Ermold le Noir

FOULCHER DE CHARTRES.

 

HISTOIRE DES CROISADES : Chapitres I à XV

Chapitres XVI à XXX

Oeuvre mise en page par Patrick Hoffman

Le texte latin provient de Migne

 

 

 

 

 

 

COLLECTION

DES MÉMOIRES

RELATIFS

A L'HISTOIRE DE FRANCE,

depuis la fondation de la monarchie française jusqu'au 13e siècle

AVEC UNE INTRODUCTION DES SUPPLÉMENS, DES NOTICES ET DES NOTES;

Par M. GUIZOT,

PROFESSEUR D'HISTOIRE MODERNE A L’ACADÉMIE DE PARIS.

 

 

A PARIS,

CHEZ J.-L.-J. BRIÈRE, LIBRAIRE,

RUE SAINT-ANDRÉ-DES-ARTS, N°. 68.

 

 

COLLECTION

DES MÉMOIRES

RELATIFS

A L'HISTOIRE DE FRANCE.

 

HISTOIRE DES CROISADES, PAR FOULCHER DE CHARTRES.

HISTOIRE DE LA CROISADE DE LOUIS VII, PAR ODON DE DEUIL.

 

NOTICE

SUR

FOULCHER DE CHARTRES

ET ODON DE DEUIL.

 

Sur la première croisade les historiens abondent, Albert d'Aix, Raimond d'Agiles, Robert-le-Moine, Raoul de Caen, Guibert de Nogent, etc. On s'empresse de raconter une si glorieuse expédition, comme on s'est empressé d'y concourir; chacun veut se faire honneur de ce qu'il a vu, chacun se flatte de répondre mieux qu'un autre à la curiosité populaire: il n'est point de nation, point de corps d'armée, point de chef un peu célèbre qui n'ait son panégyriste et son narrateur. Cinquante ans s'écoulent, les croisades se renouvellent, se multiplient, mais les historiens deviennent rares; le mouvement qui a précipité les peuples vers la Terre-Sainte est encore assez fort pour y pousser des rois et des armées, pas assez pour que les regards de l'Europe entière demeurent fixés sur le sort des pélerins, pour que le besoin de les suivre, du moins en pensée, préoccupe encore tous les esprits; et si l'un des Croisés de retour raconte leurs aventures, c'est pour célébrer quelque prince, ou pour se satisfaire lui-même, plutôt que pour obéir à l'avide empressement de ses contemporains.

Le caractère si divers de ces deux époques pourtant si rapprochées est clairement empreint dans les deux historiens que nous réunissons ici: leurs destinées furent à peu près les mêmes; ils écrivirent dans des circonstances pareilles; nés l'un à Chartres ou dans les environs, en 1059, l'autre à Deuil dans la vallée de Montmorency1, tous deux étaient voués à l'Eglise, Foulcher dans sa ville natale, Odon dans l'abbaye de Saint-Denis. Foulcher partit pour la croisade avec Etienne, comte de Blois, et devint, pendant la route, chapelain de Baudouin Ier, d'abord comte d'Edesse, ensuite roi de Jérusalem; Odon, recommandé à Louis VII par l'abbé Suger, l'accompagna aussi en qualité de chapelain. Après l'élévation de Baudouin au trône, Foulcher, chanoine du Saint-Sépulcre, vécut et écrivit au milieu des agitations de ce peuple pélerin, toujours assiégé dans sa conquête, et qui tout entier en armes veillait constamment, comme une sentinelle, auprès d'un tombeau. Au retour de Louis VII en France, et après la mort de Suger, Odon, élevé à la dignité d'abbé de Saint-Denis2, passa le reste de ses jours en querelles et en voyages pour défendre, tantôt les biens de son monastère, tantôt sa propre réputation. Rarement une plus grande analogie de situation, de carrière, de travaux, s'est rencontrée entre deux hommes; à peine vingt-un ans séparent les temps où ils ont écrit3; et pourtant il n'existe, entre leurs ouvrages et les dispositions d'esprit qui s'y manifestent, aucune ressemblance. C'est vraiment l'histoire du peuple croisé que Foulcher raconte pour le peuple chrétien demeuré en Occident; malgré son admiration pour d'illustres chefs, malgré son dévouement à Baudouin son patron, ce n'est point d'un homme que son imagination est préoccupée ni à un homme qu'il s'adresse; des sentimens, des intérêts généraux le dominent; et c'est d'une cause et d'une gloire commune à tous les fidèles qu'il veut perpétuer le souvenir. Dans Odon, tout est changé; la croisade n'est pour lui qu'une pieuse et glorieuse expédition du roi Louis; c'est pour l'honneur du roi, non pour le succès de l'entreprise qu'il se passionne et s'inquiète; et c'est aux conseillers du roi, à Suger, aux grands de la cour, non plus au peuple que s'adressent ces récits, pleins du reste de faits curieux, et écrits quelquefois avec assez de chaleur.

Il n'existe de l'ouvrage d'Odon de Deuil qu'une seule édition publiée en 16604, par le P. Chifflet, jésuite, en tête de son recueil intitulé: S. Bernardi Clarevallensis abbatis genus illustre assertum. Un anonyme a laissé également, sous le titre de Gesta Ludovici VII regis, filii Ludovici grossi, une histoire de la croisade de ce prince5. Quoique cette chronique contienne quelques détails dont Odon de Deuil n'a point parlé, elle est en général si semblable à la sienne qu'il nous a paru inutile de les traduire toutes deux, et dans la nécessité de choisir, celle de l'abbé de Saint-Denis méritait incontestablement la préférence.

Quant à Foulcher de Chartres, Bongars l'a publié le premier6, mais sur un manuscrit incomplet qui s'arrêtait en 1124; Duchesne découvrit, dans l'abbaye du Mont-Saint-Quentin, près Péronne, un manuscrit nouveau où la narration était continuée jusqu'en 1127, et réimprima l'ouvrage avec cette addition7. Enfin D. Martenne a donné8, d'après un manuscrit de Saint-Germain-des-Prés, la préface de cette histoire, qui manquait aux deux éditions précédentes. Chacun de ces savans éditeurs a divisé le récit en livres et en chapitres d'une manière différente; nous avons adopté la distribution de Bongars, en y ajoutant les chapitres qu'il ne connaissait pas.

F. G.                

 

 

 

 

 

FULCHERII CARNOTENSIS PRAEFATIO IN HISTORIAM HIEROSOLYMITANAM.

Incipit Prologus in Gestis Francorum Jerusalem peregrinantium.

 

 

 

 

Placet quidem vivis, prodest etiam mortuis, cum gesta virorum fortium, praesertim Deo militantium, vel scripta leguntur, vel in mentis armariolo memoriter retenta, inter fideles sobrie recitantur; nam qui vivunt in mundo, audita intentione pia praedecessorum fidelium, quomodo, mundi flore spreto, Deo adhaeserunt, et parentes, uxoresque suas, possessiones quoque quantaslibet relinquentes, juxta praeceptum evangelicum, Deum secuti sunt, ad diligendum Deum ardentius compuncti, ipso inspirante, animantur. Mortuis siquidem in Domino valde prodest, cum auditis operibus eorum bonis et devotis, fideles animam eorum proinde benedicunt, et eleemosynas cum orationibus, tam cogniti quam ignoti, pro eis charitative impendunt. Unde comparium meorum quorumdam pulsantibus, aliquoties motus, Francorum gesta in domino clarissima, qui Dei ordinatione cum armis Jerusalem peregrinati sunt, stylo rusticano, tamen veraci, dignum ducens memoriae commendandum, prout valui, et oculis meis in ipso itinere perspexi, diligenter digessi. Licet autem, nec Israeliticae plebis, nec Machabaeorum, aut aliorum plurium praerogativae, quos Deus tam crebris et magnificis miraculis illustravit, hoc opus praelibatum aequiparare non audeam, tamen haud longe ab illis gestis inferius aestimatum, quia Dei miracula in eo noscuntur multipliciter perpetrata, scriptis commendare curavi. Quin imo, in quo disparantur hi postremi ab illis primis, vel Israeliticis, vel Machabaeis, quos quidem vidimus in regionibus eorum saepe apud nos, aut audivimus, longe a nobis positos pro amore Christi emembrari, crucifigi, excoriari, sagittari, secari, et diverso martyrii genere consummari, nec minis, nec blanditiis aliquibus posse superari; quin potius si non deesset percussoris gladius, multi nostrum pro Christi amore perimi non recusassent. O quot millia martyrum in hac expeditione beata morte finierunt! Sed quis tam saxei est cordis, qui haec Dei facta audiat, et pietatis suspiriis commotus, in laudes Dei non erumpat? Quis potest non mirari quomodo nos exiguus populus inter tot hostium nostrorum regna non resistere, sed etiam vivere poteramus? Quis audivit unquam talia? Hinc Aegyptus et Aethiopia; hinc Arabia et Chaldaea, atque Syria; hinc Assyria et Media; hinc Parthia et Mesopotamia; hinc Persidia et Scythia, mare etiam magnum à Christianismo nos excludebat, et inter manus nos laniantum, si permitteret Deus, concludebat. Ipse autem in brachio forti nos pie protegebat. Beata enim gens, cujus est Dominus Deus ejus (Psal. XXII, 12) . Modum autem hujus operis et incoeptum, et quomodo ad tantum iter agendum omnis populus occidentalis concussus, et mentes et manus in id extenderit voluntarius, verba historica, quae sequuntur declarabunt.

 

HISTOIRE

DES CROISADES,

 

Par FOULCHER DE CHARTRES.

 

PRÉFACE.

 

C'est un agrément pour les vivans et un avantage pour les morts, que la lecture des actions des hommes courageux, surtout de ceux qui combattent pour Dieu, ou lorsque conservées dans le magasin de la mémoire, elles sont sagement racontées au milieu des fidèles: car ceux qui vivent sur la terre, en apprenant les pieuses entreprises des fidèles qui les ont précédés, et comment méprisant les honneurs du monde, ils ont abandonné leurs parens, leurs femmes et leurs biens, quels qu'ils fussent, pour s'attacher à Dieu et le suivre selon le précepte de l'Evangile, sont animés envers Dieu, par son inspiration, d'une affection et d'une componction plus ardentes. Quant à ceux qui sont morts dans le Seigneur, c'est pour eux un très-grand avantage, en ce que les fidèles, au récit de leurs louables et pieux travaux, bénissent leur ame, et par charité, qu'ils les connaissent ou non, distribuent pour eux des aumônes avec des oraisons. C'est pourquoi, excité par quelques-uns de mes compagnons, je me décidai un jour à rédiger, ou mettre soigneusement en ordre l'histoire des illustres actions des Français en l'honneur du Seigneur, lorsque par l'ordre de Dieu ils firent en armes le pélerinage de Jérusalem: je rapporte en style grossier, il est vrai, mais véridique, comme je peux, et de la manière dont je l'ai vu de mes propres yeux, tout ce que j'ai jugé digne d'être transmis à la mémoire. Quoique je n'ose comparer ces travaux aux travaux supérieurs du peuple Israélite, des Macchabées, ou de plusieurs autres que Dieu a illustrés par de si fréquens et si magnifiques miracles, je ne les crois cependant pas bien au dessous d'eux, car on y reconnaît un grand nombre de miracles opérés par Dieu même, et que j'ai pris soin de rapporter; et même en quoi différent des Israélites ou des Macchabées ceux que nous avons vus, soit dans leur pays ou dans des régions lointaines, se laisser, pour l'amour du Christ, démembrer, crucifier, écorcher, percer de flèches ou mettre en pièces, et périr par divers genres de martyre sans pouvoir être vaincus, ni par menaces ni par caresses? Bien plus, si le glaive des bourreaux n'eût été fatigué, un grand nombre des nôtres, par amour pour le Christ, n'auraient pas refusé la mort! O combien de milliers de martyrs expirèrent dans cette expédition par une heureuse mort! Quel est donc le cœur de roc, qui, au récit de ces faits de Dieu, ne se répand pas en pieux soupirs, et n'éclate pas en louanges du Seigneur? Qui pourrait ne pas admirer comment nous, peuple de rien, au milieu de tant de royaumes ennemis, nous avons pu non seulement leur résister, mais même exister? Qui a jamais entendu parler de telles choses? D'un côté l'Egypte et l'Ethiopie; d'un autre côté l'Arabie, la Chaldée, la Syrie; par ici l'Assyrie et la Médie; par là le pays des Parthes et la Mésopotamie; de ce côté la Perse et la Scythie. Une vaste mer nous séparait de la Chrétienté et nous renfermait, si Dieu l'eût permis, entre les mains de nos bourreaux; mais le bras vigoureux de Dieu nous défendait miséricordieusement. Heureux le peuple dont le Seigneur est le Dieu! L'histoire qui suit fera connaître la forme et le plan de cet ouvrage, et comment tout le peuple de l'Occident, poussé à entreprendre un si grand voyage, y dévoua volontairement sa tête et ses bras.

 

FULCHERII CARNOTENSIS HISTORIA HIEROSOLYMITANA.


INCIPIT LIBER PRIMUS.

CAPUT PRIMUM.


Anno ab Incarnatione Domini millesimo nonagesimo quinto, regnante in Alemannia Hainrico imperatore dicto, in Francia rege Philippo cum in universis Europae partibus mala multimoda, vacillante fide, inolescerent, praeerat urbi Romae papa secundus Urbanus, vir egregius vita et moribus, qui semper Ecclesiae sanctae statum sublimius provehendum super omnia consulte ac strenue moderari sategit. Videns autem Christianitatis fidem enormiter ab omnibus, tam clero quam populo, pessumdari, et terrarum principibus incessanter certamine bellico, nunc istis nunc illis inter se dissidentibus, pacem omnino postponi; bona terrae alternatim diripi, multos injuriose vinctos captivari, et in carceres teterrimos truculentissime subrui, supramodum redimi, vel intus trifariam angariatos, scilicet inedia, siti, algore, obitu clandestino exstingui, loca sanctae violari, monasteria villasque igni cremari, nulli mortalium parci, divina et humana ludibriis haberi; audiens etiam interiores Romaniae provincias, a Turcis super Christianos occupatas, impetu feroci perniciose subdi: pietate compatiens, dilectionisque Dei nutu permotus, Alpes transmeando in Gallias descendit, atque in Arvernia concilium legationibus competenter undique praemonitum, apud Claromontem, quae sic vocatur civitas, fecit coadunari, trecentis decem tam episcoporum quam abbatum assistentium baculis deputatis. His itaque die ad haec praenotato ad se convocatis, allocutione dulciflua diligenter conventus causam innotuit. Nam sub Ecclesiae lugentis voce querula planctum non minimum expressit, et de mundi fluctuantis tempestatibus tantimodis, ut superius praefatum est, fide subruta, sermonem prolixum cum eis tenuit. Deinceps, rogitatu supplici cunctos exhortatus est, ut, resumptis fidei viribus, cum ingenti sollicitatione ad expugnandas diaboli machinationes viriliter se animarent; et Ecclesiae sanctae statum crudelissime a nefandis debilitatum in honorem pristinum competenter erigere conarentur. « Dilectissimi fratres, inquit, apostolatus apice Dei permissu, orbi terrae praelatus, occasione necessaria supereminente, tanquam monitionis divinae legatus, ad vos Dei servos has in partes condescendi Urbanus. Et quos dispensatores ministeriorum Dei aestimavi, tales et fideles, simulationis explosa eluvione, reperiri optavi. Quod si aliquid gibbosum vel tortuosum, modestia rationis justitiae semota, contra legem Dei obsistat, praesente subfragamine divino, diligenter expedire satagam. Dominus enim supra familiam suam, ut ei pro tempore pabula modesto sapore condita ministretis, vos dispensatores constituit. Beati autem eritis, si fideles tandem dispensationis exactor vos invenerit. Pastores etiam nuncupamini: videte autem ne mercenarii more fungamini. Veri ergo pastores, et baculos semper in manibus habentes, estote; nec dormitantes, gregem vobis commissum undique conservate. Nam si per incuriam vestram, aut negligentiam, ovem quamvis lupus abripuerit, mercedem nimirum vobis paratam apud Dominum nostrum amittetis: et delictorum flagris primitus asperrime caesi, postmodum vero in custodiam funestae conversationis truculenter subruemini. Vos vero, juxta sermonem evangelicum, sal estis terrae (Matth., V, 13) ; quod si defeceritis, ambigitur quomodo saliatur. O quanta salitio! vere necesse est vos plebem idiotam et mundi lasciviae supra modum inhiantem, sapientiae sale corrigendo salire, ne delictis putrefacta, dum eam alloqui quandoque voluerit, Domino insalsa puteat. Nam si vermes, hoc est peccata, causa desidiae procurationis vestrae, in ea repererit, illico vilipensam in praecipitium spurcitiarum eam subigi praecipiet. Et quia tantum perditum ei restaurare nequiveritis, vos judicio damnatos a familiaritate dilectionis suae prorsus exterminabit. Sed hujusmodi salitorem oportet esse prudentem, provisorem, modestum, edoctum, pacificum, scrutatorem, pium, justum, aequum, mundum. Nam quomodo indoctus doctos, immodestus modestos, immundus mundos efficere valebit? Quod si pacem oderit, quomodo pacificabit? Aut si quis habuerit manus suas sordidas, quomodo sordes alterius coinquinationis tergere poterit? Lectum est etiam quod si caecus caecum duxerit, ambobus cavea patebit (Matth., XV, 14) . Caeterum vos ipsos prius corrigite, ut irreprehensibiliter subditos quea tis emendare. Siquidem amici Dei vultis esse, quae sentitis ei placita libenter exercete. Res ecclesiasticas praecipue in suo jure constare facite, et ut Simoniaca haeresis nullatenus apud vos radicet, cavete ne vendentes aut ementes pariter flagris flagellas Dominicis, per angiportus ad exterminium confusionis miserabiliter propellantur. Ecclesiam suis ordinibus omnimode liberam ab omni saeculari potestate sustentate, decimasque Deo proprias de omnibus terrae cultibus fideliter dari facite; nec vendantur, aut retineantur. Quod qui episcopum ceperit, omnino exlex habeatur. Quod qui monachos vel clericos, vel sanctimoniales, et eorum famulos ceperit aut exspoliaverit, vel peregrinos vel mercatores, anathema sit. Raptores, et domorum combustores, et eorum consentientes, ab Ecclesia extorres, anathemate feriantur. Summopere igitur considerandum est qua mulctandus sit poena qui aliena diripit, si inferni damnatione percutitur qui propria non largitur. Sic enim diviti in Evangelio memorato contigit, qui non id circo punitus est quod aliena abstulisset, sed quia, rebus acceptis, seipsum male dereliquit (Luc. XV) . His vero, ut dictum est, iniquitatibus, charissimi, mundum vidistis gravissime diu confusum fuisse, adeo ut nullus in aliquibus provinciarum vestrarum, sicut nobis a referentibus patefactum est, per imbecillitatem forsitan justificationis vestrae virtute per viam gradi audeat, quin vel die a praedonibus, vel nocte a latronibus, aut vi aut ingenio maligno, in domo vel extra, subripiatur. Quapropter treviam, sic vulgariter dictam, jamdudum a sanctis Patribus nostris determinatam, reformari oportet; quam firmissime unusquisque vestrum in episcopatu suo teneri faciat, monendo flagito. Quod si aliquis sive aviditate, sive superbia seductus, eam sponte infregerit, Dei auctoritate et hujus concilii decretorum sanctione anathematizetur. » His et aliis pluribus competenter dispositis, cuncti assistentes, tam clerus quam populus, Deo gratias agendo, dictis domini Urbani pontificis summi voluntarie aspiraverunt, et fideli pollicitatione decreta illa bene tenenda confirmaverunt. Sed aliud illico, non minus tribulationis superius memoratae, sed et aut majus, aut pessimum, ex altero mundi climate, Christianitati obesse adjecit, inquiens. « Quoniam, o filii Dei, si pacem apud vos tenendam et Ecclesiae jura fideliter conservanda sustentare, virilius solito Deo polliciti estis, exstat operae pretium ut insuper ad quoddam aliud negotium Dei et vestrum, emendatione Dominica nuper vegetati, probitatis vestrae valetudinem versetis. Necesse enim est quatenus cum fratribus vestris, in orientali parte habitantibus, auxilio vestro jam saepe proclamato indigis, accelerato itinere succurratis. Invaserunt enim eos, sicuti plerisque vestrum jam dictum est, usque mare Mediterraneum, ad illud scilicet quod Brachium Sancti Georgii vocant Turci et Arabes, apud Romaniae fines; et terras illorum Christianorum magis magisque occupando, lite bellica jam vice septuplicata victos superaverunt, multos occidendo vel captivando, ecclesiasque subvertendo, regnum quoque vastando. Quos quidem si sic aliquandiu quiete permiseritis, multos latius fideles Dei supergredientur. Qua de re supplici prece hortor, non ego, sed Dominus, ut cunctis cujuslibet ordinis tam peditibus quam equitibus, tam pauperibus quam divitibus, edicto frequenti, vos Christi praecones, suadeatis, ut ad id genus nequam e regionibus nostratibus exterminandum tempestive Christicolis opitulari satagant. Praesentibus dico, absentibus mando: Christus autem imperat. Cunctis autem illuc euntibus, si aut gradiendo, aut transfretando, sive contra paganos dimicando, vitam finierint, peccaminum remissio praesens aderit: quod ituris annuo, dono tanto investitus a Deo. O quantum dedecus, si gens tam spreta, degener et daemonibus ancilla gentem cunctipotentis Dei fide praeditam et Christi nomine splendidam sic superaverit! O quanta improperia nobis ab ipso Domino imputabuntur, si eos non juveritis qui professione Christiana censentur, sicut et nos! Procedant contra infideles ad pugnam jam incipi dignam, trophaeo explendam, qui abusive privatum certamen contra fideles consuescebant distendere quondam. Nunc fiant milites, qui dudum exstiterunt raptores. Nunc rite contra barbaros pugnent, qui olim contra fratres et consanguineos dimicabant. Nunc aeterna praemia nanciscantur, qui dudum pro solidis paucis mercenarii fuerunt. Pro honore duplici laborent, qui pro detrimento corporis et animae se fatigabant. Quinimo hic tristes et pauperes, illic locupletes; hic inimici Domini, illic amici ejus erunt. Ituris autem mora non differat iter, sed propriis locatis, sumptibusque collectis, cessante bruma, verno subsequente, Domino praevio tramitem alacriter intrent. » His dictis, et audientibus gratanter ad hoc animatis, nihil actu tali dignius aestimantes, statim plures astantium se ituros, et caeteros absentes inde diligenter se evocaturos spoponderunt. De quibus fuit unus episcopus Podiensis, Ademarus nomine, qui postea vice fungens apostolica, cunctum Dei exercitum prudenter et consulte rexit, et ad negotia peragenda vivaciter animavit. Taliter in concilio quae diximus statutis, et ab omnibus bene confirmatis, absolutionis benedictione data, tunc discesserunt, et hoc nescientibus, postmodum ad mansiones suas regressi, prout gestum fuerat dilucide divulgaverunt. Quod ut passim per provincias edictum est, jurisjurandi firmitudine pacem, quam dicunt Treviam, invicem tenendam constituerunt. Deinceps vero multi cujuslibet artis fungentes officio, comparata remissione peccatorum, se profecturos defaecatae mentis intentione devoverunt quorsum ire jussum fuerat. O quam dignum erat et amoenum, nobis omnibus cruces illas cernentibus, vel sericas vel auro textas, aut quolibet genere pallii decoras, quas in chlamidibus suis, aut birris, sive tunicis, peregrini, jussu papae praedicti, post votum eundi, super humeros suos consuebant! Sane pugnatores Dei merito victoriae signo insigniri et muniri debebant, qui ob honorem ejus ad praeliandum se praeparabant. Et qui significans sub agnitione fidei circa se sic pinxerunt, denique dirivatum significatum verius adepti sunt. Speciem insignierunt, ut rem speciei consequerentur. Patet et quidem, quia meditatio bona bonum opus machinatur agendum; opus vero bonum salutem lucratur animae. Quod si bonum est bene meditari, melius autem est, post cogitatum opus, justum patrari. Optimum est ergo compendium salutare, quod per dignam actionem animae victui nactum est. Unusquisque igitur bonum cogitet, quod opere digno meliorando compleat, ut optimum, quod non deficiat in aeternum, emeritus tandem miles percipiat. Taliter Urbanus, vir prudens et venerandus, est meditatus opus, quo postea floruit orbis. Nam pacem renovavit, Ecclesiaeque jura modos in pristinos restituit. Sed et paganos de terris Christianorum instinctu vivaci effugari conatus est. Et quoniam cuncta quae Dei sunt exaltare omnimode studebat, omnes fere paternitati suae sub obedientia libenter se dediderunt. Sed diabolus, qui ad detrimentum semper insistere nititur, et veluti leo quaerit circinando quem devoret (I Petr. V, 8) , huic adversarium quemdam, nomine Guibertum, superbiae stimulo irritatum, ad confusionem populi concitavit; qui dudum imperatoris Bajoariorum protervitate suffultus, dum praedecessor Gregorius, qui et Hildebrannus, in sede jure habebatur, apostolicatus officium usurpare coepit, ipso Gregorio a foribus basilicae Sancti Petri excluso. Et quia perverse sic egit, populus eum melior cognoscere noluit. Urbano autem recte electo et ab episcopis cardinalibus consecrato, major et sanctior pars populi, post Hildebranni excessum, obediendo aspiravit. Guibertus autem sustentamino imperatoris praedicti, et plerorumque civium Romanorum irritamento animatus, Urbanum quandiu potuit a monasterio Sancti Petri alienum fecit. Sed dum ab Ecclesia illa sic eliminatus erat, per regiones incedens, populum in aliquantis devium Deo conciliabat. Guibertus vero ob Ecclesiae principatum turgidus, papam proclivem oberrantibus se ostentabat, et apostolatus officium, licet injuste, inter consentientes exercebat, et Urbani facta tanquam irrita vilipendebat. Urbanus tamen eo anno, quo primitus Franci, Hierusalem ituri, per Romam transierunt, totam omnino potestatem apostolicam adeptus est, auxilio cujusdam nobilissimae matronae, Mathildis nomine, quae in Romana patria tunc potestate multa vigebat. Guibertus vero tunc in Alemannia erat. Itaque duo papae Romae praeerant, sed cui eorum obediretur, a quamplurimis ignorabatur, vel a quo consilium posceretur, vel quis aegrotis mederetur. Alii huic, alii alteri favebant. Prout aspectibus hominum patebat, Urbanus prosperior et justior erat; putandus est recte fortior, qui cupiditates, tanquam hostes subjicit. Ravennae urbis Guibertus episcopus erat, honore et divitiis opulentus valde splendebat. Mirandum, quare sibi tam locupleti tantum non sufficiebat. Qui etiam ab omnibus exemplar justae actionis et humilitatis considerari debebat, cur temere philopompus invadere praesumpserit regendum sceptrum imperii Dei? Sane non est vi rapiendum, verum cum ratione et devotione suscipiendum. Debet susceptor non pro honore tumere, sed commissum sibi fideliter procurare; et quae dignitati honoris tanti pertinent, si dispersa fuerint, opportune regregare. Nec mirum si mundus tunc inquietaretur totus, et conturbaretur, quoniam si Romana Ecclesia, in qua principalitas correctionis universae Christianitatis obtinetur, turbine quolibet confunditur, confestim accidit membra sibi subdita, a capitaneis fibris dolore dirivato, passibiliter compatientia debilitari. Ea enimvero Ecclesia, mater scilicet nostra, lacte cujus educabamur, documento instrui valebamus, consilio muniebamur, ab illo superbo Guiberto vehementer percussa erat. Cumque caput sic tritum est, continuo membra laesa sunt. Si caput aegrotet, caetera membra dolent. Sed, quia capite sic laeso, etiam membris marcescentibus dolore dirivato, quia in partibus omnibus Europae, pax, bonitas, fides, in Ecclesiis et extra, tam a majoribus quam minoribus viriliter subigebantur, necesse erat ut malis tanti modis dimissis, monitione a papa Urbano sic exorsa, contra paganos saltem certamina inter se et contra se dudum consueta distenderent. Nunc igitur ad incoeptum reverti congruum est. Nam de iter agentibus Hierosolymam, et quid euntibus accidit, et quantum res et labor ipse paulatim, juvante Deo, proficiendo claruit, decet amplius nescientibus enucleari. Quod ego ipse Fulcherius Carnotensis, cum caeteris peregrinis iens, postea, sicut oculis vidi, diligenter et sollicite in memoriam posteris collegi.

 

HISTOIRE

DES CROISADES.

 

CHAPITRE PREMIER.

 

Dans l'année 1095 depuis l'Incarnation du Seigneur, lorsque Henri9 régnait en Allemagne, sous le nom d'empereur, et que le roi Philippe10 occupait le trône de France, des maux de tout genre, suites inévitables d'une foi chancelante, désolaient toutes les parties de l'Europe. A cette époque Rome avait pour souverain pontife Urbain II, homme distingué par la pureté de sa vie et de ses mœurs, qui constamment mit par dessus tout ses soins à gouverner avec sagesse et fermeté les affaires de la sainte Eglise, et à la porter au plus haut point de splendeur. Ce pontife reconnut bientôt que tous, tant clergé que peuple, foulaient outrageusement aux pieds la foi chrétienne; que les grands de la terre toujours en armes, et dont tantôt les uns, tantôt les autres se faisaient de cruelles guerres, bannissaient la paix de partout, et pillaient tour à tour les biens de la terre; qu'une foule de gens enfin, chargés injustement de fers, réduits en captivité, et barbarement précipités dans les plus noirs cachots, étaient contraints de se racheter à un prix exorbitant, ou que torturés triplement dans leur prison par la faim, la soif et le froid, ils y périssaient d'une mort lente et ignorée: il vit encore les lieux saints violés, les monastères et leurs métairies brûlées, nul mortel épargné, et les choses tant divines qu'humaines tournées en dérision: il apprit en outre que les Turcs s'étaient jetés avec une féroce impétuosité sur les provinces intérieures de la Remanie, les avaient conquises sur les Chrétiens, et soumises à leur joug funeste. Alors ému d'une pieuse compassion, excité par son amour pour Dieu et sa soumission à sa volonté, il passe les Alpes, descend dans les Gaules, envoie de tous côtés des députés indiquer, dans les formes compétentes, la tenue d'un concile en Auvergne, et ordonne qu'il se rassemble dans la cité qui porte le nom de Clermont. Il s'y trouva trois cent dix évêques ou abbés portant la crosse, et députés par les Eglises. Les ayant donc, au jour fixé d'avance, appelés tous auprès de lui, Urbain s'empressa de leur faire connaître dans une allocution11 pleine de douceur le but de cette réunion. En effet, digne interprète de la voix plaintive de l'Eglise éplorée, il poussa de profonds gémissemens, fit aux Pères du concile une longue peinture des nombreux et divers orages qui, comme on l'a détaillé plus haut, agitaient le monde, depuis que toute foi y était détruite, et finit par les supplier instamment et les exhorter tous à reprendre le courage de la véritable foi, à déployer une vive sollicitude et une mâle ardeur, pour renverser les machinations de Satan, et à réunir leurs efforts, afin de relever et rétablir dans son ancienne gloire la puissance de la sainte Eglise, si cruellement affaiblie par les méchans. «Très-chers frères, leur dit-il, moi Urbain, revêtu par la permission de Dieu de la thiare apostolique, et suprême pontife de toute la terre, obéissant à l'urgente nécessité des circonstances, je suis descendu dans les Gaules, et venu vers vous, les serviteurs du Très-Haut, comme chargé de vous apporter les avertissemens du ciel. Ceux que j'ai cru les fidèles exécuteurs des ordres du Seigneur, je souhaite qu'ils se montrent tels franchement, et sans se laisser entraîner à aucune honteuse dissimulation. Que s'il se trouvait parmi vous quelque défectuosité ou difformité en opposition avec la loi de Dieu, j'écarterai, par esprit même de justice, toute modération12, et, assisté du secours d'en haut, je mettrai mes soins les plus empressés à faire disparaître ces imperfections. Le Seigneur, en effet, vous a institués les dispensateurs de sa parole envers ses enfans, afin que vous leur distribuiez, suivant les temps, une nourriture relevée par un assaisonnement d'une douce saveur; vous serez heureux si celui qui à la fin vous demandera compte de votre gestion vous reconnaît de fidèles serviteurs. On vous donne aussi le nom de pasteurs; prenez donc garde de ne point vous conduire à la0«manière des vils mercenaires. Soyez de vrais pasteurs, ayez toujours la houlette à la main, ne vous endormez pas, et veillez de toutes parts sur le troupeau commis à vos soins. Si, par l'effet de votre incurie ou de votre paresse, le loup venait à enlever quelqu'une de vos brebis, vous perdriez certainement la récompense qui vous est préparée dans le sein de notre Seigneur, et d'abord durement torturés par les remords déchirans de vos fautes, vous seriez ensuite cruellement précipités dans les abîmes de la funeste et ténébreuse demeure. Vous êtes, suivant les paroles de l'Evangile, le sel de la terre13; que si vous trahissiez votre devoir, on se demande comment la terre pourrait recevoir le sel dont elle a besoin. Oh combien est admirable la distribution de ce sel, dont parle l'Ecriture! Ce qu'il faut que vous fassiez, c'est de corriger, en répandant sur lui le sel de la sagesse, le peuple ignorant et grossier, qui soupire outre toute mesure après les vils plaisirs du monde; prenez garde que, faute de ce sel, ce peuple putréfié par ses péchés n'infecte le Seigneur, lorsqu'un jour le Très-Haut voudra lui adresser la parole. Si, en effet, par suite de votre négligence à vous acquitter de votre mission, Dieu trouve en ce peuple des vers, c'est-à-dire, des péchés, il jetera sur lui un œil de mépris, et ordonnera sur-le-champ qu'on le plonge dans le précipice infernal destiné à recevoir toutes les choses impures. Mais aussi, comme vous ne pourrez lui restituer en bon état ce bien perdu pour lui, il vous condamnera dans sa justice, et vous exilera complétement de l'intimité de son amour. Tout distributeur de ce sel divin doit être prudent, prévoyant, modeste, savant, ami de la paix, observateur éclairé, pieux, juste, équitable, et pur de toute souillure. Comment en effet un homme ignorant, immodeste, impur, pourrait-il rendre les autres savans, modestes et purs? Que si on hait la paix, comment la rétablirait-on parmi les autres? Celui qui aura les mains sales, comment nettoyerait-il les saletés de la corruption des autres? On lit encore dans l'Ecriture14, «que si un «aveugle conduit un autre aveugle, ils tomberont «tous deux dans la fosse.» Ainsi donc, corrigez-vous d'abord vous-mêmes, et montrez-vous au dessus de tout reproche, afin de pouvoir corriger ceux qui vous sont soumis. Voulez-vous être les amis de Dieu, faites librement les choses que vous sentez lui être agréables; veillez principalement à ce que les règles de l'Eglise soient maintenues dans toute leur vigueur, et prenez garde que la simonie hérétique ne prenne en aucune manière racine parmi vous, de peur que vendeurs et acheteurs ne soient également frappés de la verge du Seigneur, chassés des rues, et précipités misérablement dans l'abîme de l'extermination et de la confusion. Conservez fermement l'Eglise, et ceux de tout rang qui lui sont attachés, dans une entière indépendance de toute puissance séculière; exigez que les dîmes de tous les fruits de la terre soient fidèlement payées, comme véritable propriété de Dieu même, et ne souffrez ni qu'on les vende, ni qu'on les retienne; que si quelqu'un ose s'emparer de la personne d'un évêque, qu'il soit mis à tout jamais hors de la loi de l'Eglise. Quant à celui qui ferait prisonniers ou dépouillerait des moines, des clercs, des religieux et leurs serviteurs, ou des pélerins et des marchands, qu'il soit excommunié. Les pillards et incendiaires de maisons, ainsi que leurs complices, qu'on les bannisse de l'Eglise, et qu'on les frappe d'anathème. Il importe en effet d'examiner avec le plus grand soin quelles peines doivent être infligées à ceux qui volent le bien d'autrui, puisque celui qui n'emploie pas en aumônes une partie de son bien propre encourt la damnation de l'enfer. C'est ce qui arrive au mauvais riche15, comme le rapporte l'Evangile; il est puni non pour avoir ravi le bien d'autrui, mais pour s'être manqué à lui-même dans l'usage des biens qu'il avait reçus du Ciel. Très-chers frères, ajouta le pape, vous avez vu, assure-t-on, le monde cruellement bouleversé pendant long-temps par toutes ces iniquités; le mal est venu à tel point, ainsi que nous l'ont fait connaître divers rapports, que, par suite peut-être de votre faiblesse dans l'exercice de la justice, il est quelques-unes de vos paroisses où nul ne peut se hasarder sur les grandes routes qu'il ne coure risque d'être attaqué le jour par des pillards, la nuit par des voleurs, et où nul encore n'est sûr de n'être pas dépouillé, soit dans sa propre demeure, soit dehors, par la force ou les artifices de la méchanceté. Il faut donc faire revivre cette loi instituée autrefois par nos saints ancêtres, et qu'on nomme vulgairement trêve de Dieu; que chacun de vous tienne fortement la main à ce qu'on l'observe dans son diocèse, je vous le conseille et vous le demande fortement. Que si quelqu'un, entraîné par l'orgueil ou la cupidité, ose violer cette trêve, qu'il soit anathème en vertu de l'autorité de Dieu et des décrets de ce concile.» Ces choses et plusieurs autres furent réglées comme il convenait de le faire: alors tous les assistans, clercs aussi-bien que peuple, rendant au Seigneur de vives actions de grâces, applaudirent spontanément aux paroles du seigneur Urbain, souverain pontife, et firent serment de se conformer fidèlement aux décrets qui venaient d'être rendus. Cependant le pape ajouta sur-le-champ que d'autres tribulations, non moindres que celles qu'on a rappelées plus haut, mais plus grandes et les pires de toutes, et issues d'une autre partie du monde, assiégeaient la chrétienté. «Vous venez, dit-il, enfans du Seigneur, de lui jurer de veiller fidèlement, et avec plus de fermeté que vous ne l'avez fait jusqu'ici, au maintien de la paix parmi vous, et à la conservation des droits de l'Eglise. Ce n'est pas encore assez; une œuvre utile est encore à faire; maintenant que vous voilà fortifiés par la correction du Seigneur, vous devez consacrer tous les efforts de votre zèle à une autre affaire, qui n'est pas moins la vôtre que celle de Dieu. Il est urgent, en effet, que vous vous hâtiez de marcher au secours de vos frères qui habitent en Orient, et ont grand besoin de l'aide que vous leur avez, tant de fois déjà, promise hautement. Les Turcs et les Arabes se sont précipités sur eux, ainsi que plusieurs d'entre vous l'ont certainement entendu raconter, et ont envahi les frontières de la Romanie, jusqu'à cet endroit de la mer Méditerranée, qu'on appelle le Bras de Saint-George, étendant de plus en plus leurs conquêtes sur les terres des Chrétiens, sept fois déjà ils ont vaincu ceux-ci dans des batailles, en ont pris ou tué grand nombre, ont renversé de fond en comble les églises, et ravagé tout le pays soumis à la domination chrétienne. Que si vous souffrez qu'ils commettent quelque temps encore et impunément de pareils excès, ils porteront leurs ravages plus loin, et écraseront une foule de fidèles serviteurs de Dieu. C'est pourquoi je vous avertis et vous conjure, non en mon nom, mais au nom du Seigneur, vous les hérauts du Christ, d'engager par de fréquentes proclamations les Francs de tout rang, gens de pied et chevaliers, pauvres et riches, à s'empresser de secourir les adorateurs du Christ, pensant qu'il en est encore temps, et de chasser loin des régions soumises à notre foi la race impie des dévastateurs. Cela, je le dis à ceux de vous qui sont présens ici, je vais le mander aux absens; mais c'est le Christ qui l'ordonne. Quant à ceux qui partiront pour cette guerre sainte, s'ils perdent la vie, soit pendant la route sur terre, soit en traversant les mers, soit en combattant les Idolâtres, tous leurs péchés leur seront remis à l'heure même: cette faveur si précieuse, je la leur accorde en vertu de l'autorité dont je suis investi par Dieu même. Quelle honte ne serait-ce pas pour nous si cette race infidèle si justement méprisée, dégénérée de la dignité d'homme, et vile esclave du démon, l'emportait sur le peuple élu du Dieu tout-puissant, ce peuple qui a reçu la lumière de la vraie foi, et sur qui le nom du Christ répand une si grande splendeur! Combien de cruels reproches ne nous ferait pas le Seigneur, si vous ne secouriez pas ceux qui, comme nous, ont la gloire de professer la religion du Christ? Qu'ils marchent, dit encore le pape en finissant, contre les infidèles, et terminent par la victoire une lutte qui depuis long-temps déjà devrait être commencée, ces hommes qui jusqu'à présent ont eu la criminelle habitude de se livrer à des guerres intérieures contre les fidèles; qu'ils deviennent de véritables chevaliers, ceux qui si long-temps n'ont été que des pillards; qu'ils combattent maintenant, comme il est juste, contre les barbares, ceux qui autrefois tournaient leurs armes contre des frères d'un même sang qu'eux; qu'ils recherchent des récompenses éternelles, ces gens qui pendant tant d'années ont vendu leurs services comme des mercenaires pour une misérable paie; qu'ils travaillent à acquérir une double gloire ceux qui naguère bravaient tant de fatigues, au détriment de leur corps et de leur ame. Qu'ajouterai-je de plus? D'un côté seront des «misérables privés des vrais biens, de l'autre des hommes comblés des vraies richesses; d'une part combattront les ennemis du Seigneur, de l'autre ses amis. Que rien donc ne retarde le départ de ceux qui marcheront à cette expédition; qu'ils afferment leurs terres, rassemblent tout l'argent nécessaire à leurs dépenses, et qu'aussitôt que l'hiver aura cessé, pour faire place au printemps, ils se mettent en route sous la conduite du Seigneur.» Ainsi parla le pape: à l'instant même tous les auditeurs se sentant animés d'un saint zèle pour cette entreprise, tous pensent que rien ne saurait être plus glorieux; un grand nombre des assistans déclarent sur-le-champ qu'ils partiront, et promettent d'employer tous leurs soins pour déterminer à les suivre ceux qui ne sont pas présens à l'assemblée. L'un des premiers à prendre cet engagement fut l'évêque du Puy, nommé Adhémar, qui dans la suite, remplissant les fonctions de légat du siége apostolique, sut diriger avec prudence et sagesse toute l'armée de Dieu, et l'exciter à déployer une grande vigueur dans ses entreprises. Les choses exposées dans le discours que nous avons rapporté ayant donc été arrêtées dans le concile, et jurées par tous, le pape donna sa bénédiction en signe d'absolution; chacun se retira, et de retour chez lui publia ce qui s'était fait, et en instruisit clairement ceux qui l'ignoraient. Aussitôt que les actes du concile eurent été proclamés de toutes parts dans les provinces, on arrêta d'un commun accord de jurer sous le sceau du serment et de garder réciproquement la paix qu'on appelle trêve de Dieu. Ensuite des gens de tout état, et en grand nombre, s'acquittant de leur devoir envers le ciel, et voulant obtenir la rémission de leurs péchés, se dévouèrent avec les sentimens d'un cœur pur à se rendre partout où on leur ordonnerait d'aller. Quel admirable et doux spectacle c'était pour nous que toutes ces croix brillantes de soie, d'or ou de drap, de quelque espèce que ce fût, que, par l'ordre du susdit pape, les pélerins, une fois qu'ils avaient fait vœu de partir, cousaient sur l'épaule à leurs manteaux, à leurs casaques ou à leurs tuniques! Certes, c'était à bon droit que les soldats du Seigneur se distinguaient et se fortifiaient par ce signe de la victoire, eux qui se préparaient à combattre pour l'honneur de ce signe divin, eux qui, se décorant ainsi du signe qui attestait leur foi, obtinrent enfin en récompense la véritable croix; et s'ils se parèrent du symbole de la croix, ce fut pour acquérir réellement cette croix dont ils portaient l'image. Il est certes évident pour tout le monde que d'une méditation sagement dirigée sort une œuvre bonne à exécuter, et que par une bonne œuvre on acquiert le salut de l'ame. Que s'il est bon de méditer le bien, il vaut mieux encore accomplir une œuvre juste après l'avoir projetée: le plus grand avantage qu'on puisse obtenir pour son salut est donc de pourvoir à la vie de l'ame par une bonne action. Que chacun donc songe à former d'utiles desseins, et à les accomplir ensuite en se livrant aux bonnes œuvres, afin qu'une fois devenu soldat vétéran du Très-Haut, il mérite que le plus grand des biens ne lui manque pas dans l'éternité. C'est ainsi qu'Urbain, homme prudent et vénérable, médita un projet qui dans la suite assura la prospérité de l'univers. Il fit en effet renaître la paix, rétablit les droits de l'Eglise dans leur antique splendeur, et n'épargna aucun effort pour que les Païens fussent courageusement et vivement chassés des terres des Chrétiens. Aussi, comme il mettait exclusivement son étude à faire triompher toutes les choses qui regardent le Seigneur, presque tous se soumirent d'eux-mêmes à son affection paternelle et à son obéissance. Cependant le démon qui jamais ne se lasse de travailler à la perte des hommes, et, semblable au lion, va partout cherchant une proie à dévorer, suscita pour adversaire à ce pontife, à la grande confusion du peuple, un certain Guibert, homme qu'excitait l'aiguillon de l'orgueil. Autrefois ce Guibert, que soutenait la perversité de l'empereur des Bavarois16, tenta d'usurper les fonctions apostoliques, lorsque!e prédécesseur d'Urbain17, Hildebrand, qui prit le nom de Grégoire, occupait légitimement le siége pontifical; il osa fermer à Grégoire lui-même les portes de Saint-Pierre; mais le peuple qui valait mieux que lui, voyant combien il agissait méchamment, refusa de le reconnaître pour pape. Après la mort d'Hildebrand, Urbain régulièrement élu fut consacré par les cardinaux évêques, et la partie du peuple la plus nombreuse, ainsi que la plus saine, se rangea sous son obéissance; mais Guibert, fort de l'appui du susdit empereur, et excité par la haine de quelques citoyens Romains, tint, tant qu'il le put, Urbain éloigné du ministère de Saint-Pierre. Celui-ci, pendant qu'il était ainsi chassé de son église, parcourait les differens pays, ramenant à Dieu les peuples qui s'écartaient en quelque chose de la bonne voie. Cependant Guibert, bouffi d'orgueil de se voir le prince de l'Eglise, se montrait un pape entièrement favorable aux hommes dans l'erreur, exerçait, quoiqu'illégitimement, les fonctions de l'apostolat sur ceux de son parti, et décriait, comme vaines, les actions d'Urbain. Toutefois l'année où les Francs. qui pour la première fois se rendaient à Jérusalem, passèrent par Rome, ce même Urbain rentra dans l'entière jouissance de son 13pouvoir apostolique, avec l'aide d'une très-noble matrone nommée Mathilde, qui dans ce temps exerçait dans les Etats romains une grande influence. Guibert était alors en Allemagne; ainsi donc deux papes à la fois commandaient dans Rome; et la plupart des gens ignoraient auquel des deux il fallait obéir, duquel on devait prendre conseil, et lequel était proposé pour porter remède aux maux de la chrétienté. Ceux-ci favorisaient l'un, ceux-là tenaient pour l'autre. Il était néanmoins évident aux yeux des hommes qu'on avait plus de bien à attendre d'Urbain, comme du plus juste des deux; car celui-là doit, à juste titre, être le plus fort qui subjugue les mauvaises passions, comme autant d'ennemis du salut. Quant à Guibert, il occupait le siége de Ravenne, et, riche d'honneurs et de biens, brillait d'un grand éclat: on ne peut donc assez s'étonner qu'il ne se trouvât pas satisfait d'une si vaste opulence. Comment cet homme, qui eût dû souhaiter d'être regardé par tous comme un modèle de justice et d'humilité, se laissant aller témérairement à l'amour d'une vaine pompe, put-il porter l'audace au point d'usurper le sceptre de l'empire de Dieu? Ce sceptre, il faut certes, non s'en emparer par la violence, mais l'obtenir par la raison et la piété. Celui qui le reçoit, loin de s'en glorifier comme d'un excès d'honneur, doit le conserver fidèlement comme un dépôt qui lui est confié, et saisir toutes les occasions favorables de reconquérir tous ceux des droits appartenant à la haute dignité dont il est revêtu, qui peuvent en avoir été distraits. Peut-on être surpris que l'univers se vit alors en proie à l'inquiétude et à la confusion? Lorsqu'en effet l'Eglise romaine, de qui principalement toute la chrétienté doit obtenir le soulagement à ses maux, est elle-même troublée par quelque désordre, il arrive aussitôt que la douleur se répand des fibres de la tête dans tous les membres qui lui sont subordonnés, les accable d'une souffrance pareille, et les plonge dans l'affaiblissement. Or, dans ce temps-là cette Eglise, notre mère commune, qui nous nourrissait de son lait, nous instruisait par ses préceptes et nous fortifiait de ses conseils, était cruellement frappée des coups que lui portait ce superbe Guibert. Quand la tête est ainsi brisée, les membres sont promptement blessés18. Si la tête est malade, les autres membres souffrent; mais par cela même que, la tête une fois malade, les membres participaient à ses douleurs et se flétrissaient, par cela même que, dans toutes les parties de l'Europe, au dedans des Eglises comme au dehors, la paix, la bonté, la foi, étaient audacieusement foulées aux pieds, tant par les petits que par les grands, il devenait urgent qu'on mît un terme à tant de désordres de tout genre, et que, conformément à l'avis ouvert par le pape Urbain, les Chrétiens dirigeassent contre les Païens ces guerres auxquelles ils avalent, depuis si long-temps, l'habitude de se livrer entre eux, et les uns contre les autres. Maintenant donc il convient de revenir au sujet que nous avons entamé. Il est bon en effet de raconter avec grand détail à ceux qui ignorent ces choses tout ce qui concerne ceux qui firent le voyage de Jérusalem, quels accidens leur arrivèrent pendant la route, et combien peu à peu, grâces aux secours de Dieu, leur entreprise et leurs travaux obtinrent de succès et d'éclat: tout cela, moi Foulcher de Chartres, qui suis parti avec les autres pélerins, je l'ai recueilli dans ma mémoire soigneusement et exactement, comme je l'ai vu de mes yeux, afin de le transmettre à la postérité.

 

CAPUT II.

 

Anno ab Incarnatione Domini millesimo nonagesimo sexto, mense Martio, post concilium, de quo dictum est, Arvernicum, quod in mense Novembri dominus Urbanus tenuit, alii paratu perniciores aliis, iter sanctum carpere coeperunt; alii quidem mense Aprili, vel Maio, vel Junio, sive Julio, nec non Augusto seu Septembri atque Octobri, prout sumptuum opportunitas occurrit, subsecuti sunt. Quo anno pax et ingens abundantia frumenti et vini per cuncta terrarum climata exuberavit, disponente Deo, ne panis inopia in via deficerent, qui cum crucibus suis, juxta ejusdem praecepta, eum sequi elegerant. Et quia competens est principum sic peregrinantium nomina in memoria teneri, Hugonem Magnum, Philippi regis Francorum fratrem, nomino, qui primus heroum mare transiens, apud Duratam urbem in Bulgaria cum suis applicuit, sed imprudenter cum agmine raro vadens, ibi ab ipsis civibus captus est, et usque ad imperatorem Constantinopolitanum perductus, ubi per aliquantum temporis non omnino liber moratus est. Postque eum Bujamandus Apulus, Roberti Guischardi filius, origine tamen Northmannus, per eumdem tramitem cum exercitu suo meavit. Godefridus quippe dux regni Lothariensis per Hungarorum patriam ivit cum gente multa. Raymundus vero comes Provincialis, cum Gothis et Gasconibus, episcopus quoque Podiensis, per Sclavoniam transierunt. Petrus Eremita quidam, multis sibi adjectis peditibus, sed militibus paucis, primitus per Hungariam perrexit; cujus gentis postea satrapa fuit quidam Galterius, Sine-pecunia dictus, miles quidem optimus, qui postea intra Nicomediam et Nicaeam urbes, cum multis consociis suis a Turcis occisus fuit. Mense vero Septembri Robertus Northmanniae comes, Guillelmi regis Anglorum filius, iter arripuit, collecto sibi exercitu magno de Northmannis, et Anglis, atque Britannis; cum quo ivit etiam Stephanus comes Blesensis, Theobaldi filius, et Robertus comes Flandriae, adjectis his et multis aliis nobilibus. Itaque tanto collegio ab occidentalibus partibus procedente, paulatim per viam, diatim, de innumera gente concrevit exercitus exercituum undique convenientium, ut de linguis pluribus et regionibus multis videretis multitudinem infinitam. Non tamen omnes in unum exercitus congregati fuerunt, donec ad Nicaeam urbem pervenimus. Quid ergo dicam? Insulae marium, et omnium terrarum regna concussa a Deo sunt, ut sit credendum adimpleri Davidis prophetiam, qua in psalmo dixit: Omnes gentes quascunque fecisti, venient, et adorabunt coram te, Domine (Psal. LXXXV, 9) , et ut de jure tandem dicant illuc pervenientes: Adorabimus in loco ubi steterunt pedes ejus (Psal. CXXXI, 7) . De hoc itinere etiam plurima in prophetiis legimus. O quantus erat dolor! quanta suspiria! quot ploratus! quot lamenta inter amicos! cum maritus derelinqueret uxorem suam sibi tam dilectam, pueros quoque suos, possessiones quantaslibet, vel patrem, vel matrem, aut fratres, aut parentes. Et quamvis tot lacrymae pro amicis ituris sic ante eosdem ab oculis remanentium funderentur, nequaquam proinde mulcebantur quin propter amorem Dei cuncta quae possidebant relinquerent, indubitanter credentes centuplum illud percipere, quod Dominus promisit sequentibus se (Matth. XIX, 29) . Tunc conjux conjugi ponebat terminum revertendi, quod, si vixerit, infra tres annos ad eam repatriabit. Commendabat sic eam Domino, osculum porrigens, et pollicens se rediturum. Illa autem timens non amplius videre eum, non valebat prae dolore se sustentare, quin ad terram rueret exanimis, lugens pro amico suo, quem perdidit vivum, quasi jam mortuum. Ille vero tanquam nil pietatis habens, et tamen habens, nec fletui uxoris suae, neque filiorum, neque amicorum quorumcunque condolens, et tamen clam condolens, sed duro animo constans abibat. Tristitia remanentibus, gaudium autem euntibus erat. Quid dicere possimus inde? A Domino factum est istud, et est mirabile in oculis nostris (Psal. CXVII, 23).

Igitur nos Franci occidentales per Italiam excursa Gallia transeuntes, cum usque Lucam pervenissemus, invenimus prope urbem illam Urbanum apostolicum, cum quo locuti sunt comes Robertus Northmannus, et comes Stephanus, nos quoque caeteri qui voluimus. Et ab eo benedictione suscepta, gaudenter Romam ivimus. Et cum in basilica Sancti Petri introissemus, invenimus ante altare homines Guiberti papae stolidi, qui oblationes altari superpositas, gladios suos in manibus tenentes, inique arripiebant; alii vero super trabes ejusdem monasterii cursitabant, et inde deorsum ubi prostrati orabamus lapides jaciebant. Nam cum viderent aliquem Urbano fidelem, illico trucidare eum volebant. In arce autem una monasterii inerant homines Urbani, qui eam sollicite custodiebant in ipsius Urbani fidelitatem, et adversantibus sibi, prout poterant, obsistebant. Satis proinde doluimus, cum tantam nequitiam ibi fieri vidimus. Sed nil aliud facere potuimus, nisi quod a Domino vindictam inde fieri optavimus. Nec mora inde facta, multi, qui nobiscum illuc usque venerunt, ad domos suas ignavi redierunt. Nos autem per mediam Campaniam et Apuliam euntes, pervenimus Barrum, quae civitas optima, in maris margine sita est; ibique in ecclesia Sancti Nicolai fusis ad Deum precibus nostris, portum tunc adeuntes, sine mora transfretare putavimus. Sed absentibus nautis et praevaricant fortuna, tempus etiam tunc erat hiemale, quod nobis nocivum objecerunt, oportuit Rotbertum Comitem Northmanniae in Calabriam divertere, et toto brumali tempore illic hiemare. Tunc tamen comes Flandrensis Rotbertus cum cohorte sua transfretavit. Tunc plurimi de pauperibus vel ignavis inopiam futuram metuentes, arcubus suis venditis, et baculis peregrinationis resumptis, ad mansiones suas regressi sunt. Qua de re viles tam Deo quam hominibus facti sunt, et versum est eis in opprobrium.

CHAPITRE II.

 

En l'année 1096 depuis l'Incarnation du Seigneur, au mois de mars qui suivit le concile d'Auvergne, dont on a parlé plus haut, et que le seigneur Urbain tint dans le mois de novembre, ceux qui avaient été les plus prompts dans leurs préparatifs commencèrent à se mettre en route pour le voyage; les autres suivirent dans les mois d'avril, mai, juin ou juillet et même août, septembre, et enfin octobre, selon qu'ils trouvèrent des occasions favorables de réunir l'argent nécessaire pour cette expédition. Cette année toutes les contrées de la terre jouirent de la paix, et regorgèrent d'une immense abondance de froment et de vin. Dieu l'ordonna ainsi, afin que ceux qui avaient pris sa croix, conformément à ses ordres, et s'étaient décidés à suivre son étendard, ne périssent pas en chemin par le manque de pain: il est au surplus à propos de graver soigneusement dans sa mémoire les noms des chefs de ces pélerins. Je citerai donc d'abord le grand Hugues, frère de Philippe, roi des Français: le premier d'entre tous ces héros, il passa la mer et débarqua avec les siens près de Durazzo, ville de la Bulgarie; mais ayant eu l'imprudence de marcher vers cette place à la tête d'une troupe trop peu nombreuse, il fut pris par les habitaus et conduit à l'empereur de Constantinople, qui le retint quelque temps dans cette dernière ville sans l'y laisser jouir d'une entière liberté. Après lui Boémond de la Pouille, fils de Robert Guiscard, mais normand d'origine, prit la même route avec son armée. Godefroi, duc des Etats de Lorraine, alla par le pays des Hongrois, à la tête d'une troupe nombreuse. Raimond, comte de Provence, avec les Goths et les Gascons, ainsi que l'évêque du Puy, traversèrent la Sclavonie. Un certain Pierre ermite, suivi d'une foule de gens de pied, mais de peu de chevaliers, prit d'abord son chemin par la Hongrie; toute cette troupe eut après pour chef un certain Gauthier, surnommé Sans-Argent, excellent chevalier, qui par la suite fut tué par les Turcs, avec beaucoup de ses compagnons, entre les villes de Nicomédie et de Nicée, au mois de septembre. Robert, comte de Normandie et fils de Guillaume, roi des Anglais, se mit en route après avoir réuni une grande armée de Normands, d'Anglais et de Bretons; avec lui marchèrent encore Etienne, comte de Blois, fils de Thibaut, et Robert, comte de Flandre, auxquels s'étaient joints beaucoup d'autres nobles hommes. Tel fut donc l'immense rassemblement qui partit d'occident; peu à peu et de jour en jour cette armée s'accrut pendant la route d'autres armées accourues de toutes parts, et formées d'un peuple innombrable: aussi voyait-on s'agglomérer une multitude infinie parlant des langues différentes, et venue de pays divers. Ces armées ne furent cependant fondues en une seule que lorsque nous eûmes atteint la ville de Nicée. Que dirais-je de plus? toutes les îles de la mer, et tous les royaumes de la terre furent mis en mouvement par la main de Dieu, afin qu'on crût voir s'accomplir la prophétie de David, disant dans ses psaumes: «Toutes les nations que vous avez créées viendront se prosterner devant vous, Seigneur, et vous adorer19;» et afin aussi que ceux qui arrivaient aux lieux saints pussent enfin s'écrier à juste titre: «Nous adorerons le Seigneur là où sont empreintes les traces de ses pas.» On lit, au reste, dans les prophéties beaucoup d'autres passages encore où est prédit ce saint pélerinage. O combien les cœurs qui s'unissaient firent éclater de douleur, exhalèrent de soupirs, versèrent de pleurs et poussèrent de gémissemens, lorsque l'époux abandonna son épouse bien aimée, ses enfans, tous ses domaines, son père, sa mère, ses frères, ou ses autres parens! Et cependant malgré ces flots de larmes, que ceux qui restaient laissèrent couler de leurs yeux pour leurs amis prêts à partir, et en leur présence même, ceux-ci ne permirent pas que leur courage en fût amolli, et n'hésitèrent nullement à quitter, par amour pour le Seigneur, tout ce qu'ils avaient de plus précieux, persuadés qu'ils gagneraient au centuple en recevant la récompense que Dieu a promise à ceux qui le suivent. Dans leurs derniers adieux, le mari annonçait à sa femme l'époque précise de son retour, lui assurait que, s'il vivait, il reverrait son pays et elle au bout de trois années, la recommandait au Très-Haut, lui donnait un tendre baiser, et lui promettait de revenir; mais celle-ci, qui craignait de ne plus le revoir, accablée par la douleur, ne pouvait se soutenir, tombait presque sans vie étendue sur la terre, et pleurait sur son ami qu'elle perdait vivant, comme s'il était déjà mort; lui alors, tel qu'un homme qui n'eût eu aucun sentiment de pitié, quoique la pitié remplît son cœur, semblait, tout ému qu'il en était dans le fond de son cœur, ne se laisser toucher par les larmes, ni de son épouse, ni de ses enfans, ni de ses amis quels qu'ils fussent; mais montrant une ame ferme et dure il partait. La tristesse était pour ceux qui demeuraient, et la joie pour ceux qui s'en allaient. Que pourrions-nous encore ajouter? «C'est le Seigneur qui a fait cela, et c'est ce qui paraît à nos yeux digne d'admiration20

Nous autres Francs occidentaux, nous traversâmes donc toute la Gaule, et prîmes notre route par l'Italie. Quand nous fûmes parvenus à Lucques, nous rencontrâmes près de cette ville Urbain, le successeur des Apôtres, avec qui conférèrent le Normand Robert, le comte Etienne, et tous les autres d'entre nous qui le voulurent. Après avoir reçu sa bénédiction, nous nous acheminâmes pleins de joie vers Rome. A notre entrée dans la basilique du bienheureux Pierre, nous trouvâmes rangés devant l'autel des gens de Guibert, ce pape insensé, qui, tenant à la main leurs épées, enlevaient contre toute justice les offrandes déposées sur l'autel par les fidèles; d'autres courant sur les poutres qui formaient le toit du monastère, lançaient des pierres de là en bas, à l'endroit où nous priions humblement prosternés. Aussitôt en effet qu'ils apercevaient quelqu'un dévoué à Urbain, ils brûlaient du desir de l'égorger à l'heure même. Mais dans une tour de ce même monastère étaient des hommes d'Urbain, qui la gardaient avec vigilance, par fidélité pour ce pontife, et résistaient autant qu'ils pouvaient à ceux du parti opposé. Nous éprouvâmes un vif chagrin de voir de si grandes iniquités se commettre dans un tel lieu; mais nous ne pûmes faire autre chose que souhaiter que le Seigneur en tirât vengeance. De Rome, beaucoup de ceux qui étaient venus avec nous jusque-là s'en retournèrent lâchement chez eux sans attendre davantage; pour nous, traversant la Campanie et la Pouille, nous arrivâmes à Bari, ville considérable située sur le bord de la mer. Là, nous adressâmes nos prières à Dieu dans l'église de Saint-Nicolas, et nous nous rendîmes au port, dans l'espoir de nous embarquer sur-le-champ pour passer la mer; mais les matelots nous manquèrent, et la fortune nous fut contraire. On entrait alors en effet dans la saison de l'hiver, et l'on nous objecta qu'elle nous serait fort dangereuse sur mer: le comte de Normandie, Robert, se vit donc forcé de s'enfoncer dans la Calabre, et d'y séjourner tout le temps de l'hiver. Alors cependant Robert, comte de Flandre, s'embarqua avec toute ses troupes. Mais alors aussi beaucoup d'entre les plus pauvres et les moins courageux, craignant la misère pour l'avenir, vendirent leurs arcs, reprirent le bâton de voyage et regagnèrent leurs demeures. Cette désertion les avilit aux yeux de Dieu, comme à ceux des hommes, et répandit sur eux une honte ineffaçable.

 

CAPUT III.

 

Anno igitur Domini millesimo nonagesimo septimo, reducente verno tempore mensem Martium, comes statim Northmannus, et comes Stephanus Blesensis, qui juxta cum similiter tempus exspectaverat opportunum, mare repetierunt. Et classe parata, Nonas Aprilis, quod tunc die sancti Pascha evenit, apud portum Brundusianum rates cum suis conscenderunt. O quam incognita et investigabilia sunt judicia Dei! Vidimus enim navim unam inter caeteras, quae non superveniente occasione aliqua, per medium subito eventu prope littus maris subcrepuit. Unde fere quadringenti utriusque sexus demersi perierunt, de quibus laus jucunda Deo statim sonuit. Nam cum corpora jam mortua qui circumstabant pro posse recollegissent, invenerunt in carnibus quorumdam, scilicet super spatulas, crucis in modum notas insignitas. Nam quod in pannis suis vivi gestaverunt, competebat, Domino volente, in ipsis in servitio suo sic praeoccupatis idem signum victoriosum sub fidei pignore permanere; etiam patefieri considerantibus tali miraculo merito dignum erat, eos defunctos sub misericordia Dei jam quietem vitae perennis adeptos fuisse, ut verissimum pateret id compleri quod scriptum est: Justus qua morte praeoccupatus fuerit, in refrigerio erit (Sap. IV, 7) . De reliquis autem jam cum morte luctantibus, viri pauci vitam retinuerunt; equi vero et muli sub undis exstincti sunt; pecunia quoque multa perdita est. Quod infortunium cum videremus, pavore grandi confusi sumus, intantum ut plerique corde debiles, nondum naves ingressi, ad domos suas reverterentur, peregrinatione dimissa, dicentes nunquam amplius in aliquam sic deceptionem se infigere. Nos autem in omnipotenti Deo spem nostram penitus ponentes, artemonibus sursum levatis, tuba sonante multa Deum proclamando, et gubernante ipso, in pelagus nos impegimus, vento aliquantulum flante. Cumque per tres dies vento deficiente in fluctibus altis detineremur, in quarto die juxta urbem Duratum, quasi decem milliariis interstantibus, portui sani applicuimus. Duo tamen portus classem nostram susceperunt. Tunc autem quidem iter siccum laetabundi resumpsimus, et ante urbem praefatam postea perreximus. Itaque Bulgarorum regiones per montium praerupta et loca satis deserta transivimus. Daemonis ad flumen rapidum convenimus omnes, quod sic ab incolis terrae vocitatur, et merito. Vidimus enim in illo flumine diabolico quamplures, dum vadare pedetentim sperabant, torrentis impetu diro, quod nullus cernentium juvare poterat, mersu repentino perire. Qua de re lacrymas multas ibi pietate dimisimus, et nisi equites cum equis dextrariis invaso illo peditibus auxilium ferrent, multi modo simili vitam ibi perderent. Tunc juxta ripam castra nostra metati sumus, et ibi una nocte pausavimus. Montes vasti nobis undique praeerant, in quibus nemo incola parebat. Mane quidem, aurora clarescente, classicis sonantibus, iter nostrum arripuimus conscendendo montem, quem Bagulatum nuncupant. Postea vero, montanis postpositis, tandem pervenimus ad flumen, quod vocatur Baldarius. Et quod antea nisi navigio transiri solitum erat, opitulante Deo, qui suis semper ubique praesens subvenit, laetanter vadando transmeavimus. Quo transito sequenti die ante urbem Thessalonicam, bonis omnibus abundantem, tentoria tendimus nostra.

CHAPITRE III.

 

L'an du Seigneur 1097, dès que le mois de mars eut ramené le printemps, le comte de Normandie et Etienne, comte de Blois, qui avaient attendu avec Robert le temps favorable pour s'embarquer, se rendirent de nouveau sur le bord de la mer. Dès que la flotte fut prête, et le jour des noues d'avril arrivé, auquel tomba cette année la sainte fête de Pâques, ces deux comtes montèrent sur les vaisseaux avec tous leurs hommes au port de Brindes. Combien les jugemens de Dieu sont inconnus et incompréhensibles! entre tous les vaisseaux, nous en vîmes un qui, sans qu'aucun péril extraordinaire le menaçât, fut, par un évévement subit, rejeté hors de la pleine mer et brisé près du rivage. Quatre cents individus environ de l'un et l'autre sexe périrent noyés; mais on eut promptement à faire retentir à leur occasion des louanges agréables au Seigneur: ceux en effet qui furent spectateurs de ce naufrage, ayant recueilli autant qu'ils le purent les cadavres de ces hommes, déjà privés de vie, trouvèrent, sur les omoplates de certains d'entre eux, des marques représentant une croix, imprimée dans les chairs. Ainsi donc le Seigneur voulut que ces gens, morts à l'avance pour son service, conservassent sur leur corps, comme un témoignage de leur foi, le signe victorieux qu'ils avaient pendant leur vie porté sur leurs habits, et que ce miracle fît connaître clairement à tous ceux qui le virent que ces gens avaient à bon droit joui, au moment de leur trépas, de la miséricorde divine, et mérité d'obtenir le repos éternel, afin qu'aux yeux de tous parût évidemment s'accomplir, dans toute sa vérité, ce qui est écrit: «La mort qui saisira le juste, le fera entrer dans un repos rafraîchissant.» Du reste de leurs compagnons, qui déjà luttaient avec la mort, il y en eut bien peu qui conservèrent la vie; leurs chevaux et leurs mulets furent en outre engloutis dans les ondes, et l'on perdit encore dans cette circonstance une grande quantité d'argent. A la vue de ce malheur nous fûmes tous tellement troublés par une frayeur sans bornes, que beaucoup de ceux qui n'étaient point encore montés sur les vaisseaux, se montrant faibles de cœur, renoncèrent à continuer leur pélerinage, et retournèrent chez eux, disant que jamais plus ils ne consentiraient à se confier à une onde si décevante. Quant à nous, mettant sans réserve toute notre espérance dans le Dieu tout-puissant, nous levâmes l'ancre sur-le-champ, louâmes le Seigneur au son des trompettes, et nous lançâmes en pleine mer, nous abandonnant à la conduite du Très-Haut, et au vent qui enflait légèrement les voiles. Pendant trois jours que le vent nous manqua tout-à-fait, nous, fûmes retenus au milieu des flots; le quatrième nous prîmes terre auprès de la cité de Durazzo, dont nous n'étions éloignés que d'environ dix milles, et deux ports reçurent toute notre flotte. Alors, pleins de joie, nous reprîmes la route de terre, passâmes devant la susdite ville, et traversâmes tout le pays des Bulgares, franchissant des contrées presque désertes et des montagnes escarpées. Nous nous réunîmes tous sur les bords d'un fleuve rapide, que les habitans appellent, et à juste titre, le fleuve du Démon; nous vîmes en effet dans ce fleuve diabolique plusieurs des nôtres, qui espéraient le passer à gué et à pied, emportés par la violence cruelle du torrent, et périr submergés tout à coup, sans qu'aucun des témoins de leur malheur pût leur porter secours. Emus de compassion, nous répandîmes sur leur sort des flots de larmes; et si les hommes d'armes avec leurs grands chevaux de bataille n'eussent prêté leur aide aux fantassins en se jetant dans le fleuve, beaucoup de ces derniers y auraient perdu la vie de la même manière. Posant alors notre camp sur le rivage, nous nous reposâmes une nuit dans ce lieu, où de toutes parts s'élevaient autour de nous de vastes montagnes, sur lesquelles ne se montrait aucun habitant. Le lendemain matin, dès que l'aurore brilla, les trompettes sonnèrent, et reprenant notre route, nous gravîmes la montagne appelée Bagular; ensuite, laissant derrière nous ces montagnes, nous arrivâmes au fleuve nommé le Vardar. Jamais jusque-là on ne l'avait traversé qu'à l'aide de barques; mais avec l'aide du Seigneur, qui toujours et partout est présent aux siens et leur prête son appui, nous le passâmes joyeusement à gué. Cet obstacle franchi, nous dressâmes le jour suivant nos tentes devant Thessalonique, ville abondante en richesses de tout genre.

 

CAPUT IV.

 

Mora autem per quatuor dies ibi facta, deinde Macedoniam transigentes per vallem Philippensium, postque Lucretiam, et Chrisopolim, atque Christopolim, caeteras quoque urbes quae sunt in Graecia, Constantinopolim pervenimus. Ibi quidem ante urbem tentoriis nostris extensis, per quatuordecim dies lassitudinem nostram relevavimus. Et quia civitatem illam ingredi non quivimus, quoniam imperatori non placuit (timebat enim ne forte aliquod damnum ei machinaremur) stipendium quotidianum extramuros allatum nos emere oportuit, quod praecepto imperatoris nobis cives afferebant. Nec permittebat imperator introire in civitatem multos insimul, sed honoratim vel quinque vel sex de potentioribus, ad horam in ecclesiis ingredi sinebat. O quanta civitas nobilis et decora! quot monasteria, quotque palatia sunt in ea, opere miro fabrefacta! quot etiam in plateis vel in vicis opera, ad spectandum mirabilia! Taedium est quidem magnum recitare quanta sit ibi opulentia bonorum omnium, auri et argenti, palliorum multiformium sanctarumque reliquiarum Omni etiam tempore navigio frequenti cuncta hominum necessaria illuc afferuntur. Ibi insuper, ut spero, fere viginti millia spadones assidua habitatione conversantur. Cum autem nos satis fatigatos requie recreassemus, tunc optimates nostri, accepto consilio, facti sunt homines imperatoris, et popigerunt foedus cum ipso, sicut jam ipse postulavera ab eis. Quod similiter jam fecerant sub jurejurando, qui nos in itinere ipso antecesserant, Boamundus scilicet, et dux Godefridus. Comes autem Raymundus hoc facere tunc recusavit. Comes vero Flandriae sic, sicut alii, jusjurandum fecit. Nam erat eis necesse ut taliter cum imperatore amicitiam solidarent, ut tutius quaererent, et acciperent ab eo consilium et auxilium, praesens et futurum, tam sibi quam omnibus qui nos secuturi erant, per eumdem tramitem. Quibus idcirco ipse imperator praebuit de numismatibus suis quantum placuit, de equis, et de palliis, et de pecunia sua, qua nimis indigebant ad tantum iter explendum. Hoc expleto, mare, quod Brachium Sancti Georgii vocatur, transfretavimus. Tunc ad Nicaeam urbem properavimus, quam obsidione Boamundus, et dux Godefridus, et comes Raymundus, et comes Flandriae a medio Maii jam obsidebant. Quam urbem possidebant Turci orientales, pagani acres animis, et arcubus sagittarii. Hi quidem de Perside, jam a quinquaginta annis, Euphrate fluvio transito, terram Romaniae totam usque Nicomediam urbem sibi subjugaverant. O quot capita caesa, et ossa occisorum ultra Nicomediam in campis jacentium tunc invenimus! quos ipso anno, ignaros, et usui sagittario modernos Turci peremerant; unde moti pietate, satis lacrymas fudimus. Cumque audissent qui Nicaeam urbem jam obsidebant, venire principes comites nostros, Rotbertum scilicet Northmannum et Stephanum Blesensem, gaudenter eis et nobis obviam venerunt, et usque ad locum ubi tabernacula nostra extendimus, ante urbem in partem australem deduxerunt. Jam semel Turci congregati se paraverant, volentes vel obsidionem ab urbe, si possent, excutere, vel de militibus suis urbem melius munire. Sed a nostris fortiter et ferociter repulsi, occisi sunt ex eis fere ducenti. Cum autem viderent Francos tam animosos, et probitate validissimos, secesserunt refugi in Romaniam interiorem, quoadusque tempus opportunius aggrediendi eos sentirent. Nos quippe in hebdomada Junii prima, postremi ad obsidionem venimus. Tunc de exercitibus plurimis unus illic exercitus effectus est, quorum centum millia loricis et galeis muniti erant; quem, qui de numero sapiebant, sexies centum millia ad bella valentium esse aestimabant, exceptis inermibus, videlicet clericis, monachis, mulieribus et parvulis. Quid igitur insuper? si omnes, qui de domibus suis egressi votum iter jam incoeperant, simul illic adessent, procul dubio sexagies centum millia bellatorum essent. Sed alii de Roma, alii de Apulia, alii vero de Hungaria, vel Sclavonia, labore recusato, domos suas redierant, vel in locis multis, millibus multis occisis, et nobiscum multi eundo infirmati, vitam finiebant defuncti. Multa coemeteria videretis in callibus, et in campis, et in lucis, de peregrinis nostris sic sepultis. Sciendum quia quandiu Nicaeam urbem circumsedimus, navigio marino, consensu imperatoris, victus nobis ad emendum illuc est allatus. Tunc heroes nostri fecerunt machinas fieri, arietes, scrofas, turres ligneas, petrarias. Distendebantur arcubus sagittae, jaciebantur lapides, hostes nobis nosque illis vicem certaminis pro posse reddebamus. Saepe cum machinis illis armati urbem assiliebamus, sed muro forti nobis obstante, cassabatur assultus. Saepe de Turcis, saepe de Francis, sagittis vel lapidibus percussi, interibant. Vere doleretis et pietate suspiraretis, cum aliquem de nostris prope murum quoquomodo trucidassent, et submissis uncis ferreis, quos funibus deorsum dimittebant, corpus interempti, aliquando loricati, sursum ad se rapiebant, quod nullus nostrum audebat, nec poterat ab eis extorquere. Corpore tunc expoliato, cadaver foras jaculabantur. Sed cum quinque septimanis urbem circumsedissemus, et multoties assultibus Turcos pavidos fecissemus, facto interim placito per legationes apud imperatorem, callide reddiderunt ei urbem, cum jam ipsa vi et ingeniis valde coercita esset. Tunc Turci intromiserunt in eam Turcopulos ab imperatore missos, qui urbem cum pecunia interna domino suo imperatori, sicut eis praeceperat, servaverunt. Quapropter pecunia illa retenta, jussit imperator de auro suo et argento atque palliis proceribus nostris dari, peditibus quoque distribui fecit de nummis suis aeneis, quos vocant Tartarones. Die autem illo, quo Nicaea sic est comprehensa, sive reddita, unius mensis solstitio repercussus est, tertioque Kal. Julii, cum barones nostri ab imperatore concessum abeundi accepissent, a Nicaea discessimus interiores Romaniae regiones adituri. Sed cum per duos dies iter egissemus nostrum, nuntiatum est nobis quod Turci, praetentis nobis insidiis, in planis, per quae transituros nos arbitrabantur, praeliaturi exspectabant. Hoc autem cum audivissemus, nihil ob id audacitatis amisimus. Sed cum sero illo speculatores nostri plures ex illis a longe vidissent, statim nos inde monuerunt, propter quod tentoria nostra nocte illa excubiis undique conservari fecimus.

CHAPITRE IV.

 

Après nous être arrêtés quatre jours dans cet endroit, nous traversâmes la Macédoine; puis passant par la vallée de Philippe et les villes de Lucrèce, Chrysopolis et Christopolis, ainsi que d'autres cités qui sont dans la Grèce, nous parvînmes enfin à Constantinople. Elevant nos tentes devant cette ville, nous restâmes là quatorze jours à nous refaire de nos fatigues, mais sans pouvoir entrer dans cette cité. L'empereur, qui craignait que nous ne machinassions quelque entreprise contre lui, ne voulut pas y consentir; il nous fallut donc acheter hors des murs les provisions qui nous étaient nécessaires pour chaque jour, et que les citoyens nous apportaient par l'ordre de l'empereur. Ce prince ne souffrait pas non plus que beaucoup d'entre nous vinssent ensemble dans Constantinople; mais il permettait, pour nous faire honneur, que cinq ou six des chefs les plus considérables entrassent dans les églises à la même heure. Quelle noble et belle cité est Constantinople! Combien on y voit de monastères et de palais construits avec un art admirable! Que d'ouvrages étonnans à contempler sont étalés dans les places et les rues! Il serait trop long et trop fastidieux de dire en détail quelle abondance de richesses de tout genre, d'or, d'argent, d'étoffes de mille espèces et de saintes reliques on trouve dans cette ville, où en tout temps de nombreux vaisseaux apportent toutes les choses nécessaires aux besoins des hommes. On y entretient constamment en outre, et on y loge, comme je le crois, environ vingt mille eunuques. Après que nous nous fûmes suffisamment remis de nos longues fatigues par le repos, nos chefs principaux ayant pris conseil de tous, se reconnurent les hommes de l'empereur, et conclurent avec lui un traité d'alliance, comme lui-même le leur avait auparavant demandé. Ceux qui nous précédèrent dans la même route, savoir, Boémond et le duc Godefroi, avaient déjà fait et confirmé par serment un traité semblable: quant au comte Raimond il refusa d'y souscrire; mais le comte de Flandre prêta le serment comme tous les autres. Dans le fait il était indispensable à nos chefs de consolider ainsi leur amitié avec l'empereur, afin de pouvoir requérir et recevoir de lui, dans le moment présent comme à l'avenir, conseil et secours, tant pour eux que pour tous ceux qui devaient nous suivre par le même chemin. Ce traité fait, l'empereur leur offrit des pièces de monnaies frappées à son effigie tant qu'ils en voulurent, et leur donna des chevaux, des étoffes et de l'argent de son trésor, dont ils avaient grand besoin pour achever une si longue route. Cette affaire terminée, nous traversâmes la mer, qu'on appelle le bras de Saint-George, et hâtâmes notre marche vers la ville de Nicée. Déjà depuis le milieu de mai, Boémond, le duc Godefroi, le comte Raimond et le comte de Flandre tenaient assiégée cette ville, qu'occupaient les Turcs, Païens orientaux d'un grand courage et habiles à tirer de l'arc. Sortis de la Perse depuis cinquante ans, ces barbares après avoir passé le fleuve de l'Euphrate avaient subjugué toute la Romanie, jusqu'à la ville de Nicomédie. Que de têtes coupées, que d'ossemens d'hommes tués nous trouvâmes étendus dans les champs, au delà de cette dernière cité! C'étaient les nôtres, qui, novices, ou plutôt tout-à-fait ignorans dans l'art de se servir de l'arbalète, avaient été cette même année massacrés par les Turcs. Dès que ceux qui déjà formaient le siége de Nicée eurent appris l'arrivée de nos princes Robert, comte de Normandie, et Etienne, comte de Blois, ils accoururent pleins de joie au devant d'eux et de nous, et nous conduisirent en un lieu où nous dressâmes nos tentes, en face de la partie méridionale de cette ville. Une fois déjà les Turcs du dehors21 s'étaient rassemblés en armes dans l'intention, ou de délivrer la ville du siége, s'ils le pouvaient, ou au moins d'y jeter un plus grand nombre de leurs soldats, afin de la mieux défendre; mais courageusement et durement repoussés par les nôtres, ils eurent environ deux cents des leurs tués dans cette affaire. Voyant donc les Français si animés et d'une vaillance si ferme, ils se retirèrent pour chercher un asile dans l'intérieur de la Romanie, jusqu'à ce qu'ils trouvassent le moment favorable de nous attaquer. Ce fut dans la première semaine de juin que les derniers de nous arrivèrent au siége; alors, de plusieurs armées differentes, jusque-là séparées, on n'en forma qu'une seule: on y comptait cent mille hommes armés de cuirasses et de casques, et ceux qui connaissaient le mieux sa force, l'évaluaient à six cent mille individus en état de faire la guerre, sans y comprendre ceux qui ne portaient pas les armes, comme les clercs, les moines, les femmes et les enfans. Qu'ajouterai-je encore? Certes, si tous ceux qui abandonnèrent leurs maisons, et entreprirent le pélerinage qu'ils avaient fait vœu d'accomplir, étaient venus jusqu'à Nicée, nul doute qu'il y eût eu six millions de combattans réunis. Mais beaucoup refusant de supporter plus long-temps la fatigue, retournèrent chez eux, les uns de Rome, les autres de la Pouille, ceux-ci de Hongrie, et ceux-là de la Sclavonie: il y eut aussi grand nombre d'hommes d'armes tués en divers lieux; beaucoup enfin qui continuèrent la route avec nous, tombèrent malades et perdirent la vie. Aussi voyait-on dans les chemins, dans les champs et dans les bois une foule de tombeaux où nos gens étaient enterrés. Il est bon de rappeler que, pendant tout le temps que nous campâmes autour de Nicée, on nous apporta par mer, du consentement de l'empereur, les vivres qu'il nous fallait acheter. Nos chefs firent alors construire des machines de guerre, telles que beliers, machines à saper les murs, tours en bois et pierriers. Les arcs tendus lançaient les flèches; on faisait pleuvoir les pierres; les ennemis nous rendaient de tout leur pouvoir, et nous leur rendions de notre côté, de tout le nôtre, combats pour combats. A l'aide des machines, et couverts de nos armes, nous livrions fréquemment des assauts à la ville; mais la forte résistance que nous opposait la muraille nous contraignait de les cesser. Souvent des Turcs, souvent des Francs périssaient percés par les flèches ou écrasés par les pierres. C'était une douleur à faire soupirer de compassion de voir les Turcs, lorsqu'ils réussissaient d'une manière quelconque à égorger quelqu'un des nôtres au pied des murs, jeter du haut en bas sur le malheureux tout vivant des crocs de fer, enlever en l'air et tirer à eux son corps privé de vie, et la plupart du temps recouvert d'une cuirasse, sans qu'aucun de nous osât ou pût leur arracher cette proie, puis dépouiller le cadavre et le rejeter hors de leur muraille. Cependant, comme déjà nous assiégions Nicée depuis cinq semaines, et que nous les avions effrayés par des assauts maintes fois répétés, ils tinrent conseil et adressèrent à l'empereur des députés qu'ils chargèrent adroitement de lui rendre leur ville, comme si elle eût été réduite par la force de ses troupes et sa propre habileté. Ils admirent donc dans leurs murs des turcopoles, ou soldats armés à la légère, envoyés par ce prince, qui s'emparèrent en son nom, et comme il le leur avait ordonné, de la place et de tout l'argent qu'elle renfermait. L'empereur retenant pour lui ces trésors, fit donner de son or et de son argent propre, ainsi que des manteaux à nos chefs, et distribuer aux gens de pied des monnaies d'airain frappées à son effigie, et qu'on nomme tartarons. La ville de Nicée fut ainsi prise ou plutôt rendue le jour même où tombait le solstice de juin; et, le vingt-neuvième jour de juin, nos barons ayant reçu le consentement de l'empereur à notre départ, nous nous éloignâmes de Nicée pour nous diriger vers les régions intérieures de la Romanie. A peine avion-snous fait deux journées de route, qu'on nous apprit que les Turcs, nous dressant des embûches, se préparaient à nous combattre dans les plaines qu'ils croyaient que nous devions traverser. Cette nouvelle ne nous fit rien perdre de notre audace; mais comme le soir du même jour nos éclaireurs virent de loin plusieurs de ces ennemis, ils nous prévinrent sur-le-champ, et nous plaçâmes pendant cette nuit des sentinelles de tous côtés, autour de nos tentes, pour les garder.

 

CAPUT V.

 

Mane autem facto, quod accidit Kal. Julii, sumptis armis, et monente cornu, adversus eos per alas consecuti, tribunis et centurionibus cohortes et centurias ducentibus, vexillis levatis, ordinate ire coepimus. Hora diei secunda, ecce praecursores eorum speculatoribus nostris appropiaverunt. Quod cum audissemus, protinus tentoria nostra juxta quoddam arundinetum metari fecimus, ut expeditius clitellis, id est sarcinis, depositis promptiores ad praeliandum essemus. Quo facto, en Turci, quorum princeps et admiratus erat Soliman, qui Nicaeam urbem et Romaniam in potestate sua tenebat, congregatis sibi Turcis ab orientalibus partibus, qui triginta dierum itinere, et eo amplius, in auxilium ejus mandati venerant; aderantque cum eo quamplures admirati, videlicet Amudaradigium, Miriatos, Comardigum, Amirchai, Lachin, Boldagis, Caradigum, multique alii qui omnes insimul erant trecenta et sexaginta millia pugnatorum, scilicet sagittariorum. Mos enim eorum est talibus uti armis. Equites erant omnes. Nos autem utcunque pedites et equites. Sed nobis tunc deerant dux Godefridus, et comes Raymundus, atque Hugo Magnus qui per duos dies insipienter se a nobis subtraxerant cum gente maxima tramite bifurco. Unde nobis damnum irrestaurabile accidit, tam de nostris occisis quam Turcis non retentis, vel interfectis. Sed quia tarde legatos nostros inde habuerunt, ideo tarde nobis succurrerunt. Turci autem audacter ululatibus concrepantes, pluviam sagittarum vehementer nobis jacere coeperunt. Sed ictibus tam crebris nos stupefacti, mortuique, et multi laesi, mox timidi versi sumus in fugam. Nec erat mirandum, quia cunctis nobis tale bellum erat incognitum. Jamjamque ex altera parte arundineti, agmina densa ex eis adusque papiliones nostros vehementer irruerant, qui de rebus nostris intus arripiebant, et de gente nostra occidebant, cum forte, disponente Deo, Hugonis Magni, et comitis Raymundi, et ducis Godefridi praecursores tali infortunio a posteriore parte accurrerunt. Et cum usque ad tentoria nostra jam fugati fuissemus, statim qui ingressi fuerant a papilionibus se removerunt, putantes propter eos tam cito nos regredi. Sed quod audaciam vel probitatem suspicati sunt, pavorem nimium sperare possent. Quid dicam? Nos quidem in unum conglomerati, tanquam oves ovili clausae, trepidi et pavefacti ab hostibus undique vallabamur, ut nullatenus aliquorsum procedere valeremus. Quod nobis visum est propter peccata nostra sic contigisse. Nam quosdam luxuria polluebat, quosdam vero avaritia vel superbia vitiabat. Clamor erat ingens aethera feriens, virorum ac mulierum, atque infantium, nec non et paganorum qui super nos irruebant. Jamque nulla spes erat vitae. Tunc reos et peccatores nos omnes esse fatebamur, misericordiam a Deo devote postulantes. Aderat ibi episcopus Podiensis, patronus noster, et quatuor alii; aderantque sacerdotes quamplurimi, albis induti vestimentis, qui Dominum humillime deposcebant, ut virtutem hostium prosterneret, et nobis dona misericordiae suae infunderet. Plorando cantabant, cantantes orabant. Tunc currebant multi ad eos, qui confestim mori timentes confitebantur eis peccata sua. Tunc nostri proceres, Robertus Northmanniae comes, et Stephanus Blesensis, et comes Flandriae, Boamundus quoque, pro posse eis resistere, et eos saepe nitebantur invadere. Ipsi quidem a Turcis fortiter impetebantur. Sed forsitan supplicatione nostra Dominus placatus (quia nec nobilitatis pompae, nec armis lucidis triumphare favet; sed menti piae, et virtutibus divinis munitae, in necessitate pie subvenit) paulatim vigorem tunc nobis praestitit, et Turcos magis magisque debilitavit. Nam visis consociis nostris, qui postremi properabant ad adjuvandum nos, laudantes Deum, audaciam resumpsimus et per turbas et cohortes eis resistere nisi sumus. Heu! quot de nostris die illo post nos lente venientes in via occiderunt! A prima diei hora usque ad sextam, nos, ut dixi, anguste coercuerunt; sed tunc paulatim nobis animatis et de nostris sociis concretis, adfuit mirabiliter divina gratia, et quasi momento subitaneo, Turci omnes visibus nostris dorsa fugitivi verterunt. Nos vero post eos vehementer vociferantes, per montes et valles persecuti eos sumus; quos fugare non cessavimus, donec anteriores nostri cursores ad tentoria eorum pervenerunt. Ubi alii de rebus eorum et de tentoriis ipsis oneraverunt eorumdem equos et camelos plures, quos pro timore illic reliquerant; alii vero Turcos fugientes usque ad noctem persecuti sunt. Sed quia famelici et fatigati erant equi nostri, paucos ex eis retinuimus. Grande autem miraculum Dei fuit, quod die crastino et tertio non cessaverunt fugere, quamvis eos nullus, nisi solus Deus, amplius fugaret. De tanta autem victoria nos facti laetissimi, Deo gratias omnes exsolvimus, quia noluit iter nostrum omnino adnihilari, sed ad honorem sui et Christianitatis, honorabilius solito prosperari: unde ab oriente usque ad occasum fama personabit perennis. Tum quidem post eos iter nostrum modeste calcavimus. Turci vero ante nos fugientes catervatim mansiones per Romaniam sibi quaesierunt. Tum perreximus Antiochiam, quam praenominant parvam, in provincia Psidie, deinde Iconium: in quibus regionibus, saepissime pane cibariisque satis indiguimus. Nam Romaniam, quae terra est optima et fertilissima bonorum omnium, invenimus valde a Turcis vastatam et deploratam. Multoties tamen videretis tantam gentis multitudinem de raris culturis, quas interdum per loca inveniebamus, bene refocillari, supplemento illius Dei, qui de quinque panibus et duobus piscibus quinque millia hominum cibavit (Matth. XIV, 19-21) . Inde satis laetabamur, et congaudentes, dona misericordiae Dei haec esse profitebamur. Tunc autem vere vel rideretis, vel forsitan pietate lacrymaremini, cum multi nostrum jumentis egentes, quia de suis jam multa perdiderant, verveces, capras, sues, canes, de rebus suis, scilicet pannis vel panibus, seu qualibet sarcina peregrinorum usui necessaria onerabant. Quarum bestiolarum terga videbamus, mole fascis gravis esse corrupta. Equites etiam supra boves cum armis suis interdum scandebant. Sed quis unquam audivit tot tribus linguae in uno exercitu, cum ibi adessent Franci, Flandri, Frisi, Galli, Britoni, Allobroges, Lotharingi, Alemanni, Bajoarii, Northmanni, Scoti, Anglici, Aquitani, Itali, Apuli, Iberi, Daci, Graeci, Armenii? Quod si vellet me alloqui Britannus, vel Teutonicus, neutro respondere saperem. Sed qui tot linguis divisi eramus, tanquam fratres, sub dilectione Dei, et proximi, unanimes esse videbamur. Nam, si de rebus suis aliquis aliquid perderet, per quamplurimos dies id diligenter tandiu qui invenisset deferret secum, donec inquirendo illum qui perdidisset reperiret, et inventum libenter redderet. Hoc enim competit his qui juste peregrinantur.

CHAPITRE V.

 

Le lendemain, jour des calendes de juillet, dès que le soleil paraît, nous prenons les armes; au premier son du cor, les tribuns et les centurions se placent à la tête de leurs cohortes et de leurs centuries; nous nous mettons en marche en bon ordre, enseignes déployées, et divisés en deux ailes nous allons droit à l'ennemi. A la seconde heure du jour, voilà que nos éclaireurs voient s'approcher l'avant-garde des Turcs; dès que nous l'apprenons nous faisons sur-le-champ dresser nos tentes près d'un certain lieu rempli de roseaux, afin que débarrassés promptement de nos bats, c'est-à-dire de nos bagages, nous soyons plus vite prêts à en venir aux mains. A peine ces dispositions sont-elles achevées que les Turcs paraissent, ayant à leur tête leur prince et émir Soliman, qui tenait sous sa puissance la ville de Nicée, ainsi que la Romanie. Autour de lui étaient rassemblés des Turcs des contrées les plus orientales, qui sur son ordre avaient marché trente jours, et même davantage, pour venir lui porter secours; avec lui se trouvaient encore plusieurs émirs, tels que Amurath, Miriath, Omar, Amiraï, Lachin, Caradig, Boldagis et d'autres; tous ces hommes réunis formaient une masse de trois cent soixante mille combattans, tous à cheval et armés d'arcs, comme c'est leur coutume. De notre côté étaient tout à la fois des fantassins et des cavaliers; mais le duc Godefroi, le comte Raimond et Hugues-le-Grand nous manquaient depuis deux jours; trompés par un chemin qui se partageait en deux, ils s'étaient, sans le savoir, séparés du gros de l'armée avec un très-grand corps de troupes: ce nous fut un malheur irréparable, et parce qu'il entraîna la mort de bon nombre de nos gens, et parce qu'il nous empêcha de prendre ou de tuer beaucoup de Turcs; mais ces chefs n'ayant reçu que tard les messagers que nous leur envoyâmes, ne purent non plus venir que tard à notre aide. Cependant les Turcs pleins d'audace, et poussant d'effroyables hurlemens, commencent à lancer violemment sur nous une pluie de flèches. Surpris de nous sentir frappés de coups si pressés, qui tuent ou blessent une foule des nôtres, nous prenons la fuite, et il faut d'autant moins s'en étonner que ce genre de combat nous était inconnu à tous. Déjà de l'autre côté du marais couvert de roseaux, d'épais escadrons de Turcs fondant à toute course sur nos tentes, pillent nos bagages et massacrent nos gens: mais tout à coup, et grâce à la volonté de Dieu, l'avant-garde de Hugues-le-Grand, du comte Raimond et du duc Godefroi arrive par les derrières, sur le lieu de cette scène désastreuse; et comme de notre côté nous reculons dans notre fuite jusqu'à nos tentes, ceux des ennemis qui ont pénétré au milieu même de nos bagages se retirent en hâte, persuadés que nous revenons sur nos pas pour les attaquer; mais ce qu'ils soupçonnaient être chez nous de l'audace et de la valeur, ils eussent été trop fondés à le croire l'effet de la peur. Qu'ajouterai-je encore? Serrés les uns contre les autres, comme des moutons enfermés dans une bergerie, tremblans et saisis d'effroi, nous sommes de toutes parts cernés par les Turcs, et n'osant le moins du monde avancer sur un point quelconque. Un tel malheur parut n'avoir pu arriver qu'en punition de nos péchés. La luxure en effet souillait plusieurs d'entre nous, et l'avarice ainsi que la superbe en corrompaient d'autres. L'air retentissait, frappé des cris perçans que poussaient d'un côté nos hommes, nos femmes et nos enfans, de l'autre les Païens qui s'élançaient sur nous. Déjà, perdant tout espoir de sauver notre vie, nous nous reconnaissons tous pécheurs et criminels, et nous implorons pieusement la commisération divine. Parmi les pélerins étaient l'évêque du Puy, notre seigneur22, et quatre autres prélats, ainsi que beaucoup de prêtres, tous revêtus d'ornemens blancs, suppliant humblement le Seigneur d'abattre la force des ennemis, et de répandre sur nous les dons de sa miséricorde; tous chantent et prient avec larmes; et une foule de nos gens, craignant de mourir bientôt, se précipitent à leurs pieds et confessent leurs péchés. Cependant nos chefs, Robert, comte de Normandie, Etienne de Blois, et Boémond, comte de Flandre, s'efforcent de tout leur pouvoir de repousser, et souvent même d'attaquer les Turcs, qui de leur côté fondent audacieusement sur les nôtres. Mais heureusement, apaisé par nos supplications, le Seigneur qui accorde la victoire, non à la splendeur de la noblesse, non à l'éclat des armes, mais aux cœurs pieux que fortifient les vertus divines, nous secourt avec bonté dans nos pressantes infortunes, relève peu à peu notre courage et affaiblit de plus en plus celui des Turcs. Voyant en effet nos compagnons accourir par derrière à notre aide, nous louons Dieu, reprenons notre première audace, et nous reformant en troupes et en cohortes, nous tâchons de faire tête à l'ennemi. Hélas! combien des nôtres trop lents à venir nous rejoindre périrent en route dans cette journée! Comme je l'ai dit, les Turcs nous tinrent étroitement resserrés depuis la première heure du jour jusqu'à la sixième; mais peu à peu nous nous ranimons, nos rangs s'épaississent par l'arrivée de nos compagnons; la grâce d'en haut se manifeste miraculeusement en notre faveur; et nous voyons tous les infidèles tourner le dos et prendre la fuite, comme emportés par un mouvement subit. Nous alors, poussant de grands cris derrière eux, nous les poursuivons à travers les montagnes et les vallées, et ne cessons de les chasser devant nous, que quand notre avant-garde est parvenue jusqu'à leur camp; là, une portion des nôtres charge les bagages et les tentes même de l'ennemi sur une foule de chevaux et de chameaux qu'il avait abandonnés dans sa frayeur, et les autres pressent les Turcs l'épée dans les reins, jusqu'à la nuit. Mais nos chevaux étant épuisés de faim et de fatigue, nous ne pûmes faire que peu de prisonniers; ce qui fut au reste un grand miracle de Dieu, c'est que ces Païens ne s'arrêtèrent dans leur fuite, ni le lendemain, ni même le troisième jour, quoique le Seigneur seul les poursuivît. Enivrés de joie d'une si éclatante victoire, nous rendîmes au Très-Haut toutes les actions de grâces dues à sa bonté, qui loin de permettre qu'alors notre voyage échouât sans aucun succès, voulut que pour son honneur et celui de la chrétienté, il prospérât avec une gloire plus qu'ordinaire; aussi la renommée de notre triomphe se répandit-elle de l'orient au couchant, et y vivra-t-elle éternellement. Nous continuâmes ensuite doucement notre route en suivant toujours les Turcs: ceux-ci de leur côté, fuyant devant nous, regagnèrent par bandes leurs demeures à travers la Romanie. Nous allâmes alors à Antioche, que les gens du pays nomment la Petite23, dans la province de Pisidie, et de là à Iconium; dans ces régions nous manquâmes très-souvent de pain et de toute espèce de nourriture. Nous trouvâmes en effet la Romanie, terre excellente et très-fertile en productions de tout genre, cruellement dévastée et ravagée par les Turcs; et cependant, quoique nous ne rencontrassions que par intervalle de chétives récoltes, on vit fréquemment notre immense multitude se refaire à merveille avec ce peu de vivres: grâce à ce qu'y ajoutait ce Dieu qui avec cinq pains et deux poissons rassasia cinq mille hommes. Tous nous étions donc dispos, et reconnaissions pleins de joie les dons que nous faisait la miséricorde divine. On aurait pu rire, ou peut-être aussi pleurer de pitié, en voyant beaucoup des nôtres, faute de bêtes de somme, dont ils avaient déjà perdu un grand nombre, charger leurs effets, leurs vêtemens, leur pain, et toute espèce de bagage nécessaire à l'usage des pélerins, sur des moutons, des chèvres, des cochons et des chiens, animaux trop faibles, et dont tout le dos était écorché par la pesanteur d'une charge trop lourde; quant aux bœufs, des chevaliers montaient quelquefois dessus avec leurs armes. Mais aussi qui jamais a entendu dire qu'autant de nations de langues différentes aient été réunies en une seule armée, telle que la nôtre, où se trouvaient rassemblés Francs, habitans de la Flandre, Frisons, Gaulois, Bretons, Allobroges, Lorrains, Allemands, Bavarois, Normands, Ecossais, Anglais, Aquitains, Italiens, gens de la Pouille, Espagnols, Daces, Grecs et Arméniens? Que si quelque Breton ou Teuton venait à me parler, je ne saurais en aucune manière lui répondre. Au surplus, quoique divisés par le langage, nous semblions tous autant de frères et de proches parens unis dans un même esprit, par l'amour du Seigneur. Si en effet l'un de nous perdait quelque chose de ce qui lui appartenait, celui qui l'avait trouvé le portait avec lui bien soigneusement et pendant plusieurs jours, jusqu'à ce qu'à force de recherches il eût découvert celui qui l'avait perdu, et le lui rendait de son plein gré, comme il convient à des hommes qui ont entrepris un saint pélerinage.

 

CAPUT VI.

 

Cum autem ad Eracleam urbem pervenissemus, vidimus signum in coelo quoddam, quod alburno splendore fulgens tunc apparuit in modum ensis figuratum, cuspide versus orientem protento. Sed quid futurum promittebat nesciebamus, sed praesentia et futura Domino committebamus.

Ad oppidum optimum quoddam, quod Mariscum nominatur, tunc profecti sumus, ubi per tres dies quievimus. Sed cum exhinc viam unius diei proculcassemus, et non longe ab Antiochia Syriae, sed quasi tribus diebus essemus, ab exercitu discessi, et cum domino Balduino comite, Godefridi ducis antefati fratre, in sinistrae partem provinciae divertimus. Erat quippe miles quam optimus, probitate et audacia valde famosus; qui antea relicto exercitu cum illis quos secum duxit, urbem, quam dicunt Tharsum Siliciae, ausu magno ceperat; quam tamen Tancredo violenter abstulit, qui jam in ea homines suos, Turcis ei consentientibus, intromiserat. Relictis itaque ibi custodibus, Balduinus ad exercitum rediit. Itaque confidens in Domino, et in valore suo, collegit secum milites paucos, proficiscens versus Euphratem fluvium, et comprehendit ibi castra plurima tam vi quam ingenio. Inter quae unum cepit peroptimum, quod vocatur Turberes. Hoc pacifice reddiderunt ei qui in eo habitabant Armenii, et alia plurima huic subdita. Cum autem fama de eo longe lateque jam circumvolasset, misit ad eum legationem qui princeps erat civitatis Roais, id est Edessae, quae satis est nominata, et de bonis terrae uberrima. Est illa in Mesopotamia Syriae, trans flumen praedictum Euphratem viginti fere milliariis, et ab Antiochia distans quasi centum vel paulo plus. Mandatus est itaque Balduinus ut illuc iret, et efficerentur invicem amici, quandiu ambo viverent, tanquam pater et filius. Quod si dux ipse Edessenus forte obiret, statim Balduinus, ac si filius ejus esset, urbem et terram suam, quantamcunque possidebat, in haereditate possideret. Non enim habebat filium nec filiam. Et quoniam a Turcis se defendere non poterat, volebat Graecus ille et se et terram suam ab ipso Balduino defendi, quem et milites suos bellatores audiverat esse probissimos. Hoc audito, postquam legati jurejurando fecerunt eum inde credulum, cum minimo exercitulo suo, scilicet octoginta militibus, pergens transiit Euphratem. Quo transito, nocte tota perpropere prope castra Sarracenorum, hinc et inde linquentes ea, valde pavidi perreximus. Quod cum audissent Turci qui in Samosate oppido forti erant, insidias nobis in via, per quam ituros nos opinabantur, praetenderunt. Sed cum nocte alia quidam Armenius in castello suo diligenter nos hospitatus fuisset, intimatum est nobis quod ab hostibus illis insidiantibus praecavere nos oportebat. Quapropter diebus duobus illic delituimus. Sed cum tantam moram fastidirent illi, die tertia subito insultu de loco insidiatorio prosilierunt, et ante castellum, in quo eramus, signis levatis accurrerunt, et praedam, quam in pascuis ibi reperierunt ante conspectum nostrum arripuerunt. Nos autem contra eos egressi, quia pauci eramus, bellare cum eis non quivimus; qui cum nobis sagittas jacere coeperunt, nullum de nostris, juvante Deo, sauciaverunt. Ipsi autem unum de sociis suis occisum lancea, in campo reliquerunt, cujus equum, qui eum subvertit, retinuit. Tunc abierunt; nos autem ibi remansimus. Sequenti vero die iter nostrum resumpsimus. Miraremini, cum ante castra Armeniorum transiremus, et nobis obviam cum crucibus et vexillis pro amore Christi humillime procedebant, et pedes nostros et pannos osculabantur, eo quod audierant nos a Turcis eos defensuros, sub quorum jugo tandiu depressi fuerant. Pervenimus tandem Roais, ubi princeps urbis praedictus, et uxor sua, una cum civibus suis, gaudenter nos susceperunt, et quod Balduino polliciti fuerant, indilate compleverunt. Cumque per quindecim dies illic moram fecissemus, cives urbis machinati sunt principem illum sceleste occidere, et Balduinum in palatio ad dominandum sublimare. Odio enim eum habebant. Dictum est, et factum est. Unde Balduinus tamen et sui valde contristati sunt, quia pro eo indulgentiam impetrare nequiverunt. Cum autem principatum illius dono civium Balduinus suscepisset, protinus adversus Turcos, qui in patria erant, litem bellicam movit, quos multoties vel victos vel occisos superavit. Contigit tamen de nostris plures a Turcis interemptos fuisse. Ego vero Fulcherius Carnotensis, capellanus ipsius Balduini eram. Volo autem de exercitu Dei sermonem quem dereliqui resumere.

CHAPITRE VI.

 

Quand nous eûmes atteint la ville d'Héraclée, nous vîmes un prodige dans le ciel; il y parut en effet une lueur brillante et d'une blancheur resplendissante, ayant la figure d'un glaive, dont la pointe était tournée vers l'Orient. Ce que ce signe annonçait pour l'avenir nous l'ignorions; mais le futur comme le présent nous le remettions entre les mains de Dieu.

Nous nous dirigeâmes alors vers une certaine cité très-florissante qu'on nomme Marésie, où nous nous reposâmes trois jours. Au sortir de cette ville, après avoir marché pendant une journée, et non loin d'Antioche de Syrie, dont nous n'étions guères qu'à trois jours de distance, notre corps se séparant du gros de l'armée, se jeta vers la gauche du pays, sous la conduite du seigneur comte Baudouin, frère du duc Godefroi, dont il a été parlé plus haut. C'était un excellent chevalier, très-fameux par une droiture et une audace éprouvées; quelque temps auparavant il s'était écarté de l'armée avec ceux qu'il commandait, et, par un prodige de hardiesse, avait pris la ville de Tarse en Cilicie; mais il l'enleva par violence à Tancrède qui, du consentement des Turcs, y avait fait entrer ses hommes. Baudouin y ayant donc laissé des gardes rejoignit l'armée. Se confiant ensuite dans le Seigneur et dans son propre courage, il rassembla un petit nombre de chevaliers, se dirigea vers l'Euphrate, et s'empara tant par force que par adresse de plusieurs châteaux situés sur ce fleuve. Dans le nombre en était un excellent qu'on appelle Turbessel; les Arméniens qui l'habitaient le rendirent au comte sans coup férir, ainsi que quelques autres forts qui en dépendaient. La renommée ayant répandu au loin dans tout le pays le bruit de ses exploits, une ambassade lui fut envoyée par le prince de Roha, c'està-dire Edesse, ville qu'il suffit de nommer, très-riche en biens de la terre, située dans la Mésopotamie de Syrie, au delà de l'Euphrate, à vingt milles environ du dit fleuve, et à cent ou un peu plus d'Antioche. Ce prince faisait donc inviter Baudouin à se rendre dans cette cité, pour que tous deux contractassent amitié, et s'engageassent réciproquement à être ensemble comme un père et un fils tant qu'ils vivraient; et si le chef Edesséen venait par hasard à mourir, Baudouin, comme s'il eût été son véritable fils, devait hériter de la ville, de son territoire et de tout ce que possédait le prince. Ce Grec, en effet, n'avait ni fils ni fille, et ne pouvant se défendre contre les Turcs, il desirait mettre sa terre et lui-même sous la protection de Baudouin et de ses chevaliers, qu'il avait entendu citer comme des guerriers intègres et à toute épreuve. Dès que le comte eut reçu ces propositions, et que les envoyés l'eurent persuadé de s'y fier en les confirmant par serment, il prit avec lui un très-petit corps de troupes de quatre-vingts chevaliers seulement, et se mit en route pour aller au delà de l'Euphrate; après avoir avoir traversé ce fleuve, nous marchâmes toute la nuit avec grande hâte, et fortement effrayés, passant au milieu des châteaux sarrasins, et les laissant tantôt sur notre droite, tantôt sur notre gauche. Les Turcs qui occupaient Samosate, place très forte, instruits de notre marche, nous dressèrent des embûches sur le chemin qu'ils pensaient que nous devions prendre; mais la nuit suivante un certain Armémien, qui nous reçut avec bienveillance dans son château, nous prévint d'avoir à nous garantir des piéges de l'ennemi; nous demeurâmes donc deux jours dans ce lieu. Les Turcs, ennuyés d'un si long retard, s'élancèrent tout à couple troisième jour hors de leur embuscade, accoururent enseignes déployées sous les murs du château où nous étions renfermés, et se saisirent à notre vue même de tous les troupeaux qu'ils trouvèrent dans les pâturages d'alentour: nous sortîmes pour marcher à eux, quoique nous fussions en trop petit nombre pour engager un combat; ils commencèrent à nous lancer leurs flèches, qui grâces à la bonté de Dieu ne blessèrent aucun des nôtres; eux au contraire laissèrent sur-le-champ de bataille un des leurs tué d'un coup de lance, et celui qui l'avait renversé s'empara de son coursier; les Païens alors se retirèrent, nous rentrâmes dans le château, et le lendemain nous reprîmes notre route. Lorsque nous passâmes devant les châteaux des Arméniens, ce fut un spectacle digne d'admiration de voir comment, sur le bruit que nous venions les défendre contre les Turcs, sous le joug desquels ils gémissaient opprimés depuis si long-temps, tous s'avançaient humblement, et pour l'amour du Christ, au devant de nous avec des croix et les drapeaux déployés, et baisaient nos vêtemens et nos pieds. Nous arrivâmes enfin à Roha, où le susdit prince de cette cité, sa femme et tous les citoyens nous accueillirent avec grande joie. Ce qui avait été promis à Baudouin fut accompli sans aucun retard; mais à peine étions-nous restés quinze jours dans cette ville, que les habitans formèrent le criminel projet de tuer leur prince qu'ils haïssaient, et de mettre à sa place dans le palais Baudouin pour les gouverner. Il fut fait ainsi qu'il avait été résolu. Baudouin et les siens éprouvèrent un vif chagrin de n'avoir pu obtenir qu'on usât de pitié envers ce pauvre prince. Aussitôt cependant que Baudouin eut été revêtu de cette principauté que lui déférèrent les citoyens, il entreprit sans plus de délai la guerre contre les Turcs qui se trouvaient dans le pays; maintes fois il les vainquit, et en tua grand nombre; mais il arriva aussi que plusieurs des nôtres tombèrent sous les coups des infidèles. Quant à moi, Foulcher de Chartres, j'étais alors le chapelain de ce même comte Baudouin. Je veux au surplus reprendre, où je l'ai quitté, mon récit sur l'armée de Dieu.

 

CAPUT VII.

 

Mense Octobri, pervenerunt Franci Antiochiam Syriae, flumine transito quod Fernum, vel Orontem nominant. Ante urbem jussa sunt tentoria extendi, intra primum ab urbe lapidem, ubi postea certamen pessimum utrinque persaepe factum est. Nam cum de civitate Turci prosilirent, multos de nostris occidebant; vice tamen reddita, se quoque superatos lugebant. Est nempe Antiochia civitas magna ambitu, situ fortis, et muro valida; quae et ab hostibus externis nunquam poterit comprehendi, si tantum inhabitantes pane muniti eam defendere voluerint. Estque in ea basilica una satis veneranda, in honore sancti Petri apostoli dedicata, ubi sedit in cathedra, in episcopum sublimatus, postquam a Domino principatum Ecclesiae, clavibus acceptis regni coelestis, suscepit. Est et altera in honore beatae Mariae fabrefacta. Suntque aliae plures ecclesiae decenter compositae. Quae quamvis sub potestate Turcorum diu exstiterant, Deus tamen cuncta praesciens, nobis eas integras reservavit, ut a nobis quandoque in eis honoraretur. Tredecim fere milliariis distat mare ab Antiochia. Et quia Fernus fluvius inibi mare incidit, per ejusdem alveum fluvii usque prope Antiochiam naves de longinquis partibus bonis refertae omnibus deducuntur. Itaque tam per mare quam per terram munita bonis, abundat civitas divitiis multimodis. Principes autem nostri cum eam ad capiendum tam difficilem prospexissent, jurejurando confirmaverunt invicem eam obsidione cohibere, donec, Deo suffragante, aut vi aut ingenio possent eam capere. Tum vero in flumine praedicto invenerunt naves, cum juxta illud deambularent, quas capientes, coaptaverunt sibi de eis unum pontem, per quem postea transierunt ad negotia sua facienda, cum antea pedetentim vadare per flumen illico non valerent. Sed cum Turci a tanta multitudine Christiana se obsideri circumspicerent, timentes quod nullomodo ab eis excuti possent, inito consilio invicem, misit Gracianus Antiochiae admiratus filium suum, Sansadolem nomine, ad soldanum, hoc est ad imperatorem Persidis, precantes ut eis citissime succurreret, quia in nullo alio spem auxilii habebant, praeter Mahumeth advocatum eorum. Ille autem illuc sic destinatus, legationem perpropere gessit. Qui vero remanserunt, custodierunt urbem, interim auxilium praestolantes mandatum, et contra Francos damna multimoda frequenter machinati sunt. Franci quoque calliditati eorum pro posse obsistebant. Contigit enim, die quadam, septingentos Turcos ab eis interemptos esse, et quia Francis insidias paraverant, ab insidiantibus similiter superati sunt. Virtus enim Dei praesens ibi adfuit. Nam nostri omnes sani regressi sunt, excepto uno ab illis sauciato. Heu! multos de Christianis, qui in urbe conversabantur, scilicet, Graeci, Syris, Armeniis Turci rabie occidebant permoti, et petrariis et fundibulis suis capita occisorum, Francis cernentibus, extra muros ejiciebant. Qua de re gens nostra valde tristabatur. Odio quidem Christianos illos habebant, quoniam ne forte Francos quoquomodo munirent metuebant. Cum autem aliquandiu Franci urbem circumsedissent, et provinciam affinem rapinantes pro victualibus necessariis sibi undique devastassent, et panem ad emendum nusquam invenire possent, contigit eos famem magnam sustinere. Unde omnes valde desolati sunt, et multi latenter cogitaverunt de obsidione aufugere, sive per terram, sive per mare. Non enim habebant quidquam stipendii, unde vivere possent; quos etiam oportebat victum suum longe quaerere cum ingenti timore, elongando se ab obsidione aut quadraginta aut sexaginta milliariis, ubi, videlicet in montanis, a Turcis insidiantibus persaepe occidebantur. Haec autem incommoda putabamus sic Francis contigisse propter peccata sua, quibus multi constringebantur, et quod urbem tam longo tempore capere non poterant. Nam plurimi tam superbiae quam luxuriae atque rapinae immodestia debilitabantur. Tum proinde facto consilio, ejecerunt feminas de exercitu, tam conjuges quam immaritatas, ne, luxuriae sordibus coinquinati, Domino displicerent. Illae vero in castris affinibus tunc sibi hospitia assumpserunt. Desolati enim omnes erant, tam fame quam occisione quotidiana, tam divites quam pauperes. Et nisi Deus eos, tanquam bonus pastor oves suas, gregatim constringeret, procul dubio omnino inde aufugerent, licet obsidionem jurassent obtinendam. Multi tamen propter panis necessitatem, per plures dies quaerebant per castella propinquiora quae victui suo erant necessaria, nec postea revertentes ad exercitum, obsidionem penitus dimittebant. Tunc temporis vidimus unum ruborem in coelo mirabilem, insuper sensimus terrae motum magnum, qui nos pavidos reddidit omnes. Multi etiam viderunt quoddam signum in modum crucis figuratum, colore alburnum, versus orientem recto tramite incedens.

CHAPITRE VII.

 

Au mois d'octobre, les Francs arrivèrent à Antioche de Syrie, après avoir traversé le fleuve qu'on nomme Fer ou Oronte. On donna l'ordre de dresser les tentes en face de la ville, dans l'espace compris entre ses murs et la première pierre milliaire. Là se livrèrent souvent, dans la suite, de funestes combats pour les deux partis; car, lorsque les Turcs sortaient de la place, ils massacraient beaucoup des nôtres; puis nous prenions notre revanche, et les Païens avaient à pleurer sur leurs défaites. Antioche a en effet une enceinte immense, une situation forte et de solides murailles, et jamais des ennemis du dehors n'auraient pu s'emparer de cette cité, si seulement elle avait été bien approvisionnée de pain, et que les habitans eussent voulu la défendre. On y voit une basilique respectable, bâtie en l'honneur de l'apôtre Pierre, et dédiée à ce saint, qui en fut évêque, et dans la chaire de laquelle il s'assit après que le Seigneur lui eut donné la souveraineté de l'Eglise, et confié les clefs du royaume céleste; il se trouve en outre dans cette ville un temple élevé en l'honneur de la bienheureuse Marie et plusieurs autres églises construites avec magnificence; quoiqu'au pouvoir des Turcs, elles subsistèrent long-temps, et Dieu, dont la puissance embrasse tout, nous les conserva intactes pour que nous pussions un jour l'y honorer. Antioche est environ à treize milles du point de la mer où se jette le Fer, et c'est par le lit même de ce fleuve que les vaisseaux, chargés de toutes espèces de marchandises, arrivent des régions les plus éloignées jusque près de cette ville; aussi est-elle abondamment fournie tant par mer que par terre de richesses de tout genre. Nos chefs, reconnaissant combien la prise de cette place était difficile, s'engagèrent mutuellement sous la foi du serment à la tenir étroitement assiégée jusqu'à ce que Dieu permît qu'ils parvinssent à s'en rendre maîtres, soit par force, soit par adresse. Dans le fleuve se trouvèrent plusieurs vaisseaux qui le remontaient; on s'en saisit et on en forma un pont, à l'aide duquel il fut facile d'exécuter diverses entreprises, en traversant le fleuve qu'on ne pouvait auparavant passer à pied et à gué. Les Turcs, se voyant cernés par une si grande multitude de Chrétiens, craignirent de ne pouvoir réussir en aucune manière à leur échapper; ils tinrent donc conseil entre eux, et Gratien émir d'Antioche envoya son propre fils, nommé Samsadol, vers le Soudan, c'est-à-dire l'empereur de Perse, pour le prier de venir en toute hâte à leur secours et lui dire qu'ils n'avaient d'espoir de salut qu'en lui et en Mahomet leur patron. Samsadol remplit avec grande célérité la mission qui lui était confiée. Quant à ceux qui demeurèrent dans la ville, ils la gardèrent avec soin en attendant le secours qu'ils sollicitaient, et machinèrent fréquemment toutes sortes de projets funestes contre les Francs. Ceux-ci de leur côté résistaient de leur mieux aux ruses de l'ennemi: un jour, entre autres, il arriva que sept cents Turcs tombèrent à la fois sous les coups des nôtres. Ces infidèles avaient tendu un piége aux Francs, qui de leur côté s'étaient placés en embuscade: les premiers furent vaincus. Dans cette rencontre la puissance de Dieu se manifesta bien clairement; car tous nos gens revinrent sains et saufs, à l'exception d'un seul que blessa l'ennemi. Mais, hélas! les Turcs, transportés de rage, égorgeaient une foule de Chrétiens, Grecs, Syriens, Arméniens établis dans la ville, et puis, après les avoir tués, ils lancaient leurs têtes avec des pierriers et des frondes hors des murs, et jusque sous les yeux des nôtres, vraiment contristés d'un tel spectacle. Ces barbares, en effet, craignant que quelque jour ces Chrétiens ne nous secondassent d'une manière ou d'une autre, les avaient en grande haine. Les Francs étaient cependant campés depuis long-temps déjà autour d'Antioche; déjà aussi, pour se procurer les vivres nécessaires, ils avaient épuisé et ravagé tout le pays d'alentour; déjà enfin ils ne trouvaient plus nulle part de pain à acheter, et souffraient de la famine; tous alors s'abandonnèrent au désespoir, et beaucoup formèrent secrètement le projet de quitter le siége et de fuir soit par terre soit par mer. Ils ne touchaient en effet aucune paie qui pût les aider à vivre; il leur fallait donc aller au loin chercher des provisions, et, malgré la crainte de grands dangers, s'écarter du camp à des distances de quarante et soixante milles; aussi arrivait-il souvent que, dans les montagnes surtout, ils périssaient surpris par les Turcs embusqués. Nous pensons, quant à nous, que les Francs ne souffraient tous ces maux et ne pouvaient, après un si long temps, réussir à prendre la ville, qu'en punition des péchés dans les liens desquels vivaient beaucoup d'entre eux: grand nombre en effet se livraient lâchement et sans pudeur à l'orgueil, à la luxure et au brigandage. On tint donc un conseil, et l'on renvoya de l'armée toutes les femmes, tant les épouses légitimes que les concubines, afin d'éviter que nos gens, corrompus par les souillures de la débauche, n'attirassent sur eux la colère du Seigneur. Ces femmes cherchèrent alors un asyle dans les châteaux d'alentour, et s'y établirent. Dans le fait tous les nôtres, pauvres et riches, étaient désolés, et succombaient journellement tant sous la faim que sous les coups de l'ennemi; tous aussi auraient, sans aucun doute, abandonné le siége, malgré leur serment d'y rester avec constance, si Dieu ne les eût tenus étroitement rassemblés sous sa main, comme un bon pasteur ses brebis. Il y en avait toutefois beaucoup qui, manquant de pain, s'absentaient pendant plusieurs jours pour chercher dans des châteaux voisins les choses nécessaires à la vie, ne revenaient point ensuite à l'armée, et quittaient le siége pour toujours. A cette époque nous vîmes une rougeur étonnante dans le ciel, et nous sentîmes de plus un violent tremblement de terre, qui nous glaça tous de frayeur. Plusieurs même aperçurent en outre un certain signe d'une couleur blanche, représentant une espèce de croix et se dirigeant en droite ligne vers l'Orient.

 

CAPUT VIII.

 

Anno autem Domini millesimo nonagesimo octavo, postquam illa regio Antiochena circumquaque a multitudine gentis nostrae prorsus devastata fuisset, magis magisque majores et minores fame nimia vexati sunt. Tunc famelici comedebant surculos fabarum in agris adhuc crescentium, herbasque multimodas et sale inconditas; carduos etiam, qui propter lignorum deficientiam non bene cocti linguas manducantium depungebant, equos, asinos camelosque, canes etiam et mures. Pauperiores etiam bestiarum coria comedebant, et quod nefas est dicere, mures et grana in stercoribus reperta. Frigora, flagra, calores, pluvias densas propter Deum perpessi sunt. Tentoria etiam jam erant inveterata, imbrium inundationibus putrefacta et disrupta. Qua de re, multi eorum nonnisi coelo tegebantur. Itaque illi, quasi aurum ter igni probatum septiesque purgatum, jamdudum a Domino, ut opinor, praeelecti, et in calamitate tanta examinati, a peccatis suis purgati sunt. Diu enim agonizantes, si etiam gladius percussoris non deesset, martyrii cursum multi voluntarie complessent. Forsitan a justo Job gratiam tanti exempli sumpserunt, qui in tormentis corporis sui animam purgans, Deum semper in mente tenuit. Cum paganis bellant, propter Deum laborant. Licet Deus qui cuncta creat, creata moderat, moderata sustentat, virtute gubernat, possit quaeque vult momento uno destruere, sentio quod verbere Christianorum annuit paganos ita subrui, qui tot temporibus cuncta quae Dei sunt, permittente ipso, viliter pessumdederunt. Christianos quidem ab ipsis Turcis permittit occidi ad salvationis augmentum, Turcos autem ad animarum suarum detrimentum; quorum quosdam tamen jam saluti praedestinatos, placuit Deo tunc a sacerdotibus nostris baptizari. Quos enim praedestinavit, hos et vocavit, necnon magnificavit (Rom. VIII, 30) . Quid igitur? Fuere quidem de nostris nonnulli, ut superius audistis, qui ab obsidione tam anxia se removerunt. Alii propter egestatem, alii propter ignaviam, alii vero propter mortis timorem, primitus pauperes, deinde locupletes. Tunc Stephanus comes Blesensis ab exercitu discessit, et per mare in Franciam repatriavit. Unde doluimus omnes, quoniam vir erat probissimus et valde nobilis. Quo discedente, sequenti discessionis suae die urbs Antiochia est tradita. Si perseverasset, multum inde cum caeteris gauderet. Idcirco factum est ei hoc in opprobrium. Nec prodest cuiquam bonum initium, si bene non finierit. In rebus autem Domini, eo quod mentiri nollem, cavendum est; ne in aliquantis deviem, multa breviabo. Ab ipso autem mense Octobri, transcursa hieme sequenti, et deinde verno tempore usque dum subintraret Junius mensis, urbis obsidio perduravit. Multoties interim invasiones et praelia, insidiasque Franci et Turci invicem egerunt. Vincebant, et vincebantur. Nostri tamen saepius quam illi triumphabant. Semel contigit plerosque de Turcis in flumen Fernum fugiendo cadere, et in ipso mersos infeliciter interire. Cis Fernum et citra Fernum, utraque gens invicem bellabant saepe. Castella quidem ante urbem composuerunt optimates nostri, quibus postea Turcos frequenti exitu assilientes, vehementer cohibuerunt. Unde bestiis eorum pascua saepe abstulerunt. Nec ab externis provinciae Armeniis quidquam allatum fuit. Saepe tamen ipsi ad laedendum nostros procedebant. Cum autem placuit Domino laborem populi sui consummare, forsitan precibus eorum placatus, qui quotidie preces inde supplices ei fundebant, concessit pietate sua, per eorumdem Turcorum fraudem, traditione clandestina urbem Christianis reddi. Audite ergo fraudem et non fraudem.

CHAPITRE VIII.

 

L'année du Seigneur 1098, après que toute la province d'Antioche eut été complétement ravagée sur tous les points par l'immense multitude des nôtres, petits et grands souffrirent de plus en plus d'une extrême disette. Poussés par la faim, nos gens mangeaient les tiges des fèves qui commençaient à peine à croître dans les champs, des herbes de toute espèce, qui n'étaient pas même assaisonnées avec du sel, des chardons que, faute de bois, on ne pouvait faire assez cuire pour qu'ils ne piquassent pas la langue de ceux qui s'en nourrissaient, des chevaux, des ânes, des chameaux, des chiens même et des rats; les plus misérables dévoraient les peaux de ces animaux, et, ce qui est affreux à dire, les souris et les graines qu'ils trouvaient dans les ordures. Il leur fallut supporter encore, pour l'amour de Dieu, des froids âpres, des vents impétueux, des chaleurs brûlantes et des pluies battantes. Déjà les tentes, pouries et déchirées par les torrens de pluie qui les inondaient, étaient tellement hors de service, que beaucoup des nôtres n'avaient plus d'autre abri que le ciel. Ce fut ainsi que, semblables à l'or essayé trois fois par le feu et purifié sept fois, ces hommes élus d'avance et depuis longtemps, je pense, par le Seigneur, et éprouvés par cet excès de calamités, furent purgés de tous leurs péchés. Et en effet, quoiqu'il ne manquât pas de glaive pour les frapper, beaucoup d'entre eux, épuisés par une longue agonie, auraient fourni volontairement toute la carrière du martyre, éclairés et purifiés sans doute par le grand exemple du juste Job, qui, purifiant son ame au milieu des tourmens qui consumaient son corps, avait sans cesse le Seigneur présent à l'esprit. Voilà comment les Chrétiens savent tout à la fois combattre les Païens, et souffrir pour Dieu. Quoique ce Dieu, qui crée toutes choses, donne des lois à tout ce qu'il a créé, et soutient et gouverne, par sa puissance, tout ce qu'il tient sous sa loi, puisse détruire en un instant, et par sa seule volonté, ce qu'il lui plaît de renverser, je comprends qu'il permette que les Chrétiens écrasent sous leurs coups les Païens, qui si long-temps, et parce qu'il a bien voulu le souffrir, foulèrent outrageusement sous leurs pieds tous ses commandemens. Mais quand il consent que les Chrétiens soient tués par des Turcs, c'est pour leur salut, tandis que les Turcs, il les immole pour la perte de leurs ames. Il plut cependant au Seigneur que quelques-uns de ces derniers, prédestinés par lui à être sauvés, reçussent alors le baptême des mains de nos prêtres; «car ceux qu'il a prédestinés, il les a aussi «appelés et glorifiés24.» Que dirai-je de plus? Il y en eut plusieurs des nôtres qui, comme on l'a vu plus haut, abandonnèrent ce siége si pénible, les uns à cause de leur pauvreté, les autres par manque de fermeté, d'autres enfin par crainte de la mort; les indigens désertèrent les premiers; ensuite les riches en firent de même. Ce fut alors qu'Etienne, comte de Blois, quitta l'armée et retourna par mer dans la sa patrie; nous en eûmes tous un grand chagrin, car c'était un véritable noble homme et d'une haute vertu. Au moment même où il s'éloignait, et le lendemain de son départ, la ville d'Antioche nous fut livrée; si donc il avait eu plus de persévérance, il se serait réjoui vivement avec les autres de ce succès: aussi sa retraite lui tourna-t-elle à opprobre. Il ne sert en effet à personne de bien commencer, s'il ne finit pas également bien. Au surplus, outre que je ne voudrais pas mentir, il importe d'être exact dans le récit dès choses qui intéressent le Seigneur; de peur donc de me tromper quelque peu que soit, je serai bref. Le siége d'Antioche, commencé au mois d'octobre, se prolongea tout l'hiver suivant et le printemps jusqu'au moment où l'on entra dans le mois de juin. Souvent et tour à tour, tant qu'il dura, les Francs et les Turcs fondirent les uns sur les autres, engagèrent des combats, se dressèrent des embuscades, furent vainqueurs et vaincus, quoique les nôtres triomphassent plus fréquemment; dans une de ces rencontres, entre autres, il arriva que beaucoup de Païens tombèrent en fuyant dans le Fer, et s'y noyèrent misérablement. C'était en effet en decà ou au delà de ce fleuve que les deux nations se combattaient le plus ordinairement. Nos chefs, pour presser le siége, élevèrent devant la ville plusieurs châteaux; puis, faisant des sorties, ils assaillaient les Turcs et enlevaient leurs troupeaux des pâturages. Quant aux Arméniens du dehors, établis dans le pays, non seulement ils ne nous apportaient aucune provision, mais souvent eux-mêmes venaient piller nos gens. Cependant il plut à la fin au Seigneur de mettre un terme aux travaux de son peuple; apaisé peut-être par les prières de ceux qui, chaque jour, lui adressaient les supplications les plus humbles, il permit dans sa miséricorde que, grâce à une trahison de ces mêmes Turcs, Antioche fût secrètement rendue et livrée aux Chrétiens. Or voici quelle fut cette trahison, qui au fond n'était rien moins qu'une trahison.

 

CAPUT IX.

 

Apparuit enim Dominus noster cuidam Turco, gratia sua praeelecto, et dixit ei: « Expergiscere, qui dormis. Impero tibi ut reddas Antiochiam Christianis. » Miratus autem ille, visionem illam silentio texit. Iterum autem apparuit ei Dominus: « Redde urbem Francis, inquit; sum etenim Christus, qui hoc tibi jubeo. » Meditatus autem ille secum quid inde facturus esset, abiit ad dominum suum, Antiochiae scilicet principem, et visionem illam innotuit ei. Cui respondit ille: « Nunquid phantasmati, brute, vis obedire? » Reversus autem ille, postmodum siluit. Cui rursum Dominus apparuit, inquiens: « Cur non explesti quod jussi? Non est tibi haesitandum; nam qui hoc impero Dominus sum omnium. » Ille autem non amplius dubitans, prudenter cum viris nostris tunc egit ut sub machinationis suae studio urbem acciperent. Quo prolocuto, et filio suo Francis dato obside, domino scilicet Boamundo, nocte quadam per scalas de chordis factas viginti de clientibus nostris per muri summum intromisit. Et non mora facta, statim porta aperta est. Franci omnes praeparati civitatem sunt ingressi. Et per chordas jam introierant quadraginta milites, qui quadraginta illico invenerunt ibi Turcos, trium turrium custodes, quos occiderunt. Tunc alta voce Franci omnes simul exclamaverunt: DEUS HOC VULT, DEUS HOC VULT. Hoc erat enim signum exclamationis nostrae, cum aliquid de negotio nostro agere volebamus. Quo audito, Turci omnes vehementer exterriti sunt. Aurora quippe albescente, urbem Franci prorsus impetere coeperunt. Cumque Turci primitus vexillum Boamundi rubicundum jam in sublime displicari aspicerent, et tumultum tantum atque tot cornibus in muri apice Francos sonare, et per vicos et muros nudis ensibus eos late discurrere, et gentem suam ferociter occidere: obstupefacti valde, et hac et illac fugere coeperunt. De quibus multi mox occisi fuerunt, pluresque fugiendo in castrum, quod in rupe celsa est situm, se intromiserunt. Plebs vero nostra cuncta, quae in vicis aut domibus invenerunt, immoderate assumpserunt. At milites probitatis militiam tenuerunt, Turcos persequendo et occidendo. Tunc admiratus Antiochiae, scilicet Gratianus, a rustico quodam Armenio fugiens decollatus est. Qui caput abscissum Francis mox attulit ejus.

CHAPITRE IX.

 

Le Seigneur, notre Dieu, apparut à un certain Turc, que sa grâce avait mis d'avance au nombre de ses élus, et lui dit: «Toi qui dors, réveille-toi; je te commande de rendre Antioche aux Chrétiens.» Cet homme, frappé d'admiration, garda le plus profond silence sur cette vision. Le Seigneur lui apparut une seconde fois, et lui dit: «Rends donc la ville aux Francs; car je suis le Christ, et c'est moi qui te donne cet ordre.» Ce Turc, ayant médité en lui-même sur ce qu'il devait faire, va trouver son maître, le prince d'Antioche, et lui raconte sa vision. «Veux-tu donc, brute que tu es, obéir à un fantome?» lui répond son maître. De retour chez lui, le Turc se tait encore sur ce prodige. Une troisième fois le Seigneur lui apparaît encore et lui dit: «Pourquoi n'as-tu pas accompli ce que je t'ai prescrit? Tu ne dois pas hésiter; car moi, qui t'enjoins de «rendre la ville, je suis le maître de toutes choses.» Cet homme alors ne balance plus un instant, se concerte prudemment avec les nôtres, et promet que, grâces à ses machinations, ils entreront dans Antioche. Cette convention faite, il livre son propre fils en otage aux Francs, ou plutôt au seigneur Boémond; et une certaine nuit, à l'aide d'échelles faites de cordes, il introduit vingt des nôtres dans la ville par dessus la muraille. L'une des portes est ouverte sur-le-champ et sans aucun délai; aussitôt les Francs, qui se tenaient prêts, entrent dans la place. Cependant quarante chevaliers, qui déjà avaient grimpé le long des cordes, trouvent quarante Turcs préposés à la garde de trois tours, et les égorgent; alors tous les Francs poussent en même temps, et à haute voix, le cri, Dieu le veut, Dieu le veut, ce qui était notre cri et notre signal lorsque nous voulions mettre à fin quelque entreprise. Dès que les Turcs entendent ce cri, tous sont frappés d'un profond effroi. Au moment, en effet, où l'aurore blanchissait le ciel, les Francs commencent à se répandre dans toute la ville; alors, et aussitôt que les Turcs voient se déployer en l'air la bannière rouge de Boémond, et un tumulte effroyable régner partout, dès qu'ils entendent les Francs faire retentir le sommet des murs du son de tous leurs cors, et aperçoivent les nôtres courant de tous côtés dans les rues et sur les remparts, le glaive nu et massacrant tout ce qu'ils rencontrent d'ennemis, les malheureux, saisis de stupeur, se mettent à fuir çà et là; bientôt beaucoup d'entre eux sont tués; mais quelques autres, en fuyant, parviennent à entrer dans le château, bâti sur une roche élevée. Dans cette circonstance, la tourbe de notre armée pilla, sans aucune retenue, tout ce qu'elle trouva dans les carrefours et les maisons; mais les chevaliers, fidèles aux devoirs du vrai guerrier, ne cessèrent de poursuivre les Turcs et d'en  faire un grand carnage. Enfin au moment où l'émir d'Antioche, Gratien, cherchait son salut dans la fuite, un certain paysan arménien lui coupa la tête et se hâta de l'apporter aux Francs.

 

CAPUT X.

 

Contigit autem, postquam civitas capta est, a quodam homine lanceam unam inveniri quam in ecclesia beati apostoli Petri fossa humo repertam, asseverabat esse illam de qua Longinus latus Domini perforavit. Aiebat enim a sancto Andrea apostolo revelatum hoc esse sibi. Visione et monitione ab ipso apostolo ter illi facta, fodit subter pavimentum, ubi per visionem ei monstratum fuerat, et invenit lanceam fallaciter occultatam forsitan. Hanc visionem propalavit primitus episcopo Podiensi et Raymundo comiti. Quod tamen episcopus falsum esse putavit, comes vero Raymundus verum esse speravit. Sed cum sic reperta fuisset, et omnis populus Deum exsultans glorificasset, et per centum jam fere dies ab omnibus in veneratione magna haberetur, et a comite Raymundo gloriose tractaretur; qui etiam oblationem a populo ad lanceam devote factam egenis saepe distribuerat, quia lanceam illam custodiebat, forte contigit episcopum Barae, et alios quamplurimos, tam clericos quam laicos, haesitare quod non esset illa Dominica lancea quae sperabatur, sed altera erat ab homine illo stolido fraudulenter reperta. Quapropter consilio inito, post supplicationem jejunii triduani, cum struem lignorum in medio campi igni accendissent juxta castrum Archarum, quod tunc obsidione coercebant, octavo mense post Antiochiam captam, benedictione judiciali super ignem ab episcopis facta, inventor lanceae per medium rogi flammantis ultro celeriter transmeavit. Quo transacto, illum hominem quasi reum in cute flammis crematum viderunt, et in interiori parte corporis laesum mori intellexerunt. Quod rei exitus monstravit, cum die duodecimo ipso angore obiit. Et quia ob honorem Dei et amorem omnes lanceam venerati fuerant, hoc judicio peracto, facti increduli, contristati sunt valde. Comes tamen Raimundus tandiu illam servavit, donec eam nescio quo eventu perdidit. Nunc autem ad caetera dimissa revertar.

CHAPITRE X.

 

Après la prise de la cité d'Antioche, il arriva qu'un certain homme trouva une lance qu'il assurait avoir tirée d'une fosse où elle était enfouie dans l'église du bienheureux Pierre, et être celle dont Longin perça le côté de Notre-Seigneur. Il disait que l'existence de ce saint trésor lui avait été révélée par l'apôtre André, que cet apôtre lui était apparu par trois fois, et que, d'après ses instructions, il avait creusé le pavé de l'église à l'endroit même désigné par sa vision, et trouvé cette lance, que peut-être on y avait adroitement cachée. Cet homme découvrit d'abord sa vision à l'évêque du Puy et au comte Raimond. L'évêque croyait toute cette histoire fausse; le comte Raimond, au contraire, se flattait qu'elle était vraie. Cependant tout le peuple, plein de joie, glorifiait le Seigneur de ce que cette lance avait été ainsi découverte; depuis cent jours environ, tous la tenaient en grande vénération; le comte Raimond lui prodiguait les plus signalés honneurs, et, s'en étant rendu lui-même le gardien, distribuait aux indigens les offrandes que le peuple, dans sa piété, apportait aux pieds de cette lance. Toutefois l'évêque de Bari et plusieurs autres, tant clercs que laïcs, doutaient que cette lance fût celle du Seigneur, comme on se plaisait à le croire, et pensaient que c'en était une autre que cet homme grossier disait faussement avoir trouvée. On tint donc une grande assemblée; puis, après trois jours de prières et de jeûne, le huitième mois depuis la prise d'Antioche, on mit le feu à un tas de bois au milieu même du camp placé sous les murs du château d'Archas qu'on assiégeait alors; les évêques donnèrent leur bénédiction à ce feu, dont l'épreuve devait servir de jugement; et l'homme qui avait trouvé la lance passa vite et résolument au milieu du brasier enflammé. On reconnut aussitôt qu'en le traversant. cet homme, comme il arrivait à tout vrai coupable, avait eu la peau brûlée par la flamme, et l'on présuma promptement que quelque partie intérieure de son corps devait être mortellement endommagée; cela fut bientôt clairement confirmé par la fin de ce criminel imposteur, qui mourut le douzième jour des douleurs de sa brûlure. Cédant à la force de cette preuve, tous les nôtres qui, pour l'amour et la gloire de Dien, avaient vénéré cette lance, cessèrent de croire à sa sainteté, mais furent cruellement contristés. Quant au comte Raimond, il conserva très-longtemps cette lance, et la perdit par je ne sais quel accident. Revenons, au surplus, maintenant au récit que nous avons suspendu.

 

CAPUT XI.

 

Cumque Antiochia civitas capta fuisset, ut dictum est, sequenti die Turcorum multitudo innumerabilis circa eamdem urbem obsidionem opposuerunt. Nam soltanus, rex scilicet Persarum, unde jam parum praefatus sum, habita legatione quod Franci Antiochiam obsidebant, statim gente multa coadunata, contra Francos exercitum suum misit. Cujus fuit Corbagath dux et admiratus. Hi quidem ante urbem Edissam, ubi tunc Balduinus erat, per tres hebdomadas stationem fecerant, sed nihil ibi proficientes, Antiochiam properaverunt, ad succurrendum Gratiano. Quibus visis, non minus solito iterum Franci desolati sunt. Propter peccata enim sua poena est eis duplicata. Nam cum civitatem ingressi fuissent, confestim cum feminis exlegibus concubuerunt plures ex eis. Tunc insuper ingressi sunt urbem sexaginta fere millia Turcorum per castrum sublime, a parte rupis celsae; qui nostros vehementissime crebris invasionibus coarctaverunt. Sed non fuit mora, pavore percussi magno, foras ad obsidionem relicta urbe exierunt. Franci autem inclusi, ultra quam credi potest remanserunt anxii. Interea tamen eorum non immemor Deus pluribus saepe, quod dictis affirmabant, apparuit, qui confortando eos promittebat populum ad praesens victoria gaudendum.

CHAPITRE XI.

 

Quand la ville d'Antioche eut été prise ainsi qu'on l'a dit, et dès le lendemain même, une innombrable multitude de Turcs vint mettre le siége devant cette cité. En effet, aussitôt que le Soudan, ou roi des Perses, dont il a été parlé un peu plus haut, eut appris, du messager qu'on lui avait envoyé, que les Francs cernaient Antioche, il rassembla de nombreuses troupes, en forma une armée qu'il fit marcher contre les Francs, et lui donna pour émir et pour chef Corbogath. Ces Turcs s'arrêtèrent pendant trois semaines entières devant Edesse, où était alors le comte Baudouin; mais ne faisant aucun progrès contre cette place, ils se hâtèrent d'accourir vers Antioche au secours de Gratien. A leur vue les Francs se désespérèrent de nouveau et non moins que de coutume. Leur châtiment en effet fut double comme l'étaient leurs péchés; car, à peine étaient-ils entrés dans Antioche, que beaucoup d'entre eux s'étaient empressés de rechercher le commerce de femmes hors de la loi de Dieu. Environ soixante mille Turcs pénétrèrent alors dans la ville par le château qui la dominait, du côté de la roche élevée sur laquelle il était bâti, et pressèrent vivement les nôtres par de subites et fréquentes attaques; mais leur séjour dans Antioche ne fut pas long; ils la quittèrent frappés d'une grande terreur, et l'assiégèrent du dehors. Quant aux Francs, ils restèrent enfermés dans l'intérieur des murs et livrés à une anxiété plus cruelle qu'on ne pourrait le croire. Cependant le Seigneur qui ne les accablait pas, se montra souvent à plusieurs d'entre eux, comme ceux-ci l'affirmaient, et, relevant leur courage, promit que son peuple allait jouir d'une prompte victoire.

 

CAPUT XII.

 

Tunc clerico cuidam pro timore mortis aufugienti apparuit Dominus, inquiens: « Quo, frater, protendis iter?--Fugio, » respondit, « ne infortunatus peream. Sic fugiunt multi, pereant ne morte maligna. » Cui Dominus ait: « Ne fugias, sed vade retro, et dic caeteris quod in praelio cum illis adero. Nam matris meae placatus precibus, propitiabor eis. Sed quia peccaverunt, fere perierunt. Sit autem spes eorum in me firma, et faciam eos in Turcos triumphare. Poeniteant, et salvi fient. Dominus sum, qui loquor tecum. » Mox ille reversus, quod scivit narravit.

CHAPITRE XII.

 

Dans ce temps-là, Dieu apparut à un certain clerc qui, par crainte de la mort, s'enfuyait de la ville. «Où tournes-tu tes pas, frère? lui dit le Seigneur. — Je «fuis, répond le clerc, de peur de périr malheureusement; beaucoup en font de même pour éviter une fin misérable. — Ne fuis point, réplique le Seigneur; retourne en arrière et dis à tes compagnons que je les assisterai dans le combat. Apaisé par les prières de ma mère, je serai favorable aux Francs; mais parce qu'ils ont péché, ils se verront sur le point de périr. Que cependant ils conservent en moi une espérance ferme, et je les ferai triompher des Turcs; qu'ils se repentent, et ils seront sauvés. C'est moi qui suis le Seigneur et qui te parle.» Ce clerc donc retournant sur ses pas, raconta ce qu'il venait d'entendre, au moment même où plusieurs, profitant des ombres de la nuit, voulaient à l'aide de cordes descendre du haut des murs et fuir, comme avaient fait beaucoup d'autres, qui redoutaient de périr aussi par la faim ou par le glaive.

 

CAPUT XIII.

 

Interea dum plures noctu per chordas de muro descendere volebant, et fugere, quoniam contigit multis hoc fieri, qui formidabant vel inedia vel gladio perire, iterum astitit cuidam descendenti frater ejusdem jam mortuus, aiens ei: « Quo, frater, fugis? Resta, ne timeas, quoniam Dominus erit vobiscum in praelio vestro, et consocii vestri qui in hoc itinere jam vos morte antecesserunt, contra Turcos vobiscum praeliabuntur. » Miratus autem ille verba defuncti, ire desiit: et quod audivit caeteris recitavit.

CHAPITRE XIII.

 

Une autre fois, comme un certain homme descendait ainsi de la muraille, son frère, déjà mort depuis quelque temps; lui apparut et lui dit: «Où fuis-tu, «mon frère? demeure, n'aie aucune crainte; le Sei«gneur sera avec vous au jour de la bataille; et ceux «de vos compagnons, dans ce pélerinage, qui vous «ont précédés au tombeau, combattront avec vous «contre les Turcs.» L'autre, étonné des paroles que lui adressait le défunt, cessa de fuir, et rapporta à ses compagnons les paroles qu'il avait entendues.

 

CAPUT XIV.

 

Sed cum placuit Domino labori famulorum suorum finem dare, qui etiam angorem tantimodum amplius tolerare non poterant, nec jam quidquam habentes quod comederent, unde tam ipsi quam equi eorum debiles nimis erant, constituerunt invicem fieri triduanum jejunium cum precibus et elecmosynis, ut illis poenitentibus, et Domino devote supplicantibus propitiaretur. Interim vero capto consilio, mandaverunt Turcis per Petrum quemdam Eremitam, quod nisi terram, quae Christianis pertinebat ab olim, quietam eis dimitterent, die sequenti sine dubio bellum contra eos inirent. Quod si aliter fieri vellent aut per quinque aut per decem, sive per viginti vel centum milites ab utraque parte electos fieret bellum, ne cunctis simul bellantibus, multitudo gentium moveretur; et quorum pars alteram superaret, urbem et regnum merito acciperet. Hoc mandatum est, sed concessum a Turcis non est. Et quia multi erant, et equis muniti, propterea vincere putabant; aestimabantur quidem numero sexcenti sexaginta millia, tam equites quam pedites. Nostros vero milites sciebant effici pedites, debiles, pauperes. Regresso autem Petro legato, redditur responsum. Quo audito, paraverunt se Franci armis ad praeliandum, nihil haesitantes, sed in Domino spem suam penitus ponentes. Principes Turcorum multi erant, quos admiratos praenominabant. Hi sunt: Corbagath, Meleducac, Amirsoliman, Amirsolendas, Amirhegibbe, Amirmazoane, Amirmahummet, Caraiath, Coteloseniar, Mergascotelon, Baldus, Boelquenari, Boldagis, Amirrilias, Gersaslan, Gigremis, Amirgogus, Artubech, Amirdalis, Amirmoxe, Amircharaor, et multi alii. Francorum vero optimates isti aderant: Hugo Magnus, Robertus Northmaniae comes, Robertus comes Flandriae, dux Godefridus, comes Raymundus, Boamundus, et multi nobiles alii. Benedicat Deus animam Ademari Podiensis episcopi, qui, ut vir apostolicus, benigne semper populum confortabat, et in Domino roborabat. O pia res! Jusserat ipse vespere praecedente cunctae militiae Dei exercitus, sub edicto praeconario, ut unusquisque pro posse suo de annona niteretur praebendam equo suo impendere, ne in die crastino subter equitantes, hora bellica debiles fame deficerent. Jussum est, et factum est. Igitur ad bellum sic paratis omnibus, exierunt de civitate summo mane, quod IV Kal. Julii tunc evenit, vexillis praecedentibus scararum et acierum, separatim per catervas et phalanges convenienter divisarum. Inter quos sacerdotes albis amicti vestimentis erant, qui pro populo cuncto Domino flendo psallebant, et preces multiplices mentibus devotis fundebant. Tum quidam Turcus, Amirdalis nomine, militia probissimus, cum vidisset gentem nostram contra eos signis levatis sic egredientem, miratus est vehementer. Et cum signa procerum nostrorum vidisset, quae sigillatim cognoscebat, quia in Antiochia conversari solebat, praelium mox fore ratus est. Quod statim Corbagath admirato majori intimavit. « Quid scaccis ludis? En Franci veniunt. » Cui respondit: « Veniuntne ad bellandum? » Respondit Amirdalis: « Adhuc ignoro: sed exspecta parumper. » Cumque iterum prospicit vexilla principum nostrorum altrinsecus ordinate praeferri, et acies divisas decenter subsequi, iterum ait Corbagath: « Ecce Franci. Quid putas? » Respondit: « Bellum reor, inquit, sed adhuc paulisper opperire. Signa quae cerno quorum sunt non ignoro. » Iterum considerans attentius, cognovit vexillum episcopi Podiens' s cum turma tertia procedens.

Longius haud restant, Corbagath tunc ait ille:

« En Franci veniunt, vel nunc fuge, vel bene pugna.

Nam signum video magni praecedere papae. Et quos aestimabas jam omnino supplantari, hodie timeas ab eis superari. » Corbagath dixit: « Mittam ad Francos, ut quod hesterna die mihi mandaverunt, hodie concedam. » Amirdalis dixit: « Tarde locutus es. » Attamen id mandavit; sed quod quaesivit, non impetravit, Amirdalis autem mox ab eo discedens, equum ursit calcaribus.

Cogitat aufugiat, socios tamen admonet ipse,

Fortiter ut pugnent omnes, jaciantque sagittas. Ecce Hugo Magnus, atque Robertus Northmannus, et comes Flandriensis in prima acie constituti sunt invasores. In secunda autem dux Godefridus cum Alemannis et Lotharingensibus subsecutus est. Post hos episcopus Podiensis, et gens Raymundi comitis, Gascones et Provinciales incesserunt. Ipse vero tomes in urbe remansit ad custodiendum eam. Postremam quippe catervam Boamundus solerter minavit. Turci autem cum considerassent ab omni exercitu Francorum se impetu ferocissimo invadi, sparsim prosilire et jacere sagittas coeperunt. Sed immisso timore Domini super eos, ac si repente totus mundus super eos rueret, fugam omnes immoderatam egerunt, et a Francis pro posse eorum fugientes fugati sunt. Sed quia paucos equos habebant et fame debiles, non quantum oporteret de paganis retinuerunt; tentoria autem eorum cuncta remanserunt. De rebus quoque eorum multiformibus in eisdem tentoriis reperierunt, aurum scilicet, argentum, pallia, indumenta, utensilia, et caetera multa, quae valde timidi per campos sparsim fugiendo, vel dimittebant, vel jaciebant, videlicet equos, mulos, camelos, et asinos, galerosque optimos, arcus, sagittas cum pharetris. Fugit Corbagath cervo velocius, qui minis et dictis tam feris Francos jam persaepe occiderat. Sed cur fugit qui tantam gentem habebat, et equis bene munitam? Quoniam contra Deum bellare nitebatur; cujus pompam et arbitrium prospiciens Dominus, omnino cassavit. Nec tamen permisit eum in manus Francorum incidere, nec milites suos, quia quotidie non se ulciscitur de inimicis suis. Et quoniam equos habebant veloces, effugerunt; lentiores vero nostris Francis remanserunt. Multi autem ex eis et de peditibus Sarracenis gladiis detruncati sunt. De nostris autem pauci laesi sunt. Feminas vero in tentoriis eorum inventas gladio interfecerunt. Tunc omnes voce exsultationis Deum benedixerunt, et glorificaverunt, qui in tanta necessitate positos et anxietate, dextera pietatis suae sperantes in se, ab hostibus tam trucibus liberaverat. Sed et ipsis devictis, triumphatores inde facti gloriabantur. De quorum etiam substantia locupletes effecti, ad urbem regressi sunt jocundi.

Urbs cum capta fuit tam nobilis Antiochena,
Undecies centum, si subtrahis inde bis unum,
Tunc tot erant anni Domini de Virgine nati.
Sub geminis Phoebus cum his novies fuit ortus.

Tunc temporis obiit Ademarus episcopus, Kalend. scilicet Augusti, cujus anima quiete potiatur aeterna. Et tunc Hugo Magnus Constantinopolim concessu heroum abiit, deinde in Franciam.

 

CHAPITRE XIV.

 

Cependant il plut au Seigneur de mettre un terme aux souffrances de ses serviteurs, qui déjà ne pouvaient plus supporter les maux de tout genre qui les accablaient, et n'ayant pas la moindre chose à manger tombaient, ainsi que leurs chevaux, dans une extrême faiblesse. Ils établirent trois jours de jeûne, des prières et des aumônes, afin de se rendre Dieu favorable par leur pénitence et leurs supplications. Ensuite, ayant tenu conseil, ils firent savoir aux Turcs, par un certain hermite nommé Pierre: «Que s'ils ne laissaient aux Chrétiens la paisible possession de la terre qui leur appartenait de temps immémorial, ils iraient certainement leur livrer bataille le jour suivant. Que si les Turcs le préféraient, le combat aurait lieu entre cinq, dix, vingt ou même cent hommes d'armes choisis de part et d'autre; qu'ainsi tous ne se battant pas en même temps les uns contre les autres, la masse des deux peuples ne serait pas exposée à périr; et que le parti dont les champions vaincraient ceux de l'autre, posséderait de droit la ville et son empire.» Voilà ce qui fut proposé; les Turcs ne l'acceptèrent pas: comme ils étaient nombreux et bien pourvus de chevaux, ils espéraient triompher; et en effet on évaluait leurs forces à six cent soixante mille hommes, tant cavaliers que gens de pied: ils savaient d'ailleurs que tous nos hommes d'armes étaient pauvres, réduits à combattre à pied, et affaiblis par la faim. L'envoyé Pierre revint donc et rendit la réponse de l'ennemi; dès qu'ils l'eurent entendue, les Francs mettant tout leur espoir dans le Seigueur, se préparèrent au combat sans hésiter. Les Turcs avaient des chefs nombreux qu'on nomme émirs. C'étaient, Corbogath, Meleducac, l'émir Soliman, l'émir Soland, l'émir Maroan, l'émir Mahomet, Carajath, Coteloseniar, Mergascotelon, Balduk, Boellach, l'émir Boach, Axian, Samsadol, Amigian, Guinahadole, l'émir Todigon, l'émir Natha, Soquenari, Boldagis, l'émir Rillias, Gersaslan, Gigremis, l'émir Gog, Artubech, l'émir Dalis, l'émir Moxe, l'émir Churaor et beaucoup d'autres. Du côté des Francs, les principaux chefs étaient Hugues-le-Grand, Robert comte de Normandie, Robert comte de Flandre, le duc Godefroi, le comte Raimond, Boémond et plusieurs autres nobles. Que Dieu répande sa bénédiction sur l'ame d'Adhémar évêque du Puy, qui, en homme vraiment apostolique, soutenait toujours avec bonté le courage du peuple et le fortifiait dans le Seigneur. O pieuse précaution! Ce prélat avait, le soir précédent, ordonné par une proclamation que chaque homme d'armes à cheval de l'armée du Très-Haut tâchât de donner, selon son pouvoir, et sur sa propre provision de grain, une ration à son cheval, de peur que le lendemain, et à l'heure du combat, ces animaux affaiblis par la faim ne manquassent sous ceux qui les monteraient. Il fut fait comme il l'avait commandé. Tous les nôtres étant donc ainsi préparés pour la bataille, sortent d'Antioche au point du jour, le quatrième jour des calendes de juillet; les escadrons et les lignes d'infanterie, divisés régulièrement, les uns en petits corps et les autres en phalanges, marchent précédés de leurs enseignes; au milieu des rangs sont les prêtres, qui, revêtus d'ornemens blancs, chantent en pleurant des psaumes à la louange du Seigneur, et d'un cœur pieux lui adressent de nombreuses prières au nom de tout le peuple. Alors un certain Turc, nommé l'émir Dalis, d'une habileté consommée dans la guerre, voyant les nôtres sortir de la ville, et s'avancer contre ses gens enseignes déployées, est frappé d'étonnement; apercevant les bannières de nos grands, qu'il connaissait toutes particulièrement, comme habitant d'ordinaire Antioche, il ne doute pas que la bataille ne s'engage promptement, et court l'annoncer à Corbogath, émir en chef. «A quoi songes-tu, lui dit-il, de jouer aux échecs? Voici les Francs qui viennent. — Viennent-ils donc pour combattre? répond Corbogath.—Je ne le sais pas encore, réplique l'émir Dalis; mais attends un peu, et je te le dirai.» Examinant de nouveau et remarquant que les bannières de nos princes sont portées devant eux de droite et de gauche, et que les corps d'armée, divisés régulièrement en troupes, suivent en bon ordre, il retourne vers Corbogath, et lui dit: «Voilà certainement les Francs. —Que penses-tu de leurs projets? répond le chef.—Je crois qu'ils veulent combattre, réplique l'autre; mais cela est encore un peu incertain. Je sais quels sont ceux à qui appartiennent les bannières que j'aperçois.» Considérant alors de nouveau et avec plus d'attention, il reconnaît l'étendard de l'évêque du Puy en tête du troisième escadron de cavaliers; sans s'arrêter plus long-temps, il dit alors à Corbogath: «Ce sont bien les Francs qui viennent; ou fuis sur-le-champ, ou songe à bien combattre. C'est la bannière du grand pape que je vois en tête de l'ennemi; tremble donc d'être aujourd'hui vaincu par ceux que tu te flattais de pouvoir écraser complétement. — Je vais, répond Corbogath, envoyer dire à ces Francs que je souscris aux propositions qu'ils m'ont fait faire hier. — Tu tiens ce langage trop tard, réplique l'émir Dalis.» Corbogath envoie cependant vers nous; mais ce qu'il demande lui est refusé. Cependant l'émir Dalis le quitte sans perdre un moment, et presse son coursier des éperons. On croirait qu'il fuit; mais il court au contraire exciter les siens à combattre tous vaillamment, et à faire pleuvoir une grêle de flèches. Hugues-le-Grand, Robert le Normand et le comte de Flandre sont placés en tête de la première ligne et chargés de l'attaque; à la seconde suit le duc Godefroi avec les Allemands et les Lorrains; après eux marchent l'évêque du Puy, ainsi que les Gascons et les Provençaux, tous gens du comte Raimond, qui de sa personne est resté dans Antioche pour la garder; la dernière est conduite par l'habile Boémond. Les Turcs voyant l'armée entière des Francs prête à fondre sur eux avec fureur, commencent à courir çà et là en lançant leurs traits. Mais bientôt le Seigneur envoie sur eux sa terreur, et tous fuient en désordre comme si le monde entier allait les écraser dans sa chute; les Francs les poursuivent et les pressent autant qu'ils le peuvent; mais n'ayant que peu de chevaux, auxquels même la faim ôte toute vigueur, ils ne font pas autant de prisonniers qu'il l'aurait fallu: cependant ils se rendent maîtres de toutes les tentes des Païens, ainsi que des richesses diverses qui s'y trouvent, or, argent, manteaux, vêtemens, ustensiles, et une foule d'autres choses précieuses, que les Turcs, saisis d'effroi, et fuyant épars à travers les champs, ont abandonnées ou jettent derrière eux: tout devient notre proie, et nous nous emparons encore d'une grande quantité de chevaux, mulets, chameaux, ânes, casques excellens, arcs, flèches et carquois. Ce Corbogath lui-même, qui, dans ses propos féroces, s'était vanté si souvent de massacrer les Francs, il fuit plus léger que le cerf. Pourquoi donc fuit-il ainsi cet homme qui commandait à une armée si nombreuse et si bien fournie de chevaux? C'est qu'il voulait dans son audace combattre contre Dieu; mais le Seigneur, voyant sa pompe orgueilleuse et ses projets, les a pulvérisés entièrement. Le Très-Haut, qui ne se venge pas chaque jour de ses ennemis, ne permit pas toute fois que ce chef et ses soldats tombassent entre nos mains; grâces à leurs coursiers pleins de vitesse, ils nous échappèrent, et les traînards seuls furent pris par les Francs. Cependant beaucoup d'entre ces infidèles, et particulièrement des Sarrasins qui combattaient à pied, périrent par le glaive; les nôtres au contraire perdirent fort peu de monde, et ils passèrent au fil de l'épée toutes les femmes qu'ils trouvèrent dans les tentes des Turcs. Tous alors d'une voix triomphante bénirent et glorifièrent le Seigneur, dont la droite miséricordieuse avait délivré d'ennemis si cruels les siens réduits à la dernière extrémité, dévorés d'inquiétudes, et n'espérant qu'en lui seul; tous se félicitèrent de la victoire obtenue sur les Païens vaincus, et enrichis de leurs dépouilles ils rentrèrent pleins de joie dans la ville. De onze cents retranchez deux, et vous aurez le nombre des années, à dater du jour où le Seigneur naquit du sein d'une vierge: c'est alors que fut prise la noble cité d'Antioche, quand le soleil, dans le signe des Gémeaux, se fut levé neuf fois avec eux. Dans ce temps et le jour des calendes d'août, mourut l'évêque Adhémar. Puisse son ame jouir du repos éternel! A cette époque aussi, Hugues-le-Grand partit pour Constantinople, et de là retourna en France, du consentement de tous les héros chrétiens.

 

CAPUT XV.

 

His gestis omnibus, inclyta principum turma totius exercitus epistolam hanc Romano pontifici direxerunt:

« Domino sancto ac venerabili papae URBANO, BOAMUNDUS, et RAYMUNDUS Sancti Aegidii comes, GODEFRIDUS dux Lothariensis, et ROTBERTUS comes Northmanniae, ROTBERTUS Flandrensium comes, et EUSTACHIUS comes Boloniae,

Salutem, et fidelia servitia, et ut filii suo patri spirituali veram in Christo subjectionem.

Volumus omnes et desideramus notum fieri vobis, quam magna Dei misericordia, quamque evidentissimo ejus adminiculo a nobis capta est Antiochia, et Turci, qui multa Domino nostro Jesu intulerant opprobria, capti et interfecti sunt; et nos Hierosolymitani Jesu Christi injuriam summi Dei vindicavimus; et nos, qui Turcos prius obsederamus, qualiter postea a Turcis de Corozana, et Hierusalem, et Damasco, multisque aliis terris venientibus obsessi fuimus; et quomodo Jesu Christi misericordia liberati sumus. Cum igitur capta Nicaena illa, maximam multitudinem Turcorum, sicut audistis, in Kalend. Julii nobis obviam in campo florido devicissemus, et illum magnum Solymannum fugavissemus, suisque omnibus et terra et rebus exspoliassemus, acquisita et pacificata tota Romania, ad obsidendum Antiochiam venimus. Cujus in obsidione multa mala perpessi sumus, tum de bellis finitimorum Turcorum et paganorum in nos tam frequenter et copiose irruentium, ut verius diceremur obsessi ab eis quos in Antiochia obsederamus. Tandem, superatis omnibus bellis, ex eorum prospero eventu fides Christiana exaltata est, hoc modo. Ego Boamundus, conventione facta cum quodam Turco, qui ipsam mihi tradidit civitatem, scalas ante diem parum muro applicui; et sic civitatem antea Christo resistentem in Nonas Julii accepimus, et Gratianum ipsius civitatis tyrannum cum multis suorum militibus interfecimus. Eorumque uxores, filios ac familias, cum auro et argento, et omnibus eorum possessionibus, retinuimus. Castrum autem Antiochianum a Turcis praemunitum habere non potuimus. Sed cum in crastinum castrum ipsum aggredi voluissemus, infinitam Turcorum multitudinem, quam multis diebus ad debellandum nobiscum venturam extra civitatem exspectaveramus, per campos omnes discurrentem vidimus. Qui die tertia nos obsederunt, et praedictum castrum plusquam centum eorum milites intraverunt; ac per portam ipsius castri ad civitatem sub castro constitutam, nobis illisque communem, irrumpere voluerunt. Nos autem in alio monte existentes ipsi castro opposito, viam inter utrumque exercitum ad civitatem descendentem, ne ipsi nobis multo plures irrumperent, custodientes, et intus et extra nocte et die bellantes, portas castri ad civitatem descendentes intrare, et ad castra compulimus remeare. Cum ergo vidissent quod ex illa parte nihil nocere potuissent, ita nos ex omni parte circuierunt, quod nulli ex nostris ire, vel ad nos venire potuerunt. Qua de re ita desolati et afflicti omnes fuimus, quod fame et multis angustiis morientes, equos et asinos nostros famelicos interficientes, multi nostrum comederunt. Sed interim, clementissima Dei omnipotentis misericordia nobis subveniente, et pro nobis vigilante, lanceam Dominicam, qua Salvatoris nostri latus Longini manibus perforatum fuit, sancto Andrea apostolo cuidam famulo Dei ter revelante, locum etiam ubi lancea jacebat demonstrante, in ecclesia beati Petri apostolorum principis invenimus. Cujus inventione, aliisque multis divinis revelationibus ita confortati et corroborati fuimus, ut qui antea afflicti et pavidi fueramus, tunc ad praeliandum audacissimi promptissimique alii alios hortabamur. Tribus igitur hebdomadis et quatuor diebus obsessi, in vigilia apostolorum Petri et Pauli in Deo confidentes, de omnibus iniquitatibus nostris confessi, portas civitatis cum omni nostro bellico apparatu exivimus; et tam pauci eramus, quod ipsi nos non contra eos pugnare, sed fugere affirmabant. Nobis autem omnibus paratis, et tam peditum quam militum certis ordinibus dispositis, ubi major eorum virtus et fortitudo erat audacter requisivimus, cum lancea Dominica, et prima belli statione fugere eos coegimus. Ipsi autem, ut mos eorum est, undique se dispergere coeperunt; occupando colles et vias, ubicunque poterant nos gyrare voluerunt. Sic enim nos omnes inteficere putaverunt. Sed nobis multis bellis contra eorum calliditates et ingenia edoctis, gratia Dei et misericordia ita subvenit, ut qui paucissimi ad eorum comparationem eramus, omnes illos in unum coegimus, et coactos, dextera Dei nobiscum dimicante, fugere, et castra cum omnibus quae in castris erant relinquere compulimus. Quibus devictis, totaque die fugatis, et multis eorum millibus interfectis, ad civitatem laeti et hilares remeavimus. Castrum autem supradictum admiratus quidam, qui in eo erat cum mille hominibus, Boamundo se reddidit, et per ipsius manum Christianae se fidei unanimiter subjugavit. Itaque Dominus noster Jesus Christus totam Antiochiam Romanae religioni ac fidei mancipavit. Verum, quia solet semper aliquid moestum intervenire laetis rebus, ille Podiensis episcopus, quem tuum vicarium nobis commiseras, peracto bello in quo honeste fuit, et pacificata civitate, Kal. Augusti mortuus est. Nunc ergo, filii tui commisso patre orbati, tibi spirituali patri nostro mandamus, ut qui hanc viam incoepisti, et sermonibus tuis nos omnes, et terras nostras, et quidquid in terris erat, relinquere fecisti, et cruces bajulando Christum sequi praecepisti, et Christianum nomen exaltare commonuisti, complendo quae hortatus es ad nos, venias, et quoscunque poteris ut tecum veniant submoneas. Hinc enim Christianum nomen sumpsit exordium. Nam postquam beatus Petrus in cathedra quam quotidie cernimus inthronizatus fuit, illi qui prius vocabantur Galilaei, primum hinc et principaliter vocati sunt Christiani. Quid igitur in orbe rectius esse videtur quam ut tu, qui pater et caput Christianae religionis existis, ad urbem principalem et capitalem Christiani nominis venias, et bellum quod tuum est ex tua parte conficias? Nos enim Turcos et paganos expugnavimus; haereticos autem, Graecos, et Armenos, Syros, Jacobitasque expugnare nequivimus. Mandamus igitur et remandamus tibi hoc, charissimo Patri nostro, ut tu Pater et caput ad tuae paternitatis locum venias, et qui beati Petri es vicarius, in cathedra ejus sedeas, et nos filios tuos in omnibus recte agendis obedientes habeas, et omnes haereses cujuscunque generis sint, tua auctoritate et nostra virtute eradices et destruas. Et sic nobiscum viam Jesu Christi a nobis incaeptam, et a te praedicatam, portas etiam utriusque Hierusalem nobis aperias, et sepulcrum Domini liberum, atque Christianum nomen super omne nomen exaltatum facias. Si enim ad nos veneris, et viam per te incoeptam nobiscum perfeceris, totus mundus tibi obediens erit. Quod ipse te facere faciat, qui vivit et regnat Deus in saecula saeculorum. Amen. » .

 

suite

CHAPITRE XV.

 

Après qu'on eut remporté ces avantages, l'illustre troupe des princes de toute l'armée adressa au pontife romain la lettre suivante:

«Au saint et vénérable seigneur pape Urbain, Boémond, Raimond, comte de Saint-Gilles, Godefroi, duc de Lorraine, et Robert, comte de Normandie, Robert, comte de Flandre, et Eustache, comte de Boulogne;

«Salut, fidèles services, et véritable soumission en Jésus-Christ, comme des enfans la doivent à leur père spirituel.

«Nous voulons et desirons te faire connaître que, grâces à l'excessive miséricorde du Seigneur et à son appui manifeste, Antioche est tombée en notre pouvoir; que les Turcs, qui avaient fait beaucoup d'affronts à notre Seigneur Jésus-Christ, ont été pris ou tués; et que nous, pélerins de Jérusalem, nous avons vengé sur eux les injures de Jésus-Christ, le Dieu tout-puissant. Nous souhaitons aussi t'apprendre comment, après les avoir d'abord assiégés dans cette ville, nous nous sommes vus ensuite assiégés par ceux de cette nation venus du Khorazan, de Jérusalem, du pays de Damas et de beaucoup d'autres régions, et comment nous avons enfin été délivrés par la miséricorde de Jésus-Christ. Après donc que nous eûmes, ainsi que tu l'as sans doute entendu dire, pris la ville de Nicée, vaincu dans un champ couvert de fleurs, vers les calendes de juillet, une multitude innombrable de Turcs accourus à notre rencontre, mis en fuite et dépouillé de toutes ses terres et de tous ses biens le grand Soliman, conquis et pacifié toute la Romanie, nous marchâmes vers Antioche pour l'assiéger. Dans ce siége nous eûmes beaucoup à souffrir des combats que nous livraient sans cesse les Turcs et les Païens des provinces voisines, qui nous attaquaient si souvent et en si grand nombre qu'on pouvait dire avec vérité qu'ils nous assiégeaient plus que nous n'assiégions ceux d'Antioche. Nous triomphâmes enfin dans tous ces combats, et leur heureuse issue releva la gloire de la foi chrétienne, comme nous allons le raconter. Moi Boémond, je conclus une convention avec un certain Turc, qui me livra la ville d'Antioche; un peu avant le jour, j'appliquai les échelles à la muraille, et nous nous rendîmes ainsi maîtres, le 3 des nones de juillet, de cette cité, qui auparavant résistait à la puissance du Christ. Nous tuâmes Gratien, le tyran de cette même ville, et beaucoup de ses soldats; quant aux femmes, enfans, et parens de ces infidèles, nous nous en sommes emparés, ainsi que de leur or, leur argent et tous leurs biens. Nous ne pûmes cependant emporter le château d'Antioche, fortifié de longue main par les Turcs. Mais le lendemain, lorsque nous nous disposions à l'attaquer, nous vîmes tout à coup se répandre dans la Campagne une multitude infinie de Païens, que nous savions en marche pour nous combattre, et que nous avions attendus long-temps hors des murs de la ville. Ils nous assiégèrent le troisième jour, introduisirent dans ledit château plus de cent de ci leurs hommes d'armes, et essayèrent de pénétrer, par la porte du château, dans la portion de la ville qui, placée au pied de ce fort, nous était commune avec eux, et de l'occuper. Mais campés sur une autre hauteur opposée à ce château, et craignant que les Turcs en grand nombre ne s'ouvrissent de force un passage jusqu'à nous, nous gardâmes avec vigilance le chemin qui séparait les deux armées, et descendait vers la cité; nous combattîmes nuit et jour au dedans et au dehors des murs, et nous contraignîmes enfin l'ennemi de rentrer par les portes du château qui conduisaient à l'intérieur de la ville, et de regagner son camp. Les Turcs reconnaissant alors que du côté du fort ils étaient sans moyen de nous nuire en rien, nous bloquèrent si étroitement de toutes parts dans Antioche, qu'aucun des nôtres ne pouvait ni en sortir, ni arriver du dehors jusqu'à nous. Nous fûmes tous d'autant plus chagrins et désespérés de notre position, que beaucoup de nos gens, succombant sous la faim et une foule d'autres maux, se trouvaient réduits à tuer et à manger les chevaux et les ânes, épuisés eux-mêmes par le défaut de nourriture. Cependant la clémente miséricorde du Dieu tout-puissant veillait sur nous, et vint à notre aide; grâces à elle, l'apôtre André, dans une vision trois fois renouvelée, révéla à un certain serviteur de Dieu l'existence de la lance consacrée au Seigneur, avec laquelle la main de Longin perça le côté de notre Sauveur, et lui montra en songe l'endroit même où elle gisait cachée; nous la trouvâmes en effet dans l'église du bienheureux Pierre, prince des Apôtres; aussitôt consolés et fortifiés par cette heureuse découverte, et beaucoup d'autres révélations d'en haut, nous, qui peu auparavant étions en proie à l'affliction et à l'effroi, maintenant pleins d'ardeur et d'audace, nous nous excitons les uns les autres à combattre. Après donc avoir été ainsi assiégés trois semaines et quatre jours, nous nous confessons de toutes nos iniquités, et mettant notre confiance en Dieu, la veille même de la fête des apôtres Pierre et Paul, nous sortons des portes de la ville dans tout l'appareil du combat. Nous étions si peu, que les Turcs disaient hautement que, loin de venir leur livrer bataille, nous prenions la fuite. Mais nous, préparés tous à bien faire, et ayant rangé en bon ordre nos gens de pied et nos hommes d'armes, nous marchons audacieusement et précédés de la lance teinte du sang du Seigneur, vers le lieu où les ennemis avaient réuni leurs troupes les plus fortes et les plus vaillantes, et nous les contraignons de fuir de ce premier champ de bataille. Eux alors, suivant leur usage, commencent à se disperser de toutes parts, occupent les collines, se jettent autant qu'ils le peuvent dans tous les chemins, et s'efforcent de nous cerner, se flattant de nous massacrer ainsi tous à la fois: mais d'une part, une foule de combats nous avaient instruits à nous garantir de leurs ruses et de leurs projets; de l'autre, la grâce miséricordieuse de Dieu nous secourt si efficacement que, quoique très-peu en comparaison d'eux, nous les resserrons tous sur Un seul point; et ainsi resserrés, nous les forçons par l'aide de la droite du Seigneur, qui combat avec nous, de fuir et de nous abandonner leur camp et toutes les richesses qu'il contient. Après les avoir ainsi vaincus et poursuivis pendant tout le jour, et leur avoir tué bon nombre de soldats, nous rentrons heureux et pleins de joie dans Antioche. Un certain émir, renfermé dans le château dont on a parlé ci-dessus, avec mille des siens se rend alors à Boémond, et tous, d'un consentement unanime, reçoivent de ses mains le sceau de leur soumission au joug de la foi chrétienne. Ainsi donc notre Seigneur Jésus-Christ tient maintenant Antioche tout entière asservie à la foi et à la religion romaine. Mais comme d'ordinaire quelque affliction se mêle toujours aux choses les plus heureuses, l'évêque du Puy, que tu nous avais donné pour ton vicaire, cette guerre, où il s'est conduit avec honneur, une fois terminée, et la paix rendue à la ville, est mort le jour des calendes d'août. Nous, tes enfans, orphelins maintenant du père auquel tu nous avais confiés, nous te supplions, toi, notre père spirituel, qui nous ouvris la route, nous entraînas par tes discours à abandonner nos terres et toutes leurs richesses, nous ordonnas de suivre le Christ en portant sa croix, et nous recommandas de glorifier son saint nom, nous te supplions, disons-nous, de venir vers nous pour achever ce que, tu nous fis entreprendre, et d'engager à t'accompagner tous ceux que tu pourras réunir. C'est ici, en effet, que le nom chrétien a pris naissance; car après que le bienheureux Pierre eut été intronisé dans la chaire que nous contemplons ici chaque jour, ceux qu'on nommait, dans le principe, Galiléens, furent d'abord, et surtout à cause de Pierre, appelés Chrétiens. L'univers ne trouvera-t-il donc pas très-convenable que toi, le chef et le père de la religion chrétienne, tu viennes dans la ville principale et capitale du nom chrétien, et que tu concoures pour ta part à une guerre qui est la tienne? Nous avons bien, quant à nous, dompté les Turcs et les Païens; mais il n'est pas en notre pouvoir de triompher des hérétiques Grecs, Arméniens, Syriens et Jacobites. Nous le mandons et le répétons par conséquent à toi, notre père très-cher; viens donc toi, père et chef des Chrétiens, dans le berceau de ta paternité, toi le vicaire du bienheureux Pierre, accours t'asseoir dans sa chaire; visite-nous comme des enfans toujours prêts à t'obéir dans les choses bonnes à faire; avec le secours de notre courage détruis et déracine par ta présence et ton autorité toutes les hérésies de quelque genre qu'elles soient; que ton voyage ainsi achève de nous conduire dans la route où nous sommes entrés d'après tes ordres, nous ouvre les portes de l'une et l'autre Jérusalem, rende libre le sépulcre du Seigneur, et élève le nom chrétien au dessus de tout autre nom. Si tu viens vers nous, et termines avec nous le pélerinage que toi seul nous as fait entreprendre, tout l'univers te sera obéissant. Puisse te déterminer à céder à notre prière, le Dieu qui vit et règne dans les siècles des siècles! Amen!»

 

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(1a date précise de la naissance d'Odon de Deuil est inconnue.

(2) En 1152: il avait d'abord été nommé, en 115o, abbé de Saint-Corneille de Compiègne, colonie de l'abbaye de Saint-Denis.

(3) Foulcher de Chartres écrivait encore en 1127, et Odon de Deuil date sa relation d'Antioche, au mois de mars 1148. Il est probable que Foulcher vécut peu au delà de l'année où s'arrête son histoire, et Odon mourut à Saint-Denis en 1162.

(4 Dijon, in-4°.

(5) Dans la collection de Duchesne, tom. iv, pag. 390.

(6 Gesta Dei per Francos, tom. i, pag. 381-440.

(7Tom. iv, pag. 816-889.

(8Anecdot., tom. I, pag. 364.

(9Henri IV.

(10) Philippe Ier.

(11) Le texte porte adlocutionem dulciflua diligenter innotuit; il faut lire adlocutione.

(12) Le texte porte modestia rationis justitiœ semota; ne faut-il pas plutôt, modestia, ratione justitiœ, semota? C'est dans ce sens qu'on a traduit.

(13) Saint Matthieu, chap. V, v. 13.

(14) Saint Matthieu, chap. XV, v. 14.

(15 Saint Luc, chap. VI, v. 19.

(16) C'est l'empereur Henri IV.

(17) Entre Grégoire VII et Urbain II, est encore Victor III que Foulcher ne compte pas.

(18) C'est un vers dans le texte.

(19) Psaume 85, v. 9.

(20) Psaume 117, v. 23.

(21 Du dehors n'est pas dans le texte, mais a paru nécessaire pour la clarté.

(22) Comme légat du pape.

(23 Le texte porte pervam, lisez parvam.

(24Épit. de saint Paul aux Rom., chap. VII, v. 30.