege in Hierusalem, diem festum et gratulatorium universim duximus. Et post pusillum rex motus prece comitis Tripolitani, proficiscitur in auxilium ejus, ad obsidendum oppidum quod Raphaniam nominamus, extra Libanum montem situm. In qua videlicet regione, ut narrat Josephus, inter Archas et Raphaniam civitates fluvius medius fluit, qui quoddam peculiare habet miraculum. Nam cum sit quando fluit plurimus, atque meatu segnis, tamen interpositis 6 diebus a fontibus deficiens siccum exhibet locum videre. Deinde quasi nulla mutatione facta, septimo die similis exoritur, atque hunc ordinem semper eum observare pro certo compertum est. Unde etiam Sabbaticus appellatus est, a sacro Judaeorum septimo die sic nominatus. Princeps vero Titus aliquandiu Berithi commoratus, et inde reversus, per omnes quas abibat Syriae civitates magnificentissima celebrans spectacula, hunc conspiciens fluvium natura cognitione dignissimum, admiratus est valde.

 CHAPITRE LXXI.

 

Il est écrit: «Personne ne peut être entièrement heureux.» Nous n'avons pu être heureux en ce sens, que nous avons perdu dans ce combat quatorze des plus vaillans chevaliers, outre un petit nombre de gens de pied, braves aussi; mais ce ne fut rien par rapport au carnage qui se fit des ennemis. Damas veut dire baiser de sang ou buvant du sang. C'est dans ce pays que, comme nous le lisons, fut répandu le sang d'Abel. En effet, les Damasquins auraient pu s'abreuver du sang de leurs morts, et boire même leur propre sang. Le roi étant enfin revenu à Jérusalem avec son armée, nous passâmes tout ce jour dans la joie, comme un jour de fête. Peu de temps après, le roi, touché des prières du comte de Tripoli, marcha à son secours pour assiéger une ville que nous avons nommée Raphanie, et située au delà du mont Liban. Dans ce pays, comme le rapporte Josèphe, coule au milieu, entre Archas et Raphanie, un fleuve où s'opère un prodige particulier; car, au moment où il coule, roulant beaucoup d'eau et d'un cours peu rapide, tout à coup, pendant six jours, ses sources manquent, et il laisse son lit à sec; ensuite, le septième jour, on le revoit de même qu'avant, comme s'il ne s'était opéré aucun changement, et on a remarqué que ce phénomène se produit constamment. C'est pourquoi ce fleuve a été appelé Sabbat, du jour sacré des Juifs, qui est le septième. Le prince Titus s'étant arrêté quelque temps à Béryte, et ensuite s'en retournant en célébrant de magnifiques spectacles dans toutes les villes par où il passait, à la vue de ce fleuve, si digne par sa nature d'être connu, fut saisi d'une grande admiration.

 

CAPUT LII. De alio quodam flumine.

Aliud quoque idem historiographus miraculum refert, inquiens juxta Ptolemaidam urbem fluviolum esse quasi a duobus stadiis praeterlabentem, quem vocant Beleum, prorsus exiguum; cui prope est sepulcrum Menonis, admiratione quidem dignissimum. Erat autem species vallis rotundae, vitream emittens arenam. Quam cum hauserint, multae naves pariter accedentes, locus isdem rursus impletur. Venti siquidem quasi edita opera convehunt de circumstantibus superciliis arenam istam utique communem. Locus autem metalli statim metalla in vitrum quae susceperit mutat. Mirabilius quoque illud mihi videtur, quoniam conversae jam arenae in vitrum pars quaecunque super margines loci illius fuerit jactata, in communem arenam denuo convertitur.

CHAPITRE LXXII.

 

Le même historien rapporte une autre merveille; il dit qu'il y a près de Ptolémaïs une petite rivière qui coule presqu'à deux stades au delà de cette ville, et qu'on appelle Belée. Près de ce fleuve très-étroit est le tombeau de Memnon, digne de la plus grande admiration. Il avait la forme d'une vallée ronde, et lançait du sable transparent. Ce lieu ayant été vidé de sable par grand nombre de barques qui s'en approchèrent, en fut de nouveau rempli. Les vents apportaient des buttes voisines ce sable dans l'état ordinaire. Ce lieu change aussitôt en verre tous les métaux qu'il reçoit. Ce qui me paraît le plus étonnant, c'est qu'une partie quelconque du sable, déjà converti en verre, étant jeté sur les bords de ce lieu, redevenait du sable ordinaire.

CAPUT LIII. De acquisitione urbis Raphaniae.

De urbe autem Raphania, de qua narrare sermunculum jam coepi, talis fuit exitus. Cumque rex et comes cum tormentis suis lapides jaculando, per dies 18, Sarracenos inclusos vehementissime cohibuissent, et urbem reddiderunt, et indemnes abierunt. Accidit siquidem hoc ultimo Martii die. Itaque comes praedictus urbem possessurus recepit et munivit. Rex autem Hierosolymam rediit.

CHAPITRE LXXIII.

 

Voici quelle fut la ruine de la ville de Raphanie, dont j'ai commencé à dire quelque chose. Le roi et le comte ayant assiégé pendant dix-huit jours, avec une très-grande vigueur, les Sarrasins renfermés dans la place, et leur lançant des pierres au moyen de leurs machines, ceux-ci furent forcés de se rendre, et se retirèrent sans autre dommage. Cela arriva le dernier jour de mars. C'est pourquoi ledit comte prit possession de cette ville, et y mit des munitions. Le roi retourna à Jérusalem.

CAPUT LIV. De morte Romani imperatoris.

Et cum dies Paschales in Hierusalem celebraremus, exiit ad nos rumusculus a peregrinis supervenientibus, Romanum imperatorem obiisse nuntiantibus, addentibus etiam Saxonum ducem, nomine Lotharium, in regem et imperatorem sublimatum fuisse.

Dum ruit Henricus Geminorum claruit ortus.
Post quem Lotharius rex imperat, ex duce natus.

CHAPITRE LXXIV.

 

Comme nous célébrions à Jérusalem les jours de Pâques, des pélerins arrivés en cette ville nous apprirent que l'empereur des Romains était mort, et ajoutèrent que Lothaire, duc de Saxe, avait été élevé au trône royal et impérial. A la mort de Henri brilla le lever des Gémeaux; après lui, Lothaire, né d'un duc, gouverna en qualité de roi.

 

CAPUT LV. De regis profectione contra Babylonios.

Non multum postea processit temporis, cum de Tyro rex exiens in Syriam humilem descendit, partem de equitatu suo relinquens, partemque secum ducens, licet de Babyloniis ad bellandum paratis, et contra eos venturis, a rumigeris audisset. Expediebat enim eum illuc prius properare, ubi hostes audiebat ingruere. More enim apri a canibus circumdati, et morsibus creberrimis angustiosi, oportebat dextro laevoque pede feriendo se obnixe defendere. Solemus namque parabolice dicere: « Ubi dolor, ibi manus. » Antequam autem rex illuc pervenisset, jam Turci quoddam pseudocastellum obsederant, et vi ceperant. Quod quidem illis erat contrarium, nobis autem necessarium. Milites autem astutissimo exitu noctanter evaserunt, relictis uxoribus cum liberis suis, malentes partem salvari quam totum penitus perdi. Tempore tunc aestivo, mediante mense Julio, apparere coepit cometa inter orientem et septentrionem, quae ante lucanum nascens, et versus horam nonam radium suum emittens, mediocri lumine se monstrabat. Illum autem per dies ter senos cernere studuimus, significantiam cujus Conditori omnium commisimus. Turci autem, quorum Borsequinus erat fortior, oppidum Cerepum nominatum obsederunt, sed audito regis adventu, qui jam eos insequebatur, spe sua fraudati ad tutiora praesidia secesserunt. Non enim erant plus quam 6 millia militum: rex ergo Antiochiam rediit.

CHAPITRE LXXV.

 

Peu de temps s'était écoulé après ces événemens, lorsque le roi sortant de Tyr partit pour la basse Syrie, emmenant avec lui une partie de ses chevaliers et laissant les autres. Quoique des hommes d'armes l'eussent informé que les Babyloniens, préparés à la guerre, allaient marcher contre lui, il était à propos qu'il se hâtât d'arriver auparavant dans l'endroit où il apprenait que les ennemis devaient l'attaquer. Comme des sangliers enveloppés par des chiens et pressés par beaucoup de morsures, il fallait que les nôtres fissent des efforts pour se défendre à droite et à gauche en frappant du pied. Nous avons coutume de dire proverbialement: «Ou tu souffres il faut y porter la main;» mais avant que le roi fût parvenu en cet endroit, les Turcs avaient assiégé et pris de force une espèce de château. Ce château, fâcheux pour les Turcs, était pour nous d'une grande utilité. Les chevaliers s'en échappèrent pendant la nuit par une ruse très-adroite, et y laissèrent leurs femmes et leurs enfans, aimant mieux sauver une partie que de perdre le tout. Dans l'été, au milieu du mois de juillet, commença à apparaître entre l'orient et le nord une comète qui, naissant avant l'aurore, lançait ses rayons vers la neuvième heure, et brillait d'une faible lumière. Pendant douze jours nous nous empressâmes de la regarder, nous en remettant au Créateur de toutes choses pour ce qu'elle présageait. Les Turcs, parmi lesquels Borsequin était le plus puissant, assiégèrent une ville appelée Cérèpe; mais à la nouvelle de l'approche du roi, qui déjà les poursuivait, frustrés de leurs espérances, ils se retirèrent dans des lieux plus sûrs pour leur défense. En effet ils n'étaient plus que six mille chevaliers. C'est pourquoi le roi s'en retourna à Antioche.

 

CAPUT LVI. De classe Babylonica.

Horno autem Babylonii classe sua reparata et congregata, velificantes austri flatu intraverunt terram Philisthiim, transita Phara, Mialaris quoque e Gaza, Ascalone quoque et Joppe, Caesarea et Ptolemaida, Tyro et Sidone, explorando et insidiando per littus maritimum usque urbem Berithum, aucupantes et perscrutantes de portu in portum, si quid possent invenire sibi commodum, quod Christianis esset incommodum. Sed quia dulcis aquae penuria tunc sitibundi valde angebantur, oportuit eos ad siccum egredi, ut de rivis et fontibus situlas suas implerent, et sitim suam mitigarent. Sed civibus urbis praefatae hoc moleste ferentibus, ad eos extemplo audacissime progressi sunt, additis sibi viatoribus, qui illuc forsitan accurrerunt, et congressione facta, tam de occisis quam ad mortem vulneratis 130, de piratis illis prosternuntur. Erant qui exierant ad certamen quinque millia, exceptis his qui naves interim conservaverunt, quarum 22 triremes vel cautos nuncupant; caeterae vero 53 fuerunt. Itaque crudelitatem suam in gentem nostram pompabant, ad miserandum inflexibiles et immisericordes in omnes quos praeoccupare poterant. Sed Deo gratias, nihil hic sibi vendicaverunt, quoniam et equites nostri cum lanceis, et arcuarii cum sagittis in salum inculcantes inopinabiliter fugaverunt. Illi autem continuo carbasis levatis per mare velivolum versus Tripolim se direxerunt, et hinc Cyprum.

CHAPITRE LXXVI.

 

Cette année, les Babyloniens ayant réparé et rassemblé leur flotte, mirent à la voile, et, poussés par le vent du midi, entrèrent dans la terre des Philistins, après avoir passé devant Phare, Mialaris, Gaza, Ascalon, Joppé, Césarée, Ptolémaïs, Tyr et Sidon, et arrivèrent jusqu'à la ville de Béryte, allant à la découverte et dressant des embûches sur les bords de la mer, épiant et guettant de port en port pour trouver une occasion favorable de faire du mal aux Chrétiens. Comme ils manquaient d'eau douce, ils furent obligés de se retirer à sec, afin d'emplir leurs sceaux aux ruisseaux et aux sources, et d'apaiser leur soif; mais les citoyens de Béryte ne leur en voulant pas donner la liberté, s'avancèrent sur-le-champ contre eux avec une grande intrépidité. Des voyageurs qui étaient par hasard accourus en cet endroit s'étant joints à eux, et le combat s'étant engagé, enfin cent trente de ces pirates furent renversés à terre, tués ou blessés à mort. Ceux d'entre eux qui s'étaient avancés pour combattre, étaient au nombre de cinq mille, sans compter ceux qui, pendant ce temps, gardaient les vaisseaux dont il y avait vingt-deux à trois rangs de rames, dits quelquefois chats75; les autres se montaient à cinquante-trois. Ainsi ces gens inaccessibles à la pitié et sans miséricorde pour ceux dont ils s'emparaient, faisaient peser leur cruauté sur notre nation. Mais, grâces à Dieu, ils ne purent remporter ici aucun avantage; car nos chevaliers les culbutant avec leurs lances, et nos archers avec leurs flèches, les contraignirent avec un courage inconcevable de s'enfuir vers la mer. Aussitôt, mettant à la voile, ils se mirent en mer, et se dirigèrent vers Tripoli, et de là vers Chypre.

 

CAPUT LVII. De navigatione adolescentis Boamundi.

Quoties autem legati hoc anno, vel peregrini, Boamundi adolescentis adventum nobis annuntiaverunt et allegaverunt? sed multiplicatis rumoribus fefellerunt. Meticulosus enim erat propter classem Babylonicam vel piraticam, quam in ponto audiebat late diffusam. Insuper de terra sua sollicitus admodum erat, quam nisi bene et fidelibus suis locaret, a malevolis suis insidiatoribus circumventus fraudulenter amitteret. Scriptum est in proverbiis rusticanis: « Qui habet malum vicinum habet malum matutinum. » Denique cum iter suum saepius praeparasset apud Hydruntum Apuliae civitatem, collectis quot potuit navibus videlicet 22, quarum 10 longae, et remis munitae erant, iter coepit expedire marinum. Postquam terram suam Apuliae duci commisisset, quem haeredem terrae suae suffecit, et substituit, si prior a vita discederet, identidem confirmavit ei dux, et gratanter concessit, si primitus ipse obiret, testantibus optimatibus eorum utrobique assistentibus. Itaque Boamundus mediante Septembri mense mare sulcans, transitis Cycladibus per aequor sparsis, venit Mothonem. Postmodum vero Rhodum, Pamphiliam, et Liciam permeat et Italiae gurgitem saepe navigantes conturbat. Inde transiens Antiochiam parvam, venit ad magnam, transeundo Isauriam, et urbem Seleuciam. Qui cum Cyprum liquisset ad dexteram, Tharsum si quidem dimisit ad sinistram, et Melotem urbem opinatissimam jamdiu vastatam. Eo tunc tempore plures bifarii et helluones de mari recenter exeuntes vulgabant procul dubio nobis in Hierosolymis, eum procul dubio apud Antiochiam applicuisse, et mentiebantur. Verumtamen dicere se putabant, quia cum aliqua parte militum suorum usque Pataram una venerant, et cum accipitribus, et capris, et aucupibus, atque canibus, quos ante praemittebat

CHAPITRE LXXVII.

 

Combien de fois cette année des envoyés ou des pélerins nous annoncèrent et rapportèrent-ils l'arrivée du jeune Boémond parmi nous! Mais tous ces bruits étaient mensongers; car Boémond était en crainte à cause de la flotte des Babyloniens ou pirates, qu'il apprit être dispersée au large dans la mer. De plus il avait encore de grandes inquiétudes au sujet de sa terre, qui lui aurait été traîtreusement enlevée par de mauvaises gens occupés de lui tendre des embûches, s'il ne l'eût placée entre les mains de ses fidèles. Il est écrit dans les proverbes des paysans: «Mauvais voisin est un fléau dès le matin.» Enfin, après avoir fait souvent les préparatifs de son voyage, Boémond rassembla à Otrante, ville de la Pouille, tous les vaisseaux qu'il put, à savoir, vingt-deux, dont dix vaisseaux longs, et tous munis de rames, et commença à se mettre en mer. Il confia sa terre au duc de Pouille, qu'il créa son héritier en cas qu'il vînt à mourir le premier. Le duc fit volontiers la même disposition et concession à son égard, en cas que lui-même mourût le premier; cela se fit en présence et du consentement des grands de part et d'autre. C'est pourquoi, au milieu de septembre, Boémond fendant les ondes, après avoir passé les Cyclades, répandues çà et là dans la mer, vint à Mitylène. Ensuite il passa par Rhodes, la Pamphilie et la Lycie. Souvent les gouffres d'Italie épouvantent les navigateurs. De là il passa par la petite Antioche, ensuite par la grande, par l'Isaurie et la ville de Séleucie. Après avoir laissé Chypre à sa droite, il laissa à sa gauche Tarse et la très-fameuse ville de Mélot, déjà depuis long-temps saccagée. Dans ce temps certains bouffons et hableurs, arrivés nouvellement de la mer, nous affirmèrent que Boémond était arrivé à Antioche, aussi sûr que nous, nous étions dans Jérusalem; mais ce rapport était faux. Ils le croyaient, parce qu'ils étaient venus jusqu'à Pathare avec quelques-uns de ses chevaliers et les éperviers, les chapons, les oiseaux et les chiens qu'il envoyait devant.

 

CAPUT LVIII. De periculis in mari evenientibus.

Multa saepe turbulenta, vel Deo volente, vel permittente, in mari navigantibus occurrunt; tum solvitur anchora, tum frangitur antenna, vel aplustra, vel rudentes rumpuntur. Cumque venti mutantur, tunc ad cherucham respectatur, ut si prospere incedant, distincte et solerter experiatur. Cavendum ne nocte una perdatur. Cum enim stellae obnubilant, si cubus ratis alliditur, mortem illico vel naufragium pestis imminens minitatur. Sicut in terra, sic et in mari pericula. Quid de nobis miramur, si Pauli apostoli naufragium recordamur. Ad tentandam abyssi profunditatem dimiserunt naucleri bolidem. Nisi videret angelicam visionem in extremis vitae consolatricem, jam subibat vitae desperationem

CHAPITRE LXXVIII.

 

Souvent, par la volonté et la permission de Dieu, de grands troubles tourmentent ceux qui naviguent sur mer. Tantôt l'ancre se rompt, tantôt l'antenne, les banderolles ou les câbles sont brisés. On regarde aux voiles pour reconnaître les changemens de vent, et savoir avec certitude si l'on avance heureusement. Il faut prendre garde de s'égarer dans la nuit; car lorsque les nuages couvrent les étoiles, si la pointe du vaisseau vient à heurter, on est aussitôt menacé du danger de la mort ou d'un naufrage. On court sur mer des dangers comme sur terre. Pourquoi nous étonner que de telles choses nous arrivent, lorsque nous nous rappelons le naufrage de l'apôtre Paul? Les pilotes jetèrent une sonde pour sonder la profondeur du gouffre; et si saint Paul n'eût eu, dans l'extrémité où il était, une vision d'anges pour le consoler, c'en était fait de sa vie.

 

CAPUT LIX. De mari magno.

Circa gurgitem Italiae multoties naves assuefiunt periclitari, et undique flabra commoveri, quae de montanis per valestria praecipitanter per anfractus subterraneos rite assuescunt intorqueri, et in vertiginem voraginis mirabiliter convolvi. Quod si paroni aliquando nautae obviaverint, et diripiuntur, et impie confunduntur. Sed, qui pro Dei amore hoc patiuntur, donativis suis nunquid impie frustrabuntur? De hoc mari nostro tantillum sic habemus. De Mediterraneo autem non est omittendum, unde caput extollat. Existimant enim quidam sinus istos a Gaditano freto nasci, nec aliam esse originem quam eliquia erumpentis Oceani. Qui contrarium sentiunt omnem fluorem aiunt e ponticis faucibus inundare, idque fulciunt argumento non inani, quod aestus e ponto profluus nunquam reciprocetur. Laus igitur et honor omnium sit Conditori, qui posuit fines mari, apponens claustra et portas. Dixit enim ei: « Huc usque venies, et in te conterentur fluctus tui (Job XXXVIII, 11) . » Quod ubi impetum suum ad littus illiserit, in spumas resolvitur, et repagulis quibusdam arenae humilis repercutitur. Caeterum, nisi jus statuti coelestis inhiberet, quid obstaret quin per plana Egypti, quae maxime humilioribus jacent vallibus, mare Rubrum Egyptio pelago misceretur? Denique docent hoc, qui voluerunt haec duo sibi maria connectere, atque in se transfundere. Sesostris Egyptius, qui antiquior fuit, et Darius Medus, qui majoris contuitu potentiae in effectum voluit adducere, quod ab indigena fuerat ante tentatum. Quae res indicio est quod superius est mare Indicum, in quo mare Rubrum, quia aequor Egyptium, quod inferius alluit. Et fortassis ne latius se mare effunderet, de superioribus ad inferiora praecipitans, ideo molimina sua rex uterque revocavit. Hoc in Hexameron Ambrosii sic habetur. Aliud vero in Solino invenitur. Mirabilia igitur opera Dei, multo autem mirabilior qui facit et disponit ea. Quod si aliqua nostris aspectibus videntur deformia, nihilominus tamen sunt laudanda, quia Conditor omnium facit ea, imo nec minus sunt utilia. Etiam in cimice dat Deus medelam, et in polypo pisce immittit astutiam, vel echino. Serpentibus quoque dat prudentiam; aliquando praebent medelam, aliquando inferunt pestem, vel etiam mortem. Interdum vero parant obsequium, interdum vero nocumentum. Quandoquidem antidotum tyriacum de corpore serpentis confici solere dicatur, quod utique virus corpusque serpentis cum solum sumitur nocet, cum autem admiscetur aliis sanitati est et saluti.

CHAPITRE LXXIX.

 

Les vaisseaux courent ordinairement beaucoup de dangers dans le gouffre d'Italie. Les vents qui soufflent de tous côtés, se précipitant des montagnes dans les vallées, tournent dans des sinuosités souterraines, et tourbillonnent dans le gouffre. Que si quelquefois les matelots rencontrent un pirate, ils sont pillés et défaits impitoyablement; mais ceux qui souffrent ces tourmens pour l'amour de Dieu seront-ils frustrés des largesses qui leur sont promises? Disons quelques mots de notre mer. Il ne faut pas omettre la Méditerranée dont elle est formée. On pense que ces mers ont leur source au détroit de Cadix, et qu'elles ne sont formées que par les écoulemens impétueux de l'Océan. Ceux qui sont d'un avis contraire disent que toutes ces eaux sortent du Bosphore de Thrace; ils appuient leur opinion par un argument assez solide, c'est que les flots qui coulent du Bosphore n'éprouvent jamais de reflux. Louange et honneur donc au Créateur de toutes choses, qui a assigné des bornes à la mer, lui a opposé des barrières et ouvert des portes, et lui a dit: «Tu viendras jusque-là, et tes flots se replieront sur toi.» Dès que les ondes impétueuses sont brisées sur le rivage, elles bouillonnent en écume et sont repoussées par les frêles barrières du sable. En effet, sans la défense de la loi céleste, qui s'opposerait à ce que la mer Rouge, traversant les plaines de l'Egypte, situées dans de très basses vallées, n'allât rejoindre la mer d'Egypte? Cette vérité est encore prouvée par ceux qui ont voulu réunir et confondre ces deux mers. L'Egyptien Sésostris fut le premier de ceux qui l'essayèrent, et Darius le Mède, fier de sa haute puissance, voulut exécuter ce qu'avait tenté en vain un habitant même du pays. C'est ce qui prouve la plus grande élevation de la mer Indienne à laquelle tient la mer Rouge, et fait voir que la mer d'Egypte est plus basse. Peut-être en est-il ainsi afin que la mer ne s'étende pas plus au large; ce qui arriverait si elle tombait d'un lieu élevé dans un autre plus bas. Les deux rois renoncèrent à leur entreprise. C'est là ce qu'on voit dans l'Hexameron d'Ambroise; on trouve autre chose dans Solin. Les œuvres de Dieu sont admirables; mais bien plus admirable encore est celui qui les a faites et disposées. Que si quelque chose paraît difforme à notre vue, nous ne devons pas moins louer le souverain Créateur de l'avoir fait; bien plus, ce n'en est peut-être pas moins utile. Dieu dans un crime donne un remède: il a mis la ruse dans le polype et dans le hérisson; il a donné au serpent la malice. Quelquefois ces animaux offrent un remède, d'autres fois ils causent la maladie et même la mort; quelquefois ils sont utiles, d'autres fois ils nuisent; puisqu'on dit que l'antidote Tyrien se fait avec le corps d'un serpent, certainement le venin et le corps d'un serpent pris seuls peuvent faire du mal; mais lorsqu'on les mêle à d'autres matières ils sont salutaires et favorables à la santé.

 

CAPUT LX. De generibus serpentium.

Basiliscus autem est ad semipedem longitudinis, albus quasi mitrula, lineatus caput, nec hominis tantum vel aliorum animantium exitiis datus, sed terrae quoque, quam polluit et exurit. Ubicunque fuerit, ferale sortitur receptaculum, denique exstinguit herbas, necat arbores. Ipsas etiam corrumpit auras, ita ut in aere nulla alitum impune transvolet, infecto spiritu pestilenti. Cum movetur, media corporis parte serpit, media arduus est et excelsus. Sibilum ejus etiam serpentes perhorrescunt. Et cum acceperit fugam, quaeque quoquo possunt properant. Quidquid morsu ejus atteritur, non depascitur fera, non attrectat ales. Mustelis tamen vincitur, quas inferunt homines cavernis quibus delitescunt. Denique basilisci reliquias amplo sestercio Pergameni comparaverunt, ut aedem Apollinis manu insignem nec araneae intexerent, nec alites involarent. Amphisibena surgit in caput geminum, quorum secundum ea in parte qua est cauda. Cerastes praeferunt quadrigemina cornicula, quorum ostentatione veluti esca illice sollicitas aves premunt; nam reliqua corporis de industria arenis tegunt. Hemorrois morsu sanguinem elicit, et dissolutis venis quidquid animae est evocat per cruorem. Prester quem percusserit, distenditur, enormique corpulentia necatur, extuberatos saepius putredo subsequitur. Sunt et himoditae, est et Chencheris, elephantie chelsidrica, Medracontes. Postremo quantus hominum, tantus mortium numerus. Scorpiones etiam, scinci, lacertae, quae vermibus, non serpentibus ascribuntur. Monstra haec si sibilant, clementius feriunt, habent affectus, non temere nisi ad conjuges evagantur. Sunt et jaculi, qui penetrant animal quodcunque obvium fortuna fecerit. Scitale tanta praefulget tergi varietate, ut notarum gratia videntes retardet. Deipsis siti interficit. Sippiale quod somno necet teste, etiam consumitur ad mortem. Aliarum virus quam medelas admittit minus, fame moritur. Haec valde mira nihilominusque miranda, quae Magnus Alexander vidit in India. Unde magistro suo Aristoteli, et matri suae Olympiadi mandando ita dicit: « Non crederem cuiquam tot esse prodigia, nisi sumpta ipse oculis meis ponderassem. » Vere rex iste vir fuit omnino magnificus, et in negotiis suis sagax et circumspectus, et ingens viguit, et potens potuit, non ut pluma volitans, nec stipula fluitans.

CHAPITRE LXXX.

 

Le basilic a un demi-pied de longueur; blanc comme une mitre, il a la tête marquée de lignes; il nuit non seulement aux hommes ou aux autres animaux, mais aussi à la terre qu'il corrompt et consume. Partout où il est, sa retraite est fatale; il détruit les herbes et fait périr les arbres. Il corrompt même l'air, au point qu'aucun oiseau ne vole impunément dans un air infecté de son souffle pestilentiel. Lorsqu'il marche, la moitié de son corps rampe, l'autre est droite et haute. Les serpens même frémissent à son sifflement, et lorsqu'ils l'entendent ils se hâtent de fuir dans quelque lieu que ce soit. Une bête féroce ne le dévorerait pas, un oiseau ne toucherait pas tout ce qu'il a mordu. Il est cependant vaincu par les fouines que les hommes mettent dans les trous où ils se cachent. Enfin les gens de Pergame ont attaché les restes d'un basilic à un grand voile pour en couvrir un temple d'Apollon, remarquable par la main-d'œuvre, afin que les araignées n'y pussent faire leur toile, ni les oiseaux y voler. L'amphisbène a deux têtes, dont la seconde est à l'endroit de la queue. Les cérastes ont quatre petites cornes; ils tendent des pièges aux oiseaux en leur montrant ces cornes qui ressemblent à de la nourriture, et les tuent; car ils couvrent habilement de sable le reste de leur corps. L'hémorroïde fait sortir le sang par sa morsure, et rompant les veines, tire avec le sang la vie de l'animal. Le prester s'étend sur celui qu'il frappe, et l'étouffe par son énorme corpulence; souvent le corps de ceux qu'il frappe enfle et pourit. Il y a aussi les himodites, la chenchère, sorte de couleuvre, les médragons; enfin il y a autant d'animaux pernicieux qu'il y a d'hommes. Les scorpions, les scinques76, les lézards sont rangés parmi les vers plutôt que parmi les serpens. Lorsque tous ces monstres sifflent, leurs blessures sont moins dangereuses. Ils ont des passions, et risquent tout pour s'approcher de leurs femelles. Il y a des jacules qui percent tout animal, que le sort leur fait rencontrer. Le scitale a le dos varié d'une manière si brillante, que la beauté de ces taches arrête ceux qui le voient. Le dipsade cause une soif dont on périt. Le sippiale fait périr par un engourdissement ceux qui le regardent, et brûle jusqu'à la mort. Il en est d'autres dont le virus, que rien ne peut guérir, fait mourir de faim. On ne doit pas moins admirer ces merveilles que celles qu'Alexandre-le-Grand vit dans l'Inde, et dont il parle ainsi dans une lettre adressée à son précepteur Aristote et à sa mère Olympias: «Je n'aurais pas cru qu'il y eût tant de merveilles, si je ne les avais prises et examinées de mes propres yeux.» Ce roi fut vraiment et complétement grand, habile et prudent dans ses affaires, et puissant par sa grandeur et sa vaillance; il n'était pas comme la plume qui vole, ni comme la paille qui flotte.

 

CAPUT LXI. De adventu Boamundi adolescentis, et de susceptione ejus in Antiochia.

Quoniam praeter spem Boamundus tarde hoc venerat anno, opinabamur eum non esse ultra venturum, sicut interminatum fuerat, et sicut fama promiserat. Sed, quia juxta prophetae eloquium, in manu hominis via ejus non est, nec ab homine, sed a Domino gressus hominis diriguntur (Prov. XX, 24) , spem ex parte magna defraudavit opinio. Non enim fit quod humana aviditas stabilit, sed quod Deus arbiter meritis humanis competere judicaverit. Cum autem per litteras suas rex mandando nobis Hierosolymis innotuit eum jam Antiochiae applicatum, omnibus non mediocriter placuit. Sed Deum, qui eum adduxit sanum, cuncti laudavimus. Jam sol occiderat, cum portum nocte subintrat. Adventante autem illo Antiochiam, ab omnibus gaudenter est susceptus. Cui cum processione magna et laudibus populi celeberrime rex obviam exiit, et alacriter eum suscepit. Et habita collocutione ad invicem festina, continuo rex terram suam tradidit ei totam et de filiabus suis in matrimonium unam.

En socer atque gener, pater hic et filius alter.
Diligat hunc ille, potior sic fiet uterque.

Tunc apparatis nuptiis, legitime sunt expletae. Considente autem Boamundo super cliotedrum suum principe effecto, diploideque decentissima vestito, convocatis optimatibus suis omnibus, juraverunt ei humanitatis subditam fidelitatem, praesente rege, et eo favente, ab eo die et deinceps se servaturos. Quibus gestis, rediit rex Hierusalem.

Scorpio coelestis cum fulserit ortus in astris,
Excipitur regno Boamundus in Antiocheno
Orbita nunc anni retrograda stat renovati.

CHAPITRE LXXXI.

 

Comme Boémond, malgré notre attente, s'était mis en route tard cette année, nous croyions qu'il n'avancerait pas plus loin, et ainsi nous l'avait fait craindre le bruit public. Mais comme, selon la parole du prophète, les voies de l'homme ne sont pas à sa disposition, et que ce n'est pas lui, mais le Seigneur qui dirige ses pas, un faux bruit avait éveillé nos craintes. Il n'arrive pas, en effet, ce que la volonté humaine soutient, mais ce que Dieu souverain arbitre juge convenable aux mérites des humains. Le roi manda donc, et fit savoir par une lettre aux gens de Jérusalem que Boémond était déjà arrivé à Antioche: ce qui fit à tous beaucoup de joie. Nous louâmes tous Dieu qui l'avait amené sain et sauf. Déjà le soleil était couché, et il faisait nuit lorsqu'il entra dans le port. Le roi alla au devant de lui en grande et solennelle procession du peuple qui chantait des louanges, et le reçut avec joie. Après une courte conférence, le roi lui donna sur-le-champ une de ses filles en mariage avec toute sa terre. Voilà le beau-père et le gendre, l'un père, l'autre fils; qu'ils se chérissent tous deux, et tous deux en deviendront plus puissans. On fit les apprêts de la noce, qui fut accomplie. Boémond devenu prince était assis sur son siége, revêtu d'un superbe manteau, au milieu de tous ses grands, qui lui avaient juré fidélité et soumission comme ses hommes, en présence et avec la faveur du roi, et promis de le servir désormais à compter de ce jour.

Après cela, le roi retourna à Jérusalem. Le Scorpion commençait à briller au milieu des astres du ciel, lorsque Boémond fut reçu dans le royaume d'Antioche; ce temps était celui où le cercle de l'année allait rétrograder et recommencer.

 

CAPUT LXII. De pestilentia murium.

Anno 1127 ab ortu Domini, indictione vero V, ebulliit multitudo murium immensa in regione Palestina, in tantum ut bovem unum a clunibus opprimentes comederent, et suffocantes eum cum septem vervecibus devorarent. Denique cum satis saepius in territorio Achonitarum vastassent, petentes aquationem montana Tyriorum conscenderunt. Unde tunc continuo ingruente vento pestilenti et truculento cataclismo in valestria confinia millibus innumeris repulsantur. De quorum putore cadaverum regio illa remansit valde infirma.

Explicit historia Hierosolymitana domni Fulcherii Carnotensis.

CHAPITRE LXXXII.

 

L'an de la Nativité du Seigneur 1127, il y eut dans le pays de Palestine une si immense multitude de rats, que se jetant sur les fesses d'un bœuf, ils le mangèrent tout entier, l'étouffèrent et le dévorèrent avec sept moutons. Enfin, après avoir pendant longtemps ravagé le territoire d'Accon, cherchant de l'eau, ils grimpèrent sur les montagnes de Tyr. Ensuite on vit s'élever un vent pestilentiel, et un horrible déluge de pluie qui en repoussèrent d'innombrables milliers dans les vallées voisines. La puanteur de leurs cadavres infecta tout le pays.

FIN DE FOULCHER DE CHARTRES.

(75Cautos ou Galtos. Voyez le Glossaire de Ducange au mot Gattus.

(76) Sorte de crocodile terrestre.