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FLORUS
LIVRE QUATRIÈME
I. -- GUERRE CONTRE CATILINA
La débauche, puis la ruine de son
patrimoine qui en résulta, et en même temps l'occasion propice que fournissait
l'éloignement des armées romaines, alors dispersées aux extrémités du
monde, inspirèrent à Catilina le criminel projet d'opprimer sa patrie. Il
voulait poignarder les sénateurs, égorger les consuls, semer partout
l'incendie dans la ville, piller le trésor, enfin détruire de fond en comble
toute la république, et dépasser par ses forfaits tout ce que semblait avoir
souhaité Hannibal. Et quels furent, grands dieux ! les complices de cet
attentat ! Il était lui-même patricien, mais c'est peu encore, à côté des
Curius, des Porcius, des Sylla, des Céthégus, des Autronius, des Varguntéius
et des Longinus, ces illustres familles, ces ornements du sénat ! Il y avait
aussi Lentulus, alors préteur ! Et tous ces grands personnages furent les
complices de son crime monstrueux.
Les conjurés scellèrent leur accord en buvant du sang humain dans des coupes
qu'ils se passaient de main en main : infâme sacrilège qui ne fut dépassé
que par celui auquel ils s'engageaient. C'en était fait d'un si bel empire, si
ce complot ne s'était heurté aux consuls Cicéron et Antoine, dont l'un
découvrit la conjuration par son activité et l'autre l'étouffa par la force.
Cet épouvantable forfait fut dénoncé par Fulvie, une courtisane méprisable,
mais moins criminelle que ces parricides. Le consul convoque le sénat, et
accuse le coupable, présent dans l'assemblée. Mais il ne réussit qu'à
laisser échapper l'ennemi qui menace publiquement et ouvertement d'éteindre
sous les ruines l'incendie allumé contre lui. Catilina va rejoindre l'armée
que Manlius lui a préparée en Étrurie, décidé à marcher sur Rome.
Lentulus, pensant obtenir pour lui-même la royauté promise à sa famille par
les oracles sibyllins dispose dans toute la ville, au jour fixé par Catilina,
des soldats, des torches et des armes. Ne se contentant pas d'une conjuration
domestique, il sollicite le concours des députés Allobroges, qui se trouvaient
alors à Rome. La fureur des conjurés eût franchi les Alpes, si une seconde
trahison, celle de Vulturcius, n'eût livré la lettre du préteur. Cicéron
fait aussitôt arrêter les barbares. Le préteur est convaincu en plein sénat.
On délibère sur le supplice à infliger aux conjurés. César conseille la
clémence, par égard pour leur dignité, Caton propose de punir leur crime.
Tous les sénateurs se rangent à ce dernier avis, et les parricides sont
étranglés dans leur prison. Bien que la conjuration eût été en partie
étouffée, Catilina ne renonce pas à son entreprise. Il déploie ses
étendards, et de l'Étrurie, il marche contre sa patrie. Mais il rencontre
l'armée d'Antoine qui l'écrase. L'issue du combat révéla l'acharnement des
rebelles : pas un seul ennemi ne survécut à la bataille. Chacun d'eux, après
sa mort, couvrait de son cadavre la place qu'il avait occupée dans le combat.
On trouva Catilina loin des siens, au milieu de cadavres ennemis : c'eût été
une très belle mort, s'il était ainsi tombé pour sa patrie.
II. -- GUERRE CIVILE DE CÉSAR ET DE POMPÉE
Presque tout l'univers était pacifié, et
l'empire romain était trop puissant pour être écrasé par une force
étrangère. Mais la fortune, jalouse du peuple-roi, l'arma lui-même pour sa
propre ruine. La rage de Marius et de Cinna avait été, à l'intérieur de
Rome, le prélude et comme l'essai des guerres civiles. L'orage provoqué par
Sylla avait éclaté sur une plus grande étendue, sans dépasser toutefois
l'Italie. Les fureurs de César et de Pompée enveloppèrent Rome, l'Italie, les
peuples, les nations, enfin toute l'étendue de l'empire comme dans une sorte de
déluge ou d'embrasement. On ne saurait leur donner le nom de guerre civile, pas
même celui de guerre sociale ; ce n'est cependant pas une guerre étrangère ;
c'est quelque chose qui les comprend toutes, c'est même quelque chose de plus
qu'une guerre.
Considère-t-on les chefs ? tout le sénat y participe ; les armées ? on voit
d'un côté onze, de l'autre dix-huit légions, toute la fleur et la force du
sang italien ; les troupes fournies par les alliés ? ici, vous avez les Gaulois
et les Germains, là Déjotarus, Ariobarzane, Tarchondimotus, Cotys et
Rhascypolis, toutes les forces de la Thrace, de la Cappadoce, de la Macédoine,
de la Cilicie, de la Grèce et de tout l'Orient. Quant à la durée de la
guerre, elle fut de quatre ans, court espace pour tant de désastres. Veut-on
savoir les lieux et les pays où elle se déroula ? Elle commença en Italie,
d'où elle se détourna vers la Gaule et l'Espagne ; puis revenant de
l'Occident, elle concentra toute sa violence en Épire et en Thessalie ; de là
elle s'élança tout à coup sur l'Égypte, puis regarda vers l'Asie et
s'abattit sur l'Afrique ; enfin elle revint vers l'Espagne où elle finit par
expirer. Mais les haines des partis ne cessèrent pas avec la guerre. Elles se
calmèrent seulement, lorsque dans Rome même, au milieu du sénat, le sang du
vainqueur eut assouvi la haine des vaincus.
La cause d'une pareille calamité fut, comme pour toutes les autres, l'excès de
la prospérité. Sous le consulat de Quintus Métellus et de Lucius Afranius,
alors que Rome imposait partout sa domination au monde entier et chantait sur
les théâtres de Pompée les récentes victoires et les triomphes du Pont et de
l'Arménie, la puissance excessive de Pompée provoqua l'ordinaire jalousie des
citoyens oisifs. Métellus furieux d'avoir vu diminuer l'éclat de son triomphe
de Crète, et Caton, toujours adversaire des citoyens puissants, dénigraient
Pompée et critiquaient ses actes. Égaré par le ressentiment, Pompée chercha
des appuis pour maintenir son crédit. Crassus brillait alors par sa naissance,
ses richesses et son crédit ; il voulait cependant devenir plus puissant
encore. César s'élevait grâce à son éloquence, à son courage, et aussi
grâce à son consulat. Pompée, toutefois, les dépassait tous les deux. César
voulait donc fonder, Crassus accroître, Pompée conserver sa puissance. Tous
les trois également avides du pouvoir, ils s'entendirent facilement pour
s'emparer de la république. Ils se prêtèrent mutuellement l'appui de leurs
forces dans l'intérêt de leur gloire particulière, et César s'empara de la
Gaule, Crassus de l'Asie, Pompée de l'Espagne. Ils disposaient de trois
puissantes armées, et trois chefs possédaient ainsi en commun l'empire du
monde.
Cette domination dura loyalement pendant dix ans, parce qu'une crainte mutuelle
maintenait leur union. Mais la mort de Crassus chez les Parthes et celle de
Julie, fille de César, qui par les liens de son mariage avec Pompée était un
gage de concorde entre le gendre et le beau-père, firent éclater soudain leur
jalousie. La puissance de César inquiétait déjà Pompée, et César ne
pouvait supporter l'autorité de Pompée. L'un ne voulait pas d'égal, l'autre
ne voulait pas de maître, et dans leur rivalité sacrilège, ils se disputaient
le premier rang, comme si la fortune d'un si grand empire ne pouvait suffire à
deux hommes.
Sous le consulat de Lentulus et de Marcellus, l'alliance fut rompue pour la
première fois. Le sénat, c'est-à-dire Pompée, délibérait sur le
remplacement de César. Celui-ci ne refusait pas un successeur, si on tenait
compte de sa candidature dans les prochains comices. Mais Pompée, par de
sourdes intrigues, voulait lui faire refuser en son absence le consulat qu'il
lui avait fait naguère décerner par les dix tribuns. On exigeait qu'il vînt
briguer cette magistrature selon l'antique usage. César, de son côté,
réclamait l'exécution du décret, affirmant que si les engagements n'étaient
pas respectés, il ne congédierait point son armée. On le déclara alors
ennemi public. Cette mesure l'exaspéra, et il décida de défendre par les
armes ce qu'il avait acquis par les armes.
Le premier théâtre de la guerre civile fut l'Italie. Pompée n'avait mis que
de faibles garnisons dans les places fortes. Rien ne résista à l'attaque
soudaine de César. La trompette guerrière sonna d'abord à Ariminum. Libon fut
chassé de l'Etrurie, Thermus de l'Ombrie, Domitius de Corfinium. La guerre se
fût terminée sans effusion de sang, s'il avait réussi à prendre Pompée dans
Brundisium. Celui-ci allait tomber en son pouvoir, lorsqu'il s'échappa la nuit
en franchissant les digues qui bloquaient le port. O honte ! Le premier des
sénateurs, l'arbitre de la paix et de la guerre parcourait cette mer dont il
avait triomphé, monté sur un vaisseau délabré et presque désarmé, et il
fuyait !
L'abandon de l'Italie par Pompée n'était pas plus déshonorant que l'abandon
de Rome par le Sénat. César entre dans cette ville que la peur avait rendue
presque déserte et se nomma lui-même consul. Les tribuns tardant trop à lui
ouvrir le trésor sacré, il en brise les portes et s'empare des revenus et du
patrimoine du peuple romain avant de s'emparer de l'empire. Une fois Pompée
chassé et mis en fuite, il aima mieux régler les affaires des provinces que de
se lancer à sa poursuite, et pour assurer son ravitaillement, il fit occuper la
Sicile et la Sardaigne par ses lieutenants.
Il n'avait pas de guerre à redouter du côté de la Gaule, car il y avait
lui-même établi la paix. Mais comme il y passait pour aller combattre en
Espagne les armées de Pompée, Marseille osa lui fermer ses portes. La
malheureuse ! Elle désirait la paix, et la crainte de la guerre la précipita
dans la guerre. Comme elle était défendue par de solides murailles, César
donna l'ordre de la lui soumettre en son absence. Cette ville grecque n'avait
point la mollesse que laissait supposer son nom, et ses habitants osèrent
forcer les retranchements de l'ennemi, incendier ses machines, et même attaquer
sa flotte. Mais Brutus chargé de cette guerre les vainquit et les dompta sur
terre et sur mer. Ils se rendirent bientôt, et on leur enleva tous leurs biens,
excepté celui qu'ils préféraient à tous, la liberté.
La guerre d'Espagne contre les lieutenants de Pompée, Pétréius et Afranius,
fut indécise et mêlée de succès divers, mais peu sanglante. Ces généraux
campaient à Ilerda sur les bords de la Sègre. César entreprit de les bloquer
et de couper leurs communications avec la ville. Cependant, les inondations du
fleuve au printemps empêchaient l'arrivée des vivres. Son camp souffrit de la
famine, et l'assiégeant était lui-même comme assiégé. Mais lorsque le
fleuve redevint paisible et ouvrit les plaines aux pillages et aux combats, il
recommença à presser vigoureusement les ennemis, les poursuivit dans leur
retraite vers la Celtibérie, les enferma à l'intérieur d'un rempart
palissadé, et les souffrances de la soif les obligèrent à se rendre.
Ainsi fut reconquise l'Espagne citérieure. L'Espagne ultérieure suivit
bientôt. Que pouvait faire une seule légion, quand cinq n'avaient pu résister
? Varron se rendit volontairement, et Gadès, le détroit, l'Océan, tout
reconnut la fortune de César.
Cependant en son absence, le sort osa lui être un moment contraire en Illyrie
et en Afrique, comme s'il voulait rehausser par quelques échecs l'éclat de ses
succès. Dolabella et Antoine avaient reçu l'ordre d'occuper les embouchures de
la mer Adriatique, et avaient établi leur camp, le premier sur la côte
d'Illyrie, le second sur celle de Curicta. Mais Pompée était maître de
presque toute la mer, et son lieutenant Octavius Libo les surprit et les
enveloppa tous deux avec des forces navales considérables. La faim contraignit
Antoine à se rendre. Des radeaux que Basilus avait envoyés à son secours,
faute de vaisseaux, furent pris comme dans un filet par un nouvel artifice des
Ciliciens alliés de Pompée, qui tendirent des câbles dans la mer. Cependant
l'agitation des flots en dégagea deux. Un radeau, qui portait des Opitergins
resta engravé dans les bas-fonds et laissa à la postérité un exemple
mémorable. Il y avait là mille hommes à peine qui résistèrent pendant toute
une journée aux attaques d'une armée qui les entourait de toutes parts. Après
d'inutiles efforts de courage ils suivirent les exhortations du tribun Vultéius
et s'entre-tuèrent les uns les autres plutôt que de se rendre.
Tels furent également en Afrique le courage et l'infortune de Curion. Envoyé
pour reconquérir cette province, il était fier d'avoir repoussé et mis en
fuite Varus, mais surpris par l'arrivée soudaine du roi Juba, il ne put
résister à la cavalerie des Maures. Vaincu, il pouvait encore échapper par la
fuite, mais le sentiment de l'honneur le poussa à accompagner dans la mort
l'armée qu'il avait perdue par sa témérité.
Mais déjà la fortune réclame le couple qui lui est réservé. Pompée avait
choisi l'Epire pour théâtre de la guerre, et César ne se faisait pas
attendre. Après avoir tout réglé derrière lui, sans se laisser arrêter par
les tempêtes du milieu de l'hiver, il franchit la mer pour gagner le champ de
bataille. Il établit son camp près d'Oricum. Par suite du manque de bateaux,
une partie de ses soldats étaient restés avec Antoine à Brundusium, et
tardaient à le rejoindre. Brûlant d'impatience, il va les chercher, et il
n'hésite pas, malgré une mer démontée par l'ouragan, à s'embarquer seul et
en pleine nuit sur un léger navire. On connaît la réponse qu'il fit au pilote
épouvanté par un pareil danger : "Que crains-tu ? tu portes César "
Toutes les troupes sont réunies de part et d'autre ; les deux camps sont
voisins, mais les deux chefs ont des projets différents. César, naturellement
ardent, et désireux d'en finir, présente la bataille à l'ennemi, le provoque
et le harcèle. Tantôt il bloque le camp de Pompée et l'entoure d'un
retranchement de seize milles ; (mais en quoi ce blocus pouvait-il gêner une
armée à qui la mer était ouverte et apportait toutes les provisions en
abondance ?) - tantôt il attaque Dyrrachium, entreprise vaine contre une ville
que sa situation rendait imprenable. En outre, il livre des escarmouches
continuelles à chaque sortie de l'ennemi ; (c'est alors que brilla
l'incomparable courage du centurion Scévola, qui reçut cent vingt traits sur
son bouclier) ; enfin il pille et ravage les villes alliées de Pompée, Oricum,
Gomphos et d'autres forteresses de Thessalie. Pompée, au contraire, traîne les
choses en longueur, temporise, cherche à user par le manque de vivres un ennemi
cerné de toutes parts, et en même temps à affaiblir l'ardente impétuosité
de son chef. Mais il doit bientôt renoncer aux avantages de cette sage
tactique. Les soldats blâment son inaction, les alliés, sa lenteur, les chefs,
son ambition. Ainsi les destins se précipitent, la Thessalie est choisie comme
champ de bataille, et les plaines de Philippes vont décider du sort de Rome, de
l'empire et du genre humain.
Jamais ailleurs la fortune ne vit le peuple romain rassembler tant de forces,
tant de nobles personnages. Plus de trois cent mille hommes étaient en
présence, sans compter les auxiliaires fournis par les rois et par les alliés.
Jamais une catastrophe imminente ne fut annoncée par des prodiges plus
évidents : fuite des victimes, des essaims sur les enseignes, des ténèbres en
plein jour. Le général lui-même, dans un rêve nocturne, entendit en son
théâtre des applaudissements qui ressemblaient à des lamentations, et le
matin, - sinistre présage ! - on le vit sur la place d'armes vêtu d'un manteau
noir. Jamais l'armée de César ne montra plus d'ardeur ni plus d'allégresse ;
c'est d'elle que vinrent et le signal de la bataille et les premiers traits. On
remarqua que Crastinus engagea le combat en lançant son javelot. On le retrouva
parmi les cadavres, frappé d'une épée qui était restée enfoncée dans sa
bouche, et la singularité de sa blessure attestait l'acharnement furieux avec
lequel il avait combattu. Mais l'issue de la bataille fut plus étonnante
encore. Pompée disposait d'une cavalerie si abondante qu'il pensait envelopper
facilement César. Or, il fut enveloppé lui-même. Le combat était depuis
longtemps indécis, lorsque Pompée donna à la cavalerie placée à l'une des
ailes, l'ordre de se déployer et de charger. Mais soudain, un signal donné par
César, les cohortes germaines se précipitèrent avec une telle furie sur les
cavaliers débandés que ceux-ci semblaient des fantassins attaqués par des
cavaliers. Cette déroute sanglante de la cavalerie en fuite entraîna celle de
l'infanterie légère. Alors la terreur s'étendit dans tous les rangs, le
désordre gagna tous les bataillons, et le carnage fut achevé comme par
l'effort d'un seul bras. Rien ne fut plus fatal à Pompée que la grandeur même
de son armée.
César se prodigua dans cette bataille, et il fit à la fois son devoir de
général en chef et son devoir de soldat. On a recueilli deux paroles qu'il
prononça en passant à cheval, l'une cruelle, mais habile et propre à assurer
la victoire : "Soldat, frappe au visage", l'autre destinée à lui
attirer la popularité : "Epargne les citoyens" , alors qu'il les
poursuivait lui-même.
Heureux encore Pompée dans son malheur, s'il eût été emporté par la même
fortune que son armée ! Mais il survécut à sa gloire, pour connaître un
déshonneur plus grand encore. Il s'enfuit à cheval à travers les vallées de
la Thessalie et aborda à Lesbos sur une petite barque. A Syhèdres, un rocher
désert de la Cilicie, il se demanda s'il fuirait chez les Parthes, en Afrique
ou en Egypte ; enfin, sur le rivage de Pélouse, il périt sur l'ordre du plus
misérable des rois que conseillaient des eunuques, et qui mit le comble à son
malheur en le faisant égorger par Septimius, un déserteur de son armée, sous
les yeux de sa femme et de ses enfants.
Qui n'aurait cru la guerre finie avec Pompée ? Cependant, les cendres de
l'incendie de Thessalie se rallumèrent avec beaucoup plus de force et de
violence. L'Egypte s'arma contre César, sans être cependant du parti de
Pompée. Ptolémée, roi d'Alexandrie, avait commis le plus grand crime de la
guerre civile et conclu avec César un traité d'alliance, dont le gage avait
été la tête de Pompée. La fortune cherchait à venger les mânes d'un
personnage si illustre, et elle en trouva l'occasion. Cléopâtre, soeur du roi,
se jeta aux genoux de César et réclama sa part du royaume. La jeune princesse
avait pour elle et sa beauté, rendue plus séduisante encore par l'injustice
dont elle semblait avoir été victime, et la haine inspirée par le roi, qui
avait sacrifié Pompée à la fortune d'un parti, et non à César, qu'il
n'aurait certainement pas hésité à frapper de la même manière, s'il y avait
trouvé son intérêt.
Lorsque César eut ordonné de rétablir Cléopâtre sur le trône, il fut
aussitôt assiégé dans le palais par les assassins mêmes de Pompée. N'ayant
qu'une poignée de soldats, il soutint, avec un courage admirable, l'effort
d'une nombreuse armée. Tout d'abord il met le feu aux bâtiments voisins et au
port, et détourne ainsi l'attaque des ennemis qui le pressent ; puis il se
sauve tout à coup dans la presqu'île du Phare. Mais il est jeté à la mer ;
par une chance extraordinaire, il rejoint à la nage sa flotte qui stationnait
tout près de là. Il avait laissé son manteau au milieu des flots, soit par un
effet du hasard, soit à dessein pour offrir un but aux traits et aux pierres
que lui lançaient les ennemis. Recueilli par les soldats de sa flotte, il
attaque alors les ennemis partout à la fois et apaise les mânes de son gendre
en lui immolant une nation lâche et perfide. Théodote, le précepteur du roi
et l'instigateur de toute cette guerre, ainsi que Photin et Ganymède, des
monstres qui n'étaient même pas des hommes, fuient de différents côtés sur
mer et sur terre, et périssent diversement. Le cadavre du roi lui-même fut
retrouvé enseveli dans la vase, et on le reconnut à la cuirasse d'or dont il
était orné.
De nouveaux troubles s'élevèrent également en Asie du côté du Pont, comme
si la fortune avait voulu ruiner le royaume de Mithridate en faisant vaincre le
père par Pompée et le fils par César. Le roi Pharnace, comptant plus sur nos
discordes que sur son courage, se ruait sur la Cappadoce avec son armée. Mais
César l'attaque, et en un seul combat - et ce ne fut même pas un véritable
combat - , il l'écrase, semblable à la foudre qui, en un seul et même
instant, tombe, frappe et disparaît. Et César pouvait se vanter à juste titre
d'avoir vaincu l'ennemi avant de l'avoir vu.
Telles furent ses victoires sur les étrangers. Mais en Afrique il dut livrer
aux citoyens romains des combats beaucoup plus sanglants que celui de Pharsale.
Le remous de la fuite avaient chassé dans cette province les débris du
naufrage de Pompée, et à dire vrai, c'étaient moins des débris que tout
l'appareil d'une guerre. Les forces de Pompée avaient été dispersées plutôt
qu'écrasées ; le désastre même de leur chef avait resserré leur union. Les
généraux qui succédaient à Pompée n'étaient pas indignes de lui et les
noms qui remplaçaient le sien sonnaient encore assez haut, puisque c'étaient
ceux de Caton et de Scipion.
Juba, roi de Mauritanie, joignit ses troupes aux leurs, sans doute pour donner
plus d'ampleur à la victoire de César. Thapsus ne différa de Pharsale que
parce que ce fut une plus belle victoire ; et l'élan des soldats de César fut
d'autant plus impétueux qu'ils s'indignaient de voir que la violence de la
guerre s'était accrue depuis la mort de Pompée. Enfin, ce qui n'était jamais
arrivé, les trompettes n'attendirent pas l'ordre du général pour sonner la
charge. Le carnage commença par Juba. Ses éléphants encore étrangers aux
combats et nouvellement tirés de leurs forêts, s'affolèrent au bruit soudain
des clairons et se retournèrent contre les leurs. Aussitôt l'armée prit la
fuite. Les chefs ne montrèrent pas plus de courage, mais tous surent du moins
mourir glorieusement. Scipion fuyait sur un navire, mais rejoint par les
ennemis, il se perça le corps de son épée. Quelqu'un demandant où il était,
il répondit ces mots : "Le général est bien." Juba se réfugia dans
son palais ; il offrit le lendemain un splendide festin à Pétréius qui
l'avait accompagné dans sa fuite, et a milieu même du repas, il pria son hôte
de le tuer. Pétréius tua le roi, puis se tua lui-même, et les restes des mets
de ce repas funèbre furent arrosés d'un sang royal, mêlé au sang romain.
Caton n'assista pas à cette bataille. Il campait près du Bagrada et gardait
Utique qui est comme la seconde clef de l'Afrique. Mais quand il apprit la
défaite de son parti, il se donna la mort sans hésitation, comme il convient
à un sage, et même avec joie. Après avoir embrassé et congédié son fils et
ses compagnons, il lut jusque dans la nuit, à la lueur d'une lampe, le dialogue
où Platon enseigne l'immortalité de l'âme, et se reposa quelques instants.
Puis, vers la première veille, il tira son épée, se découvrit la poitrine et
se frappa deux fois. Les médecins ayant osé profaner de leurs remèdes les
blessures de ce grand homme, il les laissa faire pour se débarrasser de leur
présence, puis rouvrit ses plaies. Le sang jaillit avec violence, et ses mains
mourantes restèrent plongées dans la blessure qu'il s'était faite deux fois.
Comme si l'on n'avait combattu nulle part encore, les partis reprirent les
armes. Autant l'Afrique avait dépassé la Thessalie, autant l'Espagne surpassa
l'Afrique. Le parti de Pompée possédait un avantage considérable, celui
d'avoir deux frères à sa tête, c'est-à-dire deux Pompée au lieu d'un seul.
Aussi la guerre ne fut-elle nulle part plus acharnée, ni la victoire plus
incertaine.
Les lieutenants Varus et Didius, en vinrent les premiers aux mains, à
l'embouchure même de l'Océan. Mais leurs vaisseaux eurent moins à lutter
entre eux que contre la mer. Comme s'il eût voulu châtier nos fureurs
civiques, l'Océan détruisit les deux flottes par un naufrage. Quel horrible
spectacle que cette lutte simultanée des flots, de la tempête, des hommes, des
vaisseaux et de leurs agrès ! Joignez à cela l'aspect effrayant des lieux : la
côte d'Espagne et celle de Mauritanie se tournant l'une vers l'autre pour se
réunir, le spectacle effrayant des deux mers, la mer intérieure et la mer
extérieure, les colonnes d'Hercule dominant les flots, et partout en même
temps les fureurs de la guerre jointes à celles de la tempête.
Bientôt après, de part et d'autre, on courut assiéger différentes villes, et
ces malheureuses furent punies par les deux partis de leur alliance avec les
Romains.
Munda fut la dernière de toutes les batailles. César n'y trouva point son
bonheur accoutumé, et le combat fut longtemps incertain et inquiétant ; la
fortune avait bien l'air de délibérer. Avant la bataille, César lui-même
avait paru triste, contrairement à son habitude. Peut-être réfléchissait-il
à la fragilité humaine, peut-être se défiait-il de cette trop longue suite
de succès, ou craignait-il, après avoir commencé comme Pompée, de finir
comme lui. Au milieu même de la mêlée, il se produisit un incident, dont
personne ne se rappelait d'exemple. Longtemps, avec des avantages égaux, les
adversaires n'avaient cherché qu'à se massacrer. Tout à coup, au plus fort du
combat, il se fit un profond silence, comme s'il y avait eu accord entre les
deux armées et comme si tous se demandaient quand finirait cette guerre. Enfin
- et ce spectacle honteux était nouveau pour les yeux de César - le corps des
vétérans, éprouvé par quatorze années de campagnes, recula, et, s'il ne
s'était pas encore enfui, on sentait bien que la honte le retenait plutôt que
le courage. A cette vue, César, laissant son cheval, s'élance comme un furieux
vers la première ligne. Il saisit les fuyards, rassure les porte-enseignes,
leur prodigue les supplications, les encouragements, les reproches, et parcourt
toute son armée des yeux, du geste et de la voix. On raconte que dans cet
affolement il songea à prendre un parti désespéré, et son visage laissa voir
clairement qu'il était décidé à se donner la mort. Mais cinq cohortes
ennemies envoyées par Labiénus pour défendre le camp menacé traversèrent le
champ de bataille, et ce mouvement avait l'apparence d'une fuite. César crut-il
qu'elles fuyaient réellement, ou sut-il, en chef habile, exploiter cette
apparence ? Toujours est-il qu'il se jette sur les cohortes comme sur une troupe
en fuite, et relève le courage des siens en même temps qu'il abat celui de
l'ennemi. Car ses soldats, se jugeant vainqueurs, poursuivent plus vivement les
Pompéiens, qui, croyant à la fuite des leurs, se mettent à fuir à leur tour.
On jugera du carnage qui fut fait des ennemis, ainsi que de la colère et de la
rage des vainqueurs par le trait suivant. Les survivants ayant fui la mêlée
pour se réfugier à Munda, César ordonna de les y bloquer immédiatement, et
on forma un retranchement d'un amas de cadavres, joints ensemble par les
javelots et les traits dont ils étaient percés : action révoltante même chez
des barbares.
Les fils de Pompée désespérèrent de la victoire. Cnéus s'enfuit du combat,
blessé à la jambe et chercha à gagner des lieux déserts et écartés. Mais
rejoint par Césonius près de la ville de Laurone, il résista en homme qui
n'avait pas encore perdu tout espoir, et il fut tué. Quant à Sextus, la
fortune le cacha en Celtibérie et le réserva pour d'autres guerres après la
mort de César.
César rentre victorieux dans sa patrie. Dans son premier triomphe, celui qu'il
remporta sur la Gaule, figuraient le Rhin, le Rhône et l'Océan représenté en
or, sous la forme d'un prisonnier. Il avait cueilli son second laurier en Egypte
; dans ce triomphe, on porta les images du Nil, d'Arsinoé et du Phare, qui
semblait étinceler de tous ses feux. Le troisième triomphe fut celui qu'il
remporta sur Pharnace et le Pont. Le quatrième montrait Juba, la Mauritanie et
l'Espagne deux fois soumise. Rien ne rappela Pharsale, Thapsus et Munda. Et
pourtant, combien plus grandes étaient ces victoires dont il ne triomphait pas.
Enfin la guerre cessa. La paix qui suivit ne fut pas ensanglantée, et la
clémence de César racheta les atrocités de la guerre. Il ne fit mourir
personne, excepté Afranius (c'était assez de lui avoir pardonné une fois),
Faustus Sylla (Pompée l'avait appris à craindre ses gendres), et la fille de
Pompée avec les jeunes enfants qu'elle avait eus de Sylla : il assurait ainsi
la tranquillité de l'avenir.
Aussi les Romains reconnaissants accumulèrent-ils tous les honneurs sur la
tête de leur prince. Il eut des statues autour des temples, le droit de porter
au théâtre une couronne ornée de rayons, une place d'honneur au sénat, un
pinacle sur sa maison ; son nom fut donné à l'un des mois de l'année. On y
ajouta le titre de père de la patrie et de dictateur perpétuel. Enfin, sans
qu'on puisse savoir s'ils étaient d'intelligence, le consul Antoine lui offrit
devant la tribune aux harangues les insignes de la royauté.
Tous ces honneurs s'accumulaient sur sa tête comme les ornements sur celle
d'une victime destinée à la mort. La clémence du prince ne put triompher de
la haine, et le pouvoir même qu'il avait de leur faire du bien pesait à des
hommes libres. On ne supporta pas plus longtemps son despotisme, mais Brutus et
Cassius, et d'autres sénateurs s'entendirent pour l'assassiner. O puissance du
destin ! Le bruit de la conjuration s'était répandu au loin ; un billet avait
même été donné à César ce jour-là, et sur cent victimes, il n'avait pu
trouver un seul présage favorable. Il vint cependant au sénat, songeant à une
expédition contre les Parthes. Il était assis sur sa chaise curule lorsque les
sénateurs se jetèrent sur lui et l'abattirent de vingt-trois coups de
poignard. Et ainsi, l'homme qui avait inondé l'univers du sang de ses
concitoyens inonda enfin lui-même la curie de son propre sang.
III. -- CÉSAR AUGUSTE
Le peuple romain, après
l'assassinat de César et de Pompée, semblait avoir recouvré son ancienne
liberté. Il l'aurait recouvrée, si Pompée n'avait point laissé d'enfants ni
César d'héritier ; ou, ce qui fut plus funeste encore, si Antoine, l'ancien
collègue de César, devenu l'émule de sa puissance, n'eût survécu pour
embraser et bouleverser le siècle suivant. Sextus réclame l'héritage
paternel, et jette l'épouvante sur toute la mer. Octave, pour venger la mort de
son père, doit ébranler de nouveau la Thessalie ; l'inconstant Antoine tantôt
s'indigne de voir Octave succéder à César ; tantôt par amour pour
Cléopâtre, il s'abaisse jusqu'à la royauté. Le peuple romain ne put alors
trouver son salut qu'en se réfugiant dans la servitude. Félicitons-nous
cependant, autant que le permettent de pareils désordres, que le pouvoir
suprême soit tombé de préférence aux mains d'Octave César Auguste qui, par
sa sagesse et son habileté remit l'ordre dans le corps de l'empire ébranlé et
bouleversé de toutes parts. Jamais, à coup sûr, l'Etat n'aurait pu retrouver
son unité ni son ensemble, s'il n'eût été régi par la volonté d'un seul,
qui en fût comme l'âme et l'esprit.
Sous le consulat de Marc-Antoine et de Publius Dolabella, alors que la fortune
transférait l'empire romain aux Césars, il y eut dans l'Etat des troubles
variés et nombreux. Et comme il arrive d'ordinaire dans la révolution annuelle
du ciel, lorsque les mouvements des astres se traduisent par le tonnerre, et
leurs changements par la tempête, ainsi cette transformation du gouvernement de
Rome, c'est-à-dire du genre humain, provoqua de violentes secousses ; et toutes
sortes de dangers, des guerres civiles, étrangères, serviles, continentales et
maritimes agitèrent tout le corps de l'empire.
IV. -- GUERRE DE MODÈNE
La première cause des
troubles civils fut le testament de César. Antoine, le second héritier,
furieux de la préférence accordée à Octave, avait entrepris une guerre
implacable contre l'adoption de ce fougueux jeune homme. Il avait en face de lui
un adversaire de dix-huit ans à peine, que son âge exposait et livrait à
l'injustice. Il jouissait lui-même d'une grande considération due à son titre
de compagnon d'armes de César. Aussi ne cessait-il de lui voler des morceaux de
son héritage, de l'accabler d'outrages, et d'empêcher par tous les moyens son
adoption dans la famille des Jules. Enfin, il prit ouvertement les armes pour
écraser son jeune adversaire, et déjà, avec une armée qu'il avait
préparée, il bloquait dans la Gaule Cisalpine Décimus Brutus, qui s'opposait
à ses desseins.
Mais Octave César, que son âge, l'injustice subie et la majesté du nom qu'il
avait pris rendaient populaire rappelle les vétérans aux armes, et bien que
simple citoyen, il ose - qui l'eût cru ? - attaquer un consul ; il délivre
Brutus assiégé dans Modène, et s'empare du camp d'Antoine. Il se fit alors
remarquer par sa belle attitude. Couvert de sang et de blessures, il revint dans
son camp en rapportant sur ses épaules une aigle que lui avait remise un
porte-enseigne mourant.
V. -- GUERRE DE PÉROUSE
Une seconde guerre fut provoquée par le partage des terres que César accorda aux vétérans de son père, pour prix de leurs services. Antoine, naturellement porté au mal, était encore excité par sa femme Fulvie, qui ceignit alors l'épée avec une audace toute virile. Il soulève les colons chassés de leurs terres et prend de nouveau les armes. César le fait déclarer ennemi public, non plus par les suffrages de quelques particuliers, mais par le sénat tout entier, l'attaque, l'oblige à s'enfermer dans Pérouse, et le force à se rendre, après lui avoir fait endurer les plus affreuses horreurs de la famine.
VI. -- LE TRIUMVIRAT
Antoine à lui seul était
déjà dangereux pour la paix, et dangereux pour le bien de l'Etat. Or, Lépide
se joignit à lui, comme la flamme à l'incendie. Que pouvait faire César
contre deux consuls et deux armées ? Il lui fallut s'associer à leur pacte
sanglant. Ils avaient tous trois des projets aussi différents que leurs
caractères. Lépide aspirait à profiter du bouleversement de l'Etat pour
satisfaire sa soif des richesses. Antoine voulait se venger de ceux qui
l'avaient déclaré ennemi public, César voulait venger son père et immoler
Cassius et Brutus à ses Mânes indignés.
Telles furent les raisons de cette paix conclue entre les trois chefs. Au
confluent de deux rivières, entre Pérouse et Bologne, ils joignent leurs mains
en signe d'alliance et reçoivent les saluts des trois armées. Imitant un
exemple funeste, ils forment un triumvirat, et la république opprimée par
leurs violences, voit renaître les proscriptions de Sylla. Une des moindres
atrocités fut le massacre de cent quarante sénateurs. On fit périr dans des
conditions atroces, cruelles, lamentables, des malheureux qui fuyaient par tout
l'univers. Peut-on assez gémir sur de pareilles horreurs ? Antoine proscrit son
oncle Lucius César, et Lépide son frère Lucius Paulus !
L'exposition des têtes des victimes sur la tribune aux harangues était
maintenant pour Rome un spectacle ordinaire. Cependant la ville ne put retenir
ses larmes quand elle aperçut la tête coupée de Cicéron sur cette tribune
dont il avait été le maître, et on accourait pour le regarder comme autrefois
pour l'entendre.
Ces meurtres étaient ordonnés par Antoine et Lépide. César se contenta de
faire périr les assassins de son père et il ne le fit que parce que le meurtre
du dictateur aurait paru légitime s'il n'était pas vengé.
VII. -- GUERRE CONTRE CASSIUS ET BRUTUS
Brutus et Cassius, en immolant César,
semblaient avoir chassé du trône un nouveau Tarquin ; mais ce parricide
consomma la perte de cette liberté qu'ils s'étaient surtout proposé de
rétablir. Après le meurtre, redoutant non sans raison les vétérans de
César, ils s'étaient réfugiés aussitôt du sénat au Capitole. En effet, ce
n'est pas la volonté qui manquait à ces soldats, mais ils n'avaient pas encore
de chef pour venger leur général. D'ailleurs, comme il était évident que
cette vengeance ensanglanterait la république, on décida d'y renoncer, bien
qu'on désapprouvât le crime, et, sur les conseils de Cicéron, on rendit un
décret d'amnistie. Cependant, pour ne pas avoir à supporter la vue de la
douleur publique, ils se retirèrent dans les provinces de Syrie et de
Macédoine qui leur avaient été données par ce même César qu'ils avaient
assassiné, et dont la vengeance fut ainsi différée plutôt qu'abandonnée.
Quand les triumvirs eurent réglé les affaires de l'Etat, moins comme elles
devaient que comme elles pouvaient l'être, César et Antoine laissèrent à
Lépide la défense de la ville et se préparèrent à marcher contre Cassius et
Brutus. Ceux-ci avaient rassemblé des troupes nombreuses et occupé la même
plaine qui avait été fatale à Pompée. Cette fois encore des signes
manifestes annoncèrent aux vaincus la défaite qui les menaçait. Un essaim
s'abattit sur les enseignes ; des oiseaux habitués à se repaître de cadavres
volaient autour du camp qu'ils considéraient déjà comme leur proie, et en
marchant au combat les soldats rencontrèrent un Ethiopien, présage
incontestablement funèbre. Brutus lui-même, pendant la nuit, se livrait à la
lumière d'une lampe, à ses méditations accoutumées, lorsqu'un noir fantôme
lui apparut. "Qui es-tu ?", lui demanda Brutus.--"Ton mauvais
génie", répondit-il, et il disparut à ses yeux étonnés.
Il y avait également des présages dans le camp de César, mais ils étaient
meilleurs. Les oiseaux, les victimes, tout promettait le succès. Mais rien ne
fut plus salutaire que le songe qui conseilla au médecin de César de le faire
sortir du camp, qui risquait d'être pris, et qui le fut en effet. Car une fois
la bataille engagée, la mêlée continua pendant quelque temps avec une égale
ardeur. D'un côté, les deux chefs étaient présents ; de l'autre, César et
Antoine avaient été tenus à l'écart du combat, le premier par la maladie, le
second par la crainte et la lâcheté. Mais l'invincible fortune de la victime
et de son vengeur soutint leur parti, comme le prouva l'issue du combat. La
bataille fut d'abord extrêmement douteuse, et le péril égal des deux côtés.
Le camp de César et celui de Cassius furent pris également.
Mais comme la fortune est plus puissante que la vertu ! Combien est vraie cette
dernière parole de Brutus mourant : "La vertu n'est qu'un vain mot !"
C'est une méprise qui donna la victoire dans ce combat. En même temps que
pliait l'aile qu'il commandait, Cassius aperçut des cavaliers qui revenaient à
toute allure après avoir pris le camp de César. Il crut qu'ils fuyaient et se
retira sur une éminence. Puis la poussière, le bruit, et aussi l'approche de
la nuit l'empêchèrent de distinguer ce qui se passait. Un éclaireur qu'il
avait envoyé aux renseignements tardant à lui rapporter des nouvelles, il
pensa que c'en était fait de son parti, et il se fit trancher la tête par l'un
des siens. Avec Cassius, Brutus perdit tout son courage ; et pour ne pas manquer
à ses engagements (ils avaient résolu, en effet, de ne pas survivre à leur
défaite) il se fit percer le flanc par l'un de ses compagnons. N'est-on pas
étonné de voir que ces deux hommes, si sages et si braves, n'ont pas
eux-mêmes mis fin à leur vie ? Peut-être la croyance de leur secte les
empêchait-elle de se souiller les mains ; peut-être croyaient-ils que pour
délivrer leurs âmes si courageuses et si pieuses, ils devaient se contenter de
prendre la décision et laisser à d'autres le crime de l'exécution.
VIII. -- GUERRE CONTRE SEXTUS POMPÉE
Les meurtriers de César étaient
détruits, mais il restait encore la famille de Pompée. L'un de ses fils avait
péri en Espagne ; l'autre avait dû son salut à la fuite. Ce dernier avait
rassemblé les restes de cette guerre malheureuse et armé jusqu'aux esclaves ;
il occupait la Sicile et la Sardaigne. Déjà sa flotte s'était établie au
centre de la Méditerranée. Quelle différence entre le père et le fils ! L'un
avait exterminé les Ciliciens, l'autre demandait à la piraterie de le
protéger.
Il ravagea Pouzzoles, Formies, Vulturne, enfin toute la Campanie, Ponties et
Aenarie, et même l'embouchure du Tibre; puis, attaquant les navires de César,
il les incendia et les coula. Il avait d'ailleurs pour auxiliaires Ménas et
Ménécrate, de vils esclaves qu'il avait mis à la tête de sa flotte et qui
faisaient la guerre de course le long des côtes. En reconnaissance de tous ces
succès il immola à Pélore cent boeufs ornés d'or et précipita dans la mer
un cheval vivant également couvert d'or. Il faisait ces présents à Neptune,
afin que le maître de la mer le laissât régner sur la sienne. Enfin, les
dangers courus furent si grands, qu'on dut conclure un traité de paix avec
l'ennemi, si toutefois le fils de Pompée était un ennemi. Ce fut une grande,
mais brève joie, lorsque sur la digue de Baïes on signa un accord pour son
retour et la restitution de ses biens. Il invita ses adversaires à sa table sur
son navire et par une allusion spirituelle où il critiquait sa destinée, il
leur dit qu'il les recevait dans ses carènes. Son père avait en effet habité
à Rome dans le quartier bien connu des Carènes, alors que sa maison à lui et
ses pénates voguaient sur les flots. Mais Antoine avait pour l'or une passion
insatiable. Les biens de Pompée qu'il avait acquis avaient été dissipés et
il ne pouvait respecter l'accord. Il commença à ne pas exécuter les clauses
du traité. Sextus recommença de nouveau la guerre, et on fit appel à toutes
les forces de l'empire pour rassembler contre le jeune homme une flotte dont la
préparation à elle seule fut magnifique. On coupa la voie Herculéenne, on
creusa les bords du Lucrin qui fut transformé en un port ; puis on ouvrit ses
rives en son milieu, on le réunit à l'Averne et sur la surface calme de ces
eaux la flotte s'entraîna à la guerre navale.
Attaqué par un formidable appareil de guerre, le jeune homme fut écrasé dans
le détroit de Sicile, et il eût emporté dans la mort la réputation d'un
grand capitaine, s'il n'eût point de nouveau tenté la fortune, bien que ce
soit l'indice d'un grand caractère que de toujours espérer. Réduit à la
dernière extrémité, il s'enfuit et fit voile vers l'Asie, où il devait
tomber entre les mains et dans les chaînes de ses ennemis, et, ce qui est le
comble de l'infortune pour un brave, périr à leur gré sous les coups d'un
assassin. Jamais fuite, depuis Xerxès, n'avait été plus lamentable. Maître
peu auparavant de trois cent cinquante navires, il n'en avait plus que six ou
sept pour accompagner sa fuite. Il avait fait éteindre le fanal du
navire-amiral, jeté son anneau dans la mer, et portait de tous les côtés des
regards épouvantés ; et cependant il ne craignait que la mort.
IX. GUERRE DE VENTIDIUS CONTRE LES PARTHES
Par la mort de Cassius et de Brutus,
César avait ruiné le parti de Pompée ; par celle de Sextus, il en avait
complètement effacé le nom. Cependant il n'avait pu établir définitivement
la paix, et il restait un écueil, un obstacle, qui retardait le retour de la
sécurité publique : c'était Antoine. Cet homme hâta d'ailleurs lui-même sa
perte par ses vices, et, s'abandonnant à tous les excès de l'ambition et de la
débauche, il délivra d'abord ses ennemis, puis ses concitoyens, enfin son
siècle de la terreur qu'inspirait son nom.
La défaite de Crassus avait rendu confiance aux Parthes, et ils avaient appris
avec joie les discordes civiles du peuple romain. Aussi n'hésitèrent-ils pas
à nous attaquer à la première occasion qui se présenta. Ils y furent
d'ailleurs poussés par Labiénus, que Cassius et Brutus avaient envoyé - ô
folie criminelle ! - pour solliciter le secours de ces ennemis. Conduits par
Pacorus, le fils du roi, ils avaient dispersé les garnisons d'Antoine dont le
lieutenant Saxa se tua de son épée pour ne pas tomber entre leurs mains.
Enfin, la Syrie nous fut enlevée et le mal allait s'étendre plus loin - car
les ennemis, sous le nom d'auxiliaires, triomphaient par eux-mêmes, mais
Ventidius, un autre lieutenant d'Antoine, eut le bonheur incroyable de massacrer
les troupes de Labiénus, Pacorus lui-même, et toute la cavalerie parthe dans
la vaste région située entre l'Oronte et l'Euphrate. Plus de vingt mille
hommes périrent. Le succès fut obtenu grâce à l'habileté de notre général
qui feignit d'avoir peur et laissa les ennemis s'approcher de son camp à moins
d'une portée de trait, si bien qu'ils ne purent faire usage de leurs flèches.
Leur roi mourut en combattant très vaillamment. Sa tête fut aussitôt portée
dans toutes les villes qui avaient fait défection, et la Syrie fut reconquise
sans combat. C'est ainsi que la mort de Pacorus vengea la défaite de Crassus.
X. -- GUERRE D'ANTOINE CONTRE LES PARTHES
Les Parthes et les Romains avaient ainsi
mesuré leurs forces et s'en étaient donné des preuves mutuelles par le
désastre de Crassus et de Pacorus. Ayant l'un pour l'autre un égal respect,
ils renouvelèrent leur alliance et Antoine signa lui-même le traité avec leur
roi. Mais la vanité d'Antoine ne connaissait point de bornes ; il ambitionnait
les titres de gloire et voulait faire inscrire les noms de l'Araxe et de
l'Euphrate au bas de ses images. Sans sujet, sans raison, sans le moindre
semblant de déclaration de guerre, comme si la fourberie entrait dans la
tactique d'un général, il quitte tout à coup la Syrie et se précipite sur
les Parthes. Ce peuple, qui savait unir la ruse à la bravoure, fait semblant
d'avoir peur et de s'enfuir dans les plaines. Antoine se croit vainqueur et le
poursuit. Mais tout à coup, vers le soir, une petite troupe ennemie s'abat à
l'improviste, comme une pluie d'orage, sur les soldats fatigués de leur marche,
et couvre deux légions de traits qui pleuvent de tous les côtés.
Ce n'était rien encore à côté du désastre qui nous attendait le lendemain,
si les dieux n'avaient eu pitié de nous. Un Romain, échappé au désastre de
Crassus, et portant le costume parthe, s'approche à cheval du camp d'Antoine,
salue les soldats en latin, bannit par ce moyen la défiance de leurs esprits et
leur révèle le danger qui les menace. "Le roi doit bientôt arriver avec
toutes ses troupes ; il faut retourner en arrière et gagner les montagnes ;
même ainsi, l'armée romaine n'échappera peut-être pas à l'ennemi." Et
ainsi l'attaque ennemie qui suivit fut moins violente qu'on pouvait le craindre.
Elle se produisit cependant, et le reste de nos troupes eût été détruit, si
nos soldats accablés par les traits qui tombaient drus comme grêle n'avaient
eu par hasard l'idée de se mettre à genoux et de se couvrir la tête de leurs
boucliers, laissant croire ainsi qu'ils étaient morts. Les Parthes détendirent
alors leurs arcs, et quand les Romains se relevèrent, les barbares furent
frappés d'un tel étonnement que l'un d'eux s'écria : "Allez, Romains, et
retirez-vous sains et saufs ; vous méritez bien votre réputation de vainqueurs
des nations, puisque vous avez échappé aux flèches des Parthes."
Le chemin du retour nous fut ensuite aussi funeste que l'ennemi. Tout d'abord on
y souffrit de la soif ; puis les eaux saumâtres furent pour certains plus
dangereuses encore ; enfin l'eau douce elle-même devint nuisible parce que nos
soldats affaiblis en buvaient avec avidité. Ce furent ensuite les chaleurs
d'Arménie, puis les neiges de Cappadoce, et le changement subit de climat
produisit sur eux l'effet de la peste. De seize légions, à peine le tiers
survivait. Antoine vit plusieurs fois son argenterie mise en pièces à coups de
hache, et à plusieurs reprises, il supplia son gladiateur de le tuer. Enfin cet
illustre général se réfugia en Syrie. Là, par un incroyable égarement
d'esprit, il se montra plus arrogant que jamais, comme s'il avait triomphé de
l'ennemi, en réussissant à lui échapper.
XI. -- GUERRE AVEC ANTOINE ET CLÉOPÂTRE
La fureur d'Antoine n'avait pu être
détruite par son ambition ; elle fut éteinte par son amour du luxe et de la
débauche. Après son expédition contre les Parthes, il prit la guerre en
horreur et vécut dans l'oisiveté. Il s'éprit de Cléopâtre, et, comme après
une victoire, il se reposait de ses fatigues dans les bras de cette reine.
L'Egyptienne demande à ce général ivre l'empire romain comme prix de ses
caresses. Antoine le lui promet comme si les Romains étaient plus faciles à
vaincre que les Parthes. Il se prépare donc à conquérir le pouvoir, et il le
fait ouvertement. Il oublie sa patrie, son nom, sa toge, ses faisceaux ; et
devenu l'esclave de ce monstre fatal, il renonce, pour lui plaire, à ses
sentiments, à son costume et à ses principes. Un sceptre d'or à la main, un
cimeterre au côté, une robe de pourpre attachée par d'énormes pierres
précieuses, il ne lui manquait que le diadème, pour que, roi lui-même, il
pût posséder une reine.
Au premier bruit de ces nouveaux mouvements, César s'était embarqué à
Brundusium pour aller au-devant de la guerre. Ayant placé son camp en Epire, il
avait bloqué avec sa flotte tout le rivage d'Actium, l'île de Leucade et le
mont Leucate, ainsi que les deux pointes du golfe d'Ambracie. Nous avions au
moins quatre cents navires, les ennemis en avaient à peine deux cents, mais
dont la grandeur compensait l'infériorité numérique. Ils possédaient en
effet de six à neuf rangs de rameurs, et ils étaient en outre surmontés de
tours à plusieurs étages, ce qui les faisait ressembler à des forteresses ou
à des villes ; leur poids faisait gémir la mer et les vents se fatiguaient à
les pousser. Leur masse même leur fut fatale. Les navires de César avaient de
deux à six rangs de rameurs tout au plus ; ils étaient propres à toutes les
évolutions qu'on pouvait exiger d'eux ; ils attaquaient, reculaient, viraient
facilement. Se mettant à plusieurs en même temps contre un seul de ces lourds
vaisseaux, inhabiles à toute manoeuvre, ils les accablaient de traits et de
coups d'éperons et leur lançaient aussi des torches enflammées. Ils n'eurent
aucun mal à les disperser. La grandeur des forces ennemies apparut surtout
après la victoire. Les débris de cette immense flotte détruite par la guerre
voguaient sur toute la mer, et les dépouilles recouvertes de la pourpre et de
l'or des Arabes, des Sabéens et de mille peuples d'Asie étaient
continuellement rejetées sur les côtes par les flots que poussaient les vents.
La reine donna la première le signal de la fuite et gagna la haute mer sur son
vaisseau à pourpre d'or et à voile de pourpre. Antoine la suivit bientôt.
Mais César s'élance sur leurs traces. En vain, ils avaient préparé leur
fuite sur l'océan, en vain des garnisons avaient été chargées de défendre
Parétonium et Péluse, ces deux promontoires de l'Egypte ; tout fut inutile, et
ils allaient tomber aux mains de César. Le premier, Antoine se tua de son
épée.
La reine, se jetant aux pieds de César, essaya de séduire les yeux du
vainqueur. Peine inutile ! Sa beauté ne put triompher de la continence du
prince. Ce qui la préoccupait, ce n'était pas d'avoir la vie sauve, - qu'on
lui offrait d'ailleurs - mais elle voulait garder une partie du royaume. Quand
César ne lui eut laissé aucun espoir, et qu'elle se vit réservée pour le
triomphe, elle profita de la négligence de ses gardes et se réfugia dans un
mausolée (c'est le nom qu'on donne dans le pays aux tombeaux des rois). Elle
s'y revêtit, suivant sa coutume, de ses plus beaux ornements, et s'étendit sur
un lit funèbre tout rempli de parfums auprès de son cher Antoine. Puis elle se
fit piquer les veines par des serpents, et succomba à une mort semblable au
sommeil.
XII. -- GUERRES CONTRE LES NATIONS ÉTRANGÈRES
Telle fut la fin des guerres civiles. On
ne se battit plus désormais que contre les nations étrangères, qui, voyant
l'empire fort occupé de ses propres maux, se soulevaient en diverses contrées
de l'univers. La paix était en effet récente, et ces peuples qui n'étaient
pas encore habitués au frein de la servitude secouaient leurs têtes fières et
altières pour se dérober au joug qu'on venait de leur imposer.
Les peuples qui habitaient dans les régions du nord se montraient les plus
farouches : c'étaient les Noriques, les Illyriens, les Pannoniens, les
Dalmates, les Mésiens, les Thraces et les Daces, les Sarmates et les Germains.
Les Noriques tiraient leur confiance de la hauteur des Alpes ; ils pensaient que
la guerre ne pouvait escalader leurs rochers et leurs neiges. Mais César confia
à son beau-fils Claudius Drusus le soin de pacifier entièrement tous les
peuples de cette contrée, les Breunes, les Usennes et les Vindéliciens. On
jugera de la sauvagerie de ces nations des Alpes par celle de leurs femmes :
manquant de traits, elles écrasaient contre la terre leurs jeunes enfants et
les lançaient à la tête de nos soldats.
Les Illyriens vivent également au pied des Alpes dont ils gardent les plus
profondes vallées, comme les barrières de leur pays ; des torrents impétueux
les environnent. César se chargea lui-même de cette expédition, et fit
construire des ponts. Les eaux et l'ennemi jettent le trouble dans son armée.
Voyant un soldat qui hésite à monter, il lui arrache son bouclier des mains et
s'avance le premier. Sa troupe le suit, mais le pont faiblit et s'écroule sous
le nombre. Blessé aux mains et aux jambes, plus imposant à cause du sang dont
il est couvert et plus auguste à cause du danger couru, il taille en pièces
l'ennemi qui fuit devant lui.
Les Pannoniens sont protégés par le rempart de deux fleuves impétueux, la
Drave et la Save. Ils pillaient les pays voisins, puis se réfugiaient entre
leurs rives. César envoya Vinnius pour les dompter. Ils furent écrasés sur
les bords des deux fleuves. Les armes des vaincus ne furent point brûlées
selon l'usage de la guerre. On les brisa, on les jeta dans le courant, et elles
allèrent annoncer le nom de César à ceux qui résistaient encore.
Les Dalmates vivent surtout dans les forêts ; aussi se livrent-ils sans frein
au brigandage. Le consul Marcius, en leur brûlant autrefois leur ville
Delminium, avait pour ainsi dire abattu la tête du pays. Plus tard Asinius
Pollion - le second des orateurs - leur avait enlevé leurs troupeaux, leurs
armes et leurs champs. Mais Auguste chargea Vibius d'achever leur soumission.
Celui-ci força ce peuple farouche à creuser la terre et à tirer l'or de ses
entrailles. Cette nation, la plus cupide de toutes, se livre d'ailleurs à cette
recherche avec une telle ardeur et une telle activité, qu'elle semble
l'extraire pour son propre usage.
La cruauté et la sauvagerie des Mésiens,
les plus barbares d'entre les barbares, produisent une impression d'horreur. Un
de leurs chefs, avant la bataille, réclama le silence. "Qui êtes-vous ?
," dit-il. - "Les Romains, maîtres des nations ", lui fut-il
répondu." Il en sera ainsi dit-il, quand vous nous aurez vaincus."
Marcus Crassus en accepta l'augure. Aussitôt, avant le combat, les barbares
immolent un cheval, et font le voeu d'offrir aux dieux les entrailles des
généraux tués, et de s'en nourrir ensuite. Je crois bien que les dieux les
entendirent car les Mésiens ne purent même pas soutenir le son de la
trompette. Un de ceux qui leur inspira le plus de frayeur fut le centurion
Cornilius, dont l'humeur extravagante et quelque peu sauvage devait frapper
l'imagination de ces êtres semblables à lui. Il portait sur son casque une
torche allumée, et les secousses que provoquaient les mouvements de son corps
laissaient croire que des flammes sortaient de sa tête en feu.
Les Thraces s'étaient déjà souvent
révoltés auparavant ; mais leur révolte était alors dirigée par leur roi
Rhoemetalcès. Ce dernier avait fait adopter à ces barbares les enseignes, la
discipline et même les armes des Romains. Mais entièrement domptés par Pison,
ils montrèrent leur rage jusque dans la captivité, car ils essayaient de
mordre leurs chaînes avec une sauvagerie dont ils se punissaient eux-mêmes.
Les Daces habitent dans les montagnes. Par l'ordre de leur roi Cotison, toutes
les fois que la glace réunissait les rives du Danube, ils avaient l'habitude de
descendre piller les pays voisins. César Auguste décida d'éloigner une nation
dont il était si difficile d'approcher. Il envoya donc Lentulus, qui les
repoussa de l'autre côté du fleuve et installa en deçà des garnisons. Ainsi
la Dacie fut, sinon vaincue, du moins repoussée et sa conquête remise à plus
tard.
Les Sarmates parcourent à cheval de vastes plaines. Le même Lentulus se
contenta de leur fermer le passage du Danube. Ils ne possèdent que des neiges,
des frimas et des forêts. Telle est leur barbarie qu'ils ne conçoivent même
pas l'état de paix.
Quant à la Germanie, plût au ciel que César eût attaché moins d'importance
à sa conquête ! Nous eûmes plus de honte à la perdre que de gloire à la
soumettre. Mais sachant que César, son père, avait passé deux fois le Rhin
sur un pont pour y chercher l'ennemi, il voulut en faire une province pour
honorer sa mémoire. Il y eût réussi, si les barbares avaient pu supporter nos
vices comme notre domination. Drusus, envoyé dans cette province, dompta
d'abord les Usipètes ; puis il parcourut le pays des Tenchtères et des Cattes
; et sur un tertre élevé, il dressa un trophée des riches dépouilles
remportées sur les Marcomans.
Puis il attaqua en même temps des peuples très puissants, les Chérusques, les
Suèves et les Sygambres. Ils avaient mis en croix vingt centurions, et ce crime
avait été comme le serment par lequel ils s'étaient engagés à la guerre.
Sûrs de la victoire, ils s'entendirent pour se partager d'avance le butin. Les
Chérusques avaient choisi les chevaux, les Suèves, l'or et l'argent, les
Sygambres, les prisonniers. Mais ce fut le contraire qui se produisit. Drusus,
vainqueur, distribua et vendit comme butin leurs chevaux, leurs troupeaux, leurs
colliers et leurs personnes mêmes. En outre, pour défendre la province, il
établit des garnisons et des petits postes partout sur les bords de la Meuse,
de l'Elbe et du Veser. Le long du Rhin, il éleva plus de cinquante ouvrages
fortifiés ; il fit construire des ponts à Bonn et à Mayence, et des flottes
pour les protéger. Il ouvrit aux Romains la forêt hercynienne, jusqu'alors
inconnue et inaccessible. Enfin, la paix régnait si bien en Germanie que les
hommes semblaient changés, le pays tout autre, et le ciel lui-même plus doux
et plus agréable qu'auparavant. Enfin ce n'est point par flatterie, mais par
reconnaissance pour les services rendus, qu'à la mort de ce jeune héros le
sénat lui accorda une distinction jusque-là sans exemple, en lui décernant
lui-même un surnom tiré de la province qu'il avait soumise.
Mais il est plus difficile de garder les provinces que de les conquérir. La
force les soumet, la justice les conserve. Aussi notre joie fut-elle de courte
durée. Les Germains étaient vaincus plutôt que domptés, et sous un général
tel que Drusus, ils s'inclinaient devant la supériorité de nos moeurs plutôt
que devant celle de nos armes. Mais après la mort de Drusus, Quintilius Varus
leur devint odieux par ses caprices et son orgueil, non moins que par sa
cruauté. Il osa les réunir en assemblée et commit l'imprudence de leur rendre
la justice, comme s'il eût suffi des verges d'un licteur et de la voix d'un
huissier pour réprimer l'humeur violente de ces barbares. Mais les Germains
depuis longtemps regrettaient de voir leurs épées rouillées et leurs chevaux
oisifs. Dès qu'ils se rendirent compte que nos toges et nos lois étaient plus
cruelles que nos armes, ils se soulevèrent sous la conduite d'Arminius.
Cependant Varus avait une telle confiance dans le maintien de la paix, qu'il
resta indifférent aux renseignements que Ségeste l'un des chefs germains, lui
révéla sur la conjuration. Il ne prévoyait ni ne craignait rien de tel, et
dans une sécurité trompeuse il les citait à son tribunal, lorsqu'ils
l'attaquent à l'improviste et se jettent partout sur ses troupes. Son camp est
emporté, ses trois légions sont écrasées. Varus, après le désastre, eut le
même destin et montra le même courage que Paulus après la journée de Cannes.
Rien de plus sanglant que ce carnage dans les marais et dans les bois, rien de
plus révoltant que les outrages des barbares, surtout à l'égard des avocats.
Aux uns ils crevaient les yeux, aux autres ils coupaient les mains. A l'un d'eux
ils cousirent la bouche, après lui avoir d'abord coupé la langue, qu'un
barbare tenait à la main, en disant : "Vipère, cesse enfin de
siffler." Le cadavre même du consul, que la piété des soldats avait
enterré, fut exhumé. Les barbares possèdent encore des drapeaux et deux
aigles. Quant à la troisième, un porte-enseigne l'arracha de sa pique avant
qu'elle ne tombât entre les mains de l'ennemi, la dissimula à l'intérieur de
son baudrier, et alla se cacher dans un marais ensanglanté. Ce désastre
obligea l'empire, que n'avait pu arrêter le rivage de l'océan, à s'arrêter
sur les bords du Rhin. Tels furent les événements au Septentrion.
Au midi, il y eut des troubles plutôt que des guerres. Les révoltes des
Musulames et des Gétules, voisins des Syrtes, furent réprimées par Cossus,
qui y gagna le surnom de Gétulique, plus grand que la victoire remportée. Le
soin de soumettre les Marmarides et les Garamantes fut confié à Quirinius. Il
aurait pu revenir lui aussi avec le surnom de Marmarique, mais il apprécia plus
modestement sa victoire.
En Orient, on éprouva plus de difficultés avec les Arméniens. L'empereur
envoya contre eux l'un des deux Césars, ses petits-fils. Tous deux eurent une
courte destinée, et celle de l'un d'eux fut en outre sans gloire. Lucius mourut
de maladie à Marseille. Caïus succomba en Syrie d'une blessure reçue en
reconquérant l'Arménie qui se rangeait aux côtés des Parthes. Les
Arméniens, après la défaite de leur roi Tigrane, n'avaient été habitués
par Pompée qu'à une seule espèce de servitude : c'était de recevoir de nous
leurs gouverneurs. Ce droit, dont l'exercice avait été interrompu, Caïus le
recouvra à la suite d'un court mais sanglant combat. Car Domnès, qui
gouvernait au nom du roi la ville d'Artagère, feignit de trahir son maître, et
s'approchant de Caïus occupé à lire un mémoire qu'il venait de lui
présenter et qui contenait, d'après lui, l'inventaire des trésors du royaume,
il tira tout à coup son épée et l'en frappa. Caïus se rétablit de sa
blessure, mais pour peu de temps. Le barbare, serré de tous côtés par nos
soldats irrités, se perça de son épée, puis se précipita sur un bûcher,
accordant d'avance satisfaction aux mânes de César qui lui survivait.
A l'occident, presque toute l'Espagne était pacifiée, excepté la région qui
touche à l'extrémité des Pyrénées et que baigne l'Océan Citérieur. Là,
deux nations très puissantes, les Cantabres et les Asturiens, vivaient
indépendantes de notre empire. Les Cantabres se soulevèrent les premiers et
montrèrent le plus d'opiniâtreté et d'acharnement dans leur révolte. Non
contents de défendre leur liberté, ils essayaient encore d'asservir leurs
voisins et harcelaient de leurs fréquentes attaques les Vaccéens, les Turmoges
et les Autrigones. Quand Auguste apprit ces violences, il ne confia pas
l'expédition à d'autres ; il s'en chargea lui-même. Il vint en personne à
Ségisame et y établit son camp ; puis ayant divisé son armée en trois corps
il cerna toute la Cantabrie, et soumit cette nation sauvage en l'enveloppant
d'une sorte de filet, comme on fait pour les animaux. Il ne laissa pas plus de
repos aux barbares du côté de l'Océan et il les attaqua aussi par derrière
avec sa flotte. La première bataille contre les Cantabres se livra sous les
murs de Bergida. Les ennemis s'enfuirent aussitôt sur le mont Vindius, dont le
sommet était si haut qu'ils se figuraient que les flots de l'océan y
monteraient plutôt que les armes romaines. Aracelium résista vigoureusement à
un troisième assaut, mais finit cependant par être prise. Bloqués sur le mont
Médulle, que les Romains avaient entouré d'un fossé ininterrompu de quinze
milles et pressaient de tous les côtés en même temps, les barbares, se voyant
réduits aux dernières extrémités, avancèrent leur mort à l'envi l'un de
l'autre, au milieu d'un festin, par le feu, le fer et un poison que les gens du
pays ont l'habitude de tirer de l'if. La plus grande partie d'entre eux
échappèrent ainsi à la captivité qui, à cette époque, paraissait plus
pénible que la mort à des peuples indomptés.
Ces succès de ses lieutenants Antistius, Furnius et Agrippa, Auguste les apprit
à Tarragone, une ville de la côte où il avait ses quartiers d'hiver. Il se
rendit lui-même sur les lieux, fit descendre les uns de leurs montagnes, exigea
des autres des otages, et vendit le reste à l'encan, selon le droit de la
guerre. Le sénat jugea cette victoire digne du laurier et du char triomphal.
Mais César était déjà assez grand pour dédaigner d'accroître sa gloire par
un triomphe.
Cependant les Asturiens, formant une armée considérable, étaient descendus de
leurs montagnes couvertes de neiges. Cette fois, les barbares ne semblaient pas
vouloir fondre sur nous avec leur témérité habituelle. Ils établirent leur
camp sur les bords de l'Astura, divisèrent leur armée en trois corps et se
préparèrent à attaquer en même temps les trois camps des Romains. La lutte
aurait été douteuse et sanglante, et nous pouvions souhaiter tout au plus un
carnage égal de part et d'autre, car ces ennemis étaient braves, et leur
marche aussi inattendue que prudente. Heureusement, les Brigécins les trahirent
et prévinrent Carisius qui se porta à leur rencontre avec son armée. C'était
déjà une victoire que d'avoir surpris leurs projets ; encore fallut-il livrer
un sanglant combat. Les restes de l'armée en déroute se réfugièrent dans la
très puissante ville de Lancia. On s'y battit avec un tel acharnement que les
soldats, une fois maîtres de la place, voulaient la brûler ; le général eut
bien du mal à la sauver, en leur représentant que cette ville, si elle était
conservée, rappellerait bien mieux leur victoire que si elle était détruite
par le feu.
Telle fut la fin des guerres d'Auguste, telle fut aussi la fin des révoltes de
l'Espagne. Cette province montra une fidélité inébranlable et vécut dans une
paix perpétuelle grâce au changement survenu dans le caractère des habitants
désormais plus amis de la paix, et aussi grâce à l'habile politique de
César, qui redoutant la confiance que leur donnaient les montagnes où ils se
réfugiaient les obligea à fixer leurs habitations et leur séjour dans les
cantonnements établis dans la plaine. On s'aperçut bientôt de la sagesse de
cette décision qui s'adaptait si bien à la nature du pays, dont les environs
renferment de l'or, du borax, du minium et d'autres matières colorantes. César
fit donc exploiter le sol. C'est en les cherchant pour les autres que les
Asturiens commencèrent à connaître les ressources et les richesses cachées
dans les profondeurs de la terre.
Toutes les nations étaient pacifiées à l'occident et au midi, ainsi qu'au
nord, du moins entre le Rhin et le Danube, et à l'orient, entre le Cyrus et
l'Euphrate. Les autres peuples encore indépendants sentaient eux aussi la
grandeur de notre empire et respectaient le peuple romain vainqueur des nations.
Les Scythes et les Sarmates envoyèrent des ambassadeurs pour demander notre
amitié. Les Sères mêmes et les Indiens qui habitent sous le soleil, nous
apportèrent des pierres précieuses et des perles. Parmi leurs présents, ils
traînaient avec eux des éléphants et ils faisaient surtout valoir la longueur
du voyage qu'ils avaient mis quatre ans à accomplir ; leur teint laissait
d'ailleurs bien voir qu'ils venaient d'un autre hémisphère. Enfin, les
Parthes, semblant regretter leur victoire, rapportèrent d'eux-mêmes les
enseignes qu'ils avaient prises lors du désastre de Crassus.
Ainsi donc, partout le genre humain tout entier jouissait d'une paix ou d'une
alliance durable et universelle, et en l'an 700 de la fondation de Rome, César
Auguste osa enfin fermer le temple de Janus aux deux visages, qui n'avait été
fermé que deux fois avant lui, sous le règne de Numa et après notre première
victoire sur Carthage. Puis il se consacra à la paix, et essaya de contenir par
l'autorité et la sévérité de lois nombreuses un siècle porté à tous les
vices et qui s'abandonnait à la mollesse. Tant de services éminents lui
valurent le titre de dictateur perpétuel et de père de la patrie. Le sénat
délibéra même si, pour avoir fondé l'empire, il ne serait pas appelé
Romulus. Mais on jugea plus saint et plus vénérable le nom d'Auguste , parce
que ce titre, même pendant sa vie terrestre faisait déjà de lui un dieu.